P. Lethiellieux, libraire-éditeur (p. 8-26).


II


Marie-Thérèse de Solms naquit le 21 septembre 1840 à Seine-Port, où ses grands parents maternels, le marquis et la marquise de Vitry, habitaient une maison voisine de celle d’Ernest Legouvé. Son père, le comte Edouard de Solms, appartenait à la noblesse alsacienne. En 1839 il avait épousé Olympe de Bentzon, fille d’un premier et court mariage de la marquise de Vitry avec le Général Comte de Bentzon, gouverneur des îles Ste-Croix et St-Thomas, aux Antilles.

De nombreuses relations étrangères et la connaissance approfondie de plusieurs langues devaient créer chez Thérèse de Solms cette aptitude à comprendre les esprits et les littératures des autres nations, qui fut une de ses supériorités. Mais le clair génie français domina, dans son style comme dans son âme et sa pensée. « Cette finesse d’observation, cette délicatesse de touche et cette gaieté spirituelle et courageuse, cette ardente curiosité qui n’était ni ralentie ni lassée, mais toujours plus aiguisée, cette sympathie pour les idées générales, ce désintéressement de la chose personnelle, cette sociabilité large et généreuse, tout cela en elle était éminemment français[1] ».

Peu de temps avant sa mort, elle écrivit de délicieux Souvenirs d’enfance. Avec la vieille maison de Saint-Martin en Sologne, elle y évoque tout ce qui tint une place dans ce paradis de ses premières années.

« Les enfants qui n’ont pas de liens étroits avec la campagne sont à plaindre. Ils ne se doutent pas du plaisir qu’on éprouve à faire partie, pour ainsi dire, d’un coin de terre où l’on a poussé comme une plante au soleil. Tout vous est familier ; les honnêtes physionomies des paysans allant à leur travail, le beuglement des vaches dans les prés, tel gazouillement d’oiseau, tel bruit de sources. Il semble que ces choses tiennent à votre propre vie, que vous êtes en relation de parenté avec le moindre brin d’herbe[2]».

En la lisant, nous voyons le village qui couronne un coteau des bords de la Loire ; nous entendons les cloches de l’église, proche de la maison et dont la haute tour lézardée surveille les jeux des enfants et leur sonne les heures studieuses. Dans ce joli cadre, revit pour nous la petite Thérèse, avec son frère cadet Christian, qu’elle chérit et gouverne, désespérée quand ses tours d’écolier lui attirent un châtiment mérité. « Tout ce que nous possédions, fut longtemps à nous deux. » Et c’est l’énumération des bêtes favorites : « la chatte Moumoutte qui la première m’a fait comprendre combien peuvent être puissantes ces qualités féminines : la grâce câline et la ténacité discrète. Malheureusement j’étais, par nature, plutôt vive et volontaire, avec des accès d’incommode sincérité. » Puis Junon, la vieille jument, et le jeune âne Martin sur lesquels les enfants font de grandes chevauchées dans les pineraies de Sologne, où ils s’égarent volontiers par fantaisie d’aventures ; le petit chien Silvio, offert à un facteur philosophe auquel on prêtait des livres et qui raffolait des Prisons de Silvio Pellico… bien d’autres humbles amis à l’histoire gaie ou touchante.

Sur ce fond de verdure et de soleil s’enlèvent de vivants portraits : voisins, serviteurs, le maître d’école en blouse, M. Simon, premier professeur de Thérèse, qui lui faisait écrire des compliments à ses parents sur de superbe papier à dentelle ; la vieille bonne Titine qui jadis avait suivi sa maîtresse aux Antilles et contait sa traversée en voilier, son séjour dans « ce pays de sauvages », si souvent que les enfants croyaient y avoir été avec elle. Et le vénérable curé, ami de la famille, qui, plaisanté par la marquise sur la longueur de ses sermons, s’engageait à finir quand elle mettrait ses lunettes. Distraite, elle s’en armait dès l’exorde, et le pauvre abbé restait court, tout désorienté.

Au premier plan figurent les grands parents, « ces deux bons vieux génies qui nous paraissaient supérieurs à l’humanité et de fait ne ressemblaient à personne ». D’abord, le marquis de Vitry avec sa haute taille restée élégante, vrai gentilhomme d’autrefois et ancien chambellan de Charles X, gardant l’insoucieuse bonne humeur qu’il avait apportée à traverser la vie : soit que, pendant la Terreur, à quatorze ans, il gagnât son pain comme prote d’imprimerie, ses parents étant en prison ; soit qu’après des années brillantes, fêtes de la Restauration, chasses à courre dans les forêts du Nivernais, son grand train eût englouti une bonne part de sa grosse fortune ; revers qui le laissait placide en face de l’existence simple et méthodique de sa vieillesse. Quoiqu’il eût vu beaucoup de choses et sût les conter « il cédait toujours la parole à Grand’mère, très vive, spirituelle et loquace. »

Cette grand’mère, dont la ravissante miniature en costume Empire, ornait plus tard le salon de sa petite-fille, Thérèse ne la connut jamais que vieille, grosse et couperosée, coiffée au lit d’un madras de l’Inde qu’elle remplaçait le jour par un bonnet de tulle d’où s’échappaient ses cheveux gris en papillotes. Les lunettes sur le nez, elle lisait au grand’père un journal légitimiste, tout en prenant le café matinal dans des tasses de Sèvres blanches à anses dorées. Active maîtresse de maison, elle cultivait ses rieurs ou faisait ses confitures, sans craindre de gâter ses belles mains chargées de bagues. « Élevée dans un de ces couvents d’autrefois où l’on apprenait à fond la science du ménage, son mari l’avait toujours trouvée à la hauteur des circonstances ; elle avait mis la main à la pâte, sa main fine, qui s’était entendue à manier l’éventail, mais savait aussi se rendre utile. Son exemple m’a toujours gardée d’attacher trop de prix aux brevets, fussent-ils supérieurs, et par surcroît, elle avait plus d’esprit que souvent ils n’en donnent ».

Le grand désir de sa petite-fille était de lui ressembler et toutes deux, quoique fort différentes, eurent cependant un trait commun : cette « passion de la bonté » qui faisait de Virginie de Vitry la providence des pauvres, tout autour d’elle.

C’est une uniforme et douce enfance qui se déroule, tantôt à Saint-Martin : les parents préférant pour cette fillette excitable le calme de la campagne, tantôt à Paris, où des fenêtres de l’appartement, au boulevard des Italiens, le frère et la sœur voient, en février 1848, avec une curiosité mêlée de frayeur, défiler les bandes des insurgés. Parmi les plus lointains souvenirs de Thérèse, figure une grave maladie qui faillit l’emporter vers cinq ou six ans, suivie d’une convalescence délicieuse durant laquelle les soins et la tendresse de ses parents lui apprirent la douceur de se sentir revivre. Ensuite, c’est sa première soirée à l’Opéra où son parrain, le comte Alfred de Vitry, qui la gâtait fort, imagina, malgré les sages protestations maternelles, de l’emmener, à sept ans, voir un ballet nouveau, le Violon du Diable, fait pour bouleverser la cervelle d’une jeune personne qu’exaltaient déjà les marionnettes de la foire de Saint-Martin et les malheurs de Geneviève de Brabant.

Dans l’enfance d’une femme de lettres, il est surtout intéressant de suivre le développement de l’imagination. Saint-Martin possédait une bibliothèque où « derrière les rideaux de taffetas vert qui doublaient un fin grillage jadis doré, dormaient en paix les belles éditions anciennes ». On abandonnait à la toute petite Thérèse des volumes exquis du Cabinet des Fées, aux reliures délicates, et son premier plaisir fut de barbouiller de couleur les gravures précieuses, dont nul ne faisait cas. Dès qu’elle sut lire, les Fées de Mme d’Aulnoy, de Perrault, de Mme le Prince de Beaumont, lui devinrent amies ; elle ne se lassait pas de répéter à son frère les contes qui la charmaient, en les brodant de variantes dont son cerveau n’était jamais à court. Mais, insatiable de lecture, elle demanda un jour au maître d’école s’il n’aurait rien d’amusant à lui prêter. M. Simon découvrit dans la bibliothèque scolaire « un volume fort crasseux auquel les rats avaient dérobé plusieurs pages. C’était l’Odyssée, qui marqua une ère nouvelle dans la petite vie de mon intelligence à peine éveillée ». Thérèse, familiarisée déjà avec l’histoire grecque par les Récits de Lamé Fleury, alors aux mains de tous les enfants, sut bientôt par cœur le Divin Homère, traduit deux siècles plus tôt par la savante Mme Dacier, tout exprès pour le bonheur de cette jeune enthousiaste. Le Cyclope la fit rire aux larmes ; elle s’éprit de la belle princesse Nausicaa qui lui révéla, dit-elle, le côté pittoresque des grandes lessives de Saint-Martin : « La beauté de ces chants qui, comme la grandiose et simple poésie de la Bible, est faite pour émouvoir tous les âges, ne m’échappait pas tout à fait. Je me lisais à moi-même les récits d’Ulysse, en arpentant certaine allée étroite, bordée de petits œillets, qui aboutissait à la charmille. Parfums et réminiscences se confondent ; où je les rencontre, ces petits œillets de bordure me disent dans leur humilité autre chose que les plus belles fleurs. »

Cette petite fille précoce à laquelle « un livre eût fait oublier de manger et de boire » écoutait trop souvent les conversations qui ne lui étaient pas adressées et les feuilletons du journal que sa grand’mère lisait tout haut. Blottie sur les genoux du grand-père qui l’oubliait, elle entendait « le Docteur, cerveau brûlé où flambaient souvent l’esprit et la passion des belles œuvres » discuter le roman alors nouveau de Lélia et en déclamer des passages, dont le style harmonieux séduisait déjà Thérèse et gravait dans sa mémoire, sans qu’elle y eût rien compris, le nom de George Sand. Les parents sentirent qu’il était temps de soumettre leurs enfants à une éducation régulière, et une institutrice anglaise, Miss Robertson, que ses élèves appelèrent familièrement Miss Too-too, vint les discipliner, tout en se faisant aimer. Mme Bentzon écrit que la formation de son caractère dut beaucoup à cette remarquable éducatrice. « Ses prédilections justifiées allaient cependant, je m’en apercevais sans en être jalouse, à mon petit frère, plus paresseux que moi, mais d’une gentillesse irrésistible. Or il suffisait de regarder Miss Too-too pour deviner que ses adorateurs n’avaient pas dû être nombreux. »

Avant les leçons de choses et la méthode directe, que notre temps croit avoir inventées, l’institutrice profitait, avec ses deux élèves, qu’elle ne quittait pas un instant, de toutes les occasions de jeux et de promenade pour leur inculquer ingénieusement, en même temps que la pratique courante de l’anglais, des notions claires et nettes qui ne sortaient plus de leur mémoire ; elle se faisait, à Paris, montrer par eux les musées ou les monuments ; elle s’efforçait, sans en avoir l’air, de les faire constamment réfléchir et raisonner. Elle leur apprit aussi le respect absolu de la vérité et de la parole donnée, la nécessité de l’empire sur soi-même. Les grands-parents, d’abord un peu raides envers cet adversaire des excessives gâteries, lui rendirent bientôt justice. « Ce n’est qu’après avoir vu Saint-Martin, expliquait-elle à Mme de Solms, que j’ai eu la clef de deux petites natures formées dans ce milieu si romanesque et ancien régime. Mais il fallait leur donner un peu de backbone, c’était ce qui leur manquait. — Cadeau plus précieux que tout autre, ajoute Th. Bentzon, et dont je l’ai remerciée cent fois dans ma vie, car ce qu’elle appelait le backbone, c’était la volonté, la persévérance, le sentiment de la responsabilité ».

À propos d’une composition anglaise sur la mort d’une poupée brisée. Miss Too-too prédit à son élève de neuf ans un bel avenir littéraire. Le marquis et la marquise de Vitry jetèrent les hauts cris. « Voulait-elle faire de leur petite-fille une pédante, un bas-bleu ? » On la pria de ne plus jamais exprimer de semblables idées. En attendant, la future femme-auteur suivait à Paris le cours renommé de Lévy-Alvarès, « un éveilleur d’idées émérite qui savait inspirer à ses élèves la curiosité, la passion de l’étude. » Thérèse y brilla par ses compositions françaises et aussi ses succès en histoire. « Je remontais avec une certaine agilité, de siècle en siècle, jusqu’aux temps les plus reculés, la fameuse échelle des peuples, inventée par le Maître ».

La première séparation entre elle et son frère fut un grand chagrin ; à onze ans, on mit Christian de Solms à ce brillant collège de la Chapelle, créé tout près d’Orléans par Mgr Dupanloup et d’où sont sortis tant d’hommes de valeur. L’enfant, qui ne cessait de regretter sa sœur et son institutrice, fit, quelques mois après, une chute de gymnase dont les suites graves le condamnèrent, lui si vif et pétulant, à une longue immobilité presque absolue. Pour qu’il continuât ses études sous la direction des remarquables professeurs du Collège, sa famille s’installa une partie de l’année au village même de la Chapelle-Saint Mesmin.

La fillette à demi garçonnière se transforma en compagne dévouée du petit malade, dont la résignation était admirable. Thérèse devint l’habile imprésario du théâtre de marionnettes ; elle lut tout haut, des heures durant, les touchantes histoires de Dickens : Olivier Twist ou Nicolas Nickleby « avec une pile de mouchoirs préparée sur la table, car, d’avance, nous nous promettions le plaisir de beaucoup pleurer ».

Malgré tout, un voile de tristesse s’était étendu sur leur joyeuse enfance. Thérèse, sous la direction de l’abbé Le Rebours, fit, avec un sérieux au-dessus de son âge, sa première communion à Saint-Thomas d’Aquin, église qui lui demeura toujours chère. Elle devenait rapidement une jeune fille.

« Je ne saurais vous dire, racontait plus tard une de ses amies d’enfance, combien elle était charmante ; elle avait tant d’entrain, jouait la comédie à ravir. Enfin elle se faisait remarquer comme la plus jolie, la plus vive de « nous toutes, et avec cela si intelligente !… »

Les séjours à Paris étaient brefs. On revenait à la Chapelle, où cette intelligence déjà développée trouvait ses grandes distractions dans l’étude. Thérèse ne lisait en français que les classiques et les historiens. Mais, sous la direction de son institutrice, elle abordait poètes et prosateurs anglais dont elle apprenait par cœur de longs morceaux choisis, ce qui lui valut quarante ans après cette exclamation étonnée d’un des essayistes les plus distingués des États-Unis, O. Wendell Holmes. — « Vous citez Shakspeare !… « — Shakspeare, continue Mme Bentzon, m’est resté familier autant que Corneille et Racine. Je crois même qu’aucun héros de tragédie ne m’a passionnée au même degré que Brutus et Hamlet… Quelque influence que dût, par la suite, prendre sur moi notre grand xviie siècle, notre xviiie si incomparablement riche, je ne fus jamais infidèle à ma seconde patrie intellectuelle ».

À cette romancière en germe, on ne permettait guère que les romans de Walter-Scott, qui la ravissaient comme jadis les contes de Fées. Un exemplaire de Waverley labouré de coups d’ongles impatients aux passages en dialecte écossais lui resta toujours comme relique de ce passé heureux. — « Car la vie est bien moins dans les événements grands ou petits de notre existence que dans les impressions fortes qui, une fois reçues, ne s’effacent jamais, et qui, un demi-siècle après, ramènent soudain à notre mémoire, avec un écho de génie, tout ce qu’une première fois ce même génie éveilla en nous d’idées nouvelles. Je la connais bien, cette sensation intense ; je la connais, je crois, davantage à mesure que je vieillis. Une bouffée de printemps passe au plus profond de nous-mêmes, imprégnée de beaux vers d’une belle pensée ; notre jeunesse est évoquée en même temps que l’aspect du vieux livre sur lequel une figure aimée se penchait avec la nôtre ; tout cela rapide comme la palpitation même du cœur qui goûte ce qui est immortel ».

  1. Mlle Olga de la Vaissière, Conférence du Lycéum club 1907.
  2. Tous les passages cités dans ce chapitre et le suivant sont extraits des Souvenirs inédits.