P. Lethiellieux, libraire-éditeur (p. 157-170).

XIII


Malgré le labeur considérable de toute sa carrière, il semblait que cette nature si riche et si vaillante eût encore beaucoup à donner. « Déjà malade, (écrivait-elle, en juin 1903), j’ai parlé à la conférence de Versailles où se pressaient plus de cinq cents personnes. Depuis, complètement aphone pendant plusieurs jours, j’ai été condamnée au repos[1] ».

Son activité cérébrale ne diminuait pas. Les Impressions d’été à Londres reflètent le plaisir que lui causa, en 1904, ce voyage qui fut le dernier[2]. Les admirables parcs verdoyants, les maisons fleuries des quartiers nouveaux, sous le soleil d’un été radieux, lui montraient Londres fort embelli depuis sa visite de 1891, et la ravissaient. Elle allait à la découverte, passant de la vieille et curieuse église Saint-Barthélemy, aux musées pleins de chefs-d’œuvre. Je me souviens de son enthousiasme pour les salles de l’École anglaise à la Galerie Nationale. Sa vive compréhension de l’art se manifeste dans les pages qu’elle a consacrées à cette partie de son voyage.

Mais c’était surtout la condition nouvelle de la femme anglaise qu’elle était venue étudier, en visitant un settlement ou groupe d’œuvres populaires, dans un faubourg, en assistant à la fête donnée aux ouvrières londoniennes, dans le beau parc de Tavistock ; en séjournant à ce Lyceum-Club, centre de réunion pour les femmes qui suivent des carrières libérales. Elle apprécia l’organisation de ce cercle au point de contribuer à la fondation de celui qui existe actuellement à Paris, et d’en devenir, après la mort de Mme Taine, la seconde présidente.

Elle a décrit aussi les belles résidences de la campagne anglaise : les riches futaies de hêtres, les châteaux aux halls grands comme des églises, les parcs merveilleux. « En six semaines, voyez ce que j’ai fait !… Visites chez Mrs Humphry Ward à la campagne, et dans son voisinage, au célèbre château d’Ashridge-Park, où Elisabeth fut prisonnière avant d’être reine. Plusieurs jours à Cambridge où l’Université m’a éblouie par son agglomération de palais dédiés à la science, au milieu d’antiques «jardins qui ne ressemblent à rien de ce qu’on voit ailleurs. Huit jours intéressants chez mon vieil ami le romancier-poète Hamilton Aïdé qui avait invité tout un monde de lettrés. Visites à Lady Stanley non loin d’Ascot ; à Lady Ponsonby, cette dame d’honneur qui est devenue une vivante image de la Reine Victoria ; à la romancière Betham Edwards. Tout cela dans de beaux châteaux ou de délicieux cottages. Courses précipitées à travers Londres, promenades dans les musées, si fatigantes, surtout quand on sort presque tous les soirs. Eh bien ! j’ai supporté ces fatigues, en étant beaucoup mieux que tout le reste de l’année. Il en faut conclure que le meilleur moyen de se guérir du surmenage est un changement complet d’habitudes, quitte à se surmener encore, a mais d’une autre façon[3] ».

La même année (1905), elle écrivit un article frappant sur La sociologie en Angleterre, à propos des romans socialistes de Richard Whiteing. En les analysant, elle évoque la misère de Londres et celle non moins poignante des populations agricoles, derrière le décor attrayant de cottages et de verdures. Dans un paragraphe final qui prouve son sens exceptionnel de tous les grands courants sociaux, elle semble prédire les changements auxquels nous assistons aujourd’hui et qui, en commençant de détruire la grande propriété, font pressentir une transformation de l’aristocratique Angleterre.

La lettre suivante, datée d’octobre 1905, est intéressante à rapprocher de cet article, car elle est également prophétique, cette fois à l’égard du bolchevisme russe.

« Je n’ai pas résisté à l’envie d’aller voir les Bas Fonds, cette pièce navrante de Gorki, où la Duse, pour l’unique, première et dernière fois, jouait au milieu d’acteurs français. Il est vrai qu’elle jouait en italien, et si entraînante est l’action qu’on ne s’en apercevait pas. C’est l’exposé de tout ce que la misère noire peut créer de désespoir et de vices. Drame de révolution, s’il en fût !… Et je crois que le spectacle de la salle valait celui de la scène : toutes ces femmes parées, décolletées, applaudissant sous leurs plumes et leurs diamants, la faim, la mort, le crime !… On se serait cru au Mariage de Figaro, annonçant la Terreur[4] ».

Vers cette époque, les médecins lui interdirent de monter désormais ses étages, lui imposant par là un nouveau changement d’installation. Mme Bentzon résista d’abord : — « Il m’en coûte d’ébranler ma vie. Est-ce bien la peine ? Enfin luttons jusqu’aubout ! ». — Il s’agissait de se fixer définitivement à Meudon, où l’air pur, le calme, le voisinage de quelques amis, seraient favorables à ses nerfs épuisés. De plus, Thérèse Bentzon aimait infiniment la jeunesse et l’enfance ; dans le jardin aux terrasses fleuries, où elle se reposait en face du beau paysage, elle trouvait une distraction à voir circuler les élèves de ce pensionnat cosmopolite. Les étrangères l’intéressaient particulièrement ; plusieurs de ces jeunes filles durent garder le souvenir de ses paroles bienveillantes.

Elle expliquait ainsi sa résolution : « Vous avez su, n’est-ce pas ? combien j’ai été malade en mai dernier. D’après le conseil des médecins, il m’a fallu renoncer à mon quatrième étage et je ne vais plus à Paris que pour mes affaires. J’en suis si près que mes amis pourront venir ici facilement. Meudon m’a sauvé la vie et rendu la possibilité du travail ; j’ai eu aussi la douceur de posséder tout l’été dans mon voisinage des amies dont une admirable musicienne, Miss Jessie Cochrane, m’a procuré des heures d’enchantement. Je vis et je puis écrire ; que demander de plus, quand on a le sentiment ou l’illusion d’être encore utile ?…[5] ».

Le monde la suivit, plus qu’il ne l’eût fallu pour son repos. Rarement un jour s’écoulait sans que parents ou amis arrivassent de Paris et de plus loin, quelque fût le temps, passer une heure avec elle et entourer sa table à thé. Des Anglaises, des Américaines, s’installaient à l’Institut Notre-Dame pour vivre près d’elle. On s’aveuglait sur son état, malgré l’altération de son visage, en la voyant toujours aimable, animée, causant avec la même netteté de jugement, le même esprit libre en apparence de toute inquiétude.

Dans son salon s’ouvrait une large baie vitrée d’où l’on dominait les sinuosités de la Seine. Au-dessus des toits de Paris, les édifices se dessinaient et la basilique de Montmartre planait, vision blanche apparaissant ou disparaissant dans la brume. Cette vue vraiment féerique égayait sa réclusion fréquente. Mme Bentzon avait reconstitué dans cette pièce son cadre accoutumé. Entourée des livres et des revues qui lui arrivaient chaque jour, elle répondait à d’innombrables lettres, corrigeait des épreuves, jetait sur le papier le plan d’un article, et ne se reposait qu’en feuilletant un volume nouveau. L’après-midi, des promenades lentes la menaient dans les allées ombragées de Bellevue, parfois jusqu’à la belle terrasse de Meudon. Se croyant plus forte, elle rêvait même d’un hiver dans le midi. Et si des préoccupations ou des chagrins venaient encore l’ébranler, ils lui suggéraient cette parole délicate : « Les peines de la vie qui nous permettent d’apprécier le cœur de nos amis devraient être les bienvenues[6] ».

Un de ses grands sujets de tristesse était la maladie toujours plus grave qui minait M. Brunetière. Celui-ci voulut écrire, en 1905, pour une réédition de Constance, une élogieuse préface où il dit « quels liens de vive sympathie littéraire l’attachaient à Th. Bentzon, et quels sentiments d’amitié respectueuse à la femme excellente et distinguée qu’elle était sous un autre nom ». L’hiver précédent, qui fut le dernier où il parla en public, Mme Bentzon écrivait déjà : « Hier, j’ai pu entendre M. Brunetière dans la plus belle de ses conférences sur Montesquieu. Hélas ! combien il est malade, malgré cette éloquence[7] ».

Durant l’été, elle alla lui faire une visite dans la forêt de Fontainebleau où elle retrouvait de si poignants souvenirs. « Un séjour chez les Brunetière ne m’a fait aucun bien. Leur villa de Marlotte est délicieuse, en plein bois, et nous avions bonne compagnie, M. de Voguë entre autres, qui est bien le plus noble esprit qu’on puisse imaginer. Mais le spectacle est navrant d’un état qui ne s’améliore pas. Jamais la voix ne reviendra, je le crains bien. Pourvu que cet être si vibrant, si utile à toutes les bonnes causes, conserve au moins la vie…[8].

Très impressionnée, elle le fut plus encore en voyant de nouveau la mort faucher, ce même automne, tout autour d’elle. Elle écrivait : « Triste fin d’année !… Que faire ?… sinon prier pour ceux qui s’en vont, et attendre son tour. Il arrive un moment où l’on se sent sur un champ de bataille. Morts et mourants tombent autour de vous !… Serrons les rangs, chère amie[9] !…

Et ailleurs : « En voyant toutes mes affections disparaître, je crois reconnaître la miséricorde de Dieu qui veut nous détacher lentement de l’existence. Nous ne la quittons pas, elle s’éloigne de nous et dans le silence, dans la solitude, nous nous endormirons, n’ayant rien à regretter[10] ». Il est impossible en lisant ces lettres si spontanément belles, de ne pas admirer en cette vieillesse qu’elle atteignait à présent, ce qu’un écrivain religieux[11] appelle éloquemment, non « le déclin », mais au contraire « la vie montante » qui s’élève vers les sommets, jetant à peine un coup d’œil en arrière, regardant toujours en avant, toujours plus haut.

Elle disait encore : « Quant à l’avenir, il est entre les mains de Dieu. Je ne crains donc rien, quoique je me sente bien peu de mérites pour l’heure du grand passage, mais je crois à la vertu de la souffrance acceptée[12] ».

Ni souffrances physiques, ni épreuves morales, n’altéraient sa merveilleuse faculté de travail. L’effort seulement devenait plus grand, la lassitude plus prompte. Cependant Mme Bentzon ne s’interrompait que si une crise l’y forçait, et retrouvait ensuite son intelligence aussi vive, aussi précise. « C’est la vraie sagesse et le devoir, disait-elle alors, de remercier Dieu des biens qu’il nous laisse, après que nous avons tout perdu[13] ».

Son dernier article sur Le monde où l’on s’amuse aux États-Unis[14], frappe par la fermeté de l’analyse, la finesse et la force de ses critiques. Il parut trois mois avant sa mort, et elle laissa d’autres articles inachevés, une nouvelle ébauchée. Quand elle mourut, un manuscrit demeurait ouvert sur sa table ; la plume était enfin tombée de sa main.

  1. Lettre à Mlle de la Vaissière.
  2. Revue des Deux Mondes, 1905.
  3. Lettre à Mlle Bolot d’Ancier.
  4. Lettre à Mlle de la Vaissière.
  5. Lettre à Mme Beudant.
  6. Lettre à Mlle de la Vaissière.
  7. Lettre à Mlle de la Vaissière.
  8. Lettre à Mlle Bolot d’Ancier.
  9. Lettre à Mlle Bolot d’Ancier.
  10. Lettre à Mme P. Fliche.
  11. Mgr Baunard, Le Vieillard.
  12. Lettre à Mme P. Fliche.
  13. Lettre à Mlle Bolot d’Ancier.
  14. À propos du roman d’Edith Wharton : Chez les heureux du monde.