P. Lethiellieux, libraire-éditeur (p. 144-157).


XII


La demi-retraite que Thérèse Bentzon s’était créée à la Ferté n’avait duré que peu d’années. En 1899, elle était revenue habiter Paris. « J’arrive de la Ferté (écrivait-elle), j’y ai fait ce qu’il y a de plus triste au monde, un autodafé de souvenirs. Trois générations de femmes chez nous ont eu le culte de ce genre d’encombrement. Il me restait des malles de papiers, de lettres que je ne regardais pas, mais dont je connaissais l’existence tout près de moi, sous ma main. On ne peut indéfiniment transporter des reliques, surtout quand on est soi-même près de la fin. J’ai donc trié, brûlé, j’ai repassé à travers de vieux chiffons et de vieilles écritures tout ce qui a été la douceur de ma vie, pour en faire un feu, qui ne fut pas de joie. Du fond de la poussière, de la tristesse, du noir de toute nature, je vous embrasse, chère Olga[1] !… ».

Cette dernière station de sa vie parisienne, elle l’avait choisie dans une son amie, sur le Boulevard des Invalides. L’appartement, voisin de la rue de Grenelle, dominait l’hôtel et le jardin de l’Archevêché, et au delà, par dessus l’Esplanade, tout un vaste coin de Paris. Lorsqu’elle avait monté les quatre étages, un peu fatigants pour son cœur malade, Mme Bentzon se trouvait environnée d’une paix et d’un silence favorables à l’étude.

L’aspect de son salon était aussi personnel que charmant, avec ses fauteuils Louis XVI, ses bibliothèques où les classiques préférés tranchaient par leur reliure sévère sur les couleurs variées des volumes anglais et américains. Une Nuit de bronze très originale, aux draperies en ailes de chauve-souris, soutenait de ses bras levés le cadran de la pendule. De rares porcelaines de Chine, des bibelots gracieux venus de pays très divers, couvraient les consoles anciennes. Le beau buste de la comtesse d’Aure faisait pendant à celui de Mme Delzant, sculpté par Crauk. Au milieu de tableaux et de dessins, souvenirs d’artistes connus, se détachait le portrait de Thérèse Bentzon à vingt-cinq ans, œuvre d’Amaury Duval, tout de grâce pensive, image de sa jeunesse sérieuse et résolue : un fin profil allongé, des cheveux bruns relevés simplement, des mains délicates tenant un éventail fermé, la robe grise montante et unie.

Après le long chemin parcouru, on la retrouvait, maintenant, calme et souriante, toujours vêtue de noir, mais aimant l’élégance des soies souples et des belles dentelles. Sous l’auréole des cheveux blancs légers, le visage avait perdu la finesse de son ovale, les yeux fatigués se voilaient à demi de leurs paupières épaissies. Mais combien ce visage avait gagné en expression et en dignité aimable ; comme le sourire s’était fait indulgent, en conservant sa grâce spirituelle ! Sa vie souvent lourde à ses épaules, ne s’était pas allégée. Elle la portait, malgré les années et la maladie, avec le même courage silencieux. « Nous ne gardons (écrivait-elle) quelque force d’âme qu’à la condition de nous défendre à nous-mêmes tout attendrissement sur notre propre compte. Ce n’est pas en s’épanchant qu’on arrive à ce but[2] ».

Aux étrangers, elle apparaissait donc tranquille et sereine, les accueillant avec ce large esprit de sympathie qui était en elle, goûtant ce qu’elle appelait « le plaisir de faire plaisir », offrant avec une grande générosité l’appui de son influence et de sa situation littéraires. Les services qu’elle a rendus furent sans nombre, et plus d’une fois rendus à ses propres dépens. Un seul fait en donnera l’idée. Une jeune fille suisse était venue lui demander des renseignements pour un article sur les Universités féminines d’Amérique. Mme Bentzon s’occupait alors d’une étude analogue et elle le dit à sa visiteuse. Le lendemain, celle ci recevait une enveloppe pleine de notes et de documents, avec ce billet — « À peine étiez-vous partie que j’ai regretté de ne pas vous avoir remis les papiers que voici. Je suis vieille, vous êtes jeune. Faire un travail intéressant a bien plus d’importance pour vous que pour moi dont la carrière est terminée. » — Le journal où ce trait fut rapporté après sa mort, ajoutait : « Il est encore facile de trouver des personnes qui donnent leur argent, mais pour donner sa pensée, pour céder un succès, il faut un détachement de soi qui ne va pas sans la plus haute valeur morale[3] ». Dans une de ses nouvelles[4], elle s’est amusée à attribuer à un jeune homme très moderne cette description plaisante de son salon et de sa personne : « Tu as toujours refusé de te laisser présenter à Mme de Vincelles, sous prétexte qu’elle est ennuyeuse… Femme de lettres, un peu, soit ; mais sans la position de navette internationale qu’elle a prise, elle n’aurait pas de raison pour recevoir chez elle des échantillons du monde entier. Que ses travaux de pionnier dans les diverses littératures soient beaucoup trop consciencieux, trop pondérés et trop sages, qu’elle pousse la bonne foi jusqu’à la naïveté, je l’accorde. Elle ne soupçonne pas cette vérité élémentaire que le seul moyen pour un auteur de n’être pas endormant, c’est d’afficher de violents partis pris… Je lui passe d’être de son temps qui n’a rien de commun avec le nôtre ; je lui sais gré d’avoir un salon cosmopolite assez curieux, où l’on rencontre des femmes délicieuses. »

Plutôt que ces jolies mondaines américaines ou françaises, on voyait, chez Mme Bentzon, des femmes de diverses nationalités, écrivains elles-mêmes ou s’occupant d’œuvres sociales, des hommes distingués dans les lettres, l’art ou la science. Son « jour » était donc fort intéressant. La maîtresse de maison, ayant au plus haut degré le goût des questions générales, savait en parler avec une animation agréable et sans la moindre affectation, car la simplicité demeurait sa note dominante et jamais sa conversation ne se transformait en conférence. Son tact parfait choisissait le sujet d’actualité qui pouvait faire briller ses interlocuteurs et leur procurer le plaisir d’y apporter quelqu’élément nouveau. Sa politesse excessive ne négligeait personne, rapprochant ceux qui pouvaient sympathiser ou même littéralement se comprendre, lorsqu’il s’agissait d’étrangers ignorant presque le français.

Mais, bien meilleures que ces réunions nombreuses étaient les heures intimes, quand la table, encombrée de livres et de papiers, occupait le centre de la pièce et qu’on trouvait Mme Bentzon seule, couvrant les feuillets de sa large et rapide écriture. Sans la moindre apparence d’ennui, elle quittait son travail, auquel était d’ailleurs réservé le début très matinal de ses journées actives, et elle se consacrait toute à l’amie qui venait de gravir l’escalier familier. Dans ces entretiens, échange de pensées sur toutes choses, s’oubliant elle-même avec une bonté sans égale, elle donnait largement, pour éclairer le chemin d’autrui, la sagesse de son expérience ; elle apportait aussi son bel optimisme. « Elle ne connaissait pas les bornes étroites des préjugés, les frontières des partis-pris, élevés à la hauteur de principes. Avec la perspicacité de son intelligence et la faculté divinatrice de son cœur, elle élargissait toujours le champ de sa vision ; et quand elle voyait son prochain atteint de myopie morale, elle eût voulu lui prêter ses yeux[5] ».

Ses dernières années eurent le suprême éclat d’un beau coucher de soleil, avant la nuit. « Vous osez me dire (lui écrivait Mme Delzant, la querellant affectueusement) que votre cerveau est fatigué, quand il vient de produire ce bel article sur Higginson. Vous sentez un besoin de vous calomnier qui est la seule maladie de votre esprit[6] ». Son dernier volume : Au-dessus de l’abîme, contient deux de ses meilleures nouvelles ; la première, satire très vive de la société mondaine, lui valut certaines critiques, parce qu’elle avait touché trop juste. « À Trianon », petit chef-d’œuvre d’exquise mélancolie, renferme, en quelques pages, l’histoire de deux destinées manquées. On y lit ces mots : « En donnant de nous-mêmes aux autres le plus possible et sans mesure, nous sommes toujours certains de faire notre devoir. C’est aussi peut-être le meilleur moyen de rendre notre vie supportable[7] ».

Sa propre vie mettait en action, ce qui est rare, cet enseignement de sa plume. Mais cela n’allait pas sans ébranler tout son être fragile. En 1902, elle revint à son désir de s’éloigner un peu de ce Paris qui dévorait son temps et ses forces. On lui indiqua un pensionnat de Meudon, recevant quelques dames dans un joli chalet au milieu de son parc. Mme Bentzon y passa d’abord les mois d’été et d’automne. « Je bénis Meudon (écrit-elle), ses grands ombrages, sa petite chapelle, son recueillement quasi monastique, sa parfaite tranquillité qui, peu à peu, ont apaisé chez moi le trouble physique et moral du cœur[8] ».

Soudain, en moins de deux ans (1903 — 1904), coup sur coup, la mort s’abattit sur ses amitiés les meilleures, les plus anciennes, lui enlevant entr’autres, Mlle Blaze de Bury et la comtesse de Beaulaincourt, cette amie de sa mère dont elle disait : « C’était une des dernières personnes avec qui je pusse parler du passé. Pour ses quatre-vingt-six ans, j’étais encore jeune ; elle pouvait me gronder, me traiter presqu’en petite fille… Tout cela est fini, et un grand vide s’est creusé dans ma vie[9] ».

Deuils plus profonds encore : elle perdit son frère, le comte de Solms, dont le retour en France, après leur longue séparation, lui avait causé une joie qui fut de trop courte durée ; avant lui, elle vit mourir Mme Delzant, l’amie chère entre toutes. La brusque maladie de celle-ci lui arracha ce cri d’angoisse : « Si Gabrielle disparaissait, une force bienfaisante quitterait ce monde. » Et lorsqu’elle l’eût conduite dans le cimetière de Taillac, où tant de fois elles s’étaient agenouillées ensemble, « sous les cyprès dont la silhouette massive ajoute à l’aspect italien du ciel et des collines… où la grande croix veille sur son repos[10] », Thérèse Bentzon sentit qu’elle avait subitement vieilli.

Accablée, mais toujours courageuse, elle exprimait en phrases pénétrantes, ces sensations d’une âme que l’âge dégage de ses liens : « Chère amie, ne dépréciez pas votre affection ; c’est un des grands biens que j’ai ici-bas, avec mon travail et ma confiance en Dieu, qui s’accroît à mesure que m’échappe la vie. Vous me comprenez bien, je ne me crois pas près de mourir ; mais, depuis longtemps déjà, pour moi, a commencé une vie intermédiaire entre celle qu’on nomme ainsi dans ce monde et l’autre qui m’attend ailleurs. C’est une sorte de dépouillement dont je me rends compte et qui par moment n’est pas sans douceur[11] ».

  1. Lettre à Mlle de la Vaissière.
  2. Lettre à Miss Grace King.
  3. Signal de Genève, 1907.
  4. Malentendus.
  5. Mlle de la Vaissière, Conférence citée.
  6. Questions américaines.
  7. Au-dessus de l’abîme.
  8. Lettre à Mlle Bolot d’Ancier.
  9. Lettre à Mlle de la Vaissière.
  10. Th. Bentzon. Préface aux Lettres de G. Delzant.
  11. Lettre à Mlle Bolot d’Ancier.