Chapitre premier
Aux premiers mois de l’automne de 1867, mon frère et moi, ainsi que sa famille, étions installés à Pétersbourg. J’entrai à l’université, où je me trouvai au milieu de jeunes gens beaucoup plus jeunes que moi, presque des enfants. Ce qui avait été pendant cinq ans l’objet de mes rêves se réalisait : je pouvais me consacrer à l’étude. Pénétré de l’idée qu’une sérieuse éducation mathématique est la seule base solide pour toutes les études scientifiques, j’entrai à la section mathématique de la faculté des sciences physiques et mathématiques. Mon frère entra à l’Académie militaire de Jurisprudence, tandis que je renonçai entièrement au service militaire, au grand mécontentement de mon père, qui ne pouvait supporter même la vue d’un vêtement civil. Nous avions désormais, mon frère et moi, à ne compter que sur nous-mêmes.
Pendant les cinq années qui suivirent, les études universitaires et les recherches scientifiques absorbèrent tout mon temps. Un étudiant en mathématiques a naturellement beaucoup à faire ; cependant comme j’avais déjà étudié les mathématiques supérieures, je pus consacrer une partie de mon temps à la géographie. D’ailleurs, je n’avais pas perdu en Sibérie l’habitude de travailler.
Le compte rendu de ma dernière expédition était sous presse ; mais à ce moment un vaste problème se dressait devant moi. Mes voyages en Sibérie m’avaient convaincu que les montagnes qui étaient alors représentées sur les cartes de l’Asie septentrionale étaient tout à fait fantaisistes, et ne donnaient aucune idée de la structure du pays. Les grands plateaux qui sont un trait si caractéristique de l’Asie n’étaient même pas soupçonnés par ceux qui dessinaient les cartes. Dans les bureaux topographiques, au lieu de ces plateaux s’étaient développées, contrairement aux indications et même aux croquis d’explorateurs comme L. Schwartz, de grandes chaînes de montagnes, telles que, par exemple, la partie orientale des monts Stanivoï, qu’on représentait comme une chenille noire rampant vers l’est. Ces chaînes de montagnes n’existent pas dans la nature. Les sources des fleuves qui se dirigent vers l’océan Arctique d’une part, et le Pacifique de l’autre, sont situées les uns et les autres à la surface d’un même grand plateau. Ces cours d’eau prennent naissance dans les mêmes marais. Mais dans l’imagination des topographes européens, les plus hautes chaînes doivent suivre les principales lignes de partage des eaux, et ils ont dessiné des Alpes gigantesques, là où dans la réalité on n’en trouve pas la moindre trace. Beaucoup de montagnes imaginaires ont été ainsi tracées dans toutes les directions sur les cartes de l’Asie septentrionale.
Dès lors mon attention fut absorbée pendant des années par la recherche des grandes lignes de structure de l’Asie septentrionale et de l’harmonie que l’on peut deviner dans l’orographie asiatique. Pendant fort longtemps les anciennes cartes et plus encore les théories d’Alexandre de Humbold, qui, après une longue étude des sources chinoises, avait couvert l’Asie d’un réseau de montagnes se dirigeant selon les méridiens et les parallèles, m’arrêtèrent dans mes recherches, jusqu’au jour où je vis enfin que même les théories de Humboldt, encore qu’elles aient été pour les géographes un excellent stimulant, étaient en complet désaccord avec les faits.
Commençant alors par le commencement, j’eus recours à la méthode purement inductive : je recueillis toutes les observations barométriques des voyageurs qui m’avaient précédé, et à l’aide de ces données, je calculai des centaines d’altitudes. Sur une carte à grande échelle, je reportai toutes les observations géologiques et physiques qui avaient été faites par différents voyageurs — les faits, non les hypothèses, — et j’essayai de découvrir quelles lignes de structure répondraient le mieux aux faits observés. Ce travail préparatoire me prit plus de deux ans. Puis vinrent des mois d’intense réflexion, pour m’y reconnaître dans ce chaos d’observations isolées. Enfin, soudain le tout m’apparut clair et compréhensible, comme illuminé d’un jet de lumière. Les principales lignes de structure de l’Asie ne se dirigent pas du nord au sud ou de l’est à l’ouest, mais bien du sud-ouest au nord-est - de même qu’elles vont du nord-ouest au sud-est dans les Montagnes Rocheuses et les plateaux d’Amérique ; des chaînes secondaires seules se dirigent vers le nord-ouest. D’autre part, les montagnes de l’Asie ne sont pas des faisceaux de chaînes indépendantes comme les Alpes, mais elles se rattachent à un plateau immense, ancien continent dont la pointe était tournée vers le détroit de Behring. De hautes chaînes bordières se sont formées sur les rebords de ce continent, et dans les cours des âges des terrasses, formées par des sédiments plus récents, ont émergé de l’Océan, augmentant ainsi la largeur de cette arête primitive de l’Asie.
Dans la vie humaine, il n’y a pas beaucoup de joies égales à celle de voir naître tout à coup une théorie illuminant l’esprit après une longue période de patientes recherches. Ce qui durant des années semblait si chaotique, si contradictoire et si problématique se range tout à coup en un ensemble harmonieux. De la confusion effrayante des faits, du brouillard des hypothèses — infirmées aussitôt que nées — surgit un tableau imposant, telle une chaîne alpine émergeant soudain dans toute sa magnificence des nuées qui la voilaient encore un moment auparavant et brillant aux rayons du soleil dans toute sa simplicité et sa variété, dans toute sa puissance et sa beauté. Et lorsque la théorie est soumise à l’épreuve, lorsqu’on l’applique à ces centaines de faits isolés qui semblaient à l’instant même irrémédiablement contradictoires, chacun de ces faits se classe à la place qui lui revient, augmentant ainsi l’effet produit par le tableau, accentuant ici quelque ligne caractéristique, ajoutant là un détail imprévu mais important. La théorie se consolide et se développe ; ses fondements s’élargissent et s’affermissent ; tandis qu’au loin, à travers les brumes de l’horizon lointain, l’œil devine les contours de nouvelles théories plus vastes encore.
Celui qui a une fois dans sa vie ressenti cette joie de la création scientifique ne l’oubliera jamais ; il lui tardera de la renouveler ; et il souffrira à la pensée que genre de bonheur est le lot d’un bien petit nombre d’entre nous, tandis que tant de gens pourraient prendre leur part, plus ou moins grande, à ce bonheur, — si les méthodes scientifiques et les loisirs n’étaient pas le privilège d’une poignée d’hommes.
C’est ce travail que je considère comme ma principale contribution à la science. Ma première intention était de produire un gros volume où l’exposé de nouvelles idées sur les montagnes et les plateaux de l’Asie septentrionale se serait appuyé sur un examen détaillé de chaque région. Mais en 1873, quand je vis que je serais bientôt arrêté, je me contentai de préparer une carte dessinée d’après mes vues, et j’écrivis un aperçu explicatif. La carte et l’aperçu furent publiés par la Société Géographique, sous la direction de mon frère, au moment où j’étais déjà enfermé dans la forteresse de Saint-Pierre et Saint-Paul. Petermann, qui préparait alors une carte de d’Asie et avait connaissance de mon travail préliminaire, adopta mon système pour sa carte, et il a été accepté depuis par la plupart des cartographes. La carte d’Asie, comme elle est comprise aujourd’hui, explique, je crois, les principaux traits physiques du grand continent, ainsi que la distribution des climats, des faunes et des flores et même son histoire. Elle révèle aussi, comme je pus le constater durant mon dernier voyage en Amérique, des analogies frappantes entre la structure et l’évolution géologique des deux continents de l’hémisphère boréal. Un bien petit nombre de cartographes pourraient dire aujourd’hui d’où sont venus tous ces changements dans la carte d’Asie ; mais dans toutes les choses de la science, il vaut mieux que les idées nouvelles fassent leur chemin indépendamment d’un nom qui y serait attaché. Les erreurs, qui sont inévitables dans une première théorie, sont ainsi plus faciles à corriger.
A la même époque, je travaillais beaucoup pour la Société de Géographie de Russie, en qualité de secrétaire de la section de géographie physique.
On prenait alors beaucoup d’intérêt à l’exploration du Turkestan et du Pamir. Siévertsov revenait à ce moment d’un voyage qui avait duré plusieurs années. Grand zoologiste, géographe bien doué, l’un des hommes les plus intelligents que j’aie jamais rencontrés, il n’aimait pas écrire — semblable en cela à beaucoup de Russes. Lorsqu’il avait fait une communication orale à une séance de la Société, on ne pouvait le décider à la rédiger : tout au plus, revoyait-il les comptes rendus de sa communication, de sorte que tout ce qui a été publié sous sa signature est loin de donner une idée exacte de la valeur réelle des observations et des théories qu’il a faites. Cette répugnance à consigner par écrit les résultats de la réflexion et de l’observation est par malheur chose trop fréquente en Russie. Les remarques que je l’ai entendu exposer sur l’orographie du Turkestan, sur la distribution géographique des plantes et des animaux et particulièrement sur le rôle joué par les hybrides dans la production de nouvelles espèces d’oiseaux, et la note sur l’importance de l’aide mutuelle dans le développement progressif des espèces, que je vis plus tard mentionnée en quelques lignes dans un compte-rendu de séance, portent le cachet d’un talent et d’une originalité au-dessus de l’ordinaire. Mais il ne possédait pas dans l’expression de sa pensée cette force exubérante qui la revêt d’une forme belle, et qui aurait fait de lui un des hommes de science les plus éminents de notre temps.
Mikloukho Maklaï, bien connu en Australie — vers la fin de sa vie ce pays devint sa patrie d’adoption — appartenait à la même classe d’hommes : à ces hommes qui auraient eu bien autre chose à faire connaître que ce qu’ils ont fait imprimer. C’était un homme chétif, nerveux, souffrant toujours de la malaria. Il revenait des côtes de la Mer Rouge, lorsque je fis sa connaissance. Disciple de Hæckel, il s’était beaucoup occupé des invertébrés marins et des milieux où ils vivent. La Société de Géographie réussit bientôt à le faire envoyer à bord d’un navire de guerre russe, sur une partie inconnue de la côte de la Nouvelle-Guinée, où il désirait étudier les sauvages les plus primitifs. Accompagné d’un seul matelot, il fut déposé sur ce rivage inhospitalier dont les habitants avaient la réputation d’être cannibales. On construisit une hutte pour les deux Robinsons et ils vécurent plus de dix-huit mois tout près d’un village de naturels et en excellents termes avec ceux-ci. Maklaï avait pour principe d’être toujours loyal envers eux, et de ne jamais les tromper, pas même pour des choses sans importance, pas même dans un but scientifique. Sur ce point il était on ne peut plus scrupuleux. Lorsqu’il voyageait quelque temps après à travers la presqu’île de Malacca, il était accompagné d’un naturel qui n’était entré à son service qu’à la condition expresse de ne jamais être photographié. Les sauvages, comme on le sait, considèrent que quelque chose de leur individu disparaît lorsqu’on prend leur ressemblance à l’aide de la photographie. Maklaï, qui collectionnait alors des documents anthropologiques, confessait qu’un jour que l’homme était profondément endormi, il fut fortement tenté de le photographier. La tentation était d’autant plus forte que c’était un représentant typique de sa tribu et de d’ailleurs il n’aurait jamais su qu’il avait été photographié. Mais Maklaï se souvint de sa promesse et il ne la viola jamais. Lorsqu’il quitta la Nouvelle-Guinée, les naturels lui firent promettre de revenir ; et quelques années plus tard, bien que gravement malade, il tint parole et retourna là-bas. Malheureusement, cet homme remarquable n’a publié qu’une partie infinitésimale des observations inappréciables qu’il avait faites.
Fedtchenko, qui avait fait de grands voyages et des observations zoologiques dans le Turkestan — en compagnie de sa femme, Olga Fedtchenko, naturaliste elle aussi, — était, comme nous disions un « Occidental ». Il travaillait beaucoup pour présenter sous une forme soignée les résultats de ses observations. Mais il périt, malheureusement, en faisait l’ascension du Mont-Blanc. Plein d’une ardeur juvénile au retour de ses voyages dans les montagnes du Turkestan et rempli de confiance en ses propres forces, il entreprit cette ascension sans guides convenables et il périt dans une tempête de neige. Sa femme, heureusement, acheva la publication de ses « Voyages » après sa mort, et je crois que le fils continue l’œuvre du père et de sa mère.
Je voyais souvent aussi Prjevalski ou plutôt Przewalski, comme on devrait écrire son nom, — car c’est un nom Polonais, bien que lui-même préférât être considéré comme un « patriote russe ». C’était un chasseur passionné, et l’enthousiasme avec lequel il entreprenait ses explorations de l’Asie centrale provenait presque autant de son désir de chasser toute sorte de gibier difficile — chevreuils, chameaux sauvages, chevaux sauvages, etc., — que de son désir de découvrir des terres nouvelles d’accès difficile. Quand on l’avait amené à parler de ses découvertes, il interrompait bientôt ses modestes descriptions pour s’écrier avec enthousiasme : « Mais quel gibier il y avait là-bas ! Quelles chasses !... » et il racontait avec flamme comment il avait rampé sur une grande distance pour arriver à la portée d’un cheval sauvage. Dès qu’il était de retour à Pétersbourg, il projetait une nouvelle expédition. Il était le type du voyageur, avec sa nature robuste et ses qualités d’endurance pour la vie du chasseur de montagne. Cette vie faite de privations, il l’adorait. Il fit son premier voyage avec trois camarades seulement et il resta toujours en excellents termes avec les naturels. Mais les expéditions qu’il fit par la suite prirent un caractère plus militaire, et par malheur, il préféra compter davantage sur la force de son escorte armée que sur des relations pacifiques avec les naturels. J’ai même entendu dire dans des cercles bien informés que s’il n’était pas mort dès le début de son expédition du Thibet — si admirablement et si pacifiquement conduite après sa mort par ses compagnons, Pievstov, Roborovsky et Kozlov — il ne serait probablement pas revenu vivant.
A cette époque régnait sur la Société de Géographie une activité considérable, et nombreuses furent les questions géographiques auxquelles notre section, et par suite son secrétaire, prirent un vif intérêt. La plupart sont trop techniques pour être mentionnées ici, mais il me faut signaler un réveil qui se produisit de l’intérêt porté à la navigation, aux pêcheries et au commerce dans la région russe de l’Océan Arctique.
Un Sibérien, Sidorov, marchand et chercheur d’or, fit les efforts les plus persévérants pour éveiller cet intérêt. Il prévoyait que la création d’écoles navales, l’exploration de la côte de Mourman et de la Mer Blanche auraient pour résultat de développer largement les pêcheries et la marine russe. Mais, par malheur, cette initiative devait venir entièrement de Pétersbourg, et dans cette cité élégante, bureaucratique, officielle, littéraire, artistique et cosmopolite, on ne pouvait obtenir des dirigeants qu’ils prissent un intérêt quelconque à une chose « provinciale ». Les efforts de Sidorov ne firent que le rendre ridicule. C’est l’étranger qui devait obliger la Société de Géographie de Russie à s’occuper de notre extrême septentrion.
Dans les années 1869-71 de hardis Norvégiens, chasseurs de phoques, avaient, d’une façon tout à fait imprévue, ouvert la Mer de Kara à la navigation. Un jour, à la Société nous apprîmes à notre grand étonnement qu’un certain nombre de petits schooners norvégiens avaient parcouru dans tous les sens la mer située entre la Nouvelle-Zemble et la côte sibérienne, cette mer que nous décrivions dans nos publications comme « une vraie glacière, constamment prise par les glaces. » Même le lieu d’hivernage du célèbre Hollandais Barenz, ce point que nous croyions caché aux yeux des hommes par des banquises séculaires, avait été visité par ces Norvégiens aventureux.
« Une saison exceptionnelle, un état exceptionnel de la glace, » répondaient nos officiers de marine. Mais pour quelques-uns d’entre nous, il était de toute évidence qu’avec leurs petits schooners et leurs équipages peu nombreux, les hardis chasseurs norvégiens, qui au milieu des glaces se sentent chez eux, avaient osé franchir la glace flottante dont l’entrée de la Mer de Kara est ordinairement encombrée, tandis que les capitaines des navires de l’État, retenus par le souci des responsabilités de leur service, ne s’étaient jamais risqués à le faire.
Ces découvertes éveillèrent un intérêt général pour les explorations arctiques. En réalité, ce sont les chasseurs de phoques qui ouvrirent cette nouvelle période d’enthousiasme pour les choses arctiques, période signalée plus tard par le voyage de circumnavigation de l’Asie et la découverte du passage du Nord-Est par Nordenskjöld, la découverte du Groenland septentrional par Perry, et l’expédition de Nansen sur son Fram. Notre Société de Géographie de Russie commença aussi à se remuer, et on nomma un comité pour préparer le plan d’une expédition arctique russe et pour indiquer l’œuvre scientifique qui échoirait à cette expédition. Des spécialistes se chargèrent de rédiger chacun des chapitres scientifiques de ce rapport ; mais, ainsi qu’il arrive souvent, quelque chapitres seulement — la botanique, la géologie et la météorologie — furent prêts à temps, et moi, en qualité de secrétaire du comité, j’eus à écrire le reste. Plusieurs sujets, tels la zoologie marine, les marées, les observations sur le pendule, et le magnétisme terrestre, étaient entièrement nouveaux pour moi ; mais on ne saurait s’imaginer la somme de travail qu’un homme bien portant peut accomplir en peu de temps, s’il y met toutes ses forces et va droit à la racine du sujet. Et c’est ainsi que mon rapport fut prêt.
Je concluais en proposant une grande expédition arctique, qui éveillerait en Russie un intérêt durable pour les questions arctiques et la navigation arctique, et en attendant, une reconnaissance à bord d’un schooner affrété en Norvège, avec un capitaine norvégien, — reconnaissance poussée au nord ou au nord-est de la Nouvelle-Zemble. Cette expédition, suggérions-nous, pourrait aussi essayer d’atteindre, ou tout au moins d’apercevoir, une terre inconnue qui ne doit pas être située à une grande distance de la Nouvelle-Zemble. L’existence probable de cette terre avait été indiquée par un officier de la marine russe, le baron Schilling, dans un travail excellent mais peu connu sur les courants de l’Océan Arctique. Lorsque j’eus lu ce travail, ainsi que le « Voyage à la Nouvelle-Zemble » de Lütke, et étudié les conditions générales de cette partie de l’Océan Arctique, je compris immédiatement que l’hypothèse devait répondre à la réalité. Il devait y avoir une terre au nord-ouest de la Nouvelle-Zemble et elle devait s’étendre jusqu’à une latitude plus élevée que le Spitzberg. L’immobilité de la glace à l’ouest de la Nouvelle-Zemble, la boue et les pierres dont elle est couverte, et différents autres indices moins importants confirmaient l’hypothèse. D’autre part, si une terre n’était pas située en cet endroit, le courant de glace qui se dirige vers l’ouest, du méridien du détroit de Behring au Groenland (le courant de dérive du Fram) atteindrait, comme l’avait justement remarqué Schilling, le cap Nord et couvrirait les côtes de Laponie de masses de glace, tout comme il en couvre l’extrémité septentrionale du Groenland. Le courant de température plus élevé, — faible continuation du Gulf Stream — n’aurait pu à lui seul empêcher l’accumulation des glaces sur les côtes de l’Europe septentrionale. Cette terre, comme on sait, fut découverte quelques années plus tard par l’expédition autrichienne, dont elle reçut le nom de Terre François-Joseph.
Ce rapport sur les questions arctiques eut un résultat tout à fait inattendu pour moi. On m’offrit la direction d’une expédition de reconnaissance, à bord d’un schooner norvégien affrété dans ce but. Je répondis naturellement que je n’avais jamais été en mer ; mais on me dit qu’en combinant l’expérience d’un Carlsen ou d’un Johansen avec l’initiative d’un homme de science, on pourrait espérer d’excellents résultats ; et il m’aurait fallu accepter si le Ministère des Finances n’était alors intervenu en opposant son veto. Il répondait que le Trésor ne pouvait accorder les soixante-quinze mille ou cent mille francs requis pour mener à bien cette expédition. Depuis lors la Russie n’a pris aucune part à l’exploration des mers arctiques. La terre que nous distinguions à travers les brumes subpolaires fut découverte par Payer et Weyprecht, et les archipels qui — j’en suis aujourd’hui plus persuadé qu’alors — doivent exister au nord-est de la Nouvelle-Zemble, attendent encore celui qui les découvrira.
Au lieu de me joindre à une expédition arctique, je fus envoyé par la Société de Géographie faire en Finlande et en Suède un modeste voyage pour explorer les dépôts glaciaires, et ce voyage m’entraîna dans une direction toute différente.
L’Académie des Sciences avait chargé cet été-là deux de ses membres — le vieux géologue et général Helmersen et Friedrich Schmidt, l’infatigable explorateur de la Sibérie — d’étudier la structure de ces longues traînées de galets connues sous le nom deasaren Suède et Finlande, et sous ceux de esker, kames, etc. dans les Îles Britanniques. La Société de Géographie m’envoya en Finlande dans le même but. Nous visitâmes, tous les trois, les magnifiques hauteurs du Pungaharju, puis nous nous séparâmes. Je travaillai beaucoup pendant cet été-là. Je voyageai beaucoup en Finlande et je passai en Suède où je vécus de bonnes heures en la société de A. Nordenskjöld. Il me parla déjà — c’était en 1871 — de son projet d’atteindre les embouchures des fleuves sibériens et même le détroit de Behring par la route du nord. De retour en Finlande, je continuai mes études jusque vers la fin de l’automne et je recueillis un grand nombre d’observations intéressantes sur les traces de la période glaciaire dans ce pays. Mais durant mon voyage, je réfléchis aussi beaucoup aux questions sociales, et ces réflexions eurent une influence décisive sur mon développement ultérieur.
Toutes sortes de précieux renseignements relatifs à la géographie de la Russie passaient par mes mains à la Société de Géographie, et l’idée me vint peu à peu d’écrire un ouvrage détaillé sur la géographie physique de cette immense région du monde. Mon intention était de donner une description géographique complète du pays, description basée sur les principaux traits de la structure orographique, que je commençais à démêler pour la Russie d’Europe, et d’esquisser les différentes formes de vie économique qui devraient prévaloir dans les différentes régions physiques. Prenez, par exemple, les vastes prairies de la Russie méridionale, si souvent éprouvées par la sécheresse et les mauvaises récoltes. Ces sécheresses et ces mauvaises récoltes ne devraient pas être traitées comme des calamités naturelles — elles sont un caractère naturel de cette région, au même titre que sa situation sur le versant méridional du plateau central de la Russie, son sol, sa fertilité, etc. Et toute la vie économique des steppes méridionales devrait être organisée en prévision de l’inévitable retour périodique des sécheresses. Toutes les régions de l’Empire russe devraient être étudiées de la même façon, en suivant la méthode scientifique que Karl Ritter avait suivie dans ses belles monographies de différentes parties de l’Asie.
Mais une telle œuvre aurait réclamé beaucoup de temps, et il aurait fallu que l’auteur fût entièrement libre. Souvent, je m’étais dit que je pourrais rendre ce service à la science, si je venais à occuper un jour la position de secrétaire de la Société de Géographie. Or, dans l’automne de 1871, comme je travaillais en Finlande, avançant lentement à pied, dans la direction de la côte, le long de la nouvelle voie ferrée, et cherchant attentivement où apparaîtraient les premières traces indubitables de l’ancienne mer post-glaciale, je reçus un télégramme de la Société de Géographie : « Le Conseil vous prie d’accepter la charge de secrétaire de la Société. » En même temps, le secrétaire sortant me priait instamment d’accepter la proposition.
Mes rêves étaient réalisés. Mais, depuis quelque temps, d’autres pensées et d’autres désirs s’étaient emparés de mon esprit. Je réfléchis sérieusement à la réponse à faire, et je télégraphiai : « Remerciements les plus sincères, mais ne puis accepter. »
Il arrive souvent que les hommes jouent un certain rôle politique, social ou familial, simplement parce qu’ils n’ont jamais eu le temps de se demander si la position où ils se trouvent et l’œuvre qu’ils accomplissent leur conviennent ; si leurs préoccupations s’accordent réellement avec leurs désirs intimes et leurs aptitudes, et leur procurent la satisfaction que chacun est en droit d’attendre de son travail. Les hommes actifs sont tout particulièrement exposés à se trouver dans cette situation. Chaque jour apporte une nouvelle tâche, et le soir on se jette au lit sans avoir achevé ce qu’on avait espéré faire ; puis, le lendemain matin, on se remet à la hâte à finir la tâche de la veille. La vie s’écoule, et on ne trouve pas le temps de penser, on ne trouve pas le temps de regarder la direction que prend votre vie. Tel était le cas pour moi.
Mais, à cette époque, pendant mon voyage en Finlande, j’avais des loisirs. Lorsque, dans une karria finlandaise à deux roues, je traversais quelque plaine dépourvue d’intérêt pour le géologue, ou bien lorsque j’allais, le marteau sur l’épaule, d’une sablonnière à l’autre, je pouvais réfléchir ; et au milieu de mes travaux géologique, certainement fort intéressants, je poursuivais une idée qui parlait plus fortement à mon cœur que la géologie, et qui obsédait mon esprit.
Je voyais quelle somme immense de travail fournissait le paysan finlandais pour défricher le sol et briser les dures mottes d’argile, et je me disais : « J’écrirai, je suppose, la géographie physique de cette partie de la Russie, et j’indiquerai au paysan la meilleure manière de cultiver ce sol. Ici, un extirpateur américain serait inappréciable ; là, certaines méthodes de fumure seraient indiquées par la science... Mais à quoi bon parler à ce paysan de machines américaines, quand il a à peine assez de pain pour végéter d’une moisson à l’autre, quand le fermage qu’il a à payer pour cette terre argileuse devient de plus en plus élevé à mesure qu’il réussit à améliorer le sol ? Il ronge son biscuit de farine de seigle, dur comme pierre, qu’il cuit deux fois l’an. Avec ce pain, il mange un morceau de morue terriblement salée et boit du lait écrémé. Comment oserais-je lui parler de machines américaines quand tout ce qu’il peut produire, il le vend pour payer sa ferme et ses impôts ? Ce dont il a besoin, c’est que je vive avec lui, pour l’aider à devenir le propriétaire ou le libre possesseur de cette terre. Alors il lira des livres avec profit, mais non maintenant. »
Et ma pensée allait de la Finlande à nos paysans de Nikolskoïé, que j’avais vu récemment. Maintenant ils sont libres et prisent beaucoup la liberté. Mais ils n’ont pas de prairies. D’une façon ou de l’autre, les seigneurs ont gardé pour eux à peu près toutes les prairies. Dans mon enfance, les Savokhines menaient six chevaux à paître la nuit et les Tolkatchovs en avaient sept. Maintenant ces familles n’avaient plus que trois chevaux chacune ; d’autres familles qui autrefois avaient trois chevaux n’en avaient plus qu’un ou même n’en avaient plus du tout. Pas de prairies, pas de chevaux, pas de fumier ! Comment puis-je leur parler de faire des fourrages ? Ils sont déjà ruinés — pauvres comme Job — et dans quelques années un système d’impôts insensé les aura rendu encore plus pauvres. Comme ils furent heureux, quand je leur dis que mon père leur permettait de faucher l’herbe dans les petites clairières de sa forêt de Kostino ! « Vos paysans de Nikolskoïé sont acharnés à l’ouvrage, » disait-on communément dans notre voisinage ; mais la terre arable que notre belle-mère avait prélevée sur leurs lots en vertu de la « loi du minimum » — clause diabolique introduite par les propriétaires de serfs quand on leur permit de réviser la loi sur l’émancipation — cette terre arable est maintenant une forêt de chardons, et les « acharnés » travailleurs ne sont pas autorisés à la cultiver. C’est ce qui a lieu dans toute la Russie. Même à cette époque il était évident, et les commissaires officiels l’annonçaient, qu’une terrible famine serait la conséquence de la première mauvaise récolte dans la Russie centrale — et la famine se produisit en 1876, en 1884, en 1891, en 1895, et de nouveau en 1898.
La science est une excellente chose. Je connaissais les joies qu’elle procure et je les appréciais peut-être plus que ne le faisaient beaucoup de mes collègues. A cette époque même, lorsque je visitais les lacs et les collines de la Finlande, de nouvelles et belles théories scientifiques se dressaient devant moi. Je voyais dans un lointain passé, à l’aurore même de l’humanité, les glaces s’accumulant d’année en année dans les archipels du nord, sur la Scandinavie et la Finlande. L’invasion colossale de la glace s’étendait sur le nord de l’Europe et progressait lentement jusqu’aux régions centrales. La vie s’évanouissait dans cette partie de l’hémisphère boréal, et elle fuyait, misérable, incertaine, de plus en plus vers le sud, sous le souffle glacial qui venait de cette immense masse congelée. L’homme, — pitoyable, faible, ignorant — avait toutes les peines du monde à prolonger sa précaire existence. Des siècles passèrent, puis la glace commença à fondre, et alors vint la période lacustre, où des lacs innombrables se formèrent dans les dépressions, et où une misérable végétation subpolaire commença à envahir timidement les insondables marécages dont chaque lac était environné. Une autre série de siècles s’écoula, puis commença une période de dessiccation extrêmement lente, et la végétation s’étendit peu à peu du sud au nord. Et maintenant, nous sommes en plein dans la période de dessiccation rapide, accompagnée de la formation de prairies sèches et de steppes, et il faut que l’homme découvre les moyens d’arrêter les progrès de cette dessiccation dont a déjà été victime l’Asie centrale et qui menace le sud-est de l’Europe.
C’était alors une grave hérésie de croire que la nappe de glace eût atteint l’Europe centrale. Mais un tableau grandiose se dressait devant moi, et j’aurais voulu le décrire avec les mille détails que j’y voyais ; j’aurais voulu m’en servir comme d’une clef pour expliquer la distribution actuelle des flores et des faunes ; j’aurais voulu ouvrir de nouveaux horizons à la géologie et à la géographie physique.
Mais quel droit avais-je à ces nobles jouissances, lorsque, tout autour de moi, je ne voyais que la misère, que la lutte pour un morceau de pain moisi ? Tout ce que je dépenserais pour pouvoir m’attarder dans ce monde de délicates émotions, serait infailliblement pris dans la bouche même de ceux qui faisaient venir le blé et n’avaient pas assez de pain pour leurs enfants. Cela devait être pris sur le nécessaire de quelqu’un, parce que la production totale de l’humanité est encore trop peu élevée.
Le savoir est une puissance énorme. Il faut que l’homme sache. Mais nous savons déjà beaucoup de choses ! Qu’adviendrait-il si ces connaissances — et rien que ces connaissances devenaient le bien commun de tous ? La science ne progresserait-elle pas alors par bonds, et l’humanité n’avancerait-elle pas à pas de géant dans le domaine de la production, de l’invention et de la création sociale, avec une rapidité que nous pouvons à peine imaginer aujourd’hui ?
Les masses ont besoin d’apprendre ; elles veulent apprendre ; elles peuvent apprendre. Là-bas, sur la crête de cette immense moraine qui serpente entre les lacs comme si des géants en avaient à la hâte amoncelé les blocs pour joindre les deux côtes, voilà un paysan finlandais plongé dans la contemplation des admirables lacs semés d’îles qui s’étendent devant lui. Pas un de ces paysans, fût-il le plus pauvre, le plus accablé de tout, ne passerait là sans s’arrêter pour admirer le paysage. Plus loin, sur la rive d’un lac, un autre paysan chante un si beau chant que le meilleur musicien lui envierait sa mélodie pour le sentiment puissant et la profonde rêverie qui s’en dégagent. Tous deux sentent profondément, tous deux méditent, tous deux pensent ; ils ont mûrs pour étendre le cercle de leurs connaissances ; mais permettezle-leur, mais donnez-leur les moyens d’avoir des loisirs ! Voilà la direction dans laquelle je dois agir, voilà les hommes pour qui je dois travailler. Tous ces discours sonores où il est question de faire progresser l’humanité, tandis que les auteurs de ces progrès se tiennent à distance de ceux qu’ils prétendent pousser en avant, toutes ces phrases sont de purs sophismes faits par des esprits désireux d’échapper à une irritante contradiction.
Et voilà pourquoi j’envoyai à la Société de Géographie une réponse négative.
Chapitre II
Pétersbourg avait beaucoup changé depuis que je l’avais quitté en 1862. « Ah ! oui, vous connaissiez le Pétersbourg de Tchernychevsky, » me dit un jour le poète Maïkov. En effet, je connaissais le Pétersbourg dont Tchernychevsky était le favori. Mais comment qualifierai-je la ville que je trouvais à mon retour ? Peut-être comme le Pétersbourg des cafés-chantants, si les mots « le Tout-Pétersbourg » doivent réellement signifier le grand monde, les milieux qui prenaient le la à la Cour.
A la Cour et dans les cercles qui en dépendaient, les idées libérales étaient vues d’un mauvais œil. Tous les hommes éminents des années qui suivirent 1860, même des modérés comme le comte Nicolas Mouraviev et Nicolas Miloutine, étaient traités en suspects. Seul Dmitri Miloutine, le Ministre de la Guerre, fut maintenu à son poste par Alexandre II, parce que la réalisation de la réforme qu’il avait à accomplir dans l’armée exigeait un certain nombre d’années. Tous les autres hommes actifs de la période des réformes avaient été mis de côté.
Je causais un jour avec un haut dignitaire du Ministère des Affaires Étrangères. Il critiquait âprement un autre haut fonctionnaire, et, prenant la défense de ce dernier, je fis remarquer : « Cependant il faut dire à sa décharge que jamais il ne consentit à servir sous Nicolas Ier. » — « Et maintenant, répondit-il, il sert sous le règne de Chouvalov et de Trépov ! » Et cette réponse peignait si bien la situation que je pus rien ajouter.
Le général Chouvalov, chef de la police de l’État, et le général Trépov, chef de la police de Pétersbourg, étaient en effet les vrais maîtres de la Russie. Alexandre II était l’exécuteur de leurs volontés, leur instrument. Et ils gouvernaient par la terreur. Trépov avait tellement réussi à effrayer Alexandre par le spectre d’une révolution sur le point d’éclater à Pétersbourg, que si le chef omnipotent de la police apportait au palais son rapport avec quelques minutes de retard, l’empereur ne manquait pas de demander : « Tout est-il tranquille à Pétersbourg ? »
Peu de temps après qu’Alexandre eut donné « complètement congé » à la princesse X***, il conçut une chaude amitié pour le général Fleury, l’aide de camp de Napoléon III, l’homme sinistre qui fut l’âme du coup d’État du 2 décembre 1852. On les voyait continuellement ensemble, et Fleury fit part un jour aux Parisiens du grand honneur que lui avait fait le tsar de Russie. Comme celui-ci se promenait sur la Perspective Nevsky il aperçut Fleury et lui demanda de montrer dans son drojki découvert, une égoïste qui avait un siège large de douze pouces seulement pour une personne seule. Et le général français racontait avec force détails comment le tsar et lui, se tenant l’un l’autre, avaient la moitié du corps en dehors de la voiture à cause de l’exiguïté du siège. Il suffit de nommer cet ami, ami nouvellement arrivé de Compiègne, pour faire deviner ce qu’était cette amitié.
Chouvalov tirait tout le parti possible de l’état d’esprit de son maître. Il préparait mesure de réaction sur mesure de réaction, et si Alexandre montrait quelque velléité de refuser sa signature, Chouvalov parlait de la prochaine révolution et du sort de Louis XVI, et « pour le salut de la dynastie » il le suppliait d’approuver ces nouvelles dispositions qui complétaient les lois de répression. De temps en temps, la tristesse et le remords assiégeaient l’esprit d’Alexandre. Il tombait en une sombre mélancolie, et parlait d’un ton triste du brillant début de son règne et de la tournure réactionnaire qu’il avait prise par la suite. Alors Chouvalov organisait une chasse à l’ours tout particulièrement animée. Des chasseurs, de joyeux courtisans, des voitures emplies de demoiselles du corps de ballet se rendaient aux forêts de Novgorod. Quelques ours étaient tués par Alexandre II, qui était bon tireur et avait coutume de laisser l’animal approcher jusqu’à une distance de quelques mètres de son fusil. Alors, dans l’excitation produite par le plaisir de la chasse, Chouvalov obtenait le consentement de son maître pour tous les projets de répression qu’il avait inventés.
Alexandre II n’était certainement pas un homme médiocre ; mais deux hommes différents vivaient en lui, tous deux fortement développés et luttant l’un contre l’autre. Et cette lutte intime devint de plus en plus violente à mesure qu’il avança en âge. Il pouvait être charmant dans ses manières, et l’instant d’après déployer une brutalité extrême. Il possédait un courage calme et raisonné en face d’un réel danger, mais il vivait dans la crainte constante de dangers qui n’existaient que dans son imagination. Il n’était certainement pas lâche ; il faisait face bravement à un ours : un jour que l’animal ne fut pas tué immédiatement par sa première balle, et que l’homme qui se tenait derrière lui avec une lance s’élança en avant mais fut terrassé par l’ours, le tsar vint à son secours et tua l’ours à bout portant (je tiens le fait de l’homme lui-même) ; et cependant toute sa vie il fut hanté par les terreurs nées de sa propre imagination et de sa conscience troublée. Il était très aimable dans ses relations avec ses amis, mais cette amabilité n’excluait pas la terrible et froide cruauté — une cruauté digne du dix-septième siècle — dont il fit preuve dans la répression de l’insurrection de Pologne, et plus tard, en 1880, quand il prit des mesures analogues pour étouffer la révolte de la jeunesse russe — une cruauté dont nul ne l’aurait cru capable. Il vivait une double vie, et à l’époque dont je parle il signait d’un cœur léger les décrets les plus réactionnaires et ensuite il en était désespéré. Vers la fin de sa vie, cette lutte intérieure, comme on le verra plus loin, devint de plus en plus violente et prit un caractère presque tragique.
En 1872, Chouvalov fut nommé ambassadeur en Angleterre, mais son ami, le général Potapov, continua la même politique jusqu’au commencement de la guerre avec la Turquie en 1877. Durant tout ce temps on se livra sur une grande échelle au plus scandaleux pillage des finances de l’État, des terres de la Couronne, des biens confisqués en Lituanie après l’insurrection, des terres des Bachkirs d’Orembourg, etc. Plusieurs scandales de ce genre éclatèrent, furent mis en lumière par la suite, et quelques-uns furent portés devant le Sénat faisant fonction de Haute-Cour de Justice, lorsque, Potapov étant devenu fou et Trépov ayant été destitué, leurs rivaux au Palais voulurent les montrer à Alexandre II sous leur vrai jour. Dans une de ces enquêtes judiciaires on découvrit qu’un ami de Potapov avait, avec une impudence extrême, dépouillé de leurs terres les paysans d’un domaine de Lituanie, et qu’ensuite, recevant plein pouvoir de ses amis du Ministère de l’Intérieur, il avait fait emprisonner les paysans qui demandaient justice, leur avait fait appliquer la peine du fouet et les avait fait fusiller par les troupes. Ç’avait été là une des histoires les plus révoltantes de ce genre, même dans les annales de la Russie, qui de tout temps abondent en iniquités analogues. Ce ne fut qu’après que Véra Zasoulitch eut tiré sur Trépov et l’eut blessé — pour venger un prisonnier politique fouetté en prison sur son ordre — que les vols commis par cette bande furent connus de tous et que Trépov fut destitué. Croyant qu’il allait mourir, il écrivit son testament, et c’est ainsi qu’on apprit que cet homme, qui s’était fait passer pour pauvre aux yeux du tsar, bien qu’il eût occupé pendant des années le poste lucratif de chef de la police de Pétersbourg, laissait en réalité une fortune considérable à ses héritiers. Quelques courtisans en informèrent le tsar, Trépov perdit son crédit et ce fut alors qu’on porta devant le Sénat quelques-uns des faits de brigandage de la bande Chouvalov-Potapov-Trépov.
C’était dans tous les ministères un pillage gigantesque, à l’occasion surtout des chemins de fer et des entreprises industrielles. Des fortunes colossales furent faites à cette époque. La marine, comme disait Alexandre II lui-même à l’un de ses fils, était « dans les poches de M. Un Tel. » Les chemins de fer garantis par l’État coûtèrent des sommes fabuleuses. Quant aux entreprises commerciales, on savait partout qu’on ne pouvait en lancer une sans promettre à certains fonctionnaires de différents ministères un tant pour cent. Un de mes amis voulait lancer une affaire à Pétersbourg : on lui dit nettement au Ministère de l’Intérieur qu’il aurait à payer vingt-cinq pour cent des bénéfices nets à une certaine personne, quinze pour cent à un employé du Ministère des Finances, dix pour cent à une quatrième personne. On traitait ces marchés sans mystère et Alexandre II en avait connaissance. Ses propres remarques, écrites sur les rapports du Contrôleur Général, en témoignent. Mais dans ces voleurs il voyait ceux qui le protégeaient contre la Révolution et il les gardait jusqu’au jour où le scandale éclaterait.
Les jeunes grands-ducs, à l’exception de l’héritier présomptif, le futur Alexandre III, qui fut toujours un bon et économe pater familias, enchérissaient sur l’exemple du chef de famille. Les orgies que l’un d’eux organisait dans un restaurant de la Perspective Nevsky étaient si ignobles qu’une nuit le chef de la police dut intervenir et il prévint le propriétaire du restaurant qu’il serait envoyé en Sibérie s’il louait de nouveau au grand-duc son « cabinet du grand-duc. » « Imaginez ma perplexité, » disait un jour cet homme en me montrant cette salle dont les murs et le plafond étaient revêtus d’épais coussins de satin. « D’un côté je devais offenser un membre de la famille impériale qui pouvait faire de moi ce qu’il voulait, et d’autre part le général Trépov me menaçait de la Sibérie ! Naturellement j’obéis au général : il est, comme vous savez, tout-puissant aujourd’hui. » Un autre grand-duc devint fameux pour ses manières relevant de l’aliénation mentale ; et un troisième, qui vola les diamants de sa mère, fut exilé au Turkestan.
L’impératrice Marie Alexandrovna, délaissée par son mari, et probablement terrifiée par la tournure que prenait la vie de Cour, devint de plus en plus dévote, et bientôt elle était entièrement entre les mains du prêtre du Palais, un représentant d’un type tout nouveau dans l’Église russe — le jésuite. Ce nouveau genre de clergé, bien peigné, dépravé et jésuitique, fit à cette époque de rapides progrès ; déjà il travaillait assidûment et avec succès à devenir un État dans l’État et à mettre la main sur les écoles.
On a démontré mainte et mainte fois qu’en Russie le clergé de village est tellement absorbé par ses fonctions, tellement occupé à baptiser, à marier, à donner la communion aux mourants, qu’il ne put consacrer son temps aux écoles. Même lorsque le prêtre est payé pour donner l’instruction religieuse dans un village, il la passe ordinairement à un autre, parce qu’il n’a pas le temps de la donner lui-même. Cependant le haut clergé exploitant la haine d’Alexandre II contre l’« esprit révolutionnaire », commençait sa campagne qui devait aboutir à la main mise sur les écoles. La devise du haut clergé fut : « Pas d’autres écoles que les écoles cléricales. » La Russie entière réclamait l’instruction, mais même cette somme ridiculement minime de deux millions de roubles, inscrite chaque année au budget de l’État pour les écoles primaires, n’était pas dépensée par le Ministère de l’Instruction publique ; si bien qu’on finit par la donner presque entièrement au Synode pour l’aider à fonder des écoles placées sous la direction du clergé de campagne — écoles dont la plupart n’existaient et n’existent encore que sur le papier.
La Russie tout entière demandait l’enseignement technique, mais le ministre n’ouvrait que des gymnases classiques, parce qu’on considérait un cours formidable de latin et de grec comme le meilleur moyen d’empêcher les élèves de lire et de penser. Dans ces gymnases deux ou trois pour cent seulement des élèves réussissaient à aller jusqu’au bout de leurs huit années de cours, car tous les jeunes gens qui promettaient de devenir quelque chose étaient soigneusement écartés avant de pouvoir atteindre la dernière classe, et l’on prenait toute sorte de mesures pour réduire le nombre des élèves. L’éducation était considérée comme une sorte de luxe, réservé à un petit nombre. En même temps, le Ministère de l’Instruction publique était engagé dans une lutte continuelle et passionnée contre tous les particuliers et toutes les institutions — conseils de district et de province, municipalités, etc., — qui s’efforçaient d’ouvrir des écoles normales ou des écoles professionnelles, ou même de simples écoles primaires. L’enseignement technique — dans un pays qui manquait à ce point d’ingénieurs, d’agronomes et de géologues — était considéré comme une chose révolutionnaire. Cet enseignement était prohibé, persécuté, tant et si bien qu’aujourd’hui encore, chaque année, à l’automne, on refuse, faute de place, l’entrée des hautes écoles professionnelles à deux ou trois mille jeunes gens. Un sentiment de désespoir s’emparait de tous ceux qui voulaient se rendre utiles dans la vie publique, au moment même où on accumulait les ruines dans les campagnes, en exigeant du paysan des impôts exagérés, en lui arrachant les arrérages des impôts à l’aide d’exécutions militaires qui le ruinaient à tout jamais. Les gouverneurs de province qui faisaient rentrer ces impôts par les moyens les plus rigoureux étaient seuls en faveur dans la capitale.
Voilà quel était le Pétersbourg officiel. Voilà l’influence qu’il exerçait sur la Russie.
En quittant la Sibérie, nous nous entretenions souvent, mon frère et moi, de la vie intellectuelle que nous trouverions à Pétersbourg et des connaissances intéressantes que nous ferions dans les cercles littéraires. Nous fîmes en effet quelques-unes de ces connaissances, tant dans le parti radical que parmi les slavophiles modérés ; mais je dois avouer que nous fûmes désappointés. Nous trouvâmes une foule d’hommes excellents, — la Russie abonde en hommes excellents — mais ils ne répondaient nullement à l’idéal que nous nous faisions de l’écrivain politique. Les meilleurs écrivains — Tchernychevsky, Mikhailov, Lavrov — étaient en exil, ou étaient enfermés, comme Pisarev, dans la forteresse de Saint-Pierre et de Saint-Paul. D’autres, voyant la situation sous de sombres couleurs, avaient changé d’opinions et inclinaient à une sorte d’absolutisme paternel ; tandis que le plus grand nombre, tout en restant encore fidèles à leurs idées, mettaient tant de prudence à les exprimer que leur circonspection ressemblait presque à une trahison.
A l’époque où le mouvement réformiste était dans tout son éclat, la plupart des membres des cercles littéraires avancés avaient été en relation soit avec Herzen, soit avec Tourguénev et ses amis, soit avec les sociétés secrètes, « Grande-Russie » ou « Pays et Liberté », qui eurent durant cette période une existence éphémère. Maintenant, ces mêmes hommes étaient surtout préoccupés d’enterrer leurs sympathies anciennes aussi profondément que possible, afin de se mettre à l’abri de tout soupçon d’ordre politique.
Une ou deux des revues libérales qui étaient tolérées à cette époque, — grâce surtout aux remarquables talents diplomatiques de leurs éditeurs, — étaient très bien rédigées ; elles montraient la misère sans cesse grandissante et la situation désespérée de la grande masse des paysans, et faisaient voir assez clairement les obstacles que les ouvriers du progrès trouvaient sur leur route. Les faits étaient si bien mis en relief que leur ensemble aurait suffi à en entraîner plus d’un au désespoir. Mais personne n’osait proposer un remède ou suggérer quelque plan d’action ou une issue quelconque à une situation que l’on représentait comme inextricable. Quelques écrivains nourrissaient toujours l’espoir qu’Alexandre II reprendrait encore une fois son rôle de réformateur, mais chez la plupart d’entre eux, la crainte de voir leurs revues supprimées et leurs directeurs et collaborateurs exilés « dans une partie plus ou moins éloignée de l’empire » étouffait tout autre sentiment. Ils étaient également paralysés par la crainte et l’espoir.
Plus leur radicalisme s’était affirmé dix ans auparavant, plus ils se montraient maintenant timorés. Mon frère et moi étions fort bien reçus dans quelques-uns de ces cercles littéraires et nous assistions quelquefois à leurs réunions amicales ; mais quand l’entretien commençait à sortir de son caractère frivole ou que mon frère, qui avait un grand talent pour soulever les questions sérieuses, amenait la conversation sur les affaires du pays ou sur la situation de la France, où Napoléon marchait à grands pas à sa chute (1870), on était sûr d’être bientôt interrompu. « Que pensez-vous, messieurs, de la dernière représentation de « la Belle Hélène » ou « Comment trouvez-vous le poisson fumé ? » demandait tout à coup un des hôtes les plus âgés, et sur ce la conversation prenait fin.
En dehors des cercles littéraires les choses étaient pire encore. De 1860 à 1870 la Russie, et spécialement Pétersbourg foisonnaient d’homme avancés qui paraissaient alors prêts à tout sacrifier à leurs idées. « Que sont-ils devenus ? » me demandai-je. J’en recherchai quelques-uns ; mais tout ce qu’ils avaient à me dire était : « De la prudence, jeune homme ! » — « Le fer est plus fort que la paille, » ou bien « On ne renverse pas un mur avec la tête » et autres proverbes analogues, malheureusement trop nombreux dans la langue russe, qui constituaient maintenant leur code de philosophie pratique. « Nous avons fait quelque chose dans notre vie : ne nous en demandez pas davantage ; » ou bien : « Prenez patience, un pareil état de choses ne peut pas durer, » nous disaient-ils, tandis que nous autres jeunes gens étions prêts à reprendre la lutte, à agir, à tout risquer et à tout sacrifier, si cela était nécessaire, ne réclamant d’eux qu’un conseil, un avis, un appui moral.
Dans « Fumée », Tourguénev a dépeint quelques-uns des ex-réformateurs des hautes classes de la société, et son portrait est déjà décourageant. Mais c’est surtout dans les nouvelles et les esquisses navrantes de Madame Hvoschinskaïa, qui écrivit sous le pseudonyme de V. Krestovsky (ne pas la confondre avec un autre romancier, Vsévolod Krestovsky), qu’on peut suivre sous tous leurs aspects les progrès de la dégradation des « libéraux de 1860 ». La joie de vivre, — peut-être la joie d’avoir survécu — devint leur déesse, dès que la foule sans nom, qui dix ans auparavant faisait la force du mouvement réformiste, refusa de prêter l’oreille « à tout ce sentimentalisme ». Ils se hâtèrent de jouir des richesses qui pleuvaient dans les mains des hommes « pratiques ».
Depuis l’abolition du servage on avait ouvert beaucoup de nouvelles voies menant à la fortune, et la foule s’y précipitait avec ardeur. On construisait fiévreusement des chemins de fer en Russie ; dans les banques privées, récemment ouvertes, les propriétaires fonciers allaient en grand nombre hypothéquer leurs domaines ; les notaires privés et les avocats à la Cour, de création récente, étaient maintenant en possession de gros revenus ; les sociétés par actions se multipliaient avec une rapidité effrayante et les promoteurs de ces entreprises prospéraient. Des hommes qui auraient autrefois vécu à la campagne du modeste revenu d’un petit domaine cultivé par une centaine de serfs, ou du salaire plus modeste encore de fonctionnaire près d’un tribunal, faisaient maintenant fortune ou jouissaient de revenus comparables seulement à ceux des grands seigneurs au temps du servage.
Les goûts même de la « société » baissaient de plus en plus. L’Opéra italien, autrefois forum des démonstrations radicales, était maintenant désert ; l’Opéra russe, qui affirmait encore timidement les droits de ses grands compositeurs, n’était fréquenté que par une poignée d’enthousiastes. On trouvait ces deux théâtres « ennuyeux », et la crème de la société pétersbourgeoise préférait un vulgaire théâtre où les étoiles de seconde grandeur des petits théâtres de Paris remportaient de faciles lauriers et se faisaient admirer de la jeunesse dorée. Ou bien on allait entendre la « Belle Hélène » qu’on représentait sur la scène russe, tandis que nos grands auteurs étaient oubliés. La musique d’Offenbach régnait en souveraine.
Il faut bien dire que l’atmosphère politique était telle que ces gens-là avaient des raisons, ou tout au moins avaient de solides excuses pour se tenir tranquilles. Après l’attentat de Karakosov sur Alexandre II, en avril 1866, la police politique devint toute-puissante. Tout individu suspect de « radicalisme », qu’il eût fait quelque chose ou n’eût rien fait, devait vivre dans la crainte d’être arrêté la nuit à cause de la sympathie qu’il avait pu montrer à une personne impliquée dans telle ou telle affaire politique, ou bien à cause d’une lettre inoffensive saisie dans une perquisition nocturne, ou bien tout simplement à cause de ses opinions « dangereuses ». Et une arrestation pour des motifs politiques pouvait signifier des années de réclusion dans la forteresse de Pierre et Paul, la déportation en Sibérie, ou même la torture dans les casemates de la forteresse.
Jusqu’à aujourd’hui cette agitation des cercles de Karakosov est restée très imparfaitement connue, même en Russie. J’étais à cette époque en Sibérie et je ne la connais que par ouï-dire. Il semble cependant que dans ce mouvement deux courants différents se firent sentir. L’un d’eux fut le commencement du grand mouvement « vers le peuple » (v narod) qui prit plus tard une extension si formidable, tandis que l’autre courant était surtout politique. Des groupes de jeunes gens, dont quelques-uns étaient en passe de devenir de brillants professeurs d’université, des historiens, ou des ethnographes de valeur, s’étaient formés vers 1864 dans l’intention d’aller porter au peuple l’éducation et la science, en dépit de l’opposition du gouvernement. Ils s’installaient comme simples artisans dans les grandes cités industrielles et y fondaient des associations coopératives, ainsi que des écoles irrégulières, dans l’espoir qu’avec beaucoup de tact et de patience ils pourraient instruire le peuple, et créer ainsi les premiers centres d’où des conceptions plus larges et meilleures rayonneraient peu à peu parmi les masses. Leur but était haut ; des sommes considérables furent mises au service de la cause ; et j’incline à croire que cette tentative, si on la compare aux entreprises similaires qui l’ont suivie, reposait au point de vue pratique sur les bases les plus solides. En tout cas ses promoteurs étaient en rapports très étroits avec le peuple des travailleurs.
D’autre part, sous l’impulsion de quelques membres de ces cercles — Karakosov, Ichoutine et leurs amis — le mouvement prit une direction politique. Dès 1862 la politique d’Alexandre II avait reçu un caractère nettement réactionnaire ; il s’était entouré des hommes les plus rétrogrades et en avait fait ses conseillers les plus intimes. Les réformes qui avaient fait la gloire du commencement de son règne furent alors stérilisées ou annihilées par des règlements particuliers et des circulaires ministérielles. Dans le camp réactionnaire on affichait ouvertement l’espoir de rétablir sous une forme déguisée la justice seigneuriale et le servage, et personne ne pouvait espérer à ce moment que la réforme capitale — l’abolition du servage — résisterait aux assauts dirigés contre elle et partis du Palais d’Hiver même. C’est ce qui dut amener Karakosov et ses amis à penser que la continuation du règne d’Alexandre II serait une menace pour les résultats acquis jusqu’ici et que la Russie retomberait dans les horreurs du règne de Nicolas Ier, si Alexandre continuait de régner. On fondait en même temps de grandes espérances — comme cela arrive toujours malgré tant de déceptions — sur les tendances libérales de l’héritier du trône et de son oncle Constantin. Je dois ajouter qu’avant 1886, ces craintes et ces considérations étaient assez fréquemment exprimées dans des milieux plus élevés que ceux que Karakosov semble avoir fréquentés. Quoi qu’il en soit, Karakosov tira sur Alexandre II, au moment où celui-ci sortait du Jardin d’Été pour monter en voiture. Il manqua son coup et fut arrêté sur-le-champ.
Katkov, le chef du parti réactionnaire à Moscou, passé maître dans l’art de faire argent de chaque trouble politique, accusa aussitôt tous les radicaux et tous les libéraux de complicité avec Karakosov — ce qui était certainement faux — et il insinua dans son journal, — si bien que Moscou tout entier y crut — que Karakosov n’était qu’un instrument aux mains du grand-duc Constantin, le chef du parti réformiste dans les hautes sphères gouvernementales. On s’imagine si Chouvalov et Trépov exploitèrent ces accusations et les craintes d’Alexandre II. Mikhael Mouraviev, qui avait mérité pendant l’insurrection de Pologne le surnom de « pendeur », reçut l’ordre de faire une enquête approfondie et de découvrir par tous les moyens possibles le complot dont on supposait l’existence. Il opéra des arrestations dans toutes les classes de la société, ordonna des centaines de perquisitions et se vanta « qu’il trouverait le moyen de rendre les prisonniers plus loquaces. » Il n’était certainement pas homme à reculer même devant la torture, et à Pétersbourg l’opinion publique était unanime à prétendre que Karakosov avait été torturé pour lui arracher des aveux, que du reste il ne fit pas.
Les secrets d’État sont bien gardés dans les forteresses, principalement dans cette énorme masse de pierre en face du Palais d’Hiver, qui a vu tant de monstruosités, dévoilées dans ces derniers temps seulement par les historiens. Elle garde encore les secrets de Mouraviev. Quoi qu’il en soit, ce qui suit jettera peut-être quelque lumière sur cette affaire.
En 1886 j’étais en Sibérie. Un de nos officiers sibériens, qui se rendait vers la fin de l’année, de la Russie à Irkoutsk, rencontra deux gendarmes à un relais de poste. Ils avaient accompagné un fonctionnaire exilé pour vol et rentraient en Russie. Notre officier d’Irkoutsk, qui était un très aimable homme, trouvant les gendarmes en train de prendre le thé par une froide nuit d’hiver, s’assit à leur table et se mit à causer avec eux pendant qu’un changeait les chevaux. Un de ces hommes connaissait Karakosov.
« — Pour être rusé, il l’était, » dit-il. « Quand il était à la forteresse deux d’entre nous — nous étions relevés toutes les deux heures — avaient l’ordre de l’empêcher de dormir. Nous le faisions donc asseoir sur un étroit tabouret et dès qu’il commençait à s’assoupir, nous le secouions pour le réveiller... Que voulez-vous ? c’était la consigne ! Eh bien, voyez combien il était rusé : il était assis les jambes croisées et balançait une de ses jambes pour nous faire croire qu’il était éveillé, et pendant ce temps il faisait un somme, tout en continuant de balancer sa jambe. Mais nous ne tardâmes pas à découvrir sa ruse et nous racontâmes la chose à ceux qui venaient nous relever, de sorte qu’on le secouait et l’éveillait à chaque instant, qu’il balançât sa jambe ou non. » « — Et combien de temps cela dura-t-il ? » demanda mon ami. « — Oh ! plusieurs jours, plus d’une semaine ! »
Le caractère ingénu de ce récit est à lui seul une preuve de véracité : il ne pouvait pas avoir été inventé ; et on peut admettre que Karakosov a été torturé à ce point.
Quand Karakosov fut pendu, un de mes camarades du corps des pages assista à l’exécution avec son régiment de cuirassiers. « Quand on le fit sortir de la prison, me raconta mon camarade, et que je le vis sur la haute plate-forme de la charrette qui cahotait sur le glacis inégal de la forteresse, ma première impression fut qu’on allait pendre un mannequin de caoutchouc et que Karakosov était déjà mort. Imagine-toi que la tête, les bras et tout le corps étaient absolument flasques, comme si les os manquaient à ce corps, ou qu’ils eussent été tous brisés. C’était un spectacle atroce et c’était une chose terrible de penser à ce que cela signifiait.
« Cependant, quand deux soldats le descendirent de la charrette, je remarquai qu’il remuait les jambes et qu’il faisait d’héroïques efforts pour marcher seul et monter les marches de l’échafaud. Ce n’était donc pas un mannequin, et il ne pouvait pas avoir eu une syncope. Les officiers présents étaient très surpris de tout cela et ne pouvaient se l’expliquer. » Mais quand je suggérai à mon camarade que Karakosov avait peut-être été torturé, il rougit et répliqua : « C’est ce que nous pensions tous. »
La privation de sommeil durant des semaines suffirait seule à expliquer l’état dans lequel se trouvait au moment de l’exécution cet homme doué d’une très grande force morale. J’ajouterai, et je suis absolument certain du fait, que, dans un cas au moins, des drogues furent administrées à un prisonnier de la forteresse, nommé Sabourov, en 1879. Mouraviev se borna-t-il à torturer Karakosov de la façon susdite ? L’a-t-on empêché d’aller plus loin ? Je l’ignore. Mais ce que je sais bien, c’est que j’ai souvent entendu dire par de hauts fonctionnaires de Pétersbourg que la torture a été employée dans ce cas particulier.
Mouraviev avait promis d’anéantir les éléments radicaux de Pétersbourg, et tous ceux dont le passé était à un degré quelconque entaché de radicalisme vivaient dans la crainte de tomber sous les griffes du « bourreau ». Ils évitaient avant tout de fréquenter des jeunes gens, de peur d’être impliqués avec eux dans quelques sociétés politiques dangereuses. C’est ainsi qu’un abîme se creusait, non seulement entre les « pères » et les « fils », comme Tourguénev l’a décrit dans son roman, non seulement entre deux générations, mais aussi entre tous les hommes entre deux générations, mais aussi entre tous les hommes qui avaient passé la trentaine et les jeunes gens qui venaient d’avoir vingt ans. Ainsi les jeunes Russes étaient non seulement mis dans la nécessité de combattre dans leurs pères les défenseurs du servage, mais ils se voyaient complètement abandonnés par leurs frères aînés, qui ne voulaient pas les suivre dans leurs tendances socialistes et redoutaient même de leur prêter appui dans leur lutte pour la conquête d’une plus grande liberté politique. Je me demande s’il n’y a jamais eu dans l’histoire un fait pareil à celui-ci : une armée de jeunes gens engageant la lutte contre un ennemi aussi formidable que l’absolutisme russe, abandonnés par leurs pères et même par leurs frères aînés, quoique ces jeunes gens se fussent simplement efforcés de réaliser dans la vie l’héritage intellectuel de ces mêmes pères et frères ? Livra-t-on jamais un combat dans des conditions plus tragiques que celles-ci ?
Chapitre III
Le seul point lumineux que je découvrais dans la vie de Pétersbourg était le mouvement qui se produisait parmi la jeunesse des deux sexes. Des courants divers se rencontraient pour produire la puissante agitation qui prit bientôt un caractère secret et révolutionnaire et qui captiva l’attention de la Russie durant les quinze années qui suivirent. J’en parlerai dans un des chapitres suivants ; mais il faut que je mentionne à cette place le mouvement qui fut ouvertement déterminé par les femmes russes pour obtenir l’accès des écoles supérieures. Pétersbourg en était alors le principal foyer.
Toutes les après-midi, la jeune femme de mon frère, revenant des cours pédagogiques de femmes qu’elle suivait, avait quelque chose de nouveau à nous raconter au sujet de l’animation qui y régnait. On y étudiait le projet d’ouvrir une école de médecine et des universités pour les femmes. Les cours étaient suivis de discussions sur les écoles et les différentes méthodes d’enseignement, et des centaines de femmes prenaient un intérêt passionné à ces questions, les discutant sous toutes les faces dans leurs réunions particulières. On fondait des sociétés de traductrices, d’éditrices, d’imprimeuses et de relieuses, pour procurer du travail aux membres les plus pauvres de cette association fraternelle. Car les femmes allaient à Pétersbourg, prêtes à accepter n’importe quelle besogne pour vivre, soutenues par l’espoir de pouvoir elles aussi obtenir un jour leur part de haute culture intellectuelle. Une vie intense, exubérante régnait dans ces milieux féministes, offrant un violent contraste avec ce que je rencontrais ailleurs.
Comme le gouvernement avait nettement déclaré qu’il n’admettrait pas les femmes dans les universités déjà existantes, celles-ci faisaient tous leurs efforts pour obtenir la création d’universités spéciales. On leur disait au Ministère de l’Instruction Publique que les jeunes filles qui avaient passé par les Gymnases (lycées de jeunes filles) n’étaient pas préparées à suivre les cours des universités. « Très bien, répondaient-elles, permettez-nous d’ouvrir des cours intermédiaires, préparatoires à l’université et imposez-nous le programme qu’il vous plaira. Nous ne demandons à l’État aucun appui. Donnez-nous l’autorisation, et nous nous chargeons de tout. » L’autorisation, cela va sans dire, ne fut pas accordée.
Alors elles ouvrirent dans tous les quartiers de Pétersbourg des cours privés et des conférences de salon. Plusieurs professeurs d’université, favorables au nouveau mouvement, consentirent à y faire des cours. Quoique pauvres eux-mêmes, ils prévinrent les organisatrices que toute proposition d’honoraires serait considérée par eux comme une offense personnelle. En outre, tous les étés, on avait l’habitude de faire, sous la direction de professeurs de l’Université, des excursions scientifiques dans les environs de Pétersbourg, et la majeure partie des excursionnistes étaient des femmes.
Celles qui suivaient les cours d’accouchement obligeaient les professeurs à traiter chaque sujet d’une manière plus approfondie que ne l’exigeait le programme, ou réclamaient des cours complémentaires. Elles profitaient de toutes les possibilités qui leur étaient offertes et de toutes les brèches de la forteresse pour lui donner l’assaut. Elles obtinrent leur admission au laboratoire anatomique du vieux Dr Gruber et y firent de tels progrès qu’elles gagnèrent entièrement à leur cause l’enthousiaste anatomiste. Dès qu’elle apprenaient qu’un professeur était disposé à les laisser travailler dans son laboratoire le dimanche et le soirs des jours de semaine, elles profitaient de la permission et travaillaient très tard les jours de semaine et tous les dimanches. Finalement, elles ouvrirent, malgré l’opposition du Ministère, des cours préparatoires, sauf qu’elles les qualifièrent de cours pédagogiques. Etait-il possible, en effet, d’interdire à de futures mères de famille l’étude des méthodes d’enseignement ? Mais comme les méthodes d’enseignement de la botanique ou des mathématiques ne sauraient être confinées dans le domaine de l’abstraction, l’étude de la botanique, des mathématiques, et du reste, fut introduite dans le programme des cours de pédagogie, qui devinrent ainsi préparatoires à l’Université.
Ainsi les femmes élargissaient pas à pas le cercle de leurs droits. Dès qu’on apprit qu’un professeur d’une université allemande admettait quelques femmes à ses cours, des femmes russes allèrent frapper à sa porte et y furent admises. Elles étudièrent le droit et l’histoire à Heidelberg et les mathématiques à Berlin. A Zurich, plus de cent jeunes filles ou femmes suivaient les cours de l’université et de l’école polytechnique. Elles y acquirent quelque chose de plus précieux que le grade de docteur en médecine ; elles y gagnèrent l’estime des plus savants professeurs qui ne laissaient pas de la leur témoigner publiquement. Quand j’arrivai à Zurich en 1872 et que j’y fis la connaissance de quelques étudiantes, je vis avec étonnement de très jeunes filles qui suivaient les cours de l’école polytechnique, résoudre les problèmes compliqués de la théorie de la chaleur à l’aide du calcul différentiel, avec autant d’aisance que si elles avaient étudié les mathématiques pendant des années. Une de ces jeunes filles russes, qui étudiait les mathématiques sous la direction de Weierstrass à Berlin, Sophie Kovalevsky, devint un mathématicien de haute valeur, et fut appelée comme professeur à Stockholm ; elle fut, je crois, la première femme de notre siècle qui exerçât le professorat dans une université d’hommes. Et elle était si jeune qu’en Suède on ne l’appelait pas autrement que Sonia, diminutif de Sophie. Malgré la haine manifeste d’Alexandre II pour les femmes instruites — quand il rencontrait au cours de ses promenades une jeune fille en lunettes et en chapeau garibaldien, il se mettait à trembler, pensant que c’était une nihiliste prête à tirer sur lui — malgré l’opposition acharnée de la police politique, qui considérait toute étudiante comme une révolutionnaire ; malgré les menaces et les viles accusations que Katkov dirigeait contre l’ensemble du mouvement dans presque tous les numéros de son journal venimeux, les femmes réussirent à ouvrir, contrairement aux intentions du gouvernement, une série de hautes écoles. Quelques-unes ayant obtenu à l’étranger le grade de docteur, elles forcèrent le gouvernement, en 1872, à leur permettre d’ouvrir avec leurs propres deniers une école de médecine. Et quand le gouvernement rappela les femmes russes de Zurich, pour les empêcher de se mêler aux réfugiés révolutionnaires, elles obtinrent de celui-ci l’autorisation de fonder en Russie quatre universités de femmes qui comptèrent bientôt près de mille élèves. Cela paraît presque impossible, mais il n’en est pas moins certain que, malgré les persécutions que l’école de médecine pour femmes a eu à subir, malgré son interdiction temporaire, il y a actuellement en Russie plus de six cent soixante-dix femmes exerçant la médecine.
Ce fut certainement un mouvement considérable, dont le succès fut merveilleux et la portée très haute. C’est avant tout à l’esprit de sacrifice absolu, que la plupart de ces femmes montrèrent dans toutes les situations possibles, qu’elles durent leur succès. Elles avaient déjà travaillé comme sœurs de charité pendant la guerre de Crimée, plus tard comme organisatrices d’écoles, comme dévouées institutrices de village, comme sages-femmes instruites et aides-médecins pour soigner les paysans. Pendant la guerre de Turquie, en 1878, elles entrèrent en qualité de gardes-malades dans les hôpitaux ravagés par le typhus et provoquèrent l’admiration des chefs militaires et d’Alexandre II lui-même. Je connais deux dames, toutes deux très activement recherchées par la police, qui servirent comme gardes-malades pendant la guerre, sous des noms d’emprunt, confirmés par de faux passeports ; l’une d’elle, la plus grande « criminelle » des deux, qui avait pris une part active à mon évasion, fut même nommée garde-malade en chef, tandis que son amie faillit mourir de la fièvre typhoïde. Bref, les femmes occupaient n’importe quelle situation, quelle qu’en fût l’infériorité dans l’échelle sociale et quelles que fussent les privations qu’elle leur imposât, pourvu qu’elles pussent être utiles au peuple ; et il ne s’agit pas ici de personnes isolées, mais de centaines et de milliers de femmes. Elles ont conquis leurs droits dans la véritable acception du terme.
Un autre caractère de ce mouvement était que la scission qui s’était produite entre les deux générations — les sœurs aînées et les sœurs cadettes — n’existait pas ou avait en grande partie disparu. Celles qui avaient dirigé le mouvement dès son origine n’avaient jamais brisé le lien qui les unissait à leurs sœurs cadettes, bien que ces dernières fussent beaucoup plus avancées dans leurs idéaux que leurs aînées.
Celles-ci, poursuivant leurs buts dans les sphères plus hautes, se tenaient rigoureusement à l’écart de toute agitation politique ; mais elles ne commirent jamais la faute d’oublier que leurs principales forces résidaient dans la masse des femmes plus jeunes, dont un grand nombre se joignit finalement aux cercles radicaux et révolutionnaires. Ces chefs du mouvement étaient la correction même — je les trouvais même trop correctes — mais elles ne rompirent jamais avec les étudiantes plus jeunes qui, en leur qualité de parfaites nihilistes, portaient les cheveux courts, dédaignaient la crinoline et manifestaient dans leur tenue et leur conduite leur esprit démocratique. Celles qui dirigeaient le mouvement ne se mêlaient pas à elles, et il y eut parfois des froissements, mais elles ne renièrent jamais les autres, et c’était, à mon avis, un fait très important en ces temps de persécution acharnée.
Elles semblaient dire à celles qui étaient plus jeunes et plus démocrates : « Nous continuerons à porter nos habits de velours et nos chignons, parce que nous avons affaire à des fous qui voient dans une robe de velours et un chignon des gages « de confiance politique » ; mais vous autres, jeunes filles, vous êtes libres de suivre vos goûts et vos inclinations. » Quand les étudiantes russes de Zurich reçurent du gouvernement l’ordre de rentrer en Russie, ces dames correctes ne se tournèrent pas contre les rebelles. Elles dirent simplement au gouvernement : « Cela ne vous convient pas ? Eh bien, alors, ouvrez des universités de femmes en Russie ; sinon nos filles iront à l’étranger en plus grand nombre, et, naturellement, elles entreront en relation avec les réfugiés politiques. » Quand on leur reprochait de ne former que des révolutionnaires et qu’on les menaçait de fermer leur académie et leurs universités, elles répliquaient : « Oui, beaucoup d’étudiants deviennent des révolutionnaires, mais est-ce une raison pour fermer toutes les universités ? » Combien peu de chefs politiques ont le courage de ne pas se tourner contre les membres plus avancés de leur propre parti !
Le véritable secret de leur attitude intelligente et couronnée de succès, réside dans ce fait que les femmes, qui étaient l’âme du mouvement, n’étaient pas simplement des féministes, désireuses de conquérir leur part des positions privilégiées dans la société et dans l’État. Bien au contraire. Les sympathies de la plupart d’entre elles allaient à la masse du peuple. Je me rappelle la part active que mademoiselle Satasova, le vieux chef de l’agitation féministe, prit en 1861, aux écoles du dimanche, les liens d’amitié qu’elle et ses amies nouèrent avec les ouvrières de fabriques, l’intérêt qu’elles témoignèrent pour la dure existence de ces jeunes filles en dehors de l’école, les luttes qu’elles soutinrent contre leurs avides patrons.
Je me souviens du vif intérêt que ces femmes montraient dans leurs cours de pédagogie pour les écoles de village et pour l’activité de ce petit nombre d’hommes, qui, comme le baron Korff, put, pendant quelque temps, faire quelque chose dans cette direction, et je me souviens aussi de l’esprit social qui régnait dans leurs cours. Les droits pour lesquels la plus grande partie de ces femmes combattaient étaient non seulement le droit individuel à une haute culture intellectuelle, mais plus encore, le droit de travailler utilement parmi le peuple et les masses. Et c’est ce qui explique leur succès.
Durant ces dernières années la santé de mon père était allée de mal en pis, et quand nous vînmes le voir, mon frère Alexandre et moi, au printemps de 1871, nous apprîmes par les médecins qu’il ne survivrait pas aux premiers froids. Il avait continué de vivre comme autrefois dans le Vieux Quartier des Écuyers, mais tout avait changé autour de lui dans ce quartier aristocratique. Les riches propriétairesfonciers qui y jouaient autrefois le principal rôle, avaient disparu. Après avoir dissipé rapidement l’indemnité de rachat qu’ils avaient reçue au moment de l’émancipation des serfs, après avoir hypothéqué et surhypothéqué leurs terres dans les nouvelles banques foncières qui exploitaient leur situation embarrassée, ils avaient fini par se retirer à la campagne ou dans les villes de province, pour y être bientôt oubliés. Leurs maisons étaient occupées par les « nouveaux venus » — négociants riches, constructeurs de chemins de fer, etc. — tandis que dans presque toutes les anciennes familles qui restaient encore dans le Vieux Quartier des Écuyers, une vie nouvelle s’agitait cherchant à établir ses droits sur les ruines de l’ancienne. Quelques généraux en retraite qui fulminaient contre le nouvel état de choses et soulageaient leur colère en prédisant à la Russie une ruine certaine et rapide sous le régime nouveau étaient désormais, avec quelques parents de passage à Moscou, la seule compagnie de mon père. De notre nombreuse parenté, qui comptait dans ma jeunesse près de vingt familles rien qu’à Moscou, il n’en restait que deux dans la capitale, et encore avaient-elles suivi le courant de la vie nouvelle, les mères discutant avec leurs fils et leurs filles les questions d’écoles populaires et d’universités pour femmes. Mon père les considérait avec mépris. Ma belle-mère et ma plus jeune demi-sœur Pauline, qui n’avaient pas changé, le consolaient de leur mieux ; mais elles-mêmes se sentaient étrangères dans ce milieu inaccoutumé.
Mon père avait toujours été dur et extrêmement injuste à l’égard de mon frère Alexandre, mais Alexandre était absolument incapable de garder rancune à qui que ce fût. Lorsqu’il entra dans la chambre de malade de mon père, avec ce regard profond et bienveillant de ses yeux bleu foncé et ce sourire où se révélait son infinie bonté, il trouva immédiatement ce qu’il fallait faire pour accommoder plus confortablement le malade dans son fauteuil et il le fit aussi naturellement que s’il n’avait quitté la chambre que quelques heures auparavant. Mon père en fut abasourdi et il le regardait, incapable de comprendre. Notre visite apporta un peu de vie dans la maison solitaire et sombre ; des soins plus éclairés furent prodigués au malade ; ma belle-mère, Pauline, les serviteurs eux-mêmes montrèrent plus d’empressement et mon père se ressentit de ce changement.
Une chose l’inquiétait cependant. Il avait espéré que nous reviendrions en fils repentants, implorant son appui. Mais lorsqu’il voulait amener la conversation sur ce sujet, nous l’interrompions si gaiement en disant : « Ne vous préoccupez donc pas de cela ; nous faisons très bien notre chemin » qu’il était encore plus déconcerté. Il s’attendait à une scène dans le style d’autrefois — pensant que ses fils allaient implorer son pardon et lui demander de l’argent — peut-être même regretta-t-il un moment que cela ne se produisît pas ; mais il nous tint depuis ce temps en plus grande estime. Au moment du départ nous étions tous les trois très affectés. Il semblait presque redouter de rentrer dans sa sombre solitude au milieu des ruines d’un système qu’il avait défendu toute sa vie. Mais Alexandre devait reprendre son service et moi je partais pour la Finlande. Quand je fus rappelé de Finlande à Moscou, je rentrai en toute hâte et j’arrivai juste au moment où commençait la cérémonie des funérailles dans la même vieille église peinte en rouge, dans laquelle mon père avait été baptisé et où l’on avait dit les dernières prières sur le cercueil de sa mère. Pendant que le cortège funèbre suivait les rues dont chaque maison m’était familière depuis mon enfance, je remarquai que les maisons avait peu changé, mais je savais que dans toutes avait commencé une vie nouvelle.
Dans la maison, qui avait jadis appartenu à notre grand’mère paternelle et par suite à la Princesse Mirski, et qui avait été achetée par un certain général N..., un ancien habitant du quartier, la fille unique de cette famille soutenait depuis quelques années une lutte douloureuse contre ses parents, braves gens au fond et qui adoraient leur fille ; mais ils s’obstinaient à l’empêcher de suivre les cours de l’université qui venait d’être ouverte pour les femmes à Moscou. Finalement elle obtint la permission de s’y rendre, mais on l’y conduisait dans une élégante voiture, sous la surveillance de sa mère, qui restait courageusement assise pendant des heures sur les bancs parmi les étudiantes, aux côtés de sa fille chérie ; et pourtant, malgré tous ces soins et toute cette sollicitude, sa fille s’affilia quelques années plus tard au parti révolutionnaire : elle fut arrêtée et passa un an dans la forteresse de Saint-Pierre et Saint-Paul.
Dans la maison d’en face, deux despotes chefs de famille, le comte et la comtesse Z..., étaient en lutte terrible avec leurs deux filles, qui étaient lasses de la vie oisive et inutile que leurs parents les forçaient à mener et qui désiraient se joindre à ces autres jeunes filles qui se portaient en foule, libres et heureuses, au cours de l’université. La lutte dura des années. Les parents, cette fois, ne cédèrent pas et le résultat fut que l’aînée s’empoisonna, et qu’on permit alors à la plus jeune de suivre ses inclinations.
Je revins un jour avec Tchaïkovsky dans la maison voisine, que notre famille avait habitée pendant un an, pour y tenir la première réunion secrète d’un « cercle » que nous avions fondé à Moscou, et je reconnus les pièces qui m’avaient été si familières dans mon enfance et où j’avais respiré un air si différent. Elle appartenait maintenant à la famille de Nathalie Armfeld, la si sympathique déportée de Kara, dont George Kennan a parlé d’une façon si touchante dans son livre sur la Sibérie.
Et c’est dans une maison située à quelques pas à peine de celle où mourut mon père, et quelques mois seulement après sa mort, que je reçus Stepniak, déguisé en paysan ; il venait de s’échapper d’un village où il avait été arrêté pour cause de propagande socialiste parmi les paysans.
Tels étaient les changements qui s’étaient accomplis dans le Vieux Quartier des Écuyers en ces quinze dernières années. La dernière citadelle de la vieille noblesse était maintenant envahie par l’esprit nouveau.
Chapitre IV
L’année suivante, au commencement du printemps, je fis mon premier voyage dans l’ouest de l’Europe. En franchissant la frontière russe, j’éprouvai, avec plus d’intensité que je ne m’y attendais, ce que tout Russe ressent quand il quitte la mère patrie. Tant que le train roule sur le territoire russe, à travers les provinces faiblement peuplées du nord-ouest, on a la sensation qu’on traverse un désert. Le pays est couvert sur une étendue de plusieurs centaines de lieues d’une végétation rabougrie qui mérite à peine le nom de forêt. Çà et là l’œil découvre un misérable petit village, enseveli sous la neige ou une route impraticable, boueuse, étroite et tortueuse. Mais tout, — décors et paysage — change soudainement dès que le train entre en Prusse, avec ses villages proprets, ses fermes, ses jardins et ses chemins pavés ; et le sentiment de ce contraste grandit de plus en plus à mesure qu’on pénètre en Allemagne. Berlin même, malgré sa tristesse, paraît animé après nos villes russes. Et le contraste du climat ! Deux jours auparavant j’avais quitté Pétersbourg couvert d’une épaisse couche de neige, et maintenant dans l’Allemagne centrale je me promenais sur le quai de la gare sans pardessus, par un chaud soleil, admirant les fleurs en boutons. Puis ce fut le Rhin, et enfin la Suisse, baignée dans les rayons d’un soleil éclatant, avec ses petites auberges propres, où l’on vous sert à déjeuner devant la porte, en face des montagnes couvertes de neige. Je n’avais jamais compris aussi vivement l’inconvénient qu’a eu pour la Russie sa situation septentrionale et combien l’histoire du peuple russe a été influencée par ce fait que les principaux centres de son activité ont dû se développer sous des latitudes aussi élevées que celles des côtes du Golfe de Finlande. C’est seulement alors que j’ai compris d’une façon concrète l’irrésistible attraction que les pays du sud ont exercée sur les Russes, les efforts soutenus qu’ils ont faits pour atteindre la Mer Noire et l’incessante poussée des colons sibériens vers le sud, jusqu’à la Mandchourie.
A cette époque, Zurich était plein d’étudiants et d’étudiantes russes. Le fameux quartier de l’Oberstrass, près du Polytechnikum, était un petit coin de Russie, où la langue russe l’emportait sur toutes les autres. Les étudiants, principalement les femmes, vivaient comme la plupart des étudiants russes, c’est-à-dire très frugalement. Du thé et du pain, un peu de lait et une mince tranche de viande cuite sur une lampe à esprit de vin, tel était leur régime ; mais le repas était assaisonné de discussions animées sur les dernières nouvelles du monde socialiste ou sur le dernier livre lu. Ceux qui avaient plus d’argent qu’il ne leur en fallait pour vivre de cette façon, le donnaient pour « la cause commune » — la bibliothèque, la revue russe, qu’on allait publier, ou pour soutenir les journaux socialistes suisses. Les étudiantes apportaient dans leur manière de se vêtir la plus parcimonieuse économie. Pouchkine a écrit dans un vers bien connu, « Quel chapeau ne siérait pas à une jeune fille de seize ans ? » Nos jeunes filles de Zurich semblaient poser d’un air provocant cette question aux habitants de la vieille cité de Zwingle : « Peut-il y avoir une simplicité de mise qui ne convienne pas à une femme, quand celle-ci est jeune, intelligente et pleine d’énergie ? »
Avec tout cela la petite communauté laborieuse travaillait avec plus d’ardeur que n’en ont jamais montré des étudiants depuis qu’il y a des universités, et les professeurs de Zurich ne se lassaient pas de montrer les progrès accomplis par les étudiantes de l’université comme un exemple proposé aux étudiants.
Depuis plusieurs années j’avais ardemment désiré connaître de plus près l’Association Internationale des travailleurs. Les journaux russes la mentionnaient assez souvent dans leurs colonnes, mais il leur était interdit de parler de ses principes ou de ce qu’elle faisait. Je sentais bien que le mouvement devait être considérable et gros de conséquences, mais je ne pouvais en saisir ni les tendances, ni le but.
Maintenant que j’étais en Suisse, je résolus de m’instruire à ce sujet.
L’Internationale était alors à l’apogée de son développement. De grandes espérances avaient été éveillées de 1840 à 1848 dans les cœurs des travailleurs de l’Europe. C’est seulement maintenant que nous commençons à nous faire une idée de l’énorme production de la littérature socialiste durant cette période par les réformateurs de toute nuance, socialistes chrétiens, socialistes d’État, fouriéristes, saint-simoniens, owénistes, etc. ; et c’est seulement maintenant que nous commençons à comprendre la profondeur de ce mouvement et à découvrir combien d’idées, que notre génération a considérées comme le produit de la pensée contemporaine, avaient déjà été émises et développées, — souvent avec une grande profondeur, — dès cette époque. Les républicains entendaient alors sous le nom de « république » une chose toute différente de l’organisation démocratique d’un gouvernement capitaliste qui porte maintenant ce nom. Quand ils parlaient des États-Unis d’Europe, ils entendaient par là une association fraternelle des travailleurs, la transformation des armes de guerre en instruments de travail, et la libre disposition de ces instruments pour tous les membres de la société et au profit de tous — « le fer aux mains du travailleur, » — comme le disait Dupont dans une de ses chansons. Ils réclamaient non seulement l’égalité devant la loi et l’égalité des droits politiques, mais encore et surtout l’égalité au point de vue économique. Les nationalistes eux-mêmes voyaient dans leurs rêves la jeune-Italie, la jeune-Allemagne et la jeune-Hongrie prendre la tête d’un vaste mouvement de réformes agraires et économiques.
L’échec de l’insurrection de juin à Paris, la défaite des Hongrois par les armées de Nicolas Ier et celle de l’Italie par les Français et les Autrichiens, et la formidable réaction politique et intellectuelle qui suivit partout en Europe, arrêtèrent complètement le mouvement. Sa littérature, son œuvre, ses principes de révolution économique et de fraternité universelle tombèrent purement et simplement dans l’oubli et disparurent dans les vingt années qui suivirent.
Cependant une idée avait survécu — l’idée d’une association fraternelle internationale de tous les travailleurs, que quelques émigrés français continuaient de prêcher aux États-Unis, et les continuateurs de Robert Owen en Angleterre. L’entente réalisée par quelques travailleurs anglais et un petit nombre de travailleurs français délégués à l’exposition internationale de Londres en 1862, devint alors le départ d’un formidable mouvement qui se répandit bientôt sur toute l’Europe et engloba plusieurs millions de travailleurs. Les espérances qui avaient sommeillé pendant vingt ans, se réveillèrent de nouveau quand les travailleurs furent appelés à s’unir « sans distinction de religion, de sexe, de nationalité, de race ou de couleur, » pour proclamer que « l’émancipation des travailleurs devait être l’œuvre des travailleurs », et consacrer tout l’effort d’une organisation internationale, forte et unie, à l’évolution de l’humanité, — non pas au nom de l’amour et de la charité, mais au nom de la justice et de la force que possède une société d’hommes unie par la conscience raisonnée de ses aspirations et de son but.
Deux grèves qui éclatèrent à Paris en 1868 et en 1869, plus ou moins soutenue par les maigres subsides envoyés de l’étranger et principalement d’Angleterre, furent, il est vrai, assez insignifiantes en elles-mêmes, mais par suite des persécutions dirigées par le gouvernement impérial contre l’Internationale, elles devinrent l’origine d’un immense mouvement, où fut proclamée la solidarité des travailleurs de tous les pays en face de la rivalité des États. L’idée d’une union internationale de tous les corps de métier et d’une lutte contre le Capital à l’aide d’un appui international, entraîna les travailleurs les plus indifférents. Le mouvement s’étendit comme une traînée de poudre sur la France, la Belgique, l’Italie et l’Espagne. Il mit en relief un grand nombre de travailleurs intelligents, actifs et dévoués, et il attira même un certain nombre d’hommes et de femmes tout à fait supérieurs, appartenant aux classes riches et cultivées. Une puissance que l’on ne soupçonnait pas jusqu’alors, s’affirma de jour en jour grandissante, en Europe ; et si le mouvement n’avait pas été arrêté dans son développement par la guerre franco-allemande, de grandes choses se seraient probablement accomplies en Europe, modifiant profondément l’aspect de notre civilisation et accélérant indubitablement le progrès de l’humanité. Malheureusement la victoire écrasante des Allemands détermina en Europe une situation anormale, elle arrêta pour un quart de siècle le développement régulier de la France et pour l’Europe entière s’ouvrit une ère de militarisme où nous nous débattons encore en ce moment.
Diverses solutions partielles de la question sociale avaient cours à cette époque parmi les travailleurs ; coopératives de consommation et coopératives de production soutenues par l’État, banques populaires, établissements de crédit gratuit, etc. Chacune de ces solutions était proposée aux Sections de l’Association, puis aux Congrès locaux, régionaux et internationaux, et discutée avec ardeur. Chaque Congrès annuel de l’Internationale marquait un nouveau pas en avant, dans le développement des idées touchant le grand problème social, qui est posé à notre génération et qui réclame une solution. La somme d’intelligence manifestée dans ces congrès, et la quantité d’idées scientifiquement exactes mises en circulation c’étaient là les résultats de la pensée collective des travailleurs — n’ont jamais encore été suffisamment appréciées ; mais il n’est pas exagéré de dire que tous les plans de reconstruction sociale qui sont actuellement en vogue sous le nom de « socialisme scientifique » et « d’anarchisme » ont eu leur origine dans les discussions et les rapports des différents congrès de l’Association Internationale. Les quelques personnes cultivées qui s’étaient jointes au mouvement, n’avaient fait que donner une forme théorique aux critiques et aux aspirations exprimées dans les sections, et ensuite dans les congrès, par les travailleurs eux-mêmes.
La guerre de 1870-71 avait, il est vrai, enrayé le développement de l’Association, mais elle ne l’avait pas arrêté. Dans tous les centres industriels de la Suisse des sections nombreuses et actives de l’Internationale existaient encore et des milliers de travailleurs affluaient à leurs meetings, dans lesquels on déclarait la guerre au système existant de la propriété privée de la terre et des fabriques et l’on annonçait la fin prochaine du régime capitaliste. On tenait des congrès locaux sur différents points du pays, et dans chacune de ces assemblées les problèmes les plus ardus et les plus difficiles de l’organisation sociale actuelle étaient discutés avec une connaissance de la question et une profondeur de conception qui alarmaient encore plus la bourgeoisie que le nombre des adhérents affiliés aux sections ou groupes de l’Internationale. Les jalousies et les préjugés qui avaient existé jusqu’ici en Suisse entre les métiers privilégiés (ceux des horlogers et des bijoutiers) et les métiers plus grossiers (tisserands, ouvriers du bâtiment, etc.) et qui avaient empêché une action commune dans les questions de travail et de salaire, disparaissaient. Les travailleurs affirmaient avec une énergie croissante que de toutes ces différences qui existent dans la société moderne, la plus importante est celle qui sépare les capitalistes de ceux qui non seulement viennent au monde sans un sou, mais qui sont condamnés, toute leur vie, à gagner de l’argent pour une minorité favorisée.
L’Italie, spécialement l’Italie centrale et l’Italie du nord, était couverte de groupes et de sections de l’Internationale ; et on y comprenait que l’unité italienne, si longtemps cherchée, n’avait rien donné au peuple. Les ouvriers étaient invités à faire eux-mêmes leur révolution, à s’emparer de la terre pour les paysans, et des fabriques pour les travailleurs et à abolir l’organisation oppressive et centralisée de l’État, dont la mission historique avait toujours été de protéger et de maintenir l’exploitation de l’homme par l’homme.
En Espagne des organisations similaires couvraient la Catalogne, Valence et l’Andalousie ; elles étaient unies aux puissantes associations ouvrières de Barcelone, qui les soutenaient et avaient déjà introduit la journée de huit heures dans l’industrie du bâtiment. L’Internationale n’avait pas moins de quatre-vingt mille membres payant régulièrement leur cotisation en Espagne ; elle comprenait tous les éléments actifs et pensants de la population ; et en refusant nettement de se mêler aux intrigues politiques de 1871-72, elle avait conquis à un haut degré la sympathie des masses. Les débats de ses congrès provinciaux et nationaux et les manifestes qui en étaient sortis étaient des modèles de critique rigoureusement logique des conditions existantes, et un exposé merveilleusement clair des idées de la classe ouvrière.
En Belgique, en Hollande et même en Portugal le même mouvement s’étendait et il avait déjà amené dans les rangs de l’Association la plus grande partie et les meilleurs éléments des mineurs et des tisserands belges. En Angleterre les trade unionss’étaient aussi jointes au mouvement, du moins en principe, et, sans s’engager dans le socialisme, elles étaient prêtes à soutenir leurs frères du continent dans leurs luttes contre le Capital, principalement dans les grèves. En Allemagne les socialistes avaient conclu une alliance avec les partisans assez nombreux de Lassalle et jeté les premiers fondements d’un parti social-démocrate. L’Autriche et la Hongrie suivaient la même voie, et bien qu’une organisation internationale ne fût pas possible alors en France après la défaite de la Commune et avec la réaction qui suivit (des lois draconiennes avaient été édictées contre les membres de l’Association) on n’en était pas moins convaincu que cette période de réaction ne durerait pas et que la France reviendrait à l’Association et prendrait la tête du mouvement.
En arrivant à Zurich, je m’affiliai à une des sections locale de l’Association Internationale des Travailleurs. Je demandai aussi à mes amis russes où je pourrais me renseigner davantage sur le grand mouvement qui se produisait dans les autres pays. « Lisez », me répondirent-ils ; et ma belle-sœur, qui étudiait alors à Zurich, m’apporta un grand nombre de livres et des collections de journaux des deux dernières années. Je passai des jours et des nuits à lire et je retirai de ce travail une impression profonde que rien ne saurait effacer. Le flot de pensées nouvelles éveillées en moi par ces lectures est associé dans mon esprit à une étroite chambre proprette de l’Oberstrass, de la fenêtre de laquelle l’œil découvre le lac bleu, les montagnes où les Suisses combattirent pour leur indépendance, et les hautes tours de la vieille ville, théâtre de tant de luttes religieuses.
La littérature socialiste n’a jamais produit beaucoup de livres. Elle s’adresse aux travailleurs, pour lesquels un sou est de l’argent, et sa principale force réside dans ses petites brochures et dans ses journaux. C’est pourquoi celui qui cherche à s’éclairer sur le socialisme ne trouve dans les livres qu’une petite partie de ce qu’il cherche. Ceux-ci contiennent les théories ou les arguments scientifique en faveur des aspirations socialistes, mais ils ne disent pas comment les travailleurs conçoivent l’idéal socialiste, ni combien ils sont préparés pour le réaliser pratiquement. Il n’y a donc qu’à prendre des collections de journaux et à les lire d’un jour à l’autre — les nouvelles aussi bien que les articles de fond — les premières peut-être plus encore que les derniers. Tout un mode nouveau de relations sociales et de méthodes nouvelles de pensée et d’action se dégage de cette lecture qui nous découvre ce que nous ne trouverions pas ailleurs, — notamment la profondeur et la force morale du mouvement — et nous montre à quel degré ces hommes sont pénétrés des théories nouvelles, qu’ils sont prêts à les appliquer à chaque jour de leur existence et pour lesquelles ils sont prêts à souffrir. Toutes les discussions relatives à l’impraticabilité du socialisme et à la nécessité d’une évolution lente sont de peu de valeur, car la marche de l’évolution ne peut être jugée qu’avec une connaissance exacte des êtres humains dont l’évolution est en cause. Comment saurait-on faire la somme de nombres dont on ignore la valeur ?
Plus je lisais, plus je voyais que je me trouvais en présence d’un monde nouveau, inconnu pour moi et totalement inconnu des savants auteurs de théories sociologiques — un monde que je ne pouvais connaître qu’en faisant partie de l’Association et en vivant de la vie des ouvriers. Je résolus donc de consacrer quelques mois à cette vie.
Mes amis russes m’y encouragèrent et après avoir passé quelques jours à Zurich, je partis pour Genève qui était alors un des principaux foyers du mouvement internationaliste.
Les sections genevoises se réunissaient alors dans le vaste Temple Unique, siège de la Loge maçonnique. Plus de deux mille personnes pouvaient trouver place les jours de réunions générales dans la vaste salle, tandis que les autres locaux étaient occupés chaque soir par les réunions des comités et des sections ou par les cours d’histoire, de physique, de mécanique. Les travailleurs recevaient l’instruction gratuite d’un petit, très petit nombre d’hommes de la classe moyenne, qui s’étaient joints au mouvement, la plupart réfugiés français de la Commune de Paris. C’était à la fois une université populaire et un forum populaire.
L’un des principaux chefs du mouvement qui avait pour centre le Temple Unique, était un Russe, Nicolas Outine, un homme éclairé, adroit et actif ; mais l’âme véritable de ces réunions était une femme russe très sympathique, connue au loin à la ronde parmi les ouvriers sous le nom de madame Olga ; elle était la force active de tous les comités. Tous deux, Outine et madame Olga, me firent un cordial accueil, me mirent en rapport avec toutes les personnes de marque des sections des différents corps de métier et m’invitèrent à assister aux séances des comités. Je répondis à cette invitation, mais je restais de préférence avec les ouvriers eux-mêmes. Tout en prenant un verre de vin aigrelet à une des tables de la salle de réunions, je passais toutes mes soirées parmi les ouvriers et bientôt je me liais d’amitié avec quelques-uns d’entre eux, particulièrement avec un Alsacien, tailleur de pierres, qui avait quitté la France après l’insurrection de la Commune. Il avait des enfants, qui par hasard étaient presque du même âge que les deux enfants que mon frère avait perdus quelques mois auparavant, et je nouai bientôt d’excellentes relations avec la famille et les amis de celle-ci. Je pus ainsi suivre le mouvement dans son caractère plus intime et apprendre ce que les ouvriers eux-mêmes en pensaient.
Les ouvriers avaient mis toutes leurs espérances dans le mouvement international. Jeunes et vieux se rendaient en foule au Temple Unique après leur longue journée de travail, pour y recevoir quelques bribes d’instruction ou pour écouter les orateurs qui leur promettaient un grand avenir, basé sur la communauté de ce qui est nécessaire à la production de la richesse, et sur la fraternité des hommes, sans distinction de caste, de race ou de nationalité. Tous espéraient qu’une grande révolution sociale, pacifique ou non, éclaterait bientôt et changerait complètement les conditions économiques. Pas un ne désirait la guerre sociale, mais tous disaient que si les classes dirigeantes rendaient la lutte inévitable par leur obstination aveugle, il faudrait combattre à outrance, pourvu que la lutte procurât aux masses opprimées le bien-être et la liberté.
Il faut avoir vécu à cette époque parmi les ouvriers pour se faire une idée de l’effet produit sur leurs esprits par l’extension soudaine de l’Internationale — de la confiance qu’ils avaient en elle, de l’amour avec lequel il en parlaient, et des sacrifices qu’ils faisaient pour elle. Des milliers d’ouvriers donnaient, jour par jour, semaine par semaine, année par année, leur temps et leur argent, prenant même sur leur nourriture, pour assurer l’existence de chaque groupe et la publication des journaux, pour défrayer les dépenses des congrès et venir en aide aux camarades qui avaient souffert pour la cause du parti. Je fus également frappé de l’influence moralisante exercée par l’Internationale. La plupart des internationalistes parisiens s’abstenaient presque complètement de boire et tous avaient renoncé à fumer. « Pourquoi nourrir en moi cette faiblesse ? » disaient-il. La vulgarité, la trivialité disparaissaient pour faire place à des aspirations nobles et élevées.
Les bourgeois ne comprendront jamais les sacrifices faits par les ouvriers pour soutenir leur cause. Il ne fallait pas peu de courage pour s’affilier ouvertement à une section de l’Internationale, et affronter le mécontentement d’un patron, s’exposer à être probablement renvoyé à la première occasion et condamné à rester de longs mois sans travail ; même dans les circonstances les plus favorables le fait d’appartenir à une association ouvrière ou à un parti avancé entraîne une série de sacrifices continuels. Il n’y a pas jusqu’à la minime cotisation donnée pour la cause commune qui ne représente une lourde charge pour le maigre budget d’un ouvrier européen, et il faut débourser plusieurs gros sous chaque semaine. C’est aussi un sacrifice que d’assister fréquemment aux réunions. Pour nous ce peut être un plaisir de passer quelques heures dans une assemblée, mais pour des hommes dont la journée commence à cinq ou six heures du matin, ces heures doivent être prises sur le repos nécessaire.
Cet esprit de sacrifice était pour moi un reproche de tous les instants. Je voyais avec quelle ardeur les ouvriers cherchaient à s’instruire, et combien peu nombreux étaient ceux qui se dévouaient à les aider dans cette tâche. Je voyais combien la masse des travailleurs avait besoin d’être soutenue par des hommes ayant l’instruction et des loisirs, dans les efforts qu’elle faisait pour étendre et développer l’organisation du parti. Mais combien rares étaient ceux qui leur prêtaient leur appui sans l’arrière-pensée de tirer un profit politique de cette impuissance du peuple ! Je sentais de plus en plus que mon devoir était d’associer ma destinée à la leur. Stepniak dit dans sa « Carrière d’un Nihiliste » que tout révolutionnaire a eu dans sa vie un moment où il a été amené par une circonstance, si insignifiante fût-elle, à faire le serment de se consacrer à la cause de la révolution. Je sais quel fut pour moi ce moment ; je l’ai vécu après un des meetings tenus au Temple Unique, où je ressentis avec plus d’acuité que jamais combien lâches sont les hommes instruits qui hésitent à mettre leur culture intellectuelle, leur savoir, leur énergie au service de ceux qui ont tant besoin de cette culture et de cette énergie. « Voici des hommes, me disais-je, qui sont conscients de leur servitude, qui travaillent à s’en affranchir ; mais où sont ceux qui seraient prêts à venir en aide aux masses — sans essayer de les faire servir à leurs ambitions ? »
Peu à peu des doutes commencèrent, cependant, à grandir dans mon esprit sur la sincérité de l’agitation organisée au Temple Unique. Un soir, un avocat genevois bien connu, M. A., vint à la réunion et déclara que s’il ne s’était pas affilié jusqu’ici à l’Internationale, c’était parce qu’il avait dû mettre d’abord de l’ordre dans ses propres affaires ; ayant réussi sur ce point, il venait se joindre au mouvement ouvrier. Je fus choqué de cet avis cynique et quand je fis part de mes réflexions à mon ami, le tailleur de pierres, il m’expliqua que ce monsieur, ayant été battu aux dernières élections, où il avait cherché l’appui du parti radical, espérait maintenant se faire élire par le parti ouvrier. « Nous acceptons, pour le moment, les services de ces gens-là, conclut mon ami, mais quand la révolution viendra, notre premier mouvement sera de les flanquer à la porte. »
Il y eut alors un grand meeting convoqué à la hâte, pour protester, comme on disait, contre les calomnies du « Journal de Genève ». Cet organe de la classe capitaliste avait osé insinuer qu’on tramait un noir complot au Temple Unique et que les ouvriers du bâtiment projetaient encore une fois une grève générale, comme celles qu’ils avaient faites en 1869. Les chefs du mouvement convoquèrent une assemblée générale. Des milliers d’ouvriers répondirent à l’appel et Outine leur demanda de voter une motion dont la teneur me parut très étrange : elle contenait une protestation indignée contre cette affirmation inoffensive que les ouvriers projetaient de se mettre en grève. « En quoi cette insinuation peut-elle être considérée comme calomnieuse ? » me demandais-je. « Est-ce donc un crime de se mettre en grève ? »
Outine, se hâtant de clore toute discussion, terminait en même temps son discours par ces mots : « Citoyens, si vous acceptez cette résolution, je vais l’envoyer de suite à la presse. » Il allait déjà quitter la tribune, quand un membre de l’assemblée suggéra qu’il serait bon cependant de discuter la résolution, avant de l’envoyer à la presse ; et alors les représentants de toutes les branches de l’industrie du bâtiment se présentèrent l’un après l’autre, déclarant que les salaires avaient tellement baissé dans ces derniers temps que les ouvriers avaient de la peine à vivre ; qu’il y avait pour le commencement du printemps beaucoup de travaux en perspective ; qu’ils entendaient en tirer profit pour faire monter les salaires, et que si une augmentation leur était refusée, ils avaient en effet l’intention de déclarer la grève générale.
J’étais furieux, et, le lendemain, je reprochai durement sa conduite à Outine. « Vous auriez dû savoir, lui dis-je, en votre qualité de meneur, qu’il était réellement question d’une grève. » Dans ma naïveté, je ne soupçonnais même pas les vrais motifs qui guidaient les chefs, et ce fut Outine lui-même qui me fit comprendre qu’une grève en ce moment serait désastreuse pour l’élection de l’avocat, M. A...
Je ne pouvais concilier cette conduite alambiquée de la part des chefs avec les discours enflammés que je les avais entendu prononcer du haut de la tribune. Je me sentais découragé, et je déclarais à Outine mon intention de faire la connaissance de l’autre fraction de l’Association Internationale de Genève, dont les membres étaient connus sous le nom de Bakouninistes. Le nom d’« anarchistes » n’étaient pas encore très usité alors.
Outine me donna aussitôt un mot d’introduction pour un autre Russe, Nicolas Joukovsky, qui appartenait à cette section, et, me regardant droit en face, il ajouta avec un soupir : « Je crois que vous ne nous reviendrez pas ; vous resterez avec eux. » Il avait deviné juste.
Chapitre V
Je me rendis d’abord à Neuchâtel et je passai environ une semaine parmi les horlogers du Jura. Je fis alors une première fois connaissance avec la fameuse Fédération Jurassienne qui joua durant les quelques années qui suivirent un rôle si important dans le développement du socialisme, en y introduisant la tendance anti-gouvernementale ou anarchiste.
En 1872, la Fédération Jurassienne était en train de devenir rebelle à l’autorité du conseil général de l’Association Internationale des Travailleurs. L’Internationale était essentiellement une organisation du prolétariat, pour la lutte directe économique de l’ouvrier contre le patron. Les ouvriers la considéraient comme un mouvement ouvrier et non comme un parti politique. Dans l’est de la Belgique, par exemple, ils avaient introduit dans leurs statuts une clause d’après laquelle on ne pouvait être membre d’une section que si l’on exerçait un métier manuel ; les contremaîtres en étaient exclus.
Les ouvriers étaient en outre fédéralistes en principe. Chaque nation, chaque région séparée et même chaque section locale restait libre de se développer suivant ses propres principes. Mais les révolutionnaires de la vieille école qui appartenaient à la classe moyenne et étaient entrés dans l’Internationale, imbus des idées d’autrefois sur les sociétés secrètes, centralisées et hiérarchiquement organisées, avaient apporté ces idées avec eux dans l’Association Internationale.
A côté des conseils fédéraux et nationaux, un conseil général était établi à Londres pour constituer une sorte d’intermédiaire entre les conseils des différentes nations. Marx et Engels en étaient les esprits directeurs. Mais on s’aperçut bientôt que le simple fait d’avoir une organisation centrale devenait une source de difficultés considérables.
Le conseil général n’était pas satisfait de jouer le rôle de bureau central de correspondance ; il prétendait diriger le mouvement, approuver ou critiquer l’action des fédérations et des sections locales et même des membres individuels. Quand l’insurrection de la Commune commença à Paris — et que les chefs n’avaient qu’à obéir, sans pouvoir dire où le peuple les mènerait dans les vingt-quatre heures, — le conseil général prétendit diriger de Londres l’insurrection. Il réclamait des rapports journaliers sur les événements, donnait des ordres, approuvait ceci et désapprouvait cela, mettant ainsi en évidence l’inconvénient qu’il y a à avoir un centre de direction, même dans une association révolutionnaire. L’inconvénient devint encore plus évident lorsque dans le conciliabule secret tenu en 1871, le conseil général, soutenu par un petit nombre de délégués, décida d’employer les forces de l’Association à provoquer une agitation électorale. Ceci fit réfléchir les gens à l’action funeste de tout gouvernement, même quand ses origines sont démocratiques. Ce fut la première étincelle de l’anarchisme. La Fédération Jurassienne devint le centre de l’opposition organisée contre le conseil général.
La division en deux couches, — les chefs et les ouvriers, que j’avais observée à Genève au Temple Unique, n’existait pas dans les montagnes du Jura. Il y avait là un certain nombre d’hommes qui étaient plus intelligents et surtout plus actifs que les autres : mais c’était tout. James Guillaume, un des hommes les plus intelligents et les plus instruits que j’aie jamais rencontrés, était correcteur d’épreuves et directeur d’une petite imprimerie. Son salaire pour ce travail était si modique qu’il devait passer ses nuits à traduire des romans allemands en français, travaux qu’on lui payait à raison de huit francs pour seize pages. Lorsque j’arrivai à Neuchâtel, il me dit qu’il ne pouvait malheureusement pas distraire quelques heures pour causer avec moi ce jour-là. L’imprimerie publiait une feuille locale, et en dehors de sa tâche habituelle de traducteur et de coéditeur, il devait écrire sur des bandes les adresses d’un millier de personnes, à qui on devait envoyer les trois premiers numéros, et mettre lui-même les journaux sous bande.
Je lui offris mon aide pour écrire les adresses, mais ceci n’était pas possible parce qu’elles étaient mises par lui de mémoire ou inscrites sur des bouts de papier d’une écriture illisible... « Bien, dis-je, dans ce cas je viendrai dans l’après-midi à l’imprimerie et je collerai les bandes, et vous me consacrerez le temps que je vous aurai épargné. »
Nous nous comprîmes immédiatement. Guillaume me donna une chaude poignée de main et ce fut le commencement de notre amitié. Pendant les quelques jours que je fus à Neuchâtel, nous passions nos après-midi à l’imprimerie, lui, écrivant les adresses, moi, collant les bandes, et un communard français, qui était compositeur, causait avec nous, tandis qu’il composait rapidement un roman, entremêlant des phrases dont il disposait les caractères et qu’il lisait à haute voix.
« Le combat dans les rues, disait-il, devint très violent... — « Chère Marie, je vous aime !... » — Les ouvriers étaient furieux et combattaient à Montmartre comme des lions... « et il tomba à genoux devant elle »... et cela dura quatre jours. Nous savions que Gallifet faisait fusiller tous les prisonniers, et la lutte était d’autant plus terrible », et il continuait ainsi — tout en levant rapidement les caractères dans les cases.
Ce n’était que le soir très tard que Guillaume quittait sa blouse de travail et que nous pouvions sortir et consacrer quelques heures à une causerie amicale ; car il reprenait ensuite son travail en sa qualité de rédacteur du Bulletin de la Fédération Jurassienne.
A Neuchâtel, je fis aussi la connaissance de Malon. Il était né dans une famille de paysans et avait été berger dans son enfance. Plus tard, il vint à Paris, y apprit un métier, celui de vannier, et, comme le relieur Varlin et le charpentier Pindy, avec lesquels il s’était affilié à l’Internationale, il était arrivé à se faire connaître comme un des esprits dirigeants de l’Association, quand celle-ci fut poursuivie par Napoléon III, en 1869. Tous les trois avaient su gagner les cœurs des ouvriers parisiens et quand l’insurrection de la Commune éclata, ils furent membres du Conseil de la Commune avec un nombre de voix considérable. Malon fut aussi maire d’un des arrondissements de Paris. Maintenant, il gagnait sa vie en Suisse comme vannier. Il avait loué pour quelques sous par mois une petite échoppe ouverte en dehors de la ville, sur le penchant d’une colline, d’où il jouissait, tout en travaillant, d’une vue magnifique sur le lac de Neuchâtel. Le soir, il écrivait des lettres, un livre sur la Commune, de courts récits pour les journaux ouvriers — et c’est ainsi qu’il devint écrivain. J’allais le voir tous les jours pour entendre ce que ce Communard au large visage et un peu poétique, avait à me raconter sur l’insurrection dans laquelle il avait joué un rôle prépondérant et qu’il a décrite dans un livre intitulé : La troisième défaite du prolétariat français.
Un matin que j’avais monté la colline, il m’accueillit tout radieux à mon entrée dans sa cabane. — « Savez-vous que Pindy est encore vivant ! Voici une lettre de lui ; il est en Suisse, » s’écria-t-il. Personne n’avait entendu parler de Pindy depuis qu’on l’avait vu pour la dernière fois aux Tuileries, le 25 ou le 26 mai, et on l’avait cru mort, tandis qu’en réalité il était resté caché à Paris. Et pendant que ses doigts continuaient à ployer les brins d’osier et à les façonner en une élégante corbeille, Malon me racontait de sa voix tranquille, qu’agitait seulement par instants un léger tremblement, combien d’hommes avaient été fusillés par les Versaillais parce qu’on les soupçonnait d’être Pindy, Varlin, Malon ou quelque autre chef. Il me racontait ce qu’il savait du relieur Varlin, que les ouvriers de Paris adoraient, ou du vieux Delécluze, qui ne voulut pas survivre à la défaite, et de tant d’autres ; il me parlait des horreurs dont il avait été le témoin pendant l’orgie de sang par laquelle les classes riches de Paris avaient célébré leur rentrée à Paris, et aussi l’esprit de vengeance qui s’était emparé d’un certain nombre de Parisiens, conduits par Raoul Rigault, qui exécutèrent les otages de la Commune.
Ses lèvres frémissaient quand il parlait de l’héroïsme de la jeunesse ; et il était prêt d’éclater en sanglots quand il me racontait l’histoire de ce jeune homme que les troupes de Versailles allaient fusiller et qui demanda à l’officier la permission de remettre auparavant la montre en argent qu’il avait sur lui à sa mère qui demeurait près de là. Cédant à un mouvement de pitié, l’officier le laissa partir, espérant probablement qu’il ne reviendrait pas. Mais un quart d’heure plus tard, l’enfant était de retour et prenant place devant le mur au milieu des cadavres, il dit : « Je suis prêt. » Douze balles mirent fin à sa jeune existence.
Je crois que je n’ai jamais tant souffert qu’en lisant le livre terrible intitulé : Le Livre Rouge de la Justice rurale, qui ne contenait rien que des extraits des lettres écrites au Standard, au Daily Telegraph et au Times par leurs correspondants parisiens pendant les derniers jours de mai 1871, et relatant les horreurs commises par l’armée de Versailles commandée par Gallifet. Il y avait aussi quelques articles du Figaro de Paris, inspirés par une haine de cannibale contre les insurgés. En lisant ces pages, je désespérais de l’humanité et je n’aurais pas cessé d’en désespérer si je n’avais vu par la suite chez les membres du parti vaincu, qui avaient traversé toutes ces horreurs, cette absence de haine, cette confiance dans le triomphe final de leurs idées, — le regard triste mais calme de leurs yeux fixés sur l’avenir, — cette volonté d’oublier le cauchemar du passé, qui me frappait chez Malon et chez presque tous les réfugiés de la Commune rencontrés à Genève et que je retrouve encore chez Louise Michel, Lefrançais, Élisée Reclus et d’autres amis.
De Neuchâtel j’allai à Sonvilliers. Dans un vallon des monts du Jura se trouve une série de petites villes et de villages dont la population de langue française s’occupait à cette époque exclusivement d’horlogerie : des familles entières travaillaient dans d’étroits ateliers. Dans l’un d’eux, je trouvai un autre homme influent du parti, Adhémar Schwitzguébel, avec lequel je me liai, dans la suite, d’une étroite amitié. Il était assis au milieu de jeunes gens qui gravaient des boîtes de montres en or et en argent. On m’invita à prendre place sur un banc ou une table et bientôt nous fûmes tous engagés dans une conversation animée sur le socialisme, le gouvernement ou la suppression de tout gouvernement et sur les congrès en perspective.
Le soir, se déchaîna une violente tempête de neige qui nous aveuglait et glaçait le sang dans nos veines, tandis que nous nous rendions au prochain village. Mais malgré la tempête, une cinquantaine d’horlogers, des gens âgés pour la plupart, arrivèrent des bourgs et des villages voisins — quelques-uns éloignés de plus de dix kilomètres, pour assister à une petite réunion extraordinaire qui avait été fixée pour ce soir-là.
L’organisation même de l’industrie horlogère, qui permet aux hommes de se connaître parfaitement l’un l’autre, et de travailler dans leurs propres maisons, où ils ont la liberté de parler, explique pourquoi le niveau intellectuel de cette population est plus élevé que celui des ouvriers qui passent toute leur vie, et cela dès l’enfance, dans les fabriques. Il y a plus d’indépendance et plus d’originalité chez les ouvriers des petites industries. En outre, l’absence de distinctions entre chefs et membres dans la Fédération Jurassienne faisait aussi que chaque membre de la fédération s’efforçait de se former sur toutes les questions une opinion personnelle et indépendante. Je vis là que les ouvriers n’étaient pas une masse menée par une minorité dont ils servaient les buts politiques ; leurs leaders étaient simplement des camarades plus entreprenants — des initiateurs plutôt que des chefs. La netteté de vue, la rectitude de jugement, la faculté de résoudre des questions sociales complexes, que je constatais chez ces ouvriers, principalement chez ceux qui étaient entre deux âges, firent sur moi une impression profonde ; et je suis fermement convaincu que si la Fédération Jurassienne a joué un rôle sérieux dans le développement du socialisme, ce n’est pas seulement à cause de l’importance des idées anti-gouvernementales et fédéralistes dont elle était le champion, mais c’est aussi à cause de l’expression que le bon sens des horlogers du Jura avait donné à ces idées. Sans eux, ces conceptions seraient restées longtemps encore à l’état de simples abstractions.
L’exposé théorique de l’Anarchie tel qu’il était présenté alors par la Fédération Jurassienne, et surtout par Bakounine ; la critique du Socialisme d’État — la crainte d’un despotisme économique, beaucoup plus dangereux que le simple despotisme politique — que j’entendis formuler là, et le caractère révolutionnaire de l’agitation, sollicitaient fortement mon attention. Mais les principes égalitaires que je rencontrais dans les montagnes du Jura, l’indépendance de pensée et de langage que je voyais se développer chez les ouvriers, et leur dévouement absolu à la cause du parti, tout cela exerçait sur mes sentiments une influence de plus en plus forte ; et quand je quittai ces montagnes, après un séjour de quelques jours au milieu des horlogers, mes opinions sur le socialisme étaient fixées. J’étais anarchiste.
Un voyage que je fis ensuite en Belgique, où j’eus l’occasion de comparer une fois de plus l’agitation politique centralisée à Bruxelles avec l’agitation économique et indépendante, qui était en train de se développer parmi les ouvriers drapiers de Verviers, ne fit que me confirmer dans mes opinions. Ces tisserands en drap étaient une des populations les plus sympathiques que j’aie jamais rencontrées dans l’ouest de l’Europe.
Bakounine était à cette époque à Locarno. Je ne le vis pas, et je le regrette maintenant beaucoup, car il était mort quand je retournai en Suisse, quatre ans plus tard. C’était lui qui avait aidé les camarades du Jura à mettre de l’ordre dans leurs idées et à formuler leurs aspirations ; lui qui leur avait inspiré son enthousiasme révolutionnaire, puissant, ardent, irrésistible. Dès qu’il vit que le modeste journal que Guillaume commençait à publier à Locle dans le Jura, faisait entendre dans le mouvement socialiste des idées nouvelles et indépendantes, il vint à Locle, s’entretint pendant des journées et des nuits entières avec ses nouveaux amis sur la nécessité historique de faire un nouveau pas dans le sens anarchique : il écrivit pour ce journal une série d’articles profonds et brillants sur le progrès historique de l’humanité vers la liberté ; il communiqua son enthousiasme de liberté à ses nouveaux amis, et créa ce centre de propagande d’où l’anarchisme rayonna dans la suite sur toutes les parties de l’Europe.
Après son départ pour Locarno — d’où il détermina un mouvement analogue en Italie et aussi en Espagne par l’intermédiaire de Fanelli, son sympathique et intelligent émissaire — l’œuvre qu’il avait commencée dans les montagnes du Jura fut continuée d’une façon indépendante par les Jurassiens eux-mêmes. Le nom de « Michel » revenait sans cesse dans leurs conversations, non pas comme le nom d’un chef absent dont les opinions feraient loi, mais comme celui d’un ami personnel, dont chacun parlait avec amour et dans un esprit de camaraderie. Ce qui me frappait le plus, c’était que l’influence de Bakounine tenait moins à sa supériorité intellectuelle qu’à sa personnalité morale. Dans les conversations sur l’anarchisme ou sur l’attitude de la Fédération, je n’ai jamais entendu dire : « Bakounine a dit cela » ou « Bakounine pense ainsi », comme si un pareil argument pouvait clore la discussion. Ses écrits et ses paroles n’avaient pas force de loi, comme c’est malheureusement souvent le cas dans les partis politiques. Dans toutes les questions où l’intelligence juge en dernier ressort, chacun apportait dans la discussion ses arguments personnels. Ils pouvaient avoir été suggérés dans leur forme et leur teneur générales par Bakounine, ou bien Bakounine avait pu les emprunter à ses amis du Jura ; en tous cas, ils revêtaient chez tous un caractère individuel et propre. Je n’ai jamais entendu invoquer le nom de Bakounine comme une autorité qu’une seule fois, et cela me surprit tellement que je me souviens encore du lieu où cette conversation eut lieu et des circonstances qui l’entourèrent. Des jeunes gens s’étaient mis un jour à tenir devant des femmes des propos peu respectueux pour l’autre sexe. L’une des femmes présentes y mit tout à coup fin en s’écriant : « Dommage que Michel ne soit pas ici ; il vous aurait remis à votre place ! » Ils étaient toujours sous l’influence de la grande figure du révolutionnaire qui avait tout sacrifié pour la cause de la révolution, qui ne vivait que pour elle, et tirait de la conception qu’il s’en faisait des idées les plus hautes et les plus pures pour la vie pratique en général.
Je revins de ce voyage avec des idées sociologiques arrêtées que j’ai gardées jusqu’à ce jour, et j’ai fait ce que j’ai pu pour les développer et leur donner une forme de plus en plus claire et concrète.
Il y avait cependant un point un point que je n’acceptai qu’après y avoir beaucoup réfléchi et consacré une partie de mes nuits. Je voyais clairement que l’immense changement qui ferait passer dans les mains de la société tout ce qui est nécessaire à la vie et à la production — que ce fût l’État populaire des social-démocrates ou l’union libre de groupes librement associés, comme le veulent les anarchistes, — je voyais, dis-je, qu’un pareil changement impliquait l’idée d’une révolution infiniment plus profonde que toutes celles dont l’histoire fait mention.
De plus les ouvriers avaient contre eux, s’ils voulaient tenter une semblable révolution, non plus l’aristocratie pourrie contre laquelle les paysans et les républicains français avaient eu à lutter au siècle dernier, — et cette lutte même avait été une lutte désespérée — mais les classes moyennes, infiniment plus puissantes au point de vue intellectuel et physique, qui ont à leur service l’organisme puissant de l’État moderne. Mais je reconnus bientôt qu’il ne se produirait aucune révolution, pacifique ou violente, tant que les idées nouvelles et le nouvel idéal n’auraient pas pénétré profondément dans la classe même dont les privilèges économiques et politiques étaient menacés. J’avais été témoin de l’abolition du servage en Russie et je savais que si un grand nombre de propriétaires de serfs n’avaient pas été pénétrés de l’injustice de leurs droits (c’était là une conséquence de l’évolution qui suivait les révolutions de 1789 et 1848), l’émancipation des serfs ne se serait jamais accomplie aussi aisément qu’elle le fut en 1861. Et je voyais que l’idée d’une émancipation des ouvriers du système actuel du salariat faisait son chemin au sein des classes moyennes elles-mêmes. Les plus ardents défenseurs des conditions économiques présentes avaient déjà renoncé à défendre les privilèges existants en se plaçant sur le terrain du « droit » : ils ne discutaient déjà plus la question d’« opportunité » d’une pareille transformation. Ils ne niaient pas qu’un changement fût désirable, et contestaient seulement que la nouvelle organisation économique réclamée par les socialistes fût réellement préférable à l’état de choses actuel : ils se demandaient si une société dans laquelle les ouvriers auraient voix prépondérante serait capable de diriger la production avec plus de succès que les capitalistes, agissant individuellement et uniquement guidés par leur intérêt personnel.
De plus, je commençai à comprendre peu à peu que des révolutions, c’est-à-dire, des périodes d’évolution accélérée et de transformations rapides, sont aussi conformes à la nature de la société humaine que l’évolution lente qui s’accomplit actuellement au sein des races civilisées ; je compris aussi que chaque fois qu’une période d’évolution rapide et de reconstitution sociale commence, la guerre civile peut éclater sur une échelle plus ou moins vaste. La question est alors, non pas tant de savoir comment éviter les révolutions, que de trouver le moyen d’obtenir les meilleurs résultats en enrayant le plus possible la guerre civile, en restreignant le nombre des victimes, en y mettant réciproquement le moins d’acharnement. Il n’y a pour cela qu’un moyen : c’est que la partie opprimée de la société ait une idée aussi claire que possible du but qu’elle prétend atteindre et des moyens qu’elle veut employer, et qu’elle soit pénétrée de l’enthousiasme qui lui est nécessaire pour accomplir son œuvre ; car dans ce cas elle est assurée d’attirer à elle les éléments les meilleurs, les forces intellectuelles les plus saines de la classe en possession des privilèges accumulés par le passé.
La Commune de Paris fut un exemple terrible d’une révolution sans but déterminé. Quand les ouvriers devinrent, en mars 1871, les maîtres de la grande cité, ils n’attaquèrent pas les droits de propriété appartenant à la bourgeoisie. Au contraire, ils prirent ces droits sous leur protection. Les chefs de la Commune firent à la Banque de France un rempart de leurs corps, et malgré la crise qui avait paralysé l’industrie et par suite privé de leur salaire une foule de travailleurs, ils protégèrent par leurs décrets les droits des propriétaires de fabriques, d’établissements de commerce et de maisons habitées. Mais quand le mouvement fut vaincu, les classes moyennes ne tinrent aucun compte de la modération qu’avaient montrée les insurgés dans leurs revendications communistes. Ayant vécu pendant eux mois dans la terreur que les ouvriers ne vinssent à s’attaquer à leurs droits de propriété, les riches se vengèrent des ouvriers, absolument comme s’ils avaient justifié ces craintes par des actes. Près de trente mille ouvriers furent massacrés, comme on le sait, non pas pendant la lutte mais après la défaite de l’insurrection. Si les ouvriers avaient fait une tentative pour socialiser la propriété, la vengeance n’aurait pas été plus terrible.
Je concluais donc que, s’il y a ans l’évolution de l’humanité des périodes où un conflit est inévitable et où la guerre civile éclate en dépit de la volonté des individus pris en particulier, il faut au moins que ces conflits soient déterminés, non par de vagues aspirations, mais par une vue claire du but visé ; non par des considérations secondaires, dont l’insignifiance n’atténue pas la violence de ce conflit, mais par de grandes idées qui exaltent les hommes en leur ouvrant un large et vaste horizon.
Dans ce dernier cas, la solution dépendra beaucoup moins de l’efficacité des armes à feu et des canons que de la force du génie créateur mis en œuvre pour la reconstitution de la société sur des bases nouvelles. La solution dépendra surtout des forces reconstitutrices de la société, qui pourront, pendant quelque temps, exercer librement leur action, et de la valeur morale du but poursuivi ; car alors le parti trouvera plus de sympathie chez ceux-là même qui, en tant que classes, sont opposés au changement. Le conflit étant ainsi engagé sur des questions plus hautes, purifiera l’atmosphère sociale ; et le nombre des victimes sera certainement, de part et d’autre, beaucoup plus restreint qu’il ne l’aurait été si la lutte s’était engagée sur des questions d’importance secondaire, où les hommes trouvent à satisfaire leurs plus vils instincts.
C’est pénétré de ces idées que je rentrai en Russie.
Chapitre VI
Pendant mon voyage j’avais acheté un certain nombre de livres et de collections de journaux socialistes. En Russie ces sortes d’ouvrages étaient rigoureusement prohibés par la censure ; et quelques-unes de ces collections de journaux, quelques-uns de ces rapports des congrès internationaux étaient introuvables, même en Belgique et à des prix élevés. « Dois-je m’en séparer alors que mon frère et mes amis auraient tant de plaisir à les lire à Pétersbourg ? » me demandais-je ; et je résolus de les introduire en Russie d’une façon ou de l’autre.
Je retournai à Pétersbourg, via Vienne et Varsovie. Des milliers de juifs vivent de contrebande sur la frontière polonaise et je pensais que si je réussissais à en découvrir un seul, mes livres seraient transportés en toute sûreté au-delà de la frontière. Cependant il ne me semblait pas pratique de descendre à une petite station près de la frontière pour y chercher un contrebandier, tandis que les autres voyageurs poursuivaient leur route ; je pris donc une ligne secondaire et j’arrivai à Cracovie. « La capitale de l’ancienne Pologne est près de la frontière, pensais-je, et j’y trouverai bien quelque juif qui me mènera chez les gens que je cherche. »
J’arrivai le soir dans cette ville jadis célèbre et florissante, et dès le lendemain matin, je me mis en campagne. A mon grand étonnement, je vis à chaque coin de rue et partout où je dirigeai mes regards sur la place du marché, du reste déserte, un juif portant la traditionnelle houppelande et les longs cheveux de ses ancêtres, qui attendait qu’un noble polonais ou un négociant l’envoyât faire une commission pour quelque menue monnaie. Je désirais en trouver un, et voilà qu’il y en avait trop. A qui devais-je m’adresser ? Je fis le tour de la ville et me décidai enfin, en désespoir de cause, à accoster celui qui se tenait à la porte d’entrée de mon hôtel, — un vieux et immense palais dont les salons étaient remplis autrefois d’une foule élégante de danseurs en habits de gala et qui n’avait plus maintenant que la prosaïque destination de procurer le couvert et la table à quelques voyageurs d’occasion. J’expliquai à mon homme mon intention d’introduire en contrebande en Russie un assez lourd ballot de livres et de journaux.
— « Rien n’est plus facile, monsieur, » me répondit-il. « Je vais vous envoyer de suite le représentant de la Compagnie Universelle des (disons) os et chiffons. Cette société brasse les plus grandes affaires de contrebande du monde entier, et son représentant pourra sûrement vous obliger. » Une demi-heure plus tard il revenait effectivement avec le représentant de la Compagnie - un jeune homme très élégant qui parlait admirablement le russe, l’allemand et le polonais.
Il examina mon paquet, le pesa avec les mains, et me demanda quelle sorte de livres il contenait.
— Toutes sortes de livres rigoureusement prohibés par la censure russe ; c’est pour cela qu’il faut les introduire en contrebande.
— « Les livres, dit-il, ne sont pas précisément notre genre de commerce ; nous nous occupons surtout de soieries de prix. Si je payais mes hommes au poids du colis, en appliquant notre tarif de soieries, je serais forcé de vous demander un prix vraiment exorbitant. Et puis, à dire vrai, je n’aime pas beaucoup m’occuper de livres. S’il arrivait la moindre des choses, « ils » en feraient une affaire politique et il en coûterait à la Compagnie Universelle des os et chiffons une somme d’argent effrayante pour se tirer d’affaire. »
J’avais probablement l’air bien triste, car l’élégant jeune homme qui représentait la Compagnie Universelle des os et chiffons ajouta aussitôt : « Tranquillisez-vous. Il (le commissionnaire de l’hôtel) trouvera un autre moyen de vous arranger. »
— « Ah oui ; il y a vingt moyens d’arranger une pareille bagatelle, pour obliger monsieur », remarqua gaiement le commissionnaire, en me quittant.
Au bout d’une heure il revint avec un autre jeune homme. Celui-ci prit mon paquet, le mit à côté de la porte et me dit : « C’est bien. Si vous partez demain, vous trouverez vos livres à telle station russe » et il m’expliqua comment se ferait la chose.
— « Combien cela coûtera-t-il ? » demandai-je.
— « Combien êtes-vous disposé à payer ? » répliqua-t-il.
Je vidai ma bourse sur la table, en disant : « Voilà ce qu’il me faut pour mon voyage. Le reste est pour vous. Je voyagerai en troisième classe. »
— « Comment ! comment ! s’écrièrent mes deux hommes d’une seule voix. Que dites-vous là, monsieur ? Un gentilhomme comme vous, voyager en troisième classe ? Jamais de la vie ? Non, non, non, cela n’est pas possible. Huit roubles nous suffiront, plus un rouble pour le commissionnaire, si vous voulez bien — nous nous en rapportons à vous. Nous ne sommes pas des voleur de grand chemin, mais d’honnêtes commerçants. » Et ils refusèrent carrément d’accepter davantage.
J’avais souvent entendu parler de l’honnêteté des contrebandiers juifs de la frontière ; mais je ne me serais jamais attendu à en rencontrer une pareille preuve. Plus tard, quand notre cercle importait beaucoup de livres de l’étranger, ou plus tard encore, lorsque tant de révolutionnaires et de réfugiés traversaient la frontière pour entrer en Russie ou pour en sortir, il n’y eut jamais d’exemple que les contrebandiers en eussent trahi un seul ou qu’ils eussent profité des circonstances pour se faire payer leurs services à un prix exagéré.
Le lendemain je quittai Cracovie ; et, à la station russe désignée, un porteur s’approcha de mon compartiment et, parlant à haute voix, de façon à être entendu par le gendarme qui se promenait le long du quai, il me dit : « Voilà la valise que votre Altesse a laissée hier, » et il me remit le précieux paquet.
J’étais si heureux de l’avoir que je ne m’arrêtai même pas à Varsovie, et continuai mon voyage directement jusqu’à Pétersbourg, pour montrer mes trophées à mon frère.
A cette époque, un formidable mouvement se développait parmi la jeunesse russe cultivée. Le servage était aboli. Mais pendant les deux cent cinquante ans qu’avait duré le servage, il était né toute une série d’habitudes d’esclavage domestique, de mépris extérieur de la personnalité individuelle, de despotisme de la part des pères et d’hypocrite soumission de la part des femmes, des fils et des filles. Au commencement du siècle, le despotisme domestique régnait partout en Europe à un haut degré — comme en témoignent les écrits de Thackeray et de Dickens — mais nulle part cette tyrannie n’avait pris un développement aussi considérable qu’en Russie. La vie russe tout entière, dans la famille, dans les relations entre les chefs et leurs subordonnés, entre les officiers et les soldats, les patrons et leurs employés, en portait l’empreinte. Tout un monde d’habitudes et de façons de penser, de préjugés et de lâcheté morale, de coutumes engendrées par une vie d’oisiveté, s’était formé peu à peu ; même les meilleurs hommes de cette époque payaient un large tribut à ces produits de la période de servage.
La loi n’a pas de prise sur ces choses. Un énergique mouvement social était seul capable de réformer les habitudes et les mœurs et la vie journalière en attaquant le mal dans sa racine ; et en Russie ce mouvement — cette révolte de l’individu — prit un caractère beaucoup plus énergique et plus impétueux dans sa critique de l’état de choses existant que dans tout autre pays de l’Europe occidentale ou de l’Amérique. Tourguénev lui donna le nom de « Nihilisme » dans son célèbre roman, « Pères et Fils », et ce nom fut accepté généralement.
Ce mouvement a été souvent mal compris dans l’ouest de l’Europe. Dans la presse, par exemple, on a confondu nihilisme et terrorisme. Les troubles révolutionnaires qui éclatèrent en Russie vers la fin du règne d’Alexandre II et aboutirent à la mort tragique du tsar, sont constamment désignés sous le nom de nihilisme. C’est pourtant une erreur. Confondre le nihilisme avec le terrorisme est une méprise aussi grave que d’identifier un mouvement philosophique comme le stoïcisme ou le positivisme avec un mouvement politique, tel, par exemple, que le républicanisme.
Le terrorisme est né de certaines conditions spéciales de la lutte politique, à un moment donné de l’histoire. Il a vécu et a pris fin. Il peut renaître et disparaître encore. Mais le nihilisme a mis son empreinte sur la vie tout entière des classes cultivées de la Russie et cette empreinte persistera pendant de nombreuses années. C’est le nihilisme qui, dépouillé de ce qu’il y a en lui d’exagéré — l’exagération était inévitable dans un mouvement de cette sorte provoqué par la jeunesse — donne encore actuellement à la vie d’une grande partie des classes cultivées de la Russie un certain caractère particulier que nous autres Russes regrettons de ne pas trouver dans la vie de l’Europe Occidentale. C’est le nihilisme aussi qui dans ses manifestations variées donne à un grand nombre de nos écrivains cette sincérité remarquable, cette habitude de « penser tout haut » qui étonne les lecteurs occidentaux.
Tout d’abord, le nihiliste déclarait la guerre à tout ce qu’on peut appeler « les mensonges de la société civilisée ». La sincérité absolue était sa marque distinctive et au nom de cette sincérité il renonçait et demandait aux autres de renoncer aux superstitions, aux préjugés, aux habitudes et aux mœurs que leur propre raison ne pouvait justifier. Il refusait de se plier devant toute autre autorité que la raison, et dans l’analyse de chaque institution ou habitude sociale, il se révoltait contre toute sorte de sophisme plus ou moins déguisé.
Il rompit, naturellement, avec les superstitions de ses pères, et ses idées philosophiques furent celles du positivisme, de l’agnosticisme, de l’évolutionnisme à la façon de Spencer ou du matérialisme scientifique ; et tandis qu’il n’attaquait jamais la foi religieuse simple et sincère, lorsqu’elle est une nécessité psychologique de l’être sensible, il combattait violemment l’hypocrisie qui pousse les gens à se couvrir du masque d’une religion, qu’ils jettent à chaque instant par-dessus bord comme un fardeau inutile.
La vie des peuples civilisés est pleine de ces petits mensonges conventionnels. Quand les gens, qui ne peuvent se supporter, se rencontrent dans la rue, ils prennent un air radieux et sourient de joie ; le nihiliste restait froid et ne souriait qu’à ceux qu’il était vraiment heureux de rencontrer. Toutes ces formes de politesse extérieure qui ne sont que pure hypocrisie lui répugnaient et il affectait une certaine rudesse de manières pour protester contre la plate amabilité de ses pères. Il remarquait que ceux-ci affectaient dans leurs paroles un idéalisme sentimental et qu’ils se comportaient en même temps comme de véritables barbares à l’égard de leurs femmes, de leurs enfants et de leurs serfs ; et il se révoltait contre cette sorte de sentimentalisme qui s’accommodait si bien aux conditions d’une vie qui n’avait en soi rien d’idéal.
L’art était soumis avec la même rigueur à cette critique négative. Ces continuels bavardages sur la beauté, l’idéal, l’art pour l’art, l’esthétique, etc., auxquels on se livrait si volontiers, alors que tout objet d’art était payé avec l’argent extorqué à des paysans affamés ou à des ouvriers mal rétribués, et que le soi-disant « Culte de la Beauté » n’était qu’un masque destin à couvrir la plus vulgaire corruption de mœurs — ne lui inspiraient que du dégoût ; et la critique de l’art que l’un des plus grands artistes du siècle, Tolstoï, a formulé depuis d’une manière si saisissante, était exprimée par le nihiliste dans cette affirmation catégorique : « Une paire de bottes vaut beaucoup mieux que toutes vos Madones et que toutes vos discussions raffinées sur Shakespeare. »
Tout mariage sans amour, toute familiarité sans amitié étaient condamnés. La jeune fille nihiliste, contrainte par ses parents de jouer le rôle d’une poupée dans une « maison de poupées », et de faire un mariage d’argent, préférait quitter sa maison et ses toilettes de soie ; elle prenait une robe de laine noire très simple, coupait ses cheveux et allait à l’université, pour pouvoir vivre d’une vie indépendante. La femme qui s’apercevait que son mariage n’était plus un mariage — que ni l’amour, ni l’amitié n’unissaient plus ceux qui restaient de par la loi époux et femme — aimait mieux briser un lien qui n’avait plus rien de son caractère essentiel ; et souvent elle s’en allait avec ses enfants, bravant la pauvreté, préférant l’isolement et la misère à une vie toute conventionnelle qui aurait été une perpétuelle négation de sa propre personnalité.
Le nihiliste portait cet amour de la sincérité jusque dans les plus minces détails de la vie de tous les jours. Il rejetait les formes conventionnelles du langage de la société et exprimait ses opinions simplement et sans fard, et même en apparence avec une certaine affectation de rudesse.
Nous avions coutume à Irkoutsk de nous réunir une fois par semaine au club, et de danser. Je fus pendant quelque temps un hôte assidu de ces soirées, mais peu à peu, ayant à travailler, je cessai d’y aller. Un soir, comme je ne m’y étais pas montré pendant plusieurs semaines de suite, une des dames présentes demanda à un jeune homme de mes amis pourquoi je ne venais plus à leurs réunions. « Il monte maintenant à cheval quand il veut prendre de l’exercice, » répondit mon ami un peu rudement. — Mais il pourrait venir passer quelques heures avec nous, sans danser, se permit de remarquer une dame. — Que viendait-il faire ici ? répliqua mon ami, le nihiliste. — Causer avec vous de mode et de chiffons ? Il en avait assez de ces niaiseries. — Mais il fréquente pourtant de temps en temps mademoiselle X***, remarqua timidement une des jeunes dames présentes. — En effet, mais mademoiselle X***, c’est une jeune fille studieuse, répliqua sèchement mon ami, il l’aide à apprendre l’allemand. » Je dois ajouter que cette rebuffade évidemment grossière eut pour effet que les jeunes filles d’Irkoutsk se mirent aussitôt à nous assiéger, mon frère, mon ami et moi, de questions sur ce que nous leur conseillions de lire ou d’étudier. Le nihiliste parlait à tous ceux qu’il connaissait avec la même franchise, leur disant que leurs bavardages sur « les pauvres gens » n’étaient que pure hypocrisie, tant qu’ils vivaient du travail mal rétribué de ces gens, qu’ils plaignaient à leur aise tout en bavardant dans leurs salons richement décorés ; et avec la même franchise un nihiliste déclarait à un haut fonctionnaire que celui-ci ne se souciait pas le moins du monde du bien-être de ses subordonnés, mais qu’il était simplement un voleur.
Le nihiliste montrait une certaine rudesse, quand il reprochait à une femme d’aimer les bavardages futiles et de se montrer fière de ses manières élégantes et de ses toilettes recherchées, ou quand il disait sans ambages à une jeune fille : « Comment n’avez-vous pas honte de dire de pareilles sornettes et de porter un chignon de faux cheveux ? » Il désirait trouver dans la femme une camarade, une personnalité humaine — non une poupée ou un mannequin — et il se refusait absolument à ces menus témoignages de politesse dont les hommes entourent celles qu’ils aiment tant à considérer comme « le sexe faible ».
Quand une dame entrait dans un salon, un nihiliste ne s’empressait pas de se lever de son siège pour le lui offrir — à moins qu’elle ne fût fatiguée et qu’il n’y eût pas d’autre siège dans la pièce. Il se comportait vis-à-vis d’elle comme il l’aurait fait avec un camarade de son propre sexe ; mais si une fille — lui fût-elle complètement inconnue — manifestait le désir d’apprendre quelque chose qu’il savait et qu’elle ignorait, il n’hésitait pas à aller chaque soir à l’autre bout de la ville pour l’aider dans ses études. Tel jeune homme qui n’aurait pas fait un mouvement pour présenter à une dame une tasse de thé, abandonnait à une jeune fille, qui venait à Moscou ou à Pétersbourg pour étudier, la seule leçon particulière qu’il avait pu trouver et qui lui procurait son maigre pain quotidien. Il lui disait simplement : « Il est plus facile à un homme qu’à une femme de trouver du travail. Il n’y a rien de chevaleresque dans mon offre, c’est une simple question d’égalité. »
Les deux plus grands romanciers russes, Tourguénev et Gontcharov, ont essayé de représenter ce type nouveau dans leurs romans. Gontcharov a fait, dans le « Précipice », une caricature du nihilisme, en prenant un personnage réel, il est vrai, mais qui ne pouvait nullement être pris pour un représentant du type nihiliste. Tourgénev était un trop grand artiste et il avait une trop grande admiration pour ce nouveau type, pour se laisser aller à en faire une caricature ; et pourtant son nihiliste, Bazarov, ne nous satisfit pas. Nous le trouvions trop rude, principalement dans ses relations avec ses vieux parents, et nous lui reprochions surtout de paraître négliger ses devoirs de citoyen. La jeunesse russe ne pouvait se contenter de l’attitude purement négative du héros de Tourguénev. Le nihilisme, en affirmant les droits de l’individu et en condamnant toute hypocrisie, n’était qu’un premier pas vers un type plus élevé d’hommes et de femmes, qui sont également libres et consacrent leur vie à une grande cause. Les nihilistes se reconnaissaient bien mieux dans les hommes et les femmes que Tchernychevsky a mis en scène dans son roman « Que faire ? » inférieur sans doute au point de vue artistique mais qui par ses idées exerça une influence considérable sur la jeunesse russe.
« Amer est le pain fait par les esclaves », a écrit notre poète Nekrasov. La jeune génération refusait positivement de manger ce pain, et de jouir des richesses accumulées dans leurs maisons paternelles par le travail des serfs, que les ouvriers fussent de véritables serfs ou des esclaves salariés du système industriel existant.
Toute la Russie apprit avec étonnement, par l’acte d’accusation produit devant le tribunal contre Karakosov et ses amis, que ces jeunes gens, propriétaires de fortunes considérables, vivaient à trois ou à quatre dans la même chambre, ne dépensant pas plus de dix roubles (25 francs) chacun par mois pour leur entretien, et donnant tout leur argent aux coopératives de consommation, aux coopératives de production où ils travaillaient eux-mêmes, et à d’autres institutions analogues. Cinq ans plus tard, des milliers et des milliers de jeunes gens — la meilleure partie de la jeunesse russe - imitaient cet exemple. Leur mot d’ordre était : « V narod ! » (allez au peuple : soyez le peuple).
Dès 1860, dans presque chaque famille riche une lutte acharnée s’engagea entre les pères, qui voulaient maintenir les anciennes traditions, et les fils et les filles qui défendaient leur droit de disposer de leur vie suivant leur propre idéal. Les jeunes gens quittaient le service militaire, le comptoir, l’atelier et affluaient dans les villes universitaires. Des jeunes filles, issues des familles les plus aristocratiques, accouraient sans un sou à Pétersbourg, à Moscou et à Kiev, avides d’apprendre une profession qui les affranchît du joug domestique, et un jour, peut-être, même du joug du mari. Beaucoup d’entre elles parvenaient à conquérir cette liberté individuelle après des luttes rudes et acharnées. Elles cherchaient alors à l’utiliser, non pour leur satisfaction personnelle, mais pour apprendre au peuple la science qui les avait émancipées.
Das chaque ville russe, dans chaque quartier de Pétersbourg, des petits groupes de jeunes gens se constituaient pour se former et s’instruire mutuellement. Les œuvres des philosophes, les écrits des économistes, les recherches de la jeune école historique russe étaient lus dans ces cercles, et ces lettres étaient suivies de discussions interminables. Le but de toutes ces lectures et de toutes ces discussions était d’aboutir à la solution de cette grande question qui dominait toutes les autres : comment les jeunes gens pourraient-ils devenir utiles aux masses ? Peu à peu ils en venaient à cette idée que le seul moyen était de s’établir parmi les gens du peuple et de vivre leur vie. Des jeunes gens allaient alors se fixer dans les villages comme médecins, aide-médecins, instituteurs, scribes, et même comme agriculteurs, forgerons, bûcherons, etc. et ils essayaient de vivre là en contact intime avec les paysans. Des jeunes filles passaient leurs examens d’institutrice, apprenaient le métier de sages-femmes et de gardes-malades et se rendaient par centaines dans les villages, se dévouant corps et âme à la partie la plus pauvre de la population.
Ils y allaient sans même avoir un idéal quelconque de reconstitution sociale et la moindre pensée révolutionnaire ; mais purement et simplement pour enseigner à lire à la masse des paysans, pour les instruire, leur prêter leur assistance médicale ou les aider d’une façon ou d’une autre à sortir de leurs ténèbres et de leur misère, et en même temps, apprendre de ces masses ce qui était leuridéal populaire d’une vie sociale meilleure.
A mon retour de la Suisse, je trouvai ce mouvement en plein essor.
Je m’empressai naturellement de faire part à mes amis de mes impressions sur l’Association Internationale des Travailleurs et de leur prêter mes livres. A l’Université je n’avais pas d’amis à proprement parler ; j’étais plus âgé que la plupart de mes compagnons, et entre jeunes gens une différence de quelques années est toujours un obstacle à une camaraderie complète. Il faut dire aussi que depuis que les nouveaux règlements d’admission à l’Université étaient entrés en vigueur en 1861, les jeunes gens les meilleurs, les plus développés et les plus indépendants au point de vue intellectuel, étaient éliminés par les gymnases et n’étaient pas admis à l’Université. En conséquence, la majeure partie de mes camarades étaient de bons garçons, laborieux, peut-être, mais ne s’intéressant en rien en dehors de leurs examens.
Je ne m’étais lié d’amitié qu’avec un seul d’entre eux : appelons-le Dmitri Kelnitz. Il était originaire de la Russie méridionale, et, quoique son nom fût allemand, il parlait difficilement cette langue ; sa physionomie était celle d’un Russe du sud plutôt que celle d’un Teuton. Il était très intelligent, lisait beaucoup et avait sérieusement réfléchi sur ce qu’il avait lu. Il aimait la science et avait pour elle une vénération profonde ; mais, comme beaucoup d’entre nous, il aboutit bientôt à cette conclusion, qu’en suivant la carrière scientifique il ne ferait que grossir l’armée des Philistins et qu’il y avait une foule de choses beaucoup plus urgentes auxquelles il pourrait se vouer. Il suivit pendant deux ans les cours de l’Université, puis il y renonça pour s’adonner entièrement à l’œuvre sociale. Il trouvait je ne sais comment moyen de vivre ; j’ignore même s’il avait un logement permanent. De temps en temps il venait chez moi et me demandait : « Avez-vous du papier ? » Il en prenait une provision et, s’installant à un coin de table, il travaillait pendant une heure ou deux à une traduction. Le peu qu’il gagnait par ce moyen lui était plus que suffisant pour satisfaire ses modestes besoins. Ensuite il courait dans un quartier éloigné de la ville pour voir un camarade ou aider un ami nécessiteux ; ou bien il traversait tout Pétersbourg à pied, et allait dans quelque faubourg éloigné pour obtenir une bourse dans un collège en faveur d’un enfant auquel s’intéressait les camarades. C’était certainement un homme très bien doué. Dans l’Europe occidentale un homme de moindre valeur aurait réussi à devenir un chef de parti politique ou socialiste. Jamais pareille pensée ne vint à l’esprit de Kelnitz. Il n’eut jamais l’ambition de diriger des hommes et il n’y avait pas de travail, si insignifiant fût-il, qu’il ne fît. Il faut dire aussi que ce trait de caractère ne lui était pas particulier ; tous ceux qui avaient vécu quelques années dans les millieux d’étudiants de cette époque le possédaient à un haut degré.
Bientôt après mon retour, Kelnitz m’invita à faire partie du cercle qui était connu de la jeunesse sous le nom de « Cercle de Tchaïkovsky ». C’est sous ce nom qu’il a joué un rôle important dans l’histoire du mouvement social en Russie et c’est sous ce nom qu’il passera à la postérité. « Ses membres, me dit Kelnitz, ont été jusqu’ici pour la plupart constitutionnalistes ; mais ce sont d’excellents hommes, ouverts à toute idée honnête ; ils ont de nombreux amis dans toute la Russie et vous verrez plus tard ce que vous pouvez en tirer. » Je connaissais déjà Tchaïkovsky et quelques autres membres de ce cercle. Tchaïkovsky avait gagné mon cœur à notre première rencontre et notre amitié est restée inébranlable depuis, pendant vingt-sept ans.
Au début, ce cercle ne comprenait qu’un très petit groupe de jeunes gens et de jeunes femmes — l’une d’elles était Sophie Pérovskaya — qui s’étaient unis pour travailler à leur éducation et à leur instruction mutuelle. Tchaïkovsky en faisait partie. En 1869, Nétchaïev avait essayé de fonder une société secrète révolutionnaire parmi la jeunesse désireuse, comme je l’ai dit plus haut, de travailler au milieu des gens du peuple ; et pour parvenir à son but il employait les procédés des anciens conspirateurs, ne reculant même pas devant un mensonge quand il voulait forcer ses associés à lui obéir. De pareils procédés ne pouvaient avoir de succès en Russie, et peu de temps après cette association disparut. Presque tous les membres furent arrêtés et quelques-uns des meilleurs et des plus purs de la jeunesse russe furent envoyés en Sibérie avant d’avoir fait quelque chose. Le cercle d’éducation mutuelle, dont je parle, était institué en opposition aux méthodes de Nétchaïev. Ces quelques amis avaient jugé très sainement que le développement moral de l’individu doit être la base de toute organisation, quel que soit le caractère politique qu’elle puisse revêtir dans la suite, et quel que soit le programme qu’elle puisse adopter au cours des événements. C’est pour cela que le cercle de Tchaïkovsky, en développant graduellement son programme, prit une extension si considérable en Russie et obtint de si importants résultats ; c’est pour cela que plus tard, quand les féroces persécutions du gouvernement provoquèrent une lutte révolutionnaire, il produisit ce groupe remarquable d’hommes et de femmes qui succombèrent dans le combat terrible qu’ils avaient osé engager contre l’autocratie.
A cette époque, cependant — c’est-à-dire en 1872 — le cercle n’avait rien de révolutionnaire. S’il était resté un simple cercle d’études, il se serait figé dans une immobilité de monastère. Mais les membres trouvèrent une occupation suffisante. Ils se mirent à répandre de bons livres. Ils achetaient des ouvrages de Lassalle, de Bervi (sur la condition des classes ouvrières en Russie), de Marx, des ouvrages d’histoire russe, etc., — toute l’édition à la fois — et les distribuaient aux étudiants des provinces. En quelques années il n’y eut pas de ville d’une certaine importance dans les « trente-huit provinces de l’Empire russe », pour me servir du langage officiel, où ce cercle n’eût pas un groupe de camarades occupés à répandre ce genre de littérature. Peu à peu, suivant l’impulsion générale des événements, et stimulé par les nouvelles qui lui parvenaient de l’Europe Occidentale, au sujet de l’extension rapide du mouvement ouvrier, le cercle devint de plus en plus un centre de propagande socialiste parmi la jeunesse instruite et un intermédiaire naturel entre les nombreux cercles de la province. Et un jour vint alors où la glace entre étudiants et ouvriers fut brisée et où des relations directes furent établies entre ce cercle et les ouvriers de Pétersbourg ainsi que de certaines villes de province. Ce fut dans ces conjonctures que j’entrai dans le cercle, au printemps de 1872.
Toutes les sociétés secrètes sont cruellement persécutées en Russie, et le lecteur occidental attendra peut-être de moi une description de mon initiation et du serment de fidélité que j’y fis. Je suis contraint de le désappointer, car rien de semblable n’existait et ne pouvait exister. Nous aurions été les premiers à rire de pareilles cérémonies, et Kelnitz n’aurait pas manqué l’occasion de placer une de ses remarques sarcastiques qui aurait mis fin à toute sorte de rituel. Il n’y avait même pas de statuts. Le cercle n’acceptait comme membres que les personnes qui lui étaient bien connues, qui avaient fait leurs preuves dans diverses circonstances, et en qui on savait qu’on pouvait avoir une absolue confiance. Avant de recevoir un nouveau membre, on discutait son caractère avec la gravité et la franchise qui étaient la caractéristique du nihiliste. Le plus léger signe de duplicité ou d’ambition constaté chez un candidat aurait empêché son admission. Le cercle n’ajoutait pas d’importance au nombre de ses membres et il n’avait pas non plus la tendance d’accaparer toute l’activité déployée par la jeunesse ou de réunir en une seule association les nombreux cercles différents qui existaient dans les deux capitales et les provinces. Il entretenait des relations amicales avec la plupart d’entre eux ; ils s’aidaient mutuellement, quand la nécessité s’en faisait sentir, mais on n’essayait pas de toucher à leur autonomie.
Le cercle préférait rester un groupe d’amis intimement unis ; et je n’ai jamais rencontré nulle part une réunion d’hommes et de femmes supérieurs au point de vue moral comparable aux vingt ou vingt-cinq personnes dont je fis la connaissance à la première assemblée du cercle de Tchaïkovsky. Je me sens encore fier d’avoir été reçu dans cette famille.
En entrant au cercle de Tchaïkovsky, je trouvai ses membres discutant avec chaleur sur la direction qu’ils devaient donner à leur activité. Quelques-uns étaient d’avis de continuer à faire de la propagande radicale et socialiste parmi la jeunesse instruite ; mais d’autres pensaient que le seul but de leurs efforts devait être de préparer des hommes capables de soulever la grande masse des ouvriers et qu’ils devaient employer toute leur activité à travailler les paysans et les ouvriers des villes. Dans tous les cercles et groupes qui se formaient à cette époque en très grand nombre, à Pétersbourg et dans les provinces, les mêmes discussions se produisaient, et partout ce deuxième programme prévalait sur le premier.
Si notre jeunesse n’avait fait que du socialisme théorique, elle se serait contenté d’une simple déclaration de principes socialistes, y compris la socialisation des moyens de production comme but final, et elle se serait lancée en même temps dans une agitation politique. C’est le chemin suivi en réalité par beaucoup de politiciens socialistes de la bourgeoisie dans l’Ouest de l’Europe et en Amérique. Mais nos jeunes gens avaient été attirés vers le socialisme d’une tout autre façon. Ils n’étaient pas des théoriciens du socialisme, mais il étaient devenus socialistes en vivant de la vie modeste des ouvriers, en ne faisant pas de distinction entre « le mien et le tien », entre membres du même cercle, et en refusant de jouir pour leur satisfaction personnelle des richesses qu’ils avaient hérité de leurs pères. Ils avaient fait pour le capitalisme ce que Tolstoï conseille de faire pour la guerre — à savoir que les gens au lieu de critiquer la guerre, tout en continuant de porter l’uniforme militaire, devraient refuser, chacun en particulier, d’être soldat et de se servir de ses armes. De même, nos jeunes gens et nos jeunes filles russes refusèrent, chacun de leur côté, de tirer un profit personnel des revenus de leurs pères. Une pareille jeunesse appartenait au peuple, et elle allait au peuple.
Des milliers de jeunes hommes et de jeunes femmes avaient déjà quitté leurs maisons et essayaient maintenant de vivre dans les villages et les villes industrielles, en exerçant toutes les professions possibles. Ce n’était pas un mouvement organisé : c’était une de ces poussées qui entraînent les masses à certaines époques, lors d’un éveil soudain de la conscience humaine. Maintenant que de petits groupes organisés se formaient, prêts à tenter un effort systématique pour répandre en Russie les idées de liberté et de révolte, ils étaient forcément amenés à exercer leur propagande parmi les masses des paysans et des ouvriers des villes.
Divers écrivains ont essayé d’expliquer ce mouvement « vers le peuple » par des influences venues de l’étranger — les agitateurs étrangers sont partout une explication favorite. Il est certain que notre jeunesse prêtait l’oreille à la voix puissante de Bakounine et que l’agitation de l’Internationale exerçait sur nous une irrésistible influence. Mais le mouvement « V narod ! » — Vers le peuple ! — avait une origine beaucoup plus profonde : il avait commencé avant que les « agitateurs étrangers » eussent parlé à la jeunesse russe, et même avant que l’Internationale eût été fondée. Il avait déjà commencé dans les groupes de Karakosov en 1866 ; Tourguénev le vit venir, et dès 1859 il en fait une faible esquisse. Je fis tout mon possible pour favoriser ce mouvement dans le cercle de Tchaïkovsky ; mais je ne faisais que suivre le courant, qui était infiniment plus puissant que tous les efforts individuels. Entraîné par ce courant, le cercle devint bientôt le centre principal de la propagande socialiste parmi les ouvriers des villes, en même temps qu’il commençait à s’occuper de la propagande dans les campagnes.
Nous parlions naturellement souvent de la nécessité d’une agitation politique contre notre gouvernement absolu. Nous remarquions déjà que la masse des paysans était poussée à une ruine irrémédiable et inévitable par les impôts insensés qui l’accablaient et par la vente encore plus insensée de leur bétail, lorsqu’il s’agissait de couvrir les arriérés de l’impôt. Nous autres « visionnaires » nous voyions venir la ruine complète de toute une population, ruine qui a pris dans la Russie Centrale une extension effrayante et dont le gouvernement lui-même n’ose plus faire mystère. Nous savions comment la Russie était pillée de tous côtés de la façon la plus scandaleuse.
Nous connaissions et nous apprenions tous les jours davantage les procédés illégaux des fonctionnaires et l’incroyable brutalité d’un grand nombre d’entre eux. Nous entendions continuellement parler d’amis, chez qui la police avait fait une nuit une visite domiciliaire, qui disparaissaient en prison et qui, comme nous pûmes nous en convaincre plus tard — avaient été transportés sans jugement dans les hameaux de quelque province reculée de la Russie. Nous sentions donc le besoin d’une lutte politique contre ce redoutable pouvoir, qui détruisait les meilleures forces intellectuelles de la nation. Mais nous ne trouvions pas de base possible, légale ou semi-légale, pour entamer une pareille lutte.
Nos frères aînés ne partageaient pas nos idées socialistes et nous ne pouvions y renoncer. Même si quelques-uns de nous l’avaient fait, cela n’eût servi de rien. La jeune génération était traitée en bloc de « suspecte » et la vieille génération craignait de se compromettre avec nous. Tout jeune ayant des tendances démocratiques, toute jeune femme suivant les cours d’une école supérieure étaient suspects aux yeux de la police politique et dénoncés à Katkov comme ennemis de l’État. Une jeune fille portait-elle les cheveux courts et des lunettes bleues ; un étudiant s’habillait-il en hiver d’un plaid écossais, au lieu de revêtir un pardessus, cela suffisait pour les dénoncer comme suspects, alors qu’ils manifestaient simplement ainsi leurs goûts simples et démocratiques de nihilistes. Si un logement d’étudiants recevait la visite fréquente d’autres étudiants, il était périodiquement envahi et fouillé par la police. Ces descentes de police pendant la nuit étaient si communes dans certains logements d’étudiants que Kelnitz dit un jour, avec sa bonhomie sarcastique, à l’officier de police qui fouillait les chambres : « Pourquoi vous donnez-vous la peine de visiter tous nos livres, chaque fois que vous venez ici ? Vous pourriez aussi bien en avoir la liste et venir une fois par mois pour voir s’ils sont bien tous sur leur rayon ; et vous pourrez y ajouter de temps en temps les titres des nouveaux ! » Le plus léger soupçon était un motif suffisant pour arracher un jeune homme à ses études, l’emprisonner pendant plusieurs mois et finalement l’envoyer dans quelque province reculée de l’Oural « pour un terme illimité », suivant l’expression d’usage dans le jargon bureaucratique... Même à l’époque où le cercle de Tchaïkovsky ne faisait que distribuer des livres, tous visés par la censure, Tchaïkovsky fut arrêté deux fois et fit quatre ou six mois de prison — la seconde fois à un moment critique de sa carrière de chimiste : ses recherches venaient d’être publiées dans le Bulletin de l’Académie des Sciences et il allait passer ses derniers examens universitaires. Il fut finalement relâché, parce que la police ne put pas découvrir un prétexte suffisant pour motiver sa déportation dans l’Oural ! « Mais si nous vous arrêtons une autre fois, lui dit-on, nous vous enverrons en Sibérie. » C’était en effet un des rêves favoris d’Alexandre II d’avoir quelque part dans les steppes une ville spéciale, gardée nuit et jour par des patrouilles de Cosaques, où on enverrait tous les jeunes gens suspects, de façon à en réunir dix ou douze mille. Le danger que pouvait offrir une pareille ville l’empêcha seul de réaliser ce rêve vraiment asiatique.
Un des membres de notre cercle, un officier, avait fait partie d’un groupe de jeunes gens dont l’ambition était de servir dans les zemstvos provinciaux (conseils de districts et de provinces). Ils regardaient cette tâche comme une haute mission et s’y préparaient par de sérieuses études sur les conditions économiques de la Russie centrale. De nombreux jeunes gens nourrissaient à cette époque les mêmes espérances ; mais toutes ces espérances s’évanouirent dès le premier contact avec le système de gouvernement en vigueur.
A peine le gouvernement avait-il accordé à quelques provinces russes une certaine autonomie, très limitée au fond, qu’il employait tous ses efforts pour annihiler cette réforme et lui enlever toute sa valeur et toute sa force.
Le gouvernement autonome des provinces devait se borner au rôle de fonctionnaire public, chargé de recueillir les taxes additionnelles locales et de les employer aux besoins de l’État dans leurs circonscriptions. Toute tentative de la part des conseils de districts pour prendre l’initiative d’améliorations quelconques — écoles, écoles normales, mesures sanitaires, perfectionnements relatifs à l’agriculture, etc. — était considérée par le gouvernement comme suspecte — et même comme dangereuse — et dénoncée par la « gazette de Moscou » comme une tendance « séparatiste », comme la création « d’un État dans l’État », comme un acte de rébellion contre l’autocratie.
Si quelqu’un voulait raconter par exemple l’histoire véridique de l’école normale de Tver, ou de toute tentative analogue faite à cette époque par un zemstvo, avec les persécutions mesquines, les interdictions, les suppressions et autres mesures dont on accablait ces sortes d’institutions, pas un lecteur de l’Ouest de l’Europe et surtout de l’Amérique ne voudrait y ajouter foi. Il mettrait le livre de côté, en disant ; « Cela n’est pas possible : c’est trop stupide pour être vrai. » Et pourtant cela était. Des groupes entiers de représentants élus de plusieurs zemstvos étaient privés de leurs fonctions et recevaient l’ordre de quitter leur province et leurs biens, ou étaient simplement exilés, pour avoir osé adresser une pétition à l’empereur, de la façon la plus loyale, au sujet des droits garantis par la loi aux zemstvos.
« Les membres élus de ces conseils provinciaux doivent être de simples fonctionnaires ministériels et obéir au Ministre de l’Intérieur. » Telle était la théorie du gouvernement de Pétersbourg. Quant aux gens de moindre importance — professeurs, médecins, etc. au service des conseils locaux — ils étaient cassés et exilés par la police dans les vingt-quatre heures, sans autre cérémonie ; il suffisait pour cela d’un ordre de l’omnipotente Troisième Section de la chancellerie impériale. Pas plus tard que l’année dernière (1896), une dame, dont le mari, riche propriétaire foncier, occupe une haute fonction dans un des zemstvos, et qui s’intéresse elle-même beaucoup aux questions d’enseignement, avait invité huit maîtres d’école à la fête de son anniversaire de naissance. « Pauvres gens, se disait-elle, ils n’ont jamais l’occasion de voir d’autres personnes que des paysans. » Le lendemain de la fête, le policier du village se présentait au château et insistait pour avoir les noms des huit maîtres d’école, pour les envoyer à ses chefs. La dame refusa de donner les noms. « Très bien, répliqua-t-il, je les trouverai quand même et je ferai mon rapport. Les maîtres d’école ne doivent pas se réunir et je suis tenu de faire un rapport s’il le font. » La haute situation de la dame couvrit cette fois les maîtres d’école, mais s’ils s’étaient rencontrés dans la maison de l’un d’eux, ils auraient reçu la visite de la police secrète et la moitié d’entre eux aurait été cassée par le ministère de l’Instruction publique ; et si, par hasard, l’un d’eux avait laissé échapper un mot de mécontentement pendant la descente de police, il aurait été interné dans quelque province lointaine. C’est ce qui arrive aujourd’hui, trente-trois ans après l’ouverture des conseils provinciaux et de districts ; mais cela était bien pis entre 1870 et 1880. Quelle base offraient de pareilles institutions pour entreprendre une lutte politique ?
Lorsque mon père me laissa en mourant sa propriété de Tambov, je songeai très sérieusement pendant quelque temps à m’établir sur ces terres et à consacrer toute mon activité au zemstvo local. Quelques paysans et les prêtres les plus pauvres du voisinage me priaient de le faire. Pour moi, je me serais contenté de n’importe quelle occupation, si humble fût-elle, pourvu que je pusse contribuer à élever le niveau intellectuel et à améliorer la condition des paysans. Mais un jour que plusieurs de ceux qui me donnaient ce conseil étaient réunis, je leur demandai : « En supposant que j’essaie de fonder une école, une ferme modèle, une entreprise coopérative, et que je prenne en même temps sur moi la défense des paysans de notre village qui a été dernièrement victime d’une injustice, les autorités me le laisseraient-elles faire ? » — « Jamais ! » répondirent-ils d’une voix unanime.
Un vieux pope à cheveux gris, un homme que tout le monde dans notre voisinage tenait en grande estime, vint me trouver quelques jours plus tard, avec deux chefs de sectes dissidentes influents et me dit : « Parlez à ces deux hommes. Si vous pouvez le faire, allez avec eux et, la Bible à la main, prêchez aux paysans... vous savez bien ce que vous devez leur prêcher... Pas une police au monde ne vous découvrira, s’ils vous cachent... Il n’y a pas autre chose à faire ; c’est le conseil que moi, vieillard, je vous donne. »
Je lui expliquai franchement pourquoi je ne pouvais assumer le rôle d’un Wicleff. Mais le vieillard avait raison. Un mouvement semblable à celui des Lollards est en train de se développer parmi les paysans russes. Les tourments tels que ceux qu’on a infligés aux Doukhobors, qui refusent de faire la guerre, les persécutions comme celles qui ont été exercées en 1887 contre les paysans dissidents du sud de la Russie, auxquels on enlevait leurs enfants pour les élever dans des couvents orthodoxes, ne font que donner au mouvement une force qu’il ne pouvait avoir il y a vingt-cinq ans.
Comme la question d’une agitation dans le but d’obtenir une constitution était toujours soulevée dans nos discussions, je proposai une fois à notre cercle de l’examiner sérieusement et de s’entendre sur un plan d’action approprié. J’étais déjà d’avis que lorsque le cercle décidait quelque chose à l’unanimité, chaque membre devait mettre de côté tous ses sentiments personnels et consacrer toutes ses forces à l’objet de cette décision. « Si vous décidez de faire de l’agitation pour obtenir une constitution, disais-je, voici mon plan : je me séparerai de vous, pour sauver les apparences, et je ne conserverai de relations qu’avec un seul membre du cercle, — par exemple Tchaïkovsky — je saurai par lui les résultats de votre agitation et je pourrai vous faire savoir d’une façon générale ce que je ferai moi-même. Mon rôle consistera à travailler les gens de la Cour et les hauts fonctionnaires. J’ai parmi eux de nombreuses connaissances et je connais un certain nombre de personnes qui sont dégoûtées du régime actuel. Je les rapprocherai, je les unirai, si cela est possible, en une sorte d’organisation et alors, une occasion se présentera certainement un jour d’opérer avec ces forces réunies une pression sur Alexandre II et de l’amener à donner une constitution à la Russie. Il viendra certainement un temps où tous ces gens, sentant qu’ils sont compromis, feront dans leur propre intérêt un pas décisif. Si cela est nécessaire, quelques-uns d’entre nous, qui ont été officiers, pourraient nous être d’un grand secours en étendant la propagande parmi les officiers de l’armée ; mais cette action doit être absolument indépendante de la propagande parmi les ouvriers, tout en se produisant simultanément. J’ai sérieusement réfléchi à cela. Je connais bien mes relations et je sais ceux en qui je puis avoir confiance ; je crois même que quelques-uns des mécontents ont déjà jeté les yeux sur moi, comme le centre possible d’une entreprise de ce genre. Ce n’est pas là le plan que j’adopterais si j’étais libre de choisir ; mais si vous pensez que c’est le meilleur, je m’emploierai de tout mon pouvoir à le faire aboutir. »
Le cercle n’adopta pas cette proposition. Nous connaissant parfaitement les uns et les autres, mes camarades pensaient probablement qu’en suivant cette ligne de conduite je cesserais d’agir conformément à ma nature. Dans l’intérêt de mon propre bonheur et de ma propre existence, je ne saurais leur être assez reconnaissant d’avoir repoussé ma proposition. J’aurais suivi là une direction qui n’était pas dans mon caractère et je n’y aurais pas trouvé le bonheur que j’ai rencontré sur d’autres chemins.
Mais lorsque, six ou sept ans plus tard, les terroristes eurent engagé leur lutte terrible contre Alexandre II, je regrettai que quelque autre n’eût pas tenté de mettre à exécution le projet que je proposais d’accomplir dans les hautes sphères de Pétersbourg. Si on avait préparé le terrain, le mouvement, en se ramifiant probablement dans tout l’empire, aurait sans doute empêché que les holocaustes de victimes restassent sans effet. En tout cas le travail souterrain du Comité exécutif devait être soutenu par une action parallèle exercée au Palais d’Hiver.
La nécessité d’un effort politique revenait ainsi continuellement en discussion dans notre petit groupe, mais sans résultat. L’apathie et l’indifférence des classes riches ne laissait aucun espoir, et l’exaspération de la jeunesse persécutée n’avait pas encore atteint ce paroxysme qui aboutit, six ans plus tard, à la lutte engagée par les terroristes sous la direction du Comité exécutif. Bien plus, — et c’est là une des plus tragiques ironies de l’histoire — ce fut cette même jeunesse qu’Alexandre II, dans sa crainte et sa fureur aveugle, faisait envoyer par centaines aux travaux forcés et condamner à une mort lente en exil, — ce fut cette même jeunesse qui le protégea de 1871 à 1878. Les doctrines mêmes des cercles socialistes étaient telles qu’elles prévinrent le retour d’un attentat comme celui de Karakosov contre la vie du tsar. « Préparez en Russie un grand mouvement socialiste parmi les ouvriers et les paysans, » tel était le mot d’ordre à cette époque. « Ne vous préoccupez pas du tsar et de ses conseillers. Si un pareil mouvement commence, si les paysans se joignent à ce mouvement en masse pour réclamer la terre et abolir les taxes de rachat du servage, le gouvernement impérial sera le premier à chercher un appui dans les classes riches et les grands propriétaires fonciers, et à convoquer un Parlement, — absolument comme le soulèvement des campagnes en France en 1789 obligea le pouvoir royal à convoquer une Assemblée Nationale : il en sera de même en Russie. »
Mais ce n’était pas tout. Des hommes et des groupes isolés, voyant que le règne d’Alexandre II était irrémédiablement condamné à s’enfoncer de plus en plus profondément dans la réaction et fondant en même temps de vagues espérances sur le prétendu « libéralisme » de l’héritier présomptif du trône — tous les jeunes héritiers présomptifs sont supposés libéraux — persistaient à croire que l’exemple de Karakosov devait être suivi.
Or, les cercles organisés combattaient énergiquement cette opinion et détournaient leurs camarades de recourir à un pareil moyen. Je puis divulguer aujourd’hui le fait suivant qui jusqu’ici était resté ignoré. Un jeune homme étant arrivé un jour de l’une des provinces méridionales à Pétersbourg avec la ferme intention de tuer Alexandre II, quelques membres du cercle de Tchaïkovsky en eurent connaissance et employèrent leurs meilleurs arguments pour dissuader le jeune homme ; et comme ils ne parvenaient pas à la convaincre, ils l’informèrent qu’ils le surveilleraient et qu’ils l’empêcheraient de force d’accomplir un pareil attentat. Sachant combien le Palais d’Hiver était mal gardé à cette époque, je puis affirmer qu’ils sauvèrent la vie Alexandre II. Tellement les jeunes gens étaient opposés alors à une guerre à laquelle ils prirent part avec tant d’entrain quelques années plus tard, quand le calice de leurs souffrances fut plein jusqu’à déborder.
Chapitre VII
Les deux années que je passai, avant mon arrestation, à travailler avec le cercle de Tchaïkovsky ont laissé une impression profonde sur toute ma vie ultérieure. Durant ces deux années je menai une existence pleine d’une activité intense — je connus cette exubérance de vie où l’on sent à chaque instant battre toutes les fibres de son être intime et qui seule vaut réellement la peine d’être vécue. Je faisais partie d’une famille d’hommes et de femmes si intimement unis par la communauté du but poursuivi et animés dans leurs relations réciproques d’une humanité si profonde et si délicate, que je ne puis me rappeler un seul moment où la vie de notre cercle ait été troublée par un froissement passager. Ceux qui ont quelque expérience de ce qu’est une agitation politique apprécieront la valeur de ce que je dis.
Avant d’abandonner entièrement ma carrière scientifique, je me considérais comme obligé d’achever mon rapport à la Société de Géographie sur mon voyage en Finlande ainsi que quelques travaux que j’avais entrepris pour la même Société, et mes nouveaux amis étaient les premiers à me confirmer dans cette résolution. Ce ne serait pas bien, disaient-ils, d’agir autrement. Je me mis donc énergiquement au travail pour terminer mes ouvrages de géologie et de géographie.
Les réunions de notre cercle étaient fréquentes et je n’en manquais pas une. Nous avions l’habitude de nous rencontrer dans un quartier suburbain de Pétersbourg, dans une petite maison que Sophie Pérovskaïa avait louée sous le faux nom et avec le faux passeport d’une femme d’ouvrier. Elle appartenait à une famille très aristocratique et son père avait été pendant quelque temps gouverneur militaire de Pétersbourg ; mais avec l’assentiment de sa mère, qui l’adorait, elle avait quitté la maison paternelle pour suivre les cours d’une école supérieure et avec les trois sœurs Kornilov — filles d’un riche manufacturier — elle avait fondé ce petit cercle d’études qui dans la suite devint notre cercle. Et maintenant, en voyant cette femme d’artisan, vêtue d’une robe de coton, les pieds chaussés de bottes d’hommes, la tête couverte d’un fichu de cotonnade, porter sur ses épaules ses deux seaux d’eau puisés dans la Néva, personne n’aurait reconnu en elle la jeune fille qui quelques années auparavant brillait dans les salons les plus aristocratiques de la capitale. Elle était notre favorite à tous, et chacun de nous, en entrant dans la maison, avait pour elle un sourire particulièrement amical — même quand elle nous cherchait querelle à cause de la boue que nous apportions avec nos grosses bottes de paysans et nos peaux de moutons, après avoir traversé les rues fangeuses des faubourgs, car elle se faisait un point d’honneur de tenir la maison relativement propre. Elle s’efforçait alors de donner à son petit visage de jeune fille, innocent et pétillant d’intelligence, l’expression la plus sévère. Au point de vue moral c’était une « rigoriste », mais elle n’avait rien de la sermonneuse. Quand elle n’était pas contente de la conduite de quelqu’un, elle lui lançait de dessous ses sourcils un regard sévère ; mais on décelait dans ce regard sa nature franche et généreuse, qui comprenait toutes les faiblesses humaines. Sur un point seulement elle était inexorable : « Un homme à femmes, » dit-elle un jour, en parlant de quelqu’un, et l’expression avec laquelle elle énonça ces paroles, sans interrompre son travail, est restée gravée dans ma mémoire.
Pérovskaïa était, jusqu’au fond du cœur, une « Amie du peuple » et en même temps une révolutionnaire, une militante loyale et ferme comme l’acier. Elle n’avait pas besoin de parer les ouvrières et les ouvriers de vertus imaginaires pour les aimer et travailler pour eux. Elle les prenait comme ils étaient et me disait une fois : « Nous avons entrepris une grande chose. Deux générations, peut-être, succomberont à la tâche et pourtant il faut qu’elle s’accomplisse. » Aucune des femmes de notre cercle n’aurait reculé devant une mort certaine ou devant l’échafaud. Toutes auraient regardé la mort en face. Mais pas une d’elles ne songeait à un pareil destin, à cette époque de simple propagande. Le portrait bien connu de Pérovskaïa est exceptionnellement bon ; il reflète aussi bien son courage réfléchi que sa haute intelligence et sa nature aimante. Jamais une femme n’exprima mieux les sentiments d’une âme affectueuse que Pérovskaïa dans la lettre qu’elle écrivit à sa mère quelques heures avant de monter à l’échafaud.
L’incident suivant montrera ce qu’étaient les autres femmes de notre cercle. Une nuit, nous allâmes, Koupréïanov et moi, chez Varvara B., à qui nous avions à faire une communication urgente. Il était minuit passé, mais voyant de la lumière à sa fenêtre, nous montâmes. Elle était assise à une table dans son étroite chambre et copiait un programme de notre cercle. Nous savions combien elle était résolue et l’idée nous vint de faire une de ces plaisanteries stupides, que l’on croit quelquefois spirituelles. « B., dis-je, nous venons vous chercher ; nous voulons tenter un coup un peu fou pour délivrer nos amis enfermés dans la forteresse. » Elle ne nous fit pas une question. Elle déposa tranquillement sa plume, se leva de sa chaise et dit simplement : « Allons. » Elle parlait d’une voix si simple, si exempte d’affectation que je sentis tout à coup combien j’avais agi légèrement et je lui dis la vérité. Elle retomba sur sa chaise, les larmes aux yeux, et me demanda d’une voix désespérée : « Ce n’était qu’une plaisanterie ? Pourquoi faites-vous de telles plaisanteries ? » Je compris alors pleinement la cruauté de mes paroles.
Un autre favori, aimé de tous les membres du cercle était Sergheï Kravtchinsky, qui devint si célèbre en Angleterre et aux États-Unis, sous le nom de Stepniak. On l’appelait souvent « l’Enfant » — tant il se préoccupait peu de sa propre sécurité ; mais cette insouciance en ce qui le concernait provenait simplement de ce qu’il ignorait complètement la peur, ce qui, après tout, est souvent le meilleur moyen d’échapper aux recherches de la police. Il devint bientôt très connu à cause de la propagande qu’il faisait dans les cercles d’ouvriers sous son véritable prénom de Serge et il fut naturellement recherché activement par la police. Malgré cela, il ne prenait aucune précaution pour se cacher et je me souviens qu’un jour il fut sévèrement blâmé à une de nos réunions pour une grave imprudence dont il s’était rendu coupable. Étant en retard à une de nos assemblées, comme cela lui arrivait souvent, et ayant une longue distance à parcourir pour arriver jusqu’à la maison, il avait couru au trot, vêtu d’une pelisse de mouton comme un paysan, tout le long d’une grande rue fréquentée, en se tenant au beau milieu de la chaussée. « Comment avez-vous pu faire cela ? » lui demandait-on d’un ton de reproche. « Vous auriez pu éveiller les soupçons et vous faire arrêter comme un voleur. » Mais je souhaiterais que chacun se fût montré aussi prudent que lui quand il s’agissait d’affaires où d’autres personnes pouvaient être compromises.
Nous fîmes d’abord plus intimement connaissance à propos du livre de Stanley, Comment j’ai retrouvé Livingstone. Un soir que notre réunion avait duré jusqu’à minuit et que nous étions sur le point de partir, une des Kornilovs entra avec un livre à la main et demanda qui de nous pourrait se charger de traduire pour le lendemain matin, à huit heures, seize pages imprimées du livre de Stanley. Je regardai le format du livre et je dis que si quelqu’un voulait m’aider, le travail serait fait dans la nuit. Serge y consentit et à quatre heures du matin les seize pages étaient finies. Nous nous lûmes réciproquement nos traductions, l’un de nous suivant sur le texte anglais ; puis nous vidâmes une écuelle de gruau russe qu’on nous avait laissée sur la table et nous rentrâmes ensemble chez nous. Depuis cette nuit nous devînmes amis intimes.
J’ai toujours aimé les gens actifs et qui s’acquittent sérieusement de leur besogne. La traduction de Serge et sa facilité de travail avaient déjà fait sur moi une impression favorable. Mais quand je le connus davantage, je me mis à l’aimer réellement pour sa nature honnête et franche, pour son énergie juvénile et son bon sens, pour son courage et sa ténacité. Il avait beaucoup lu et beaucoup réfléchi, et nous paraissions avoir les mêmes opinions sur le caractère révolutionnaire de la lutte que nous avions entreprise. Il avait dix ans de moins que moi, et peut-être ne se rendait-il pas bien compte du grave conflit que provoquerait la future révolution. Il nous a parlé plus tard avec beaucoup de verve, de l’époque où il travaillait à la campagne parmi les paysans. « Un jour, nous dit-il, je suivais la route avec mon camarade, quand nous fûmes rejoints par un paysan en traîneau. Je me mis à dire au paysan qu’il ne devait pas payer ses impôts, que les fonctionnaires pillaient le peuple et j’essayai de la convaincre, par des citations de la Bible, qu’il devait se révolter. Le paysan fouetta son cheval, mais nous le suivîmes vivement ; il mit son cheval au trot et nous nous mîmes à courir derrière lui ; je ne cessai pendant tout ce temps de lui parler d’impôts et de révolte. Finalement, il mit son cheval au galop, mais l’animal ne valait pas grand-chose — c’était un petit cheval de paysan mal nourri — aussi, nous pûmes, mon camarade et moi, nous maintenir à sa hauteur et poursuivre notre propagande jusqu’à ce que nous fussions complètement hors d’haleine. »
Serge resta quelque temps à Kazan et je dus correspondre avec lui. Comme il n’avait jamais aimé les lettres chiffrées, je lui proposai un moyen de correspondre qui a été souvent employé autrefois entre conspirateurs. Vous écrivez une lettre ordinaire sur toutes sortes de sujets, mais il n’y a dans cette lettre que certains mots — par exemple chaque cinquième mot — qui comptent. Vous écrivez par exemple : « Excusez ma lettre hâtive. Venez me voir ce soir ; demain je dois me rendre chez ma sœur. Mon frère Nicolas est malade ; il était tard pour faire une opération. » En lisant chaque cinquième mot, on trouve : « Venez demain chez Nicolas tard. » Nous étions forcés d’écrire des lettres de cinq ou six pages pour nous envoyer une page de nouvelles et nous devions avoir recours à toutes les ressources de notre imagination pour remplir les lettres de toutes sortes d’histoires. Serge, dont il était impossible d’obtenir une lettre chiffrée, aima ce genre de correspondance et il m’envoyait des lettres contenant des histoires remplies d’incidents palpitants et de dénouements dramatiques. Il m’a dit plus tard que cette correspondance lui avait servi à développer son talent littéraire. Quand on a du talent, tout contribue à le développer.
En janvier ou en février 1874, j’étais à Moscou, dans une des maisons où j’avais passé mon enfance. Un matin, de bonne heure, on vint me dire qu’un paysan désirait me parler. Je sortis et je me trouvai en présence de Serge, qui venait de s’échapper de Tver. Il était doué d’une grande force physique, et en compagnie d’un autre ancien officier, Rogatchov, qui lui aussi était très vigoureux, il parcourait la campagne et travaillait comme scieur de long. Le travail était très dur, surtout pour des bras inexpérimentés, mais tous deux le faisaient avec plaisir ; personne n’aurait songé à reconnaître deux officiers déguisés dans la personne de ces robustes scieurs. Ils voyageaient sous ce déguisement depuis environ quinze jours, sans éveiller un soupçon et faisaient sans aucune crainte, à droite et à gauche, de la propagande révolutionnaire. Souvent, Serge, qui connaissait le Nouveau Testament presque par cœur, parlait aux paysans comme un prédicateur, leur prouvant par des citations de la Bible qu’ils devaient se révolter. Les paysans les écoutaient comme deux apôtres, les conduisaient hospitalièrement d’une maison à l’autre et refusaient d’accepter de l’argent pour leur nourriture. En quinze jours, ils avaient produit une véritable effervescence dans un certain nombre de villages. Leur renommée s’était répandue au loin à la ronde. Les paysans, jeunes et vieux, commençaient à s’entretenir en secret dans les granges au sujet des « envoyés » ; ils commençaient à dire, plus haut qu’ils ne le faisaient d’habitude, qu’on dépouillerait bientôt les grands propriétaires fonciers de leurs terres, et que ceux-ci recevraient en retour des pensions du tsar. Les jeunes gens devenaient plus agressifs vis-à-vis des agents de police, en disant : « Attendez un peu ; votre tour viendra bientôt ; vous autres Hérodes, vous ne gouvernerez plus pendant longtemps. » Mais la renommée des deux scieurs de long parvint aux oreilles de quelque fonctionnaire de la police et ils furent arrêtés. L’ordre fut donné de les remettre au prochain fonctionnaire de la police, à quinze kilomètres de là.
Ils furent placés sous la garde de quelques paysans et durent passer par un village qui célébrait sa fête patronale. « Quoi ? des prisonniers ? Très bien ! Venez donc, » disaient les paysans, qui étaient en train de boire en l’honneur de la fête.
Ils passèrent presque toute la journée dans le village, emmenés par les paysans d’une maison à l’autre, où on leur servait de la bière de ménage. Les gardiens ne se faisaient pas prier deux fois. Ils buvaient et insistaient pour que les prisonniers bussent aussi. « Heureusement, disait Serge, qu’ils offraient de la bière dans de grandes écuelles de bois qui circulaient à la ronde, de sorte que je pouvais mettre mes lèvres au bord du vase et faire semblant de boire sans que personne pût voir exactement ce que j’avais bu. » Vers le soir tous les gardiens étaient gris, et préférant ne pas se montrer dans cet état à l’officier de police, ils décidèrent de rester dans le village jusqu’au matin. Serge leur parlait et tous l’écoutaient avec attention, regrettant qu’on eût arrêté un aussi brave homme. Comme ils allaient se coucher, un jeune paysan murmura à l’oreille de Serge : « Quand j’irai fermer la porte cochère, je ne mettrai pas le verrou. » Serge et son camarade comprirent l’avertissement et dès que tout le monde fut endormi, ils gagnèrent la route. Ils allongèrent le pas et à cinq heures du matin ils étaient à vingt-cinq kilomètres du village et arrivaient à une petite gare de chemin de fer, où ils prirent le premier train qui les amena à Moscou. Serge y resta, et plus tard, quand nous fûmes tous arrêtés à Pétersbourg, le cercle de Moscou devint sous son inspiration le principal foyer de l’agitation.
Çà et là, de petits groupes de propagandistes s’étaient établis sous des formes variées dans les villes et les villages. Des ateliers de forgerons et de petites fermes avaient été installés, dans lesquels travaillaient des jeunes gens des classes aisées, pour être en contact journalier avec les masses ouvrières.
A Moscou, un certain nombre de jeunes filles appartenant à des familles riches, qui avaient étudié à l’université de Zurich et fondé une association particulière, allèrent jusqu’à entrer dans des fabriques de coton où elles travaillaient de 14 à 16 heures par jour, partageant dans ces casernes manufacturières l’existence misérable des ouvrières russes. Ce fut un grand mouvement auquel deux ou trois mille personnes, au bas mot, prirent une part active, tandis qu’un nombre deux ou trois fois plus grand de sympathiques amis soutenaient de diverses façons cette courageuse avant-garde. Notre cercle de Pétersbourg était en correspondance régulière, — toujours chiffrée, cela va sans dire, — avec une bonne moitié de cette armée de propagandistes.
Les ouvrages que l’on pouvait publier en Russie sous une censure rigoureuse — la moindre velléité de socialisme étant prohibée — furent bientôt considérés comme insuffisants et nous fondâmes à l’étranger une imprimerie pour nous-mêmes. Il s’agissait de faire des brochures pour les ouvriers et les paysans, et notre petit « comité littéraire » dont je faisais partie avait de la besogne par-dessus la tête. Serge écrivit deux brochures — une dans le style de Lamennais et une autre contenant un exposé des doctrines socialistes sous la forme d’un conte de fées — et toutes les deux furent très répandues. Les livres et les pamphlets imprimés à l’étranger étaient introduits en contrebande en Russie par milliers, centralisés en certains endroits et envoyés aux cercles ouvriers. Tout cela exigeait une vaste organisation ainsi qu’un grand nombre de voyages, et une correspondance colossale, particulièrement pour protéger de la police ceux qui nous aidaient et pour tenir secrets nos dépôts de livres. Nous avions des chiffres spéciaux pour les différents cercles des provinces, et souvent, après avoir passé six ou sept heures à discuter tous les points de détail, les femmes qui ne se fiaient pas à nous pour faire avec tout le soin désirable la correspondance chiffrée, passaient toute la nuit à couvrir des feuilles de papier de signes cabalistiques et de fractions.
La plus grande cordialité présida toujours à nos réunions. L’esprit russe répugne tellement à toute sorte de formalisme que nous n’avions jamais de président, et quoique nos débats fussent quelquefois extrêmement vifs, surtout quand on discutait des questions de programme, nous nous entendions toujours très bien sans être forcés de recourir aux formalités usitées en Occident. Il suffisait pour cela d’une absolue sincérité, d’un désir général de résoudre le mieux possible toutes les difficultés et d’un mépris franchement exprimé pour tout ce qui ressemblait le moins du monde à une affectation théâtrale. Si l’un de nous s’était hasardé à prononcer un discours, avec des effets oratoires, on lui aurait montré aussitôt par d’amicales plaisanteries que ce n’était pas le lieu de faire de l’éloquence. Souvent, nous étions forcés de prendre nos repas pendant ces réunions et ils se composaient invariablement de pain de seigle avec des concombres salés et d’un morceau de fromage, le tout arrosé d’un grand nombre de tasses de thé faible. Non que l’argent nous fît défaut ; il y en avait toujours assez en caisse, mais jamais assez pour couvrir les dépenses toujours croissantes, nécessaires pour imprimer et transporter nos livres, pour soustraire nos amis aux recherches de la police, et mettre en œuvre de nouvelles entreprises.
A Pétersbourg, nous ne tardâmes pas à avoir de nombreuses connaissances parmi les ouvriers. Serdioukov, un jeune homme d’une haute culture intellectuelle, avait fait des amis parmi les mécaniciens employés pour la plupart dans un arsenal de l’État, et il avait organisé un cercle d’environ trente membres qui se réunissaient pour causer et discuter. Les mécaniciens étaient bien payés à Pétersbourg, et ceux qui n’étaient pas mariés étaient dans une assez bonne situation. Ils furent bientôt au courant des principaux ouvrages de la littérature radicale et socialiste — les noms de Burckle, de Lassalle, de Mill, de Draper, de Spielhagen, leur étaient familiers ; et au point de vue des idées, ces mécaniciens différaient peu des étudiants. Quand Kelnitz, Serge et moi, nous entrâmes dans le cercle, nous fîmes de fréquentes visites à leur groupe et nous leur donnâmes des conférences sur toutes sortes de sujets. Cependant nos espérances de voir ces jeunes gens devenir d’ardents propagandistes parmi les classes moins privilégiées des ouvriers ne se réalisèrent pas complètement. Dans un pays libre ils auraient été les orateurs habituels des réunions publiques ; mais, de même que les ouvriers privilégiés du corps des bijoutiers à Genève, ils traitaient la masse des ouvriers de fabrique avec une sorte de mépris et ne se montraient pas empressés à devenir des martyrs de la cause socialiste. Ce fut seulement après avoir été arrêtés et fait trois ou quatre années de prison pour oser penser comme des socialistes, et quand ils eurent sondé la profondeur de l’absolutisme russe, que plusieurs d’entre eux se consacrèrent à une ardente propagande, principalement en faveur d’une révolution politique.
Mes sympathies allaient surtout aux tisserands et aux ouvriers des fabriques de coton. Il y en a des milliers à Pétersbourg, qui y travaillent durant l’hiver et retournent passer les trois mois d’été dans leurs villages natals pour y cultiver la terre. Moitié paysans et moitié ouvriers des villes, ils avaient généralement gardé l’esprit social des villageois russes. Le mouvement se répandit parmi eux comme une traînée de poudre. Nous devions tempérer le zèle de nos nouveaux amis ; sans cela ils auraient amené chez nous, à la fois, des centaines de leurs amis, jeunes et vieux. La plupart d’entre eux vivaient en petites associations ou « artels » de dix ou douze personnes qui louaient un appartement commun et prenaient leurs repas ensemble, chacun payant sa quote-part mensuelle des dépenses générales. C’est dans ces logements que nous avions l’habitude d’aller et les tisserands nous mettaient en relation avec d’autres « artels » de maçons, de charpentiers et autres corps de métiers. Dans quelques-uns de ces « artels » Serge, Kelnitz et deux ou trois autres de nos amis étaient comme chez eux et ils y passaient des nuits entières à parler de socialisme. De plus nous avions dans différents quartiers de Pétersbourg des appartements spéciaux, loués par quelques-uns des nôtres, où se réunissaient chaque soir dix ou douze ouvriers pour apprendre à lire et à écrire et pour causer ensuite. De temps en temps, l’un de nous se rendait au village natal de nos amis de la ville et consacrait une quinzaine de jours à faire une propagande presque ouverte parmi les paysans.
Naturellement, tous ceux de nous qui travaillaient avec cette classe d’ouvriers devait s’habiller comme les ouvriers eux-mêmes, c’est-à-dire porter le caftan du paysan. L’abîme qui sépare les paysans des gens instruits est si profond en Russie et le contact est si rare entre eux, que la seule présence dans un village d’un homme vêtu en citadin éveille l’attention générale ; mais même en ville, si un homme dont le langage et le costume ne sont pas ceux d’un ouvrier, se montre dans un milieu ouvrier, il éveille aussitôt les soupçons de la police. « Pourquoi fréquenterait-il le bas peuple, s’il n’avait pas de mauvaises intentions ? » Souvent, après un dîner dans une riche maison, ou même au Palais d’Hiver, où j’allais quelquefois voir un ami, je prenais un fiacre et je courrais dans un pauvre logis d’étudiant, dans un faubourg éloigné ; je troquais mes vêtements élégants contre une chemise de coton, de grosses bottes de paysan et une pelisse de mouton et plaisantant avec les paysans que je rencontrais sur la route, j’allais rejoindre mes amis les ouvriers. Je leur racontais ce que j’avais vu du mouvement ouvrier à l’étranger, de la puissance de l’Internationale, de la Commune de 1871. Ils m’écoutaient avec la plus grande attention, ne perdant pas un mot de ce que je disais ; et alors venait la question : « Que pouvons-nous faire en Russie ? » — « Faire de l’agitation, nous organiser, leur répondions-nous ; il n’y a qu’une voie pour y arriver » ; et nous leur lisions une histoire populaire de la Révolution française, une adaptation de l’admirable « Histoire d’un Paysan » d’Erckmann-Chatrian. Tout le monde admirait M. Chovel, qui s’en allait faire de la propagande à travers les villages en colportant des livres prohibés et tous brûlaient de marcher sur ses traces. « Parlez aux autres, disions-nous, réunissez les hommes et quand nous serons plus nombreux, nous verrons ce que nous pourrons obtenir. » Ils comprenaient parfaitement et nous n’avions qu’à modérer leur zèle.
C’est au milieu d’eux que je passais mes heures les plus heureuses. Le premier de l’année 1874, le dernier jour de l’an que je passai en Russie en liberté, s’est particulièrement gravé dans ma mémoire. La veille, je m’étais trouvé dans une société choisie. On avait parlé en termes nobles et enthousiastes des devoirs des citoyens, du bien-être du pays, etc. Mais une note dominait tous ces pathétiques discours : chacun des convives semblait surtout préoccupé d’assurer son propre bien-être, quoique personne n’eût le courage de dire franchement et ouvertement, qu’il n’était prêt à faire que ce qui ne compromettrait pas sa propre sécurité.
Des sophismes — et encore des sophismes — sur la lenteur de l’évolution, sur l’inertie des classes inférieures, sur l’inutilité du sacrifice, servaient de justifications aux paroles qu’on ne disait pas, et chacun ajoutait à toutes ces considérations l’assurance qu’il était prêt, lui, à faire tous les sacrifices. Je rentrai chez moi, pris tout à coup d’un dégoût prorfond au milieu de tous ces bavardages.
Le lendemain matin, j’allais à une de nos réunions de tisserands. Elle se tenait dans un sous-sol sombre. J’étais habillé en paysan et perdu dans la foule des assistants vêtus comme moi de pelisses de mouton. Mon camarade, qui était connu des ouvriers, me présenta par ces simples mots : « Borodine, un ami. » « Racontez-nous, Borodine, dit-il, ce que vous avez vu à l’étranger. » Et je leur parlai du mouvement prolétarien dans l’ouest de l’Europe, de ses luttes, de ses difficultés et de ses espérances.
L’assistance se composait surtout de gens entre deux âges. Ils étaient puissamment intéressés. Ils me posaient des questions, toutes à propos, sur des points de détail du mouvement ouvrier, sur le but de l’Internationale et sur les chances de succès ; puis venaient les questions relatives à ce que nous pouvions faire en Russie et aux résultats de notre propagande. Je n’atténuais jamais les dangers de notre agitation et je disais franchement ce que j’en pensais. « Nous serons probablement envoyés en Sibérie un de ces jours ; et vous — quelques-uns de vous — passerez de longs mois en prison pour nous avoir écoutés. » Cette sombre perspective ne les refroidissait pas. « Après tout, il y a aussi des hommes en Sibérie, il n’y a pas que des ours. » « Où vivent des hommes d’autres peuvent y vivre. » « Le diable n’est pas aussi terrible qu’on le représente. » « Quand on a peur du loup, il ne faut pas aller dans le bois, » disaient-ils comme nous les quittions. Et lorsque quelques-uns d’entre eux furent arrêtés plus tard, ils se comportèrent presque tous bravement ; ils nous couvrirent et ne trahirent personne.
Chapitre VIII
Pendant les deux années dont je parle en ce moment, de nombreuses arrestations furent faites tant à Pétersbourg que dans les provinces. Il ne se passait pas un mois sans que nous perdions l’un de nous ou sans que nous apprenions la disparition de membres appartenant à tel ou tel cercle de la province. Vers la fin de 1873 les arrestations devinrent de plus en plus fréquentes. En novembre l’un de nos principaux lieu de réunions, situé dans un faubourg de Pétersbourg, fut envahi par la police. Nous perdîmes Pérovskaïa et trois autres amis et nous dûmes suspendre toutes nos relations avec les ouvriers de ce faubourg. Nous trouvâmes un nouveau local, plus éloigné de la ville, mais nous dûmes l’abandonner bientôt. La police devenait très vigilante et la présence d’un étudiant dans les quartiers ouvriers était aussitôt signalée. Des mouchards circulaient parmi les ouvriers, qui étaient étroitement surveillés. Dmitri Kelnitz, Serge et moi, avec nos peaux de mouton et notre air de paysans, nous passions inaperçus et nous continuions nos visites dans ces lieux dangereux. Mais Dmitri et Serge, dont les noms avaient acquis une grande notoriété dans les quartiers populaires, étaient activement recherchés par la police ; et s’ils avaient été rencontrés par hasard au cours d’une descente de police chez des amis, ils auraient été arrêtés sur-le-champ. Il y eut des moments où Dmitri était obligé de chercher chaque soir un nouvel abri pour pouvoir y passer la nuit dans une sécurité relative. « Puis-je passer la nuit chez vous ?... » demandait-il, en entrant dans la chambre de quelque camarade à dix heures du soir. « Impossible ! mon logement a été étroitement surveillé. Allez plutôt chez N***. » « J’en viens justement et il me dit que les mouchards foisonnent dans le voisinage. » — « Alors, allez chez M*** ; c’est un de mes grands amis et il est à l’abri de tout soupçon. Mais c’est loin d’ici, et il faut que vous preniez une voiture. Voilà de l’argent ! » Mais, par principe, Dmitri ne voulait pas prendre de voiture, et il allait à pied à l’autre bout de la ville pour chercher un refuge, ou bien il finissait par aller chez un ami dont l’appartement pouvait recevoir à chaque instant la visite de la police.
Au commencement de janvier 1874, un autre lieu de réunion, notre principal foyer de propagande parmi les tisserands, fut découvert. Quelques-uns de nos meilleurs propagandistes disparurent derrière les portes de la mystérieuse Troisième Section. Notre cercle se rétrécissait, les réunions générales étaient de plus en plus difficiles, et nous faisions d’énergiques efforts pour former de nouveaux cercles de jeunes gens qui pourraient continuer notre œuvre quand nous serions tous arrêtés. Tchaïkovsky était dans le sud et nous obligeâmes positivement Dmitri et Serge à quitter Pétersbourg. Nous ne restions plus que cinq ou six pour expédier toutes les affaires de notre cercle. Je me proposais aussi, dès que j’aurais déposé mon rapport à la Société de Géographie, d’aller vers le sud-ouest de la Russie et d’y fonder une sorte de ligue agraire, analogue à celle qui devint si puissante en Irlande vers 1880.
Après deux mois de tranquillité relative, nous apprîmes au milieu de mars que presque tous les membres du cercle des mécaniciens avaient été arrêtés et avec eux un jeune homme du nom de Nizovkine, un ex-étudiant, qui, malheureusement, avait leur confiance, et, qui, nous en étions certains, ne tarderait pas à essayer de se tirer d’embarras en racontant tout ce qu’il savait à notre sujet. Outre Dmitri et Serge, il connaissait Serdioukov, le fondateur de ce cercle, et moi-même, et il était certain qu’il nous dénoncerait dès qu’on le presserait de questions. Quelques jours plus tard, on arrêta deux tisserands — des gaillards extrêmement suspects, qui avaient même escroqué de l’argent à leurs camarades et qui me connaissaient sous le nom de Borodine. Ces deux hommes allaient sûrement mettre la police sur les traces de Borodine, l’homme déguisé en paysan, qui prenait la parole aux réunions des tisserands. Dans l’espace d’une semaine tous les membres de notre cercle, à l’exception de Serdioukov et de moi, furent arrêtés.
Il ne nous restait plus qu’à fuir de Pétersbourg : c’était justement ce que nous ne voulions pas faire.
Mais notre immense organisation pour faire imprimer des brochures à l’étranger et les introduire en contrebande en Russie ; tout ce réseau de cercles, de fermes et autres foyers d’agitation établis à la campagne, avec lesquels nous entretenions une correspondance dans près de 40 provinces sur 50 que compte la Russie d’Europe et que nous avions eu tant de peine à fonder pendant ces deux dernières années ; enfin, nos groupes d’ouvriers à Pétersbourg et nos quatre différents cercles de propagande parmi les ouvriers de la capitale — comment pouvions-nous abandonner tout cela avant d’avoir trouvé des hommes capables de conserver nos relations et d’entretenir notre correspondance ? Serdioukov et moi décidâmes d’admettre dans notre cercle deux nouveaux membres et de leur confier les affaires. Nous nous rencontrions chaque soir dans différents quartiers de la ville, et comme nous ne portions jamais sur nous des adresses et des noms par écrit — seule la liste chiffrée des contrebandiers était déposée en lieu sûr — nous étions forcés d’apprendre de mémoire à nos nouveaux membres des centaines de noms et d’adresses et une douzaine de chiffres, les leur répétant à plusieurs reprises, jusqu’à ce que nos amis les sussent par cœur. Chaque soir nous parcourions toute la carte de Russie, nous arrêtant surtout à la frontière occidentale, où demeuraient un grand nombre d’hommes et de femmes chargés de recevoir les livres des mains des contrebandiers, et aux provinces de l’est, où se trouvaient nos principaux foyers de propagande.
Ensuite il fallait présenter, toujours sous des déguisements, les nouveaux membres à nos amis de la ville et les mettre en relations avec ceux qui n’avaient pas encore été arrêtés.
La difficulté, alors, était de disparaître de son logement et de reparaître ailleurs sous un nom supposé, avec un faux passeport en règle. Serdioukov avait abandonné son appartement, mais n’ayant pas de passeport, il se cachait dans des maisons amies. J’aurais dû faire de même, mais une circonstance étrange m’en empêcha.
Je venais de terminer mon rapport sur les formations glaciaires en Finlande et en Russie et ce rapport devait être lu à une séance de la Société de Géographie. Les invitations étaient déjà lancées, mais il arriva qu’au jour fixé les deux sociétés de géologie de Pétersbourg avaient une réunion générale et elles demandèrent à la Société de Géographie d’ajourner la lecture de mon rapport à la semaine suivante. On savait que je devais présenter certaines idées sur l’extension des formations glaciaires jusque dans la Russie centrale et nos géologues, à l’exception de mon maître et ami, Friedrich Schmidt, considéraient cette opinion comme excessive et désiraient la soumettre à une discussion approfondie. Je dus donc rester encore une semaine.
Des étrangers rôdaient autour de ma maison et se présentaient chez moi sous toute sorte de prétextes fantaisistes : l’un d’eux voulait acheter une forêt de ma propriété de Tambov, qui ne comprenait que des prairies absolument dépourvues d’arbres. Je remarquai dans ma rue — l’élégante Morskaïa — un des deux tisserands arrêtés dont j’ai déjà parlé. J’appris ainsi que ma maison était surveillée. Il fallait cependant agir comme si rien d’extraordinaire n’était arrivé, puisque je devais assister à la réunion de la Société de Géographie le soir du vendredi suivant.
Le jour de la séance vint. Le débat fut très animé et un point, au moins, resta acquis. On reconnut que toutes les anciennes théories relatives à la période diluvienne en Russie étaient absolument sans fondement et que la question devait être étudiée à nouveau. J’eus la satisfaction d’entendre notre vénéré géologue, Barbot de Marny dire : « Formation glaciaire ou non, nous devons reconnaître, messieurs, que tout cee que nous avons dit jusqu’ici sur l’action des glaces flottantes ne repose actuellement sur aucune base sérieuse. » Et on m’offrit à cette séance la présidence de la section de géographie physique, tandis que je me demandais si je ne passerais pas la nuit dans la prison de la Troisième Section.
J’aurais mieux fait de ne pas retourner du tout dans mon appartement, mais j’étais brisé de fatigue à la suite des travaux de ces derniers jours et je rentrai chez moi. Il n’y eut pas de descente de police cette nuit-là. Je fis une revue de tous mes papiers, je détruisis tout ce qui pouvait compromettre quelqu’un, je fis mes paquets et je me préparai à partir. Je savais que mon appartement était surveillé, mais j’espérais que la police ne me rendrait pas visite avant une heure avancée de la nuit et que je pourrais me glisser à la faveur des ténèbres hors de la maison sans être remarqué. Le soir vint et je sortais déjà quand une de nos servantes me dit : « Vous feriez mieux de passer par l’escalier de service. » Je compris ce qu’elle voulait dire ; je descendis vivement l’escalier et sortis. Un seul fiacre était à la porte : j’y montais rapidement. Le cocher se dirigea vers la Perspective Nevsky. Je ne fus pas poursuivi tout d’abord et je me crus sauvé : mais j’aperçus alors une autre voiture qui nous suivait à toute vitesse ; notre cheval fut retardé, je ne sais comment, et l’autre fiacre — découvert, comme le sont les fiacres à Pétersbourg — nous rejoignit.
A mon grand étonnement, j’y vis l’un des deux tisserands arrêtés, en compagnie d’une autre personne. Il fit un signe de la main comme s’il voulait me dire quelque chose. Je dis à mon cocher d’arrêter. « Peut-être, pensais-je, a-t-il été relâché et il a une importante communication à me faire. » Mais à peine étions nous arrêtés que l’homme assis à côté du tisserand — c’était un agent de police — me cria : « Monsieur Borodine — Prince Kropotkine, je vous arrête ! » Il fit signe aux agents, qui fourmillent sur cette grande artère de Pétersbourg, et en même temps il sautait dans ma voiture et me montrait un papier portant l’estampille de la police secrète de Pétersbourg : « J’ai l’ordre de vous conduire devant le gouverneur général pour lui fournir une explication, » dit-il. Toute résistance était impossible — quelques agents de police nous entouraient déjà — et je donnai l’ordre à mon cocher de tourner bride et d’aller à la maison du gouverneur général. Le tisserand, qui était resté dans sa voiture, nous suivit. Il était évident que la police avait hésité pendant dix jours à m’arrêter, parce qu’elle n’était pas sûre que Borodine et moi nous n’étions qu’une seule et même personne. Ma réponse à l’appel du tisserand avait levé les derniers doutes.
Il arriva aussi que juste au moment où j’allai quitter ma maison un jeune homme venant de Moscou m’apporta une lettre de la part de mon ami Voïnaralsky et une autre de Dmitri, adressée à notre ami Polakov. La première m’annonçait la création à Moscou d’une imprimerie clandestine et était pleine de nouvelles précieuses concernant l’activité de notre parti dans cette ville. Je la détruisis après l’avoir lue. La seconde ne contenait qu’un innocent bavardage d’ami, je la gardai sur moi. Mais maintenant que j’étais arrêté, je pensai qu’il valait mieux la détruire aussi, et, demandant à l’agent de police de me montrer de nouveau son mandat d’arrêt, je profitai du moment où il fouillait dans sa poche pour laisser glisser la lettre sur le pavé sans qu’il s’en aperçût. Cependant, en arrivant au palais du gouverneur général, le tisserand la remis à l’agent en disant : « J’ai vu que Monsieur avait laissé tomber cette lettre sur le pavé, et je l’ai ramassée. »
Je dus attendre pendant de longues heures le représentant de l’autorité judiciaire, le procureur. Ce fonctionnaire joue le rôle d’homme de paille, destiné à couvrir les opérations de la police secrète et leur donner une apparence de légalité. Il fallut plusieurs heures pour le trouver et pour qu’il s’acquittât de ses fonctions de faux représentant de la justice. Je fus ramené chez moi et on opéra une perquisition en règle de mes papiers ; cela dura jusqu’à trois heures du matin, mais on ne put pas découvrir le moindre chiffon de papier compromettant pour d’autres ou pour moi.
De ma maison je fus amené à la Troisième Section, cette institution omnipotente qui a gouverné la Russie depuis le commencement du règne de Nicolas Ier jusqu’à notre époque — un véritable « État dans l’État ». Elle commença sous Pierre Ier par le « département secret », où les adversaires du fondateur de l’empire militaire russe furent soumis aux plus abominables tortures, au milieu desquelles ils expiraient ; celui-ci fut continué par la « chancellerie secrète » pendant les règnes des impératrices, à l’époque où la chambre de torture du tout-puissant Minich remplissait la Russie d’épouvante ; enfin elle reçut son organisation actuelle du despote de fer, Nicolas Ier, qui y rattacha le corps des gendarmes, si bien que le chef de la gendarmerie devint dans l’empire russe un personnage beaucoup plus redouté que l’empereur lui-même.
Dans chaque province de Russie, dans chaque ville populeuse, et même à chaque station de chemin de fer, il y a des gendarmes qui adressent directement leurs rapports à leurs propres généraux et colonels, lesquels sont de leur côté en relation directe avec le chef de la gendarmerie ; et ce dernier, voyant l’empereur tous les jours, lui rapporte sur ce qu’il juge nécessaire de lui communiquer. Tous les fonctionnaires de l’empire sont placés sous la surveillance des gendarmes ; c’est le devoir des généraux et des colonels de surveiller la vie publique et privée de chaque sujet du tsar — même les gouverneurs des provinces les ministres et les grands-ducs. L’empereur lui-même est soumis à leur étroite surveillance, et comme ils sont parfaitement informés des potins du palais et qu’ils sont au courant du moindre pas fait par l’empereur en dehors du palais, le chef de la gendarmerie devient, pour ainsi dire, le confident des affaires les plus intimes des empereurs de Russie.
A cette époque du règne d’Alexandre II, la Troisième Section était absolument toute-puissante. Les colonels de gendarmerie faisaient des perquisitions par milliers, sans se soucier le moins du monde de l’existence du code ou de la justice russes. Ils arrêtaient qui ils voulaient, gardaient les gens en prison aussi longtemps que cela leur plaisait, et exilaient des centaines de personnes dans le nord-est de la Russie ou en Sibérie, suivant le bon plaisir du général ou le leur propre ; la signature du ministre de l’Intérieur était une simple formalité, car il n’avait sur eux aucun contrôle et ignorait même leurs agissements.
Il était quatre heures du matin quand mon interrogatoire commença.
— « Vous êtes accusé, me dit-on solennellement, d’appartenir à une société secrète qui a pour objet de renverser la forme actuelle du gouvernement, et de conspirer contre la personne sacrée de Sa Majesté Impériale. Vous reconnaissez-vous dans ce crime ?
— Tant que vous ne m’aurez pas traduit devant un tribunal où je puisse parler publiquement, je ne vous donnerai aucune espèce de réponse.
— Écrivez, dicta le procureur à son greffier, qu’il ne se reconnaît pas coupable. Je dois encore vous poser certaines questions, continua-t-il après un silence. Connaissez-vous une personne du nom de Nicolas Tchaïkovsky ?
— Si vous persistez dans vos questions, écrivez « Non » à toutes celles qu’il vous plaira de me poser.
— Mais si je vous demande si vous connaissez, par exemple, M. Polakov, dont vous avez parlé il y a un moment ?
— Dès que vous me posez une pareille question, je n’hésite pas, écrivez : « Non. » Et si vous me demandez si je connais mon frère, ou ma sœur, ou ma belle-mère, écrivez : « Non. » Vous n’aurez pas de moi une autre réponse ; car si je répondais « Oui » au sujet de quelqu’un, vous prépareriez aussitôt quelque méchante affaire contre lui, vous feriez chez lui une descente de police ou quelque chose de pire et vous diriez ensuite que je l’ai nommé. »
On me lut un long questionnaire auquel je répondis patiemment. « Écrivez : Non. » Cela dura une heure, pendant laquelle j’appris que tous ceux qui avaient été arrêtés, à l’exception des deux tisserands, s’étaient bravement comportés. Ceux-ci savaient seulement que je m’étais rencontré deux fois avec une douzaine d’ouvriers, et les gendarmes ne savaient rien de notre cercle.
— Que faites-vous, prince ? me dit un officier de gendarmerie, en m’amenant dans ma cellule. On va se faire une arme terrible contre vous de votre refus de répondre aux questions.
— C’est mon droit, n’est-ce pas ?
— Sans doute, mais — vous savez... J’espère que vous trouverez votre chambre confortable. On y a fait du feu depuis votre arrestation...
Je la trouvai très confortable et j’y dormis d’un profond sommeil. Je fus éveillé le lendemain matin par un gendarme, qui m’apportait le thé du déjeuner. Il fut suivit bientôt après d’une autre personne qui me murmura d’une façon tout à fait inattendue : « Voici un bout de papier et un crayon, écrivez votre lettre. » C’était un des nôtres, que je connaissais de nom : c’était lui qui faisait passer notre correspondance aux prisonniers de la troisième section.
De tous côtés j’entendais des coups frappés contre les murs, se succédant rapidement. C’était le moyen employé par les prisonniers pour communiquer entre eux ; mais, en ma qualité de nouveau venu, je ne pouvais rien comprendre à ce système de coups, qui semblaient provenir de tous les points du bâtiment à la fois.
Une chose me tourmentait. Pendant la perquisition dans ma maison, j’avais saisi quelques paroles murmurées par le procureur à l’oreille de l’officier de gendarmerie au sujet d’une perquisition imminente dans l’appartement de mon ami Polakov, à qui était adressée la lettre de Dmitri. Polakov était un jeune étudiant, un zoologiste et un botaniste très bien doué avec lequel j’avais fait mon expédition de Vitim en Sibérie. Il était né dans une pauvre famille de cosaques sur la frontière de Mongolie et après avoir triomphé de mille difficultés, il était venu à Pétersbourg, était entré l’Université, où il avait acquis la réputation d’un zoologiste de grand avenir, et il était sur le point de subir ses examens de sortie. Nous avions été de grands amis depuis notre long voyage et nous avions même vécu ensemble pendant quelque temps à Pétersbourg ; mais il ne s’intéressait pas du tout à mon activité politique.
Je parlai de lui au procureur : « Je vous donne ma parole d’honneur, lui dis-je, que Polakov n’a jamais participé à aucune affaire politique. Il doit passer demain un examen et vous ne voudrez pas briser pour toujours la carrière scientifique d’un jeune homme qui a traversé de dures épreuves et lutté pendant des années contre toutes sortes d’obstacles pour arriver à sa situation actuelle. Je sais que vous ne faites pas grand cas de tout cela, mais à l’Université on le considère comme une des futures gloires de la science russe. »
La perquisition eut lieu quand même, mais on lui laissa trois jours pour passer ses examens. Peu de temps après je fus appelé devant le procureur qui me montra triomphalement une enveloppe écrite de ma main et dans cette enveloppe une note, également de mon écriture, qui disait : « Veuillez remettre ce paquet à V. E. et priez de le garder jusqu’à ce qu’on le réclame en bonne et due forme. »
La personne à qui la note était adressée n’y était pas mentionnée. « Cette lettre, dit le procureur, a été trouvée chez M. Polakov ; et maintenant, prince, son sort est entre vos mains. Si vous me dites qui est ce V. E., je fais relâcher M. Polakov ; mais si vous refusez de le faire, je le ferai garder jusqu’à ce qu’il se décide à nous dire le nom de cette personne. »
En examinant l’enveloppe, dont l’adresse était écrite au crayon Comté, et la lettre avec un crayon ordinaire, je me rappelai immédiatement dans quelles circonstances l’une et l’autre avaient été écrites. « Je suis certain, m’écriai-je tout à coup, que la note et l’enveloppe n’ont pas été trouvées ensemble ! C’est vous qui avez mis la lettre dans l’enveloppe. »
Le procureur rougit. « Vous ne me ferez pas croire, continuai-je, que vous, un homme expérimenté, vous n’avez pas remarqué que les deux papiers sont écrits avec des crayons différents. Et maintenant vous essayez de me faire accroire que cette enveloppe appartient à cette lettre ! Eh bien, monsieur, je vous déclare que la lettre n’était pas adressée à Polakov. »
Il fut abasourdi pendant quelques instants, puis, retrouvant son audace, il dit : « Polakov a reconnu cependant que cette lettre lui a été adressée par vous. »
A présent, je savais qu’il mentait ; Polakov aurait reconnu n’importe quoi le concernant ; mais il aurait préféré être envoyé en Sibérie plutôt que de compromettre une autre personne. Fixant alors le procureur dans les yeux, je répondis : « Non, monsieur, il n’a jamais dit cela, et vous savez parfaitement bien que ce que vous dites est faux. »
Il devint furieux, ou feignit de l’être. « Eh bien alors, dit-il, si vous voulez attendre ici un moment, je vous apporterai la déclaration écrite de Polakov. On l’interroge dans la pièce voisine. »
« Je suis prêt à attendre tant que vous voudrez. »
Je m’assis sur un sofa et je me mis à fumer cigarettes sur cigarettes. Mais la déclaration ne vint pas ; elle n’est jamais venue.
Il va sans dire que cette déclaration n’existait pas. Je rencontrai Polakov en 1878, à Genève, d’où nous fîmes une délicieuse excursion au glacier de l’Aletsch. Je n’ai pas besoin de dire que ses réponses avaient été conformes à ce que je supposais : il avait nié avoir connaissance de la lettre ou de la personne désignée par les initiales V. E. Nous avions l’habitude de nous prêter mutuellement des quantités de livres et la lettre avait été trouvée dans un livre, tandis que l’enveloppe avait été découverte dans la poche d’un vieux paletot. On le garda quelques semaines sous les verrous, puis on le relâcha, sur l’intervention de ses amis de l’Université. On n’apprit jamais qui était V. E., et mes papiers furent repris au moment nécessaire.
Dans la suite, chaque fois que je revoyais le procureur, je l’agaçais de ma question : « Eh bien, et cette déclaration de Poliakov ? »
Je ne fus pas ramené dans ma cellule, mais une heure plus tard, le procureur entra accompagné d’un officier de gendarmerie. « Votre interrogatoire, me dit-il, est maintenant terminé ; vous allez être conduit dans un autre lieu. »
Une voiture à quatre roues stationnait devant la porte. On m’invita à y monter et un robuste officier de gendarmerie, Circassien d’origine, s’assit à mes côtés. Je lui parlai, mais il ne répondit que par un grognement. La voiture traversa le pont des Chaînes, puis le Champ de Mars, et longea les canaux, comme si l’on voulait éviter les rues plus fréquentées. « Allons-nous à la prison Litovsky ? » demandai-je à l’officier, sachant que plusieurs de mes camarades s’y trouvaient déjà. Il ne me répondit pas. Le système de silence absolu auquel je fus soumis pendant les deux années qui suivirent commença dans cette voiture ; mais quand nous traversâmes le pont du Palais, je compris moi-même qu’on m’emmenait à la forteresse de Saint-Pierre et Saint-Paul.
J’admirais le beau fleuve, sachant que je ne le reverrais pas de si tôt. Le soleil se couchait. D’épais nuages gris s’étendaient à l’ouest au-dessus du golfe de Finlande tandis que de légères nuées flottaient au-dessus de ma tête, laissant voir çà et là des pans de ciel bleu. Enfin la voiture tourna à gauche et roula sous une voûte sombre, — la porte de la forteresse.
« Ce sera maintenant pour quelques années ! » fis-je remarquer à l’officier.
« Oh ! pourquoi si longtemps ? » répliqua le Circassien qui, maintenant que nous étions entrés dans la forteresse, avait recouvré la parole. « Votre affaire est presque terminée et peut être jugée dans une quinzaine de jours. »
« Mon affaire, répondis-je, est très simple ; mais avant de me juger, vous voudrez arrêter tous les socialistes de Russie, et ils sont nombreux, très nombreux ; dans deux ans vous ne serez pas au bout. » Je ne savais pas alors combien mon observation était prophétique.
La voiture s’arrêta à la porte du gouverneur militaire de la forteresse et nous montâmes dans son salon de réception.
Le général Korsakov, un vieillard maigre, entra, l’air renfrogné. L’officier lui parla à voix basse et le vieux général répondit : « C’est bien ! » en lui jetant un regard méchant, puis il tourna les yeux de mon côté. Il était évident qu’il n’était pas du tout charmé de recevoir un nouveau pensionnaire et qu’il avait un peu honte de son rôle ; mais il semblait dire : « Je suis soldat, et je ne connais que la consigne. » Là-dessus, nous remontâmes en voiture, pour nous arrêter bientôt devant une autre porte, où nous attendîmes assez longtemps qu’un détachement de soldats l’ouvrît du dedans. Nous suivîmes alors à pied d’étroites allées et nous arrivâmes à une troisième porte de fer, s’ouvrant sur un sombre passage voûté, au bout duquel nous entrâmes dans une pièce exiguë, obscure et humide.
Plusieurs sous-officiers de la garnison de la forteresse allaient et venaient dans leurs bottes de feutre assourdissant le bruit des pas, sans dire un mot, pendant que le gouverneur signait le livre du Circassien et accusait réception du nouveau prisonnier. On m’invita à quitter tous mes vêtements et à revêtir la tenue de la prison — une robe de chambre de flanelle verte, d’immenses bas de laine d’une épaisseur incroyable, et des pantoufles jaunes en forme de bateau, si larges, que je ne pouvais les conserver aux pieds lorsque j’essayais de marcher. J’ai toujours eu les robes de chambre et les pantoufles en horreur, et les gros bas de laine m’inspiraient du dégoût. Je dus quitter jusqu’à ma chemise de dessous en soie que j’aurais surtout désirer conserver dans cette prison humide, mais qu’on ne voulut pas me laisser. Je me mis naturellement à protester bruyamment et au bout d’une heure elle me fut rendue par ordre du général Korsakov.
On me conduisit alors à travers un passage obscur, où je vis des sentinelles armées aller et venir, et on m’introduisit dans une cellule. Une lourde porte de chêne se referma derrière moi, une clef tourna dans la serrure, et je me trouvai seul dans une pièce à demi plongée dans l’obscurité.
Chapitre premier
C’était donc là la terrible forteresse dans laquelle avait péri pendant les deux derniers siècles tout ce qui faisait la vraie force de la Russie, et dont le nom à Pétersbourg n’était prononcé qu’à voix basse.
C’était là que Pierre Ier avait torturé son fils Alexis et qu’il l’avait tué de sa propre main ; là que la princesse Tarakanova fut enfermée dans une cellule qui s’emplit d’eau à la suite d’une inondation, de sorte que les rats grimpaient sur elle pour ne pas se noyer ; là que le terrible Minich torturait ses ennemis, et que Catherine II fit enterrer vivants ceux qui lui reprochaient d’avoir assassiné son mari. Et depuis le règne de Pierre Ier, c’est-à-dire pendant cent soixante-dix ans, les annales de cette messe de pierre qui se dresse au bord de la Néva, en face du Palais d’Hiver, ont été des annales de meurtre et de torture, pleines de récits d’hommes enterrés vivants, condamnés à une mort lente, ou poussés à la folie dans l’isolement des oubliettes obscures et humides.
C’est ici que commença le martyre des Décembristes qui arborèrent les premiers en Russie le drapeau de la république et de l’anti-esclavagisme, et on peut encore retrouver leurs traces dans la Bastille russe. C’est ici que furent emprisonnés les poètes Ryléïev et Chevtchenko, Dostoïevsky, Bakounine, Tchernychevsky, Pisarev, et tant d’autres de nos meilleurs écrivains contemporains ; ici que Karakosov fut torturé et pendu.
C’est ici, dans quelque partie du ravelin d’Alexis que fut enfermé Netchaïev, qui fut extradé par la Suisse pour un crime de droit commun, mais qui fut traité comme un prisonnier politique dangereux et ne revit jamais la lumière du jour. Dans ce même ravelin se trouvaient aussi deux ou trois hommes qui, d’après la rumeur publique, avaient été condamnés à la prison perpétuelle par ordre d’Alexandre II, parce qu’ils étaient au courant de certaines histoires du palais, que d’autres ne devaient pas connaître. L’un d’eux, orné d’une longue barbe grise, avait été vu récemment par un de mes amis dans la mystérieuse forteresse.
Toutes ces sombres histoires étaient évoquées par mon imagination. Mais mes pensées s’arrêtaient surtout sur Bakounine, qui, après avoir passé deux ans, après 1848, dans une prison autrichienne, rivé au mur par une chaîne, avait été livré à Nicolas Ier. Il resta enfermé pendant six ans dans cette forteresse. Et quand après la mort du tsar il fut enfin relâché, il était plus dispos et plus vigoureux après ces huit années de réclusion que ses camarades qui étaient restés en liberté. « Il a supporté cette existence, me disais-je, et il faut que je l’endure aussi ; je ne veux pas mourir ici. »
Mon premier mouvement fut de m’approcher de la fenêtre qui était placée si haut que je pouvais à peine y atteindre en lavant le bras. C’était une ouverture large et basse, pratiquée dans une muraille de quatre pieds d’épaisseur et garnie d’une grille de fer et d’un double châssis de fer.
A douze ou quinze mètres de cette fenêtre, je voyais le mur extérieur de la forteresse, d’une énorme épaisseur, au sommet duquel je distinguai une guérite peinte en gris. Je ne pouvais apercevoir un coin de ciel qu’en regardant en l’air.
Je fis une minutieuse inspection de la pièce où j’étais condamné à passer qui sait combien d’années. D’après la position de la haute cheminée de l’Hôtel de la Monnaie je conjecturai que j’étais à l’angle sud-ouest de la forteresse, dans un bastion regardant la Néva. Le bâtiment dans lequel j’étais incarcéré n’était cependant pas le bastion lui-même, mais ce qu’on appelle dans une fortification un réduit, c’est-à-dire, un ouvrage de maçonnerie intérieure à deux étages et de forme pentagonale qui est un peu plus élevé que les murs du bastion et destiné à recevoir deux rangs de canons. Ma prison était une casemate pour un gros canon et la fenêtre en était l’embrasure. Les rayons du soleil ne pouvaient y pénétrer ; même en été ils se perdaient dans l’épaisseur de la muraille. La pièce contenait un lit de fer, une petite table de chêne et un tabouret de chêne. Le sol était couvert d’un tapis de feutre peint à l’huile, et les murs tapissés d’un papier jaune. Mais pour assourdir les sons, on n’avait pas collé le papier sur le mur même ; il était posé sur une toile, derrière laquelle je découvris un treillis de fer, doublé lui-même d’une couche de feutre ; c’est seulement à travers le feutre que je pus atteindre le mur de pierre. Près du mur intérieur était une table de toilette et dans ce mur une épaisse porte de chêne où je remarquai une ouverture pour passer la nourriture et une petite fente protégée par un verre et fermée à l’extérieur par un petit volet à coulisses : c’était le judas à travers lequel on pouvait épier le prisonnier à chaque instant. La sentinelle qui montait la garde dans le corridor poussait fréquemment le volet et regardait à l’intérieur — on entendait le craquement de ses bottes chaque fois qu’elle se glissait vers la porte. J’essayai de lui parler ; mais alors les yeux que je pouvais apercevoir à travers la fente prenaient une expression de terreur, et le volet était immédiatement refermé, pour être rouvert furtivement une ou deux minutes plus tard ; mais je ne pus obtenir un mot de réponse de la sentinelle.
Un silence absolu régnait autour de moi. Je plaçai mon tabouret près de la fenêtre et je regardai le petit coin de ciel que je pouvais apercevoir ; j’essayai de saisir quelque bruit venant de la Néva, ou de la ville située sur la rive opposée ; mais je n’y réussis pas. Ce silence de mort commençait à m’accabler et j’essayai de chanter, d’abord à mi-voix, puis de plus en plus fort.
Je me surpris chantant un passage de mon opéra favori, « Rouslan et Loudmila » de Glinka : « Amour, faut-il que je te dise adieu pour toujours ?... »
— Monsieur, veuillez ne pas chanter, me dit une voix de basse à travers l’ouverture destinée au passage de la nourriture.
— Je veux chanter et je chanterai.
— Vous ne devez pas chanter.
— Je chanterai quand même.
Alors vint le colonel qui essaya de me persuader que je ne devais pas chanter et qu’on en avertirait le commandant de la forteresse, etc.
— Mais mon gosier va se boucher et mes poumons vont devenir inutiles si je ne parle pas et si je ne puis chanter, essayai-je d’objecter.
— Essayez plutôt de chanter tout bas, plutôt pour vous-même, dit le vieux gouverneur d’un ton de prière.
Mais tout cela était inutile. Au bout de peu de jours j’avais perdu toute envie de chanter. J’essayai de chanter pour le principe, mais cela n’allait pas.
« Le principal, me disais-je, est de conserver ma vigueur physique. Je ne veux pas tomber malade. Je n’ai qu’à m’imaginer que je dois passer une couple d’années dans une hutte dans l’extrême nord, pendant une expédition polaire. Je veux prendre beaucoup d’exercice, faire de la gymnastique, et ne pas me laisser abattre par ce qui m’entoure. »
« Dix pas d’un angle à l’autre de ma casemate c’est déjà quelque chose. Si je répète cet exercice cent cinquante fois, j’aurai fait une verste (c’est-à-dire un kilomètre). » Je résolus de faire chaque jour sept verstes, environ deux lieues : deux verstes le matin, deux avant le dîner, deux après, et une avant de me coucher. « En mettant sur la table dix cigarettes et en en retournant une chaque fois que je dépasserai la table, je compterai aisément les trois cents fois que je dois faire le chemin aller et retour. Il faut que je marche rapidement, mais que je me retourne lentement dans le coin de la pièce pour ne pas avoir le vertige, et chaque fois d’un autre côté. Ensuite je ferai deux fois par jour de la gymnastique pratique avec mon lourd tabouret. » Je l’enlevais par un pied et le tenais à bras tendu. Je le faisais tourner comme une roue et bientôt j’appris à le lancer d’une main à l’autre par dessus ma tête, derrière mon dos, et entre mes jambes.
Quelques heures après mon incarcération, le gouverneur vont m’offrir des livres et parmi ceux-ci je retrouvai une vieille connaissance et un de mes ouvrages favoris, le premier volume de « La Physiologie » de George Lewes, traduite en russe ; mais il manquait le deuxième volume que je désirais particulièrement relire. Je demandai naturellement du papier, des plumes et de l’encre, mais on refusa absolument de m’en donner. On ne donne jamais de plumes ni d’encre dans la forteresse, à moins d’une permission spéciale de l’empereur lui-même. Je souffris beaucoup de cette inactivité forcée et je me mis à composer dans mon imagination une série de nouvelles populaires empruntées à l’histoire de Russie — quelque chose d’analogue aux « Mystère du Peuple » d’Eugène Sue. Je composais le plan, les descriptions, les dialogues et j’essayais de fixer le tout dans ma mémoire depuis le commencement jusqu’à la fin. On comprendra aisément combien un pareil travail aurait été exténuant si j’avais dû le continuer pendant plus de deux ou trois mois.
Mais mon frère Alexandre obtint pour moi des plumes et de l’encre. Un jour on me fit monter dans une voiture en compagnie du même officier de gendarmerie géorgien, ce personnage muet dont j’ai déjà parlé. On m’amena à la Troisième Section, où je fus autorisé à voir mon frère, en présence de deux officiers de gendarmerie.
Alexandre était à Zurich au moment de mon arrestation. Depuis son enfance, il avait désiré aller à l’étranger, où les gens pensent comme ils veulent, lisent ce qu’ils veulent, et expriment ouvertement leurs pensées. La vie russe lui était odieuse. La sincérité — une sincérité absolue — et la plus grande franchise étaient les traits dominants de son caractère : il ne pouvait supporter le mensonge et même la moindre affectation. Sa nature franche et ouverte répugnait à l’absence de franchise en Russie, à la condescendance avec laquelle les Russes se soumettaient à l’oppression, au style euphémique de nos écrivains. Aussitôt après mon retour de l’Europe Occidentale, il était parti pour la Suisse avec l’intention de s’y fixer. Depuis qu’il avait perdu ses deux enfants — l’un emporté par le choléra en quelques heures, l’autre par la phtisie — le séjour de Pétersbourg lui était devenu doublement insupportable.
Mon frère ne prenait aucune part à notre œuvre d’agitation. Il ne croyait pas à la possibilité d’un soulèvement populaire et il ne concevait une révolution que comme l’œuvre d’une assemblée des représentants de la Nation, analogue à l’Assemblée Nationale de 1789. Quant à l’agitation socialiste, il ne l’admettait que si elle était menée au moyen de réunions publiques, et il ne voyait l’utilité de l’œuvre secrète et minutieuse de propagande personnelle que nous avions entreprise. En Angleterre il aurait été partisan de John Bright ou des Chartistes. S’il avait été à Paris pendant l’insurrection de juin 1848 il aurait certainement combattu avec la dernière poignée d’ouvriers derrière la dernière barricade ; mais dans la période préparatoire il aurait suivi Louis Blanc ou Ledru-Rollin.
En Suisse il s’établit à Zurich et ses sympathies allèrent au groupe modéré de l’Internationale. Socialiste par principe, il conformait ses actes à ses idées en vivant de la façon la plus frugale et la plus laborieuse, en travaillant passionnément à son grand ouvrage scientifique qui fut le but principal de sa vie. Cet ouvrage devait être pour le dix-neuvième siècle la contrepartie du fameux Tableau de la Nature des Encyclopédistes. Il devint bientôt l’ami intime d’un vieux réfugié, le colonel P. L. Lavrov, qui partageait comme lui les idées philosophiques de Kant.
Quand il apprit mon arrestation, Alexandre quitta aussitôt ses occupations — l’ouvrage auquel il consacrait sa vie, la vie de liberté qui lui était aussi nécessaire que l’air à un oiseau — et il revint à Pétersbourg, qu’il détestait, dans le seul espoir de me venir en aide dans ma captivité.
Notre rencontre fut émouvante. Alexandre était extrêmement surexcité. La seule vue de l’uniforme bleu des gendarmes — ces bourreaux de toute liberté intellectuelle en Russie — éveillait en lui des pensées de haine et il exprima franchement ses sentiments devant eux. Quant à moi, je fus assailli des plus fâcheux pressentiments en le voyant de retour à Pétersbourg. J’étais heureux de revoir son visage honnête, ses yeux affectueux, et d’apprendre que je le verrais une fois par mois ; mais j’aurais voulu le savoir à des centaines de lieues de l’endroit où il venait librement ce jour-là, et où il serait amené inévitablement quelque nuit par une escorte de gendarmes. « Pourquoi es-tu venu de jeter dans la gueule du loup ? Repars immédiatement ! » criait tout mon être intime, et pourtant je savais qu’il resterait, tant que je serais en prison.
Il comprenait mieux que tout autre que l’inactivité me tuerait et il avait déjà fait des démarches pour obtenir pour moi l’autorisation de me remettre eu travail. La Société de Géographie désirait me voir finir mon livre sur la période glaciaire et mon frère remua tout le monde scientifique de Pétersbourg pour l’amener à appuyer sa demande. L’Académie des Sciences s’intéressa à l’affaire, et finalement, deux ou trois mois après mon incarcération, le gouverneur entra un jour dans ma cellule et m’annonça que j’étais autorisé par l’empereur à compléter mon rapport à la Société de Géographie et qu’on me donnerait des plumes et de l’encre. « Seulement jusqu’au coucher du soleil, » ajouta-t-il. A Pétersbourg le soleil se couche à trois heures de l’après-midi en hiver ; mais il n’y avait pas autre chose à faire. « Jusqu’au coucher du soleil, » avait dit Alexandre II, en accordant la permission.
Ainsi je pouvais travailler !
Il me serait difficile d’exprimer maintenant le sentiment d’immense soulagement que j’éprouvai à pouvoir enfin recommencer à écrire. J’aurais consenti à ne vivre que de pain et d’eau, dans le plus humide des cachots, pourvu qu’il me fût permis de travailler.
J’étais le seul prisonnier auquel on eût accordé ce qui est nécessaire pour écrire. Plusieurs de mes camarades passèrent trois ans et plus en prison avant le fameux procès des Cent quatre-vingt-treize et ils n’avaient qu’une ardoise. Naturellement l’ardoise elle-même était la bienvenue dans cette triste solitude et ils s’en servaient pour faire des exercices de langues étrangères ou pour résoudre des problèmes de mathématiques ; mais ce qu’ils écrivaient sur l’ardoise ne pouvait y rester que quelques heures.
Ma vie de réclusion prit alors un caractère plus régulier. J’avais désormais un but immédiat en perspective. A neuf heures du matin j’avais déjà fait les premiers cent tours de cellule et j’attendais les crayons et les plumes qu’on devait me donner. L’ouvrage que j’avais préparé pour la Société de Géographie contenait, outre un rapport de mes explorations en Finlande, une discussion détaillée des fondements mêmes de l’hypothèse glaciaire. Sachant que j’avais maintenant beaucoup de temps devant moi, je résolus de refaire et de développer cette partie de mon travail. L’Académie des Sciences mit son admirable bibliothèque à mon service, et un coin de ma cellule s’emplit bientôt de livres et de cartes, parmi lesquels se trouvaient la collection complète des excellents relevés géologiques de la Société de géologie suédoise, une collection presque complète de rapports sur toutes les expéditions au pôle arctique et des années entières de la Revue trimestrielle de la Société de géologie de Londres (Quaterly Journal of the London Geological Society). Mon livre grossit dans la forteresse au point de former deux forts volumes. Le premier fut imprimé par les soins de mon frère et de Polakov (dans les Mémoires de la Société de Géographie) ; tandis que le second, qui n’était pas complètement achevé, resta entre les mains de la troisième section, lorsque je m’évadai. Le manuscrit ne fut retrouvé qu’en 1895 et remis à la Société de Géographie de Russie qui me l’envoya à Londres.
A cinq heures de l’après-midi — à trois heures en hiver — c’est-à-dire dès qu’on m’apportait ma petite lampe, on m’enlevait crayons et plumes et je devais suspendre mon travail. Je me mettais alors à lire, le plus souvent des ouvrages historiques. Toute une bibliothèque avait été formée dans la forteresse par les générations de prisonniers politiques qui y avaient été enfermés. Je fus autorisé à enrichir la bibliothèque d’un certain nombre d’ouvrages importants sur l’histoire de la Russie, et avec les livres que m’apportaient mes parents je fus en mesure de lire presque tous les ouvrages et collections d’actes et de documents relatifs à la période moscovite de l’histoire de la Russie. Je pris goût non seulement à la lecture des Annales Russes, particulièrement celles de la République démocratique de Pskov au moyen âge — c’est peut-être le meilleur document qu’il y ait en Europe pour l’étude de ce genre de cités médiévales — mais je lus aussi avec plaisir toutes sortes de documents arides — contrats, inventaires, etc., de cette époque - et jusqu’à la Vie des Saints, qui contient parfois des faits de la vie réelle des masses que l’on ne saurait trouver ailleurs. Je lus aussi un grand nombre de romans et je m’arrangeai même une petite fête pour le soir de Noël. Mes parents m’avaient envoyé pour ce jour-là les Contes de Noël, de Dickens, et je passai ce jour de fête à lire les belles créations du grand romancier, qui m’arrachaient des rires et des larmes.
Ce qu’il y avait de terrible, c’était le silence lugubre qui régnait tout autour de moi. En vain je frappais contre les murs et je battais le plancher du pied, attendant que le moindre bruit me répondît. Je n’entendais rien. Un mois se passa, puis deux, trois, quinze mois, mais personne ne répondait à mes coups. Nos n’étions que six, disséminés dans les trente-six casemates d’un étage de ce bastion — la plupart de mes camarades arrêtés étaient enfermés dans la prison Litovski. Quand le sous-officier venait me prendre dans ma cellule pour faire une promenade et que je lui demandais : « Quel temps avons-nous aujourd’hui ? Pleut-il ? » il me jetait un furtif regard de côté et sans dire un mot il se retirait promptement derrière la porte, où une sentinelle et un autre sous-officier l’observaient. Le seul être vivant de qui je pouvais entendre quelques mots était le colonel, qui venait tous les matins dans ma cellule me dire « bonjour » et de demander si je désirais acheter du tabac ou du papier. J’essayais d’engager une conversation avec lui, mais il jetait aussi des regards furtifs sur le sous-officier qui se tenait dans l’entre-baillement de la porte, comme pour dire : « Vous voyez, je suis surveillé aussi. » Les pigeons seuls n’avaient pas peur d’entrer en relations avec moi. Tous les matins et toutes les après-midi ils venaient à ma fenêtre recevoir leur nourriture à travers les barreaux.
Je n’entendais d’autres bruits que le craquement des bottes de la sentinelle, le glissement à peine perceptible du judas et le tintement des cloches de la cathédrale de la forteresse. Elles sonnaient un « seigneur ayez pitié de nous » (Gospodi pomilouï) à chaque quart d’heure, une, deux, trois ou quatre fois suivant le cas. Puis la grosse cloche sonnait lentement les heures avec de longs intervalles entre chaque coup. Les autres cloches se mettaient alors de la partie, sonnant un cantique lugubre ; et comme elles changeaient de ton à chaque changement brusque de température, il en résultait alors une horrible cacophonie qui ressemblait à la sonnerie des cloches pour un enterrement. A l’heure sombre de minuit, le cantique était en outre suivi des notes discordantes d’un « Dieu protège le tsar ». La sonnerie durait alors un bon quart d’heure ; et à peine avait-elle pris fin qu’un nouveau « Seigneur, ayez pitié de nous » annonçait au prisonnier privé de sommeil qu’un quart d’heure de son existence inutile venait de s’écouler et que beaucoup de quarts d’heure, et d’heures, et de jours, et de mois de cette même vie végétative s’écouleraient encore avant que ses geôliers, ou, peut-être la mort, vinssent le délivrer.
Tous les matins on venait me chercher pour une promenade d’une demi-heure dans la cour de la prison. Cette cour peu spacieuse était pentagonale et entourée d’un étroit trottoir ; au milieu se trouvait un petit bâtiment, la salle de bains. Mais j’aimais ces promenades.
Le besoin d’impressions nouvelles est si grand en prison que pendant ma promenade dans mon étroite cour, je tenais mes regards sans cesse fixés sur la haute flèche dorée de la cathédrale de la forteresse.
C’était la seule chose dans mon entourage qui changeât d’aspect et je prenais plaisir à la voir briller comme l’or pur quand le soleil étincelait dans l’azur clair du ciel, revêtir un air de mystère quand une légère vapeur bleuâtre s’étendait sur la ville, ou prendre les tons gris de l’acier quand de sombres nuages se rassemblaient au-dessus d’elle.
Pendant ces promenades, j’apercevais parfois la fille de notre colonel, une jeune fille de dix-huit ans, car en sortant de l’appartement de son père elle était forcée de faire quelques pas dans notre cour pour gagner la porte voûtée, — la seule issue du bâtiment.
Elle pressait toujours le pas pour traverser la cour, et baissait les yeux, comme si elle avait honte d’être la fille d’un geôlier. Son jeune frère, au contraire, qui était au Corps des Cadets et que j’aperçus aussi deux ou trois fois dans la cour, me regardait toujours fixement avec une expression si franche et si sympathique que j’en fus frappé et que j’en fis même ultérieurement la remarque à quelqu’un de mes camarades. Quatre ou cinq ans plus tard, étant officier, il fut exilé en Sibérie. Il s’était joint au parti révolutionnaire et il avait dû l’aider, je suppose, à entretenir une correspondance avec les prisonniers de la forteresse.
L’hiver est triste à Pétersbourg pour ceux qui ne peuvent pas sortir dans les rues brillamment éclairées. Il était plus triste encore, cela va sans dire, dans la casemate.
Mais l’humidité était pire encore que l’obscurité. Pour combattre cette humidité, on chauffait la casemate à l’excès et je ne pouvais respirer ; mais dès que j’eus enfin obtenu que l’on abaissât la température e la pièce, le mur extérieur se mit à ruisseler ; les tentures de papier étaient aussi mouillées que si on les avait arrosées tous les jours avec un seau d’eau... Le résultat fut que je souffris beaucoup des rhumatismes.
Malgré tout cela j’étais de bonne humeur ; je continuais à écrire et à dessiner des cartes dans l’obscurité, taillant mon crayon avec un morceau de verre brisé que j’avais réussi à trouver dans la cour. Je faisais régulièrement mes sept kilomètres par jour dans ma cellule et j’exécutais mes exercices de gymnastique avec mon tabouret de chêne. Le temps passait. Mais alors le chagrin se glissa dans ma cellule et je fus sur le point d’y succomber. Mon frère Alexandre fut arrêté.
Vers la fin de décembre 1874, je fus autorisé à avoir une entrevue avec lui et notre sœur Hélène, dans la prison, en présence d’un officier de gendarmerie. Les entrevues, accordées à de longs intervalles, mettent toujours un prisonnier et ses parents dans un état d’énervement. On revoit des visages chéris, on entend des voix aimées — et on sait que tout cela ne durera que quelques instants. On se sent si près l’un de l’autre et pourtant d’autant plus loin qu’on ne peut avoir une conversation intime devant un étranger, qui est en même temps un ennemi et un espion. En outre, ma sœur et mon frère étaient inquiets pour ma santé, anxieux des jours tristes et sombres de l’hiver et de l’humidité, qui avaient déjà produit sur moi leurs premiers effets. Nous nous séparâmes le cœur gros.
Une semaine après cette entrevue, je reçus, au lieu de la lettre que j’attendais de mon frère au sujet de l’impression de mon livre, une courte note de Polakov. Il m’informait que désormais c’était lui qui reverrait les épreuves et que je devais lui adresser tout ce qui était relatif à l’impression du livre. Au simple ton de la note je compris aussitôt qu’il avait dû arriver un malheur à mon frère. S’il n’avait été question que de maladie, Polakov m’en aurait parlé. Je passai plusieurs jours dans une anxiété cruelle. Alexandre devait avoir été arrêté et c’était moi qui devais en être la cause. La vie cessa tout à coup d’avoir quelque importance pour moi. Mes promenades, mes exercices de gymnastique, mes travaux me devinrent indifférents. Je passais toute la journée à marcher sans relâche de long en large dans ma cellule, ne songeant qu’à l’arrestation d’Alexandre. Pour moi, célibataire, la prison n’état qu’un inconvénient personnel ; mais mon frère était marié, il aimait passionnément sa femme, et ils avaient maintenant un petit garçon, sur lequel ils avaient concentré toute l’affection qu’ils avaient éprouvée pour leurs deux premiers enfants.
Le pire de tout était l’incertitude. Qu’est-ce qu’il pouvait bien avoir fait ? Pour quelle raison avait-il été arrêté ? Qu’allait-on faire de lui ? Des semaines passèrent ; mon anxiété croissait de plus en plus ; mais j’étais sans nouvelles, jusqu’à ce qu’enfin j’appris par un moyen détourné qu’il avait été arrêté pour avoir écrit une lettre à P. L. Lavrov.
J’appris les détails beaucoup plus tard. Après sa dernière entrevue avec moi, il écrivit à son vieil ami, qui publiait alors à Londres une revue socialiste russe, intitulée : En avant ! Il exprimait dans cette lettre les craintes que lui inspiraient ma santé ; il parlait des nombreuses arrestations que l’on faisait en Russie ; et il ne cachait pas sa haine pour le gouvernement despotique. La lettre fut interceptée au bureau de poste par la Troisième Section, et une perquisition fut opérée chez lui le soir de Noël. On apporta dans ces recherches plus de brutalité encore que d’habitude. Une demi-douzaine d’agents firent irruption après minuit dans son appartement et mirent tout sens dessus dessous. Ils sondèrent jusqu’aux murs eux-mêmes ; ils arrachèrent l’enfant malade de son lit pour pouvoir inspecter la literie et les matelas. Ils ne trouvèrent rien — parce qu’il n’y avait rien à trouver.
Mon frère fut exaspéré par cette perquisition. Avec sa franchise coutumière, il dit à l’officier de gendarmerie qui la dirigeait : « Je n’ai pas de rancune contre vous, capitaine. Vous n’avez reçu que peu d’éducation et vous ne ne pouvez comprendre ce que vous faites. Mais vous, monsieur, continua-t-il en s’adressant au procureur, vous savez quel rôle vous jouez dans cette affaire. Vous avez reçu une éducation universitaire. Vous connaissez la loi, et vous savez que vous foulez aux pieds toutes les lois et que vous couvrez de votre présence les actes illégaux de ces gens ; vous êtes simplement — un gredin ! »
On jura de se venger de lui et on le garda prisonnier à la Troisième Section jusqu’au mois de mai. L’enfant de mon frère — un charmant garçon que la maladie avait rendu encore plus affectueux et intelligent — se mourait de la phtisie. Les médecins disaient qu’il n’avait plus que quelques jours à vivre. Alexandre, qui n’avait jamais demandé une faveur à ses ennemis, implora alors la permission de voir son enfant une dernière fois. Il demanda l’autorisation d’aller chez lui pour une heure, donna sa parole d’honneur qu’il reviendrait, ou d’y être amené sous escorte. Elle lui fut refusée. Il ne voulurent pas se priver de cette vengeance.
L’enfant mourut et sa mère fut une fois de plus sur le point de devenir folle, quand mon frère fut informé qu’il allait être transporté à Minousinsk, petite ville de la Sibérie orientale.
Il devait s’y rendre en voiture entre deux gendarmes, et sa femme était autorisée à le rejoindre plus tard, mais elle ne devait pas voyager avec lui.
« Dites-moi enfin quel est mon crime ! » demanda-t-il ; mais il n’y avait pas d’autre charge contre lui que la lettre. Sa déportation paraissait si arbitraire, elle semblait tellement un acte de pure vengeance de la part de la Troisième Section que personne parmi nos parents ne pouvait croire que son exil durerait plus de quelques mois. Mon frère adressa une plainte au Ministre de l’Intérieur. Le Ministre répondit qu’il ne pouvait rien faire contre la volonté du chef de la gendarmerie. Une autre plainte fut adressée au Sénat. Elle n’eut aucune réponse.
Deux années plus tard, notre sœur Hélène, agissant de sa propre initiative, écrivit une pétition au tsar. Notre cousin Dmitri, gouverneur général de Kharkov, aide de camp de l’empereur et favori à la cour, était profondément irrité des agissements de la Troisième Section ; il remit lui-même la pétition au tsar et il ajouta en même temps quelques mots pour l’appuyer. Mais l’esprit de vengeance, ce trait de famille des Romanovs, était fortement développé chez Alexandre II. Il écrivit sur la pétition « Poust posidit » (qu’il y reste quelque temps). Mon frère resta douze ans en Sibérie et ne revint jamais en Russie.
Les innombrables arrestations opérées dans l’été de 1874 et les poursuites acharnées dirigées par la police contre notre cercle, amenèrent un changement profond dans les opinions de la jeunesse russe. Jusqu’ici, l’idée dominante avait été de choisir parmi les ouvriers, et éventuellement parmi les paysans, un certain nombre d’hommes, qu’on préparerait à devenir agitateurs socialistes. Mais les usines étaient maintenant envahies par des nuées d’espions et il était évident que les uns et les autres, propagandistes et ouvrier, ne tarderaient pas à être arrêtés et déportés pour le reste de leur vie en Sibérie. Alors le mouvement « vers le peuple » prit une autre forme. Plusieurs centaines de jeunes gens et de femmes, dédaignant toutes les précautions prises jusqu’à ce jour, se précipitèrent dans les campagnes, et, parcourant les villes et les villages, se mirent à inciter les masses à la révolution et à distribuer presque ouvertement des brochures, des chansons et des proclamations. Dans notre cercle, cet été reçut le nom de « fol été ».
Les gendarmes perdaient la tête. Ils n’avaient pas assez de bras pour faire les arrestations, ni assez d’yeux pour suivre les traces de chaque propagandiste à travers les villes et les villages. Cependant on n’arrêta pas moins de quinze cents personnes pendant cette chasse à l’homme, et la moitié d’entre elles furent gardées en prison pendant des années.
Un jour de l’été 1875, j’entendis distinctement dans la cellule voisine de la mienne les pas légers de bottes à talons et quelques minutes plus tard je saisis des fragments de conversation. Une voix de femme parlait de la cellule et une voix de basse profonde — évidemment celle de la sentinelle — grognait quelque chose en guise de réponse. Ensuite, je reconnus le bruit de éperons du colonel, son pas rapide ; j’entendis les reproches qu’il faisait à la sentinelle et le grincement de la clef dans la serrure. Il dit quelque chose et une voix de femme répondit tout haut : « Nous ne causions pas. Je l’ai seulement prié d’appeler le sous-officier. » Alors la porte se referma et j’entendis le colonel jurer à voix basse contre la sentinelle.
Ainsi je n’étais plus seul. J’avais une voisine, et elle rompait tout à coup la rigoureuse discipline qui avait régné jusqu’ici parmi les soldats. Depuis ce jour, les murs de la forteresse qui avaient été muets pendant ces quinze derniers mois, commencèrent à s’animer. De tous les côtés, j’entendais des coups de pieds frappant le sol : un, deux, trois, quatre... onze coups ; vingt-quatre coups, quinze coups ; puis une série de trente-trois coups. Ces coups se répétaient toujours jusqu’à ce que le voisin remarquât que cela voulait dire « Kto vy ? » (qui êtes-vous ?) ; la lettre v était la troisième de notre alphabet. Là-dessus une conversation ne tardait pas à s’établir et on la poursuivait d’ordinaire d’après un alphabet abrégé, c’est-à-dire qu’il était divisé en six groupes de cinq lettres, chaque lettre étant désignée par son groupe et la place qu’elle y occupait.
J’appris avec grand plaisir que j’avais à ma gauche mon ami Serdioukov, avec qui je pus bientôt m’entretenir de toutes sortes de choses, surtout quand nous nous servîmes de notre chiffre. Mais ces rapports avec d’autres avaient leurs douleurs aussi bien que leurs joies. Au-dessous de moi était enfermé un paysan que connaissait Serdioukov. Il lui parlait en frappant des coups ; et je suivais sans le vouloir et inconsciemment leur conversation pendant que je travaillais. Je lui parlai aussi. Mais si l’isolement dans l’inaction absolue est dur pour un homme cultivé, il l’est infiniment plus pour un paysan accoutumé au travail physique, et qui n’est pas préparé à passer des années à lire. Notre ami le paysan se sentait très malheureux, et ayant déjà passé près de deux ans dans une autre prison avant d’être transféré dans la forteresse — son crime était d’avoir écouté les discours des socialistes — c’était déjà un homme fini. bientôt je commençai à remarquer avec terreur que de temps en temps il déraisonnait. Peu à peu ses pensées devinrent de plus en plus confuses, et nous acquîmes, pas à pas, jour par jour, la preuve qu’il perdait la raison, jusqu’à ce qu’enfin ses discours devinrent ceux d’un dément. Des bruits effrayants et des cris farouches montaient de l’étage inférieur ; notre voisin était fou ; cependant on le laissa encore quelques mois dans la casemate avant de le faire transporter dans un asile, dont il ne devait jamais sortir. C’était une chose terrible que d’assister dans ces conditions à la destruction progressive de l’intelligence d’un homme. Je suis sûr que cela dut contribuer à accroître l’irritabilité nerveuse de mon bon et fidèle ami Serdioukov. Lorsque, après quatre années d’emprisonnement, il fut acquitté par les tribunaux et remis en liberté, il se brûla la cervelle.
Un jour, je reçus une visite tout à fait inattendue. Le grand-duc Nicolas, frère d’Alexandre II, inspectant la forteresse, entra dans ma cellule, suivi seulement de son aide de camp. La porte fut fermée derrière lui. Il s’approcha de moi rapidement en disant : « Bonjour, Kropotkine. » Il me connaissait personnellement et me parlait sur un ton familier et bienveillant, comme à une vieille connaissance : « Comment est-il possible, Kropotkine, que toi, un page, un page de la chambre impériale, un sergent du corps des pages, tu te sois mêlé de ces affaires et que tu sois maintenant ici dans cette horrible casemate ? »
« Chacun a ses opinions personnelles, » lui répondis-je. — « Ses opinions ! Les tiennes étaient-elles donc que tu devais travailler à fomenter une révolution ? »
Que devais-je répondre ? Oui ! Mais alors on aurait tiré de ma réponse cette conclusion que moi, qui avais refusé de répondre aux gendarmes, j’avais « tout avoué » devant le frère du tsar. Il me parlait sur le ton d’un commandant d’école militaire qui essaierait de tirer des « aveux » d’un cadet. Je ne pouvais pas dire davantage : « Non » ; car cela eût été un mensonge. Je ne savais que dire et je restai muet.
« Tu vois bien ! Tu en as honte maintenant. » Cette observation m’irrita et je répliquai aussitôt d’un ton un peu tranchant : « J’ai répondu au juge d’instruction et je n’ai rien de plus à ajouter. »
« Mais comprends-moi bien, je te prie, Kropotkine, dit-il alors de son ton le plus familier : je ne te parle pas ici en magistrat instructeur. Je te parle comme homme privé, — tout à fait comme homme privé, » répéta-t-il en baissant la voix.
Un flot de pensées s’agitait dans mon esprit ; Devais-je jouer le rôle du Marquis de Posa ? Parler à l’empereur par l’intermédiaire de son frère de la désolation de la Russie, de la ruine des paysans, de l’arbitraire des fonctionnaires, de la perspective de famines terribles ? Dire que je voulais aider les paysans à sortir de leur condition désespérée, leur faire relever la tête — et par lui essayer d’influencer Alexandre III ? Ces pensées se succédaient rapidement dans mon esprit, jusqu’à ce qu’enfin je me dise en moi-même : « Jamais ! C’est de la folie !... Ce sont des ennemis du peuple et de pareilles paroles ne les changeraient pas. »
Je répondis qu’il restait toujours un personnage officiel et que je ne pouvais le considérer comme un homme privé.
Il se mit alors à me poser différentes questions. « N’est-ce pas en Sibérie, dans tes relations avec les Décembristes, que tu as puisé ces idées ? »
— « Non, je ne connaissais d’un Décembriste et je n’ai pas eu avec lui de conversations de portée. »
— C’est donc à Pétersbourg ?
— J’ai toujours eu ces idées-là.
— Comment ! tu avais ces idées au Corps des pages ? », me demanda-t-il avec terreur.
— Au Corps des pages, j’étais un enfant, et ce qui est à l’état latent dans l’enfance se précise à l’âge d’homme. »
Il me fit encore quelques question analogues, et à sa façon de parler, je vis clairement à quoi il voulait en venir. Il essayai de m’arracher « des aveux » et mon imagination me le représentait vivement disant à son frère : « Tous ces juges d’instruction sont des imbéciles. Il ne leur a même pas répondu ; moi, je ne lui ai parlé que dix minutes et il m’a tout raconté. » tout cela commençait à m’ennuyer et comme il me disait quelque chose dans ce genre : « Comment pouvais-tu te commettre avec tous ces gens-là, des paysans, des individus sans nom ? » je lui répliquai d’un ton tranchant : « Je vous ai déjà dit que j’avais répondu au juge d’instruction. Je n’ai rien à ajouter. » Il sortit alors brusquement de ma cellule.
Plus tard les soldats de garde firent toute une légende de cette visite. La personne qui vint me prendre en voiture au moment de mon évasion portait une casquette militaire, et, avec ses favoris blonds, elle avait une vague ressemblance avec le grand-duc Nicolas. Une tradition se forma parmi les soldats de la garnison de Pétersbourg, d’après laquelle le grand-duc en personne était venu me délivrer et m’avait enlevé. C’est ainsi que se créent les légendes même en ces temps de journalisme et de dictionnaires biographiques.
Chapitre II
Deux années s’étaient écoulées. Plusieurs de mes camarades étaient morts, quelques-uns étaient devenus fous, mais il n’était pas encore question de juger notre affaire.
Ma santé était déjà ébranlée avant la fin de la seconde année. A présent le tabouret de chêne paraissait lourd à mon bras et les sept kilomètres me semblaient une distance sans fin. Comme nous étions près de soixante dans la forteresse et que les journées d’hiver étaient courtes, on ne nous faisait sortir pour la promenade dans la cour que pendant vingt minutes tous les trois jours. Je faisais de mon mieux pour garder toute mon énergie, mais « l’hivernage polaire » sans l’interruption de l’été avait raison de moi. J’avais rapporté de mes voyages en Sibérie de légers symptômes de scorbut qui se développaient maintenant plus sérieusement dans l’obscurité et l’humidité de la casemate ; le fléau des prisons m’avait atteint.
Au mois de mars ou d’avril 1876, nous fûmes enfin informés que la Troisième Section avait terminé son enquête préliminaire. Le dossier de l’affaire avait été transmis à l’autorité judiciaire et nous fûmes en conséquence transférés à la prison dépendant du Tribunal, ou Maison de Détention.
C’était une immense prison modèle, de construction récente, bâtie sur les plans des prisons de France et de Belgique, et consistant en quatre étages d’étroites cellules ; chaque cellule avait une fenêtre donnant sur la cour intérieure et une porte ouvrant sur un balcon de fer. Les balcons de chacun des divers étages étaient reliés entre eux par des escaliers de fer.
Pour la plupart de mes camarades ce changement de prison était un grand adoucissement à leurs peines. Il y avait là beaucoup plus de vie que dans la forteresse ; plus de facilité pour correspondre, pour voir ses parents et entretenir des relations réciproques. Les coups frappés contre les murs se succédaient tout le long du jour sans qu’on fût dérangé, et je pus par ce moyen raconter à mon jeune voisin l’histoire de la Commune de Paris depuis le commencement jusqu’à la fin. J’y employai, il est vrai, toute une semaine.
Quant à ma santé, elle était encore plus mauvaise qu’elle n’avait été dans les derniers temps de mon séjour à la forteresse. Je ne pouvais supporter l’atmosphère lourde de l’étroite cellule, qui ne mesurait que quatre pas d’un coin à l’autre et dans laquelle, dès que le calorifère à vapeur commençait à fonctionner, la température passait sans transition du froid glacial à une chaleur intolérable.
Étant forcé de tourner si souvent, j’avais le vertige après quelques minutes de marche, et dix minutes d’exercice au-dehors, dans le coin d’une cour entourée de hautes murailles de briques, ne suffisaient pas à me délasser. Quant au médecin, qui ne voulait pas entendre parler de « scorbut » « dans sa prison », mieux vaut n’en rien dire.
On m’autorisa à faire venir ma nourriture de chez une de mes parentes, mariée à un avoué, qui demeurait par hasard à quelques pas du tribunal. Mais ma digestion était devenue si mauvaise que je ne pouvais plus manger qu’un petit morceau de pain et un ou deux œufs par jour. Mes forces déclinaient rapidement et l’opinion générale était que je n’avais plus que quelques mois à vivre. Pour monter l’escalier qui menait à ma cellule au second étage, j’étais forcé de m’arrêter deux ou trois fois et je me souviens qu’un vieux soldat de garde me dit un jour avec pitié : « Pauvre homme, vous ne verrez pas la fin de l’été. »
Mes parents en furent très alarmés. Ma sœur Hélène essaya d’obtenir mon élargissement sous caution, mais le procureur Choubine lui répondit avec un sourire ironique : « Si vous m’apportez un certificat du médecin attestant qu’il mourra dans dix jours, je le relâcherai. »
Il eut la satisfaction de voir ma sœur s’affaisser sur une chaise et sangloter en sa présence. Elle réussit cependant à avoir gain de cause et obtint que je fusse examiné par un bon médecin — le médecin en chef de l’hôpital militaire de la garnison de Pétersbourg. C’était un vieux général, distingué et intelligent ; il m’examina de la façon la plus scrupuleuse et conclut que je n’avais aucune maladie organique. Les troubles dont je souffrais provenaient d’une oxygénation insuffisante du sang. « L’air, voilà tout ce qui vous manque, » dit-il. Puis il hésita pendant quelques minutes et ajouta d’un ton décisif : « C’est certain ; vous ne pouvez pas rester ici ; il faut qu’on vous transfère ailleurs. »
Je fus transféré à l’Hôpital militaire, qui est situé dans un quartier excentrique de Pétersbourg et qui possède une petite prison spéciale pour les officiers et les soldats qui tombent malades, étant sous le coup d’une instruction judiciaire. Deux de mes camarades avaient déjà été transférés à la prison de l’hôpital, quand il fut certain qu’ils mourraient bientôt de la phtisie.
A l’hôpital je ne tardai pas à me rétablir. J’occupais une grande pièce au rez-de-chaussée, tout près du poste militaire. J’avais une immense fenêtre grillée donnant sur le midi, qui s’ouvrait sur un étroit boulevard bordé d’arbres ; derrière le boulevard s’étendait un vaste espace, où deux cents charpentiers étaient en train de construire des baraquements en planches pour les typhiques. Tous les soirs ils consacraient une heure à chanter en chœur ; c’était un de ces chœurs comme de grands artels de charpentiers peuvent seuls en former. Sur le boulevard allait et venait une sentinelle dont la guérite se trouvait en face de ma chambre.
Ma fenêtre restait ouverte toute la journée et je me chauffais aux rayons du soleil dont j’étais privé depuis si longtemps. J’aspirais à pleins poumons l’air embaumé du mois de mai et ma santé s’améliorait rapidement, trop rapidement même, à mon gré. Je fus bientôt capable de digérer une légère nourriture, je pris des forces et je me remis au travail avec une nouvelle énergie. Ne voyant pas comment je pourrais finir le second volume de mon ouvrage, j’en écrivis un résumé qui fut imprimé à la suite du premier volume.
J’avais appris à la forteresse, par un camarade qui avait été à la prison de l’hôpital, qu’il ne me serait pas difficile de m’évader, c’est pourquoi je fis savoir à mes amis où je me trouvais. Cependant une évasion était beaucoup plus difficile que je n’avais été porté à le croire. J’étais soumis à une surveillance plus étroite que jamais. La sentinelle placée dans le corridor se tenait à ma porte et je ne sortais jamais de ma chambre. Les soldats de l’hôpital et les officiers de la garde qui y entraient semblaient craindre de s’y arrêter plus d’une minute ou deux.
Mes amis combinaient divers plans pour me délivrer, quelques-uns, entre autres, très amusants. Je devais, par exemple, limer les barreaux de fer de ma fenêtre. Puis, par une nuit pluvieuse, tandis que la sentinelle du boulevard sommeillait dans sa guérite, deux de mes amis devaient se glisser par derrière et renverser la guérite, de façon à prendre la sentinelle dessous, comme une souris dans une souricière, sans la blesser. En même temps je devais sauter par la fenêtre. Mais une meilleure solution se présenta d’une façon inattendue.
« Demandez la permission de sortir pour faire une promenade », me murmura un jour un des soldats. C’est ce que je fis. Le médecin appuya ma demande et chaque après-midi à quatre heures, je fus autorisé à me promener pendant une heure dans la cour de la prison. Je devais garder la robe de chambre de flanelle verte portée par les malades de l’hôpital, mais on me rendait tous les jours mes bottes et mon pantalon.
Je n’oublierai jamais ma première promenade. Quand on me fit sortir, j’aperçus devant moi une cour, longue d’au moins trois cents mètres et large de plus de deux cents, toute couverte de gazon. La porte cochère était ouverte et je pouvais voir à travers la rue l’immense hôpital situé en face, et les gens qui passaient devant. Je m’arrêtai sur les marches de la prison, incapable de faire un mouvement à la vue de cette cour et de cette porte ouverte.
A l’une des extrémités de la cour était la prison — un étroit bâtiment d’environ cent cinquante pas de long, flanqué à chaque extrémité d’une guérite. Les deux sentinelles montaient la garde devant le bâtiment et leurs allées et venues avaient tracé un sentier dans l’herbe. On me dit de me promener le long de ce sentier, tandis que les sentinelles continuaient à aller et venir, de sorte que je n’étais jamais à plus de dix ou quinze pas de l’une ou de l’autre. Trois soldats de l’hôpital s’étaient assis sur les marches de la porte.
A l’autre extrémité de cette vaste cour, on déchargeait d’une douzaine de charrettes du bois de chauffage que des paysans empilaient le long du mur. Toute la cour était entourée d’une haute palissade de planches épaisses. La porte cochère restait ouverte pour faire entrer et sortir les charrettes.
Cette porte me fascinait. « Je ne dois pas la fixer ainsi, » me dis-je, et pourtant je ne pouvais en détacher mes regards. Dès qu’on m’eût ramené dans ma cellule, j’écrivis à mes amis pour leur communiquer la bonne nouvelle. « Je me sens presque incapable de me servir de chiffres, » écrivis-je d’une main tremblante, qui traçait des signes presque illisibles. « Celle liberté si près de moi me fait trembler comme si j’avais la fièvre. On m’a fait sortir aujourd’hui dans la cour ; la porte était ouverte et il n’y avait aucune sentinelle. Je fuirai par cette porte non gardée, les sentinelles ne me rattraperont pas, » — et je leur expliquai mon plan de fuite. « Une dame vient à l’hôpital en voiture découverte. Elle descend et la voiture l’attend dans la rue à une cinquantaine de pas de la porte. Quand je sortirai, à quatre heures, je me promènerai un instant avec mon chapeau à ma main, et quelqu’un, en passant devant la porte, comprendra à ce signal que tout va bien dans la prison. De votre côté, vous devrez me faire signe que « la rue est libre ». Sans cela je ne bougerai pas : car une fois la porte franchie, on ne doit pas me rattraper. Vous ne pouvez vous servir pour ce signal que de la lumière ou du son. Le cocher peut envoyer un rayon de lumière, — les rayons du soleil, par exemple, réfléchis par son chapeau de toile cirée sur le corps du bâtiment principal de l’hôpital qui à cette heure est à l’ombre ; ou mieux encore, quelqu’un peut chanter une chanson tant que la rue sera libre ; à moins que vous ne puissiez occuper la petite maison grise, à un étage, que j’aperçois de la cour, et me faire signe par la fenêtre. La sentinelle courra après moi comme un chien après un lièvre, décrivant une courbe, tandis que j’irai en droite ligne, et je m’arrangerai pour conserver cinq ou six pas d’avance sur elle. Une fois dans la rue, je sauterai dans la voiture et nous filerons au galop. Si la sentinelle tire, eh bien, nous n’y pouvons rien. Cela échappe à nos prévisions ; et puis, devant la certitude de mourir en prison, la chose vaut la peine qu’on la risque. »
On fit des contre-propositions, mais ce plan fut finalement adopté. Notre cercle prit l’affaire en main ; des gens qui ne m’avaient jamais connu entrèrent dans le complot, comme s’il s’agissait de sauver le plus cher de leurs frères. Cependant l’entreprise était hérissée de difficultés et le temps passait avec une effrayante rapidité. Je travaillais beaucoup, et j’écrivais une partie de la nuit ; mais ma santé s’améliorait, néanmoins, avec une rapidité qui m’affligeait. Lorsque j’étais sorti dans la cour pour la première fois, je pouvais à peine marcher comme une tortue le long du sentier ; maintenant je me sentais assez fort pour courir. Naturellement, je continuais d’aller à mon pas de tortue, pour que mes promenades ne fussent pas suspendues ; mais ma vivacité naturelle pouvait me trahir à chaque instant. En même temps, mes camarades devaient enrôler plus de vingt personnes pour mener l’affaire à bonne fin, trouver un bon cheval et un cocher expérimenté, et régler des centaines de détails imprévus qui surgissent toujours dans ces sortes de conspirations. Les préparatifs prirent environ un mois, et à chaque instant je pouvais être ramené à la Maison de Détention.
Enfin le jour de l’évasion fut arrêté. Le 29 juin (ancien style) est le jour de la fête de saint Pierre et saint Paul. Mes amis, mettant à leur entreprise une pointe de sentimentalisme, voulaient que je fusse libre ce jour-là. Ils me firent savoir qu’en réponse à mon signal, « tout va bien à l’intérieur », ils lanceraient un de ces petits ballons rouges qui servent de jouet aux enfants, pour m’apprendre que « tout allait bien au-dehors ». Alors la voiture arriverait et on chanterait une chanson pour m’avertir que la rue était libre.
Je sortis le 29, j’ôtai mon chapeau et j’attendis le ballon. Mais je n’aperçus rien qui y ressemblât. Une demi-heure passa. J’entendis une voix d’homme chanter une chanson qui m’était inconnue : mais il n’y avait pas de ballon. L’heure était écoulée et le cœur brisé je rentrai dans ma chambre...
Il a dû se passer quelque chose de mauvais, me dis-je.
Il s’était passé quelque chose d’impossible en apparence. On trouve toujours à Pétersbourg, près du Gostinoï-Dvor, des centaines de petits ballons d’enfants à acheter. Ce matin-là il n’y en avait pas un ; impossible de trouver le moindre ballon. On finit par en découvrir un, entre les mains d’un enfant, mais il était vieux et ne s’enlevait pas. Mes amis coururent alors chez un opticien, achetèrent un appareil pour faire de l’hydrogène et en remplirent le ballon ; mais il ne s’enlevait pas davantage : l’hydrogène n’était pas assez sec. Alors une dame attacha le ballon à son ombrelle, et le tenant très haut au-dessus de sa tête, elle se promena dans la rue le long de la muraille de notre cour ; mais je n’en vis rien ; le mur étant trop élevé et la dame trop petite.
Cependant le retard occasionné par l’incident du ballon avait été on ne peut plus heureux. Quand l’heure de ma promenade fut passée, la voiture repartit par la rue que je devais suivre après mon évasion, et là, dans une ruelle étroite, elle fut arrêtée par une douzaine et plus de charrettes qui amenaient du bois à l’hôpital. Les chevaux de ces charrettes couvraient toute la ruelle, les uns prenant à droite, les autres à gauche ; la voiture dut s’avancer au pas au milieu d’elles et finalement elle fut complètement arrêtée à un tournant. Si j’avais été dedans, j’aurais été repris.
On établit alors tout un système de signaux le long des rues par lesquelles nous devions passer après l’évasion, pour nous avertir au cas où les rues ne seraient pas libres. Sur une longueur de trois kilomètres à partir de l’hôpital mes camarades se mirent en sentinelle. L’un devait se promener un mouchoir dans la main, qu’il remettrait dans sa poche à l’approche des chariots ; un autre, assis sur une borne, devait manger des cerises et s’arrêter si les chariots s’approchaient, etc. Tous ces signaux, transmis le long des rues devaient être continués jusqu’à la voiture. Mes amis avaient aussi loué la maisonnette grise que je pouvais apercevoir de la cour, et à la fenêtre ouverte de cette petite maison devait se tenir un violoniste, son instrument à la main, prêt à jouer quand le signal « la route est libre » lui parviendrait.
L’entreprise avait été fixée au lendemain, car tout délai aurait été dangereux. En effet, la voiture avait été remarquée par les gens de l’hôpital et quelques soupçons devaient être parvenus aux oreilles des autorités, car la veille de mon évasion j’entendis l’officier de patrouille demander à la sentinelle qui se tenait en face de ma fenêtre ; « Où sont tes cartouches ? » Le soldat se mit à les retirer lentement de sa cartouchière, ce qui prit une ou deux minutes. L’officier de patrouille se fâcha : « Ne vous a-t-on pas dit de prendre cette nuit quatre cartouche dans votre poche ? » Et il resta près de la sentinelle jusqu’à ce que celle-ci eût mis quatre cartouches dans sa poche. « Tiens l’œil ouvert, » lui dit l’officier en s’en allant.
Il fallait me communiquer sans retard les nouveaux arrangements relatifs aux signaux. Et le lendemain à deux heures, une dame — une de mes chères parentes — vint à la prison, demandant à me faire remettre une montre. Tous les objets qu’on me transmettait devaient passer par les mains du procureur ; mais comme il s’agissait ici d’une simple montre, sans boîte, on passa outre, et on me la remit de suite. Elle contenait une minuscule note chiffrée qui donnait le plan tout entier. En le voyant, je fus saisi de terreur en présence de tant d’audace. Cette dame, qui était elle-même recherchée par la police politique, aurait été arrêtée sur-le-champ si quelqu’un avait eu l’idée d’ouvrir le couvercle de la montre. Mais je la vis quitter tranquillement la prison et s’en aller lentement le long du boulevard.
Je sortis à quatre heures et fis mon signal. J’entendis bientôt le roulement de la voiture, et quelques minutes après les sons du violon de la maison grise retentirent dans notre cour. Mais à ce moment j’étais à l’autre bout du bâtiment. Lorsque je fus revenu à l’extrémité de mon sentier qui était le plus rapproché de la porte cochère, c’est-à-dire à environ cent pas - la sentinelle se trouvait sur mes talons. « Encore un tour, » pensai-je ; mais avant que j’eusse atteint l’autre extrémité du sentier, le violon cessa de jouer.
Plus d’un quart d’heure s’écoula, gros d’anxiété, avant que je pusse comprendre la cause de cette interruption. Alors une douzaine de lourdes charrettes, chargées de bois, entrèrent par la porte se dirigeant à l’autre bout de la cour.
Aussitôt le violoniste — un bon musicien, je dois le dire — se mit à exécuter une mazurka pleine de feu et d’entrain, de Kontsky, comme s’il voulait dire : « En avant maintenant — c’est le moment ! » Je m’avançai lentement vers l’extrémité du sentier, tremblant à la pensée que la mazurka s’arrêtât avant que je l’eusse atteint.
Arrivé au bout, je fis volte-face. La sentinelle était arrêtée à cinq ou six pas derrière moi. Elle regardait de l’autre côté. « Maintenant ou jamais ! » Je me souviens que cette pensée traversa mon cerveau comme un éclair. Je me débarrassai vivement de ma robe de chambre de flanelle verte et je me mis à courir.
Pendant plusieurs jours de suite je m’étais exercé à quitter ce vêtement incommode et démesurément long. Il était si long en effet que je portais le bas sur mon bras gauche, comme les dames portent la traîne de leurs amazones. J’avais beau faire, je ne parvenais pas à m’en débarrasser d’un seul coup. Je l’avais décousu sous les bras, mais cela ne m’avançait pas. Alors je me décidai à apprendre à m’en défaire en deux mouvements : d’un coup je lançais le bas de la robe que je portais sur le bras, de l’autre je jetais à terre le reste de la robe. Je m’exerçai patiemment dans ma chambre jusqu’à ce que je pus le faire avec la précision de soldats maniant leurs fusils : « Une, deux », et la robe était à terre.
Je n’avais pas grande confiance en ma vigueur et courus d’abord assez lentement, pour ménager mes forces. Mais je n’eus pas plutôt fait quelques pas que les paysans, qui empilaient le bois à l’autre bout de la cour, se mirent à crier : « Il se sauve ! Arrêtez-le ! Attrapez-le ! » et ils essayèrent de me barrer le chemin en courant vers la porte. Alors je volai, car il y allait de ma vie. Je ne songeai plus à rien qu’à courir, pas même au trou que les charrettes avaient creusées à la porte. « Cours, cours, de toutes tes forces ! »
La sentinelle, comme me l’ont raconté plus tard les amis qui assistaient à la scène de la fenêtre de la petite maison grise, courait derrière moi, suivie de trois soldats qui se tenaient assis sur le seuil de la porte. C’était un jeune soldat, agile. Il était si près de moi quand je me mis à courir qu’il se croyait certain de me rattraper. A plusieurs reprises il lança son fusil en avant, essayant de me piquer par derrière avec sa baïonnette. Un instant mes amis placés à la fenêtre crurent même qu’il me tenait. Il était si convaincu qu’il m’arrêterait ainsi qu’il ne tira pas. Mais je conservai ma distance, et arrivé à la porte, il dut abandonner sa poursuite. Ayant franchi la porte, j’aperçus, à mon grand étonnement, que la voiture — une voiture découverte — était occupée par un civil coiffé d’une casquette militaire. Il était assis de façon à me tourner le dos. « Vendu, » telle fut ma première pensée. Dans leur dernière lettre les camarades m’avaient écrit : « Une fois dans la rue, quoi qu’il arrive, ne vous rendez pas : il y aura des amis pour vous défendre en cas de besoin, » et je ne voulais pas bêtement sauter dans la voiture si elle était occupée par un ennemi. Cependant, en approchant du coche, je remarquai que l’homme qui y était avait des favoris blonds, qui ressemblaient à ceux d’un de mes meilleurs amis. Il n’appartenait pas à notre cercle, mais nous nous connaissions personnellement, et en plus d’une circonstance j’avais pu apprécier son audace, son courage admirable et sa force qui devenait soudain herculéenne, quand le danger était menaçant. « Pourquoi serait-il là ? Est-ce possible ? » me dis-je, et j’allai l’appeler par son nom, quand je me retins au bon moment ; au lieu de cela, je battis des mains, tout en courant pour attirer son attention. Il tourna son visage de mon côté — et je vis qui il était.
« Saute dans la voiture, vite, vite ! » me cria-t-il d’une voix terrible ; et un revolver à la main, prêt à tirer, il cria au cocher : « Au galop ! au galop ! ou je te tue ! » Le cheval — un superbe trotteur, acheté tout exprès — partit au grand galop. Des voix nombreuses criaient derrière nous : arrêtez-les ! attrapez-les ! tandis que mon ami profitait du moment pour me passer un élégant pardessus et me mettait un chapeau haute forme sur la tête. Mais le réel danger ne venait pas tant des soldats qui nous poursuivaient que d’un soldat posté à la porte principale de l’hôpital, presque en face de l’endroit où la voiture m’attendait. Celui-ci aurait pu m’empêcher de monter dans la voiture ou arrêter le cheval en faisant seulement quelques pas en avant. Un ami était donc chargé de détourner son attention en le faisant parler. Il s’acquitta de son rôle avec le plus grand succès. Le soldat ayant été employé à un moment au laboratoire de l’hôpital, mon ami donna un tour scientifique à la conversation, parlant du microscope et des choses merveilleuses qu’on y voyait. A propos de certain parasite de l’homme, il lui demanda : « Avez-vous déjà vu quelle formidable queue il possède ! — Comment, une queue ! — Sans doute ; vue au microscope elle est aussi grosse que ça. - Vous voulez m’en faire accroire !... répliqua le soldat, je sais cela mieux que vous. C’est la première chose que j’ai regardée au microscope » Cette discussion animée avait lieu juste au moment où je passais près d’eux en courant et où je sautais dans la voiture. Cela a l’air d’une fable, mais c’est la vérité.
La voiture tourna brusquement dans une rue étroite, pour longer le mur de la cour où les paysans empilaient leur bois, qu’ils avaient tous quitté pour courir après moi. Elle vira si court qu’elle faillit verser ; mais, d’un brusque mouvement j’attirai mon ami vers moi ; nous nous penchâmes du côté intérieur de la courbe et ce mouvement rapide redressa la voiture.
Le cheval suivit au trot la ruelle étroite, puis tourna à gauche. Deux gendarmes étaient là, à la porte d’un cabaret, et ils firent le salut militaire à mon ami, toujours coiffé de sa casquette militaire. « Assez, assez, tranquillise-toi, » lui chuchotai-je, car il était dans un état de surexcitation terrible, — « Tout va bien ! tu vois bien, les gendarmes nous saluent ! » A ce moment le cocher tourna son visage de mon côté et je reconnus en lui un autre ami, qui souriait d’un air heureux.
De tous côtés, nous apercevions des amis, qui nous faisaient signe ou nous souhaitaient bonne chance, tandis que nous passions au grand trot de notre magnifique cheval. Nous entrâmes enfin dans la Perspective Nevsky ; puis nous tournâmes dans une rue latérale. La voiture s’arrêta devant une maison et nous renvoyâmes le cocher. J’escaladai un escalier et arrivé en haut je tombai dans les bras de ma belle-sœur, qui m’avait attendu dans une douloureuse anxiété. Elle riait et pleurait à la fois ; elle me fit changer rapidement de costume et couper ma barbe compromettante. Dix minutes après, mon ami et moi quittions la maison et prenions un fiacre.
Pendant ce temps l’officier de garde à la prison et les soldats de l’hôpital s’étaient précipités dans la rue, ne sachant quelles mesures prendre. Il n’y avait pas un fiacre à des kilomètres à la ronde : tous étaient loués par nos amis. Une vieille paysanne dans la foule qui s’était rassemblée fut plus avisée que tout le monde. « Pauvres diables, disait-elle, comme se parlant à elle-même, ils vont sûrement passer par la Perspective et si quelqu’un suit en courant la rue qui mène droit à la Perspective, il la rattrapera. » Elle avait parfaitement raison, et l’officier courut au tramway qui stationnait tout près de là, et demanda aux conducteurs de lui prêter leurs chevaux pour envoyer quelqu’un jusqu’à la Perspective. Mais les conducteurs refusèrent énergiquement de donner leurs chevaux et l’officier n’osa pas les prendre de force.
Quant au violoniste et à la dame qui avaient loué la maison grise, ils s’étaient précipités dehors et s’étaient mêlés au groupe où se trouvait la vieille dame. Ils l’entendirent donner son avis, et quand la foule se fut dispersée, ils s’en allèrent tranquillement.
C’était une belle après-midi. Nous allâmes aux îles, où l’aristocratie pétersbourgeoise va voir le coucher du soleil pendant les beaux jours du printemps. Sur notre route, j’entrai chez un coiffeur dans une rue écartée et je me fis raser ma barbe, ce qui me changea naturellement, mais pas énormément. Nous errâmes sans but d’île en île, car, comme nous ne devions rentrer que très tard dans notre logement, nous ne savions où aller. « Qu’allons-nous faire en attendant ? » demandai-je à mon ami. Il examinait aussi la question. « Chez Donon ! » cria-t-il soudain à notre cocher ; c’était le nom de l’un des meilleurs restaurants de Pétersbourg. « Personne ne songera à nous chercher chez Donon, » remarqua-t-il tranquillement. « Ils nous chercheront partout ailleurs, excepté là ; nous ferons un bon dîner et nous boirons en l’honneur du succès de ton évasion. » Que pouvais-je répondre à une aussi raisonnable proposition ? Nous allâmes donc chez Donon, nous traversâmes les salons inondés de lumière et remplis de clients à l’heure du dîner et nous prîmes un cabinet particulier, où nous passâmes la soirée jusqu’au moment où nous étions attendus. La maison où nous étions descendus avait été fouillée deux heures à peine après notre départ, ainsi que les appartements de tous les amis. Personne ne songea à faire des recherches chez Donon.
Deux jours après je devais prendre possession d’un appartement qu’on avait loué pour moi et que je devais occuper avec un faux passeport. Mais la dame qui devait me conduire en voiture à cette maison, prit la précaution d’aller d’abord la visiter elle-même. Elle la trouva entourée d’une nuée de mouchards. Il était venu un si grand nombre de mes amis pour s’informer si j’étais sain et sauf que les soupçons de la police avaient été éveillés. De plus, la Troisième Section avait fait reproduire mon portrait à des centaines d’exemplaires qui avaient été distribués aux agents de la sûreté et aux agents de police. Tous les agents qui me connaissaient de vue me cherchaient dans les rues et ceux qui ne me connaissaient pas étaient accompagnés de soldats et de gardiens qui m’avaient vu pendant mon emprisonnement.
Le tsar était furieux qu’une pareille évasion eût pu se produire dans sa capitale en plein jour, et il avait donné l’ordre : « Il doit être retrouvé. »
Il était impossible de rester à Pétersbourg et je me cachai dans des fermes aux environs de la ville. Je me trouvais en compagnie d’une demi-douzaine d’amis, dans un village fréquenté à cette époque de l’année par des Pétersbourgeois qui s’y rendent en pique-nique. Il fut décidé que je devais passer à l’étranger. Mais j’avais appris par un journal allemand que toutes les stations de la frontière et les points terminus des lignes de chemin de fer dans les provinces de la Baltique et en Finlande étaient étroitement surveillés par des agents qui me connaissaient de vue. Je résolus donc de prendre une direction où l’on m’attendait le moins. Muni du passeport d’un ami, je traversai la Finlande et, me dirigeant au nord, j’arrivai dans un petit port éloigné du golfe de Botnie, d’où je passai en Suède.
Une fois à bord du bateau et au moment de partir, l’ami qui m’avait accompagné jusqu’à la frontière me fit part des nouvelles de Pétersbourg, qu’il avait promis à nos amis de ne pas me faire connaître auparavant. Ma sœur Hélène avait été arrêtée, ainsi que la sœur de la femme de mon frère, qui me visitait en prison une fois par mois après le départ de mon frère et de sa femme pour la Sibérie.
Ma sœur ne savait absolument rien des préparatifs de mon évasion. Ce fut seulement après ma fuite qu’un ami courut chez elle pour lui apporter la bonne nouvelle. En vain protesta-t-elle de son ignorance. Elle fut séparée de ses enfants et emprisonnée pendant quinze jours. Quant à la sœur de ma belle-sœur, elle avait su vaguement que l’on projetait quelque chose, mais elle n’avait pris aucune part aux préparatifs. Le simple bon sens aurait dû faire comprendre aux autorités qu’une personne qui me visitait ouvertement dans ma prison, ne pouvait être mêlée à une affaire de ce genre. Néanmoins elle resta en prison pendant plus de deux mois. Son mari, un avoué bien connu, essaya en vain d’obtenir sa mise en liberté.
« Nous savons maintenant, lui dirent les officiers de gendarmerie, qu’elle n’a pas eu de part à l’évasion ; mais, voyez-vous, nous l’avons dit à l’empereur, le jour où nous l’avons arrêtée, que la personne qui avait organisé l’évasion était découverte, et en état d’arrestation. Il nous faut maintenant quelque temps pour préparer l’empereur à l’idée qu’elle n’est pas la vraie coupable. »
Je traversai la Suède sans m’arrêter nulle part, et j’arrivai à Christiana, où j’attendis quelques jours un bateau en partance pour Hull ; je profitai de mon séjour pour étudier l’organisation du parti agraire du Storthing norvégien. En me rendant au vapeur, je me demandais avec anxiété : « Sous quel pavillon voyage-t-il ? Est-il norvégien, allemand, anglais ? » Je vis alors flotter au-dessus de l’arrière le pavillon anglais (l’Union Jack), sous lequel tant de fugitifs russes, italiens, français, hongrois, et de toutes les nations, ont trouvé asile. Je saluai ce pavillon du fond de mon cœur.
Chapitre premier
Une tempête était déchaînée sur la Mer du Nord, lorsque nous approchions des côtes d’Angleterre. Je contemplai avec joie la lutte de notre bateau contre les vagues qui déferlaient avec fureur et je restai assis sur le pont pendant des heures, tandis que les embruns venaient me mouiller le visage. Après les deux années que j’avais passées dans une obscure casemate, toutes les fibres de mon être intime semblaient frémir d’une vie nouvelle et aspiraient fiévreusement à une existence pleine d’activité.
Mon intention n’était pas de rester plus de quelque semaines ou quelques mois à l’étranger, juste le temps nécessaire pour permettre au bruit causé par mon évasion de se calmer, et aussi pour rétablir un peu ma santé. Je débarquai sous le nom de Levachov, nom sous lequel j’avais quitté la Russie, et, évitant Londres, où les espions de l’ambassade de Russie n’auraient pas tardé à être sur mes talons, je gagnai d’abord Édimbourg.
Cependant, je ne devais jamais retourner en Russie. Je fus bientôt entraîné dans le tourbillon du mouvement anarchiste, qui se propageait alors dans l’Europe occidentale, et je sentis que je serais plus utile ici pour aider le mouvement à trouver sa véritable expression que je ne pouvais l’être en Russie. Dans mon pays natal, j’étais trop connu pour faire de la propagande ouvertement, surtout parmi les ouvriers et les paysans, et, plus tard, quand le mouvement russe devint une conspiration et une lutte à main armée contre le représentant de l’autocratie, on renonça nécessairement à l’idée d’un mouvement populaire, tandis que mes inclinations me portaient de plus en plus à partager le sort de ceux qui travaillent et peinent. Répandre parmi eux les idées susceptibles de les aider à diriger leurs efforts pour le bien général des ouvriers ; approfondir et élargir l’idéal et les principes qui seront la base de la future révolution sociale ; développer cet idéal et ces principes devant les ouvriers, non comme un ordre émané des chefs du parti, mais comme la résultante de leur propre raison ; et ainsi éveiller leur propre initiative, maintenant qu’ils étaient appelées à descendre dans l’arène de l’histoire pour travailler à une organisation nouvelle et équitable de la société : voilà ce qui me semblait aussi nécessaire au développement de l’humanité que tout ce que je pouvais accomplir alors en Russie. Je me joignis donc au petit nombre d’hommes qui travaillaient dans ce sens dans l’ouest de l’Europe, et je pris la place de ceux qui avaient succombé après des années de lutte acharnée.
Lorsque j’eus débarqué à Hull et que je me fus rendu à Édimbourg, j’informai seulement quelques amis de Russie et de la Fédération Jurassienne de mon arrivée en Angleterre. Un socialiste doit toujours gagner sa vie par son propre travail ; en conséquence, je me mis à chercher du travail dès que je me fus établi dans la capitale de l’Écosse, où je louai dans un faubourg une petite chambre.
Parmi les passagers de notre bateau, il y avait un professeur norvégien, avec lequel je causais, essayant de me rappeler le peu que j’avais su autrefois de la langue suédoise. Il parlait allemand. « Mais puisque vous parlez un peu le norvégien, me dit-il, et que vous voulez l’apprendre, parlons-le tous les deux. »
« Vous voulez dire le suédois ? » osai-je lui demander. « Je parle suédois, n’est-ce pas ? »
« Ma foi, je croirais plutôt que c’est du norvégien, mais sûrement pas du suédois, » répondit-il.
Il m’arrivait ce qui arriva à l’un des héros de Jules Verne, Paganel, qui avait appris par mégarde le portugais au lieu de l’espagnol. En tout cas, je m’entretins beaucoup avec le professeur - admettons que c’était en norvégien - et il me donna un journal de Christiana, contenant le rapport de l’expédition norvégienne qui venait rentrer après avoir étudié les grands fonds de l’Océan Atlantique Nord. Aussitôt après mon arrivée à Édimbourg, j’écrivis un article en anglais sur ces explorations et je l’envoyai à la Nature, que mon frère et moi lisions régulièrement à Pétersbourg depuis sa première apparition. Le directeur en prit connaissance et me remercia en me faisant remarquer avec une extrême bienveillance, que j’ai souvent rencontrée depuis en Angleterre, que mon anglais était « très bon » et qu’il ne lui manquait que d’être « un peu plus idiomatique ». Je dois dire que j’avais appris l’anglais en Russie et que j’avais traduit avec mon frère la Philosophie de la Géologie de Page, et les Principes de la Biologie, d’Herbert Spencer. Mais je l’avais appris dans les livres, et je le prononçais très mal, de sorte que j’éprouvais la plus grande difficulté à me faire comprendre de ma propriétaire écossaise ; sa fille et moi avions l’habitude d’écrire sur des bouts de papier ce que nous avions à nous dire, et comme je n’avais pas idée « de l’anglais idiomatique », je devais faire les fautes les plus amusantes. Je me souviens notamment d’une histoire de tasse de thé où mon ignorance de la langue dut me faire passer pour un glouton auprès de ma propriétaire. Mais je dois dire, pour ma défense, que je n’avais jamais trouvé dans les livres de géologie que je lisais en anglais, ni dans la Biologie de Spencer, la moindre allusion à cet important sujet qu’est une tasse de thé.
Je fis venir de Russie le Bulletin de la Société russe de géographie, et aussitôt je commençai à envoyer au Times quelques articles sur les explorations géographiques des Russes. Prjévalski était, à cette époque, dans l’Asie centrale, et en Angleterre on s’intéressait à son voyage.
Cependant, l’argent que j’avais apporté avec moi disparaissait rapidement, et, comme toutes les lettres que j’envoyais en Russie étaient interceptées, je ne pouvais réussir à faire connaître mon adresse à mes parents. Je partis donc au bout de quelques semaines pour Londres, pensant que je pourrais y trouver une occupation plus régulière. Le vieux réfugié, P. L. Lavrov, continuait à Londres la publication de son journal : En avant ; mais comme j’espérais retourner en Russie et que les bureaux de ce journal russe devaient être étroitement surveillés par des espions, je n’y allai pas.
Je me rendis naturellement au bureau de rédaction de la Nature, où je reçus un cordial accueil de son sous-directeur, Mr. J. Scotte Keltie. L’éditeur désirait donner plus de place dans son journal aux courtes Notes, et il trouvait que je les écrivais exactement comme on les désirait. On m’assigna donc dans les bureaux une table sur laquelle était un monceau de revues scientifiques publiées dans toutes les langues possibles. « Venez tous les lundis, Mr. Levachov, me dit-il, parcourez ces revues et si vous trouvez quelque article qui vous paraisse intéressant, écrivez un compte-rendu ou notez l’article : nous l’enverrons à un spécialiste. » Mr Keltie ne savait naturellement pas que je devais écrire et corriger chacune de mes notes deux ou trois fois avant d’oser lui soumettre mon anglais ; mais on me permit d’emporter les revues scientifiques chez moi, et, bientôt, je pus gagner ma vie avec mes comptes rendus de la Nature et de mes « paragraphes » du Times. Ces derniers m’étaient payés régulièrement le jeudi de chaque semaine et je trouvai ce mode de payement excellent. Assurément, il y avait des semaines où je n’avais aucune nouvelle intéressante de Prjévalski, et où mes notes sur d’autres parties de la Russie n’étaient pas acceptées, comme manquant d’intérêt : ces semaines-là, je me contentais de boire du thé et de manger du pain.
Un jour, cependant, M. Keltie prit quelques livres russes sur les rayons de son office et me pria d’en faire un compte rendu pour la Nature. Je regardai ces livres : à mon grand embarras, je vis que c’étaient mes propres ouvrages sur la période glaciaire et l’orographie de l’Asie. Mon frère n’avait pas manqué de les envoyer à notre revue favorite, la Nature. J’étais dans une grande perplexité, et mettant les livres de ma serviette, je rentrai chez moi pour réfléchir à la chose.
« Que vais-je en faire ? » me demandais-je. « Je ne puis pas en faire l’éloge, puisqu’ils sont de moi ; je ne puis pas non plus être sévère envers l’auteur puisque je partage les vues qu’il exprime dans ces livres. » Je décidai de les rapporter le lendemain et d’expliquer à M. Keltie que je m’étais introduit chez lui sous le nom de Levachov, mais que j’étais, en réalité, l’auteur de ces livres et que je ne pouvais en faire la critique.
M. Keltie connaissait par les journaux l’évasion de Kropotkine et il fut enchanté de savoir le réfugié sain et sauf en Angleterre. Quant à mes scrupules, il me fit remarquer justement que je n’avais besoin ni de blâmer ni de louer l’auteur, mais de raconter simplement aux lecteurs ce que les livres contenaient.
A partir de ce jour commença entre nous une amitié qui dure encore.
En novembre ou décembre 1876, je remarquai dans le journal de P. L. Lavrov, sous la rubrique « Boîte aux Lettres » un avis à K., le priant de passer au bureau du journal pour retirer une lettre venant de Russie. Pensant que l’avis était pour moi, je me rendis au bureau, et bientôt des relations amicales s’établirent entre le directeur du journal, les jeunes gens qui l’imprimaient et moi.
Quand je me présentai pour la première fois au bureau du journal — ma barbe rasée et mon chapeau haut de forme sur la tête — et que je demandai dans mon plus pur anglais à la dame qui m’avait ouvert la porte : « M. Lavrov est-il là ? », je m’imaginais que personne au monde ne reconnaîtrait qui j’étais, avant que j’eusse dit mon nom. Il paraît cependant que la dame, — qui ne me connaissait pas du tout, mais qui connaissait bien mon frère quand il demeurait à Zurich — me reconnut tout de suite ; elle monta l’escalier en courant pour dire qui était le visiteur. Elle me dit ensuite : « Je vous ai reconnu immédiatement à vos yeux, qui me rappelaient ceux de votre frère. »
Mon séjour en Angleterre fut alors de courte durée. J’entretenais une correspondance active avec mon ami James Guillaume, de la Fédération Jurassienne et dès que j’eus trouvé un travail de géographie suivi, que je pouvais faire en Suisse aussi bien qu’à Londres, je partis pour ce pays. Les dernières lettres que j’avais reçues de la maison me disaient que je ferais aussi bien de rester à l’étranger, car il n’y avait rien de particulier à faire en Russie.
Un souffle d’enthousiasme passait alors sur le pays en faveur des Slaves, qui venaient de se soulever contre l’oppression séculaire des Turcs, et mes meilleurs amis Serghéi (Stepniak), Kelnitz et quelques autres étaient partis pour la péninsule des Balkans afin de se joindre aux insurgés. « Nous lisons, écrivaient mes amis, les correspondances du « Daily News » sur les horreurs commises en Bulgarie ; nous pleurons en les lisant et nous allons nous enrôler soit comme volontaires dans les bandes des insurgés des Balkans, soit comme infirmières. »
Je partis pour la Suisse ; je me donnai corps et âme à la Fédération Jurassienne de l’Association Internationale des Travailleurs, et suivant le conseil de mes amis suisses, je me fixai à La Chaux-de-Fonds.
La Fédération du Jura a joué un rôle important dans le développement du socialisme moderne. Il arrive souvent qu’un parti politique, après s’être proposé un but et avoir proclamé qu’il ne sera satisfait que s’il atteint complètement ce but, se divise en deux fractions. L’un d’elle reste ce qu’était le parti, tandis que l’autre, tout en prétendant n’avoir pas changé un mot à son programme originel, accepte une sorte de compromis et se trouve entraînée de compromis en compromis très loin de son programme primitif, et devient un parti de réformes modestes et d’expédients.
Une scission analogue s’était produite au sein de l’Association Internationale des Travailleurs.
Le but avoué de l’Association était dès son origine l’expropriation des propriétaires actuels du sol et des capitalistes, et la remise de tout ce qui est nécessaire à la production des richesses aux mains des producteurs eux-mêmes. Les ouvriers de toutes les nations étaient invités à s’organiser pour mener directement la lutte contre le capitalisme ; à rechercher les moyens de réaliser la socialisation des moyens de production et de consommation ; et quand ils seraient prêts à le faire, à prendre possession des moyens de production et à régler cette production sans tenir compte de l’organisation politique présente qui devait être soumise à une complète reconstruction. L’Association devait donc préparer elle-même une immense révolution, — une révolution qui ouvrirait à l’humanité une ère nouvelle de progrès basée sur la solidarité universelle. C’était là l’idéal qui tirait de leur assoupissement des millions d’ouvriers en Europe et amenait à l’Association ses meilleures forces intellectuelles.
Mais bientôt deux fractions se développèrent dans le sein de l’Internationale. Lorsque la guerre de 1870 eut abouti à la défaite complète de la France, lorsque l’insurrection de la Commune de Paris eut été écrasée et que les lois draconiennes dirigées contre l’Association eurent interdit aux ouvriers de France d’en faire partie ; et lorsque, d’un côté, un gouvernement parlementaire — but des radicaux depuis 1848 — eut été introduit dans « l’Allemagne unifiée », les Allemands s’efforcèrent de modifier la méthode et le but du mouvement socialiste tout entier. « La conquête du pouvoir politique dans les États existants » devint le mot d’ordre du groupe qui prit le nom de « Social-démocratie ». Les premiers succès électoraux de ce parti aux élections du Reichtag allemand firent naître de grandes espérances. Le nombre des députés social-démocrates s’étant élevé de deux à sept et bientôt à neuf, des hommes, autrement raisonnables, se mirent à prédire qu’avant la fin du siècle les social-démocrates auraient la majorité au parlement allemand et organiseraient alors par des lois appropriées un « État populaire » socialiste. L’idéal socialiste de ce parti perdit graduellement son caractère de mouvement qui devait être déterminé par la masse des travailleurs organisés ; il visa l’exploitation des industries par l’État — c’était en fait, le socialisme d’État, c’est-à-dire, le capitalisme d’État. En Suisse, les efforts des social-démocrates tendent actuellement, au point de vue politique, à la centralisation et combattent le fédéralisme, et au point de vue économique à l’exploitation des chemins de fer par l’État et à la monopolisation des banques et de la vente des alcools. L’exploitation du sol par l’État, la socialisation des grandes industries et même des moyens de consommation viendraient ensuite, dans un avenir plus ou moins éloigné.
Peu à peu toute la vie et toute l’activité de la social-démocratie allemande furent subordonnées à des considérations électorales. On traitait avec dédain les syndicats ouvriers et on désapprouvait les grèves, parce que les uns et les autres détournaient l’attention des ouvriers des luttes électorales. Tout mouvement populaire, toute agitation révolutionnaire dans un pays quelconque de l’Europe était accueilli par les chefs du parti social-démocrate avec plus d’animosité encore que par la presse capitaliste.
Dans les pays latins, cependant, cette tendance nouvelle ne trouvait que peu de partisans. Les sections et fédérations de l’Internationale restaient fidèles aux principes qui avaient présidé à la fondation de l’Association. Fédéralistes par leur passé historique, hostiles à l’idée d’un gouvernement centralisé et en possession de traditions révolutionnaires, les ouvriers de race latine ne pouvaient suivre l’évolution qui s’opérait chez les Allemands.
La scission entre les deux branches du mouvement socialiste devint apparente aussitôt après la guerre franco-allemande. L’Internationale avait créé, comme je l’ai déjà dit, une organisation centrale, sous la forme d’un conseil général résidant à Londres ; et les esprits directeurs de ce conseil étant deux Allemands, Engels et Marx, le conseil devint la citadelle de la nouvelle tendance des social-démocrates ; tandis que les fédérations latines recevaient leur inspiration de Bakounine et de ses amis.
Le conflit entre les marxistes et les bakouninistes ne fut pas une affaire personnelle. Ce fut le conflit nécessaire entre les principes de fédéralisme et les principes de centralisation, entre la Commune libre et le gouvernement paternel de l’État, entre l’action libre des masses populaires marchant vers leur affranchissement et le perfectionnement légal du capitalisme en vigueur — un conflit entre l’esprit latin et l’esprit allemand, qui, après avoir battu la France sur le champ de bataille, prétendait à la suprématie dans le domaine de la science, de la politique, de la philosophie et aussi du socialisme et représentait sa conception du socialisme comme « scientifique », tandis qu’il qualifiait toutes les autres conceptions d’« utopiques ».
Au congrès de l’Association internationale tenu en 1872 à La Haye, le conseil général de Londres exclut de l’Internationale, au moyen d’une majorité fictive, Bakounine, son ami Guillaume et même la Fédération jurassienne. Mais comme il est certain que la plus grande partie de ce qui restait de l’Internationale — c’est-à-dire les Fédérations espagnole, italienne et belge — suivrait les Jurassiens, le congrès essaya de dissoudre l’Association. Un nouveau conseil général, composé d’un petit nombre de social-démocrates, fut nommé à New York, où il n’y avait pas d’organisation ouvrière appartenant à l’Association qui pût le contrôler ; et on n’en a plus entendu parler depuis. Pendant ce temps les Fédérations espagnole, italienne, belge et jurassienne continuèrent à exister et à tenir comme d’habitude pendant les cinq ou six années qui suivirent les congrès internationaux annuels.
A l’époque où je vins en Suisse, la Fédération jurassienne était le centre et le foyer des fédérations internationales. Bakounine venait de mourir (1er juillet 1876), mais la fédération conservait la position qu’elle devait à son impulsion.
En France, en Espagne et en Italie, la situation était telle que la persistance de l’esprit révolutionnaire, qui s’était développé parmi les ouvriers internationalistes avant la guerre franco-allemande, empêchait seule les gouvernements de faire un pas décisif pour écraser l’ensemble du mouvement prolétaire et inaugurer le règne de la Terreur Blanche. On sait très bien que la restauration de la monarchie des Bourbons en France fut sur le point de devenir un fait accompli. Le maréchal Mac-Mahon ne fut maintenu comme Président de la République que pour préparer une restauration monarchique. Le jour même de l’entrée solennelle de Henri V à Paris était fixé et les carapaçons des chevaux, ornées de la couronne et du chiffre du prétendant, étaient déjà prêts. On sait aussi que ce projet de restauration ne fut empêché que parce que Gambetta et Clemenceau — l’opportuniste et le radical — avaient couvert une grande partie de la France de comités armés et prêts à se soulever contre toute tentative de coup d’État. Mais la véritable force de ces comités résidait dans les ouvriers, dont un grand nombre avaient appartenu autrefois à l’Internationale et qui en avaient conservé le vieil esprit. Je puis dire, d’après ce que j’en sais personnellement, que dans ces comités, les chefs du parti radical appartenant à la classe moyenne auraient peut-être hésité au moment psychologique, tandis que les ouvriers auraient saisi la première occasion favorable pour se soulever, d’abord pour la défense de la République et peut-être ensuite pour le triomphe de la cause socialiste.
Il en était de même en Espagne. Dès que l’entourage clérical et aristocratique du roi le poussait à accentuer sa politique de réaction, les républicains les menaçaient d’une insurrection, dans laquelle, ils ne l’ignoraient pas, les ouvriers représentaient le principal élément de lutte. Dans la seule province de Catalogne il y avait plus de cent mille ouvriers solidement organisés en syndicats, et plus de quatre-vingt mille Espagnols faisaient partie de l’Internationale, tenant régulièrement des congrès, et payant régulièrement leur cotisation à l’Association avec un sentiment du devoir vraiment espagnol. Je puis parler de ces organisations en connaissance de cause, acquise sur les lieux mêmes, et je sais qu’elles étaient prêtes à proclamer les États-Unis d’Espagne, à renoncer au gouvernement des colonies et à faire dans les régions les plus avancées de sérieux essais dans le sens collectiviste. Ce fut cette menace permanente qui empêcha la monarchie espagnole de supprimer toutes les organisations de paysans et d’ouvriers et d’inaugurer une réaction franchement cléricale.
Des conditions analogues existaient aussi en Italie. Les syndicats du nord de l’Italie n’avaient pas encore la puissance qu’ils ont actuellement ; mais certaines régions d’Italie fourmillaient de sections de l’Internationale et de groupes républicains. La monarchie était sous la continuelle menace d’un renversement, si les républicains de la classe moyenne venaient à faire appel aux éléments révolutionnaires de la classe ouvrière.
Bref, en jetant un regard en arrière sur ces années, dont près d’un quart de siècle nous sépare maintenant, je suis fermement persuadé que si l’Europe ne traversa pas une période de réaction terrible après 1871, elle le dut surtout à l’esprit qui s’était éveillé dans l’Europe occidentale avant la guerre franco-allemande et qui s’était conservé chez les internationalistes anarchistes, les Blanquistes, les Mazzinistes et les républicains « cantonalistes » d’Espagne.
Naturellement, les Marxistes, absorbés par leurs luttes électorales locales, s’occupaient peu de cette situation. Préoccupés de détourner de leurs têtes les foudres de Bismark et craignant avant tout qu’un esprit révolutionnaire ne fît son apparition en Allemagne et n’attirât des mesures de répression qu’ils n’avaient pas la force de braver, ils répudiaient, par tactique, non seulement toute sympathie pour les révolutionnaires de l’ouest de l’Europe, mais ils se laissaient peu à peu animer d’une véritable haine contre l’esprit révolutionnaire en général. Ils le dénonçaient avec virulence partout où il se signalait, — même quand ils en remarquèrent les premiers signes en Russie.
Aucun journal révolutionnaire ne pouvait être imprimé en france à cette époque, sous le maréchal Mac-Mahon. Chanter la Marseillaise était considéré comme un crime ; et je fus frappé un jour en voyant quelques-uns de mes compagnons de route (en troisième, bien entendu) saisis d’effroi lorsqu’ils entendirent quelques conscrits chanter le chant révolutionnaire dans une gare de chemin de fer (en mai 1878). « Est-ce qu’il est de nouveau permis de chanter la Marseillaise ? » se demandaient-ils l’un l’autre avec anxiété. La presse française ne comptait donc aucun journal socialiste. Les journaux espagnols étaient très bien rédigés, et quelques-uns des manifestes de leurs congrès contenaient d’admirables exposés du socialisme anarchiste ; mais, qui est au courant des idées des Espagnols en dehors de l’Espagne ? Quant aux journaux italiens, ils n’avaient tous qu’une existence éphémère, apparaissant, disparaissant, et réapparaissant autre part sous d’autres titres ; et bien que quelques-uns d’entre eux fussent admirables, ils ne se répandaient pas hors de l’Italie. Il en résultat que la Fédération jurassienne, avec ses journaux rédigés en Français, devint pour les pays de race latine le foyer où se maintint et se formula cet esprit révolutionnaire qui — je le répète — sauva l’Europe d’une sombre période de réaction. Ce fut aussi cette Fédération qui servit de base aux théories de l’anarchisme, formulées par Bakounine et ses amis, dans une langue qui était comprise dans toute l’Europe continentale.
Chapitre II
La Fédération jurassienne comptait parmi ses membres toute une pléiade d’hommes remarquables de différentes nationalités, qui presque tous avaient été des amis personnels de Bakounine. Le rédacteur en chef de notre principal journal, le Bulletin de la Fédération, était James Guillaume, professeur de son métier, qui appartenait à l’une des familles aristocratiques de Neuchâtel. Maigre et sec, il avait quelque chose de la raideur et de l’esprit résolu de Robespierre, et un vrai cœur d’or qui ne s’ouvrait qu’à ses seuls amis intimes ; sa prodigieuse puissance de travail et son activité infatigable en faisaient un vrai meneur d’hommes. Pendant huit ans il lutta contre toutes sortes d’obstacles pour faire vivre le journal, prenant la part la plus active aux moindres détails de la Fédération : finalement il dut quitter la Suisse, où il ne pouvait plus trouver du travail, et il vint s’établir en France où son nom sera cité un jour avec le plus profond respect dans les annales de la réforme anti-cléricale des écoles primaires.
Adhémar Schwitzguébel, Suisse lui aussi, était le type de ces horlogers de langue française, pleins de gaieté, de vivacité et de clairvoyance, qu’on rencontre dans le Jura bernois. Graveur en montres de son métier, il ne songea jamais à quitter le travail manuel, et, toujours content et actif, il fit vivre sa nombreuses famille pendant les plus mauvaises périodes où le métier allait mal et où les gains étaient misérables. Il avait une aptitude merveilleuse à démêler un problème difficile de politique ou d’économie, qu’il exposait, après y avoir longtemps réfléchi, au point de vue de l’ouvrier, sans lui rien enlever de sa profondeur et de son importance. Il était connu au loin à la ronde dans les « montagnes » et il était le favori des ouvriers de tous les pays.
Il avait son penchant exact dans la personne d’un autre Suisse, Spichiger, horloger lui aussi. Celui-ci était un philosophe, lent de corps et d’esprit, qui avait le physique d’un Anglais ; il s’efforçait toujours d’aller au fond de toutes choses et il nous surprenait tous par la justesse des conclusions auxquelles il parvenait en réfléchissant sur toutes sortes de sujets, tout en travaillant à son métier de guillocheur.
Autour de ces trois hommes se groupaient un certain nombre d’ouvriers sérieux et intelligents, les uns entre deux âges, les autres déjà âgés, aimant passionnément la liberté, heureux de prendre part à un mouvement si rempli de promesses, et une centaine de jeunes gens éveillés et ardents, également horlogers pour la plupart — tous profondément indépendants et dévoués, pleins d’activité et prêts à aller jusqu’au bout dans le sacrifice de leur personne.
Quelques réfugiés de la commune de Paris s’étaient joints à la Fédération. Élisée Reclus, le grand géographe, était du nombre — le type du vrai puritain dans sa manière de vivre et, au point de vue intellectuel, le type du philosophe encyclopédiste français du dix-huitième siècle ; l’homme, qui inspire les autres, mais qui n’a jamais gouverné et ne gouvernera jamais personne ; l’anarchiste dont l’anarchisme n’est que l’abrégé de sa vaste et profonde connaissance des manifestations de la vie humaine sous tous les climats et à tous les âges de la civilisation ; dont les livres comptent parmi les meilleurs du siècle ; dont le style, d’une beauté saisissante, émeut l’âme et la conscience ; c’est l’homme qui, en entrant dans les bureaux d’un journal anarchiste, dit au rédacteur — même si celui-ci n’est auprès de lui qu’un enfant : « Dites-moi ce que je dois faire ? » et qui s’assoit, comme un simple chroniqueur, pour remplir une lacune de tant et tant de lignes dans le numéro du journal qui doit paraître. Pendant la Commune de Paris il prit simplement un fusil et se mit dans les rangs ; et s’il invite un collaborateur à travailler à un volume de sa Géographie, célèbre dans le monde entier, et que le collaborateur lui demande timidement : « Que dois-je faire ? » il lui répond : « Voici les livres, voilà une table. Faites comme il vous plaira. »
À côté de lui il y avait Lefrançais, un homme déjà âgé, ancien professeur, qui avait été exilé trois fois dans sa vie : après les Journées de juin 1848, après le Coup d’État de Napoléon, et après 1871. Ex-membre de la Commune, et par conséquent l’un de ceux qui avaient, dit-on, quitté Paris en emportant des millions dans leurs poches, il travaillait comme homme d’équipe au chemin de fer de Lausanne, et il faillit succomber à cette tâche qui réclamait des épaules plus jeunes que les siennes : une lourde plaque de tôle, qu’il déchargeait d’un wagon avec trois autres ouvriers, faillit lui arracher la vie. Son livre sur la Commune de Paris est le seul qui mette dans sa vraie lumière la véritable importance historique — communaliste — de ce mouvement. « Pardon, je suis un communaliste, et non un anarchiste, disait-il. Je ne puis pas travailler avec des fous comme vous ; » et il ne travaillait avec personne qu’avec nous, « car, disait-il, vous autres fous, vous êtes encore les hommes que j’aime le mieux. Avec vous on peut travailler et rester soi-même. »
Un autre ex-membre de la Commune de Paris qui vivait avec nous, était Pindy, un charpentier du nord de la France, un enfant adoptif de Paris. Il s’était fait beaucoup connaître à Paris, pendant une grève que soutenait l’Internationale, par la vigueur et la vivacité de son intelligence, et il avait été élu membre de la Commune, qui le nomma commandant du Palais des Tuileries. Quand les Versaillais entrèrent à Paris, fusillant leurs prisonniers par centaines, trois personnes furent exécutées sur différents points de la ville, parce qu’on les avait prises pour Pindy. Mais après le combat, il fut caché par une brave jeune fille, une couturière, qui le sauva grâce au calme qu’elle montra au cours d’une perquisition faite par les troupes dans la maison, et qui devint plus tard sa femme. Ils ne réussirent à quitter Paris incognito que dix mois plus tard et ils vinrent en Suisse. Là, Pindy apprit l’art de l’essayeur en métaux et y devint très habile. Il passait ses journées à côté de son fourneau incandescent, et le soir il se dévouait avec passion à l’œuvre de propagande, dans laquelle il savait admirablement allier la passion du révolutionnaire avec le bon sens et la faculté organisatrice qui caractérisent l’ouvrier parisien.
Paul Brousse était alors un jeune médecin, d’une grande activité intellectuelle, bruyant, caustique et vif, prêt à développer une idée avec une logique mathématique jusque dans ses dernières conséquences ; critiquant avec une grande force d’expression l’État et son organisation ; trouvant le temps de rédiger deux journaux en français et en allemand, d’écrire des quantités de lettres volumineuses et d’être l’âme des soirées familières des ouvriers ; constamment occupé à organiser de nouveaux groupes avec la finesse d’un vrai méridional.
Parmi les Italiens qui collaboraient avec nous en Suisse, il y avait deux hommes dont les noms furent toujours associés et dont plus d’une génération gardera le souvenir en Italie : je veux parler des deux amis intimes de Bakounine, Cafiero et Malatesta. Cafiero était un idéaliste du type le plus élevé et le plus pur ; il dépensa une fortune considérable au service de notre cause, et ne se préoccupa jamais dans la suite de ce qu’il mangerait le lendemain. C’était un penseur plongé dans les spéculations philosophiques ; un homme qui n’aurait jamais fait de mal à qui que ce fût, et qui pourtant épaula un jour un fusil et se jeta dans les montagnes du Bénévent, lorsque ses amis et lui pensèrent qu’ils devaient tenter un soulèvement ayant un caractère socialiste, ne fût-ce que pour montrer au peuple que les émeutes populaires devraient avoir une signification plus profonde qu’une simple révolte contre les collecteurs d’impôts.
Malatesta était étudiant en médecine ; mais il renonça à la profession médicale et aussi à sa fortune pour se vouer à la cause révolutionnaire ; plein de feu et d’intelligence, il était aussi un pur idéaliste, et durant toute sa vie — il approche maintenant de la cinquantaine — il ne s’est jamais préoccupé de savoir s’il aurait un morceau de pain pour son souper et un lit pour passer la nuit. Sans avoir seulement une chambre qu’il pût appeler sienne, il vendra, s’il le faut, des sorbets dans les rues de Londres, pour gagner sa vie, et le soir il écrira de brillants articles pour les journaux italiens.
Emprisonné en France, puis relâché et expulsé ; condamné de nouveau en Italie et relégué dans une île ; échappé et rentré encore une fois sous un déguisement, — il est toujours au fort de la lutte, en Italie ou ailleurs. Il a mené cette vie pendant trente ans. Et lorsque nous le rencontrons, sortant de prison ou évadé d’une île, nous le retrouvons tel que nous l’avons vu la dernière fois ; et toujours il recommence à lutter, avec le même amour des hommes, la même absence de haine envers ses ennemis et ses geôliers, le même sourire cordial pour un ami, les mêmes caresses pour un enfant.
Les Russes étaient peu nombreux parmi nous ; la plupart d’entre eux suivaient les social-démocrates allemands. Nous avions, cependant, Joukovsky, un ami de Herzen, qui avait quitté la Russie en 1863. C’était un gentilhomme très séduisant, élégant, d’une haute intelligence, qui était le favori des ouvriers. Il possédait plus qu’aucun d’entre nous ce que les Français appellent l’oreille du peuple, parce qu’il savait enflammer les travailleurs en leur montrant le grand rôle qu’ils avaient à jouer dans la rénovation de la société, élever leurs esprits en leur exposant de hauts aperçus historiques, éclairer d’une vive lumière les problèmes économiques les plus compliqués, et électriser son auditoire par son sérieux et sa sincérité. Solokov, un ancien officier de l’état-major général russe, admirateur de l’audace de Paul-Louis Courrier et des idées philosophiques de Proudhon, écrivain de talent qui avait gagné en Russie de nombreux partisans au socialisme par ses articles de revues, était aussi des nôtres de temps en temps.
Je mentionne seulement ceux qui se firent un nom comme écrivains, ou comme délégués aux congrès ou de toute autre façon. Et pourtant je me demande si je ne devrais pas plutôt parler de ceux dont les noms n’ont jamais été imprimés, mais qui n’en étaient pas moins importants pour l’existence de la Fédération que n’importe lequel des écrivains ; de ceux qui combattaient dans les rangs et étaient toujours prêts à prendre part à n’importe quelle entreprise, ne demandant jamais si l’œuvre serait grandiose ou insignifiante, remarquable ou modeste, si elle aurait de grandes conséquences ou si elle leur attirerait simplement, à eux et à leurs familles, une infinité de désagréments.
Je devrais citer aussi les Allemands Werner et Rinke, l’Espagnol Albarracin et beaucoup d’autres ; mais je crains que mes faibles esquisses ne suffisent à éveiller chez le lecteur les mêmes sentiments de respect et d’amour que chacun des membres de cette petite famille inspirait à ceux qui les connaissaient personnellement.
De toutes les villes de Suisse que je connais, La Chaux-de-Fonds est peut-être la moins attrayante. Elle est située sur un haut plateau entièrement dépourvu de végétation et exposé aux vents glacés en hiver, où la neige est aussi épaisse qu’à Moscou et où elle fond et tombe de nouveau aussi souvent qu’à Pétersbourg. Mais il était important pour nous de répandre nos idées dans ce milieu et de donner plus d’activité à la propagande locale. Pindy, Spichiger, Albarracin et deux blanquistes, Ferré et Jeallot, y étaient, et de temps en temps je pouvais visiter Guillaume à Neuchâtel et Schwitzguébel dans le vallon de Saint-Imier.
Une vie pleine d’activité, comme je l’aimais, commença alors pour moi. Nous tenions de nombreuses réunions, distribuant nous-mêmes nos annonces dans les cafés et les atÉliers. Une fois par semaine nous avions nos réunions de section, où avaient lieu les discussions les plus animées, et nous allions aussi prêcher l’anarchisme aux assemblées convoquées par les partis politiques. Je voyageai beaucoup, visitant et soutenant d’autres sections.
Pendant cet hiver nous gagnâmes les sympathies d’un grand nombre de personnes, mais nous fûmes considérablement retardés dans notre travail régulier par une crise survenue dans l’horlogerie. La moitié des ouvriers étaient sans travail ou seulement occupés une partie du temps, de sorte que la municipalité dut ouvrir un restaurant communal pour procurer à peu de frais une nourriture vendue à prix coûtant. L’atÉlier coopératif établi par les anarchistes à La Chaux-de-Fond, dans lequel les gains étaient divisés également entre tous les membres, avait une grande difficulté à trouver du travail, en dépit de sa haute réputation, et Spichiger dut à plusieurs reprises se mettre à peigner de la laine pour un tapissier pour gagner sa vie.
Nous prîmes tous part, cette année-là, à une manifestation pour porter le drapeau rouge dans les rues de Berne. Le mouvement de réaction se répandait en Suisse, et la police de Berne, violant la constitution, avait interdit le port de la bannière des ouvriers. Il était donc nécessaire de montrer, au moins par-ci par-là, que les ouvriers ne laisseraient pas fouler aux pieds leurs droits et qu’ils résisteraient. Nous allâmes tous à Berne lors de l’anniversaire de la Commune de Paris pour déployer le drapeau rouge dans les rues, malgré cette interdiction. Il y eut naturellement une collision avec la police, au cours de laquelle deux de nos camarades reçurent des coups de sabre et deux officiers de la police furent assez sérieusement blessés. Mais nous réussîmes à apporter le drapeau rouge jusque dans la salle, où fut tenu un meeting splendide. J’ai à peine besoin de dire que les soi-disants chefs du parti étaient dans les rangs et qu’ils combattaient comme tous les autres. Près de trente citoyens suisses furent impliqués dans l’instruction de cette affaire ; tous avaient demandé eux-mêmes à être poursuivis, et ceux qui avaient blessé les deux officiers de police se firent spontanément connaître. Ce procès valut à notre cause un grand nombre de sympathies ; on comprit que toutes les libertés doivent être jalousement défendues par la force, s’il le faut, si on ne veut pas les perdre. Les peines édictées par le tribunal furent donc très légères et ne dépassèrent pas trois mois de prison.
Cependant le Gouvernement de Berne interdit le port du drapeau rouge sur toute l’étendue du canton ; alors la Fédération jurassienne résolut de le déployer malgré cette défense, au congrès que nous devions tenir cette année-là à Saint-Imier. Cette fois, la plupart d’entre nous étaient armés et prêts à défendre le drapeau jusqu’à la dernière extrémité. Un corps de troupes de police avait été posté sur une place pour arrêter notre colonne ; un détachement de la milice se tenait prêt dans un champ voisin, sous prétexte de faire des exercices de tir : nous entendions distinctement leurs coups de fusil tandis que nous traversions la ville. Mais lorsque notre colonne apparut sur la place et qu’on jugea à notre air qu’une agression finirait par une sérieuse effusion de sang, le maire nous laissa continuer notre marche sans nous inquiéter, jusqu’à la salle où la réunion devait voir lieu. Aucun de nous ne désirait un conflit ; mais cette marche, en ordre de bataille, aux sons d’une musique militaire, nous avait mis dans un tel état d’excitation que je ne saurais dire quel sentiment l’emportait chez la plupart d’entre nous en arrivant dans la salle : si c’était la joie d’avoir évité un combat que l’on ne désirait pas, ou le regret que ce combat n’eût pas eu lieu. L’homme est un être bien complexe.
Nos efforts principaux tendaient cependant à formuler le socialisme anarchiste au point de vue théorique et pratique, et dans cette direction la Fédération a certainement accompli une œuvre durable.
Nous remarquions chez les nations civilisées le germe d’une nouvelle forme sociale, qui doit remplacer l’ancienne ; le germe d’une société composée d’individus égaux entre eux, qui ne seront plus condamnés à vendre leurs bras et leur cerveau à ceux qui les font travailler au hasard de leur fantaisie, mais qui pourront employer eux-mêmes leur savoir et leurs capacités à la production — dans un organisme construit de façon à combiner les efforts de tous, — pour procurer à tous la plus grande somme possible de bien-être, tout en laissant à l’initiative individuelle liberté pleine et entière. Cette société sera composée d’une multitude d’associations, unies entre elles pour tout ce qui réclame un effort commun : fédérations de producteurs pour tous les genres de production, agricole, industrielle, intellectuelle, artistique, communes pour la consommation, se chargeant de pourvoir à tout ce qui concerne le logement, l’éclairage, le chauffage, l’alimentation, les institutions sanitaires, etc. ; fédérations des communes entre elles, et fédérations des communes avec les groupes de production ; enfin, des groupes plus étendus encore, englobant tout un pays ou même plusieurs pays, et composés de personnes qui travailleront en commun à la satisfaction de ces besoins économiques, intellectuels et artistiques, qui ne sont pas limités à un territoire déterminé. Tous ces groupes combineront librement leurs efforts par une entente réciproque, comme le font déjà actuellement les compagnies de chemins de fer et les administrations des postes de différents pays, qui n’ont pas de direction centrale des chemins de fer ou des postes, bien que les premières ne recherchent que leur intérêt égoïste et que les dernières appartiennent à des États différents et ennemis ; ou mieux encore comme les météorologistes, les clubs alpins, les stations de sauvetage en Angleterre, les cyclistes, les instituteurs, etc., qui unissent leurs efforts pour l’accomplissement d’œuvres de toutes sortes, d’ordre intellectuel, ou de simple agrément. Une liberté complète présidera au développement de formes nouvelles de production, d’invention et d’organisation ; l’initiative individuelle sera encouragée et toute tendance à l’uniformité et à la centralisation combattue.
De plus, cette société ne se figera en des formes déterminées et immuables, mais elle se modifiera incessamment, car elle sera un organisme vivant, toujours en évolution. On ne sentira pas le besoin d’un gouvernement parce que l’accord et l’association librement consentis remplaceront toutes les fonctions que les gouvernements considèrent actuellement comme les leurs et que, les causes de ces conflits devenant plus rares, ces conflits eux-mêmes, au cas où ils pourraient encore se produire, seront réglés par l’arbitrage.
Pas un de nous ne se dissimulait l’importance et la profondeur du changement que nous proposions. Nous comprenions que les opinions courantes - d’après lesquelles la propriété privée du sol, des usines, des mines, des maisons d’habitation, etc., serait nécessaire pour assurer le progrès industriel et le salariat indispensable pour forcer les hommes à travailler, — ne laisseraient pas de sitôt le champ libre aux conceptions plus hautes de la propriété et de la production socialisées. Nous savions qu’il nous faudrait traverser une longue période de propagande incessante et de luttes continuelles, de révoltes isolées et collectives contre les formes actuelles de la propriété, de sacrifices individuels, de tentatives partielles de réorganisation et de révolutions partielles, avant que les idées courantes sur la propriété privée fussent modifiées. Et nous comprenions aussi que l’humanité ne renoncerait pas et ne pouvait renoncer tout d’un coup aux idées actuelles relatives à la nécessité de l’autorité, au milieu desquelles nous avons tous grandi. De longues années de propagande et une longue suite de révoltes partielles contre l’autorité, ainsi qu’une révision complète des doctrines actuellement déduites de l’histoire, seront nécessaires avant que les hommes comprennent qu’ils s’étaient mépris en attribuant à leurs gouvernants et à leurs lois ce qui n’était en réalité que la résultante de leurs propres habitudes et sentiments sociaux. Nous savions tout cela. Mais nous savions aussi qu’en prêchant une transformation dans ces deux directions, nous serions portés par le courant de l’humanité en marche vers le progrès. Nous marcherions avec la vague montante — non contre elle.
A mesure que je faisais plus intimement connaissance avec la population ouvrière et avec les hommes des classes cultivées qui sympathisaient avec elle, je m’apercevais qu’ils tenaient beaucoup plus à leur liberté personnelle qu’à leur bien-être. Il y a cinquante ans les ouvriers étaient prêts à vendre leur liberté individuelle à toutes sortes de maîtres, et même à un César, en échange d’une promesse de bien-être matériel. Mais maintenant ce n’était plus le cas. Je voyais que la confiance aveugle dans les chefs élus, même quand ceux-ci étaient choisis parmi les meilleurs esprits du mouvement prolétaire, disparaissait chez les ouvriers de race latine. « Nous devons savoir d’abord ce dont nous avons besoin, et alors nous pourrons le faire nous-mêmes mieux que quiconque, » c’était là l’idée que je trouvais répandue partout parmi eux, et beaucoup plus qu’on ne le croit généralement. Le principe posé par les statuts de l’Association Internationale : « L’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes, » avait été bien accueilli de tous et avait jeté des racines profondes dans les esprits. La triste expérience de la Commune de Paris n’avait fait que confirmer ce principe.
Quand cette insurrection éclata, un nombre considérable d’hommes appartenant aux classes moyennes elles-mêmes, étaient préparés à faire, ou du moins à accepter une transformation sociale... « Quand mon frère et moi nous sortions de notre petit appartement pour descendre dans la rue, me disait un jour Élisée Reclus, nous étions assaillis de questions par des gens appartenant aux classes aisées : « Dites-nous ce qu’il faut faire ! Nous sommes prêts à nous lancer vers l’avenir, » nous disait-on de tous côtés ; mais nous, nous n’étions pas préparés à leur répondre ! » Jamais un gouvernement n’avait encore représenté aussi complètement tous les partis avancés que le Conseil de la Commune de Paris, élu le 25 mars 1871. Toutes les nuances de l’opinion révolutionnaire — Blanquistes, Jacobins, Internationalistes — étaient représentées dans leur véritable proportion. Mais comme les ouvriers eux-mêmes n’avaient pas des idées nettes de réforme sociale à suggérer à leurs représentants, le gouvernement de la Commune ne fit rien dans ce sens. Le seul fait d’être restés isolés des masses et enfermés dans l’enceinte de l’Hôtel de Ville paralysa leurs efforts. Il fallait donc, pour assurer le succès du socialisme, prêcher les idées de suppression de tout gouvernement, d’indépendance, de libre initiative individuelle, — en un mot les idées d’anarchisme, — en même temps que les idées de socialisation de la propriété et des moyens de production.
Nous ne nous dissimulions pas que si une entière liberté et pensée et d’action était laissée à l’individu, nous devions nous attendre jusqu’à un certain point à des exagérations, parfois extravagantes, de nos principes. J’en avais vu un exemple dans le mouvement nihiliste en Russie. Mais nous espérions — et l’événement a prouvé que nous étions dans le vrai — que la vie sociale elle-même, unie à la critique libre et franche des opinions et des actes, serait le moyen le plus efficace pour dépouiller les opinions de leurs exagérations inévitables. Nous agissions donc conformément au vieil adage que la liberté est encore le plus sage remède contre les inconvénients passagers de la liberté. Il y a dans la nature humaine un noyau d’habitudes sociales, héritages du passé, que l’on n’a pas encore apprécié comme il convient ; ces habitudes ne nous sont imposées par aucune contrainte ; elles sont supérieures à toute contrainte. C’est là-dessus qu’est basé tout le progrès de l’humanité, et tant que les hommes ne dégénéreront pas physiquement et intellectuellement, ce noyau d’habitudes résistera à toutes les attaques de la critique et à toutes les révoltes occasionnelles. L’expérience que j’ai peu à peu acquise des hommes et des choses ne fait que me confirmer de plus en plus dans cette opinion.
Nous nous rendions compte en même temps qu’une telle transformation ne pouvait être l’œuvre d’un homme de génie, ni constituer une découverte, mais qu’elle devait être le résultat de l’effort créateur des masses, exactement comme les formes de procédure judiciaire du moyen âge, l’organisation des communes rurales, des corporations, des municipalités médiévales, ou les fondements du droit international étaient l’œuvre du peuple lui-même.
Beaucoup de nos prédécesseurs avaient formé des projets de républiques idéales, basées sur le principe d’autorité, ou, plus rarement, sur le principe de liberté. Robert Owen et Fourier avaient exposé au monde leur idéal de société libre et se développant organiquement, en opposition à l’idéal de société hiérarchiquement organisée qui a été réalisé par l’Empire romain et l’Église romaine. Proudhon avait continué leur œuvre, et Bakounine, appliquant sa vaste et claire intelligence de la philosophie de l’histoire à la critique des institutions actuelles, « édifia, tout en démolissant ». Mais tout cela n’était qu’un travail préparatoire.
L’Association Internationale des travailleurs inaugura une méthode nouvelle pour résoudre les problèmes de sociologie pratique, en appelant les ouvriers eux-mêmes à prendre part à la solution. Les hommes instruits qui s’étaient joints à l’Association se chargeaient seulement de tenir les ouvriers au courant de ce que se passait dans les différents pays du monde, d’analyser les résultats obtenus, et plus tard, d’aider les ouvriers à formuler leurs revendications. Nous n’avions pas la prétention de faire sortir de nos vues théoriques un idéal de république, une société « telle qu’elle devrait être », mais nous invitions les ouvriers à rechercher les causes des maux actuels, et à considérer dans leurs discussions et leurs congrès les côtés pratiques d’une organisation sociale meilleure que celle que nous avons actuellement. Une question, posée à un congrès international, était recommandée comme sujet d’étude à toutes les associations ouvrières. Dans le courant de l’année, elle était discutée dans toute l’Europe, dans les petites assemblées des sections, avec la pleine connaissance des besoins locaux de chaque corporation et de chaque localité ; puis le résultat de ce travail des sections était présenté au prochain congrès de chaque fédération et soumis finalement sous une forme plus étudiée au prochain congrès international. L’organisation future de la société réformée était ainsi élaborée en théorie et en pratique, de bas en haut, et la Fédération jurassienne prit une large part à cette élaboration de l’idéal anarchiste.
Pour moi, placé comme je l’étais, dans des conditions aussi favorables, j’arrivai peu à peu à comprendre que l’anarchisme représente autre chose qu’un simple mode d’action, autre chose que la simple conception d’une société libre ; mais qu’il fait partie d’une philosophie naturelle et sociale, dont le développement devait se faire par des méthodes tout à fait différentes des méthodes métaphysiques ou dialectiques, employées jusqu’ici dans les sciences sociologiques.
Je voyais qu’elle devait être construite par les mêmes méthodes que les sciences naturelles ; non pas, cependant, comme l’entend Spencer, en s’appuyant sur le fondement glissant de simples analogies, mais sur la base solide de l’induction appliquée aux institutions humaines, et je fis de mon mieux pour accomplir dans ce sens tout ce qui était en mon pouvoir.
Chapitre III
Deux congrès furent tenus en Belgique dans l’automne de 1877 ; l’un par l’Association Internationale des travailleurs à Verviers ; l’autre à Gand sous le nom de Congrès Socialiste international. Ce dernier était particulièrement important, car on savait qu’une tentative y serait faite par les social-démocrates allemands pour organiser le mouvement prolétarien dans toute l’Europe en un seul faisceau, soumis à un comité central, qui ne serait autre que l’ancien Conseil général de l’Internationale sous un autre nom. Il était donc nécessaire de défendre l’autonomie des organisations ouvrières dans les contrées de race latine, et nous fîmes de notre mieux pour être bien représentés à ce congrès. Je m’y rendis sous le nom de Levachov ; deux Allemands, le compositeur Werner et le serrurier Rinke, firent presque tout le chemin à pied de Bâle en Belgique ; et quoique nous ne fussions à Gand que neuf anarchistes, nous réussîmes à déjouer le plan de centralisation.
Vingt-deux ans se sont écoulés depuis ; on a tenu un grand nombre de congrès socialistes internationaux et à chacun d’eux la même lutte a recommencé — les social-démocrates essayant d’enrôler tout le mouvement prolétaire de l’Europe sous leur bannière et de le soumettre à leur contrôle, — et les anarchistes s’opposant à ces tentatives et les faisant échouer. Que d’énergie dépensée en pure perte, que de paroles amères échangées, que d’efforts dispersés et perdus ! Et cela simplement parce que ceux qui ont adopté la formule de « la conquête du pouvoir politique dans les États existants » ne comprennent pas que leurs efforts dans ce sens ne peuvent englober tout le mouvement socialiste. Dès ses débuts, le socialisme se développa dans trois directions indépendantes l’une de l’autre, dont chacune a trouvé son expression dans les théories de Saint-Simon, de Fourier et de Robert Owen. Le saint-simonisme a abouti à la social-démocratie, le fouriérisme à l’anarchisme ; tandis que de l’owenisme sont sortis en Angleterre et en Amérique le trade-unionisme, la coopération et ce qu’on appelle le socialisme municipal. En même temps l’owenisme reste hostile au socialisme d’État social-démocrate, tandis qu’il a de nombreux points de contact avec l’anarchisme. Mais faute de reconnaître que ces trois directions tendent par des chemins différents vers un but commun et que les deux dernières fournissent leur contribution précieuse au progrès de l’humanité, on a tenté pendant un quart de siècle de réaliser l’irréalisable utopie d’un mouvement socialiste unique calqué sur le modèle de la social-démocratie allemande.
Le congrès de Gand se termina pour moi d’une façon inattendue. Trois ou quatre jours après son ouverture, la police belge apprit qui était Levachov et reçut l’ordre de m’arrêter pour avoir violé les règlements de police en donnant à l’hôtel un faux nom. Mes amis de Belgique me prévinrent. Ils maintenaient que le ministère clérical qui était au pouvoir était capable de me livrer à la Russie et ils insistaient pour que je quitte le congrès sur-le-champ. Ils ne voulurent pas me laisser retourner à mon hôtel ; Guillaume me barra la route, en disant qu’il me faudrait user de violence contre lui si je persistais à retourner là-bas. Je dus suivre quelques camarades de Gand et dès que je fus au milieu d’eux, des appels étouffés et des coups de sifflet retentirent de tous les coins de la place plongée dans l’obscurité, sur laquelle se trouvaient des groupes d’ouvriers. Tout cela avait un air de mystère. Enfin, après des murmures prolongés et de légers coups de sifflet, un groupe de camarades me conduisit sous bonne escorte chez un ouvrier social-démocrate, où je devais passer la nuit ; et quoique je fusse anarchiste, celui-ci me reçut comme un frère et de la façon la plus touchante. Le lendemain matin, je partis une fois de plus pour l’Angleterre, à bord d’un bateau, et je provoquai les sourires bienveillants des employés de la douane anglaise qui me demandaient à visiter mes bagages, quand ils virent que je n’avais pas autre chose à leur montrer qu’une petite sacoche.
Je ne restai pas longtemps à Londres. J’étudiai dans les admirables collections du British Museum les débuts de la Révolution française, surtout pour déterminer comment commencent les révolutions ; mais j’avais besoin d’une vie plus active et je partis bientôt pour Paris. Le mouvement socialiste commençait à y renaître après l’impitoyable écrasement de la Commune. Avec l’Italien Costa et quelques amis anarchistes que nous avions parmi les ouvriers de Paris, et avec Jules Guesde et ses collègues, qui à cette époque n’étaient pas encore de rigides social-démocrates, nous formâmes les premiers groupes socialistes.
Nos débuts furent ridiculement modestes. Une demi-douzaine d’entre nous se réunissaient dans les cafés et nous nous estimions heureux quand nous avions dans notre salle un auditoire d’une centaine de personnes. Il eût été impossible de prévoir alors que deux ans après le mouvement serait un plein essor. Mais en France les choses se développent d’une manière particulière. Quand la réaction l’a emporté, toutes les traces visibles d’un mouvement disparaissent. Ceux qui luttent contre le courant sont en petit nombre. Mais par des voies mystérieuses, par une sorte d’infiltration invisible d’idées, la réaction est minée peu à peu ; un nouveau courant se forme, et alors on s’aperçoit, tout à coup, que l’idée que l’on croyait morte, était toujours vivante, et qu’elle n’a fait que se développer et grandir, et aussitôt qu’une agitation politique devient possible, des milliers d’adhérents surgissent, dont personne ne soupçonnait l’existence. « Il y a à Paris, disait le vieux Blanqui, cinquante mille hommes qui ne viennent jamais à une réunion ou à une manifestation ; mais quand ils sentent que le peuple peut descendre dans la rue pour imposer son opinion, ils sont là pour donner l’assaut à la position. » Nous n’étions pas vingt pour alimenter le mouvement, ni deux cents pour le soutenir ouvertement. Au premier anniversaire de la Commune, en mars 1878, nous n’étions sûrement pas deux cents. Mais deux ans après, l’amnistie en faveur des Communards était votée et la population ouvrière de Paris était dans les rues pour fêter leur retour. Des milliers d’ouvriers accouraient dans les réunions pour les saluer de leurs acclamations, et le mouvement socialiste prit une soudaine expansion, entraînant avec lui les radicaux. Mais le moment n’était pas encore propice à ce réveil du socialisme. Une nuit, en avril 1878, Costa et un camarade français furent arrêtés. Le tribunal les condamna à dix-huit mois de prison comme internationalistes. Je n’échappai à une arrestation que par suite d’un malentendu. La police recherchait Levachov et elle se lança chez un étudiant russe dont le nom ressemblait à mon nom d’emprunt. J’avais donné mon vrai nom et je restai encore un mois à Paris sous ce nom. Je fus alors appelé en Suisse.
Pendant mon séjour à Paris, je fis pour la première fois connaissance avec Tourguénev. Il avait exprimé à notre ami commun, P.-L. Lavrov, le désir de me voir, et de célébrer, en vrai Russe, le succès de mon évasion par un petit dîner d’amis. J’éprouvais presque un sentiment de religieux respect en franchissant le seuil de sa chambre. S’il avait rendu à la Russie, par ses Mémoires d’un Chasseur, l’immense service de faire détester le servage (j’ignorais alors qu’il avait pris une part importante à la Cloche, le journal puissant de Herzen), il ne l’avait pas moins servi par ses romans. Il a montré ce qu’est la femme russe ; quels trésors d’intelligence et de cœur elle possède, et quelle bienfaisante influence elle exerce sur les hommes ; et il nous a appris comment des hommes supérieurs considèrent des femmes et comment ils les aiment. A ce point de vue il a fait sur moi et sur des milliers de mes contemporains une impression ineffaçable, beaucoup plus forte que celle que peuvent produire les meilleurs traités sur les droits de la femme.
Son portrait est bien connu. Grand, de constitution vigoureuse, la tête couverte de cheveux gris épais et soyeux, il était vraiment beau ; ses yeux pétillaient d’intelligence, avec une légère pointe de malice, et toute sa personne respirait cette simplicité et cette absence d’affectation qui caractérisent les meilleurs écrivains russes. Sa belle tête révélait le vaste développement de sa puissance cérébrale, et lorsque, après sa mort, Paul Bert et Paul Reclus (le chirurgien) pesèrent son cerveau, ils trouvèrent qu’il était beaucoup plus lourd que le plus lourd cerveau connu, — celui de Cuvier : son poids dépassait deux mille grammes, si bien qu’ils ne voulurent pas se fier à leur balance et qu’ils répétèrent leur expérience avec une autre.
Sa parole était particulièrement remarquable. Il parlait, comme il écrivait, en images. quand il voulait développer une idée, il n’avait pas recours à des arguments, quoiqu’il fût un maître dans la discussion philosophique ; il illustrait son idée par une scène d’une forme si achevée qu’on l’eût dite empruntée à l’un de ses romans.
« Vous devez avoir acquis beaucoup d’expérience au cours de votre existence au milieu des Français, des Allemands, et des autres peuples — me dit-il un jour. N’avez-vous pas remarqué qu’il y a un abîme profond et insondable entre un certain nombre de leurs conceptions et nos ides russes sur les mêmes sujets — des points sur lesquels nous ne pouvons pas nous entendre ? »
Je répondis que je n’avais pas remarqué cela.
« Pourtant cela existe. En voici un exemple. Un soir, nous assistions à la première représentation d’une pièce nouvelle. J’étais dans une loge avec Flaubert, Daudet, Zola... (Je ne suis pas très sûr qu’il nomma Daudet et Zola, mais il cita certainement l’un des deux.) Ils avaient tous des opinions avancées. Le sujet de la pièce était ceci : Une femme s’était séparée de son mari ; elle s’était éprise d’un autre homme et était venue vivre avec lui. Cet homme était représentée dans la pièce comme une excellente personne. Il avaient été très heureux pendant des années. Les deux enfants de la femme, une fille et un garçon, étaient tous petits au moment de la séparation ; mais ils avaient grandi et durant tout ce temps ils avaient considéré le second mari, — l’amant, comme diraient les Français — comme leur véritable père. Le jeune fille était dans sa dix-huitième, le jeune homme dans sa dix-septième année. L’homme les traitait comme ses enfants, il les chérissait et en était aimé. La scène représentait donc la famille réunie pour le déjeuner. La jeune fille entre, s’approche de son père supposé, et lui se dispose à l’embrasser — quand le jeune homme, qui a appris je ne sais comment qu’il n’est pas leur père, se précipite vers lui et s’écrie : « N’osez pas ! »
« Cette exclamation souleva une tempête dans le public. Ce fut une explosion d’applaudissements frénétiques. Flaubert et les autres applaudissaient aussi. Moi, j’étais indigné. « Comment, dis-je, voilà une famille qui était heureuse, voilà un homme qui était pour ces enfants un père meilleur que leur vrai père... une mère qui l’aimait et était heureuse avec lui... Ce gamin, méchant et pervers, mériterait simplement une correction pour ce qu’il vient de dire. » Ce fut en vain. Après le théâtre, je discutai pendant des heures avec eux sur ce sujet, aucun d’eux ne put me comprendre ! »
Je partageais, naturellement d’une façon absolue la manière de voir de Tourguénev ; je lui fis cependant remarquer que ses mais appartenaient surtout à la classe moyenne et que là, la différence de nation à nation est en effet considérable. Mais mes connaissances à moi appartenaient exclusivement à la classe ouvrière et il y a une immense ressemblance entre les ouvriers, et, spécialement, entre les paysans de tous les pays.
Mais ce que je disais là n’était pas exact.
Quand j’eus fait plus ample connaissance avec les ouvriers français, je songeai souvent à la justesse de la remarque faite par Tourguénev. Il y a en effet un véritable abîme entre les idées qui règnent en Russie sur le mariage et celles qui existent en France, et cela parmi les ouvriers aussi bien que dans la classe moyenne. Sur un grand nombre d’autres questions il y a presque le même abîme entre le point de vue russe et celui des autres nations.
J’ai entendu dire quelque part après la mort de Tourguénev qu’il s’était proposé d’écrire un roman sur ce sujet. Si l’ouvrage a été commencé, la scène dont je viens de parler doit se trouver dans son manuscrit. Quel dommage qu’il n’ait pas écrit ce roman ! Lui, qui était foncièrement un occidental par sa manière de penser, aurait pu dire des choses très profondes sur un sujet qui devait l’avoir si profondément affecté personnellement durant toute sa vie.
De tous les romanciers de notre siècle, c’est Tourguénev, qui a certainement le plus haut degré de perfection artistique, et sa prose est pour les oreilles d’un Russe une véritable musique — une musique aussi profonde que celle de Beethoven. Ses principaux romans — la série des Dmitri Roudine, Une nichée de gentilhommes, A la veille, Pères et Fils, Fumée, et Terre Vierge, nous offrent les types les plus caractéristiques des classes cultivées de Russie, qui prirent un développement rapide et continu après 1848 ; tous sont dessinés avec une profondeur philosophique, une intelligence de la nature humaine et un art que l’on ne retrouve dans aucune littérature. Et pourtant Pères et Fils, que l’auteur considérait avec raison comme son œuvre la plus profonde, la jeunesse russe l’accueillit par de violentes protestations. Nos jeunes gens trouvaient que le nihiliste Bazarov n’était à aucun point de vue le représentant véritable de sa classe ; beaucoup le considéraient même comme une caricature du nihilisme. Ce malentendu affecta profondément Tourguénev, et, bien qu’il se fût réconcilié plus tard à Pétersbourg avec la jeune génération après la publication de Terre Vierge, la blessure que lui avait faite ces attaques, ne se cicatrisa jamais.
Il savait par Lavrov que j’étais un admirateur enthousiaste de ses écrits ; et un jour que nous revenions en voiture de visiter l’atÉlier du sculpteur Antokolsky, il me demanda ce que je pensais de Bazarov. Je lui répondis franchement : « Bazarov est une admirable peinture du nihiliste, mais on sent que vous ne l’aimez pas autant que vous aimiez vos autres héros. » — « Au contraire, répliqua Tourguénev avec une fougue inattendue, je l’aimais, je l’aimais passionnément. En rentrant à la maison, je vous montrerai mon journal, dans lequel j’ai noté combien j’ai pleuré lorsque j’ai fait mourir Bazarov à la fin de mon roman. »
Tourguénev aimait certainement le côté intellectuel de Bazarov. Il s’identifiait tellement avec la philosophie nihiliste de son héros qu’il tenait un journal sous son nom, dans lequel il appréciait les événements courants en se plaçant au point de vue de Bazarov. Mais je crois qu’il l’admirait plus qu’il ne l’aimait. Dans une étincelante conférence sur Hamlet et Don Quichotte, il divisait les hommes importants pour l’histoire de l’humanité en deux classes, représentés par l’un et l’autre de ces deux caractères. « D’abord et avant toute chose l’analyse, puis l’égoïsme et, partant, aucune croyance — un égoïste ne peut croire à rien, pas même à soi-même. » Voilà comment il caractérisait Hamlet. « Il est par conséquent sceptique et n’accomplira jamais rien ; tandis que Don Quichotte, qui se bat contre des moulins, et prend un plat à barbe pour le casque magique de Mambrin (qui de nous n’a jamais commis pareille méprise ?), est un meneur des masses, parce que les masses suivent toujours ceux qui, insoucieux des sarcasmes de la majorité, ou même des persécutions, marchent droit devant eux, les yeux fixés sur le but, qu’ils sont peut-être seuls à voir. Ils luttent ; ils tombent ; mais ils se relèvent et finissent par l’atteindre — et ce n’est que justice. Cependant, quoique Hamlet soit un sceptique et qu’il ne croie pas au bien, il ne met pas le mal en doute. Il le hait. Il est l’ennemi du mal et des imposteurs ; son scepticisme n’est pas de l’indifférence, mais seulement négation et doute, et c’est cela qui finit par user sa volonté. »
Ces pensées de Tourguénev nous fournissent, je crois, la véritable clef pour comprendre ses rapports avec ses héros. Lui-même et plusieurs de ses meilleurs amis ressemblaient plus ou moins à ce type d’Hamlet. Il aimait Hamlet et admirait Don Quichotte. C’est ainsi qu’il admirait aussi Bazarov. Il représentait admirablement sa supériorité intellectuelle ; il comprenait le caractère tragique de son isolement ; mais il ne pouvait l’entourer de cet amour poétique et tendre qu’il prodiguait à ses héros, comme à un ami malade, quand ceux-ci ressemblaient au type d’Hamlet. Cela eût été déplacé.
— Avez-vous connu Mychkine ? me demanda-t-il un jour, en 1878. Pendant le procès de notre cercle, Mychkine s’était révélé, comme la personnalité la plus puissante du groupe. « Je voudrais connaître tout ce qui le concerne, continua-t-il. Voilà un homme ! et pas la moindre trace d’hamlétisme chez lui. » Et tout en disant cela on voyait qu’il méditait sur ce type nouveau dans le mouvement révolutionnaire russe, — type qui n’existait pas encore dans la phase décrite par Tourguénev dans « Terre Vierge », mais qui devait apparaître deux ans plus tard.
Je le vis pour la dernière fois à la fin de l’été de 1881. Il était très malade et tourmenté par la pensée qu’il était de son devoir d’écrire à Alexandre III, qui venait de monter sur le trône et qui hésitait sur la politique à suivre, pour lui conseiller de donner à la Russie une constitution et lui démontrer par de solides arguments la nécessité de cette mesure. Il me dit avec un regret marqué : « Je sens que je dois le faire, mais je sens aussi que je n’en serai pas capable. » En effet, il souffrait déjà d’atroces douleurs occasionnées par un cancer de la moelle épinière et il éprouvait la plus grande difficulté à se tenir assis et à parler pendant quelques instants. Il n’écrivit pas à ce moment-là et quelques semaines plus tard, sa lettre aurait été inutile. Alexandre III avait annoncé dans un manifeste son intention de rester le souverain absolu de la Russie.
Chapitre IV
En 1878, les affaires prenaient en Russie une tournure toute nouvelle. Le résultat de la guerre entreprise par la Russie contre la Turquie en 1877 avait provoqué un désappointement général. Avant la déclaration de la guerre, le pays avait montré un grand enthousiasme pour les populations slaves. Beaucoup de Russes croyaient que la guerre de libération entreprise dans les Balkans déterminerait en Russie même un mouvement progressif. Mais l’affranchissement des populations slaves n’avait été que partiellement accompli. Les épouvantables sacrifices faits par les Russes avaient été rendus inefficaces par les fautes du haut commandement militaire. Des centaines de mille hommes avaient trouvé la mort dans des batailles, qui n’étaient que des demi-victoires, et les concessions arrachées à la Turquie furent annulées au congrès de Berlin. On savait très bien aussi que les fonds de l’État avaient été détournés pendant la guerre presque sur une aussi vaste échelle que pendant la guerre de Crimée.
Ce fut au milieu du mécontentement général qui régnait en Russie à la fin de 1877, que cent quatre-vingt-treize personnes arrêtées depuis 1873-1875, pour avoir pris part à notre agitation, furent traduites en justice. Les accusés, défendus par un certain nombre d’avocats de talent, gagnèrent tout de suite les sympathies du public. Ils produisirent une impression très favorable sur la société de Pétersbourg ; et quand on apprit que la plupart d’entre eux avait fait trois pou quatre années de prison préventive, en attendant leurs jugements, et que pas moins de vingt et un avaient mis fin à leurs jours par le suicide ou étaient devenus fous, la sympathie qu’ils éveillaient s’accrut encore, même parmi leurs propres juges. Le tribunal prononça contre un petit nombre des peines très dures, tandis que les autres ne furent condamnées qu’à des peines relativement légères ; le tribunal déclarait que la détention préventive avait duré si longtemps et constituait par elle-même une punition si dure qu’il n’y avait pas lieu, en bonne justice, d’aggraver encore la peine des prévenus. On espérait même que l’empereur atténuerait encore les condamnations. Mais il arriva, à l’étonnement de tous, qu’il ne revisa les arrêts de justice que pour les aggraver. Ceux que la Cour avait acquittés furent exilés dans des régions reculées de Russie et en Sibérie, et on infligea de cinq à douze ans de travaux forcés à ceux que la Cour avait condamnés à de courtes peines d’emprisonnement. Ce fut l’œuvre du chef de la troisième section, du général Mésentsov.
A la même époque, le chef de la police de Pétersbourg, le général Trépov, remarquant, au cours d’une visite à la maison de détention, que l’un des prisonniers politiques, Bogoloubov, ne quittait pas son chapeau pour saluer le satrape omnipotent, se précipita sur lui et lui donna un coup, et comme le prisonnier avait essayé de le rendre, il donna l’ordre de le fouetter. Les autres prisonniers, apprenant la chose dans leurs cellules, exprimèrent hautement leur indignation et furent, à cause de cette protestation, affreusement mutilés par leurs gardiens et la police.
Les prisonniers politiques enduraient sans murmurer toutes les misères auxquelles on les condamnait en Sibérie et pendant les travaux forcés, mais ils étaient fermement décidés à ne pas tolérer un châtiment corporel. Une jeune fille, Véra Zasoulitch, qui ne connaissait même pas personnellement Bogoloubov, prit un revolver, alla chez le chef de la police et tira sur lui. Trépov fut seulement blessé. Alexandre II, qui vint visiter le blessé, se fit ouvrir la porte de la salle où l’on tenait Véra Zasoulitch arrêtée, et jeta un coup d’œil sur l’héroïque jeune fille. Elle dut faire impression sur lui, par l’extrême douceur de sa physionomie et la modestie de son maintien. Trépov avait tant d’ennemis à Pétersbourg qu’on réussit à porter l’affaire devant le jury de la cour d’assises. Là, Véra Zasoulitch déclara qu’elle n’avait recouru au revolver qu’après que tous les moyens employés pour porter l’affaire à la connaissance du public et obtenir réparation avaient été épuisés. Même le correspondant pétersbourgeois du Times de Londres, qu’on avait prié de raconter l’affaire dans son journal, n’en avait rien fait, pensant peut-être que le fait était invraisemblable. Alors, sans faire part à personne de ses intentions, elle était allé chez Trépov et avait tiré sur lui. Maintenant que l’affaire était devenue publique, elle était très heureuse de savoir que Trépov n’avait été que légèrement blessé. Le jury l’acquitta, et lorsque la police essaya de l’arrêter de nouveau, au moment où elle quittait le palais de justice, les jeunes gens de Pétersbourg, qui se tenaient aux alentours du palais, la sauvèrent des griffes des agents. Elle passa à l’étranger et bientôt elle fut des nôtres en Suisse.
Cette affaire fit sensation dans toute l’Europe. J’étais à Paris quand arriva la nouvelle de l’acquittement et mes affaires m’avaient appelé ce jour-là dans les bureaux de plusieurs journaux. Je trouvai les rédacteurs transportés d’enthousiasme, et écrivant des articles enflammés en l’honneur de cette jeune fille russe. La Revue des Deux Mondes, elle-même, déclarait, dans sa revue des événements de l’année 1878, que les deux personnes qui avaient le plus impressionné l’opinion publique en Europe pendant cette année étaient le prince Gortchakov au congrès de Berlin et Véra Zasoulitch. Son portrait parut coup sur coup dans plusieurs almanachs. Le dévouement de Véra Zasoulitch produisit une impression profonde sur les ouvriers de l’Europe occidentale. En Italie, un drame, Véra Zasoulitch, que l’on avait joué dans une des grandes villes, fut bientôt interdit, parce que le public des galeries applaudissait frénétiquement les nihilistes, lorsqu’ils apparaissaient sur la scène, et faillit assommer l’acteur qui jouait Trépov, en lui lançant toute sorte de projectiles.
Pendant cette même année 1878, quatre attentats furent commis à de courts intervalles contre des têtes couronnées, sans qu’il y eût le moindre complot. L’ouvrier Hœdel, et aprés lui le docteur Nobiling, tirèrent sur l’empereur d’Allemagne ; quelques semaines après avait lieu l’attentat d’un ouvrier espagnol, Oliva Moncasi, qui tira sur le roi d’Espagne ; et le cuisinier Passamante se précipita armé d’un couteau sur le roi d’Italie. Les gouvernements de l’Europe ne pouvaient pas croire que de pareils attentats, dirigés contre la vie de trois rois, fussent possibles sans qu’il y eût au fond de l’affaire quelque conspiration internationale, et ils aboutirent à cette conclusion que la fédération anarchiste du Jura était le centre de cette conspiration.
Plus de vingt ans se sont écoulés depuis et je puis affirmer de la façon la plus positive que cette supposition était absolument dénuée de tout fondement. Cependant les gouvernements européens tombèrent sur la Suisse, lui reprochant de donner asile aux révolutionnaires qui fomentaient de pareils complots. Paul Brousse, rédacteur de notre journal, l’Avant-Garde, fut arrêté et poursuivi. Les juges suisses, constatant qu’il n’y avait pas le plus léger motif d’impliquer Brousse ou la Fédération dans les attentats récemment commis, ne condamnèrent Brousse qu’à deux mois de prison pour ses articles ; mais le journal fut supprimé et toutes les imprimeries de la Suisse furent invitées par le gouvernement fédéral à n’imprimer ni ce journal, ni « aucune autre feuille similaire ». La Fédération jurassienne était ainsi réduite au silence.
De plus, les personnages politiques de la Suisse, qui voyaient d’un œil défavorable l’agitation faite dans le pays par les anarchistes, réussirent par leur influence privée à mettre les Suisses les plus actifs de la Fédération dans l’alternative de renoncer à la vie publique ou de mourir de faim. Brousse fut expulsé du territoire suisse. James Guillaume, qui pendant huit ans avait fait paraître en dépit de tous les obstacles le « bulletin » de la Fédération, et qui vivait surtout en donnant des leçons, ne put plus trouver de travail et fut obligé de quitter la Suisse et d’aller en France. Adhémar Schwitzguébel, boycotté comme horloger et chargé d’une nombreuse famille, dut finalement se retirer de la lutte. Spichiger, qui était dans les mêmes conditions, émigra. Il arriva donc que moi, un étranger, je dus entreprendre la publication d’un journal pour la fédération. J’hésitai, cela va sans dire, mais il n’y avait pas d’autre parti à prendre, et avec deux amis, Dumartheray et Herzig, je lançai à Genève, en février 1879, un nouveau journal bi-mensuel sous le titre, Le Révolté. Je dus me charger de le rédiger presque en entier. Nous n’avions que vingt-trois francs pour commencer le journal, mais nous nous mîmes tous à l’œuvre pour obtenir des abonnements et nous réussîmes à faire paraître le premier numéro. Il était modéré dans la forme, mais révolutionnaire par le fond, et je fis de mon mieux pour faire le journal dans un style de nature à rendre les questions historiques et économiques les plus compliquées compréhensibles à tout ouvrier intelligent. Autrefois, le tirage de nos journaux n’avait jamais pu dépasser six cents exemplaires. Nous tirâmes deux mille exemplaires du Révolté et ils furent épuisés au bout de peu de jours. C’était un succès, et le journal existe encore actuellement à Paris sous le titre de Temps Nouveaux.
Les journaux socialistes ont souvent une tendance à devenir de simples recueils de plaintes sur les conditions existantes. On y relate l’oppression des ouvriers qui travaillent dans les mines, dans les fabriques, dans les campagnes : on y dépeint sous de vives couleurs la misère et les souffrances des ouvriers pendant les grèves ; on insiste sur leur impuissance à lutter contre leurs patrons : et cette succession d’efforts inutiles et sans espoir, décrite dans chaque numéro, finit par exercer sur le lecteur l’influence la plus déprimante. Pour contrebalancer l’effet ainsi produit, le journaliste doit alors compter surtout sur la magie des mots, au moyen desquels il essaie de relever le courage de ses lecteurs et de leur inspirer confiance. J’estimais, au contraire, qu’un journal révolutionnaire doit s’appliquer, avant tout, à recueillir les symptômes qui de toutes parts présagent l’avènement d’une ère nouvelle, la germination de nouvelles formes de vie sociale, la révolte grandissante contre des institutions vieillies. Il faut rechercher ces symptômes, en découvrir le lien intime et les grouper de façon à montrer aux esprits hésitants l’appui invisible et souvent inconscient que rencontrent partout les idées de progrès, lorsqu’une renaissance intellectuelle se produit dans une société.
Faire sentir à l’ouvrier que son cœur bat avec le cœur de l’humanité dans le monde tout entier ; qu’il participe à sa révolte contre l’injustice séculaire, à ses tentatives, pour créer de nouvelles conditions sociales, — voilà quelle devrait être, à mon avis, la tâche principale d’un journal révolutionnaire. C’est l’espérance, et non le désespoir, qui fait le succès des révolutions.
Les historiens nous disent souvent que tel ou tel système philosophique a déterminé certains changements dans les idées des hommes, et, subséquemment, dans les institutions. Mais cela n’est pas de l’histoire. Les plus grands philosophes n’ont fait que saisir les signes avant-coureurs des changements qui se préparaient déjà, indiquer les liens intimes qui les rattachaient, et, à l’aide de l’induction et de l’intuition, — prédire ce qui arriverait. Ils constataient la révolution, dont ils voyaient déjà les germes ; mais ce n’est pas eux qui l’ont préparée. D’autre part, des sociologues ont dressé des plans de réorganisation sociale, en partant de quelques principes et en tirant les conséquences nécessaires, comme on déduit une conclusion géométrique de quelques axiomes ; mais ce n’était pas là non plus de la sociologie. Un véritable plan d’organisation sociale ne peut être édifié que si l’on s’attache à considérer les innombrables symptômes de la vie nouvelle, en séparant les faits accidentels de ceux qui sont organiques et essentiels, et si l’on s’appuie sur cette base des faits pour deviner le changement qui se prépare.
C’était là les idées avec lesquelles je m’efforçais de familiariser nos lecteurs, et j’usais pour cela des expressions les plus claires, pour habituer le plus modeste d’entre eux à juger par lui-même du but vers lequel tend la société et à corriger lui-même le penseur, si ce dernier aboutissait à de fausses conclusions. Quant à la critique de ce qui existe, je me contentais de mettre à nu les racines du mal, et de montrer qu’un fétichisme profondément enraciné et soigneusement entretenu à l’égard des antiques vestiges de phases déjà anciennes dans l’évolution de l’humanité, et une immense lâcheté de pensée et de volonté sont les principales sources de tous les maux.
Dumartheray et Herzig me soutinrent de tout leur pouvoir dans cette entreprise. Dumartheray était issu de l’une des plus pauvres familles de paysans de la Savoie. Son instruction n’était pas allée au delà des premiers rudiments de l’école primaire. I1 était cependant un des hommes les plus intelligents que j’aie jamais rencontrés. Ses jugements sur les événements courants et sur les hommes étaient si justes et marqués au coin d’un si rare bon sens qu’ils étaient souvent prophétiques. Il était aussi un des plus fins critiques de la nouvelle littérature socialiste et il ne se laissait jamais prendre au simple étalage de belles paroles ou de prétendue science.
Herzig était un jeune commis de Genève ; c’était un homme réservé et timide, qui rougissait comme une jeune fille quand il exprimait une pensée personnelle ; et qui, ayant accepté, après mon arrestation, la responsabilité de poursuivre la publication de notre journal, apprit, par la seule force de sa volonté, à écrire très bien. Boycotté par tous les patrons de Genève, il tomba avec sa famille dans une véritable misère ; il n’en continua pas moins à soutenir le journal, jusqu’au moment où celui-ci put être transféré à Paris.
Je pouvais me fier complètement au jugement de ces deux amis. Quand Herzig fronçait le sourcil et murmurait : « Oui, bien, cela peut aller, » je savais que cela n’irait pas. Et quand Dumartheray, qui se plaignait toujours du mauvais état de ses lunettes, lorsqu’il lui fallait lire un manuscrit mal écrit et qui préférait pour cette raison lire les épreuves de mes articles, interrompait sa lecture pour s’écrier : « Non, ça ne va pas ! » — je comprenais aussitôt que quelque chose ne marchait pas, et je cherchais à découvrir la pensée ou l’expression qui avait provoqué ce mouvement de désapprobation. Je savais qu’il était inutile de lui demander : « Qu’est-ce qui ne va pas ? » Il m’aurait répondu : « Eh ! ce n’est pas mon affaire ; c’est la vôtre. Ça ne va pas ; c’est tout ce que je vous dis. » Mais je sentais qu’il avait raison, et je m’asseyais simplement pour retoucher le passage, ou bien, prenant le composteur, je composais à la place un nouveau passage.
Je dois avouer que nous avions aussi de durs moments à passer avec notre journal. A peine en avions-nous publié cinq numéros que l’imprimeur nous prévint d’avoir à chercher une imprimerie. Pour les ouvriers et leurs publications, la liberté de la presse inscrite dans les constitutions est soumise à de nombreuses restrictions, en dehors des paragraphes de la loi. L’imprimeur n’avait rien à reprocher à notre journal — il lui plaisait même ; mais en Suisse, toutes les imprimeries dépendent du gouvernement, qui les emploie plus ou moins pour la publication des rapports de statistiques et autres travaux analogues ; et notre imprimeur avait été carrément informé que s’il continuait à imprimer notre feuille, il n’avait pas besoin de s’attendre à recevoir la moindre commande du gouvernement genevois. Je parcourus toute la Suisse française et je m’adressai à tous les imprimeurs, mais partout, même de la part de ceux qui n’avaient rien à objecter à la tendance de notre journal, je reçus la même réponse : « Nous ne pouvons pas vivre sans les commandes du gouvernement, et nous n’en aurions aucune si nous acceptions d’imprimer Le Révolté. »
Je retournai à Genève profondément découragé, mais Dumartheray n’en était que plus ardent et plus rempli d’espoir. — « C’est bien, disait-il. Nous allons nous acheter une imprimerie avec trois mois de crédit, et dans trois mois nous l’aurons payée. » « Mais nous n’avons pas d’argent, nous n’avons que quelques centaines de francs, » objectai-je. « De l’argent ? Quelle sottise ! Nous en aurons ! Commandons seulement les types tout de suite, et publions immédiatement notre prochain numéro — et l’argent viendra ! » Encore une fois il avait jugé juste. Lorsque notre premier numéro sortit des presses de notre propre Imprimerie Jurassienne, quand nous eûmes expliqué les difficultés où nous nous trouvions et que nous eûmes publié en outre deux ou trois petites brochures, — nous aidions tous à l’impression — l’argent vint, le plus souvent en monnaie de cuivre et d’argent, mais il vint. Toute ma vie, je n’ai cessé d’entendre les partis avancés se plaindre du manque d’argent, mais plus je vis et plus je me persuade que notre principale difficulté ne réside pas tant dans le besoin d’argent que dans l’absence d’hommes, marchant avec fermeté et constance dans le droit chemin vers un but déterminé et inspirant les autres. Pendant vingt et un ans, notre journal n’a cessé de vivre au jour le jour, et, dans presque chaque numéro, nous faisions des appels de fonds à la première page ; mais tant qu’il y a des hommes qui persévèrent et consacrent toute leur énergie à une oeuvre, comme Herzig et Dumartheray l’ont fait à Genève, et comme Grave l’a fait depuis seize ans à Paris, l’argent vient et les dépenses d’impression sont plus ou moins couvertes, principalement grâce aux sous des ouvriers. Pour un journal, comme pour toute autre entreprise, les hommes sont d’une importance infiniment plus grande que l’argent.
Nous établîmes notre imprimerie dans une étroite pièce, et notre compositeur fut un Petit-Russien qui se chargea de composer notre journal pour la modique somme de soixante francs par mois. Du moment qu’il avait de quoi faire un dîner frugal et de quoi aller entendre de temps en temps un opéra, il n’en demandait pas davantage. « Est-ce que vous allez aux bains, Jean ? » lui demandai-je un jour que je le rencontrai à Genéve dans la rue, portant sous son bras un paquet enveloppé de papier brun. « Non, je déménage, » me répondit-il de sa voix mélodieuse, avec son sourire habituel.
Malheureusement, il ne savait pas le français. J’écrivais mon manuscrit de ma plus belle écriture — songeant souvent avec regret au temps que j’avais perdu à l’école pendant les leçons de calligraphie de notre bon Ebert — mais Jean lisait un manuscrit français de la façon la plus fantastique et composait les mots les plus extraordinaires qui étaient de son invention ; cependant, comme il observait bien ses espaces et que la longueur de ses lignes n’avait pas besoin d’être modifiée en faisant les corrections, il suffisait de changer une douzaine de lettres par ligne et tout marchait très gentiment. Nous étions en excellents termes avec lui, et, sous sa direction, j’appris bientôt un peu la gravure au noir. Le journal était toujours prêt à temps, de sorte que nous pouvions apporter les épreuves à notre camarade suisse qui était l’éditeur responsable, et à qui nous soumettions scrupuleusement toutes les feuilles avant de les imprimer ; puis l’un de nous voiturait les formes à l’imprimerie. Notre Imprimerie Jurassienne fut bientôt très connue par ses publications, et, surtout par ses brochures, qui, sur les instances de Dumartheray, n’étaient jamais vendues plus d’un sou. Il fallut créer un style tout nouveau pour ces brochures. Je dois dire que j’eus souvent la faiblesse d’envier le sort de ces écrivains qui peuvent développer leurs idées pendant des pages et se servir de l’excuse bien connue de Talleyrand : « Je n’ai pas eu le temps d’être bref. »
Quand il me fallait condenser les résultats d’un travail de plusieurs mois, — par exemple sur l’origine des lois — dans une brochure à un sou, il me fallait encore travailler dur pour arriver à être assez bref. Par contre, nous avions la satisfaction de voir nos brochures à un sou et à dix centimes vendues par milliers, et reproduites en traductions dans tous les pays. Mes articles de fond ont été édités plus tard, pendant que j’étais en prison, par Élisée Reclus sous le titre de Paroles d’un Révolté.
La France était toujours notre principal objectif, mais Le Révolté était sévèrement prohibé en France, et les contrebandiers ont tant de bonnes choses à importer de Suisse en France qu’ils ne se souciaient pas de compromettre leur situation en s’occupant de nos journaux. Je me joignis une fois à eux et passai la frontière de France en leur compagnie ; je trouvai en eux des hommes courageux et sûrs, mais je ne pus les décider à se charger de passer notre journal en contrebande. Tout ce que nous pûmes faire fut de l’envoyer sous plis cachetés à une centaine de personnes en France. Nous ne réclamions rien pour le port, nous en remettant à la bonne volonté de nos souscripteurs pour nous couvrir de nos dépenses, — ce qu’ils faisaient toujours — mais il nous vint souvent à l’esprit que la police française laissait échapper là une belle occasion de ruiner Le Révolté, car elle n’aurait eu qu’à souscrire à une centaine d’exemplaires, sans envoyer de cotisations volontaires.
Pendant les premiers mois nous fûmes réduits à nos seules ressources ; mais peu à peu Élisée Reclus s’intéressa beaucoup à notre œuvre et finalement il se joignit à nous, et après mon arrestation, il donna à notre journal une impulsion plus énergique que jamais. Reclus m’avait invité à l’aider dans la préparation du volume de sa monumentale géographie, qui traite des possessions russes en Asie. Il connaissait lui-même le russe, mais il pensait qu’étant au courant de la géographie de la Sibérie, je pourrais lui être utile ; et comme la santé de ma femme était mauvaise et que le médecin lui avait conseillé de quitter immédiatement Genève à cause des vents froids qui y régnaient, nous nous rendîmes au commencement du printemps de 1880 à Clarens, où Élisée Reclus demeurait alors. Nous nous établîmes dans un petit village au-dessus de Clarens, dans une petite maison de paysans, d’où l’on découvrait les eaux bleues du lac et le sommet couvert de neige de la Dent du Midi à l’arrière-plan. Un petit ruisseau qui grossit comme un torrent puissant après les pluies, charriant d’énormes blocs de rochers dans son lit étroit, coulait sous nos fenêtres et sur le penchant de la colline située en face se dressait le vieux château de Châtelard, dont les propriétaires avaient levé, jusqu’au soulèvement des Burla papei (brûleurs de documents en 1799), des taxes féodales sur les serfs du voisinage à l’occasion des naissances, des mariages et des morts. C’est là, qu’aidé de ma femme, avec laquelle je discutais toujours chaque événement et chaque projet d’article avant de l’écrire, je produisis ce que j’ai écrit de meilleur pour le Révolté, notamment l’appel Aux Jeunes Gens, qui fut répandu à des centaines de mille exemplaires et traduit dans toutes les langues. C’est là en réalité que j’ai jeté le fondement de presque tout ce que j’ai écrit plus tard. Des relations avec des hommes instruits et qui partagent nos idées, c’est ce qui nous manque plus que toute autre chose à nous autres écrivains anarchistes, que la persécution disperse dans le monde entier. A Clarens j’avais ces relations dans la personne d’Élisée Reclus et de Lefrançais et j’étais en outre en contact permanent avec les ouvriers, car je continuais à visiter les sections suisses ; et quoique je fusse très occupé par mes travaux géographiques, je pouvais travailler plus que jamais à la propagande anarchiste.
Chapitre V
En Russie, la lutte pour la liberté revêtait un caractère de plus en plus aigu. Plusieurs procès politiques avaient été jugés par les tribunaux : le procès des « cent quatre-vingt-treize », celui des « cinquante », celui du « Cercle Dolgouchine », etc., et tous avaient donné lieu aux mêmes constatations.
La jeunesse était allée prêcher le socialisme aux paysans et aux ouvriers ; des brochures socialistes, imprimées à l’étranger, avaient été distribuées ; il y avait eu des appels assez vagues à la révolte contre les conditions économiques oppressives. Bref, on n’avait pas fait autre chose que ce que font les agitateurs socialistes dans tous les autres pays du monde. La police n’avait pas trouvé la moindre trace de conspiration contre le tsar, pas les moindres préparatifs en vue d’une action révolutionnaire ; et en effet il n’y avait rien de tout cela. La grande majorité de nos jeunes gens était alors hostile à une action de ce genre. Et en considérant maintenant le mouvement de 1870 à 1878, je puis même dire, sans craindre de me tromper, que la plupart de ces jeunes gens auraient été satisfaits, s’il leur avait été simplement permis de vivre au milieu des paysans et des ouvriers de fabrique, de les instruire, de travailler avec eux, soit individuellement, soit comme membres du gouvernement provincial, en exerçant une des innombrables fonctions, dans lesquelles un homme ou une femme instruit et sérieux peut se rendre utile aux masses populaires. Je connais ces hommes et j’en parle en parfaite connaissance de cause.
Cependant les condamnations furent impitoyables — stupidement barbares, parce que le mouvement qui était issu de l’état même des choses en Russie, avait des racines trop profondes pour pouvoir être enrayé par la simple violence. Cinq, dix et même douze ans de travaux forcés dans les mines, suivis du bannissement à vie en Sibérie, constituaient une peine ordinaire. Il y eut des cas comme celui de cette jeune fille qui fit neuf ans de travaux forcés et fut ensuite exilée en Sibérie pour le reste de sa vie, et dont le seul crime était d’avoir remis une brochure socialiste à un ouvrier.
Une autre jeune fille de quatorze ans, mademoiselle Goukovskaïa, fut exilée à perpétuité dans un village reculé de la Sibérie, pour avoir essayé, comme la Claire de Gœthe, d’exciter une foule indifférente à délivrer Kovalsky et ses amis, au moment où ils allaient être pendus — acte d’autant plus naturel en Russie, même au point de vue de l’autorité, que la peine capitale n’existe pas dans notre législation pour les crimes de droit commun, et que l’application de la peine de mort pour des crimes politiques était alors un fait nouveau, un retour à des traditions presque tombées dans l’oubli.
Reléguée dans le désert, cette jeune fille ne tarda pas à se noyer dans l’Iénisséi. Ceux mêmes qui étaient acquittés par les tribunaux étaient bannis par les gendarmes dans de petits hameaux de la Sibérie ou du nord-est de la Russie, où ils étaient condamnés à végéter avec les sept ou huit francs que leur allouait par mois le gouvernement. Il n’y a aucune industrie dans ces hameaux et il était strictement interdit aux exilés de donner des leçons.
Pour exaspérer encore davantage la jeunesse russe, on n’envoyait pas leurs amis condamnés directement en Sibérie. On les enfermait pendant quelques années dans des prisons centrales, qui leur faisaient envier le sort des criminels condamnés à travailler dans les mines de Sibérie. Ces prisons étaient en effet épouvantables. Dans l’une d’elles — un foyer de fièvre typhoïde, comme le disait dans son sermon l’aumônier particulier de cette geôle, — la mortalité atteignit 20 pour 100 en douze mois. Dans les prisons centrales, dans les bagnes de la Sibérie, dans les forteresses, les prisonniers se voyaient obligés de faire leurs terribles « grèves de la faim », c’est-à-dire, de refuser toute nourriture pendant une semaine ou plus, pour se soustraire aux mauvais traitements de la part de leurs gardiens, ou pour obtenir quelque amélioration de leur situation, qui leur permît d’échapper à la folie, comme l’autorisation de se livrer à quelque travail ou de lire dans leurs cellules. L’horrible spectacle qu’offraient ces hommes ou ces femmes, quand ils avaient refusé toute nourriture pendant sept ou huit jours de suite et qu’ils gisaient sur le sol immobiles et l’esprit égaré, ne semblait pas émouvoir les gendarmes. A Kharkov les prisonniers mourants étaient liés avec des cordes et gavés de force.
Le bruit de ces horreurs transpirait hors des prisons, franchissait les immenses régions de la Sibérie, et se répandait de tous côtés parmi la jeunesse. Il y eut un temps où il ne se passait pas une semaine sans qu’on découvrît quelque nouvelle infamie de ce genre, ou pire encore.
Une véritable exaspération s’empara alors de nos jeunes gens. « Dans d’autres pays, disaient-ils, on a le courage de résister. Un Anglais, un Français ne toléreraient pas de pareils outrages. Comment pouvons-nous les endurer ? Résistons, les armes à la main, aux visites domiciliaires faites la nuit par les gendarmes. Montrons-leur que nous sommes résolus à nous défendre jusqu’à la mort, puisqu’une arrestation aboutit à une mort lente et obscure entre leurs mains. »
A Odessa, Kovalsky et ses amis reçurent à coups de revolver les gendarmes qui venaient les arrêter pendant la nuit.
Alexandre II répondit à cette nouvelle phase du mouvement, proclamant l’état de siège. La Russie fut divisée en un certain nombre de districts, et chacun d’eux fut placé sous le commandement d’un gouverneur général, qui reçut l’ordre de faire pendre impitoyablement les révolutionnaires. Kovalsky et ses amis — qui, soit dit en passant, n’avaient tué personne avec leurs revolvers, — furent exécutés. La pendaison devint à l’ordre du jour. Trente-trois personnes furent pendues en deux ans, y compris un jeune homme de dix-neuf ans, qui avait été pris en train d’afficher une proclamation révolutionnaire dans une gare ; c’était la seule charge qu’il y eût contre lui. Ce n’était qu’un enfant, mais il mourut en homme.
Alors le mot d’ordre des révolutionnaires devint « défense personnelle » : défense personnelle contre les espions qui s’introduisaient dans les cercles sous le masque de l’amitié et en dénonçaient les membres à droite et à gauche, simplement parce qu’ils n’étaient pas payés quand ils ne dénonçaient pas un nombre de personnes suffisant ; défense personnelle contre ceux qui maltraitaient les prisonniers et contre les chefs omnipotents de la police.
Trois fonctionnaires de marque et deux ou trois espions subalternes furent frappés pendant cette nouvelle phase de la lutte. Le général Mézentsov, qui avait poussé le tsar à doubler les condamnations après le procès des cent quatre-vingt-treize, fut tué en plein jour à Pétersbourg ; un colonel de gendarmerie, coupable de quelque chose de pire encore, eut le même sort à Kiev ; et le gouverneur général de Kharkov — mon cousin, Dmitri Kropotkine, fut tué d’un coup de feu en rentrant du théâtre chez lui. La prison centrale, où les prisonniers, qui voulaient se laisser mourir de faim, avaient été gavés de force, était sous ses ordres. Au fond, ce n’était pas un mauvais homme — je sais que ses sentiments personnels étaient jusqu’à un certain point favorables aux prisonniers politiques ; mais il était faible et courtisan, et il craignait d’intervenir. Un mot de lui aurait mis un terme aux mauvais traitements infligés aux prisonniers. Alexandre II avait tant d’affection pour lui et sa situation à la Cour était si solide, que son intervention aurait très probablement été approuvée. « Je vous remercie, vous avez agi conformément à mes désirs, » lui avait dit Alexandre II deux ans auparavant, quand il était venu à Pétersbourg pour informer le tsar qu’il avait observé une attitude pacifique dans l’insurrection de la plus pauvre population de Kharkov et qu’il avait traité les insurgés avec beaucoup d’indulgence. Mais cette fois il donna raison aux geôliers, et les jeunes gens de Kharkov furent si exaspérés du traitement infligé à leurs amis que l’un d’eux tira sur lui et le tua.
Cependant, la personne du tsar restait encore en dehors de la lutte et jusqu’en 1879 il n’y eut aucun attentat contre sa vie. La personne du Libérateur des serfs était entourée d’une auréole qui le protégeait infiniment mieux que la multitude des agents de police. Si Alexandre II avait montré dans ces circonstances le moindre désir d’améliorer la situation politique en Russie ; s’il avait seulement fait appel à un ou deux de ces hommes qui avaient travaillé avec lui à élaborer les réformes et qu’il les eût chargés de faire une enquête sur la situation du pays, ou tout au moins des paysans ; s’il avait témoigné la moindre intention de restreindre les pouvoirs de la police secrète, ses tentatives auraient été saluées par des acclamations enthousiastes. Un mot de lui en aurait fait de nouveau « le Libérateur » , et la jeunesse aurait répété une fois de plus les paroles de Herzen : « Tu as vaincu, Galiléen. » Mais, de même que le despote s’était éveillé en lui pendant l’insurrection de Pologne et qu’inspiré par Katkov, il avait eu recours à la pendaison, de même, maintenant, suivant les conseils de ce même Katkov, véritable génie du mal, il n’avait pas trouvé autre chose à faire que de nommer des gouverneurs militaires extraordinaires — pour pendre.
Alors, mais alors seulement, une poignée de révolutionnaires — le Comité Exécutif — soutenu, je dois le dire, par le mécontentement croissant des classes cultivées et même de quelques personnages de l’entourage immédiat du tsar, déclara à l’absolutisme cette guerre, qui, après plusieurs tentatives, aboutit en 1881 à la mort d’Alexandre II.
Il y avait deux hommes, je l’ai déjà dit, dans Alexandre II, et maintenant le conflit entre ces deux côtés de sa nature, conflit qui n’avait fait que s’accentuer pendant toute sa vie, prenait un caractère véritablement tragique. Quand il fut assailli par Soloviov, qui tira sur lui et le manqua de son premier coup, il eut la présence d’esprit de courir vers la porte la plus proche, non en droite ligne, mais en zigzags, pendant que Soloviov continuait de faire feu ; il échappa ainsi à la mort et s’en tira avec une éraflure à son manteau. Le jour de sa mort, il donna une nouvelle preuve de son incontestable courage. En face d’un danger réel, il était courageux ; mais il ne cessa de trembler devant les fantômes enfantés par son imagination.
Un jour il tira sur un aide de camp, parce que celui-ci avait fait un brusque mouvement et qu’Alexandre avait cru qu’il voulait attenter à sa vie. C’est seulement parce qu’il craignait d’être assassiné, qu’il abandonnait entièrement le pouvoir impérial aux mains de ces gens qui se souciaient si peu de lui et ne tenaient qu’à leurs fonctions lucratives.
Il avait certainement gardé de l’attachement pour la mère de ses enfants, quoiqu’il eût déjà alors des relations avec la princesse Dolgorouki, qu’il épousa immédiatement après la mort de l’impératrice. « Ne me parlez pas de l’impératrice, cela me fait trop souffrir, » disait-il souvent à Loris Melikov. Et pourtant il délaissait complètement l’impératrice Marie, qui l’avait soutenu fidèlement tant qu’il avait été le Libérateur. Il la laissa mourir lentement dans le palais, abandonnée de tous, assistée seulement de deux dames de la cour qui lui étaient entièrement dévouées, tandis qu’il demeurait lui-même dans un autre palais, et se contentait de lui faire de brèves visites officielles.
Un médecin russe bien connu, mort depuis, racontait à ses amis que lui, un étranger, était indigné de voir avec quelle négligence l’impératrice avait été traitée pendant sa dernière maladie, — abandonnée, naturellement, par les dames de la cour, qui réservaient toutes leurs attentions pour la princesse Dolgorouki.
Lorsque le comité exécutif conçut la tentative hardie de faire sauter le Palais d’Hiver lui-même, Alexandre II fit une chose sans précédent. Il créa une sorte de dictature, et investit Loris Mélikov de pouvoirs illimités. Ce général était un Arménien, à qui Alexandre II avait déjà donné autrefois un semblable pouvoir dictatorial, quand la peste bubonique éclata dans les provinces de la basse Volga et que l’Allemagne menaça la Russie de mobiliser ses troupes et de la mettre en quarantaine, si le fléau n’était pas enrayé. Maintenant, voyant qu’il ne pouvait se fier à la vigilance même de la police du Palais, Alexandre II donna un pouvoir dictatorial à Mélikov ; et comme Mélikov avait la réputation d’être libéral, on interpréta cet acte comme un indice qu’une Assemblée Nationale ne tarderait pas à être convoquée. Mais comme aucun attentat ne s’était produit contre la vie du tsar immédiatement après l’explosion du Palais d’Hiver, le souverain reprit confiance et quelques mois après, Mélikov devenait, de dictateur, simple ministre de l’Intérieur, avant d’avoir pu faire la moindre chose.
Les brusques attaques de mélancolie, dont j’ai déjà parlé, et durant lesquelles Alexandre II se reprochait à lui-même d’avoir donné à son règne un caractère réactionnaire, prirent alors la forme de violentes crises de larmes. Il restait assis et pleurait pendant des heures, remplissant Mélikov de désespoir. Il demandait alors à son ministre : « Quand votre projet de réforme constitutionnel sera-t-il prêt ? » Mais quand Mélikov venait lui dire deux jours après que son projet était prêt, l’empereur semblait avoir tout oublié ! « Vous ai-je parlé de cela ? demandait-il. A quoi bon ? Il vaut mieux laisser ce soin à mon successeur. Ce sera son don de joyeux avènement à la Russie. »
Lorsque le bruit d’un nouveau complot parvenait à ses oreilles, il était prêt à entreprendre quelque chose, pour donner satisfaction au Comité Exécutif ; mais quand tout semblait être calme dans le camp révolutionnaire, il prêtait de nouveau l’oreille aux conseils des réactionnaires et laissait les choses aller leur train. Mélikov s’attendait tous les jours à être renvoyé.
En février 1881, Mélikov informa l’Empereur qu’un nouveau complot avait été ourdi par le Comité Exécutif, mais qu’il n’avait rien pu savoir de précis sur le plan adopté, en dépit des nombreuses recherches qu’il avait faites.
Alexandre II décida alors qu’une sorte d’assemblée consultative, composée de délégués des provinces, serait convoquée. Toujours hanté par la pensée qu’il partagerait le sort de Louis XVI, il conçut cette assemblée comme une sorte d’Assemblée des Notables, analogue à celle qui fut convoquée par Louis XVI avant l’Assemblée Nationale de 1789. Le projet devait être préalablement soumis au Conseil d’État, mais alors le tsar hésita de nouveau. Ce fut seulement le matin du 1er/13 mars 1881, après un nouvel avertissement de Loris Mélikov, qu’il ordonna de présenter le projet au Conseil d’État le jeudi suivant.
On était au dimanche, et Mélikov le pria de ne pas sortir pour assister à la parade ce jour-là ; sa vie était menacée par un danger imminent. Il alla quand même. Il voulait aller voir la grande-duchesse Catherine (fille de sa tante, Hélène Pavlovna, qui avait été un des chefs du parti des réformes en 1861) et lui apporter la bonne nouvelle, peut-être comme un sacrifice expiatoire à la mémoire de l’impératrice Marie. On raconte qu’il lui dit en français : « Je me suis décidé à convoquer une Assemblée des Notables. » Cependant cette demi-mesure tardive n’avait pas été rendue publique et il fut tué en rentrant au Palais d’Hiver.
On sait comment l’attentat eut lieu. Une bombe fut lancée sous sa voiture blindée, pour l’arrêter. Quelques Circassiens de l’escorte furent blessés. Ryssakov, qui avait lancé la bombe, fut arrêté sur-le-champ. Alors, malgré les conseils pressants du cocher qui le priait de rester, en disant qu’il pourrait le ramener encore au palais dans la voiture légèrement endommagée, le tsar voulut absolument descendre. Il sentait que sa dignité militaire exigeait qu’il s’informât des Circassiens blessés et qu’il leur apportât quelque consolation. C’est ainsi qu’il avait agi envers les blessés pendant la guerre contre la Turquie, quand on donna, le jour de sa fête, cet assaut insensé contre Plevna, qui devait finir par un terrible désastre. Il s’approcha de Ryssakov et lui demanda quelque chose, et comme il passait tout près d’un autre jeune homme, nommé Grinevetsky, qui se tenait là avec une bombe, celui-ci jeta sa bombe entre lui et le tsar, pour se tuer avec lui. Tous deux furent affreusement blessés, et ne survécurent que quelques heures.
Alexandre II resta là, étendu sur la neige, abandonné de toute son escorte. Tout le monde avait disparu. Ce furent quelques cadets revenant de la parade qui relevèrent le tsar mourant et déposèrent sur un traîneau son corps encore palpitant, qu’ils couvrirent d’un manteau de cadet. Et ce fut un des terroristes, Emélianov, qui, avec une bombe enveloppée de papier sous le bras, se précipita avec les cadets pour les aider à relever le blessé, au risque d’être arrêté sur-le-champ et pendu. La nature humaine est pleine de ces contrastes.
Ainsi finit la tragédie de la vie d’Alexandre II. On n’a pas compris qu’un tsar qui avait tant fait pour la Russie ait pu mourir de la main des révolutionnaires. Pour moi, qui fus le témoin des premières tendances réactionnaires d’Alexandre II, tendances qui n’avaient fait que s’accentuer graduellement ; pour moi, qui avais pénétré la dualité de sa nature et reconnu en lui l’autocrate né, dont la violence n’était que partiellement atténuée par l’éducation, — l’homme plein de bravoure militaire, mais dépourvu du courage de l’homme politique, ayant de fortes passions, mais une volonté faible, — il me semblait que cette tragédie s’était déroulée avec l’inévitable fatalité d’un drame de Shakespeare. Le dernier acte du drame était déjà écrit pour moi, le jour où je l’entendis nous adresser son allocution, à l’occasion de notre promotion au grade d’officiers, le 13 juin 1862, immédiatement après qu’il eut ordonné les premières exécutions sanglantes en Pologne.
Une terreur folle s’empara de la cour de Pétersbourg. Alexandre III, qui en dépit de sa texture colossale et de sa force n’était pas très courageux, refusa de s’installer au Palais d’Hiver et se retira à Gatchina dans le palais de son grand-père, Paul Ier. Je connais cette vieille forteresse à la Vauban, entourée de fossés et protégée par des donjons, du sommet desquels des escaliers secrets mènent au cabinet de travail de l’empereur. J’ai vu dans ce cabinet les trappes à travers lesquelles on peut tout à coup précipiter un ennemi sur les rochers à pic, dans l’eau qui se trouve au pied du mur, et l’escalier secret qui conduit aux cachots, ainsi qu’à un passage souterrain ouvrant sur un lac. Tous les palais de Paul Ier avaient été construits sur un plan analogue. Pendant ce temps, une galerie souterraine, munie d’avertisseurs électriques automatiques, destinés à empêcher les révolutionnaires de pratiquer des travaux de mines, était creusée tout autour du palais Anitchkov, dans lequel résidait Alexandre III quand il était héritier présomptif.
On fonda une Ligue secrète pour la protection du tsar. Des officiers de tous grades reçurent triple traitement pour y entrer et se charger d’un service d’espionnage volontaire dans toutes les classes de la société. Des scènes amusantes se produisaient, cela va sans dire. Deux officiers, ignorant qu’ils appartenaient tous les deux à la Ligue, cherchaient à s’entraîner réciproquement dans une conversation compromettante, au cours d’un voyage en chemin de fer, et ils voulaient ensuite s’arrêter l’un l’autre ; mais au dernier moment ils s’apercevaient à leur grand regret qu’ils avaient perdu leur temps. Cette Ligue existe encore sous une forme plus officielle, sous le nom d’Okhrana (Protection) et de temps en temps elle effraie le tsar actuel par la menace de dangers imaginaires, sous prétexte d’assurer son existence.
Une organisation encore plus secrète, la Sainte Ligue, fut formée à la même époque sous la direction de Vladimir, frère du tsar, dans le but de combattre les révolutionnaires par tous les moyens. L’un de ces moyens était de tuer ceux des réfugiés que l’on supposait avoir été les chefs des dernières conspirations. J’étais de ce nombre. Le grand-duc reprocha violemment aux officiers de la Ligue leur lâcheté, exprimant le regret qu’il n’y eût personne parmi eux qui voulût se charger de tuer ces réfugiés ; et un officier, qui avait été page de chambre à l’époque où j’étais au corps des pages, fut chargé par la Ligue de mettre ce projet à exécution.
La vérité est que les réfugiés établis à l’étranger n’étaient mêlés en rien à ce que faisait ce Comité Exécutif. Prétendre diriger de Suisse des conspirations, alors que ceux qui étaient à Pétersbourg agissaient sous une perpétuelle menace de mort, aurait été pire qu’une absurdité ; et comme Stepniak et moi avions écrit à plusieurs reprises, pas un de nous n’aurait accepté la tâche douteuse de diriger les autres sans être sur la brèche. Mais il entrait naturellement dans les plans de la police pétersbourgeoise de prétendre qu’elle était impuissante à protéger la vie du tsar, parce que tous les complots étaient ourdis à l’étranger, et ses espions, — je le sais très bien, — la pourvoyaient de tous les rapports désirés.
Skobelev, le héros de la guerre turque, fut aussi invité à entrer dans la Ligue, mais il refusa carrément. On sait par les papiers posthumes de Loris Mélikov, dont une partie a été publiée à Londres par un de ses amis, que lorsque Alexandre III monta sur le trône et qu’il hésitait à convoquer l’Assemblée des Notables, Skobelev offrit à Loris Mélikov et au comte Ignatiev (le Pacha Menteur, comme l’appelaient en plaisantant les ambassadeurs à Constantinople) d’arrêter le tsar et de l’obliger à signer un manifeste constitutionnel. Mais on prétend qu’Ignatiev dénonça le plan au tsar et qu’il obtint ainsi sa nomination de premier ministre. C’est en cette qualité que, sur les conseils de M. Andrieux, l’ex-préfet de police de Paris, il eut recours à divers stratagèmes pour paralyser l’action des révolutionnaires.
Si les libéraux Russes avaient montré alors un certain courage et avaient disposé d’une organisation suffisamment puissante, une Assemblée Nationale aurait été convoquée. Il ressort des mêmes papiers posthumes de Loris Mélikov, qu’Alexandre III fut disposé pendant quelques semaines à convoquer une Assemblée Nationale. Il s’était décidé à le faire et l’avait annoncé à son frère. Le vieux Guillaume Ier le fortifiait dans cette intention.
Ce fut seulement quand il vit que les libéraux ne bougeaient pas, tandis que le parti de Katkov travaillait activement en sens contraire — M. Andrieux lui conseillant aussi d’anéantir les nihilistes et lui indiquant les moyens de le faire (la lettre de l’ex-préfet a été publiée dans les papiers en question) — ce fut seulement alors qu’Alexandre III se décida finalement à déclarer qu’il continuerait à gouverner l’empire en monarque absolu.
Quelques mois après la mort d’Alexandre II, je fus expulsé de Suisse par ordre du Conseil fédéral. Je n’en pris pas ombrage. Attaqué par les gouvernements monarchiques au sujet de l’asile offert par la Suisse aux réfugiés politiques, menacé par la presse officielle russe de voir expulser toutes les bonnes d’enfants et les domestiques suisses, qui sont nombreux en Russie, le gouvernement suisse donnait, en me bannissant, une sorte de satisfaction à la police russe. Mais je regrettai beaucoup cette mesure pour la Suisse elle-même. Car c’était là sanctionner la théorie « des conspirations fomentées en Suisse » et faire l’aveu d’une faiblesse, dont les gouvernements tirèrent aussitôt profit. Deux ans après, quand Jules Ferry proposa à l’Italie et à l’Allemagne le partage de la Suisse, il dut se servir de cet argument, que le gouvernement suisse lui-même avait reconnu que la Suisse était un foyer de conspirations internationales. Cette première concession amena des réclamations de plus en plus arrogantes et elle a certainement beaucoup plus compromis l’indépendance de la Suisse que si le Conseil fédéral avait résisté avec dignité aux exigences du gouvernement russe.
Le décret d’expulsion me fut remis aussitôt après mon retour de Londres, où j’avais assisté à un congrès anarchiste en juillet 1881. Après le congrès, j’étais resté pendant quelques semaines en Angleterre, et j’écrivais pour la Newcastle Chronicle mes premiers articles sur la situation en Russie, considérée à notre point de vue. La presse anglaise, à cette époque, était un écho des opinions de madame Novikov — c’est-à-dire de Katkov et de la police russe — et je fus très heureux quand Mr. Joseph Cowen consentit à me donner l’hospitalité de son journal pour y développer notre point de vue.
J’étais justement allé rejoindre ma femme, qui faisait un séjour dans les montagnes non loin de la maison d’Élisée Reclus, quand je fus invité à quitter la Suisse. Nous envoyâmes notre petit bagage à la prochaine gare et nous allâmes à pied à Aigle, jouissant pour la dernière fois de la vue des montagnes que nous aimions tant. Nous franchissions les collines en prenant le plus court chemin, tout en riant beaucoup quand nous nous apercevions que les chemins de traverse nous obligeaient à faire de longs circuits. Lorsque nous eûmes atteint le fond de la vallée, nous suivîmes la route poussiéreuse. L’incident comique, qui survient toujours en pareil cas, fut provoqué par une dame anglaise. Une dame richement vêtue, renversée sur les coussins d’une calèche de louage à côté d’un monsieur, jeta en passant quelques brochures aux deux piétons pauvrement habillés. Je ramassai les brochures dans la poussière. C’était évidemment une de ces dames qui se croient chrétiennes et considèrent de leur devoir de distribuer des brochures religieuses aux « étrangers impies. » Pensant que nous retrouverions sûrement la dame à la gare, j’écrivis sur l’une des brochures les versets bien connus de la Bible, où il est question du riche et du royaume de Dieu, et autres citations analogues, appropriées à la circonstance, sur les pharisiens, qui sont les pires ennemis du christianisme. Quand nous arrivâmes à Aigle, la dame était en train de prendre des rafraîchissements dans sa voiture. Évidemment elle préférait continuer ainsi son voyage le long de la délicieuse vallée, plutôt que s’enfermer dans un étroit compartiment de chemin de fer. Je lui rendis poliment ses brochures, en disant que j’y avais ajouté quelque chose qu’elle trouverait utile pour sa propre instruction. La dame ne savait si elle devait se jeter sur moi ou accepter la leçon avec une résignation chrétienne. Ses yeux exprimaient alternativement ces deux sentiments.
Ma femme était sur le point de passer son examen de bachelier ès-sciences à l’université de Genève, c’est pourquoi nous nous fixâmes à Thonon, petite ville française, située en Savoie sur les rives de Léman et nous y restâmes deux mois environ.
Quant à la sentence de mort prononcée contre moi par la Sainte-Ligue, j’en fus averti par un très haut personnage de Russie. J’appris même le nom de la dame envoyée de Pétersbourg à Genève pour y être le chef de la conspiration. Je fis simplement part du fait au correspondant genevois du Times en le priant de publier l’affaire si quelque chose venait à se passer, et j’écrivis une courte note à cet effet dans le Révolté. Après cela je ne me tracassai plus à ce sujet. Mais ma femme ne prit pas la chose si légèrement, et une bonne paysanne, madame Sansaux, qui nous donnait pension et logement à Thonon, et qui avait appris le complot par une autre voie (par une sœur qui était nourrice dans une famille d’un agent russe), prit soin de moi de la manière la plus touchante.
Sa maison était située en dehors de la ville, et chaque fois que j’allais le soir à Thonon elle trouvait toujours un prétexte pour me faire accompagner par son mari avec une lanterne. « Attendez donc un instant, monsieur Kropotkine, me disait-elle ; mon mari y va aussi pour faire ses achats, et vous savez qu’il porte toujours une lanterne. » Ou bien elle chargeait son frère de me suivre à distance, sans que je m’en aperçusse.
Chapitre VI
Au mois d’octobre ou de novembre 1881, dès que ma femme eut passé son examen, nous partîmes de Thonon pour Londres, où nous restâmes près de douze mois. Peu d’années nous séparent de ce temps et pourtant je puis dire que la vie intellectuelle de Londres et de toute l’Angleterre était alors toute différente de ce qu’elle devint un peu plus tard. On sait que de 1840 à 1850 l’Angleterre était presque à la tête du mouvement socialiste en Europe ; mais durant les années de réaction qui suivirent, ce grand mouvement, qui avait affecté si profondément les classes ouvrières, et proclamé déjà tout ce qui est actuellement connu sous le nom de socialisme scientifique et d’anarchie, subit un arrêt soudain. Il fut oublié en Angleterre aussi bien que sur le continent, et ce que les écrivains français décrivent comme « le troisième réveil du prolétariat » n’avait pas encore commencé dans la Grande-Bretagne. Les travaux de la commission agricole de 1871, la propagande faite parmi les ouvriers des champs, et les efforts antérieurs des socialistes chrétiens avaient certainement contribué à préparer les voies ; mais l’explosion de sentiments socialistes, qui suivit en Angleterre la publication de Progrès et Pauvreté d’Henry George, ne s’était pas encore produite à cette époque (1881).
L’année que je passai alors à Londres fut une véritable année d’exil. Pour un homme qui professait des opinions socialistes avancées, il n’y avait pas d’atmosphère, de milieu. Il ne se manifestait pas alors le moindre signe de ce mouvement socialiste, plein d’animation, que je trouvai quand je revins en 1886. Burns, Champion, Hardie et les autres leaders du parti ouvrier n’avaient pas encore fait apparition ; les Fabiens n’existaient pas ; Morris n’avait pas encore fait sa profession de foi socialiste, et les trade-unions, limitées à Londres à quelques associations ouvrières privilégiées, étaient hostiles au socialisme. Les seuls représentants actifs et francs du mouvement socialiste étaient Mr. et Mrs. Hyndman, qui groupaient un très petit nombre de socialistes autour d’eux. Ils avaient tenu à l’automne de 1881 un petit congrès et nous disions en plaisantant — mais l’expression était presque exacte — que Mrs. Hyndnan avait reçu tout le congrès dans sa maison. Quant au mouvement radical, plus ou moins socialiste, qui se produisait certainement dans les opinions, il ne s’affirmait pas encore franchement. On ne constatait à ce moment aucune trace de cette phalange considérable d’hommes et de femmes instruits qui devaient entrer en scène quatre ans plus tard, et qui, sans faire profession de socialisme, prirent part aux divers mouvements en faveur du bien-être et de l’éducation des masses, et firent éclore plus tard, dans presque toutes les villes d’Angleterre et d’Ecosse, un nouvel esprit de réforme. Cette société nouvelle de réformateurs n’existait pas en 1882. C’est-à-dire, les individus existaient bien ; ils pensaient et parlaient ; tous les éléments nécessaires à un vaste mouvement étaient là ; mais comme ils ne trouvaient pas de ces centres d’attraction, qui furent formés plus tard par les groupes socialistes, ils restaient perdus dans la foule ; ils ne se connaissaient pas les uns les autres, et ils n’avaient pas même conscience d’eux-mêmes.
Tchaïkovsky était alors à Londres, et, comme autrefois, nous nous mîmes à faire de la propagande parmi les ouvriers. Aidés de quelques ouvriers anglais, dont nous avions fait connaissance au congrès de 1881, ou que les poursuites exercées contre John Most avaient attirés dans le camp socialiste, nous allions dans les clubs radicaux, parlant de la situation en Russie, du mouvement de notre jeunesse russe vers le peuple, et du socialisme en général. Nous avions un auditoire très restreint, rarement de plus de dix personnes. Quelquefois un vieux Chartiste à barbe grise se levait dans l’auditoire et nous disait que tout ce que nous racontions avait été exprimé quarante ans auparavant et accueilli alors avec enthousiasme par la foule des ouvriers, mais que tout cela était mort désormais et qu’il n’y avait pas d’espoir de le faire revivre.
Hyndman venait de publier son excellente étude sur le socialisme de Marx, sous le titre de England for All ; et je me souviens qu’un jour de l’été de 1882, je lui conseillai sérieusement de fonder un journal socialiste. Je lui racontai avec quelles ressources modiques nous avions commencé à publier Le Révolté et je lui prédisais un succès certain, s’il voulait tenter la chose. Mais la situation générale était si pauvre de promesses que même Hyndman prévoyait un échec certain, à moins de disposer de l’argent nécessaire pour couvrir toutes les dépenses. Il avait peut-être raison ; mais lorsqu’il fonda la Justice trois années plus tard, il trouva le plus cordial appui auprès des ouvriers ; en 1886 il y avait trois journaux socialistes et la fédération social-démocratique était alors une association influente.
Pendant l’été de 1882, je parlai en mauvais anglais devant les mineurs de Durham à leur grande assemblée annuelle ; je donnai des conférences à Newcastle, à Glasgow et à Edimbourg sur le mouvement socialiste en Russie, et je fus reçu avec enthousiasme... après les réunions la foule poussait dans les rues des hourras bruyants en l’honneur des nihilistes. Mais ma femme et moi nous nous sentions si seuls à Londres et nos efforts pour éveiller un mouvement socialiste en Angleterre paraissaient avoir si peu de chances de succès que nous nous décidâmes à partir pour la France dans l’automne de 1882. Nous étions sûrs qu’en France je ne tarderais pas à être arrêté ; mais nous nous disions souvent : « Mieux vaut la prison en France, que ce tombeau. »
Ceux qui aiment à parler des lenteurs de toute évolution feraient bien d’étudier le développement du socialisme en Angleterre. L’évolution est lente ; mais sa marche n’est jamais uniforme. Elle a ses périodes de sommeil comme elle a ses périodes de progrès soudains.
Nous nous fixâmes une fois encore à Thonon, chez notre ancienne hôtesse, madame Sansaux, Un frère de ma femme qui se mourait de la phtisie et qui était arrivé en Suisse, vint demeurer avec nous.
Je n’avais jamais vu un si grand nombre d’espions russes que durant les deux mois de notre séjour à Thonon. A peine avions-nous arrêté notre logement, qu’un personnage suspect, qui se faisait passer pour un Anglais, loua l’autre partie de la maison. Des bandes, de vrais troupeaux de mouchards russes, assiégeaient la maison, cherchant à s’y introduire sous tous les prétextes possibles, ou se contentant de se promener devant la porte par couples, ou par groupes de trois et de quatre. Je m’imagine les merveilleux rapports qu’ils devaient écrire, car un espion doit faire des rapports. S’il se contentait de dire qu’il a monté la garde dans la rue pendant une semaine sans remarquer quoi que ce soit de mystérieux, il serait bientôt mis à la demi-solde ou congédié.
C’était alors l’âge d’or de la police secrète en Russie. La politique d’Ignatiev avait porté ses fruits. Il y avait deux ou trois corps de police rivalisant de zèle, ayant chacun à sa disposition un énorme budget et ourdissant les intrigues les plus audacieuses. Ainsi, par exemple, le colonel Soudéikine, chef de l’un de ces corps, de connivence avec un certain Degaïev, qui du reste le tua, dénonçait les agents d’Ignatiev aux révolutionnaires, et offrait aux terroristes toutes les facilités nécessaires pour se débarrasser du comte Tolstoï, ministre de l’Intérieur, et du grand-duc Vladimir ; il ajoutait qu’il serait alors nommé lui-même ministre de l’intérieur, avec un pouvoir dictatorial, et qu’il aurait le tsar complètement dans sa main. Cette phase d’épanouissement de la police secrète russe atteignit plus tard son apogée dans l’enlèvement du prince de Battenberg de la Bulgarie.
La police française était aussi en éveil. La question de savoir ce que je faisais à Thonon l’intriguait. Je continuais à rédiger Le Révolté et j’écrivais des articles pour l’Encyclopædia Britannica et la Newcastle Chronicle. Mais quels sujets de rapports cela pourrait-il bien fournir ?
Un jour un gendarme de la localité vint voir ma propriétaire. Il avait entendu de la rue le ronflement d’une machine et il rêvait déjà de la découverte chez moi d’une imprimerie clandestine. I1 vint donc pendant mon absence et demanda à ma propriétaire de lui montrer la presse. Elle répondit qu’il n’y en avait pas et ajouta que le gendarme avait peut-être entendu le bruit de sa machine à coudre. Mais le représentant de l’autorité ne se contenta pas d’une explication aussi prosaïque et ma propriétaire dut faire marcher sa machine à coudre, pendant qu’il écoutait dans la maison et du dehors, pour s’assurer que le bruit était bien celui qu’il avait entendu.
— Que fait-il tout le long du jour ? demanda-t-il à mon hôtesse.
— Il écrit...
— Il ne peut pas écrire toute la journée.
— A midi, il scie du bois dans le jardin, et il fait une promenade à pied chaque après-midi entre quatre et cinq. — On était en novembre.
— Ah ? c’est ça ! A la tombée de la nuit ? » Et il écrivit dans son carnet :
« Ne sort jamais, que lorsqu’il fait nuit. »
Je ne pouvais pas bien m’expliquer à cette époque la surveillance spéciale des espions russes ; mais elle doit avoir eu quelque rapport avec ce qui suit. Quand Ignatiev fut nommé premier ministre, il conçut un nouveau plan, sur les conseils de l’ex-préfet de police de Paris, Andrieux. Il envoya une nuée de ses agents en Suisse et l’un d’eux entreprit la publication d’un journal qui prétendait plaider la cause de l’extension des zemtsvos (gouvernement provincial en Russie), mais dont le but principal était de combattre les révolutionnaires et de rallier sous sa bannière ceux des réfugiés qui étaient hostiles au terrorisme. C’était certainement un moyen de semer la division dans nos rangs. Puis, quand presque tous les membres du Comité exécutif eurent été arrêtés en Russie et que quelques-uns d’entre eux se furent réfugiés à Paris, Ignatiev envoya un agent à Paris pour proposer un armistice. Il promit qu’il n’y aurait plus désormais d’exécutions pour les complots remontant au règne d’Alexandre II, même si ceux qui n’avaient pas été arrêtés tombaient entre les mains du gouvernement ; que Tchernychevsky serait rappelé de Sibérie ; et qu’une commission serait nommée pour réviser les cas de ceux qui avaient été exilés en Sibérie sans jugement. D’un autre côté, il demandait au Comité exécutif de promettre de ne pas attenter à la vie du tsar jusqu’après le couronnement. Peut-être fut-il aussi question des réformes projetées par Alexandre III en faveur des paysans. L’entente se fit à Paris et fut observée des deux côtés. Les terroristes suspendirent les hostilités. Personne ne fut exécuté pour avoir pris part aux conspirations antérieures : ceux qui furent arrêtés plus tard sous cette accusation furent enfermés dans la Bastille russe de Schlüsselbourg, où on n’entendit plus parler d’eux pendant quinze ans et où ils se trouvent encore pour la plupart. Tchernychevsky fut ramené de Sibérie et on lui assigna comme séjour Astrakhan, où il était séparé du monde intellectuel de Russie et où il ne tarda pas à mourir. Une commission parcourut la Sibérie, rendant la liberté à quelques exilés et fixant un terme à l’exil des autres. Mon frère Alexandre fut condamné par elle à cinq années de plus.
Lorsque j’étais à Londres, en 1882, on me dit un jour qu’un homme qui se prétendait agent bona fide du gouvernement russe et s’offrait à en fournir la preuve, désirait entrer en pourparlers avec moi. « Dites-lui que s’il entre chez moi, je le jetterai au bas de l’escalier, » répondis-je. Le résultat de tout cela fut, à ce que je suppose, que si Ingatiev croyait le tsar à l’abri des attaques du conité exécutif, il pensait que les anarchistes pourraient bien comploter un attentat ; et c’est probablement pour cela qu’il désirait se débarrasser de moi.
Le mouvement anarchiste avait pris en France un développement considérable pendant les années 1881-1882. On croyait généralement que l’esprit français était hostile au communisme, et pour cette raison on prêchait au sein de l’Association Internationale des travailleurs le « collectivisme », par lequel on exprimait à cette époque « la possession en commun des moyens de production, et la liberté, pour chaque groupe de producteurs, de régler la consommation sur des bases individuelles ou communistes ». Au fond, l’esprit français n’était hostile qu’au communisme monastique du Phalanstère de la vieille école. Quand la Fédération Jurassienne se déclara hardiment anarchiste-communiste, à son congrés de 1880 — c’est-à-dire, favorable au communisme libre — l’anarchie gagna de nombreux partisans en France. Notre journal commença à s’y répandre, des lettres furent échangées en grand nombre avec les ouvriers français, et un mouvement anarchiste important se développa rapidement à Paris et dans quelques provinces, notamment dans la région de Lyon. Lorsque je traversai la France en 1881, pour me rendre de Thonon à Londres, je visitai Lyon, Saint-Etienne et Vienne, où je fis des conférences ; et je trouvai dans ces villes un nombre considérable d’ouvriers prêts à accepter nos idées.
Vers la fin de 1882 une crise terrible régnait dans la région lyonnaise L’industrie de la soie était paralysée et la misère était si grande parmi les tisserands que des bandes d’enfants se tenaient tous les matins aux portes des casernes, où les soldats leur distribuaient ce qu’ils pouvaient prélever sur leur pain et leur soupe. Ce fut le début de la popularité du général Boulanger, qui avait autorisé ces distributions de nourriture. Les mineurs de la région étaient aussi dans une situation très misérable.
Je savais qu’une grande fermentation travaillait les esprits, mais pendant les onze mois de mon séjour à Londres, j’avais perdu tout contact avec le mouvement français. Quelques semaines après mon retour à Thonon, j’appris par les journaux que les mineurs de Montceau-les-Mines, exaspérés par les vexations des propriétaires ultra-catholiques des mines, avaient commencé une sorte de mouvement ; ils tenaient des meetings secrets et parlaient de grève générale ; les croix de pierre érigées sur tous les chemins, autour des mines, furent renversées ou détruites au moyen de cartouches de dynamite, dont les mineurs se servaient fréquemment dans leurs travaux souterrains et qui, souvent, restent en leur possession. A Lyon, l’agitation prit aussi un caractère plus violent. Les anarchistes qui étaient assez nombreux dans la ville ne laissaient pas passer une seule des réunions tenues par les opportunistes sans s’y faire entendre, prenant la tribune d’assaut, quand on leur refusait la parole. Ils réclamaient alors la socialisation immédiate des mines et de tous les moyens de production, ainsi que des maisons d’habitation ; et les résolutions qu’ils proposaient a cet effet étaient accueillies et votées avec enthousiasme, à la terreur des classes moyennes.
Le mécontentement des ouvriers allait chaque jour grandissant contre le conseil municipal opportuniste, contre les chefs politiques, comme aussi contre la presse qui parlait à la légère d’une crise aussi aiguë et ne faisait rien pour combattre la misère croissante. Comme il arrive en pareille circonstance, la fureur des pauvres se tourna principalement contre les lieux de plaisirs et de débauche, qui frappent d’autant plus les esprits aux époques de désolation et de misère qu’ils personnifient pour l’ouvrier l’égoïsme et la dépravation des riches. Un endroit particulièrement détesté par les ouvriers était le café situé dans les sous-sols du théâtre Bellecour, qui restait ouvert toute la nuit et où on pouvait voir des journalistes et des hommes politiques festoyer et boire jusqu’au matin avec des filles de joie. Pas une réunion d’ouvriers n’était tenue sans qu’on n’y fit quelque menaçante allusion à ce café, et une nuit, une cartouche allumée de dynamite y fut déposée par une main inconnue. Un ouvrier socialiste qui se trouvait là par hasard, s’élança pour éteindre la mèche de la cartouche et fut tué, tandis que quelques politiciens en train de souper furent légèrement blessés.
Le lendemain, une cartouche de dynamite éclatait à la porte d’un bureau de recrutement et on racontait que les anarchistes se proposaient de faire sauter la statue de la Vierge qui s’élève sur la colline de Fourvière. Il faut avoir vécu à Lyon ou dans les environs pour comprendre à quel point la population et les écoles sont encore actuellement entre les mains du clergé catholique et pour se faire une idée de la haine que la partie masculine de la population nourrit contre le clergé.
Une véritable panique s’empara alors des classes riches de Lyon. Une soixantaine d’anarchistes, — tous ouvriers, à l’exception d’Emile Gautier, qui faisait une série de conférences dans la région — furent arrêtés. Les journaux de Lyon poussèrent alors le gouvernement à m’arrêter aussi, me représentant comme le chef de l’agitation, venu de Londres exprès, pour diriger le mouvement. Les espions russes commencèrent à se montrer en plus grand nombre encore dans notre petite ville. Presque chaque jour, je recevais des lettres, évidemment écrites par la police internationale, où il était question de complots de dynamite, ou qui m’annonçaient mystérieusement que des envois de dynamite m’avaient été adressés. Je fis toute une collection de ces lettres, sur chacune desquelles j’écrivis : « Police internationale. » Elles furent emportées par la police quand celle-ci vint faire une perquisition dans ma maison ; mais on n’osa pas les produire en justice, et elles ne me furent jamais rendues. En décembre, la maison où je demeurais fut fouillée, tout comme si c’eut été en Russie, et ma femme, qui se rendait à Genève, fut arrêtée à la gare de Thonon et fouillée aussi. Mais on ne trouva naturellement rien de compromettant, ni pour moi, ni pour qui que ce fût.
Dix jours se passèrent, pendant lesquels j’avais été libre de partir, si j’en avais eu le désir. Je reçus plusieurs lettres me conseillant de disparaître. L’une d’elles me venait d’un ami inconnu Russe, peut-être membre du corps diplomatique, qui paraissait m’avoir connu et qui m’écrivait de partir immédiatement, si je ne voulais pas être la première victime d’un traité d’extradition que la France était en train de conclure avec la Russie. Je restai où j’étais ; et quand le Times publia un télégramme disant que j’avais disparu de Thonon, j’écrivis une lettre à ce journal pour lui donner mon adresse et déclarer que, après l’arrestation d’un si grand nombre de mes amis, je n’avais nullement l’intention de partir.
Dans la nuit du 21 décembre, mon beau-frère mourut dans mes bras. Nous savions que sa maladie était incurable, mais c’est une chose terrible que de voir une jeune existence s’éteindre sous vos yeux après une lutte héroïque contre la mort. Ma femme et moi nous avions le cœur brisé. Trois ou quatre heures après, comme le jour gris en cette matinée d’hiver commençait à poindre, des gendarmes entrèrent dans la maison pour m’arrêter. Voyant l’état dans lequel se trouvait ma femme, je demandai à rester près d’elle jusqu’après les funérailles, leur donnant ma parole d’honneur de me trouver à l’heure fixée devant la porte de la prison ; mais cela fut refusé et la nuit suivante, je fus transféré à Lyon. Élisée Reclus, averti par dépêche, vint aussitôt et témoigna à ma femme toute la bonté de son grand coeur ; des amis vinrent de Genève ; et quoique l’enterrement fût absolument civil, ce qui était une nouveauté dans cette petite ville, la moitié de la population y assista pour montrer à ma femme que les cœurs des pauvres gens et des paysans savoyards étaient avec nous et non avec leurs gouvernants. Quand mon procès eut lieu, les paysans le suivirent avec le plus vif intérêt et ils venaient tous les jours de leurs villages dans la montagne à la ville pour avoir les journaux.
Un autre incident, qui me toucha profondément, fut l’arrivée à Lyon d’un ami d’Angleterre. Il était envoyé par un radical bien connu et très estimé dans le monde politique anglais, dans la famille duquel j’avais passé quelques heures heureuses à Londres en 1882. Il était porteur d’une somme considérable d’argent destinée à obtenir ma liberté sous caution, et il était chargé en même temps de me dire, de la part de mon ami de Londres, que je n’avais pas besoin de me préoccuper de la caution, mais que je devais quitter immédiatement la France. D’une façon ou d’une autre, il trouva moyen de me voir librement — et non dans la cage de fer à double grille où il m’était permis d’avoir des entrevues avec ma femme — et il se montra aussi affecté de mon refus d’accepter l’offre qui m’était faite, que je fus moi-même touché de ce témoignage d’amitié de la part d’un homme que j’avais déjà appris à estimer si hautement, ainsi que son excellente et admirable femme.
Le gouvernement français voulut avoir un de ces grand procès qui produisent une impression sur la population, mais il lui était impossible de poursuivre les anarchistes arrêtés pour les attentats à la dynamite. Il aurait été obligé pour cela de nous traduire devant la Cour d’Assises et le jury nous aurait probablement acquittés. En conséquence, le gouvernement adopta le plan machiavélique de nous poursuivre comme membres de l’Association Internationale des Travailleurs. Il y a en France une loi, votée immédiatement après la chute de la Commune, d’après laquelle on peut être traduit devant un tribunal de simple police pour avoir appartenu à cette association. Le maximum de la peine est de cinq années de prison ; et on est toujours sûr qu’un tribunal correctionnel prononcera les condamnations désirées par le gouvernement.
Les débats commencèrent à Lyon dans les premiers jours de janvier 1883 et durèrent une quinzaine de jours. L’accusation était ridicule, car tout le monde savait que pas un ouvrier de Lyon n’était affilié à l’Internationale et elle tomba piteusement, comme on peut le voir, par l’épisode suivant. Le seul témoin à charge était le chef de la police secrète de Lyon, un homme âgé, que le tribunal traitait avec le plus grand respect. Son rapport, je dois le dire, était tout à fait exact en ce qui concerne les faits. « Les anarchistes, dit-il, ont fait de nombreux prosélytes parmi la population, ils ont rendu impossibles les réunions opportunistes, en prenant la parole dans toutes ces réunions, en y prêchant le communisme et l’anarchie et en entraînant les auditeurs. » Voyant qu’il était à ce point sincère dans sa déposition, je me hasardai à lui demander :
— « Avez-vous jamais entendu parler à Lyon de l’Association Internationale des Travailleurs ? »
— « Jamais ! » répondit-il d’un ton maussade.
— « Quand je revins du congrès de Londres en 1881, et que je fis tous mes efforts pour reconstituer en France l’Internationale, eus-je du succès ? »
— « Non. Les ouvriers ne trouvaient pas l’Internationale assez révolutionnaire. »
— « Je vous remercie, » dis-je, et, me retournant du côté du procureur de la République, j’ajoutai : « Voilà tout l’échafaudage de votre accusation renversé par votre propre témoin ! »
Néanmoins, nous fûmes tous condamnés pour avoir fait partie de l’Internationale : quatre d’entre nous, au maximum de la peine, c’est-à-dire, à cinq ans de prison et à deux mille francs d’amende ; les autres, à une peine variant de un à quatre ans de prison. En réalité, nos accusateurs n’essayèrent pas de prouver quoi que ce fût au sujet de l’Internationale. On semblait l’avoir oublié. On nous demanda simplement de nous expliquer sur l’anarchie, et c’est ce que nous fîmes. Pas un mot ne fut prononcé sur les explosions de dynamite ; et lorsque un ou deux de nos camarades lyonnais demandaient des éclaircissements sur ce point, on leur fit brutalement remarquer qu’ils n’étaient pas poursuivis pour cela, mais pour s’être affiliés à l’Internationale, — dont je faisais seul partie.
Ces sortes de procès présentent toujours quelque incident comique et cette fois il fut amené par une lettre de moi. L’accusation ne reposait sur rien du tout. Des quantités de perquisitions avaient été faites chez les anarchistes, mais on n’avait trouvé que deux lettres de moi. L’accusation essaya d’en tirer le meilleur parti possible. L’une d’elles était adressée à un ouvrier français, qui se sentait découragé. Je lui parlais dans ma lettre de la grande époque où nous vivions, des grands changements qui se préparaient, des idées qui se faisaient jour et se répandaient. La lettre n’était pas longue, et le ministère public n’en tira pas grand-chose. Quant à l’autre, elle avait douze pages. Je l’avais écrite à un autre Français de mes amis, un jeune cordonnier. Il gagnait sa vie à faire des souliers dans sa chambre pour un magasin. A sa gauche il avait un petit poêle de fonte, sur lequel il préparait lui-même son repas de chaque jour, et à sa droite un banc étroit sur lequel il écrivait de longues lettres aux camarades, sans quitter son petit escabeau de cordonnier. Dès qu’il avait fait assez de paires de souliers pour couvrir les dépenses de sa vie matérielle, extrêmement modeste, et pour envoyer quelque argent à sa vieille mère à la campagne, il passait de longues heures à écrire des lettres, dans lesquelles il développait les principes théoriques de l’anarchisme avec une intelligence et un bon sens admirables. C’est maintenant un écrivain, bien connu en France et universellement respecté pour l’intégrité de son caractère. Malheureusement, il était capable à cette époque de couvrir huit ou douze pages de papier à lettre sans mettre un seul point, ni même une simple virgule, Je m’assis donc un jour à ma table et lui écrivis une longue lettre dans laquelle je lui expliquai comment nos pensées se subdivisent en groupes de propositions, qui doivent être séparés par des points, ou des points-virgules, et finalement en propositions d’ordre secondaire, auxquelles on fait au moins la charité d’une virgule. Je lui montrai, combien ses écrits gagneraient s’il prenait cette simple précaution.
La lettre fut lue par le procureur devant le tribunal et illustrée par les commentaires les plus pathétiques : « Vous avez entendu la lecture de cette lettre, commença-t-il, en s’adressant à la Cour, vous l’avez entendue, messieurs ! A première vue, elle n’offre rien de particulier. Il donne une leçon de grammaire à un ouvrier... Mais — et ici sa voix vibrait d’une vive émotion — ce n’était pas dans le but de compléter l’instruction d’un pauvre ouvrier, instruction que celui-ci avait négligé, probablement par paresse, d’acquérir à l’école. Ce n’était pas pour l’aider à gagner honnêtement sa vie... Non, messieurs ! Cette lettre a été écrite pour lui inspirer la haine de nos grandes et belles institutions, pour lui infuser d’autant mieux le venin de l’anarchie, pour faire de lui un ennemi d’autant plus terrible de la société... Maudit soit le jour où Kropotkine a mis le pied sur le sol de France ! » s’écria-t-il, pour finir, avec une merveilleuse emphase.
Nous ne pouvions nous empêcher de rire comme des gamins tout le temps que dura ce réquisitoire ; les juges regardaient le procureur comme pour lui dire « assez ! » mais il paraissait ne rien remarquer, et, emporté par son éloquence, il continua de parler avec des gestes et des intonations de plus en plus théâtrales. Il fit vraiment de son mieux pour obtenir sa récompense du gouvernement russe, qu’il obtint en effet.
Peu de temps après notre condamnation, le président du tribunal fut nommé conseiller à la cour. Quant au procureur et à un autre magistrat, — chose à peine croyable — le gouvernement russe leur offrit la croix de Sainte-Anne, et ils furent autorisés par la République à l’accepter. C’est ainsi que le procès de Lyon a été l’origine de la fameuse alliance franco-russe.
Ce procès, qui dura quinze jours, pendant lesquels les plus brillantes professions de foi anarchistes, reproduites par tous les journaux, furent faites par des orateurs de premier ordre, comme l’ouvrier Bernard et Emile Gautier, — procès pendant lequel tous les accusés montrèrent la plus ferme attitude, proclamant à chaque instant leurs doctrines, — eut une puissante influence sur le développement des idées anarchistes en France et contribua assurément dans une certaine mesure au réveil du socialisme dans les autres pays.
Quant à notre condamnation, elle était si peu justifiée par les faits que la presse française — à l’exception des journaux dévoués au gouvernement — blâma ouvertement les magistrats. Le Journal des Economistes lui-même, organe pourtant modéré, désapprouva ouvertement cette « condamnation que rien dans les faits produits au procès ne pouvait faire prévoir ». Le débat engagé entre nos accusateurs et nous, fut gagné par nous devant l’opinion publique. Une proposition d’amnistie fut immédiatement déposée à la Chambre des députés et recueillit une centaine de voix. Elle revint chaque année en discussion et chaque fois elle réunit un nombre de voix de plus en plus grand, jusqu’à ce qu’enfin nous fûmes graciés.
Chapitre VII
Le procès était terminé, mais nous restâmes encore environ deux mois dans la prison de Lyon. La plupart de mes compagnons avait interjeté appel du jugement prononcé par le tribunal de simple police et nous devions en attendre les résultats. Quatre de mes camarades et moi, nous refusâmes de signer notre pourvoi et je continuai de travailler dans ma pistole. Un de mes grands amis, Martin — tisseur à Vienne — occupait une autre pistole à côté de la mienne, et comme nous étions déjà condamnés, nous fûmes autorisés à nous promener ensemble ; et quand nous avions quelque chose à nous dire entre les promenades, nous correspondions en frappant des coups au mur, comme en Russie.
Déjà pendant mon séjour à Lyon, je commençai à me rendre compte de l’influence démoralisatrice du régime des prisons sur les détenus, et mes observations m’amenèrent plus tard, pendant mon séjour de trois ans à Clairvaux, à condamner d’une manière absolue l’institution des prisons tout entière.
La prison de Lyon est une maison « moderne », bâtie en forme d’étoile, d’après le système cellulaire. Les intervalles situés entre les rayons du bâtiment angulaire sont occupés par de petites cours au sol d’asphalte, et quand le temps le permet, les prisonniers y sont amenés pour y travailler en plein air. La plupart d’entre eux s’occupent du battage des cocons de vers à soie dont ils retirent la bourre de soie. Des bandes d’enfants sont aussi admis dans ces cours à certaines heures. Je contemplai souvent de ma fenêtre ces être amaigris, épuisés, mal nourris, — des fantômes d’enfants. Tous ces minces visages, tous ces corps maigres et grelottants portaient les marques évidentes de l’anémie, et le mal s’aggravait non seulement dans les dortoirs, mais encore dans les cours, en plein soleil. Que peuvent devenir ces enfants quand ils sortent de pareilles écoles, la santé ruinée, la volonté annihilée, l’énergie brisée ? L’anémie, qui tue l’énergie et le goût du travail, qui affaiblit la volonté, détruit l’intelligence et pervertit l’imagination, est l’instigatrice du crime à un beaucoup plus haut degré que la pléthore, et c’est précisément cet ennemi du genre humain qui est engendré dans les prisons. Et puis, quels sont les enseignements que ces enfants reçoivent dans un pareil milieu ! L’isolement pur et simple, même rigoureusement appliqué, — ce qui est chose impossible — ne présenterait qu’un mince avantage. L’air qu’on respire dans toutes les prisons n’est qu’une glorification de cette passion des jeux de hasards qui constitue la véritable essence du vol, de l’escroquerie et d’autres actes anti-sociaux de même nature. Des générations entières de futurs détenus sont élevées dans ces établissements que l’État entretient et que la société tolère, simplement parce qu’ils ne veulent pas que leurs propres maux soient discutés et disséqués. — « Quiconque est mis en prison dans sa jeunesse, devient gibier de prison pour la vie » ; voilà ce que j’ai entendu dire depuis par tous ceux qui s’étaient occupés du régime pénitentiaire. Et quand je voyais ces enfants et que je me représentais ce que l’avenir leurs réservait, je ne pouvais que me demander : « Lequel des deux, est le plus criminel, de cet enfant ou du juge qui condamne tous les ans des centaines d’enfants à cette destinée ? » J’admets bien volontiers que le crime de ces juges est inconscient. Mais tous les crimes, pour lesquels on met les gens en prison, sont-ils aussi conscients qu’on le suppose d’ordinaire ?
Je fus vivement frappé, dès les premières semaines de mon emprisonnement, d’une autre chose qui, cependant, échappe à l’attention des juges et des criminalistes. Je veux dire que la prison, dans la majorité des cas, sans parler des erreurs judiciaires, est une punition qui frappe des gens complètement innocents, beaucoup plus sévèrement que les condamnés eux-mêmes.
Presque chacun de mes camarades, qui représentaient la véritable moyenne de la population ouvrière, avait soit une femme et des enfants à nourrir, soit une soeur ou une vieille mère, qui n’avaient pour vivre que son salaire. Maintenant, abandonnées à elles-mêmes, ces femmes faisaient tout leur possible pour trouver du travail, et quelques-unes en trouvaient, mais pas une d’elle n’arrivait à gagner régulièrement un franc cinquante par jour. Neuf francs et souvent sept francs par semaine, c’était tout ce qu’elles pouvaient gagner pour vivre, elles et leurs enfants. Et cela voulait dire : nourriture insuffisante, privations de toute sorte, et dépérissement de la santé de la femme et des enfants ; affaiblissement de l’intelligence, de l’énergie et de la volonté. Je compris ainsi que nécessairement les condamnations prononcées par les tribunaux, infligent à des gens tout à fait innocents toutes sortes de souffrances, qui dans la plupart des cas, sont pires que celles, imposées aux condamnés eux-mêmes. On croit généralement que la loi punit l’homme en lui infligeant diverses tortures physiques ou morales. Mais l’homme est un être qui s’habitue peu à peu à toutes les conditions de vie qu’on lui impose. Ne pouvant s’y soustraire, il les accepte, et au bout d’un certain temps il s’en accommode, tout comme il s’habitue à une maladie chronique. Mais que deviennent, pendant son emprisonnement, sa femme et ses enfants, c’est-à-dire ces innocents, dont la vie dépend de son travail ? Ils sont punis bien plus cruellement que lui-même. Et grâce à notre esprit routinier, personne de nous ne songe à l’immense injustice qui se commet ainsi. Je n’y ai songé moi-même que parce que l’évidence des faits m’y a contraint.
Au milieu de mars 1883, vingt-deux d’entre nous, qui avaient été condamnés à plus d’un an de prison, furent transférés dans le plus grand secret à la prison centrale de Clairvaux. C’était autrefois une abbaye de saint Bernard, dont la Grande Révolution avait fait un asile pour les pauvres. Plus tard, elle devint une Maison de détention et de correction, à laquelle les prisonniers et les fonctionnaires eux-mêmes ont donné le sobriquet bien mérité de « Maison de détention et de corruption ».
Tant que nous fûmes à Lyon, on nous traita comme les prévenus le sont en France, c’est-à-dire que nous conservions nos propres vêtements, que nous pouvions faire venir nos repas du restaurant et louer pour quelques francs par mois une plus grande cellule, ou pistole. J’en profitai pour travailler à mes articles pour l’Encyclopédie Britannique et le Nineteenth century. Il s’agissait maintenant de savoir comment nous serions traités à Clairvaux. Mais il est généralement admis en France que pour les prisonniers politiques la privation de liberté et l’inactivité forcée sont des châtiments assez durs par eux-mêmes, sans qu’il soit besoin de leur infliger d’autres peines. Nous fûmes donc informés que nous resterions sous le régime des prévenus. Nous aurions des chambres séparées, nous garderions nos vêtements, nous serions dispensés de tout travail forcé et nous aurions l’autorisation de fumer. — « Ceux d’entre vous, nous dit le directeur de la prison, qui désireront gagner quelque chose en faisant quelques travaux manuels, pourront s’employer à coudre des corsets ou à graver de petits objets de nacre. Ce travail est très mal payé ; mais vous ne pouvez être employés dans les atÉliers de la prison à la fabrication des lits de fer, ou des cadres pour tableaux, et ce — parce que vous seriez obligés de demeurer avec les détenus de droit commun. » Comme les autres détenus, nous étions autorisés à faire venir de la cantine de la prison quelque supplément de nourriture et un demi-litre de vin, le tout à des prix très modérés et de bonne qualité.
La première impression que Clairvaux produisit sur moi fut des plus favorables. Nous avions passé toute la journée du voyage, depuis deux ou trois heures du matin, enfermés dans les cages étroites qui composent ordinairement les voitures cellulaires. A notre arrivée à la prison, on nous conduisit provisoirement dans le quartier cellulaire, destiné aux prisonniers de droit commun, dont les cellules étaient du type ordinaire, mais très propres. On nous servit, malgré l’heure avancée de la nuit, un repas chaud, simple, mais de bonne qualité, et chacun de nous put avoir un verre de bon vin du pays, que la cantine de la prison vendait au prisonnier au prix très modique de 24 centimes le litre. Le directeur et les gardiens étaient très polis à notre égard.
Le surlendemain, le directeur de la prison me montra les chambres qu’il avait l’intention de nous donner, et comme je lui faisais remarquer qu’elles étaient très convenables mais seulement un peu trop petites pour nous tous — nous étions vingt-deux — et que cet entassement pourrait être la cause de maladies, il nous donna une série d’autres pièces dans le bâtiment qui avait servi autrefois de logement au supérieur de l’abbaye et où se trouvait maintenant l’hôpital. Nos fenêtres donnaient sur un petit jardin, au-delà duquel nous jouissions d’une vue magnifique sur la campagne environnante. C’est dans une chambre voisine de ce même quartier que le vieux Blanqui avait passé ses trois ou quatre dernières années avant sa libération. Il avait été enfermé auparavant dans le quartier cellulaire.
Outre les trois chambres spacieuses qui nous furent assignées, on nous donna, à Émile Gautier et à moi, une pièce plus petite où nous pûmes continuer nos travaux littéraires. Nous dûmes probablement cette faveur à l’intervention d’un grand nombre de savants anglais, qui, aussitôt après ma condamnation, avaient adressé une pétition au Président de la République pour demander ma libération. Plusieurs collaborateurs de l’Encyclopédie Britannique, ainsi que Herbert Spencer et Swinburne, avaient signé, et Victor Hugo avait joint à sa signature quelques mots éloquents. L’opinion publique — en France avait accueilli très défavorablement notre condamnation et quand ma femme dit à Paris que j’avais besoin de livres, l’Académie des Sciences mit sa bibliothèque à ma disposition : Ernest Renan m’offrit, dans une lettre charmante qu’il écrivit à ma femme, sa bibliothèque particulière.
Nous avions un petit jardin, dans lequel nous pouvions jouer aux boules. Nous nous mîmes en outre à cultiver une étroite plate-bande le long du mur, et sur une surface de quatre-vingts mètres carrés nous obtînmes une quantité presque incroyable de laitues et de radis, ainsi que quelques fleurs. Je n’ai pas besoin de dire que nous organisâmes immédiatement des classes, et pendant les trois ans que nous passâmes à Clairvaux, je donnai à mes camarades des leçons de cosmographie, de géométrie, de physique, et je les aidai à apprendre les langues étrangères. Presque chacun d’eux apprit au moins une langue — l’anglais, l’allemand, l’italien ou l’espagnol — quelques-uns en apprirent deux. Nous nous occupions aussi un peu de reliure, que nous avions apprise dans l’un des petits volumes de l’excellente Encyclopédie Roret.
Cependant, à la fin de la première année, ma santé redevint mauvaise. Clairvaux est bâti sur un sol marécageux, où la malaria est endémique, et je fus atteint a la fois de cette maladie et du scorbut. Alors ma femme, qui étudiait à Paris et travaillait au laboratoire de Würtz, pour préparer sa thèse de doctorat ès sciences, abandonna tout et vint s’établir au hameau de Clairvaux, qui comprend à peine une douzaine de maisons groupées au pied de la haute muraille d’enceinte de la prison Naturellement, sa vie dans ce hameau, en face du mur de la prison n’avait rien de gai ; elle y resta cependant jusqu’à ma libération. Pendant la première année, elle ne fut autorisée à me voir qu’une fois tous les deux mois, et toutes nos entrevues avaient lieu en présence d’un gardien, assis entre nous deux. Mais quand elle se fut établie à Clairvaux et qu’elle eut déclaré sa ferme intention d’y rester, on lui permit bientôt de me voir tous les jours dans une des petites maisons occupées par un poste de gardiens, dans l’enceinte de la prison, et on m’apporta ma nourriture de l’auberge où elle demeurait. Plus tard, nous eûmes même l’autorisation de nous promener dans le jardin du directeur, — tout en étant toujours étroitement surveillés, et d’ordinaire un de nos camarades partageait notre promenade.
Je fus très surpris de découvrir que la prison centrale de Clairvaux offrait tout à fait l’aspect d’une petite ville manufacturière, entourée de potagers et de champs de blé, le tout environné d’un mur d’enceinte. Le fait est que si les pensionnaires d’une prison centrale française dépendent peut-être plus du bon plaisir et des caprices du directeur et des gardiens qu’ils ne paraissent en dépendre dans les prisons anglaises, ils sont traités cependant d’une façon beaucoup plus humaine que de l’autre côté de la Manche. On a renoncé depuis longtemps en France à cet esprit de vengeance, reste du moyen âge, qui règne encore dans les prisons anglaises. Le prisonnier n’est pas contraint de dormir sur des planches et il n’a pas un matelas tous les deux jours ; dès le jour de son arrivée dans la prison, il reçoit un lit convenable et il le garde. On ne l’oblige pas à faire un travail dégradant, soit à grimper dans une roue ou à faire de l’étoupe ; il est employé, au contraire, à un travail utile, et c’est pour cela que la prison de Clairveaux ressemble à une ville manufacturière, dans laquelle près de 1600 prisonniers fabriquent des meubles en fer, des cadres pour tableaux, des miroirs, des mètres, du velours, de la toile, des corsets, de petits objets de nacre, des sabots, etc.
Si l’insubordination est punie de châtiments abominables (que j’ai racontés dans mon livre sur les prisons, dont le chapitre concernant la France fut reproduit par le Temps), on ne pratique plus la flagellation comme cela se fait encore dans les prisons anglaises : un pareil traitement serait absolument impossible en France. En somme, la prison centrale de Clairvaux peut être considérée comme une des meilleures prisons d’Europe. Et pourtant, les résultats obtenus à Clairvaux sont aussi mauvais que dans toute autre prison construite d’après le vieux ou le nouveau système. « Le mot d’ordre est aujourd’hui de dire que les prisonniers deviennent meilleurs dans nos prisons, me disait un jour un des fonctionnaires de l’administration pénitentiaire. C’est une absurdité et je ne me laisserai jamais aller à dire un pareil mensonge. »
La pharmacie de Clairvaux se trouvait au-dessous des chambres que nous occupions, et nous avions de temps en temps quelques rapports avec les prisonniers qui y étaient employés. L’un d’eux était un homme aux cheveux gris, âgé d’une cinquantaine d’années, qui achevait sa peine au moment où nous faisions la nôtre. Son départ de la prison fut touchant. I1 savait qu’il reviendrait dans quelques mois ou quelques semaines, et il pria le docteur de lui conserver sa place à la pharmacie. I1 n’en était pas à son premier séjour à Clairvaux, et il savait que ce ne serait pas le dernier. Il n’avait pas une âme au monde auprès de laquelle il pût passer ses vieux jours, à sa sortie de prison, « Qui voudra me donner du travail ? disait-il. Est-ce que j’ai un métier ? Aucun ! Une fois dehors, il me faudra retourner auprès de mes vieux camarades ; eux, au moins, me recevront sûrement comme un vieil ami. »
Il buvait alors un coup de trop en leur compagnie, on s’excitait en paroles à quelque bonne farce, un de ces bons coups qui finissent par un vol, et moitié par faiblesse de volonté, moitié pour obliger ses seuls amis, il prenait part à l’affaire et se faisait pincer une fois de plus. C’est ce qui lui était déjà arrivé plusieurs fois dans sa vie. Cependant deux mois s’étaient écoulés depuis qu’il avait été libéré, et il n’était pas encore revenu à Clairvaux. Alors les prisonniers et même les gardiens commencèrent à être inquiets à son sujet. « A-t-il eu le temps d’aller se faire juger dans un autre ressort, qu’il n’est pas encore de retour ?
« — Espérons qu’il ne s’est pas trouvé mêlé à quelque méchante affaire, » disait-on. « Ce serait dommage : un si brave homme, et si tranquille ! » Mais on apprit bientôt par une lettre venant d’une autre prison que le vieux y était enfermé et qu’il cherchait à se faire transférer à Clairvaux.
Les vieux prisonniers offraient le plus pitoyable spectacle. Beaucoup d’entre eux avaient commencé à connaître la prison dès l’enfance ou dans leur première jeunesse, d’autres à l’âge mûr. Mais « une fois en prison, c’est la prison pour toujours » et l’expérience prouve la vérité de cet adage. Et quand ils ont atteint ou passé la soixantaine, ils savent qu’ils finiront forcément leur vie entre les quatre murs d’une prison. Pour hâter leur mort, l’administration pénitentiaire les envoyait travailler dans des atÉliers où l’on fabrique des chaussons de feutre faits avec toutes sortes de déchets de laine.
La poussière soulevée dans ces atÉliers ne tardait pas à communiquer à ces vieillards la phtisie qui finissait par les emporter. Alors quatre codétenus emportaient le vieux camarade dans la fosse commune ; le gardien fossoyeur et son chien noir étaient les seuls êtres qui suivaient le cortège. Et tandis que l’aumônier de la prison marchait en tête, marmottant machinalement ses prières et regardant distraitement les châtaigniers et les pins qui bordaient la route, et que les quatre camarades portant le cercueil se réjouissaient de leur liberté momentanée, le chien noir était peut-être le seul être vivant qui parût touché par la solennité de la cérémonie.
Quand on fit en France la réforme des prisons centrales, on crut qu’on pourrait y appliquer le principe du silence absolu. Mais cela est si contraire à la nature humaine que l’application stricte du régime dut être abandonnée, d’autant plus que la défense de parler n’est nullement un obstacle pour empêcher les prisonniers de communiquer entre eux.
Pour l’observateur placé au dehors, la prison paraît être complètement muette ; mais en réalité la vie circule entre ses murs, aussi active que dans une petite ville. A voix étouffée, à l’aide de mots murmurés, vivement jetés en passant, ou de bouts de papier griffonnés à la hâte, toutes les nouvelles offrant quelque intérêt se répandent immédiatement par toute la prison. Rien ne peut arriver, soit parmi les détenus eux-mêmes, soit dans la Cour d’honneur, où sont situés les logements de l’administration, soit dans le village de Clairvaux, où les industriels logent, soit dans le vaste monde du Paris politique, qui ne soit aussitôt communiqué à travers tous les dortoirs, les atÉliers et les cellules. Les Français sont d’une nature trop communicative pour qu’on puisse les empêcher complètement de parler. Nous n’avions aucun rapport avec les prisonniers de droit commun et pourtant nous savions toutes les nouvelles du jour.
— Jean, le jardinier, est revenu pour deux ans.
— La femme de tel inspecteur a eu une scène terrible avec la femme d’Untel. Jacques, qui est en cellule, a été pris au moment où il remettait un mot amical à Jean de l’atelier des encadreurs... Cette vieille bête de X... n’est plus ministre de la justice : le ministère est tombé... » et ainsi de suite. Et quand on apprenait « que Jean venait d’échanger deux gilets de flanelle contre deux paquets de tabac de cinquante centimes, » la nouvelle se répandait en un clin d’œil dans toute la prison.
Les demandes de tabac pleuvaient chez nous. Un petit huissier, détenu dans la prison, voulant me faire passer un billet pour demander à ma femme, qui demeurait dans le village, d’aller voir de temps en temps la sienne qui s’y trouvait aussi, un nombre considérable de détenus prirent le plus vif intérêt à la transmission de ce message, qui dut passer par je ne sais combien de mains avant d’arriver à destination. Et quand il y avait quelque chose qui pût nous intéresser particulièrement dans un journal, celui-ci nous parvenait par la voie la plus inattendue, avec un petit caillou enveloppé dedans, pour permettre de le lancer par-dessus le mur élevé de notre jardin.
Le régime cellulaire n’empêche pas non plus les détenus de communiquer entre eux. Quand nous arrivâmes à Clairvaux et qu’on nous logea dans le quartier cellulaire, il faisait un froid terrible dans les cellules ; un tel froid que j’avais les mains engourdies et que lorsque j’écrivis à ma femme, qui était alors à Paris, elle ne reconnut pas mon écriture. On donna l’ordre de chauffer les cellules autant que possible, mais on avait beau faire, elles restaient toujours aussi froides. On s’aperçut alors que toutes les conduites d’air chaud étaient bouchée par de petits bouts de papier, des fragments de billets, des canifs et toutes sortes de menus objets que des générations de détenus y avaient cachés.
Martin, cet ami dont j’ai déjà parlé, obtint l’autorisation de faire une partie de sa peine en cellule. Il préférait l’isolement à la vie en commun avec une douzaine de camarades, et on le mit dans le bâtiment où se trouvaient les cellules. A son grand étonnement il s’aperçut qu’il n’était pas du tout seul dans sa cellule. Les murailles et les trous des serrures parlaient tout autour de lui. Dans l’espace d’un jour ou deux tous les détenus du quartier cellulaire savaient qui il était, et de son côté il avait lié connaissance avec tous les prisonniers du bâtiment. Entre ces cellules en apparence isolées, toute une vie circulait comme dans une ruche d’abeilles ; seulement cette vie prenait souvent un caractère tel qu’elle appartient entièrement au domaine de l’aliénation mentale. Krafft-Ebing lui-même ne se faisait pas une idée des aberrations auxquelles arrivent certains prisonniers enfermés en cellule.
Je ne répéterai pas ici ce que j’ai dit dans mon livre « In Russian and French Prisons », que j’ai publié en Angleterre en 1886, aussitôt après ma sortie de Clairvaux, sur l’influence morale qu’exercent les prisons sur les détenus. La population des geôles se compose d’éléments hétérogènes ; mais en ne considérant que ceux qui sont habituellement désignés sous le nom de criminels proprement dits, et sur lesquels nous avons entendu dire tant de choses dans ces derniers temps par Lombroso et ses disciples, je fus particulièrement frappé par ce fait, que les prisons, qui sont considérées comme un moyen préventif contre les délits anti-sociaux, sont justement l’institution qui contribue le plus à les multiplier et à les aggraver, par suite de « l’éducation pénitentiaire » que reçoivent les détenus. Chacun sait que le manque d’instruction, un dégoût de tout travail régulier, contracté dès l’enfance, l’incapacité physique d’un effort soutenu, l’amour des aventures, la passion du jeu, l’absence d’énergie et le défaut de volonté, ainsi que l’indifférence à l’égard du bonheur d’autrui, sont les causes qui amènent cette catégorie d’individus devant les tribunaux. Or, je fus profondément frappé pendant mon séjour à Clairvaux de ce fait que ce sont précisément ces défauts de la nature humaine - et chacun d’eux en particulier — qui sont développés chez les détenus. La prison les développe nécessairement parce qu’elle est la prison, et elle les développera aussi longtemps qu’il y aura des institutions de ce genre.
En effet, il est certain que la détention prolongée détruit nécessairement, fatalement, l’énergie d’un homme, et elle tue plus encore en lui la volonté. L’homme ne trouve pas dans la vie de la prison le moyen d’exercer sa volonté. En avoir une, pour un détenu, c’est se préparer sûrement des misères. La volonté du détenu doit être brisée, et elle l’est. On trouve encore moins l’occasion d’exercer le besoin d’affection, inné dans l’homme, car tout est combiné de façon à empêcher tout rapport entre le prévenu et ceux pour lesquels il éprouve quelque sympathie, soit au dehors, soit parmi ses camarades. Physiquement et intellectuellement il est rendu de plus en plus incapable d’un effort soutenu ; et s’il a eu autrefois le dégoût du travail régulier, ce dégoût ne fait que s’accroître pendant les années de détention. Si, avant d’entrer pour la première fois en prison, il se sentait dégoûté d’un travail monotone, qu’il ne pouvait faire convenablement faute de connaître à fond aucun métier, ou s’il avait de la répugnance pour un travail mal rétribué, son dégoût se change maintenant en haine. S’il avait quelque doute au sujet de l’utilité sociale des lois morales courantes, il les jette maintenant par-dessus bord, dès qu’il a pu juger les défenseurs officiels de ces lois et apprendre de ses codétenus leur opinion à ce sujet. Et si le développement morbide du côté passionné et sensuel de sa nature l’a entraîné à des actes mauvais, ce caractère morbide se développe encore davantage quand il a passé quelques années en prison — et dans beaucoup de cas d’une façon effrayante. C’est à ce point de vue — le plus dangereux de tous — que l’éducation pénitentiaire est le plus funeste.
J’avais vu en Sibérie quels abîmes de corruption, quels foyers de dépravation physique et morale étaient les vieilles geôles russes, sales, encombrées de détenus, et à dix-neuf ans, je m’imaginais que l’institution pourrait être améliorée considérablement, si on n’entassait pas ainsi les détenus, si on les divisait en un certain nombre de groupes et si on leur faisait faire un travail sain. Il fallait maintenant renoncer à ces illusions. Je pouvais me convaincre qu’au point de vue des effets produits sur les condamnés et des résultats obtenus pour la société en général, les meilleures prisons réformées, cellulaires ou non, sont aussi mauvaises, ou même pires, que les sales geôles d’antan.
Ces maisons modernes ne réforment certainement pas les détenus. Au contraire, dans l’immense et écrasante majorité des cas, elles exercent sur eux les plus désastreux effets. Le voleur, l’escroc, le brutal, etc., qui a passé quelques années en prison, en sort forcé, plus que jamais, à reprendre son ancien métier ; il y est mieux préparé ; il a appris à mieux l’exercer ; il est plus acharné contre la société et il trouve une justification plus fondée à se révolter contre les lois et les usages. Il doit nécessairement, inévitablement, commettre de nouveau les actes anti-sociaux, qui l’ont amené une première fois devant les tribunaux ; mais les fautes qu’il commettra après son incarcération seront plus graves que celles qui l’ont précédée ; et il est condamné à finir sa vie en prison ou dans une colonie pénitentiaire. Dans le livre cité plus haut, je disais que les prisons sont « des universités du crime, entretenues par l’État. » Et maintenant, en songeant à cette expression à quinze ans de distance, je ne puis que la confirmer, car elle s’appuie sur toute l’expérience que j’ai acquise depuis.
Je n’ai personnellement aucune raison de me plaindre en quoi que ce soit des années que j’ai passées à Clairvaux. Un homme actif et indépendant souffre tellement de se voir privé de liberté et condamné à une inactivité relative, que toutes les petites misères de la vie de prison sont sans importance. Quand nous entendions parler de l’activité politique intense qui se manifestait en France, nous ressentions naturellement plus vivement notre inactivité forcée. La fin de la première année, surtout pendant les sombres jours d’hiver, est toujours pénible pour les détenus. Et quand le printemps revient on sent plus fortement que jamais la privation de la liberté. Quand je voyais de mes fenêtres les prairies se couvrir de leur robe de verdure et les collines se voiler d’une brume printanière, ou quand j’apercevais un train fuyant dans la vallée entre les collines, j’éprouvais sans doute un désir violent de le suivre, de respirer l’air des bois, de me sentir emporté par le flux de la vie humaine vers une ville pleine d’activité. Mais celui qui lie sa destinée à celle d’un parti avancé doit être préparé à passer un certain nombre d’années en prison et il ne doit pas s’en plaindre. Il sent que même pendant sa détention, il ne cesse pas tout à fait de contribuer pour sa part à la marche du progrès de l’humanité, qui développe et fortifie les idées qui lui sont chères.
A Lyon, les gardiens étaient d’une brutalité incroyable : nous tous — mes camarades, ma femme et moi-même eûmes l’occasion de nous en convaincre. Mais après quelques escarmouches tout s’était arrangé. Du reste, l’administration savait bien que nous avions pour nous la presse parisienne et elle ne tenait pas à s’attirer les foudres de Rochefort ou les critiques cinglantes de Clemenceau. A Clairvaux il ne fut pas nécessaire d’en venir là, l’administration tout entière ayant été changée avant notre arrivée. Un détenu avait été tué dans sa cellule par les gardiens, et on avait pendu son cadavre pour simuler un suicide ; mais cette fois l’affaire fut ébruitée par le médecin. Le directeur fut destitué et à partir de ce moment un régime meilleur fut établi. Pour ma part, j’emportai de Clairvaux le meilleur souvenir de son directeur ; et je songeai plus d’une fois, pendant mon séjour là-bas, que les hommes sont après tout souvent meilleurs que les institutions, qu’ils servent. Mais n’ayant aucun grief personnel, je puis d’autant plus librement et de la façon la plus absolue condamner l’institution elle-même, comme un reste du sombre passé, défectueux dans son principe, et comme une source inépuisable de mal pour la société.
Je dois aussi mentionner une chose qui m’a frappé peut-être plus encore que l’action démoralisatrice des prisons sur les détenus. Quel foyer d’infection est chaque prison, et même chaque tribunal, pour ceux qui les entourent, pour les gens qui vivent dans leurs voisinage ! Lombroso a fait beaucoup de bruit autour du « type du criminel », qu’il croit avoir découvert parmi les pensionnaires des geôles. S’il avait observé avec la même attention les gens qui gravitent autour d’un tribunal — agents secrets, espions, avocats marrons, délateurs, attrape-nigauds, etc., il serait probablement arrivé à cette conclusion que son « type de criminel » n’est pas confiné entre les murs des prisons, et que son domaine est beaucoup plus vaste. Je n’ai jamais vu une collection de visages d’une humanité plus ignoble et plus inférieure à la moyenne du type humain, que celle que je vis autour et à l’intérieur du palais de justice de Lyon, où ces gens rôdaient par douzaines. Je n’ai certainement rien rencontré de pareil dans l’enceinte de Clairvaux. Dickens et Cruikshank ont immortalisé quelques-uns de ces types ; mais ils représentent tout un monde qui gravite autour des tribunaux et contamine tout ce qui se trouve autour de lui. Et cela est vrai de toutes les maisons centrales, comme celle de Clairvaux. Toute une atmosphère de menus vols, de petites escroqueries, d’espionnage et de corruption de tous genres se répand de tous côtés, pareille à une tache d’huile, autour de chaque prison. J’ai vu tout cela, et si je savais déjà avant ma condamnation que le système actuel de répression est mauvais, j’avais appris en quittant Clairvaux, que ce système est non seulement mauvais et injuste, mais que c’est une pure folie de la part de la société d’entretenir à ses frais, inconsciemment ou dans une feinte ignorance de la réalité, ces « universités du crime » et ces sentines de corruption, sous ce prétexte qu’elles lui sont nécessaires pour refréner les instincts criminels de quelques hommes.
Chapitre VIII
Tout révolutionnaire rencontre sur sa route un certain nombre d’espions et d’agents provocateurs, et j’en ai rencontré ma bonne part. Tous les gouvernements dépensent des sommes considérables d’argent pour entretenir ce genre de reptiles. Mais ils sont surtout dangereux pour les jeunes gens. Celui qui a une certaine expérience de la vie et des hommes ne tarde pas à découvrir que ces créatures portent en elles quelque chose qui le met sur ses gardes. Ils sont recrutés dans la lie de la société, parmi les individus tombés au dernier degré de dépravation morale, et celui qui observe le caractère moral des gens qu’il a l’occasion de rencontrer, ne tarde pas à démêler dans les manières de ces « piliers de la société » quelque chose de répulsif. Il se pose alors à lui-même cette question : « Qu’est-ce qui m’amène cet individu ? Que diable peut-il bien avoir de commun avec nous ? » Dans la plupart des cas, cette simple question suffit à mettre un homme sur ses gardes.
Quand j’arrivai pour la première fois à Genève, l’agent du gouvernement russe chargé d’espionner les réfugiés était bien connu de nous tous. Il portait le nom de comte X... ; mais comme il n’avait ni valet de pied, ni voiture sur laquelle il put étaler sa couronne de comte et ses armes, il les avait fait broder sur une sorte de paletot que portait son petit chien. Nous l’apercevions de temps en temps dans les cafés, sans lui parler ; c’était au fond un « inoffensif » qui se contentait d’acheter dans les kiosques les publications des exilés — auxquelles il joignait probablement tels commentaires qu’il croyait devoir faire à ses chefs.
Une autre sorte d’individus commencèrent à affluer à Genève, lorsque le nombre des réfugiés appartenant à la jeune génération devint plus considérable ; et cependant, nous arrivions aussi à les connaître d’une façon ou de l’autre.
Quand un étranger apparaissait à notre horizon, on l’interrogeait avec la franchise habituelle des nihilistes sur son passé, sur ses projets actuels, et on s’apercevait bientôt à qui on avait affaire. La franchise dans les relations réciproques est toujours le meilleur moyen d’établir de bons rapports entre les hommes. Mais en pareil cas elle était inestimable. Beaucoup de gens que personne de nous ne connaissait, même pour en avoir entendu parler, des gens absolument étrangers aux cercles révolutionnaires, arrivaient à Genève, et un grand nombre d’entre eux établissaient les relations les plus amicales avec la colonie des réfugiés, quelques jours ou même quelques heures après leur arrivée ; mais d’une façon ou de l’autre les espions ne réussissaient jamais à devenir de nos amis. Un espion pouvait avoir avec nous des connaissances communes ; il pouvait fournir les références les meilleures et même quelquefois exactes sur son passé en Russie ; il pouvait posséder à la perfection l’argot et les manières des nihilistes, mais il ne pouvait jamais s’assimiler ces idées morales nihilistes spéciales qui s’étaient développées parmi la jeunesse russe — et cela suffisait pour le tenir à distance de notre colonie. Les espions peuvent tout feindre, excepté ces idées morales.
Lorsque je travaillais avec Reclus, il y avait à Clarens un de ces individus, que nous évitions de fréquenter. Nous n’avions aucun renseignement sur son compte, mais nous sentions qu’il n’était pas des nôtres, et comme il cherchait à pénétrer dans notre société, nous conçûmes des soupçons à son endroit. Je ne lui avais jamais adressé la parole et c’est pour cela qu’il me recherchait particulièrement. Voyant qu’il ne pouvait pas m’approcher par les voies ordinaires, il se mit à m’écrire des lettres, me donnant des rendez-vous mystérieux dans des buts mystérieux, soit dans les bois, soit en des lieux analogues. Par plaisanterie, j’acceptai une fois son invitation et je vins à l’endroit désigné, suivi à distance par un de mes bons amis ; mais le gaillard, qui avait probablement un complice, devait avoir appris que je n’étais pas seul et il ne vint pas. Je fus ainsi privé du plaisir de lui adresser jamais un simple mot. En outre, je travaillais à cette époque avec tant d’ardeur que toutes mes minutes étaient prises, soit par la géographie de Reclus, soit par Le Révolté et que je n’avais pas le temps de conspirer. Nous apprîmes cependant plus tard que cet individu envoyait à la Troisième Section des rapports détaillés sur les conversations supposées qu’il avait eues avec moi, sur mes prétendues confidences et sur les complots terribles que j’ourdissais à Pétersbourg contre la vie du tsar ! Et tout cela était pris pour argent comptant à Pétersbourg. Et en Italie, aussi. Quand Cafiero fut arrêté un jour en Suisse, on lui montra des rapports formidables d’espions italiens, qui avertissaient leur gouvernement que Cafiero et moi nous préparions à passer la frontière avec des bombes. Or je n’ai jamais été en Italie et je n’avais jamais eu la moindre intention de visiter ce pays.
Cependant, on ne peut pas dire que les espions fabriquent toujours leurs rapports de toutes pièces. Ils racontent souvent des choses vraies, mais tout dépend de la façon dont une histoire est racontée. Nous devons quelques joyeux moments à un rapport adressé au gouvernement français par un espion français qui nous suivit, ma femme et moi, lors de notre voyage de Paris à Londres en 1881. L’espion, jouant probablement un double rôle, comme ils le font souvent, avait vendu ce rapport à Rochefort, qui le publia dans son journal. Tout ce qu’il avait raconté dans ce rapport était exact, mais il fallait voir comment il le racontait !
Il écrivait par exemple : « Je pris un compartiment voisin de celui qu’occupaient Kropotkine et sa femme. » Parfaitement exact, il était là. Nous l’avions remarqué, car notre attention avait été attirée par sa mine désagréable d’abruti. « Ils parlaient russe tout le temps, pour n’être pas compris des autres voyageurs. » Encore très exact : nous parlions russe, comme nous le faisons toujours. « En arrivant à Calais, ils prirent tous les deux un bouillon. » Tout ce qu’il a de plus vrai : nous prîmes un bouillon. Mais c’est ici que commence la partie mystérieuse du voyage. « Après cela, ils disparurent tout à coup tous les deux, et je les cherchai en vain sur le quai et ailleurs, et quand ils reparurent, Kropotkine était déguisé et suivi d’un prêtre russe, qui ne le quitta pas jusqu’à son arrivée à Londres, où je perdis le prêtre de vue. » Tout cela était encore vrai. Ma femme avait un peu mal aux dents et je demandai au patron du buffet de nous laisser passer dans une chambre particulière, pour qu’elle pût soigner sa dent. Ainsi nous avions disparu en effet ; et comme nous devions traverser la Manche, je mis mon chapeau de feutre mou dans ma poche et je pris ma casquette de fourrure : j’étais donc « déguisé ». Quant au prêtre mystérieux, il était aussi là. Il n’était pas russe, mais c’est un détail : il portait en tout cas le costume des prêtres orthodoxes. Je l’avais aperçu debout devant le buffet et demandant quelque chose que personne ne comprenait : « Agua ! agua ! » répétait-il d’une voix plaintive. « Donnez donc un verre d’eau à ce monsieur, » dis-je au garçon. Là-dessus le prêtre se mit à me remercier de mon intervention, avec une effusion vraiment orientale. Ma femme eut pitié de lui et lui parla en différentes langues, mais il ne comprenait que le grec moderne. Il se trouva à la fin qu’il savait quelques mots des langues parlées par les Slaves du sud et nous comprîmes qu’il disait : « Je suis Grec, ambassade turque, à Londres ». Nous lui fîmes comprendre, surtout par signes, que nous allions aussi à Londres et qu’il pouvait faire le voyage avec nous.
Le plus amusant de l’histoire fut que je finis réellement par lui trouver l’adresse de l’ambassade turque, avant d’arriver à la gare de Charing Cross. Le train s’était arrêté en cours de route à quelque station et deux dames élégantes étaient montées dans notre compartiment de troisième classe qui était déjà au complet. Toutes deux avaient des journaux à la main. L’une était anglaise, et l’autre — une jolie personne à la taille svelte, qui parlait bien français — se donnait pour une anglaise. Après avoir échangé quelques mots avec moi, elle me demanda à brûle-pourpoint : « Que pensez-vous du comte Ignatiev ? » Et immédiatement après : « Allez-vous tuer bientôt le nouveau tsar ? » Je savais à quoi m’en tenir sur sa profession après ces deux questions ; mais songeant à mon prêtre, je lui dis : « Connaissez-vous par hasard l’adresse de l’ambassade de Turquie ? » — Telle rue, tel numéro, répondit-elle sans hésitation, comme une écolière qui récite sa leçon. « Vous pourriez, je suppose, me donner aussi l’adresse de l’ambassade de Russie ? — lui demandai-je et celle-ci m’ayant été donnée avec la même promptitude, je les communiquai toutes deux au prêtre. A notre arrivée à Charing Cross, la dame s’occupa avec tant d’empressement et d’obséquiosité de mon bagage, — elle voulait même porter avec ses mains gantées une lourde valise — que je lui dis finalement, à sa grande surprise : « Cela suffit ; les dames ne portent pas les bagages des messieurs. Allez-vous-en. »
Mais pour en revenir à mon espion français digne de foi, voici la suite de son rapport : « Il descendit à Charing Cross, mais il resta plus d’une demi-heure à la gare après l’arrivée du train, jusqu’à ce qu’il se fût assuré que tout le monde en était parti. Pendant ce temps je me tenais à l’écart, me dissimulant derrière un pilier. Quand ils virent que tous les voyageurs avaient quitté la gare, ils sautèrent tout à coup dans un cab. Je les suivis néanmoins et j’entendis l’adresse que le cocher donnait à la porte au policeman, — rue X***, numéro 12 — et je ne mis à courir derrière la voiture. Il n’y avait pas un fiacre dans le voisinage ; je courus ainsi jusqu’à Trafalgar Square, où j’en trouvai un. Alors je les suivis et je les vis descendre à l’adresse que je viens de citer. »
Tous les faits de ce récit sont parfaitement exacts, — l’adresse et le reste ; mais comme tout cela a l’air mystérieux ! J’avais prévenu un ami russe de mon arrivée, mais il y avait ce matin-là un épais brouillard et mon ami se réveilla trop tard. Nous l’attendîmes une demi-heure, et alors, laissant nos bagages à la consigne, nous partîmes en voiture pour nous rendre chez lui.
« Ils y restèrent jusqu’à deux heures, les rideaux tirés, et alors un homme de haute taille sortit de la maison et revint une heure après avec leurs bagages. » Même la remarque faite au sujet des rideaux était exacte : nous dûmes allumer le gaz à cause du brouillard et nous tirâmes les rideaux, pour ne pas avoir la vilaine vue d’une étroite rue d’Islington, ensevelie dans un épais brouillard.
Lorsque je travaillais avec Élisée Reclus à Clarens, j’allais tous les quinze jours à Genève pour m’occuper de la publication du Révolté. Un jour que je me rendais à l’imprimerie, on me dit qu’un Russe désirait me voir. Il avait déjà vu mes amis et leur avait dit qu’il venait pour m’engager à fonder un journal russe analogue au Révolté. Il offrait pour cela tout l’argent nécessaire. J’allai le trouver dans un café, où il se présenta à moi sous un nom allemand — disons : Tohnlehm — et me dit qu’il était originaire des provinces de la Baltique. Il se vantait de posséder une grande fortune en propriétés et en manufactures et il se montrait très irrité contre les projets de russification du gouvernement. En somme il produisait une impression difficile à définir, ni bonne, ni mauvaise, de sorte que mes amis insistaient pour me faire accepter son offre ; mais à première vue l’homme ne me revenait pas.
Du café, il me conduisit dans sa chambre d’hôtel ; là, il commença à se montrer moins réservé et plus sous son véritable jour, c’est-à-dire sous un jour encore plus désagréable. « Ne doutez pas de ma fortune, me dit-il ; j’ai fait une invention considérable. Il y a là gros d’argent à gagner. Je vais prendre un brevet, et j’en tirerai un fort bénéfice, que je consacrerai tout entier à la cause de la révolution en Russie. » Et il me montra, à mon étonnement, un affreux chandelier, dont toute l’originalité consistait à être très laid et à être muni de trois tiges de laiton destinées à recevoir la bougie. La plus pauvre ménagère n’aurait pas voulu d’un pareil bougeoir, et même s’il avait été breveté, pas un fabricant n’aurait voulu le payer à son inventeur plus de deux ou trois pièces de cent sous. « Un homme riche qui fonde des espérances sur un pareil chandelier ! Il ne doit pas en avoir vu de plus beaux, » pensais-je. Et j’en arrivai à cette conclusion, qu’il n’était pas riche du tout et que l’argent qu’il m’offrait n’était pas le sien. Je lui dis donc à brûle-pourpoint : « C’est parfait ; si vous avez tant envie de fonder un journal révolutionnaire russe et si vous avez de moi une opinion aussi flatteuse que vous le dites, vous n’avez qu’à déposer l’argent à mon nom dans une banque et à le mettre à mon entière disposition. Mais je vous avertis que vous n’aurez absolument rien a voir dans le journal. » — « Naturellement, naturellement, dit-il, je me contenterai d’y jeter un coup d’œil et de vous donner un conseil de temps en temps, et je vous aiderai à l’introduire en Russie en contrebande. » — « Non, non, rien de tout cela ! Vous n’avez pas besoin de me voir du tout ! » Mes amis étaient d’avis que j’étais trop dur à son égard ; mais quelque temps après nous reçûmes une lettre de Pétersbourg, nous avertissant que nous aurions la visite d’un espion de la Troisième Section, du nom de Tohnlehm. Le chandelier nous avait alors rendu un grand service.
Que ce fût par un chandelier ou par tout autre chose, ces gens-là se trahissaient toujours de quelque façon. Pendant notre séjour à Londres en 1881, nous reçûmes, un matin de brouillard, la visite de deux Russes. J’en connaissais un de nom ; l’autre, un jeune homme qu’il recommandait comme un de ses amis, était un étranger qui avait consenti à l’accompagner dans un voyage de quelques jours en Angleterre. Comme il était introduit par un ami, je n’avais pas sur lui le moindre soupçon ; mais j’étais très occupé ce jour-là par quelque travail et je priai un autre camarade, qui demeurait tout près de nous, de leur trouver des chambres et de les promener dans Londres. Ma femme ne connaissait pas encore Londres à ce moment et elle alla avec eux. Dans l’après-midi elle rentra en me disant : « Sais-tu, cet homme ne me plaît pas du tout. Méfie-t’en. » — Pourquoi donc ? Qu’y a-t-il ? lui demandai-je. — « Rien, absolument rien, mais il n’est sûrement pas des nôtres. A la façon dont il traitait le garçon de café, et dont il maniait l’argent, j’ai vu tout de suite qu’il n’était pas des « nôtres », et s’il n’en est pas, pourquoi vient-il chez nous ? » Elle était si certaine que ses soupçons étaient fondés, que tout en accomplissant ses devoirs d’hospitalité, elle s’arrangea de façon à ne pas laisser le jeune homme seul dans mon cabinet, ne fût-ce qu’une minute. Nous nous mîmes à causer, et le visiteur commença à montrer de plus en plus la bassesse de son caractère, à tel point que son ami en avait honte pour lui, et lorsque je l’interrogeai avec plus de détails sur sa vie, les explications qu’il donna furent encore moins satisfaisantes. Nous étions tous les deux sur nos gardes. Bref, tous deux quittèrent Londres au bout de deux ou trois jours, et quinze jours plus tard je reçus une lettre de mon ami le Russe, où il s’excusait d’avoir introduit chez moi ce jeune homme, qui, d’après ce qu’on avait découvert, était un espion aux gages de l’ambassade de Russie à Paris. Je consultai alors une liste des agents secrets de la Russie en France et en Suisse, liste que nous autres réfugiés avions reçue récemment du Comité Exécutif, — car il avait partout des attaches à Pétersbourg — et j’y trouvai le nom du jeune homme, avec un simple changement de lettre.
La publication d’un journal, subventionné par la police avec un agent secret à sa tête, est un vieux moyen, auquel le préfet de police de Paris, Andrieux, eut recours en 1881. J’étais avec Élisée Reclus dans les montagnes de la Suisse, quand nous reçûmes une lettre d’un Français, ou plutôt d’un Belge, qui nous annonçait qu’il allait fonder un journal anarchiste à Paris et nous demandait notre collaboration. La lettre, remplie de flatteries, produisit sur nous une impression désagréable, et Reclus se rappela en outre vaguement avoir entendu le nom de notre correspondant au sujet d’une assez méchante affaire. Nous décidâmes de refuser notre collaboration, et j’écrivis à un ami de Paris que nous tenions avant tout à connaître d’une façon certaine la provenance de l’argent, avec lequel le journal devait être lancé. « Il vient peut-être des Orléanistes — c’est une vieille habitude de la famille d’avoir recours à ces moyens — et nous devons en connaître l’origine... » Mon ami de Paris, avec la franchise propre aux ouvriers, lut ma lettre dans une réunion, à laquelle assistait le futur éditeur du journal. Il feignit d’être offensé et je dus répondre à plusieurs lettres à ce sujet ; mais je m’en tins à ceci : « Si la personne en question a sérieusement l’intention de fonder un journal, il doit nous dire d’où vient l’argent. »
Il finit par le dire. Pressé de questions, il nous dit que l’argent lui venait de sa tante — une dame riche professant de vieilles idées, mais qui avait cédé à la fantaisie de son neveu et lui avait fourni l’argent. La dame n’était pas en France ; elle était établie à Londres. Nous insistâmes cependant pour avoir son nom et son adresse et notre ami Malatesta nous offrit d’aller la voir. Il se rendit chez elle avec un Italien de ses amis, marchand de meubles d’occasion. Ils trouvèrent une dame occupant un petit appartement, et pendant que Malatesta lui parlait et était de plus en plus convaincu qu’elle jouait simplement le rôle de tante dans cette comédie, son ami le brocanteur, jetant un coup d’œil circulaire sur les chaises et les tables, découvrit qu’elles avaient toutes été prises la veille - probablement en location — chez un marchand de meubles d’occasion, qui était son voisin. L’adresse du marchand était encore attachée aux chaises et aux tables. Cela ne prouvait pas grand-chose mais corroborait cependant nos soupçons. Je refusai absolument d’avoir le moindre rapport avec ce journal.
Le journal était d’une violence inouïe. Il n’y était question que d’incendie, d’assassinat, de bombes, de dynamite. Je rencontrai mon homme, le rédacteur du journal, au Congrès de Londres, et il me suffit de voir sa mine désagréable, de l’entendre dire quelques mots et de jeter un coup d’œil sur la femme qui l’accompagnait partout, pour avoir de lui une opinion arrêtée. Au Congrès, où il proposa toutes sortes de motions terribles, les délégués le tinrent à l’écart, et lorsqu’il insista pour avoir les adresses des anarchistes du monde entier, on lui opposa un refus qui n’était rien moins que flatteur
Pour abréger cette histoire déjà trop longue, il fut démasqué quelques mois plus tard, et dès le lendemain le journal disparut pour toujours. Deux ans après cette affaire, le préfet de police, Andrieux, publiait ses Mémoires ; il racontait dans son livre toute l’histoire de ce journal fondé par lui, et parlait de l’explosion organisée à Paris par ses propres agents, qui avaient mis une boîte de sardines, chargée de « quelque chose », sous la statue de Thiers.
On peut s’imaginer la quantité d’argent que ces sortes de choses coûtent à la France et à toutes les autres nations.
Je pourrais écrire plusieurs chapitres sur ce sujet, mais je me contenterai de raconter encore l’histoire de deux aventuriers qui s’est passée à Clairvaux.
Ma femme logeait dans l’unique auberge du petit village, qui s’est formé à l’ombre des murs de la prison. Un jour, l’hôtesse entra dans sa chambre avec une lettre de deux messieurs, qui venaient d’arriver à l’hôtel et désiraient voir ma femme. L’hôtesse intercédait de toute son éloquence en leur faveur... « Oh ! je connais mon monde, disait-elle, et je puis vous assurer madame, que ce sont des messieurs d’une correction parfaite. C’est tout ce qu’il y a de plus comme il faut. L’un d’eux s’est donné pour un officier allemand, mais il est sûrement baron ou « mylord » et l’autre, est son interprète. Ils vous connaissent très bien. Le baron va partir pour l’Afrique, peut-être pour ne jamais revenir, et il désire vous voir avant son départ.
Ma femme regarda l’adresse de la lettre, qui portait : « A madame la principesse Kropotkine (sic !), » et elle n’eut pas besoin d’autre preuve pour être fixée sur ces messieurs comme il faut. Quant au contenu de la lettre, il était encore pis que l’adresse. Le « baron » y parlait contre toutes les règles de la grammaire et du sens commun d’une communication mystérieuse qu’il désirait lui faire. Elle refusa tout carrément de recevoir le baron et son interprète.
Là-dessus, le baron écrivit à ma femme lettre sur lettre, qu’elle lui renvoya sans les décacheter.
Tout le village se partagea bientôt en deux camps ; l’un, avec l’hôtelière en tête, soutenait le baron ; l’autre, dirigé par son mari, lui était hostile. Tout un roman circula dans le village. « Le baron avait connu ma femme avant son mariage. Il avait dansé plusieurs fois avec elle à l’ambassade de Russie à Vienne. Il était encore amoureux d’elle, mais elle, la cruelle, refusait même de le voir un instant avant son départ pour une expédition périlleuse !... »
Puis ce fut l’histoire mystérieuse d’un enfant que nous aurions caché. « Où est leur enfant ? » demandait le baron. « Ils ont un fils, qui doit avoir maintenant six ans. — Où est-il ? » — « Elle ne se séparerait pas de son enfant, si elle en avait un, disaient les uns. — « Oui, ils en ont un, mais ils le cachent », soutenaient les autres.
Cette discussion fut pour nous deux une révélation intéressante. Elle prouvait que nos lettres étaient non seulement lues par l’administration de la prison, mais que leur contenu était communiqué également à l’ambassade russe. Lorsque j’étais à Lyon et que ma femme alla voir Élisée Reclus en Suisse, elle m’écrivit une fois que « notre gamin » allait très bien ; que sa santé était excellente et qu’ils avaient tous passé une soirée charmante pour fêter le cinquième anniversaire de sa naissance.
Je savais qu’elle voulait parler du Révolté, que nous appelions souvent dans nos conversations « notre gamin. »
Mais comme ces messieurs s’informaient maintenant de « notre gamin » et indiquaient même exactement son âge, il était évident que la lettre avait passé par d’autres mains que celles du directeur de la prison. Il était bon d’être averti.
Rien n’échappe à l’attention des habitants d’un petit village à la campagne et le baron éveilla aussi des soupçons. Il écrivit à ma femme une nouvelle lettre, encore plus éloquente que les précédentes. Maintenant, il lui demandait pardon d’avoir essayé de s’introduire auprès d’elle, en se faisant passer pour une de ses connaissances. I1 avouait qu’elle ne le connaissait pas ; mais qu’il était néanmoins animé de bonnes intentions. Il avait à lui faire une communication de la plus haute importance. Je courais un danger et il voulait en avertir ma femme. Le baron et son secrétaire sortirent dans la campagne pour se communiquer la lettre et se consulter sur sa rédaction — le garde-forestier les suivait à distance — mais ils ne s’entendirent pas et la lettre fut déchirée et jetée dans les champs. Le garde attendit qu’ils eussent disparu, ramassa les morceaux, les rassembla et lut la lettre. Une heure après, le village savait que le baron n’avait en réalité jamais connu ma femme ; le roman sentimental répété par le parti du baron s’écroulait de toutes pièces.
« Mais alors, ils ne sont pas ce qu’ils prétendaient être, » conclut à son tour le brigadier de gendarmerie ; « alors ce doit être des espions allemands, » — et il les arrêta.
Il faut dire pour sa défense qu’il y avait eu réellement à Clairvaux un espion allemand peu de temps auparavant. En temps de guerre les vastes bâtiments de la prison pourraient servir de dépôts pour les provisions ou de casernes pour les troupes, et l’état-major général allemand était sûrement intéressé à connaître l’intérieur des bâtiments et leur importance militaire. Un joyeux photographe ambulant arriva donc un beau jour dans notre village, se fit des amis de tous les habitants en les photographiant pour rien, et fut admis à photographier non seulement l’intérieur des cours de la prison, mais encore des dortoirs. Après cela, il partit pour quelque autre ville sur la frontière de l’est et y fut arrêté par les autorités françaises, parce qu’il fut trouvé porteur de documents militaires compromettants. Le brigadier, qui avait encore le souvenir tout frais de la visite du photographe, en conclut aussitôt que le baron et son secrétaire étaient aussi des espions allemands et les conduisit à la prison de la petite ville de Bar-sur-Aube. Là, ils furent relâchés le lendemain matin et le journal local annonça qu’ils n’étaient pas des espions allemands, mais « des personnes chargées d’une mission par une puissance amie ».
L’opinion publique se retourna alors contre le baron et son secrétaire. Leurs aventures ne finirent pas là. Après leur mise en liberté, ils entrèrent dans un petit café de village, et donnèrent en langue allemande un libre cours à leur mécontentement, tout en vidant une bouteille de vin. « Tu as été stupide, tu as été lâche, disait le prétendu interprète au prétendu baron. Si j’avais été à ta place, j’aurais tiré un coup de revolver sur le juge d’instruction. Qu’il essaie donc avec moi, il recevra une de ces balles dans la tête !... etc. ». Et il exhiba son arme.
Un voyageur de commerce qui était tranquillement assis dans un coin de la pièce, courut aussitôt rapporter au brigadier la conversation qu’il avait entendue. Le brigadier rédigea immédiatement procès-verbal et arrêta sur-le-champ le secrétaire, — un pharmacien de Strasbourg. Il fut traduit devant le tribunal de Bar-sur-Aube et attrapa un mois de prison, pour menaces proférées contre un magistrat dans l’exercice de ses fonctions.
Finalement les deux aventuriers quittèrent Clairvaux.
Ces histoires d’espionnage finirent d’une façon comique. Mais combien de tragédies, de tragédies terribles, ne devons-nous pas à ces misérables ! Que de vies précieuses perdues, que de familles dont le bonheur est brisé, simplement pour faire vivre dans l’aisance de pareils escrocs. Quand on pense aux milliers d’espions, à la solde de tous les gouvernements, qui circulent par le monde ; aux pièges qu’ils tendent à toutes sortes de gens irréfléchis ; aux vies humaines, qui parfois ont une fin tragique par leur faute, aux souffrances qu’ils sèment de tous côtés sur leur chemin ; aux sommes d’argent considérables dépensées pour l’entretien de cette armée, recrutée dans l’écume de la société ; aux vices qu’ils inoculent à la société en général, et jusqu’aux familles elles-mêmes ; quand on pense à tout cela, on ne peut s’empêcher de frémir devant l’immensité du mal qu’ils font. Et cette armée de misérables n’est pas limitée à ceux qui jouent le rôle d’espions auprès des révolutionnaires, et au système d’espionnage militaire. Il y a en Angleterre des journaux, surtout dans les villes d’eaux, dont les colonnes sont pleines d’annonces, faites par des « agences de renseignements » qui se chargent de recueillir toutes les pièces nécessaires pour divorcer, surveillent les maris au nom de leurs femmes, et les femmes au nom de leurs maris, pénètrent dans les familles, attrapent les imbéciles, et font tout ce qu’on leur demande, pourvu qu’on les paie en conséquence. Et pendant que les gens sont scandalisés des infamies du système d’espionnage découvert dernièrement en France dans les plus hautes sphères militaires, ils ne remarquent pas que parmi eux-mêmes, peut-être sous leur propre toit, des agents secrets, officiels ou privés, agissent de même et font pire encore.
Chapitre IX
On ne cessait de demander dans la presse et à la Chambre des Députés notre mise en liberté, d’autant plus qu’à peu près à la même époque Louise Michel avait été aussi condamnée — pour vol. Louise Michel, qui donne littéralement son dernier châle ou son manteau à un indigent et que l’on ne put jamais décider pendant son emprisonnement à prendre une nourriture meilleure, parce qu’elle donnait toujours à ses codétenus tout ce qu’on lui envoyait, Louise Michel fut condamnée avec un autre camarade, Pouget, à neuf ans de prison pour vol sur la voie publique. Cela sonnait trop mal même pour les oreilles des opportunistes de la bourgeoisie. Elle marchait un jour en tête d’une colonne d’ouvriers sans travail et étant entrée dans une boulangerie, elle prit quelques pains et les distribua à ses compagnons affamés : c’était là son vol. L’élargissement des anarchistes devint ainsi un cri de guerre contre le gouvernement et à l’automne de 1885, tous mes camarades sauf trois furent remis en liberté par un décret du président Grévy. On réclama alors encore plus bruyamment la mise en liberté de Louise Michel et la mienne. Mais Alexandre III s’y opposait, et un jour, le président du Conseil, M. Freycinet, répondant à une interpellation à la Chambre, dit que « des difficultés diplomatiques s’opposaient à la mise en liberté de Kropotkine ». Étranges paroles dans la bouche du premier ministre d’un pays indépendant ; mais on en a entendu de plus étranges encore depuis la conclusion de cette alliance néfaste entre la France et la Russie impériale.
Enfin, au milieu de janvier 1886, Louise Michel, Pouget et moi, ainsi que les trois camarades qui étaient encore à Clairvaux avec moi, nous fûmes remis en liberté.
Nous nous rendîmes à Paris où nous passâmes quelques semaines avec Élie Reclus, anthropologiste remarquable, qui est souvent confondu hors de France avec son frère cadet, Élisée, le géographe. Les deux frères ont été unis depuis leur enfance de la plus étroite amitié. Lorsque le moment vint pour eux de suivre les cours d’une université, ils se rendirent à pied d’un petit bourg situé dans la vallée de la Garonne à Strasbourg, accompagnés, en véritables étudiants voyageurs, de leur chien ; et quand ils s’arrêtaient dans quelque village, c’était le chien qui mangeait son écuelle de soupe, tandis que les deux frères se contentaient souvent d’un morceau de pain et de quelques pommes. De Strasbourg le cadet alla à Berlin, où il était attiré par les cours du grand Ritter. Plus tard, entre 1840 et 1850, ils se trouvaient tous les deux à Paris. Élie Reclus devint un fouriériste convaincu, et tous deux virent dans la république de 1848 l’avènement d’une ère nouvelle d’évolution sociale. Ils furent donc forcés, après le Coup d’État de Napoléon III, de quitter la France et émigrèrent en Angleterre. Lorsque l’amnistie fut votée, ils retournèrent à Paris ; Élie y publia un journal fouriériste, qui eut un grand succès dans les milieux ouvriers. Il peut être intéressant de noter ici un fait, en général assez peu connu : Napoléon III, qui jouait le rôle d’un César, et qui, ainsi qu’il convient à un César, s’intéressait à la situation des classes ouvrières, envoyait un de ses aides de camp à l’imprimerie du journal, chaque fois qu’il devait paraître, pour lui rapporter aux Tuileries le premier exemplaire qui sortait des presses. Il était même disposé plus tard à patronner l’Association Internationale des Travailleurs, à la condition que celle-ci exprimerait en quelques mots dans ses bulletins sa confiance dans les grandes réformes sociales du César. Les internationalistes ayant carrément refusé d’entrer dans ses vues, il donna l’ordre de les poursuivre.
Quand la Commune fut proclamée, les frères s’y joignirent de tout cœur et Élie accepta le poste de conservateur de la Bibliothèque Nationale et du Musée du Louvre, sous la direction de Vaillant. C’est en grande partie à sa prévoyance et à ses efforts que nous devons la conservation des trésors inappréciables de science et d’art accumulés dans ces deux collections ; sans lui ils auraient péri pendant le bombardement de Paris par les armées de Thiers et dans les incendies qui en résultèrent. Admirateur passionné de l’art grec, qu’il connaît à fond, il avait fait emballer et transporter dans les caves du Louvre les statues et les vases les plus précieux, et il avait pris les plus grandes précautions pour protéger les bâtiments de la Bibliothèque Nationale contre l’incendie qui sévissait aux alentours. Sa femme, digne et courageuse compagne du philosophe, suivie dans les rues par ses deux petits enfants, organisait pendant ce temps dans son quartier le ravitaillement de la population qui avait été réduite aux dernières privations par un second siège. Pendant les dernières semaines de son existence, la Commune comprit enfin que son premier devoir aurait été de procurer des moyens de subsistance à la population, qui ne pouvait gagner sa vie pendant la crise, et des gens de bonne volonté se chargèrent de ce soin. Ce fut par suite d’un simple hasard qu’Élie Reclus, qui était resté à son poste jusqu’au dernier moment, ne fut pas fusillé par les Versaillais ; il fut condamné à la déportation pour avoir osé accepter de la Commune ces fonctions nécessaires et il partit pour l’exil avec sa famille. De retour à Paris, il avait repris l’œuvre de toute sa vie, l’ethnographie. On peut juger de la valeur de cette œuvre par les quelques chapitres, trop peu nombreux, qu’il en a publiés en volume sous le titre de Les Primitifs et Les Australiens, ainsi que par l’histoire de l’origine des religions, qu’il traite actuellement dans ses conférences à l’École des Hautes Études de Bruxelles, fondée par son frère. La littérature ethnologique tout entière offre peu d’œuvres qui dénotent à un si haut degré et à tous les points de vue une intelligence aussi profonde de la véritable nature de l’homme primitif. Quant à son Origine des Religions (publiée dans la revue La Société Nouvelle, et dans L’Humanité Nouvelle qui en fut la continuation), c’est, j’ose le dire, le meilleur ouvrage qui ait été écrit sur ce sujet ; il est incontestablement supérieur à l’essai de Herbert Spencer sur la même question. Herbert Spencer, malgré son érudition et son intelligence, ne possède pas ce sens de la nature naïve et simple de l’homme primitif, qui est porté à un si haut degré de perfection chez Élie Reclus, et qui s’allie chez cet écrivain à une connaissance très profonde d’une branche un peu trop dédaignée de la psychologie des peuples, c’est-à-dire de l’évolution et de la transformation des croyances religieuses. I1 est superflu de parler de l’infinie bonté et de la modestie d’Élie Reclus ou de la supériorité de son intelligence et de son immense savoir en tout ce qui se rattache à la connaissance de l’humanité ; son style reflète toutes ces qualités. Avec sa modestie infinie, son esprit calme et réfléchi et ses profondes connaissances philosophiques, il est le type du philosophe grec de l’antiquité. Dans une société qui serait moins éprise de méthodes d’enseignement brevetées et d’instruction morcelée, et qui apprécierait davantage le développement de larges conceptions humanitaires, il serait entouré, comme ses modèles dans l’ancienne Grèce, d’une multitude de disciples.
Un mouvement socialiste et anarchiste était en pleine activité à Paris, lorsque nous y vînmes de Clairvaux. Louise Michel faisait tous les soirs des conférences, et provoquait l’enthousiasme de ses auditeurs, qu’ils appartinssent à la classe ouvrière ou à la classe moyenne. Sa popularité déjà si considérable grandissait encore et gagnait les étudiants de l’Université, qui étaient peut-être hostiles aux idées avancées, mais qui estimaient en elle la femme idéale. C’était au point qu’une rixe éclata un jour dans un café, parce que quelqu’un avait parlé irrespectueusement de Louise Michel devant des étudiants. Les jeunes gens prirent sa défense et il en résulta une bataille, au cours de laquelle toutes les tables et tous les verres qui s’y trouvaient furent brisés. Je fis aussi une conférence sur l’anarchie devant un auditoire de plusieurs milliers de personnes et je quittai Paris aussitôt après, avant que le gouvernement pût céder à la pression exercée par la presse réactionnaire et russophile, qui réclamait avec insistance mon expulsion de France.
De Paris je me rendis à Londres où je retrouvai mes deux vieux amis, Stepniak et Tchaïkovski. Le mouvement socialiste était en plein essor et la vie de Londres n’était plus cette existence ennuyeuse et végétative que j’avais connue quatre ans auparavant.
Nous nous fixâmes dans un petit cottage à Harrow. Nous nous préoccupâmes peu de le meubler ; je fis moi-même une bonne partie des meubles avec l’aide de Tchaïkovski qui avait été entre-temps aux États-Unis et y avait appris un peu la menuiserie. Mais nous nous réjouîmes beaucoup, ma femme et moi, d’avoir dans notre jardin une petite pièce de cette argile grasse du Middlesex. Nous nous livrâmes avec enthousiasme à la culture potagère, et les résultats, que faisaient prévoir l’ouvrage de Toubeau et la connaissance que je fis à Paris de quelques maraîchers, ne se firent pas attendre. Je tirai aussi quelque profit de l’expérience que j’avais acquise en faisant du jardinage à la prison de Clairvaux. Quant à ma femme, qui avait eu la fièvre typhoïde peu de temps après notre installation à Harrow, le jardinage, auquel elle se livra pendant sa convalescence, la rétablit plus complètement que ne l’aurait fait un séjour dans le meilleur sanatorium.
Vers la fin de l’été nous fûmes frappés cependant par un affreux malheur. Nous apprîmes que mon frère Alexandre venait de mourir.
Pendant les années que j’avais passées à l’étranger avant mon emprisonnement en France, nous avions cessé de nous écrire. Aux yeux du gouvernement russe, c’est un péché d’aimer un frère poursuivi pour ses opinions politiques. Continuer des relations avec lui, quand il a cherché un refuge à l’étranger, est un crime. Un sujet du tsar doit haïr tous ceux qui se révoltent contre l’autorité du gouvernement suprême, et Alexandre était entre les griffes de la police russe. Je refusai donc opiniâtrement d’écrire à mon frère ou à tout autre de mes parents. Mon frère n’avait plus aucun espoir d’être remis en liberté, depuis le jour ou le tsar avait écrit sur la pétition de notre sœur Hélène : « Qu’il y reste. » Deux ans après cette décision, une commission fut nommée pour fixer un terme à l’exil de ceux qui avaient été envoyés en Sibérie sans jugement et pour un temps illimité, et mon frère fut condamné à y rester encore cinq ans. Cela en faisait sept, en comptant les deux ans qu’il avait déjà faits. On nomma plus tard, sous le ministère de Loris Mélikov, une nouvelle commission, qui lui ajouta cinq autres années. Mon frère devait donc être libéré en octobre 1886. Cela lui faisait douze ans d’exil, d’abord dans une petite ville de la Sibérie orientale, et ensuite à Tomsk — c’est-à-dire dans la région basse de la Sibérie occidentale, où il n’avait même pas le climat sec et sain des hautes prairies de l’extrême-est.
Pendant mon emprisonnement à Clairvaux, il m’écrivit et nous échangeâmes quelques lettres. Il m’écrivait que puisque nos lettres étaient lues par la police russe en Sibérie et par l’autorité pénitentiaire en France, nous pouvions bien correspondre. Il me parlait de sa vie de famille, de ses trois enfant, qu’il caractérisait d’une façon admirable et de ses travaux. Il me recommandait expressément de suivre avec attention le développement scientifique de l’Italie, où l’on faisait des recherches excellentes et originales, qui restaient inconnues du monde scientifique tant qu’elles n’avaient pas été reprises et estampillées par les Allemands. Il me donnait aussi ses opinions sur la marche probable des événements politiques en Russie. Il ne croyait pas à la possibilité de l’établissement en Russie, dans un avenir prochain, d’un gouvernement constitutionnel sur le modèle des parlements de l’Europe occidentale. Mais il aurait voulu la convocation d’une sorte d’assemblée nationale délibérative (Zemski-Sobor ou Etats Généraux) et cela lui paraissait suffisant pour le moment. Cette assemblée ne voterait pas de nouvelles lois, mais elle préparerait des projets de lois, auxquels le pouvoir impérial et le Conseil d’État donneraient une forme définitive et une sanction finale.
Il m’entretenait avant tout de ses travaux scientifiques. Il avait toujours un goût décidé pour l’astronomie et lorsque nous étions à Pétersbourg il avait publié en russe un excellent résumé de toutes nos connaissances sur les étoiles filantes. Avec la finesse de son esprit critique il saisit bientôt les points forts et les points faibles des différentes hypothèses. Sans avoir des connaissances suffisantes en mathématiques, il réussissait, grâce à sa puissante imagination, à comprendre les résultats des problèmes de mathématiques les plus compliqués. Vivant avec son imagination parmi les corps célestes en mouvement, il se représentait leurs évolutions complexes souvent mieux que certains mathématiciens, surtout les algébristes purs — parce que ceux-ci perdent souvent de vue les réalités du monde physique pour ne voir que les formules et les conséquences logiques qui en découlent. Nos astronomes de Pétersbourg me parlaient avec une grande estime de cet ouvrage de mon frère. Il avait entrepris maintenant d’étudier la structure de l’univers : d’analyser les données et les hypothèses relatives aux mondes des soleils, des groupes d’étoiles et des nébuleuses dans l’espace infini et de démêler leurs rapports probables, leur vie, et les lois de leur évolution et de leur disparition. L’astronome de Poulkova, Gyldén, parlait avec la plus haute estime de ce nouvel ouvrage d’Alexandre et il le mit par correspondance en relations avec M. Holden, astronome aux États-Unis, dont j’ai eu le plaisir d’entendre il y a quelque temps à Washington l’opinion flatteuse sur les recherches de mon frère. La science a grand besoin, de temps en temps, de ces recherches spéculatives de haute envergure, faites par un esprit scrupuleux, laborieux, doué à la fois de sens critique et d’imagination.
Mais dans une petite ville de Sibérie, loin de toute bibliothèque, dans l’impossibilité de suivre les progrès de la science, il n’avait réussi à analyser dans son ouvrage que les découvertes faites avant son départ pour l’exil. D’importants travaux avaient été faits depuis, il ne l’ignorait pas, mais comment aurait-il pu se procurer les livres nécessaires tant qu’il était en Sibérie ? L’approche du terme de son exil ne lui inspirait aucun espoir. Il savait qu’il ne lui serait pas permis de se fixer dans quelque ville universitaire de Russie ou de l’Europe occidentale, mais que son exil en Sibérie serait suivi d’un second, peut-être pire que le premier, dans quelque hameau de la Russie orientale.
Le désespoir s’empara de lui. « Un désespoir pareil à celui de Faust s’empare parfois de moi, » m’écrivait-il.
Lorsque le moment de sa libération fut proche, il profita du départ de l’un des bateaux, avant que la navigation fût interrompue par les glaces, pour envoyer sa femme et ses enfants en Russie, et, par une sombre nuit ce désespoir de Faust mit fin à sa vie…
Un nuage de sombre tristesse enveloppa notre maison pendant de longs mois — jusqu’à ce qu’un rayon de lumière vînt le percer. Au printemps suivant, un petit être, une fillette, qui porte le nom de mon frère, vint au monde et ses cris innocents firent vibrer dans mon cœur une corde nouvelle, inconnue jusqu’alors.
Chapitre X
En 1886 le mouvement socialiste en Angleterre était en plein essor. De nombreux groupes d’ouvriers s’y étaient joints ouvertement dans toutes les villes importantes ; un certain nombre de personnes de la classe moyenne, principalement des jeunes gens, contribuaient de différentes façons à son développement. Une crise aiguë régnait cette année-là dans un grand nombre d’industries, et chaque matin, souvent même pendant toute la journée, j’entendais des groupes d’ouvriers, qui parcouraient les rues en chantant : « Nous n’avons pas de travail », et en demandant du pain. Des gens accouraient en foule le soir à Trafalgar Square pour y dormir en plein air, sous la pluie et le vent, entre deux feuilles de journal ; et un jour de février, la foule, après avoir entendu les discours de Burns, Hyndman et Champion, se rua dans Piccadilly et brisa quelques fenêtres des grands magasins. Mais ce qui était plus important que cette explosion de mécontentement, c’était l’esprit qui régnait dans la partie pauvre de la population ouvrière des faubourgs de Londres. C’était au point que si les chefs du mouvement, poursuivis pour cause de troubles, avaient été condamnés à des peines graves, un esprit de haine et de vengeance, inconnu jusqu’ici dans l’histoire contemporaine du mouvement ouvrier en Angleterre, mais dont les symptômes étaient très manifestes en 1886, se serait développé et aurait marqué pour longtemps de son empreinte le mouvement qui suivit. Cependant les classes moyennes semblaient avoir compris le danger. On souscrivit aussitôt des sommes considérables dans le West-End pour soulager la misère de l’East-End. Ces secours étaient sans doute tout à fait insuffisants pour parer à l’immense misère, mais ils suffisaient à montrer la bonne volonté des riches. Quant aux peines infligées par les tribunaux aux chefs du mouvement, elles se bornèrent à deux ou trois mois de prison.
Dans toutes les couches de la société on prenait un très grand intérêt à la question du socialisme, à toutes sortes de projets de réformes et de rénovation sociale. Dès le commencement de l’automne et pendant tout l’hiver, on me pria de tous les côtés de faire des conférences sur le régime des prisons, mais principalement sur le socialisme anarchiste, et je visitai ainsi presque toutes les grandes villes d’Angleterre et d’Écosse. Comme j’acceptais régulièrement l’invitation de la première personne qui m’offrait l’hospitalité pour la nuit qui suivait ma conférence, il m’arrivait de coucher un soir dans le palais d’un riche, et le lendemain dans le pauvre logis d’une famille d’ouvriers. Tous les soirs je voyais un nombre considérable de gens de toutes les classes ; et soit dans la petite salle à manger de l’ouvrier, soit dans les salons de réception du riche, les discussions les plus animées sur le socialisme et l’anarchisme duraient jusqu’à une heure avancée de la nuit - éveillant des espérances dans la maison de l’un, des craintes dans le palais de l’autre, mais suivies par tous avec la même gravité.
Chez les riches, la principale question était de savoir ce que demandent les socialistes, ce qu’ils veulent faire, et ensuite, quelles sont les concessions qu’il est absolument nécessaire de faire à un moment donné, pour éviter de graves conflits. Dans ces conversations, j’ai rarement entendu qualifier les revendications socialistes d’illégitimes ou d’absurdes. Mais je trouvais aussi cette conviction intime qu’une révolution était impossible en Angleterre et que les revendications de la masse des travailleurs n’avaient ni la portée, ni la précision de celles des socialistes ; que les ouvriers se contenteraient en conséquence de beaucoup moins - et que des concessions d’ordre secondaire, comme la perspective d’un peu plus de bien-être et de loisir, seraient acceptées par les classes ouvrières d’Angleterre comme le gage provisoire d’un avenir meilleur encore. « Nous sommes un pays centre-gauche, nous vivons de compromis, » me disait un jour un vieux membre du Parlement, qui avait une longue expérience de la vie de son pays.
Chez les ouvriers aussi, je notai une différence entre les questions qui m’étaient adressées en Angleterre et celles qu’on me posait sur le continent. Les ouvriers de race latine s’intéressent énormément aux questions de principes généraux, dont les applications partielles sont déterminées par ces principes eux-mêmes. Si tel ou tel conseil municipal vote des fonds pour soutenir une grève, ou organise des cantines gratuites pour les enfants des écoles, on n’attache que peu d’importance à ces faits. On les considère comme tout naturels. « Cela se comprend : un enfant qui a faim ne peut pas apprendre, » dira un ouvrier français. « Il faut bien le nourrir. » Ou bien : « Le patron a certainement eu tort de forcer ses ouvriers à se mettre en grève : il fallait bien les soutenir ». — Ceci dit, on n’en parle plus, et on n’attache aucun prix à ces menues concessions faites par la société individualiste actuelle aux principes communistes. La pensée de l’ouvrier va au-delà de cette période de concessions isolées ; il demande si c’est la Commune, ou les fédérations d’ouvriers, ou l’État qui doivent entreprendre l’organisation de la production ; si le libre consentement suffira à lui seul pour maintenir l’ordre dans la société, et quelle contrainte morale sera capable de remplacer les moyens de répression de la société actuelle, une fois ceux-ci supprimés ; il demande si un gouvernement démocratique élu serait capable d’accomplir de sérieux changements dans le sens socialiste et si des faits accomplis ne doivent pas précéder les réformes législatives, etc.
En Angleterre, on se préoccupait au contraire d’obtenir une série de concessions et de palliatifs, Mais, d’autre part, les ouvriers semblaient s’être rendu compte depuis longtemps de l’impossibilité de la socialisation des industries par l’État, et ce qui les intéressait en premier chef c’était l’activité constructive du mouvement ouvrier, ainsi que les voies et moyens qui pourraient amener la période de reconstruction de la Société. « Eh bien ! Kropotkine, supposez que demain nous ayons à prendre possession des docks de notre ville. Comment devrions-nous, d’après vous, les administrer ? » C’était des questions de ce genre qu’on me posait, dès que nous avions pris place dans la petite salle d’une maison d’ouvriers. Ou bien : « L’idée de la socialisation des chemins de fer par l’État ne nous plaît pas, et l’exploitation actuelle par des compagnies privées est un vol organisé. Mais supposons que tous les chemins de fer appartiennent aux ouvriers. Comment organiserait-on leur exploitation ? » L’absence d’idées générales était ainsi suppléée par une tendance à entrer plus profondément dans les détails de l’application pratique.
C’était encore un trait caractéristique du mouvement socialiste en Angleterre qu’un nombre considérable de gens appartenant à la classe moyenne le soutenaient par différents moyens, les uns en y prenant ouvertement part, les autres indirectement. En France et en Suisse, les deux partis, — les travailleurs et les classes moyennes — semblaient prêts à en venir aux mains et ils étaient nettement séparés. Il en était du moins ainsi de 1875 à 1885. Quand j’étais en Suisse, je puis dire que pendant les trois ou quatre années de mon séjour je ne connus que des ouvriers. C’est à peine si je fis la connaissance de deux ou trois personnes de la bourgeoisie. En Angleterre c’eût été impossible. Nous trouvions un grand nombre d’hommes et de femmes de la classe moyenne, qui n’hésitaient pas, tant à Londres que dans les provinces, à nous aider ouvertement à organiser des meetings socialistes, ou à aller la bourse à la main quêter des sous dans les parcs pour venir en aide aux grévistes. Nous pouvions en outre constater un mouvement analogue à celui que nous avions eu en Russie dans les années qui suivirent 1870, quand la jeunesse russe se porta « vers le peuple », sauf qu’il n’était pas si intense, ni si rempli de l’esprit de sacrifice, ni si complètement étranger à l’idée de « charité ». En Angleterre aussi un certain nombre de gens cherchaient de toutes sortes de façons à se rapprocher des ouvriers, en visitant les taudis, en créant des universités populaires, des Toynbee Hall, etc. On peut dire qu’il régnait alors un grand enthousiasme. Beaucoup de personnes des classes cultivées croyaient sans doute qu’une révolution sociale avait commencé, comme le pensait le héros de la comédie du poète William Morris, intitulée Tables Tarned, qui dit que la révolution ne va pas seulement commencer, mais qu’elle a déjà commencé. Il arriva cependant ce qui arrive toujours avec de pareils enthousiastes ; quand ils virent qu’en Angleterre, comme partout ailleurs, il fallait se soumettre à un long et pénible travail préparatoire, pour triompher des obstacles, un grand nombre d’entre eux renoncèrent à faire une propagande active et ils se sont maintenant retirés de la lutte, à laquelle ils assistent en simples spectateurs sympathiques.
Je pris une part active à ce mouvement et avec quelques camarades anglais nous fondâmes, en plus des trois journaux socialistes qui existaient déjà, une revue mensuelle anarchiste, communiste, intitulée Freedom, qui vit encore aujourd’hui. En même temps, je repris mon travail sur l’anarchie, que j’avais dû interrompre lors de mon arrestation. La partie critique en fut publiée par Élisée Reclus, pendant mon incarcération, sous le titre de Paroles d’un Révolté. J’étudiais maintenant la partie constructive d’une société anarchiste-communiste — autant que cela peut être fait d’avance — dans une série d’articles publiés à Paris dans La Révolte. Notre « gamin », Le Révolté, poursuivi pour fait de propagande antimilitariste, fut obligé de changer de nom et il parut alors sous un nom féminin. Plus tard, ces articles, considérablement remaniés, ont été publiés en volume sous le titre de La Conquête du Pain.
Ces travaux me forcèrent d’étudier plus à fond certains points de la vie économique des nations civilisées. La plupart des socialistes avaient dit jusqu’ici que les sociétés civilisées actuelles produisent beaucoup plus qu’il n’est nécessaire pour assurer le bien-être de tous. C’est seulement la répartition des richesses qui est défectueuse : et si une révolution sociale avait lieu, chacun n’aurait qu’à retourner à sa fabrique ou à son atelier, tandis que la société prendrait possession pour elle-même de la plus-value ou des bénéfices, qui vont actuellement aux capitalistes. Il me semblait, au contraire, que la production elle-même avait pris sous le régime de la propriété privée une fausse direction, qui l’empêche de fournir en quantité suffisante tout ce qui est nécessaire à la vie. Aucun de ses produits n’excède la quantité nécessaire au bien-être de tous ; et la surproduction, dont on a tant parlé, signifie seulement que les masses sont trop pauvres pour acheter même ce qui est considéré comme nécessaire pour vivre convenablement. Mais dans tous les pays civilisés, la production, tant agricole qu’industrielle, devrait et pourrait être considérablement accrue afin d’assurer à tous une vie d’abondance. Cela m’amena à rechercher quelles peuvent être les ressources de l’agriculture moderne, et quelle est la méthode d’éducation qui serait susceptible de permettre à chacun de se livrer en même temps à un travail manuel, sain et intéressant, ainsi qu’à un travail intellectuel. J’ai développé ces idées dans une série d’articles parus dans le Nineteenth Century et publiés depuis en volume sous le titre de Fields, Factories and Workshops.
Une autre grave question attira mon attention. On sait à quelles conclusions la formule de Darwin, « The Struggle for Existence » (La lutte pour l’existence) a entraîné la plupart de ses disciples, même les plus intelligents d’entre eux, comme Huxley. Aujourd’hui il ne se commet pas d’infamie dans la société civilisée ou dans les relations des blancs avec les races dites inférieures, ou des « forts » avec les « faibles », qui ne trouve son excuse dans cette formule.
Déjà pendant mon séjour à Clairvaux je sentais la nécessité de réviser complètement la formule de la lutte pour l’existence, en elle-même et dans son application aux affaires humaines. Les essais faits dans ce sens par quelques socialistes ne m’avaient pas satisfait, lorsque je trouvai dans une conférence faite par le professeur Kessler, zoologiste russe, un commentaire excellent de la loi de la lutte pour la vie. « L’appui mutuel, disait-il dans son discours, est aussi bien une loi de la Nature, que la lutte réciproque ; mais pour l’évolution progressive de l’espèce, la première est de beaucoup plus importante que la seconde. »
Ces quelques mots — qui n’étaient malheureusement illustrés que par quelques exemples (Siévertsov, le zoologiste dont j’ai déjà parlé dans un précèdent chapitre, en ajouta un ou deux autres) — ces quelques mots étaient pour moi la clef de tout le problème. Lorsque Huxley publia en 1888 son article atroce, The Struggle for Existence : a Program, je résolus de réunir sous une forme lisible les matériaux que j’avais accumulés pendant deux ans et de présenter les objections que j’avais à faire à sa façon de concevoir la lutte pour la vie parmi les animaux comme aussi parmi les hommes. J’en parlai à mes amis. Mais je m’aperçus que la « lutte pour la vie », interprétée comme un cri de guerre de « malheur aux faibles », et élevée à la hauteur d’une « loi naturelle » consacrée par la science, avait jeté en Angleterre de si profondes racines qu’elle était presque devenue un article de foi. Deux personnes seulement m’encouragèrent à m’élever contre cette fausse interprétation des faits naturels. L’éditeur du Nineteenth Century, M. James Knowles, comprit aussitôt, avec son admirable perspicacité, l’importance de la question et il m’encouragea avec une énergie vraiment juvénile à tenter la chose. L’autre était H. W. Bates, l’auteur du « Voyage dans la région de l’Amazone », dont Darwin a dit dans son autobiographie qu’il était un des hommes les plus intelligents qu’il ait rencontrés, et qui, on le sait, a travaillé pendant de longues années à recueillir les faits sur lesquels Wallace et Darwin basèrent leurs grandes généralisations. Il était secrétaire de la Société de Géographie, et je le connaissais. Quand je lui fis part de mon intention, il en fut ravi et me dit : « Oui, il faut que vous écriviez cela. C’est cela le vrai Darwinisme. C’est une honte quand on songe à ce qu’ils ont fait des idées de Darwin. Écrivez votre livre et quand vous l’aurez publié, je vous écrirai une lettre dans ce sens que vous pourrez rendre publique. » Je n’aurais pu souhaiter de meilleur encouragement et je commençai le travail qui fut publié dans le Nineteenth Century sous les titres de Mutual Aid among Animals, among Savages, among Barbarians, in the Medieval City, et among Ourselves (L’appui mutuel chez les animaux, chez les sauvages, chez les barbares, dans la vie d’une cité au moyen âge, et chez nous.) Malheureusement je négligeai de soumettre à Bates les deux premiers articles de cette série, consacrés aux animaux, qui furent publiés alors qu’il vivait encore. J’espérais avoir bientôt achevé la deuxième partie du travail, sur l’appui mutuel chez les hommes, mais il me fallut plusieurs années pour le terminer et Bates mourut dans l’intervalle. Les recherches que je dus faire au cours de ces études pour me familiariser avec les institutions de la période barbare et celles des cités libres du moyen âge, m’entraînèrent à faire d’autres recherches intéressantes, à savoir sur le rôle joué par l’État durant les trois derniers siècles, lors de sa dernière incarnation en Europe. Et d’un autre côté, l’étude des institutions de secours mutuel aux différents âges de la civilisation m’amena à rechercher comment s’est produite dans l’humanité l’évolution des idées de justice et de moralité. J’ai résumé ces deux travaux dans deux conférences, l’une sur l’État et son rôle historique, et l’autre, en anglais, Justice and Morality.
Pendant les dix dernières années le développement du socialisme a pris en Angleterre un nouveau caractère. Ceux qui ne tiennent compte que du nombre des assemblées socialistes et anarchistes tenues dans le pays et du nombre des auditeurs attirés par ces assemblées, sont portés à conclure que la propagande socialiste est actuellement en décadence. Et ceux qui jugent de ses progrès par le nombre de voix données à ceux qui briguent un mandat socialiste au Parlement, aboutissent à cette conclusion que la propagande socialiste est actuellement sur le point de disparaître en Angleterre. Mais on ne peut juger de la profondeur et de l’extension des idées socialistes par le nombre de personnes qui viennent aux réunions, et encore moins par le nombre de voix accordées à ceux qui inscrivent plus ou moins les revendications socialistes sur leur programmes électoraux, surtout en Angleterre. En réalité, des trois systèmes de socialisme, formulés par Fourier, Saint-Simon et Robert Owen, c’est le système de ce dernier qui prévaut en Angleterre et en Écosse. Par conséquent, ce n’est pas tant par le nombre des meetings ou des voix socialistes que l’on peut juger de la puissance du mouvement, que par l’infiltration des idées socialistes dans le Tradeunionisme, dans le mouvement coopératif et dans ce qu’on appelle le mouvement socialiste municipal, ainsi que par l’infiltration générale des idées socialistes dans tout le pays, — vague ici, consciente ailleurs, mais servant toujours de critérium pour apprécier les faits économiques et politiques.
Considérée à ce point de vue, l’idée socialiste a pris en Angleterre une extension considérable, en comparaison de ce qu’elle était en 1886 ; et je n’hésite pas à dire que cette extension est immense en comparaison de ce qu’elle fut de 1876 à 1882. Je puis ajouter aussi que les efforts incessants des petits groupes anarchistes ont contribué à développer et à répandre les idées de suppression de tout gouvernement, de droits individuels, d’organisation locale et de libre association, — en opposition avec celles de la toute-puissance de l’État, de centralisation et de discipline, qui dominaient il y a vingt ans. Nous pouvons dire que nous n’avons pas perdu notre temps.
L’Europe tout entière traverse en ce moment une très mauvaise période de développement du militarisme. C’était une conséquence inévitable de la victoire remportée sur la France en 1871 par l’empire militaire germanique, grâce à son système de service obligatoire. Beaucoup de personnes avaient dès cette époque prévu et prédit ce qui arriverait — et Bakounine l’avait annoncé d’une manière particulièrement saisissante. Mais un contre-courant commence déjà à se manifester dans la vie moderne.
Les idées communistes, dépouillées de leur forme monastique, ont pénétré en Europe et en Amérique, et leur propagation a été immense pendant les vingt-sept années que j’ai pris une part active au mouvement socialiste et que j’ai pu observer leur développement progressif. Quand je songe aux idées vagues, confuses, timides, exprimées par les ouvriers aux premiers congrès de l’Association Internationale des Travailleurs, ou qui avaient cours à Paris pendant la Commune, même parmi les hommes d’initiative les plus réfléchis, et que je les compare à celles qui dominent aujourd’hui chez un grand nombre d’ouvriers, je dois avouer qu’elles me semblent représenter deux mondes absolument différents.
Il n’y a pas de période dans l’histoire, à l’exception peut-être de la période révolutionnaire du douzième et du treizième siècle, qui aboutit à la formation des communes du moyen âge, pendant laquelle les idées sociales existantes aient subi une transformation aussi profonde. Et maintenant, dans ma cinquante-septième année, je suis plus profondément convaincu que je ne l’étais il y a vingt-cinq ans, qu’un heureux concours de circonstances fortuites peut déterminer en Europe une révolution beaucoup plus importante et tout aussi étendue que celle de 1848 ; non pas dans le sens d’une simple guerre entre différents partis politiques, mais d’une transformation rapide et profonde de l’édifice social. Et je suis convaincu que quel que soit le caractère que revêtira un pareil mouvement dans différents pays, il se manifestera partout une intelligence beaucoup plus profonde des changements sociaux, devenus nécessaires, que n’en ont jamais montré les six derniers siècles écoulés. D’autre part la résistance que ce mouvement rencontrera de la part des classes privilégiées n’aura probablement pas le caractère d’obstination aveugle, qui a rendu si violentes les révolutions du passé.
Cet immense résultat était bien digne des efforts faits dans ces trente dernières années par tant de milliers d’hommes et de femmes de tous les pays et de toutes les classes de la société.
Index
A (Monsieur), avocat, 285.
Académie des Sciences, 475.
Académies militaires, 117.
Académie militaire de Jurisprudence, 230.
Académie des Sciences de Pétersbourg, 360.
Administration supérieure de la Sibérie orientale, 218.
Agnosticisme, 100.
Agricole (Commission), 456.
« Aide mutuelle », 516.
Aigle, 452.
« A la Jeunesse » 438.
Albarracin, 407.
Alexandre-Alexandrovitch, héritier présomptif, plus tard Alexandre III ; son éducation, 156 ; Cause de la mort d’un officier, 156. (Voir Alexandre III).
Alexandre Ier (Empereur), 10.
Alexandre II (Empereur) : aux funérailles de sa mère, 114 ; à l’Opéra, 123 ; aux manœuvres, 124 ; émancipation des serfs, 132-143 ; aux bals de la Cour, 147 ; ami de la princesse X…, 148 ; l’empereur espionné, 148 ; conversation avec un grand-duc, 149 ; suivi par son page à la parade, 150 ; premiers indices de la politique réactionnaire, l52 ; éducation de ses fils, 155 ; commencement de la réaction, 167, 168, 170 ; discours lors de la promotion des officiers, 170, 172 ; Miloutine, envoyé en Pologne, 182 ; fin de la période des réformes, 188 ; Chouvalov et Trépov, 248/ ; colonel Fleury, 248 ; son caractère, 249 ; chasse à l’ours, 249 ; attentat de Karakosov, 257 ; haine de l’empereur pour les femmes instruites, 267 ; dans les hôpitaux pendant la guerre de Turquie, 267 ; exil « administratif », 319 ; protégé par la jeunesse, 324 ; pouvoirs de la police secrète pendant son règne, 349 ; prisonniers enfermés dans la forteresse, 357, 384 ; persécution de la jeunesse, 440 ss, 442 ; pendaisons, 443 ; double nature de l’empereur, 249, 449 ; pouvoirs donnés à Moris Mélikov, 446 ; sa mort, 446, 448, 459.
Allemagne, 274, 452, 507.
Alsace, 282.
Ambassadeur des Etats-Unis, sa réception, 154.
Amnistie, 469.
Amour, le fleuve et la région ; plan de voyage vers l’Amour, 159, 166 ; les Cosaques de l’Amour, 160 ; premier voyage, 189 ; colonisation, 190 ; un typhon sur l’Amour, 197 ; en remontant le fleuve, 217 ; retour, 200.
Anarchisme : « Les Bakounistes » en 1872, 287 ; travaux théoriques à la Fédération Jurassienne, 293 ; écrits de Bakounine : idéal de société future, 410 ; moyens de le réaliser, 411, 416.
Anarchistes internationalistes, 406.
Anarchique (Mouvement) en Europe, 396 ; en France, 465 et s.
Anarchistes, 287, 410.
Andalousie, 279.
Andréï, le cuisinier, 42.
Andréi, le tailleur, 20, 28 ; son sort tragique, 54, 56.
Andrieux, ex-préfet de police de Paris ; conseiller d’Alexandre III, 451, d’Ignatiev, 460 ; ses agents provocateurs, 495, 496.
Angleterre (L’Internationale en), 280 ; première arrivée en A…, 389, absence de mouvement socialiste, 455 sq., le mouvement socialiste en 1886, 509-519 ; crise industrielle, 510 ; conférences, 510 ; entretiens et questions sur le socialisme, 611-513 ; sympathies dans la classe moyenne, 513, 514 ; études scientifiques, 515 ; progrès du socialisme, 517-519.
Anglaise (Dame), brochures chrétiennes, 453.
Anna, nourrice, 368.
Annenkov (Général), chef de la police de Pétersbourg, 163, 165.
Anton (Savéliev), paysan, 141,
Apraxime Dvor (Incendie de l’), 161-171.
Apoukhtines, 41.
Araktchéïev (Comte), 10.
Arbat (Rue), 2.
Argougne, affluent de l’Amour : voyage à cheval sur ses bords, 200, 205, 214.
Armfeld (Nathalie), 272.
Arrestation de Kropotkine à Pétersbourg, 344 ; en France, 464 ; de son frère Alexandre, 365.
Arrestations en Russie, 339.
Art et Nihilisme, 305.
Artillerie (Académie d’), 159.
Asar, 240.
Asie : sa structure, 230 ; analogies avec l’Amérique du Nord, 233.
Asie centrale, 127 ; son dessèchement, 244.
Assemblée Nationale (Projets de convocation d’une), en Russie, 447, 507.
Assemblée des Notables, 448.
Association Internationale des Travailleurs. {Voir Internationale).
Astrakan, 461.
Astronomie, 507.
Augsbourg (Déclaration d’), 99.
« Australiens (Les) », 504.
Autorisation d’écrire dans la forteresse. 360.
Avant-Garde, journal, 431.
Avogadro, 118.
B..., Varvara, 317.
B..., (Capitaine), 111.
Baïkal (Lac) : route construite sur la rive méridionale, 224 ; révolte des exilés polonais, 223-228.
Baise-main, 82.
Bal costumé à Moscou, 22-25.
Bals au Palais d’Hiver, 147.
Banque d’État, menacée par l’incendie, 163.
Bar-sur-Aube, 499.
Barbot de Marny, géologue, 343.
Barcelone, 279.
Barques descendant l’Amour, 192-200 ; échouage, 193 ; détruites par un ouragan, 197 et s.
Bachkirs, (Pillage du territoire des), 250.
Bastian (Adolphe), 223.
Bates, H.-W., et l’aide mutuelle, 516.
Battemberg (Prince de), 459.
Bazarov, nihiliste, héros d’une nouvelle de Tourguénev, 97, 308, 424, 425.
Becker, professeur, 86, 87, 116.
Behring (Détroit de), 232.
Belgique (L’Internationale en). 280 ; l’auteur en Belgique, 294. Belle-mère de l’auteur, née Elisabeth Karandino ; son mariage, 13 ; bal travesti, 23-25 ; sur la route de Nikolskoïé, 44, 46 ; Guérasime Krouglov, 67, 68 ; lettre d’Alexandre, 100. {Voir Karandino.)
Bellecour (Théâtre et café de), 463.
Berlin, 265, 274.
Berlin (Congrès de), 427.
Berne, 409.
Bernard (Claude), 118.
Bernard, mécanicien, 469.
Bervi (Flerovsky), écrivain politique, 314.
Bestoujev « Décembriste », 130.
Bibliothèque impériale : autorisation d’y travailler, 116 ; menacée d’incendie, 163 sq.
Bibliothèque Nationale de Paris, 503.
Blagovestchensk, ville sur l’Amour, 206.
Blanc (Louis), 359.
Blanqui, son opinion sur les révolutionnaires de Paris, 420 ; à Clairvaux, 475.
Blanquistes, 400, 413.
Boniface VIII, pape, 103, 116.
Borodine, la propagande parmi les ouvriers, 337, 338, 344.
Bouc, 109.
Boulanger (Général), 462.
Bright (John), 359.
British Museum, 418.
Brochures socialistes, 281 ; brochures de l’Imprimerie Jurassienne, 435.
Brousse (Docteur Paul), 405, 431.
Bruxelles, 294.
Buckle, 334.
Bulgarie, 458.
Bulletin de la Fédération Jurassienne. 290.
« Burla papeï », soulèvement dans le canton de Vaud, 438.
Burmann (Madame), nourrice allemande, 6, 12, 14.
Burns (John), 456, 509.
Buxhœvden (Capitaine), 207, 208.
Cafiero (Carlo), 405, 489.
Calais, 489. Calligraphie (Professeur de), 92.
Camp (Vie de), 124.
Canadian-Pacific-Railway, 195.
Canadiens (Voyageurs), 211.
Carême (Grand), à Moscou, 33, 98.
Carlisen (Capitaine), 239.
Catalogue, 279.
Cathédrale Isaac, 366.
Catherine (Grande-Duchesse), 448.
Catherine II, impératrice, 356.
Caucase, 63.
Celinski, fusillé à Irkoutsk, 227.
Cellules (Emprisonnement en), 481.
Champion, 456, 509.
Charing-Cross, 490, 491.
Chartistes, 359, 457.
Châtelard (Château de), 438.
Chevtchenko, poète, 354.
Chilka, rivière, tributaire de l’Amour ; barques descendant son cours, 192. 194, 200, 204.
Chimie (Études de), 118, 119.
Chinois : soldats chinois sur la frontière, 209 ; un vieux fonctionnaire, 210 ; réception dans les villages, 217.
Choublne, procureur, 375.
Choumskiy, acteur à Moscou, 21.
Chouvalov, (Comte), chef de la police politique, 248-50 ; nommé ambassadeur, 250.
Christiania, 388.
Chroniques, 116.
Cercle de Tchaïkovsky, 313, sq. {Voir Tchaïkovky).
Clairvaux (Prison centrale de), 473-486 ; aventuriers, 496-500 ; correspondance avec son frère Alexandre, 506.
Clarens, 439, 488, 492.
Clausius, 118.
Clemenceau, 399, 484.
Clergé russe, mainmise sur les écoles, 252.
Cloche (La), journal édité par Herzen, 134.
Club anglais, 30.
Code russe, 120.
Colonel (Le). {Voir Girardot.)
Comité exécutif (Le), 445-46, 449, 450-61.
Commune de Paris : réfugiés de la Commune, 283, 403, 404 ; à la Fédération Jurassienne, 288 ; les derniers jours de la Commune, 292 ; exemple d’une insurrection sans but déterminé, 298 ; un livre sur la Commune par Lefrançais, 404 ; le Conseil de la Commune, 413 ; première commémoration publique à Paris, 419 ; Elle Reclus au service de la Commune, 502, 503.
Communes (Les) du Moyen-Age, 516, 519.
Congrès anarchiste de 1881, 452.
Congrès de l’Association Internationale des Travailleurs, 278.
Congrès de La Haye, 398.
« Conquête du pain (La) », 514.
Conseil général de l’Internationale, 288-89.
Constantin (Nikolalévitch), grand-duc, 132, 151-52 154 ; attentat contre lui en Pologne, 168 ; il est accusé, par Katkov, de complicité avec Karakosov, 259.
Constitution (Agitation pour obtenir une), 323.
Contemporain (Le), 169.
Contrebande (Livres introduits en), 333.
Coopératif (Mouvement), 517.
Coopération, 417.
Corps des Cadets, 55.
Corps des Pages, 66, 69-166 ; pendant l’incendie, 162.
Cosaques de l’Amour, 160, du Dniepr, 10 ; de la Transbaïkalie, 190, 192 ; de l’Ousouri, 160, 190, 214, 219.
Costa, 419, 420.
Courier, (Paul-Louis), 407.
Cour de Russie (La), 144, sq.
Cowen (Mr. Joseph), 452.
Cracovie, 301, sq.
Crimée (Guerre de) : comment elle fut accueillie en Russie, 63 ; Mécontentement des paysans, 132, 267, 428.
Cruikshank, 485.
Cryptographie, 341, 342.
Cuvier : son cerveau, 421.
D... (Général), 31. Daily Telegraph, 291.
« Dans les prisons russes et françaises », 481.
Darwin (Charles), 100, 118, 515, 516.
Daudet (Alphonse), 68, 422.
Daourov, 89, 160.
Davoust (Maréchal), 43.
Dent du Midi, 438.
Dessin (Professeur de), 93.
Dickens : contes de Noël, 362 ; cours de Justice, 485.
Discussion sur le Socialisme en Angleterre, 511-513.
Dmitri (Voir Kelnitz).
Dmitri-Nicolaiévitch Kropotkine (Cousin). (Voir Kropotkine. D.N.)
Dolgorouki (Princesse Yourievsky), 446.
Dolgouchine (Cercle), 440.
Don Quichotte et Hamlet, 424.
Donon (Restaurant), 386.
Dorogomilovka (La), 2.
Dostoïevsky, romancier, 129, 354.
Douairière (L’Impératrice), Alexandra-Théodorovna : ses obsèques, 112, 131.
Douklobors, 321.
« Drapeau rouge », 408.
Dumartheray, 431, 434, 435, 436.
Dumas (A.), 68.
Dupont (Pierre), 276.
Durham (Mineurs de), 458.
Duse, 21.
Ebert, professeur de calligraphie, 90, 91, 436.
Ecole des Hautes Etudes de Bruxelles, 504.
Ecoles supérieures de jeunes filles eu Russie, 84.
Edimbourg, 458.
Education technique en Russie, éveille des suspicions, 253.
Eglise catholique, 99.
Eglise russe, 98.
Elsa dans « Lohengrin », 194.
Elssler (Fanny), 19, 20.
Emancipations des serfs, 135, sq.
Emélianov, 448.
Empereur allemand, 430.
« Encyclopœdia Britannica », 459, 473, 475.
Encyclopédistes, 99, 359.
Enfants trouvés (Hospice d’), 163.
Engels (Fr.), 288, 397.
En Avant, revue russe, 366, 392.
Erckmann-Chatrian, 336.
Espagne (Internationale en), 279 ; après la guerre de 1870, 399 ; attentat contre le roi, 430. Espions, 486 ; Allemands, 498 ; Russes, 458, 459.
Etat, ses origines, 517.
Etoile Polaire (L’), revue dirigée par Herzen, 130, 131.
Etudes historiques, 116.
Eugénie Tour, 67.
Evangiles (Les), 98.
Exploration arctique, 237.
Explosion au Palais d’Hiver, 446.
Exposition internationale à Londres, 276.
Fanelli, 294.
Faubourg Saint-Germain de Moscou, 4.
« Faust », 87, 88, 508, 509.
Fédération espagnole de l'Internationale, 398.
Fédtchenko (Olga), zoologiste, 235.
Fédération belge de l’Internationale, 398.
Femmes (Les) : leur lutte pour participer à l’enseignement supérieur, 263, sq. ; examens de médecine ; Académie de Médecine ; Universités ; guerre de Turquie, 266-67.
Femmes de prisonniers, 473.
Ferré (Théophile), 408.
Ferry (Jules), 452.
Fête du Saint-Esprit, 161.
Figaro, 292.
Fièvre typhoïde, 80.
« Fils » (adoptés sur l’Amour), 191, 195.
Finlande (Explorations en), 240, 242 ; la période glaciaire en Finlande, 244 ; voyage en Finlande, 387.
Flaubert, 422.
Fleury (Colonel), aide-de-camp de Napoléon III, 248.
« Folie (L’Été de) » de 1874, 368.
Flotte russe, 251.
Fortification, 120, 128.
Forteresse de Pierre et Paul : Obsèques de l'Impératrice douairière, 112, 113 ; Karakozov torturé, 260 ; Incarcération dans la forteresse, 352- 373 ; son passé, 354 ; exercices physiques en cellule, 355 ; plumes et encre accordés, 361 ; sonnerie de cloches, 363 ; conversations entre détenus, 369 ; folie d’un voisin, 370 ; visite d’un grand-duc, 370 ; le scorbut, 374 ; grèves de la faim, 442.
Fourier, 414, 418, 517.
Fram (Le) en dérive, 238.
France (La), sa situation après la guerre de 1870, 398, 437. {Voir Paris, Lyon, Commune, Internationale, etc.)
Franco-allemande (Guerre) : réaction qui suivit, 398.
François-Joseph (La Terre), 239.
Frédéric, empereur allemand, 114.
Freycinet, ministre français, 502.
Frol, majordome, 9, 12, 14, 37, 50-51, 102
Frol et Laur (saints), 106.
Gagarine (Prince), grand-oncle, 8 ; oncle de Kropotkine, 23, 32.
Galton, 101.
Gamaléïa (Mlle), 114.
Gambetta, 399.
Gand (Congrès de), 418, 419.
Ganz, professeur de dessin, 93, 95.
Garibaldi, 133.
Gardes du Corps (Officiers des), après l’incendie d’Apraxine, 169.
Gatchina (Palais), 449.
Gautier (Emile), 463, 469, 475,
Gendarmerie (Général de) : enquête à Tchita, 177, 178.
Gendarmes en Russie, 345, 346.
Généralisations scientifiques, 232.
Genève (Le mouvement socialiste à), 285 ; visite de Polakov, 349 ; fondation du « Révolté », 431, 434, 435 ; l’université, 453 ; espions russes, 486, sq.
George (Henry), 456.
Géographie physique de Russie, 240.
Gerhardt, 118.
Ghérasime. (Voir Krouglov.)
Ghirine, ville de Mandchourie, 214 ; visitée par l'auteur, 216.
Girardot (colonel), 74-77, 78-83, 111.
Glasgow, 456.
Glinka, compositeur de musique, 356.
Gœthe, 87, 88, 99, 441.
Gogol, écrivain, 167-168.
Golfe de Finlande, 122.
Gontcharov, romancier, 308.
Gortchakov (Prince), 430.
Gosse (L.-L.), officier, 163.
Gostinoï Dvor (Incendie près de), 162 ; ballons d’enfants, 379.
Gouverneur général de la Sibérie Orientale (Attaché au), 204.
Grammaire russe, 90.
Grands-ducs, 251.
Grand’mère de l’auteur (née Princesse Gagarine), 8.
Grand-père de l’auteur, 7, 8.
Grand Khingan (Chaîne du), 206 ; sa traversée, 210-211.
« Grande Russie », société secrète, 254.
Grave, 436.
Grévy, Président de la République française, 501.
Griboïédov, écrivain, 67.
Grigorovitch, V., romancier, 57, 129.
Grinevétsky, 448.
Grove, 118.
Gruber (Dr.), anatomiste, 265.
Guillaume (James), 289, 291, 295, 394, 419.
Goukovskala (Miss), 441.
Gyldén (Professeur), astronome, 508.
Hardie (Keir), 456.
Harrow, 505.
Hébreux, 46.
Heidelberg, 265.
Hélène, sœur de l’auteur, 6 ; son intervention dans l’éducation de son frère, 17, 30, 45 ; le drame de Polia, 57 ; chants patriotiques, 63, guerre de Crimée, 65 ; à Pétersbourg, 99 ; entrevues à la forteresse, 365 ; pétition en faveur de la libération de son frère Alexandre, 367, 506 ; elle obtient le transfert de son frère dans un hôpital, 375 ; son arrestation après l’évasion de l’auteur, 387, 388.
Hélène Pavlovna (Grande-duchesse), 132, 154, 446.
Helmersen (Général), géologue, 240.
Helmholtz, 118.
Henri V, tentative pour le mettre sur le trône de France, 399.
Hermitage, galeries de tableaux, 121.
Herzen (Alexandre), écrivain politique, réfugié : sa maison dans le Vieux Quartier des Ecuyers, 69 ; les hommes de sa génération, 129 ; sa revue l'Etoile Polaire, 130, 131 ; paroles répétées par Alexandre II, 132 ; appui promis au Tsar pour l’émancipation des serfs, 133 ; aidé par Tourguénev, 134 ; son amitié pour Kaveline, 155 ; cercles politiques, 254, son ami Joukovsky, 406.
Herzig, 431, 434, 436.
Hoedel, 430.
Holden (Dr.), astronome, 508. Hollande (L’internationale en), 280.
Hôpital militaire Nicolaievsky : l’auteur y est transféré, 375 ; Cour de l’hôpital, 377 ; évasion de l’auteur, 377, sq.
Hull, 388, 390.
Humboldt (Alexandre de), 90, 159, 231.
Huxley, 515.
Hyndman (Mr.), 456, 457, 509.
Hyndman (Mrs.), 456.
Iakoutsk, mines d’or, exploration du passage de Transbaïkalie, 219.
lénisséi, fleuve, 441.
Ignatiev (Comte), 203, 451, 459- 61.
Illustration Française, 47.
Imprimerie Jurassienne, 437.
Incendie : pendant les obsèques de l’Impératrice, 114 ; à Pétersbourg en 1861, 161-71.
Ingoda, rivière, 214.
Inspecteur des classes, 74, 94. {Voir Winkler.)
Institut agricole, 58.
Instruction secrète, 346.
Insurrection en Sibérie, 224.
Italie (L’Internationale en), 279 ; fédération de l’Intemationale, 398 ; mouvement ouvrier après 1871, 400 ; le roi d’Italie, 430.
Ivanov (Vasili), 107.
Izmaïlovsk (Régiment d’), jubilé, 26.
Jacobins, 413.
Jallot, 408.
Jacques, apôtre, 99.
Japon, 197.
Jardinage en prison, 475.
Jdanov, sénateur, enquête sur l’incendie, 169.
Jeltoukhine, général, 74.
Jésuites, 74, 86.
Jeunesse russe, années d’école, 115 ; agitation, 263 ; tendances socialistes, 315 ; son isolement de la génération précédente, 318.
Juifs (Contrebandiers), 300-303.
Joukovsky (Nicolas), réfugié, 286, 406.
Joule, 118.
Journal de Genève, 285.
Journal des Economistes, 469.
Journaux socialistes, 281, 432.
Jurassienne (Fédération), 287- 300 ; son rôle dans le développement du socialisme, 287 ; son esprit dominant, 288-295 ; influence de Bakounine, 293- 95 ; l’auteur entre dans la Fédération, 390, 391, 394 ; participation de la Fédération au mouvement socialiste, 395, sq. ; la vie à la Fédération du Jura, 395-417 ; centre des fédération latines, 398 ; ses journaux, 402 ; les congrès, 415 ; accusation de complots, 430, 431 ; suppression du journal, 431 ; fondation d’un nouveau journal, 431-38.
Jura (Monts ou Collines du), 287, 289, 402.
Justice, 457.
Kahovsky, 130.
Kalouga, 35, 40, 43, 106, 109, 140.
Kamtchatka (Péninsule de), 177, sobriquet d’écoles, 86.
Kames, 240.
Kant, 99, 100.
Kara (Mer de), 237.
Karakozov, ses cercles ; son attentat contre le Tsar, 257- 260 ; Karakozov torturé, 260 ; ses amis, 309 ; le mouvement « vers le peuple », 317 ; emprisonné dans la forteresse, 354.
Karandino (Mlle) Elisabeth, seconde épouse du père de Kropotkine, 13.
Katkov (M. N.), directeur de la « Gazette de Moscou » : chef de la réaction après l’incendie, 167 ; campagne après la révolution polonaise, 185 ; après l’attentat de Karakozov, 259 ; hostile à l’éducation des femmes, 266, 317 ; mauvais génie d’Alexandre II, 445 ; son influence en Angleterre, 451.
Kavéline, précepteur de l’héritier présomptif, 129, 155.
Kelnitz (Dmitri) : l’homme, 311 ; le cercle de Tchaïkovsky, 314 ; traqué par la police, 318, 339 ; propagande parmi les ouvriers, 334, 336, 339, 340 ; lettre de Kelnitz, 344 ; volontaire dans la Péninsule des Balkans, 394.
Keltie (Dr. John Scott), 392, 393.
Kennan (Georges), à Londres. 186, sq. ; sur Nathalie Armfeld, 272.
Khamar Daban (Défilé de), 225.
Kharkov, prison centrale, 440, 442, 444.
Khingan (Voir Grand Khingan).
Kiakhta, 131.
Kiev, 43, 444.
Kirila, 36, 38.
Kirin (Voir Ghirine).
Klassovsky, Prof., 85, 86, 89.
Kleinau (Von), 89.
Knowles (Mr. James), 516.
Kochtov, 77.
Kohanovsky (Madame), romancière, 256.
Kolpino (Forges de), 162.
Korsakov (Michel Séménovitch), gouverneur général de la Sibérie Orientale, 175, 214.
Korff (Baron), 269.
Koukel (Boleslav Kazimirovitch), chef de l’Etat-Major général de la Sibérie Orientale : réformes en Transbaïkalie, 175-77 ; sa destitution, 185-86.
Koutousov, 43.
Kovalesky (Sophie), prof., 266.
Kovalsky, 441, 443.
Kozlov, explorateur, 236.
Krafft-Ebing, 481.
Kravtchinshy (Serge), 328-32, 334, 335. (Voir Stepniak).
Kremlin (Le), 2.
Krestovskiy (V.), pseudonyme, romancier, 256.
Krestovsky (Vsévolod), romancier, 256.
Kropotkine (Prince Alexandre Alexéiévitch), frère de l’auteur. (Voir Alexandre.)
Kropotkine (Prince Alexéi Pétrovitch), (Voir Père de l’auteur).
Kropotkine (Princesse Ekaterina Nikolaïevna), née Soulima. (Voir Mère de l’auteur.)
Kropotkine (Prince Dmitri), poète, 8.
Kropotkine (Prince Dmitri Nikolaiévitch), cousin de l’auteur : officier des Chevaliers Gardes, 134, après l’incendie d’Apraxine, 169 ; intervention en faveur de son cousin, 367 ; tué à Kharkov, 444.
Kropotkine (Princesse Elena Alexeiévna), sœur de l’auteur, (Voir Hélène.)
Kropotkine (Prince Nikolaï Alexéiévitch), frère de l’auteur. (Voir Nicolas.)
Kropotkine (Prince Petr Nikolaiévitch), général, cousin de l’auteur, et l’insurrection de Pologne, 183-84.
Kropotkine (Prince Petr Nikolaiévitch), grand-père de l’auteur, 7, 8.
Kropotkine, Sacha (Alexandra), fille de l’auteur, 506.
Kropotkine (Sophie), femme de l’auteur : travail en commun à Clarens, 438 ; à Thonon, 453 ; vie à Londres, 457 ; arrestation de l’auteur, 465 ; Sophie Kropotkine s’établit à Clairvaux, 476 ; tracassée par les espions russes, 495-99 ; jardinage à Harrow, 505.
Kropotkines (Famille des), 7.
Krouglov (Ghérasine), 58-61.
Lac de Genève, 453.
Lamarckiens (Néo-), 101.
Lamsdorf (Comte), 97.
Laplace, 103.
Lassalle, 313, 334.
Lausanne, 404.
Lavrov (P. L.), colonel, réfugié ; ami d’Alexandre Kropotkine, 254, 359 ; lettre à Lavrov, 366 ; il dirige « L’En-Avant » à Londres, 392, 394 ; il présente l’auteur à Tourguénev, 420, 424.
Ledru-Rollin, 359.
Lefrançais (Gustave) : après la Commune, 292 ; son livre « Etude sur le mouvement communaliste », 404 ; à Clarens, 439.
Léna, rivière, mines de sel, 223- 224.
Lermontov, poète, 67.
Levers, 144.
Levés de plans, 121, 128.
Lewes (George), 357.
Liberté (La), journal, 514.
Lieu de naissance de l'auteur, 4.
Ligue (Sainte-), 450, 453.
Ligue secrète pour la protection du Tsar, 450.
Littérature (Professeur de), 91.
Lituaniennes (Provinces), 153, 250.
Litovsky Zamok, prison, 351, 463.
Locarno, 294.
« Lohengrin », 193.
Lollards, 321.
Lombroso (Cesare), 481, 485.
Londres, 419, 455, 465, 490, 493- 95, 505.
Loris Mélikov (Général), 446-48. 451, 506.
Louis XIV, 82.
Louis XVI, 447.
Louvre (Musée du), 503.
Loyola, 74.
Lüders (Comte), Lieutenant de Pologne ; attentat contre lui, à Varsovie, 167.
Luthérienne (Foi), 99.
Lütke (Amiral, Comte), 239.
Lutte pour la vie, 514, 515.
Lyon, 462 sq. ; procès de Lyon, 466 sq. ; en prison à Lyon, 470 sq., 497.
Macha, sa libération, 61.
Mac-Mahon (Maréchal), 398-401.
Maikov, poète, 247.
Maison de détention, 374.
« Maison de Poupée », 306.
Maîtres d’école de village, 320.
Makar, le planiste, 28, 51, 52.
Malatesta (Enrico), 405, 406, 495.
Malon (Benoit), 290, 291.
Maloyaroslavetz (Bataille de). 42.
Mandchourie : traité, 206 ; voyage à Merghen, 206 sq. ; chemin de fer de Mandchourie, 206 ; sur le Soungari, 214 sq. ; les Sibériens attirés en Mandchourie, 274.
Mandchoue (Flore), 211.
Manifeste d’émancipation des serfs, 136.
Manœuvres, 125-27.
Marc-Aurèle, 99.
Marie Alexandrovna, impératrice : au bal costumé, 24 ; éducation de son fils, 85 ; son influence en faveur de l’abolition du servage, 132 ; sa vie malheureuse, 154 ; Ouchinsky, 155 ; pendant l’insurrection polonaise, 183 ; le clergé, 252 ; délaissée pendant sa maladie, 446, 448.
Marovsky (Major), 192, 197, 198.
Mariages forcés entre serfs, 52.
Martin (Pierre), 470, 480.
Marx (Karl), 288, 313, 397.
Marxistes, 400.
Mathématiques (Etudes), 119.
Mazziniens, 400.
Mélikov. (Voir Loris Mélikov.)
Mendeleïv (Dmitri), Prof., 118.
Mensonges conventionnels, 305.
Mer Noire, 44, 274.
Mère de l'auteur, 5, 6 ; ses papiers, 11.
Merghen, ville, 206 ; visitée par l'auteur, 213.
Mestchovsk, ville, 35, 40.
Meyer (Lothar), chimiste, 118.
Mézentzov (Général), chef de la troisième section, 428, 443.
Michel (Louise), 292, 501, 502, 505.
Michelet, 99.
Mikhaïl Aléïev, premier violon, 39. 40.
Mikhaïl Nikolaïevitch (grand-duc), chef des Ecoles militaires, 166.
Mikhaïl Pavlovitch (grand-duc), 9, 24, 55, 56.
Mikhaïlov (Michel) poète exilé en Sibérie, 177, 178, 254.
Militaires (Sciences), 120.
Mill (J.-S.), 334.
Miloutine (Dmitri), ministre de la guerre ; le désastre de l’Amour, 203 ; il reste au ministère, 247.
Miloutine (Nicolas), destitué par Alexandre II, 135 ; soutenu par la grande-duchesse Hélène, 154 ; en Pologne, 182, 184 ; loi du gouvernement autonome des provinces, 184.
Minich, 345, 353.
Ministère de l’Intérieur (Incendie au), 163, sq.
Minousinsk, ville de la Sibérie, 367, 506.
Mirabeau, 47.
Mirski (Prince et Princesse), 32, 34, 129, 271.
Mississipi, 196.
Moleschott, 118.
Molière, 67.
Moncasi (Oliva), 430.
Montceau-les-Mines), 462.
Mongole (Invasion), 45.
Monnaie (La), 355.
Monomaques, 7.
Montagnes Rocheuses, 195, 231.
Morris (William), 122, 513.
Morskaïa (Rue), 343.
Moscou, 3, 21, 40, 42, 49, 63, 64, 102, 109, 129, 137.
Moscou {Gazette de), 319.
Most (John), 457.
Mouraviev-Apostol, 130.
Mouraviev (Michel - Nikolaievitch), « Le Pendeur », gouverneur général de Lituanie, 259, 261, 285.
Mouraviev (Comte Nikolaï-Nikolaievitch), conquérant de l’Amour, 174 ; intervient en faveur de Koukel, 186 ; occupation de l’Amour, 191 ; déportés colons, 190 ; «Ses Fils», 191, crainte qu’il inspire en Mandchourie, 216 ; sa retraite, 246.
Mouvement socialiste dans les pays latins, 396.
Musique, 119, 122.
Mychkin, 425.
N... (Général), 271.
Nansen (Fr.), 238.
Napoléon Ier, son invasion, 10 ; sa « Grande-Armée », 15 ; ses batailles, 42-43.
Napoléon III, empereur des Français ; bruits relatifs à l’abolition du servage, 133 ; il promet son appui à la Pologne, 167, 180 ; ses amabilités pour le mouvement ouvrier, 503.
Nature (la), revue scientifique, 391, 393.
Nazimov, gouverneur général de Vilno, 22, 133.
Nazimov (Madame), 22, 23, 25.
Nekrasov (Nicolas), poète, 67, 97, 129, 309.
Nesadov, 94.
Netchaïev, 312, 313, 354.
Neuchâtel, 287, 289, 290.
Néva (Rivière), 3, 122, 151, 355.
Nevsky (Perspective), menacée par l’incendie, 162 sq. ; 344, 385, 386.
New York, 398.
Newœastle, 458.
« Newcastle Chronicle » (Chronique de), 452, 459.
Newlands, 118.
Nice, 131.
Nicolas (Frère de l’auteur), 6, 7, 26, 48, 63.
Nicolas (Nikolaï-Alexandrovitch), héritier présomptif, 85, 155.
Nicolas (Nikolaï-Nikolaïevitch), grand-duc, visite la forteresse, 370.
Nicolas Ier (Empereur) : son temps, 8, 9, 13, 56 ; bal costumé à Moscou, 22-25 ; jubilé d’Izmailovsk, 25-26 ; sa mort, 64, 65, 73 ; pendaison des « Décembristes, 130 ; incarcération de Bakounine à la forteresse, 354.
Nihilisme, 266, 269, 304, 413, 423.
Nikolaïevsk, 219.
Nikolskoïé, domaine de la famille, 35, 36, 38, 39, 40, 45, 47. 101 ; la foire à Nikolskoïé, 105-109 ; les paysans après l’émancipation, 243.
Nineteenth Century, revue, 473, 515, 516.
Nizovkine, 341.
Nobiling (Dr.), 430.
Non-conformistes (prédicateurs), 321.
Non-conformistes, 1, 46, 47.
Nonni (Rivière), 206.
Nordenskjold (A.), 238, 240.
Norvégien (Littoral), 237.
Norvégien (Professeur), 391.
Norvégiens ouvrant la Mer de Kara, 237.
Notre-Dame de Kazan, 104, 106.
Nouvelle-Guinée, 234.
Nouvelle-Zemble, 238, 239.
Novgorod, 265.
Novikov (Madame), 452.
Obi (Fleuve), 201.
Oberstrass (quartiers russes de Zurich), 274, 280.
Océan glacial arctique, 236-38.
Odessa, 443.
OlTenbach (Musique d’), 122, 257.
Ogarev (Nicolas), poète, 129.
« Okhrana », 450.
Olga (Madame), 282.
Onone (Fleuve), 214.
Opéra italien, 122-123, 257 ; russe, 122, 257.
« Origine des espèces », 118.
Orléaniste, 494.
Ouchinsky, pédagogue, protégé par l’impëratrice Marie. 155.
Ougra (Rivière), 44.
Oukraine (Province d’), 180.
Ouliana (Nourrice), 6, 14, 16, 36, 50, 51.
Ourals (Monts), 201.
Ourga, 214.
Ourousovo (Domaine d’), 8.
Ousoltzev (Th.), astronome, 218.
Ousouri, affluent de l’Amour ; végétation sub-tropicale, 159 ; cosaques, 160 ; occupation de l’Oussouri, 190 ; agriculture, 218, 219.
Ousouri, vapeur, 214.
Outine (Nicolas), 282, 285, 286.
Ouvriers (Voir Association Internationale des Travailleurs et Suisse Fédération jurassienne, Verviers, Commune de Paris.)
Ouvrières d’usines, 269.
Ouvriers d’usines, à Pétersbourg, 334.
Owen (Robert), 276, 277, 413, 418, 517.
Ouyoune Kholdontsi, région volcanique, 213.
Page (L’auteur est fait), 25.
Page, « Philosophie de la Géologie », 391.
Pages (Corps des), 71, 163.
Pages de chambre, 71, 75, 144.
Palais d’Hiver, 144 sq. ; mort de l’impératrice Marie au Palais d’Hiver, 446 ; explosion au Palais, 446, 448 ; refus d’Alexandre III de se rendre au Palais, 449.
Pamir, 233.
Pâques (La fête de) à Moscou, 33.
Parachka, mariée de force, 52, 53.
Paris. 430, 432, 436, 460, 504, 505 ; paix de Paris, 84 ; Commune de Paris, (Voir Commune.)
Paroles d’un Révolté, 437.
Parti agrarien en Norvège, 388.
Paskiéwitch (Comte), 10.
Passanante, 430.
Passeport en Chine, 212, 213.
Paul (Apôtre), 99.
Paul 1er, 449.
Pauline, demi-sœur de l’auteur 49.
Pauline (Voir Polia.)
Pavlov (N.-M.), professeur, 69.
« Pays et Liberté », société secrète, 254.
Paysans russes : apportant des provisions à Moscou, 35 ; présents de nourrices, 36 ; à la fête du village, 106 ; impressions sur les paysans, 107-110 ; émeutes de 1850-1856, 132 ; abolition du servage, 139 ; ruine des paysans, 317.
Pedachenko (Colonel), 176, 200.
Pékin, 225.
« Peuple » (Soyez le), 309.
Père de l’auteur, 5-7 ; ses inclinations militaires, 9 ; sa participation à la campagne de Turquie de 1828 ; 9 ; à Varsovie, 10 ; son premier mariage, 11 ; son second mariage, 13 ; ses ordres de marche, 40 ; inspection des troupes, 45 ; manière de traiter les serfs, 49, 52 ; affranchissement de Macha, 61 : son opposition au départ de son fils pour la Sibérie, 161 ; sa maladie, 269 ; sa mort, 271.
Période glaciaire de l’Europe septentrionale, 244 ; de Russie, 342.
Perovskaïa (Sophie), un des fondateurs de notre cercle, 312 ; P..., maîtresse de maison, 326 ; ses opinions, 327 ; lettre à sa mère, 327 ; son arrestation, 339.
Peste en Russie, 446.
Pestel, 130.
Peterhof, 101, 124.
Petermann (A.), 233.
Pétersbourg, 23 ; mort de Nicolas 64, 65 ; départ pour P... 71 ; maladies endémiques, 73 ; Hélène à P..., 99, 110 ; obsèques de l'Impératrîce douairière, 112 ; opéra et théâtre français, 122, 123 ; écoles militaires, 124, 125 ; mouvement libéral, 129 ; popularité de Tchernychévsky, 134, 140 ; influence de la Cour, 144 sq., 154 ; grand incendie, 162-171 ; gouvernement militaire, 170 ; voyage d’Irkoutsk à Pétersbourg, 201 ; arrivée à P..., 202 ; administration supérieure en Sibérie, 202-204 ; caractère bureaucratique, 236 ; son caractère en 1867, 246-53 ; cercles littéraires, 254 ; mouvement parmi la jeunesse, 263-65 ; climat, 51 ; arrestations, 339-340 ; panique après la mort d’Alexandre II, 449 ; ligue secrète, 450.
Petite Russie, 10, 180.
Petr Alexéïev, 206.
Philarète, métropolitain de Moscou, 137.
Philosophie grecque, 504.
Physique (Etudes de), 117.
Pierre Ier, 2, 265.
Pievtsov (Général), 236.
Pindy, 291, 405, 408.
Pisarev (Ecrivain), 354.
Plateaux de l’Asie, 230 ; de l’Amérique du Nord, 231.
Ploustchikha (La), 2.
Podolsk (ville), 40.
Poésie, dans une langue peu connue, 88 ; la poésie rend les hommes meilleurs, 97.
Polakov (Ivan) : voyage avec lui en Sibérie, 220 ; lettre à Polakov interceptée, 344, 348-50 ; il édite les œuvres de l’auteur, 361.
Polia (Servante), son sort tragique, 56, 57.
Police internationale, 464.
Police de Sûreté (Agents de la), 499, 500.
Pologne et Petite-Russie, 10 ; Vieille Pologne, 132 ; insurrection de 1831, 10 ; commencements de l’insurrection en 1861, 167 ; révolution de 1863, 179-85 ; frontière polonaise, 300.
Polonais, pendus ou exilés après la révolution de 1863, 184 ; déportés dans les mines de sel, 225 ; leur insurrection sur le lac Baïkal, 225 sq. ; Polonais fusillés à Irkoutsk, 227.
Polytechnique (Ecole), de Zurich, 265, 274.
Pont Suspendu, 350.
Portugal, 280.
Potalov (Lieutenant), tué par les Polonais, 223, 227.
Potapov (Ministre de l’Intérieur), 250, 251.
Pouchkine (Poète), 66, 67, 99, 275.
Pouchkine (Poète), 67, 68, 99, 65, 68.
Pouget, 501, 502.
Poulain (M.), précepteur français, 15 ; sa méthode d’enseignement, 15-18 ; à la campagne, 43, 45-49.
Poulkova (Observatoire de), 508.
Pouvoir impérial (Le), sa lutte avec la papauté, 116.
Praskovia, 102, 103.
Pretchistenka (Rue), 2.
Prêtre grec, 489.
Prêtre russe, 489.
Prlanichnikovs, 41.
Prisonniers politiques en France, 473.
Prisonniers, influence des prisons sur eux, 470, sq. ; leurs enfants, 470 ; leurs femmes, 473 ; vieillards, 478.
Prjevalsky, explorateur de l’Asie, 236, 392.
Procès des « Cent quatre-vingt-treize », 440 ; des « Cinquante », 440.
Procès de Lyon, 466.
Protestante (église), 99.
Proudhon, 321, 407.
Pumpelly (Raphaël), géologue, 223.
Pungaharju, arête morainique en Finlande, 240.
Quartier des Ecuyers, 2 ; ses habitants, 3 ; ses maisons et ses rues, 4-5 ; le jeu, 30 ; les soirées dansantes, 30 ; genre de vie, 31 ; sa ruine, 33 ; écrivains qui y vivaient, 67 ; changements après l’abolition du servage, 269, 272.
Quartiers ouvriers de Moscou, 2.
Que faire ? Roman de Tchernychevaky 309.
Réaction : en Russie, ses débuts, 168 ; en Sibérie, 178.
Reclus (Elie), à Paris, 502 ; pendant la Commune, 502, 503 ; son œuvre, 503, 504.
Reclus (Elisée) : après la Commune, 292 ; son anarchisme, 403 ; Reclus et les classes moyennes pendant la Commune, 413 ; publication des Paroles d’un Révolté, 437 ; à Clarens, 438, 488, 491, 497 ; dans les montagnes, 452 ; après l’arrestation de l’auteur, 465 ; refus de collaborer, 494.
Réformes en Russie : comment elles furent exécutées, 188 ; fin de la période de réformes, 186.
Religions (Origine des), 501.
Renan (Ernest), 475.
Repninsky (Général), 46.
Restauration monarchique (tentative de), en France, 398.
Révolte (la), 514.
Révolté (le), 431-39, 454, 457, 459, 488 ; proposition de lancer un journal analogue, 491 ; Le Gamin, 497 ; changement de nom, 514.
Révolution de 1789, 47 ; de 1618, 10 ; de 1848, 47.
Révolutions, leur caractère, 296.
Revue, dirigée par l’auteur, 69.
Revue des Deux-Mondes, 430.
Rigault (Raoul), 291.
Rinke (Otto), 407, 417.
Ritter (Karl), 160, 241, 502.
Roborovsky, explorateur, 236.
Rochefort (Henri), 484, 489.
Rogatchov, 330.
Romanov (les), 7, 139. 157.
Routier, professeur, 100.
Rurik, 7.
Russe (Alliance), 469.
Russe (Ambassade), 490.
Ryazan, 49, 57.
Ryléïev (Kondrat), poète, « decembriste », 11, 67, 130, 354.
Ryssakov, 448.
Sablev, 62.
Sadovaïa (Rue), incendie, 164.
Sadovsky, acteur à Moscou, 21.
Saint-Imier, 408.
Saint-simonisme, 418, 423.
Salias (Comtesse), 67.
Sansaux (Madame), 453, 457-59.
Sacha, le docteur, 58.
Sacha (Alexandre), frère de l’auteur. (Voir Alexandre).
Sacha (Alexandra), fille de l’auteur, 508.
Saratov, ville, incendies, 168.
Saveliév. (Voir Anton Saveliév.)
Sayans occidentaux (Voyage aux), 219.
Scandinavie, 244.
Schauff (Von), 77.
Schepkin, acteur à Moscou, 21.
Schiller, 49, 88.
Schilling (Baron), hydrographe, 239.
Schmidt (Friedrich), géologue, 240, 342.
Schwartz, peintre, 202.
Schwitzguébel (Adhémar), 292, 402, 408, 431.
Science (la) et les masses, 244, 245.
Sébastopol, 64-66.
Séguin, 118.
Sélanov, 79, 80.
Semionova, actice dramatique, 8.
Serdioukov, 334, 341, 342, 369, 370.
Serfs (Emancipation des) : en Russie, 132-43 ; en Pologne, 182 sq.
Sergent du Corps des Pages, 144.
Sergheï. (Voir Kravtchinski et Stepniak.)
Servage en Russie : nombre des serviteurs, 27 ; artisans dans chaque maison, 27 ; troupe de musiciens, 28 ; fêtes de Pâques, 34 ; paysans apportant des provisions à Moscou, 35 ; caractère du servage, 49 sq. ; abolition du servage, 132-142.
Servet, 99.
Serviteurs : amusements du dimanche, 18.
Shakespeare, 73, 449.
Sibérie, grand-père en S., 8, 101, 127 ; séjour en S., 158-228 ; aspect physique, 174 ; administration de la S. orientale, 174 ; réforme des prisons et des institutions municipales, 175 ; fonctionnaires, 177 ; exilés polonais, 184 ; réaction, 185 voyage de Kennan, 186-88 ; annexion de la région de l’Amour, 189 ; convoi de vivres sur l’Amour, 192 ; barques détruites par un ouragan, 197 ; voyage en automne, 200-202 ; administration supérieure à Pétersbourg, 202 ; voyage en hiver, 203 ; frontière méridionale, 205 ; administration de la Sibérie orientale, 220 ; voyages dans ses parties septentrionales, 220-221 ; insurrection des Polonais sur le Lac Baïkal, 224-28 ; retour, 228, orographie, 229 ; exil, 440 ; prisons, 473 ; Alexandre en Sibérie, 506, 506 ; sa mort, 508.
Sibériens (Colons), influence du sud.
Sidorov, marchand sibérien, 237.
Siévertsov, zoologiste, 233 ; l’aide mutuelle, 515.
Silence dans la forteresse, 356.
Siréna (Rivière), 35, 40.
Skalozoub (Colonel), 67.
Skobelev (Général), 451.
Smirnov (Nikolaï-Pavlovitch), professeur russe, 15, 18, 47, 49, 66, 69.
Smolensk, 7, 53.
Social-démocratie, 396, 418.
Socialisme municipal, 418, 518.
Socialistes allemands, 396.
Socialiste (Littérature), 52.
Socialiste en Angleterre (Mouvement), 509-518.
Société secrète, 314.
Sokolov (Nicolas), colonel, 407.
Soloviov, 445.
Sonvilliers, 292.
Soudéikine (Colonel), 459.
Soukhonine (Capitaine), 85.
Soulima, Ekaterina-Nikolaïevna (Princesse Kropotkine). (Voir Mère de l’auteur.)
Soulima, Nikolaï-Semionovitch (Général), grand-père de l’auteur, 10-11.
Soungari (Rivière), son exploration, 214-89.
Souvorov (Prince), gouverneur général de Pétersbourg, 165.
Sovremennik, revue, 170.
Spencer (Herbert), 101, 416, 475 ; « Principes de la Biologie », traduction, 391.
Spichiger, 403, 408, 431.
Spielhagen (Fr.), 334.
Spirites à Irkoustk, 226.
Spitzberg, 239.
Stackelberg (Baron), 86.
Standard (The), 291.
Stanovoï (Monts), 230.
Starala Koniouchennaîa (Voir Vieux Quartier des Ecuyers.)
Stasova (Mlle), 269.
Stepniak, rencontre Kennan à Londres, 186 ; à Moscou après son évasion, 272 ; « Carrière d’un Nihiliste », 285 ; au cercle de Tchaïkovsky, 328-333 ; propagande parmi les paysans, 339 ; volontaire dans les Balkans, 394 ; opinion sur l’agitation en Russie, 449 ; à Londres, 505.
Stockholm, 266.
Stoïciens, 99.
Sue (Eugène) « Mystères du peuple », 358.
Suède (Voyage en), 240, 387.
Suisse, arrivée, 274 ; l’Internationale, 278 ; les socialistes, 396 ; interdiction du drapeau rouge, 408 ; Zasoulitch, 430 ; difficultés pour les anarchistes, 431 ; imprimeries, 435 ; contrebandiers, 437 ; expulsion de l’auteur, 451, 452 ; ouvriers et bourgeoisie, 513.
Swinburne (Poète), 475.
Szaramowicz, fusillé à Irkoutsk, 227.
« Tables turned », 513.
Tambov, 160, 321.
Tarakanova (Princesse), 353.
Taroutino, bataille, 43.
Tchaïkovsky (Cercle de), à Moscou, 272 ; mon entrée au cercle, 312 ; son œuvre, 313-52 ; simplicité qui y régnait, 314 ; influence sur le peuple, 315 ; attitude envers les zemstvos, 318 ; action politique, 323 ; le tsar protégé, 324 ; caractère de l’œuvre, 324 ; quelques membres, 327 ; comité littéraire. 333 ; création de cercles d’ouvriers ; 334-38 ; arrestations, 339-52.
Tchaïkovsky (Nikolaï-Vasiliévitch) : première rencontre, 315 ; arrestation, 318 ; rencontre avec Kennan, 186 ; commencement de la propagande parmi les ouvriers de Londres, 455 ; menuiserie, 505.
Tcherkasky (prince), en Pologne, 182.
Tchernyaïev (Colonel), 445.
Tchernychevsky (Nikolaï Gavrilovich), écrivain politique : sa popularité à Pétersbourg, 134 ; son impopularité après l’incendie, 169 ; le Pétersbourg de Chernychevsky, 247 ; les nihilistes dans son roman Que faire ? 309 ; à la forteresse, 354 ; causes de son arrestation, 434 ; son transfert de Sibérie à Astrakhan, sa mort, 461.
Temple Unique, à Genève, 282.
Temps Nouveaux, 432.
Théâtre Bellecour, 463.
Théâtre d’enfants, 10 ; le ballet, 20 ; Phèdre, de Racine, 21 ; l’enfer, 21 ; à Irkoutsk, 207.
Thiers (Adolphe), la Commune, 503 ; sa statue, 495.
Thonon, ville de Savoie, 453, 454, 458-459, 461, 462, 464.
Tikhon (Factotum), 18, 19, 28.
Times, correspondance pendant la Commune, 291 ; articles pour le Times, 392, 393 ; l’affaire Véra Zasoulitch, 429 ; lettre de Thonon, 461.
Timoféiev (Général), 13.
Timoféiev (Mme), 18.
Tisserands de Pétersbourg, 422.
Tobolsk, ville sibérienne, 178.
Tohnlchm, 491, 493.
Tolstoï (A.-K.), poète, 67.
Tolstoï (Comte) ministre de l’Intérieur, 458.
Tolstoï (Léon), 129, 222, 315.
Toltstoï (Théophile), romancier 75.
Tom (Rivière), sa traversée, 20, 203.
Tonkov, 62.
Tourguénev (Ivan), sa nouvelle Moumou, 57 ; article sur la mort de Gogol et arrestation, 67 ; sa génération, 129 ; collaboration avec Herzen, 134 ; la princesse X... dans son roman Fumée, 148 ; cercles politiques auxquels il appartenait, 254 ; les ex-libéraux dans Fumée, abime entre « pères » et « fils », 262, 304-308 ; commencement du mouvement vers le peuple, 420 ; rencontre de l’auteur avec Tourguénev, 420 ; son portrait, 421 ; la conversation, 421 ; roman sur l’Europe occidentale et le caractère russe, 423 ; types représentatifs dans ses romans, 423 ; le nihiliste Bazarov, 424 ; Hamlet et Don Quichotte, 424 ; respect des hommes d’action, 425.
Toynbee Hall 513.
Trafalgar Square, 491, 509.
Transbaïkalie, province, 175-178, 201 ; expédition de Cosaques, 205 ; découverte de la route des mines d’or de Iakoutsk, 219.
Transmandchou (chemin de fer), 207, 218.
Transmoscovite (district), 1.
Travaux forcés, 441, 442.
Trépov, général, chef de la police de Pétersbourg ; son Influence sur Alexandre II, 248-51 ; attentat de Véra Zazoulitch, 251, 429.
Trinité, 167.
Troisième Section de la Chancellerie impériale, 149, 339, 344, 345, 366-68.
Tsarskoïé-Selo, 112.
Tsouroukhaïtou (Nouveau-), 205, 206. Tuileries, 291, 404.
Turkestan, 233.
Turque (Ambassade), 490.
Turquie (campagne de 1828), 9.
Turquie (guerre de 1877), 267, 427, 451.
Tver, Zemstvo, 320.
Tverskaïa, rue, 21.
Tyndall, John, 118.
Typhon sur l’Amour, 196.
Université, impossibilité d’y entrer, 159 ; université de Pétersbourg, 229, 311.
Vaillant, 503.
Valence, 279.
Valouïev, comte, ministre de l’Intérieur, 185.
Varlin, 290, 291.
Varsovie, route de Moscou à Varsovie, 42 ; débuts de la révolution de 1863, 167.
Varvara B., 327.
Vasily Ivanov ancien, 107, 139.
Vauban, 449.
V. E., 349, 350.
Vieille-Foi (Dissidents de la), 1.
Vénévitinov, poète, 97.
Véra Zasoulitch. (Voir Zasoulitch.)
Verne (Jules), 391.
Versailles, 405.
Verviers, drapiers, 294 ; congrès, 417.
Vienne (Autriche), 497.
Vienne (Isère), 470.
Vilno, 132, 184.
Vitim, rivière, 219 ; expédition, 221.
Vladimir Alexandrovitch, grand-duc, chef de la Sainte-Ligue, 450 ; un chef de la police propose de le tuer, 459.
Vnarod (Vers le peuple), mot d’ordre de la jeunesse russe, 238, 309, 316, 368.
Vogt, Karl, 118.
Volga, incendies dans les villes de la Volga, 168 ; Basse-Volga, 446.
Voltaire, 99.
Vpered, revue russe. (Voir En Avant.)
Wallace (A.-R.), 516.
Weierstrass, docteur, 266.
Weismann, 101.
Werner (Emile), 407, 416.
Weyprecht, explorateur arctique, 240.
Wicleff, 321.
Wielepolski, marquis, tué à Varsovie, 167.
Winkler (Colonel), 85, 89.
Y. (Princesse), 148, 248.
Yang-tsé-kiang, 196.
Z... (Comte et comtesse), 272.
Zagoskine, romancier, 15-17, 68.
Zagoskine (Serge), fils du romancier, 15, 17.
Zasetsky (Frères), 119.
Zasoulitch (Véra), attentat contre le général Trépov, 429 ; le jury l’acquitte, 430.
Zemstvos (Gouvernement autonome provincial), son introduction en Russie, 185, 186 ; paralysés par le gouvernement central, 320-321.
Zola (Emile), 68, 422.
Zurich, étudiants russes, 265, 266, 269, 273 ; visite à Zurich, 274 ; l’Internationale, 280.
Biographie. VII
Préface. XI
Moscou. — Le Vieux Quartier des Écuyers. — Premier souvenir. — La famille Kropotkine. — Mon père. — Ma mère. 1
Ma belle-mère. — La méthode d’enseignement de M. Poulain. — Plaisirs du dimanche. — Mon goût pour le théâtre. — Ma participation au jubilé de Nicolas Ier — Entrée de mon frère à l’école des Cadets. 13
Les serfs. — Vie de famille et relations mondaines. — Le carême et la fête de Pâques en Russie. — Scènes de la vie des serfs. — Départ pour la campagne. — Séjour à Nikolskoïé. 27
Mon éducation (suite). — Tableaux du servage. — Une triste destinée. — Instruction donnée à des serfs bien doués. — Une histoire de revenant. 48
Souvenirs de la guerre de Crimée. — Mort de Nicolas I". — Mon développement intellectuel. — Mes goûts littéraires. — Mes essais de journalisme. 63
Mon entrée dans le Corps des Pages. — « Colonel ». — L’esprit dominant au Corps des Pages. 71
L’enseignement au Corps des Pages. — Étude de l’allemand. — Grammaire et littérature russes. — Nos rapports avec les maîtres d’écriture et de dessin. — « Une soirée au bénéfice » du maître de dessin. 84
Correspondance avec mon frère sur des questions de science, de religion, de philosophie et d’économie politique. — Entrevues secrètes avec mon frère. — Étude pratique d’économie sociale — Contacts avec le peuple. 96
Temps orageux au Corps des Pages. — Obsèques solennelles de l’impératrice Alexandra. — Etudes dans les classes supérieures du Corps des Pages ; l’enseignement de la physique, de la chimie et des mathématiques. — Occupations aux heures de loisir. — L’opéra italien à Pétersbourg. 111
La vie de camp à Péterhof. — Exercices militaires en présence de l’empereur. — Enseignement pratique. — Diffusion des idées révolutionnaires. — Abolition du servage. — Importance et conséquence de cette abolition. 124
La vie de cour à Pétersbourg. — Le système d’espionnage à la cour. — Caractère d’Alexandre II. — L’Impératrice. — Le prince héritier. — Alexandre III. 143
Je choisis un régiment de Cosaques sibériens. — Epouvantable incendie à Pétersbourg. — Commencement de la réaction. — J’obtiens le brevet d’officier. 158
La Sibérie. — Travaux de réforme en Transbaïkalie. — L’insurrection polonaise. — Ses conséquences funestes pour la Pologne et la Russie. 173
Annexion et colonisation de la province de l’Amour. — Un typhon. — En mission à Pétersbourg. 189
Je traverse la Mandchourie déguisé en marchand. — Je remonte le Soungari jusqu’à Kirin. — Des mines d’or à Tchita. 205
Ce que j’ai appris en Sibérie. — Exilés polonais dans la Sibérie orientale. — Leur révolte. — Je quitte le service militaire. 221
A l’Université de Pétersbourg. Corrections apportées à l’orographie et à la cartographie de l’Asie septentrionale. — Explorateurs russes de cette époque. — Plans d’expéditions arctiques. — Etudes glaciaires en Finlande. 229
La situation à Pétersbourg. — Double nature d’Alexandre II. — Corruption de l’Administration. — Empêchements à l’enseignement. — Décadence de la société pétersbourgeoise. — L’affaire Karakosov. 247
Mouvement réformiste dans la jeunesse russe. — Activité des jeunes filles, leur ardeur pour l’étude. — Création de nombreux cours de femmes. — La vie nouvelle dans le Vieux Quartier des Ecuyers. 263
Premier voyage à l’étranger. — Séjour à Zurich. — L’Association Internationale des Travailleurs. — Son origine. — Son activité. — Sa diffusion. — Etude du mouvement socialiste par la lecture des journaux socialistes. — Les sections genevoises de l’Internationale. 273
Chez les horlogers du Jura. — Les débuts de l’Anarchisme. — Mes amis de Neuchâtel. — Les réfugiés de la Commune. — Influence de Bakounine. — Mon programme socialiste. 287
Livres inédits introduits par contrebande. — Le Nihilisme. — Mépris de la forme extérieure. — Le Mouvement « vers le peuple». — Le Cercle de Tchaïkovsky. — Courants politiques et sociaux. — Pas d espoir de réformes. — La personne du Tsar protégée par la jeunesse. 300
Les membres influents du cercle de Tchaïkovsky. — Mon amitié avec Stepniak — Propagande dans les campagnes et parmi les tisserands de Pétersbourg. 325
Nombreuses arrestations de propagandistes à Pétersbourg. — Ma conférence à la Société de Géographie. — Mon arrestation. — Interrogatoire inutile. — Mon incarcération à la forteresse de Pierre et Paul. 339
La forteresse de Pierre et Paul. — Ma cellule. — Exercices de gymnastique. — Mon frère Alexandre accourt à mon aide. — J’obtiens la permission d’écrire. — Mes lectures. — Monotonie de la vie de prison. — Arrestation de mon frère. — Relations secrètes avec mes co-détenus. — Une visite du grand-duc Nicolas. 353
Mon transfert à la maison de détention. — Ma maladie. — A l’hôpital militaire. — Plans de fuite. — Mon évasion. — Voyage à l’étranger. 373
Buts de mon activité dans l’Europe occidentale. — Séjour à Edimbourg et à Londres. — Je collabore à la Nature et au Times. — Départ pour la Suisse. — L’Association Internationale des Travailleurs et la Social-Démocratie allemande. — Progrès de l’Internationale en France, en Espagne et en Italie. 389
La Fédération Jurassienne et ses membres influents. — Séjour à La Chaux-de-Fonds. — Interdiction du drapeau rouge en Suisse. — Un nouvel ordre social. 402
Lutte entre l’Anarchisme et la Social-Démocratie. — Expulsion de Belgique. — Séjour à Paris. — Renaissance du socialisme en France — Tourguénev, son importance pour la jeune Russie. — Tourguénev et le Nihilisme. — Bazarov dans Pères et Fils. 417
Mécontentement croissant en Russie après la guerre russo-turque. — Le procès des 193. — Attentat contre Trépov. — Quatre attentats contre des têtes couronnées. Persécution de la Fédération Jurassienne. — Nous fondons Le Révolté. — Ce que doit être un journal socialiste. — Difficultés financières et techniques. 427
Le mouvement révolutionnaire prend un caractère plus grave en Russie. — Attentats contre l’empereur dirigés par le comité exécutif. — Mort d’Alexandre II. — Fondation de ligues destinées à combattre les révolutionnaires et à protéger l’empereur. — Ma condamnation
à mort. — Mon expulsion de Suisse. 440
Mémoires d’un révolutionnaire
Né en 1842 à Moscou, dans une famille aristocratique, le prince Pierre Kropotkine manifeste dès sa jeunesse un profond intérêt pour la condition tragique des serfs. Admis à l’école des pages, institution destinée à former les cadres de l’armée russe, il fréquente durant cinq ans la cour de Saint-Pétersbourg mais préfère aux plaisirs faciles l’étude et la réflexion.
La Russie se trouve alors à un tournant de son histoire, nombreux sont ceux qui se révoltent contre le système autocratique du tsar. Kropotkine est de ceux-là ; ses idées réformistes l’amènent à prendre part aux mouvements anarchistes. Incarcéré à Moscou en 1874, il parvient à s’échapper et prend le chemin de l’exil qui le mènera successivement en Suisse, en France et en Angleterre, où il partagera la vie des plus humbles.
Ses souvenirs, d’une qualité littéraire exceptionnelle, nous permettent d’appréhender l’une des périodes capitales de l’histoire politique et sociale de l’Europe à la fin du XIXe siècle, quand la Russie des tsars laissait place à celle des révolutionnaires.