AUTOUR D'UNE VIE
SIXIÈME PARTIE — Chapitre IV.
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Chapitre IV


MÉCONTENTEMENT CROISSANT EN RUSSIE APRÈS LA GUERRE RUSSO-TURQUE. — LE PROCÈS DES 193. — ATTENTAT CONTRE TRÉPOV. — QUATRE ATTENTATS CONTRE DES TÊTES COURONNÉES. — PERSÉCUTION DE LA FÉDÉRATION JURASSIENNE. — NOUS FONDONS LE RÉVOLTÉ. — CE QUE DOIT ÊTRE UN JOURNAL SOCIALISTE. — DIFFICULTÉS FINANCIÈRES ET TECHNIQUES.


En 1878, les affaires prenaient en Russie une tournure toute nouvelle. Le résultat de la guerre entreprise par la Russie contre la Turquie en 1877 avait provoqué un désappointement général. Avant la déclaration de la guerre, le pays avait montré un grand enthousiasme pour les populations slaves. Beaucoup de Russes croyaient que la guerre de libération entreprise dans les Balkans déterminerait en Russie même un mouvement progressif. Mais l’affranchissement des populations slaves n’avait été que partiellement accompli. Les épouvantables sacrifices faits par les Russes avaient été rendus inefficaces par les fautes du haut commandement militaire. Des centaines de mille hommes avaient trouvé la mort dans des batailles, qui n’étaient que des demi-victoires, et les concessions arrachées à la Turquie furent annulées au congrès de Berlin. On savait très bien aussi que les fonds de l’État avaient été détournés pendant la guerre presque sur une aussi vaste échelle que pendant la guerre de Crimée.

Ce fut au milieu du mécontentement général qui régnait en Russie à la fin de 1877, que cent quatre-vingt-treize personnes arrêtées depuis 1873-1875, pour avoir pris part à notre agitation, furent traduites en justice. Les accusés, défendus par un certain nombre d’avocats de talent, gagnèrent tout de suite les sympathies du public. Ils produisirent une impression très favorable sur la société de Pétersbourg ; et quand on apprit que la plupart d’entre eux avait fait trois pou quatre années de prison préventive, en attendant leurs jugements, et que pas moins de vingt et un avaient mis fin à leurs jours par le suicide ou étaient devenus fous, la sympathie qu’ils éveillaient s’accrut encore, même parmi leurs propres juges. Le tribunal prononça contre un petit nombre des peines très dures, tandis que les autres ne furent condamnées qu’à des peines relativement légères ; le tribunal déclarait que la détention préventive avait duré si longtemps et constituait par elle-même une punition si dure qu’il n’y avait pas lieu, en bonne justice, d’aggraver encore la peine des prévenus. On espérait même que l’empereur atténuerait encore les condamnations. Mais il arriva, à l’étonnement de tous, qu’il ne revisa les arrêts de justice que pour les aggraver. Ceux que la Cour avait acquittés furent exilés dans des régions reculées de Russie et en Sibérie, et on infligea de cinq à douze ans de travaux forcés à ceux que la Cour avait condamnés à de courtes peines d’emprisonnement. Ce fut l’œuvre du chef de la troisième section, du général Mésentsov.

A la même époque, le chef de la police de Pétersbourg, le général Trépov, remarquant, au cours d’une visite à la maison de détention, que l’un des prisonniers politiques, Bogoloubov, ne quittait pas son chapeau pour saluer le satrape omnipotent, se précipita sur lui et lui donna un coup, et comme le prisonnier avait essayé de le rendre, il donna l’ordre de le fouetter. Les autres prisonniers, apprenant la chose dans leurs cellules, exprimèrent hautement leur indignation et furent, à cause de cette protestation, affreusement mutilés par leurs gardiens et la police.

Les prisonniers politiques enduraient sans murmurer toutes les misères auxquelles on les condamnait en Sibérie et pendant les travaux forcés, mais ils étaient fermement décidés à ne pas tolérer un châtiment corporel. Une jeune fille, Véra Zasoulitch, qui ne connaissait même pas personnellement Bogoloubov, prit un revolver, alla chez le chef de la police et tira sur lui. Trépov fut seulement blessé. Alexandre II, qui vint visiter le blessé, se fit ouvrir la porte de la salle où l’on tenait Véra Zasoulitch arrêtée, et jeta un coup d’œil sur l’héroïque jeune fille. Elle dut faire impression sur lui, par l’extrême douceur de sa physionomie et la modestie de son maintien. Trépov avait tant d’ennemis à Pétersbourg qu’on réussit à porter l’affaire devant le jury de la cour d’assises. Là, Véra Zasoulitch déclara qu’elle n’avait recouru au revolver qu’après que tous les moyens employés pour porter l’affaire à la connaissance du public et obtenir réparation avaient été épuisés. Même le correspondant pétersbourgeois du Times de Londres, qu’on avait prié de raconter l’affaire dans son journal, n’en avait rien fait, pensant peut-être que le fait était invraisemblable. Alors, sans faire part à personne de ses intentions, elle était allé chez Trépov et avait tiré sur lui. Maintenant que l’affaire était devenue publique, elle était très heureuse de savoir que Trépov n’avait été que légèrement blessé. Le jury l’acquitta, et lorsque la police essaya de l’arrêter de nouveau, au moment où elle quittait le palais de justice, les jeunes gens de Pétersbourg, qui se tenaient aux alentours du palais, la sauvèrent des griffes des agents. Elle passa à l’étranger et bientôt elle fut des nôtres en Suisse.

Cette affaire fit sensation dans toute l’Europe. J’étais à Paris quand arriva la nouvelle de l’acquittement et mes affaires m’avaient appelé ce jour-là dans les bureaux de plusieurs journaux. Je trouvai les rédacteurs transportés d’enthousiasme, et écrivant des articles enflammés en l’honneur de cette jeune fille russe. La Revue des Deux Mondes, elle-même, déclarait, dans sa revue des événements de l’année 1878, que les deux personnes qui avaient le plus impressionné l’opinion publique en Europe pendant cette année étaient le prince Gortchakov au congrès de Berlin et Véra Zasoulitch. Son portrait parut coup sur coup dans plusieurs almanachs. Le dévouement de Véra Zasoulitch produisit une impression profonde sur les ouvriers de l’Europe occidentale. En Italie, un drame, Véra Zasoulitch, que l’on avait joué dans une des grandes villes, fut bientôt interdit, parce que le public des galeries applaudissait frénétiquement les nihilistes, lorsqu’ils apparaissaient sur la scène, et faillit assommer l’acteur qui jouait Trépov, en lui lançant toute sorte de projectiles.

Pendant cette même année 1878, quatre attentats furent commis à de courts intervalles contre des têtes couronnées, sans qu’il y eût le moindre complot. L’ouvrier Hœdel, et aprés lui le docteur Nobiling, tirèrent sur l’empereur d’Allemagne ; quelques semaines après avait lieu l’attentat d’un ouvrier espagnol, Oliva Moncasi, qui tira sur le roi d’Espagne ; et le cuisinier Passamante se précipita armé d’un couteau sur le roi d’Italie. Les gouvernements de l’Europe ne pouvaient pas croire que de pareils attentats, dirigés contre la vie de trois rois, fussent possibles sans qu’il y eût au fond de l’affaire quelque conspiration internationale, et ils aboutirent à cette conclusion que la fédération anarchiste du Jura était le centre de cette conspiration.

Plus de vingt ans se sont écoulés depuis et je puis affirmer de la façon la plus positive que cette supposition était absolument dénuée de tout fondement. Cependant les gouvernements européens tombèrent sur la Suisse, lui reprochant de donner asile aux révolutionnaires qui fomentaient de pareils complots. Paul Brousse, rédacteur de notre journal, l’Avant-Garde, fut arrêté et poursuivi. Les juges suisses, constatant qu’il n’y avait pas le plus léger motif d’impliquer Brousse ou la Fédération dans les attentats récemment commis, ne condamnèrent Brousse qu’à deux mois de prison pour ses articles ; mais le journal fut supprimé et toutes les imprimeries de la Suisse furent invitées par le gouvernement fédéral à n’imprimer ni ce journal, ni « aucune autre feuille similaire ». La Fédération jurassienne était ainsi réduite au silence.

De plus, les personnages politiques de la Suisse, qui voyaient d’un œil défavorable l’agitation faite dans le pays par les anarchistes, réussirent par leur influence privée à mettre les Suisses les plus actifs de la Fédération dans l’alternative de renoncer à la vie publique ou de mourir de faim. Brousse fut expulsé du territoire suisse. James Guillaume, qui pendant huit ans avait fait paraître en dépit de tous les obstacles le « bulletin » de la Fédération, et qui vivait surtout en donnant des leçons, ne put plus trouver de travail et fut obligé de quitter la Suisse et d’aller en France. Adhémar Schwitzguébel, boycotté comme horloger et chargé d’une nombreuse famille, dut finalement se retirer de la lutte. Spichiger, qui était dans les mêmes conditions, émigra. Il arriva donc que moi, un étranger, je dus entreprendre la publication d’un journal pour la fédération. J’hésitai, cela va sans dire, mais il n’y avait pas d’autre parti à prendre, et avec deux amis, Dumartheray et Herzig, je lançai à Genève, en février 1879, un nouveau journal bi-mensuel sous le titre, Le Révolté. Je dus me charger de le rédiger presque en entier. Nous n’avions que vingt-trois francs pour commencer le journal, mais nous nous mîmes tous à l’œuvre pour obtenir des abonnements et nous réussîmes à faire paraître le premier numéro. Il était modéré dans la forme, mais révolutionnaire par le fond, et je fis de mon mieux pour faire le journal dans un style de nature à rendre les questions historiques et économiques les plus compliquées compréhensibles à tout ouvrier intelligent. Autrefois, le tirage de nos journaux n’avait jamais pu dépasser six cents exemplaires. Nous tirâmes deux mille exemplaires du Révolté et ils furent épuisés au bout de peu de jours. C’était un succès, et le journal existe encore actuellement à Paris sous le titre de Temps Nouveaux.

Les journaux socialistes ont souvent une tendance à devenir de simples recueils de plaintes sur les conditions existantes. On y relate l’oppression des ouvriers qui travaillent dans les mines, dans les fabriques, dans les campagnes : on y dépeint sous de vives couleurs la misère et les souffrances des ouvriers pendant les grèves ; on insiste sur leur impuissance à lutter contre leurs patrons : et cette succession d’efforts inutiles et sans espoir, décrite dans chaque numéro, finit par exercer sur le lecteur l’influence la plus déprimante. Pour contrebalancer l’effet ainsi produit, le journaliste doit alors compter surtout sur la magie des mots, au moyen desquels il essaie de relever le courage de ses lecteurs et de leur inspirer confiance. J’estimais, au contraire, qu’un journal révolutionnaire doit s’appliquer, avant tout, à recueillir les symptômes qui de toutes parts présagent l’avènement d’une ère nouvelle, la germination de nouvelles formes de vie sociale, la révolte grandissante contre des institutions vieillies. Il faut rechercher ces symptômes, en découvrir le lien intime et les grouper de façon à montrer aux esprits hésitants l’appui invisible et souvent inconscient que rencontrent partout les idées de progrès, lorsqu’une renaissance intellectuelle se produit dans une société.

Faire sentir à l’ouvrier que son cœur bat avec le cœur de l’humanité dans le monde tout entier ; qu’il participe à sa révolte contre l’injustice séculaire, à ses tentatives, pour créer de nouvelles conditions sociales, — voilà quelle devrait être, à mon avis, la tâche principale d’un journal révolutionnaire. C’est l’espérance, et non le désespoir, qui fait le succès des révolutions.

Les historiens nous disent souvent que tel ou tel système philosophique a déterminé certains changements dans les idées des hommes, et, subséquemment, dans les institutions. Mais cela n’est pas de l’histoire. Les plus grands philosophes n’ont fait que saisir les signes avant-coureurs des changements qui se préparaient déjà, indiquer les liens intimes qui les rattachaient, et, à l’aide de l’induction et de l’intuition, — prédire ce qui arriverait. Ils constataient la révolution, dont ils voyaient déjà les germes ; mais ce n’est pas eux qui l’ont préparée. D’autre part, des sociologues ont dressé des plans de réorganisation sociale, en partant de quelques principes et en tirant les conséquences nécessaires, comme on déduit une conclusion géométrique de quelques axiomes ; mais ce n’était pas là non plus de la sociologie. Un véritable plan d’organisation sociale ne peut être édifié que si l’on s’attache à considérer les innombrables symptômes de la vie nouvelle, en séparant les faits accidentels de ceux qui sont organiques et essentiels, et si l’on s’appuie sur cette base des faits pour deviner le changement qui se prépare.

C’était là les idées avec lesquelles je m’efforçais de familiariser nos lecteurs, et j’usais pour cela des expressions les plus claires, pour habituer le plus modeste d’entre eux à juger par lui-même du but vers lequel tend la société et à corriger lui-même le penseur, si ce dernier aboutissait à de fausses conclusions. Quant à la critique de ce qui existe, je me contentais de mettre à nu les racines du mal, et de montrer qu’un fétichisme profondément enraciné et soigneusement entretenu à l’égard des antiques vestiges de phases déjà anciennes dans l’évolution de l’humanité, et une immense lâcheté de pensée et de volonté sont les principales sources de tous les maux.

Dumartheray et Herzig me soutinrent de tout leur pouvoir dans cette entreprise. Dumartheray était issu de l’une des plus pauvres familles de paysans de la Savoie. Son instruction n’était pas allée au delà des premiers rudiments de l’école primaire. I1 était cependant un des hommes les plus intelligents que j’aie jamais rencontrés. Ses jugements sur les événements courants et sur les hommes étaient si justes et marqués au coin d’un si rare bon sens qu’ils étaient souvent prophétiques. Il était aussi un des plus fins critiques de la nouvelle littérature socialiste et il ne se laissait jamais prendre au simple étalage de belles paroles ou de prétendue science.

Herzig était un jeune commis de Genève ; c’était un homme réservé et timide, qui rougissait comme une jeune fille quand il exprimait une pensée personnelle ; et qui, ayant accepté, après mon arrestation, la responsabilité de poursuivre la publication de notre journal, apprit, par la seule force de sa volonté, à écrire très bien. Boycotté par tous les patrons de Genève, il tomba avec sa famille dans une véritable misère ; il n’en continua pas moins à soutenir le journal, jusqu’au moment où celui-ci put être transféré à Paris.

Je pouvais me fier complètement au jugement de ces deux amis. Quand Herzig fronçait le sourcil et murmurait : « Oui, bien, cela peut aller, » je savais que cela n’irait pas. Et quand Dumartheray, qui se plaignait toujours du mauvais état de ses lunettes, lorsqu’il lui fallait lire un manuscrit mal écrit et qui préférait pour cette raison lire les épreuves de mes articles, interrompait sa lecture pour s’écrier : « Non, ça ne va pas ! » — je comprenais aussitôt que quelque chose ne marchait pas, et je cherchais à découvrir la pensée ou l’expression qui avait provoqué ce mouvement de désapprobation. Je savais qu’il était inutile de lui demander : « Qu’est-ce qui ne va pas ? » Il m’aurait répondu : « Eh ! ce n’est pas mon affaire ; c’est la vôtre. Ça ne va pas ; c’est tout ce que je vous dis. » Mais je sentais qu’il avait raison, et je m’asseyais simplement pour retoucher le passage, ou bien, prenant le composteur, je composais à la place un nouveau passage.

Je dois avouer que nous avions aussi de durs moments à passer avec notre journal. A peine en avions-nous publié cinq numéros que l’imprimeur nous prévint d’avoir à chercher une imprimerie. Pour les ouvriers et leurs publications, la liberté de la presse inscrite dans les constitutions est soumise à de nombreuses restrictions, en dehors des paragraphes de la loi. L’imprimeur n’avait rien à reprocher à notre journal — il lui plaisait même ; mais en Suisse, toutes les imprimeries dépendent du gouvernement, qui les emploie plus ou moins pour la publication des rapports de statistiques et autres travaux analogues ; et notre imprimeur avait été carrément informé que s’il continuait à imprimer notre feuille, il n’avait pas besoin de s’attendre à recevoir la moindre commande du gouvernement genevois. Je parcourus toute la Suisse française et je m’adressai à tous les imprimeurs, mais partout, même de la part de ceux qui n’avaient rien à objecter à la tendance de notre journal, je reçus la même réponse : « Nous ne pouvons pas vivre sans les commandes du gouvernement, et nous n’en aurions aucune si nous acceptions d’imprimer Le Révolté. »

Je retournai à Genève profondément découragé, mais Dumartheray n’en était que plus ardent et plus rempli d’espoir. — « C’est bien, disait-il. Nous allons nous acheter une imprimerie avec trois mois de crédit, et dans trois mois nous l’aurons payée. » « Mais nous n’avons pas d’argent, nous n’avons que quelques centaines de francs, » objectai-je. « De l’argent ? Quelle sottise ! Nous en aurons ! Commandons seulement les types tout de suite, et publions immédiatement notre prochain numéro — et l’argent viendra ! » Encore une fois il avait jugé juste. Lorsque notre premier numéro sortit des presses de notre propre Imprimerie Jurassienne, quand nous eûmes expliqué les difficultés où nous nous trouvions et que nous eûmes publié en outre deux ou trois petites brochures, — nous aidions tous à l’impression — l’argent vint, le plus souvent en monnaie de cuivre et d’argent, mais il vint. Toute ma vie, je n’ai cessé d’entendre les partis avancés se plaindre du manque d’argent, mais plus je vis et plus je me persuade que notre principale difficulté ne réside pas tant dans le besoin d’argent que dans l’absence d’hommes, marchant avec fermeté et constance dans le droit chemin vers un but déterminé et inspirant les autres. Pendant vingt et un ans, notre journal n’a cessé de vivre au jour le jour, et, dans presque chaque numéro, nous faisions des appels de fonds à la première page ; mais tant qu’il y a des hommes qui persévèrent et consacrent toute leur énergie à une oeuvre, comme Herzig et Dumartheray l’ont fait à Genève, et comme Grave l’a fait depuis seize ans à Paris, l’argent vient et les dépenses d’impression sont plus ou moins couvertes, principalement grâce aux sous des ouvriers. Pour un journal, comme pour toute autre entreprise, les hommes sont d’une importance infiniment plus grande que l’argent.

Nous établîmes notre imprimerie dans une étroite pièce, et notre compositeur fut un Petit-Russien qui se chargea de composer notre journal pour la modique somme de soixante francs par mois. Du moment qu’il avait de quoi faire un dîner frugal et de quoi aller entendre de temps en temps un opéra, il n’en demandait pas davantage. « Est-ce que vous allez aux bains, Jean ? » lui demandai-je un jour que je le rencontrai à Genéve dans la rue, portant sous son bras un paquet enveloppé de papier brun. « Non, je déménage, » me répondit-il de sa voix mélodieuse, avec son sourire habituel.

Malheureusement, il ne savait pas le français. J’écrivais mon manuscrit de ma plus belle écriture — songeant souvent avec regret au temps que j’avais perdu à l’école pendant les leçons de calligraphie de notre bon Ebert — mais Jean lisait un manuscrit français de la façon la plus fantastique et composait les mots les plus extraordinaires qui étaient de son invention ; cependant, comme il observait bien ses espaces et que la longueur de ses lignes n’avait pas besoin d’être modifiée en faisant les corrections, il suffisait de changer une douzaine de lettres par ligne et tout marchait très gentiment. Nous étions en excellents termes avec lui, et, sous sa direction, j’appris bientôt un peu la gravure au noir. Le journal était toujours prêt à temps, de sorte que nous pouvions apporter les épreuves à notre camarade suisse qui était l’éditeur responsable, et à qui nous soumettions scrupuleusement toutes les feuilles avant de les imprimer ; puis l’un de nous voiturait les formes à l’imprimerie. Notre Imprimerie Jurassienne fut bientôt très connue par ses publications, et, surtout par ses brochures, qui, sur les instances de Dumartheray, n’étaient jamais vendues plus d’un sou. Il fallut créer un style tout nouveau pour ces brochures. Je dois dire que j’eus souvent la faiblesse d’envier le sort de ces écrivains qui peuvent développer leurs idées pendant des pages et se servir de l’excuse bien connue de Talleyrand : « Je n’ai pas eu le temps d’être bref. »

Quand il me fallait condenser les résultats d’un travail de plusieurs mois, — par exemple sur l’origine des lois — dans une brochure à un sou, il me fallait encore travailler dur pour arriver à être assez bref. Par contre, nous avions la satisfaction de voir nos brochures à un sou et à dix centimes vendues par milliers, et reproduites en traductions dans tous les pays. Mes articles de fond ont été édités plus tard, pendant que j’étais en prison, par Élisée Reclus sous le titre de Paroles d’un Révolté.

La France était toujours notre principal objectif, mais Le Révolté était sévèrement prohibé en France, et les contrebandiers ont tant de bonnes choses à importer de Suisse en France qu’ils ne se souciaient pas de compromettre leur situation en s’occupant de nos journaux. Je me joignis une fois à eux et passai la frontière de France en leur compagnie ; je trouvai en eux des hommes courageux et sûrs, mais je ne pus les décider à se charger de passer notre journal en contrebande. Tout ce que nous pûmes faire fut de l’envoyer sous plis cachetés à une centaine de personnes en France. Nous ne réclamions rien pour le port, nous en remettant à la bonne volonté de nos souscripteurs pour nous couvrir de nos dépenses, — ce qu’ils faisaient toujours — mais il nous vint souvent à l’esprit que la police française laissait échapper là une belle occasion de ruiner Le Révolté, car elle n’aurait eu qu’à souscrire à une centaine d’exemplaires, sans envoyer de cotisations volontaires.

Pendant les premiers mois nous fûmes réduits à nos seules ressources ; mais peu à peu Élisée Reclus s’intéressa beaucoup à notre œuvre et finalement il se joignit à nous, et après mon arrestation, il donna à notre journal une impulsion plus énergique que jamais. Reclus m’avait invité à l’aider dans la préparation du volume de sa monumentale géographie, qui traite des possessions russes en Asie. Il connaissait lui-même le russe, mais il pensait qu’étant au courant de la géographie de la Sibérie, je pourrais lui être utile ; et comme la santé de ma femme était mauvaise et que le médecin lui avait conseillé de quitter immédiatement Genève à cause des vents froids qui y régnaient, nous nous rendîmes au commencement du printemps de 1880 à Clarens, où Élisée Reclus demeurait alors. Nous nous établîmes dans un petit village au-dessus de Clarens, dans une petite maison de paysans, d’où l’on découvrait les eaux bleues du lac et le sommet couvert de neige de la Dent du Midi à l’arrière-plan. Un petit ruisseau qui grossit comme un torrent puissant après les pluies, charriant d’énormes blocs de rochers dans son lit étroit, coulait sous nos fenêtres et sur le penchant de la colline située en face se dressait le vieux château de Châtelard, dont les propriétaires avaient levé, jusqu’au soulèvement des Burla papei (brûleurs de documents en 1799), des taxes féodales sur les serfs du voisinage à l’occasion des naissances, des mariages et des morts. C’est là, qu’aidé de ma femme, avec laquelle je discutais toujours chaque événement et chaque projet d’article avant de l’écrire, je produisis ce que j’ai écrit de meilleur pour le Révolté, notamment l’appel Aux Jeunes Gens, qui fut répandu à des centaines de mille exemplaires et traduit dans toutes les langues. C’est là en réalité que j’ai jeté le fondement de presque tout ce que j’ai écrit plus tard. Des relations avec des hommes instruits et qui partagent nos idées, c’est ce qui nous manque plus que toute autre chose à nous autres écrivains anarchistes, que la persécution disperse dans le monde entier. A Clarens j’avais ces relations dans la personne d’Élisée Reclus et de Lefrançais et j’étais en outre en contact permanent avec les ouvriers, car je continuais à visiter les sections suisses ; et quoique je fusse très occupé par mes travaux géographiques, je pouvais travailler plus que jamais à la propagande anarchiste.