AUTOUR D'UNE VIE
DEUXIÈME PARTIE — Chapitre VII.



Chapitre VII


JE CHOISIS UN RÉGIMENT DE COSAQUES SIBÉRIENS. — ÉPOUVANTABLE INCENDIE À PÉTERSBOURG. — COMMENCEMENT DE LA RÉACTION. — J’OBTIENS LE BREVET D’OFFICIER.


Au milieu de mai 1862, quelques semaines avant notre sortie de l’école, le capitaine me dit un jour de dresser la liste définitive des régiments dans lesquels chacun de nous voulait entrer. Nous avions le choix entre tous les régiments de la Garde où nous pouvions entrer avec le premier grade d’officier, et les régiments de l’Armée où nous avions immédiatement le troisième grade de lieutenant. Je dressai la liste des élèves de la classe et j’allai trouver mes camarades tour à tour. Chacun avait depuis longtemps choisi son régiment et même beaucoup portaient dans le jardin la casquette d’officier de ce régiment.

« Cuirassiers de Sa Majesté, » « Garde du Corps, Préobrajenski, » « Chevalier-Garde »..., répondaient mes camarades.

« — Mais toi, Kropotkine ? L’artillerie ? Les cosaques ? » me demandait-on de tous côtés. Je ne pouvais répondre à ces questions, et finalement je priai un camarade de compléter la liste et je montai dans ma chambre pour réfléchir encore une fois à la décision que j’allais prendre.

Depuis longtemps, j’avais résolu de ne pas entrer dans un régiment de la Garde, de ne pas consacrer ma vie aux parades et aux bals de la Cour. Mon rêve était d’entrer à l’université, d’étudier, de vivre la vie d’étudiant.

Il en serait naturellement résulté une rupture complète avec mon père, qui faisait des rêves d’avenir tout à fait différents, et j’aurais été réduit à vivre de cachets. Des milliers d’étudiants russes vivent ainsi, et cette perspective ne m’effrayait aucunement. Mais comment surmonterais-je les premières difficultés de cette vie ? Dans quelques semaines il me faudrait quitter l’école, acheter des vêtements, avoir ma chambre, et je ne voyais pas la possibilité de me procurer le peu d’argent indispensable pour la plus modeste installation. Alors, l’université écartée, j’avais souvent pensé dans ces derniers mois à entrer à l’Académie d’artillerie. Cela m’exempterait pour deux ans des corvées du service militaire, et outre les sciences militaires je pourrais étudier les mathématiques et la physique. Mais il soufflait un vent de réaction, et les officiers des académies avaient été traités comme des écoliers le précédent hiver ; dans deux académies ils s’étaient révoltés et dans l’une d’elles ils étaient partis en masse.

Mes pensées se tournaient de plus en plus vers la Sibérie. La région de l’Amour venait d’être annexée par la Russie. J’avais lu tout ce qu’on avait publié sur ce Mississipi d’Orient, sur les montagnes qu’il perce, la végétation sub-tropicale de son affluent, l’Ousouri, et ma pensée allait plus loin — vers les régions tropicales qu’a décrites Humboldt et vers les belles généralisations géographiques de Ritter que je prenais tant de plaisir à lire. En outre, me disais-je, il y a dans la Sibérie un immense domaine pour l’application des grandes réformes déjà faites ou encore à faire : là-bas les ouvriers doivent être peu nombreux et j’y trouverai un champ d’action tout à fait selon mes désirs. Malheureusement je devrais me séparer de mon frère Alexandre ; mais il avait été forcé de quitter l’université de Moscou, après les derniers désordres, et d’ici un ou deux ans, pensais-je, — et c’est en effet ce qui devait arriver — nous serions de nouveau réunis d’une façon ou de l’autre. Il ne s’agissait plus que de choisir un régiment dans la région de l’Amour. C’était surtout l’Ousouri qui m’attirait. Mais hélas, il n’y avait sur l’Ousouri qu’un bataillon d’infanterie de cosaques. Un cosaque sans cheval — c’était vraiment trop peu séduisant pour le jeune homme que j’étais, et je me décidai pour les « Cosaques montés de l’Amour. »

C’est ce que j’écrivis sur la liste à la grande consternation de tous mes camarades. « C’est si loin, » disaient-ils, tandis que mon ami Daourov, ouvrant le Manuel de l’officier y lut à la grande indignation de chacun : « Uniforme noir, avec un simple col rouge sans galons ; bonnet fourré en peau de chien ou en toute autre fourrure ; pantalon gris. »

« — Mais vois donc cet uniforme ! » s’écria-t-il. « non, mais ce bonnet ! — Enfin tu peux en porter un en fourrure de loup ou d’ours. Mais regarde-moi ces pantalons ! Gris, comme le soldat du train ! » Après cette lecture la consternation atteignit son maximum.

Je tournai aussi bien que je pus l’affaire en plaisanterie et je portai la liste au capitaine.

Il s’écria : « Ce Kropotkine, il faut toujours qu’il fasse des farces ! Mais ne vous ai-je pas dit que la liste doit être envoyée aujourd’hui au grand-duc ! »

J’eus quelques difficultés à lui faire croire que c’était bien mon intention que j’avais exprimée sur la liste.

Cependant, le lendemain je fus sur le point de revenir sur ma décision lorsque je vis l’effet qu’elle produisait sur Klassovski. Il avait espéré me voir à l’université, et m’avait donné dans ce but des leçons de latin et de grec, et je n’osais pas lui dire ce qui réellement m’empêchait d’entrer à l’université. Je savais que si je lui disais la vérité il m’offrirait de partager avec lui le peu qu’il avait.

Ensuite mon père télégraphia au directeur qu’il s’opposait à ce que j’allasse en Sibérie, et la question fut portée devant le grand-duc qui était le chef des écoles militaires. Je fus appelé devant son adjoint et je parlai de la végétation de l’Amour et d’autres choses semblables, car j’avais de fortes raisons de croire que si j’avais avoué que mon désir était d’aller à l’université, mais que je ne le pouvais pas, quelque membre de la famille impériale m’aurait offert une bourse, ce que je voulais éviter à tout prix.

Il est impossible de dire comment tout cela aurait fini, mais un événement très important — le grand incendie de Pétersbourg — vint apporter d’une manière indirecte une solution à mes difficultés.

Le lundi après la Trinité — le jour du Saint-Esprit, qui cette année-là se trouvait le 26 mai (ancien style) — un terrible incendie éclata dans l’Apraxine Dvor. L’Apraxine Dvor était une immense place de plus d’un quart de kilomètre carré et qui était entièrement couverte de petites boutiques, simples baraques de planches, où l’on vendait toutes sortes d’objets d’occasion. Vieux meubles, vieille literie, vieux habits et vieux livres y affluaient de tous les quartiers de la ville, et s’entassaient dans ces petites boutiques, dans les passages qui les séparaient, et même sur les toits. Cette énorme accumulation de matières inflammables était contiguë au ministère de l’Intérieur dont les archives renfermaient tous les documents relatifs à l’émancipation des serfs. Et en face du marché, qui était bordé de ce côté par une rangée de magasins construits en pierre, se trouvait la Banque de l’État. Une étroite ruelle, bordée elle aussi de constructions en pierre, séparait l’Apraxine Dvor d’une aile du Corps des Pages dont l’étage inférieur était occupé par des magasins d’épicerie et d’huiles et l’étage supérieur par les appartements des officiers. Presque en face du ministère de l’Intérieur, de l’autre côté d’un canal, il y avait de vastes chantiers de bois de construction. Ce labyrinthe de petites échoppes et les chantiers situés à l’opposite prirent feu presque au même moment, à quatre heures de l’après-midi.

S’il avait fait du vent ce jour-là, la moitié de la ville serait devenue la proie des flammes : la Banque, plusieurs ministères, le Gostinoï Dvor — autre grande agglomération de boutiques sur la « Perspective Nevsky » — le Corps des Pages et la Bibliothèque nationale auraient été détruits.

Cette après-midi-là, j’étais au corps, je dînais chez un de nos officiers. Nous nous précipitâmes vers le lieu du sinistre, dès que nous vîmes par les fenêtres les premiers nuages de fumée s’élever dans notre voisinage immédiat. Le spectacle était terrifiant. Comme un immense serpent, au milieu de sifflements et de pétillements, l’incendie progressait dans toutes les directions, à droite, à gauche, enveloppait les boutiques, et tout à coup, la flamme s’élevait en une énorme colonne, puis dardait en sifflant ses langues ardentes qui venaient dévorer de nouvelles boutiques avec leur contenu. Des tourbillons de fumée et de flammes se formaient, et lorsque les plumes enflammées des boutiques de literie commencèrent à tournoyer au-dessus de la grande place, il fut impossible de rester plus longtemps sur ce marché en feu. Il fallait tout abandonner.

Les autorités avaient entièrement perdu la tête. Il n’y avait pas, à cette époque, une seule pompe à vapeur à Pétersbourg, et ce furent des ouvriers qui eurent l’idée d’en faire venir une des fonderies de Kolpino situées à trente kilomètres de la capitale, sur la ligne de chemin de fer. Quand la pompe arriva en gare, ce fut la foule qui la traîna sur le lieu de l’incendie. De ses quatre tuyaux, l’un avait été endommagé par une main inconnue et les trois autres furent dirigées sur le ministère de l’Intérieur.

Les grands-duc vinrent, puis repartirent. A une heure assez avancée, l’empereur fit aussi une apparition et dit, ce que chacun savait déjà, que le Corps des Pages était maintenant la clef de la bataille et qu’il fallait le sauver à tout prix. Il était évident que si le Corps des Pages prenait feu, la bibliothèque nationale et la moitié de la « Perspective Nevsky » allaient être détruites.

Ce fut la foule, le peuple, qui empêcha l’incendie de gagner du terrain. Pendant un moment, la Banque fut sérieusement menacée. Les marchandises évacuées des magasins situés en face avait été jetées dans la rue Sadovaïa et elles étaient entassées au pied des murs de l’aile gauche de la Banque. Continuellement les objets qui couraient la rue prenaient feu, mais la foule, rôtie par une chaleur presque insupportable, empêchait les flammes de se communiquer aux piles de marchandises de l’autre côté de la rue. Les gens criaient après les autorités en voyant qu’il n’y avait pas une pompe sur les lieux. Ils disaient : « Que vont-ils s’occuper du ministère de l’Intérieur, lorsque la Banque et l’Hospice des Enfants-Trouvés sont sur le point de prendre feu ? Ils ont tous perdu la tête ! Que fait donc le chef de la police qu’il ne peut envoyer à la Banque une brigade de pompiers ? » Je connaissais personnellement le chef de la police, le général Annenkov, l’ayant rencontré une ou deux fois chez notre sous-inspecteur, où il venait avec son frère, le critique littéraire bien connu. Je m’offris donc pour aller le chercher. Je le trouvai, se promenant sans but dans les rues ; et lorsque je l’eus informé de la situation, il m’ordonna, si incroyable que cela puisse paraître, il m’ordonna, à moi qui n’étais qu’un tout jeune homme de conduire une brigade de pompiers du Ministère à la Banque. Je m’écriais naturellement que les hommes ne m’obéiraient pas, et je demandai un ordre écrit. Mais le général Annenkov n’avait pas ou prétendait ne pas avoir sur lui un bout de papier, de sorte que je priai un de nos officiers, L. L. Gosse, de venir avec moi pour transmettre l’ordre. Nous réussîmes enfin à décider le capitaine d’une brigade de pompiers — qui jurait contre tout le monde et contre ses chefs — à conduire à la Banque ses hommes et ses machines.

Le ministère lui-même n’était pas en feu ; c’étaient les archives qui brûlaient et un grand nombre de jeunes garçons, surtout des cadets et des pages, se mirent avec les employés du ministère à transporter les liasses de papiers hors du bâtiment en feu et à en charger des voitures. Souvent une liasse tombait, et le vent, s’emparant de ses feuilles, les dispersait sur la place. A travers la fumée, on pouvait voir les lueurs sinistres d’un grand incendie qui faisait rage dans les chantiers de bois de l’autre côté du canal.

L’étroite ruelle qui séparait le Corps des Pages de l’Apraxine Dvor était dans un état déplorable. Les boutiques qui s’y trouvaient étaient pleines de soufre, d"huile, de térébenthine et autres substances très inflammables, et d’immenses langues de flamme de toutes couleurs en jaillissaient avec des explosions, léchaient les toits de l’aile du corps qui bordait la ruelle de l’autre côté. Les fenêtres et les pilastres au-dessous du toit commençaient déjà à fumer. Les pages et quelques cadets, après avoir déménagé les chambres, lançaient de l’eau dans de vieux barils qu’on remplissait avec des seaux. Quelques pompiers montés sur le toit brûlant criaient continuellement : « De l’eau ! de l’eau ! » sur un ton déchirant. Je ne pouvais supporter ces cris. Je me précipitai dans la rue Sadovaïa où je contraignis par la force un des hommes de la brigade des pompiers de la police qui conduisait un baril, à entrer dans notre cour et à fournir de l’eau à notre pompe. Mais lorsque j’essayai de recommencer, je me heurtai au refus le plus net de la part du pompier. « Je passerai au conseil de guerre, dit-il, si je vous obéis. » De tous côtés, mes camarades me pressaient : « Va trouver quelqu’un — le chef de la police, le grand-duc, n’importe qui — et dis-lui que si nous n’avons pas d’eau, il nous faudra abandonner aux flammes le Corps des Pages. » Quelqu’un observa : « Nous devrions peut-être en référer à notre directeur ? » — « Que le diable emporte toute la bande ! On ne les trouverait pas avec une lanterne. Va et agis par toi-même. »

J’allai donc une fois de plus à la recherche du général Annenkov, et on finit par me dire qu’il devait être dans la cour de la Banque. Quelques officiers, en effet, formaient le cercle autour d’un général que je reconnus être le gouverneur général de Pétersbourg, le prince Souvorov. Mais le portail était fermé, et un employé qui se trouvait à l’entrée refusa de me laisser passer. J’insistai, je menaçai, et, enfin, je fus admis. Alors, j’allai tout droit au prince Souvorov qui écrivait une note sur l’épaule de son aide de camp. Quand je l’eus informé de la situation, sa première question fut : « Qui vous envoie ? » Je répondis : « Personne... Les camarades. » — « Alors, vous dites que le Corps va prendre feu ? » — « Oui. » Il partit à l’instant, et prenant dans la rue une boîte à chapeau vide, il en couvrit sa tête afin de se protéger contre la chaleur brûlante qui émanait des boutiques en feu, et il courut à toute vitesse vers la ruelle. Des barils vides, de la paille, des boîtes de bois couvraient la ruelle entre les flammes des magasins d’huile et les bâtiments du corps des Pages, dont les châssis des fenêtres et les pilastres fumaient déjà. Le prince Souvorov agit avec résolution. « Il y a une compagnie de soldats dans votre jardin, me dit-il. Prenez un détachement et déblayez la rue tout de suite. On amènera immédiatement un tuyau de la pompe à vapeur. Vous le ferez jouer sans interruption. Je vous le confie personnellement. »

Il ne fut pas facile de faire sortir les soldats du jardin. Ils avaient vidé les barils et les boîtes de leur contenu, et, les poches pleines de café, des débris de pains de sucre cachés dans leurs képis, ils goûtaient pleinement la douceur de cette nuit d’été, en croquant des noix. Personne ne voulu bouger jusqu’à ce qu’un officier intervînt. La rue fut déblayée et la pompe mise en mouvement. Mes camarades étaient enchantés. Toutes les vingt minutes, nous relevions les hommes qui dirigeaient le jet d’eau sous une chaleur presque insupportable.

Vers trois ou quatre heures du matin, il fut évident que la part du feu était faite. Il n’y avait plus à craindre qu’il se communiquât au Corps, et, après avoir étanché ma soif à l’aide d’une demi-douzaine de tasses de thé dans une petite « auberge blanche » qui se trouvait ouverte, je tombai à demi-mort de fatigue sur le premier lit que je trouvai inoccupé dans l’infirmerie du Corps.

Je m’éveillai de bonne heure et j’allai voir le théâtre de l’incendie. A mon retour au Corps, je rencontrai le grand-duc Michel, que j’accompagnai, comme c’était mon devoir, dans sa ronde. La figure toute noire de fumée, les yeux gonflés, les paupières enflammées, les cheveux grillés, les pages soulevaient la tête de leurs oreillers. C’était difficile de les reconnaître. Ils étaient fiers, cependant, de sentir qu’ils n’avaient pas été simplement des « mains blanches » et qu’ils avaient travaillé aussi dur que n’importe qui.

Cette visite du grand-duc eut pour résultat de m’aplanir la route. Il me demanda pourquoi j’avais eu l’idée d’aller dans les provinces de l’Amour — si j’y avais des amis ? si j’étais connu du gouverneur-général ? Et apprenant que je n’avais pas de parents en Sibérie et que je n’y connaissais personne, il s’écria : « Mais pourquoi donc y vas-tu ? On peut t’envoyer dans un lointain village de Cosaques. Qu’y feras-tu ? Le mieux est que j’écrive un mot au gouverneur-général pour te recommander. »

Après une telle offre j’étais sûr que mon père ne ferait plus d’opposition à mon désir. C’est en effet ce qui se passa. J’étais libre d’aller en Sibérie.

* * *

Ce grand incendie marqua un tournant non seulement dans la politique d’Alexandre II, mais aussi dans cette période de l’histoire de la Russie. Il était évident que la catastrophe n’avait pas une cause purement accidentelle.

La Trinité et le jour du Saint-Esprit sont de grandes fêtes en Russie et, à part quelques gardiens, il n’y avait personne sur le marché. D’autre part le marché d’Apraxine et les chantiers de bois avaient pris feu au même instant, et l’incendie de Pétersbourg fut suivi de désastres analogues dans plusieurs villes de province. Le feu avait été mis par quelqu’un, mais par qui ? Cette question reste encore aujourd’hui sans réponse.

Katkov, un ex-libéral, qui était animé de la haine de Herzen et surtout de Bakounine, avec qui il avait dû une fois se battre en duel, accusa le lendemain même du sinistre les Polonais et les révolutionnaires russes d’avoir mis le feu ; et cette opinion prévalut à Pétersbourg.

La Pologne se préparait alors à la révolution qui éclata au moins de janvier suivant ; le comité révolutionnaire secret avait conclu une alliance avec les réfugiés de Londres et il avait des intelligences dans le cœur même de l’administration pétersbourgeoise. Très peu de temps après la catastrophe, un officier russe tira sur le gouverneur de la Pologne, le Comte Lüders ; et lorsque le grand-duc Constantin fut nommé à sa place (avec l’intention, disait-on, de faire la Pologne un royaume à part dont il eût été le souverain) on tira immédiatement aussi sur lui (26 juin 1862). Un attentat semblable eut lieu en août contre le marquis Wielepolsky, le chef polonais du parti russophile de l’Union. Napoléon III et l’Angleterre entretenaient chez les Polonais l’espoir d’une intervention armée en faveur de leur indépendance. Dans de telles conditions, en se plaçant au point de vue militaire étroit, on aurait pu considérer comme de bonne guerre de détruire la Banque de Russie et quelques ministères, et de jeter la panique dans la capitale. Mais on ne put jamais trouver la moindre apparence de preuve pour soutenir cette hypothèse.

D’un autre côté, les partis avancés de Russie voyaient qu’on ne pouvait plus fonder aucun espoir sur l’initiative réformatrice d’Alexandre : il était clair qu’il nagerait de plus en plus dans les eaux réactionnaires. Pour les hommes qui réfléchissaient, il était évident que l’émancipation des serfs, avec la condition de rachat qui leur était imposée, aurait pour résultat leur ruine certaine, et des proclamations révolutionnaires furent lancées en mai à Pétersbourg, invitant le peuple et l’armée à une révolte générale et demandant aux classes cultivées d’insister sur la nécessité d’une Convention nationale. Dans de telles circonstances la désorganisation de la machine gouvernementale aurait pu entrer dans les plans de quelques révolutionnaires.

Enfin le caractère imprécis de l’émancipation avait produit une grande fermentation parmi les paysans, qui constituent une part considérable de la population des villes russes. Et à travers toute l’histoire de la Russie, chaque fois qu’une agitation a commencé il y a eu des lettres anonymes menaçant d’incendie, et les menaces ont été souvent mises à exécution.

Il est possible que l’idée de mettre le feu au marché Apraxine se soit présentée à certains hommes du parti révolutionnaire, mais ni les enquêtes les plus sévères, ni les arrestations en masse auxquelles on procéda dans toute la Russie et la Pologne immédiatement après l’incendie, ne mirent sur la trace de la moindre indication montrant que tel était réellement le cas. Si on avait pu trouver quelque chose de ce genre, le parti réactionnaire aurait su s’en servir. En outre, beaucoup de mémoires et de correspondances de cette époque ont été publiés depuis, mais on n’y peut relever aucun fait à l’appui de cette thèse.

Au contraire, lorsque des incendies analogues éclatèrent dans quelques villes de la Volga et en particulier à Saratov, et lorsque Jdanov, membre du Sénat, fut chargé par le tsar de faire une enquête, il revint avec la ferme conviction que l’incendie de Saratov était l’œuvre du parti réactionnaire. Dans ce parti on croyait généralement qu’il serait possible de décider Alexandre II à ajourner l’abolition définitive du servage qui devait être proclamée le dix-neuf février 1863. On connaissait sa faiblesse de caractère, et immédiatement après le grand incendie de Pétersbourg, on commença une violente campagne en faveur de cet ajournement et en faveur de la révision de la loi d’émancipation dans ses applications pratiques. Le bruit courait dans les sphères juridiques bien informées que le sénateur Jdanov revenait en effet avec des preuves positives de la culpabilité des réactionnaires de Saratov ; mais il mourut pendant le voyage, son portefeuille disparut et on ne l’a jamais retrouvé.

Quoi qu’il en soit, l’incendie du marché Apraxine eut les conséquences les plus déplorables. Alexandre se rendit immédiatement aux réactionnaires et — ce qui était encore pis — cette partie de la société de Pétersbourg et surtout de Moscou qui exerçait le plus d’influence sur le gouvernement, renonça à son libéralisme et se tourna non seulement contre la fraction la plus avancée du parti réformiste, mais même contre sa fraction modérée. Quelques jours après l’incendie, un dimanche, j’allai voir mon cousin, l’aide de camp de l’empereur, chez qui j’avais si souvent entendu les officiers des Chevaliers-Gardes exprimer leurs sympathies pour Tchernychevsky. Mon cousin lui-même avait été jusqu’alors un lecteur assidu du Contemporain, l’organe du parti réformiste avancé. Ce jour-là il apporta quelques numéros du Contemporain et les mettant sur la table près de laquelle j’étais assis, il me dit : « Eh bien, après ce qui s’est passé, je ne veux plus entendre parler de cette revue incendiaire. Cela suffit... » Et ces mots exprimaient l’opinion du « Tout-Pétersbourg ». Il devint inconvenant de parler de réformes. Partout on respirait un air de réaction. Le Contemporain et les autres revues de ce genre furent supprimées. Les écoles du dimanche furent interdites sous toutes leurs formes. On procéda à des arrestations en masse. La capitale fut mise en état de siège.

* * *

Quinze jours plus tard, le 13/15 juin, les pages et les cadets virent enfin le moment après lequel ils soupiraient depuis si longtemps. L’empereur nous fit subir une sorte d’examen militaire sur les diverses évolutions ; nous eûmes à commander les compagnies ; je paradai à cheval devant le bataillon — et nous fûmes promus officiers.

Après la revue, Alexandre II appela les officiers nouvellement promus et nous l’entourâmes. Il resta à cheval.

Je le vis alors sous un jour tout nouveau. L’homme qui l’année suivante se montra si sanguinaire et si vindicatif dans la répression de l’insurrection polonaise, se dressa alors devant moi, de toute sa hauteur, dans le discours qu’il nous adressa.

Il commença d’un ton calme. « Je vous félicite : vous voilà officiers. » Il parla du devoir militaire, de la fidélité au souverain, comme on parle en pareil cas. « Mais si jamais l’un de vous, » continua-t-il en articulant chaque syllabe, et en grimaçant tout à coup de colère, « si jamais l’un de vous — que Dieu vous en préserve ! — venait à manquer de loyauté envers le tsar, le trône et la patrie — notez bien ce que vous dis — il sera traité avec toute la rigueur des lois, sans la moindre com-mi-sé-ra-tion ! »

Sa voix tomba. Sa physionomie prit soudain l’expression de cette rage aveugle que dans mon enfance j’avais vu se peindre sur la face des seigneurs lorsqu’ils menaçaient leurs serfs « de les écorcher à coups de bâtons. » Il éperonna violemment son cheval et s’éloigna de nous. Le lendemain, 14 juin, on fusilla par son ordre trois officiers à Modlin en Pologne, et un soldat nommé Szour fut tué sous les verges.

« Réaction, machine arrière à toute vapeur ! » me disais-je à moi-même en revenant au corps.

Je revis Alexandre II une fois encore avant de quitter Pétersbourg. Quelques jours après notre sortie tous les nouveaux officiers se rendirent au palais pour lui être présentés. Mon uniforme, plus que modeste, avec son pantalon gris qui tirait l’œil, était l’objet de l’attention générale, et à tout moment j’avais à satisfaire la curiosité des officiers de tout rang qui venaient me demander quel uniforme je portais là. Les Cosaques de l’Amour étant alors le dernier créé des régiments de l’armée russe, j’étais présent au dernier rang des centaines d’officiers présents. Alexandre II vint à moi et me dit : « Alors, tu vas en Sibérie ? Ton père y a-t-il consenti à la fin ? » Je répondis affirmativement. « N’as-tu pas peur d’aller aussi loin ? » Je répondis avec chaleur : « Non, je veux travailler. Il doit y avoir tant à faire en Sibérie pour appliquer les grandes réformes qui se préparent. » Il me regarda dans les yeux et devint pensif. Enfin il me dit : « Bon, va. On peut être utile partout, » et sa figure prit une telle expression de fatigue, un air de découragement si complet, que je me dis : « C’est un homme usé, prêt à tout lâcher. »

Pétersbourg avait un aspect morne. Des détachements de soldats parcouraient les rues. Des patrouilles de cosaques circulaient autour du palais. La forteresse était pleine de prisonniers. Partout où j’allais je voyais la même chose : le triomphe de la réaction. Je quittai Pétersbourg sans regret.

Tous les jours j’allais à la direction des régiments de cosaques pour prier les bureaux de faire diligence et de me délivrer mes papiers, et dès que tout fut prêt, je partis immédiatement pour rejoindre mon frère Alexandre à Moscou.


FIN DE LA DEUXIÈME PARTIE