AUTOUR D'UNE VIE
CINQUIÈME PARTIE — Chapitre premier.



Chapitre premier


LA FORTERESSE DE PIERRE ET PAUL. — MA CELLULE. — EXERCICES DE GYMNASTIQUE. — MON FRÈRE ALEXANDRE ACCOURT À MON AIDE. — J’OBTIENS LA PERMISSION D’ÉCRIRE. — MES LECTURES. — MONOTONIE DE LA VIE DE PRISON. — ARRESTATION DE MON FRÈRE. — RELATIONS SECRÈTES AVEC MES CO-DÉTENUS. — UNE VISITE DU GRAND DUC NICOLAS.


C’était donc là la terrible forteresse dans laquelle avait péri pendant les deux derniers siècles tout ce qui faisait la vraie force de la Russie, et dont le nom à Pétersbourg n’était prononcé qu’à voix basse.

C’était là que Pierre Ier avait torturé son fils Alexis et qu’il l’avait tué de sa propre main ; là que la princesse Tarakanova fut enfermée dans une cellule qui s’emplit d’eau à la suite d’une inondation, de sorte que les rats grimpaient sur elle pour ne pas se noyer ; là que le terrible Minich torturait ses ennemis, et que Catherine II fit enterrer vivants ceux qui lui reprochaient d’avoir assassiné son mari. Et depuis le règne de Pierre Ier, c’est-à-dire pendant cent soixante-dix ans, les annales de cette messe de pierre qui se dresse au bord de la Néva, en face du Palais d’Hiver, ont été des annales de meurtre et de torture, pleines de récits d’hommes enterrés vivants, condamnés à une mort lente, ou poussés à la folie dans l’isolement des oubliettes obscures et humides.

C’est ici que commença le martyre des Décembristes qui arborèrent les premiers en Russie le drapeau de la république et de l’anti-esclavagisme, et on peut encore retrouver leurs traces dans la Bastille russe. C’est ici que furent emprisonnés les poètes Ryléïev et Chevtchenko, Dostoïevsky, Bakounine, Tchernychevsky, Pisarev, et tant d’autres de nos meilleurs écrivains contemporains ; ici que Karakosov fut torturé et pendu.

C’est ici, dans quelque partie du ravelin d’Alexis que fut enfermé Netchaïev, qui fut extradé par la Suisse pour un crime de droit commun, mais qui fut traité comme un prisonnier politique dangereux et ne revit jamais la lumière du jour. Dans ce même ravelin se trouvaient aussi deux ou trois hommes qui, d’après la rumeur publique, avaient été condamnés à la prison perpétuelle par ordre d’Alexandre II, parce qu’ils étaient au courant de certaines histoires du palais, que d’autres ne devaient pas connaître. L’un d’eux, orné d’une longue barbe grise, avait été vu récemment par un de mes amis dans la mystérieuse forteresse.

Toutes ces sombres histoires étaient évoquées par mon imagination. Mais mes pensées s’arrêtaient surtout sur Bakounine, qui, après avoir passé deux ans, après 1848, dans une prison autrichienne, rivé au mur par une chaîne, avait été livré à Nicolas Ier. Il resta enfermé pendant six ans dans cette forteresse. Et quand après la mort du tsar il fut enfin relâché, il était plus dispos et plus vigoureux après ces huit années de réclusion que ses camarades qui étaient restés en liberté. « Il a supporté cette existence, me disais-je, et il faut que je l’endure aussi ; je ne veux pas mourir ici. »

Mon premier mouvement fut de m’approcher de la fenêtre qui était placée si haut que je pouvais à peine y atteindre en lavant le bras. C’était une ouverture large et basse, pratiquée dans une muraille de quatre pieds d’épaisseur et garnie d’une grille de fer et d’un double châssis de fer.

A douze ou quinze mètres de cette fenêtre, je voyais le mur extérieur de la forteresse, d’une énorme épaisseur, au sommet duquel je distinguai une guérite peinte en gris. Je ne pouvais apercevoir un coin de ciel qu’en regardant en l’air.

Je fis une minutieuse inspection de la pièce où j’étais condamné à passer qui sait combien d’années. D’après la position de la haute cheminée de l’Hôtel de la Monnaie je conjecturai que j’étais à l’angle sud-ouest de la forteresse, dans un bastion regardant la Néva. Le bâtiment dans lequel j’étais incarcéré n’était cependant pas le bastion lui-même, mais ce qu’on appelle dans une fortification un réduit, c’est-à-dire, un ouvrage de maçonnerie intérieure à deux étages et de forme pentagonale qui est un peu plus élevé que les murs du bastion et destiné à recevoir deux rangs de canons. Ma prison était une casemate pour un gros canon et la fenêtre en était l’embrasure. Les rayons du soleil ne pouvaient y pénétrer ; même en été ils se perdaient dans l’épaisseur de la muraille. La pièce contenait un lit de fer, une petite table de chêne et un tabouret de chêne. Le sol était couvert d’un tapis de feutre peint à l’huile, et les murs tapissés d’un papier jaune. Mais pour assourdir les sons, on n’avait pas collé le papier sur le mur même ; il était posé sur une toile, derrière laquelle je découvris un treillis de fer, doublé lui-même d’une couche de feutre ; c’est seulement à travers le feutre que je pus atteindre le mur de pierre. Près du mur intérieur était une table de toilette et dans ce mur une épaisse porte de chêne où je remarquai une ouverture pour passer la nourriture et une petite fente protégée par un verre et fermée à l’extérieur par un petit volet à coulisses : c’était le judas à travers lequel on pouvait épier le prisonnier à chaque instant. La sentinelle qui montait la garde dans le corridor poussait fréquemment le volet et regardait à l’intérieur — on entendait le craquement de ses bottes chaque fois qu’elle se glissait vers la porte. J’essayai de lui parler ; mais alors les yeux que je pouvais apercevoir à travers la fente prenaient une expression de terreur, et le volet était immédiatement refermé, pour être rouvert furtivement une ou deux minutes plus tard ; mais je ne pus obtenir un mot de réponse de la sentinelle.

Un silence absolu régnait autour de moi. Je plaçai mon tabouret près de la fenêtre et je regardai le petit coin de ciel que je pouvais apercevoir ; j’essayai de saisir quelque bruit venant de la Néva, ou de la ville située sur la rive opposée ; mais je n’y réussis pas. Ce silence de mort commençait à m’accabler et j’essayai de chanter, d’abord à mi-voix, puis de plus en plus fort.

Je me surpris chantant un passage de mon opéra favori, « Rouslan et Loudmila » de Glinka : « Amour, faut-il que je te dise adieu pour toujours ?... »

— Monsieur, veuillez ne pas chanter, me dit une voix de basse à travers l’ouverture destinée au passage de la nourriture.

— Je veux chanter et je chanterai.

— Vous ne devez pas chanter.

— Je chanterai quand même.

Alors vint le colonel qui essaya de me persuader que je ne devais pas chanter et qu’on en avertirait le commandant de la forteresse, etc.

— Mais mon gosier va se boucher et mes poumons vont devenir inutiles si je ne parle pas et si je ne puis chanter, essayai-je d’objecter.

— Essayez plutôt de chanter tout bas, plutôt pour vous-même, dit le vieux gouverneur d’un ton de prière.

Mais tout cela était inutile. Au bout de peu de jours j’avais perdu toute envie de chanter. J’essayai de chanter pour le principe, mais cela n’allait pas.

« Le principal, me disais-je, est de conserver ma vigueur physique. Je ne veux pas tomber malade. Je n’ai qu’à m’imaginer que je dois passer une couple d’années dans une hutte dans l’extrême nord, pendant une expédition polaire. Je veux prendre beaucoup d’exercice, faire de la gymnastique, et ne pas me laisser abattre par ce qui m’entoure. »

« Dix pas d’un angle à l’autre de ma casemate c’est déjà quelque chose. Si je répète cet exercice cent cinquante fois, j’aurai fait une verste (c’est-à-dire un kilomètre). » Je résolus de faire chaque jour sept verstes, environ deux lieues : deux verstes le matin, deux avant le dîner, deux après, et une avant de me coucher. « En mettant sur la table dix cigarettes et en en retournant une chaque fois que je dépasserai la table, je compterai aisément les trois cents fois que je dois faire le chemin aller et retour. Il faut que je marche rapidement, mais que je me retourne lentement dans le coin de la pièce pour ne pas avoir le vertige, et chaque fois d’un autre côté. Ensuite je ferai deux fois par jour de la gymnastique pratique avec mon lourd tabouret. » Je l’enlevais par un pied et le tenais à bras tendu. Je le faisais tourner comme une roue et bientôt j’appris à le lancer d’une main à l’autre par dessus ma tête, derrière mon dos, et entre mes jambes.

Quelques heures après mon incarcération, le gouverneur vont m’offrir des livres et parmi ceux-ci je retrouvai une vieille connaissance et un de mes ouvrages favoris, le premier volume de « La Physiologie » de George Lewes, traduite en russe ; mais il manquait le deuxième volume que je désirais particulièrement relire. Je demandai naturellement du papier, des plumes et de l’encre, mais on refusa absolument de m’en donner. On ne donne jamais de plumes ni d’encre dans la forteresse, à moins d’une permission spéciale de l’empereur lui-même. Je souffris beaucoup de cette inactivité forcée et je me mis à composer dans mon imagination une série de nouvelles populaires empruntées à l’histoire de Russie — quelque chose d’analogue aux « Mystère du Peuple » d’Eugène Sue. Je composais le plan, les descriptions, les dialogues et j’essayais de fixer le tout dans ma mémoire depuis le commencement jusqu’à la fin. On comprendra aisément combien un pareil travail aurait été exténuant si j’avais dû le continuer pendant plus de deux ou trois mois.

Mais mon frère Alexandre obtint pour moi des plumes et de l’encre. Un jour on me fit monter dans une voiture en compagnie du même officier de gendarmerie géorgien, ce personnage muet dont j’ai déjà parlé. On m’amena à la Troisième Section, où je fus autorisé à voir mon frère, en présence de deux officiers de gendarmerie.

Alexandre était à Zurich au moment de mon arrestation. Depuis son enfance, il avait désiré aller à l’étranger, où les gens pensent comme ils veulent, lisent ce qu’ils veulent, et expriment ouvertement leurs pensées. La vie russe lui était odieuse. La sincérité — une sincérité absolue — et la plus grande franchise étaient les traits dominants de son caractère : il ne pouvait supporter le mensonge et même la moindre affectation. Sa nature franche et ouverte répugnait à l’absence de franchise en Russie, à la condescendance avec laquelle les Russes se soumettaient à l’oppression, au style euphémique de nos écrivains. Aussitôt après mon retour de l’Europe Occidentale, il était parti pour la Suisse avec l’intention de s’y fixer. Depuis qu’il avait perdu ses deux enfants — l’un emporté par le choléra en quelques heures, l’autre par la phtisie — le séjour de Pétersbourg lui était devenu doublement insupportable.

Mon frère ne prenait aucune part à notre œuvre d’agitation. Il ne croyait pas à la possibilité d’un soulèvement populaire et il ne concevait une révolution que comme l’œuvre d’une assemblée des représentants de la Nation, analogue à l’Assemblée Nationale de 1789. Quant à l’agitation socialiste, il ne l’admettait que si elle était menée au moyen de réunions publiques, et il ne voyait l’utilité de l’œuvre secrète et minutieuse de propagande personnelle que nous avions entreprise. En Angleterre il aurait été partisan de John Bright ou des Chartistes. S’il avait été à Paris pendant l’insurrection de juin 1848 il aurait certainement combattu avec la dernière poignée d’ouvriers derrière la dernière barricade ; mais dans la période préparatoire il aurait suivi Louis Blanc ou Ledru-Rollin.

En Suisse il s’établit à Zurich et ses sympathies allèrent au groupe modéré de l’Internationale. Socialiste par principe, il conformait ses actes à ses idées en vivant de la façon la plus frugale et la plus laborieuse, en travaillant passionnément à son grand ouvrage scientifique qui fut le but principal de sa vie. Cet ouvrage devait être pour le dix-neuvième siècle la contrepartie du fameux Tableau de la Nature des Encyclopédistes. Il devint bientôt l’ami intime d’un vieux réfugié, le colonel P. L. Lavrov, qui partageait comme lui les idées philosophiques de Kant.

Quand il apprit mon arrestation, Alexandre quitta aussitôt ses occupations — l’ouvrage auquel il consacrait sa vie, la vie de liberté qui lui était aussi nécessaire que l’air à un oiseau — et il revint à Pétersbourg, qu’il détestait, dans le seul espoir de me venir en aide dans ma captivité.

Notre rencontre fut émouvante. Alexandre était extrêmement surexcité. La seule vue de l’uniforme bleu des gendarmes — ces bourreaux de toute liberté intellectuelle en Russie — éveillait en lui des pensées de haine et il exprima franchement ses sentiments devant eux. Quant à moi, je fus assailli des plus fâcheux pressentiments en le voyant de retour à Pétersbourg. J’étais heureux de revoir son visage honnête, ses yeux affectueux, et d’apprendre que je le verrais une fois par mois ; mais j’aurais voulu le savoir à des centaines de lieues de l’endroit où il venait librement ce jour-là, et où il serait amené inévitablement quelque nuit par une escorte de gendarmes. « Pourquoi es-tu venu de jeter dans la gueule du loup ? Repars immédiatement ! » criait tout mon être intime, et pourtant je savais qu’il resterait, tant que je serais en prison.

Il comprenait mieux que tout autre que l’inactivité me tuerait et il avait déjà fait des démarches pour obtenir pour moi l’autorisation de me remettre eu travail. La Société de Géographie désirait me voir finir mon livre sur la période glaciaire et mon frère remua tout le monde scientifique de Pétersbourg pour l’amener à appuyer sa demande. L’Académie des Sciences s’intéressa à l’affaire, et finalement, deux ou trois mois après mon incarcération, le gouverneur entra un jour dans ma cellule et m’annonça que j’étais autorisé par l’empereur à compléter mon rapport à la Société de Géographie et qu’on me donnerait des plumes et de l’encre. « Seulement jusqu’au coucher du soleil, » ajouta-t-il. A Pétersbourg le soleil se couche à trois heures de l’après-midi en hiver ; mais il n’y avait pas autre chose à faire. « Jusqu’au coucher du soleil, » avait dit Alexandre II, en accordant la permission.

* * *

Ainsi je pouvais travailler !

Il me serait difficile d’exprimer maintenant le sentiment d’immense soulagement que j’éprouvai à pouvoir enfin recommencer à écrire. J’aurais consenti à ne vivre que de pain et d’eau, dans le plus humide des cachots, pourvu qu’il me fût permis de travailler.

J’étais le seul prisonnier auquel on eût accordé ce qui est nécessaire pour écrire. Plusieurs de mes camarades passèrent trois ans et plus en prison avant le fameux procès des Cent quatre-vingt-treize et ils n’avaient qu’une ardoise. Naturellement l’ardoise elle-même était la bienvenue dans cette triste solitude et ils s’en servaient pour faire des exercices de langues étrangères ou pour résoudre des problèmes de mathématiques ; mais ce qu’ils écrivaient sur l’ardoise ne pouvait y rester que quelques heures.

Ma vie de réclusion prit alors un caractère plus régulier. J’avais désormais un but immédiat en perspective. A neuf heures du matin j’avais déjà fait les premiers cent tours de cellule et j’attendais les crayons et les plumes qu’on devait me donner. L’ouvrage que j’avais préparé pour la Société de Géographie contenait, outre un rapport de mes explorations en Finlande, une discussion détaillée des fondements mêmes de l’hypothèse glaciaire. Sachant que j’avais maintenant beaucoup de temps devant moi, je résolus de refaire et de développer cette partie de mon travail. L’Académie des Sciences mit son admirable bibliothèque à mon service, et un coin de ma cellule s’emplit bientôt de livres et de cartes, parmi lesquels se trouvaient la collection complète des excellents relevés géologiques de la Société de géologie suédoise, une collection presque complète de rapports sur toutes les expéditions au pôle arctique et des années entières de la Revue trimestrielle de la Société de géologie de Londres (Quaterly Journal of the London Geological Society). Mon livre grossit dans la forteresse au point de former deux forts volumes. Le premier fut imprimé par les soins de mon frère et de Polakov (dans les Mémoires de la Société de Géographie) ; tandis que le second, qui n’était pas complètement achevé, resta entre les mains de la troisième section, lorsque je m’évadai. Le manuscrit ne fut retrouvé qu’en 1895 et remis à la Société de Géographie de Russie qui me l’envoya à Londres.

A cinq heures de l’après-midi — à trois heures en hiver — c’est-à-dire dès qu’on m’apportait ma petite lampe, on m’enlevait crayons et plumes et je devais suspendre mon travail. Je me mettais alors à lire, le plus souvent des ouvrages historiques. Toute une bibliothèque avait été formée dans la forteresse par les générations de prisonniers politiques qui y avaient été enfermés. Je fus autorisé à enrichir la bibliothèque d’un certain nombre d’ouvrages importants sur l’histoire de la Russie, et avec les livres que m’apportaient mes parents je fus en mesure de lire presque tous les ouvrages et collections d’actes et de documents relatifs à la période moscovite de l’histoire de la Russie. Je pris goût non seulement à la lecture des Annales Russes, particulièrement celles de la République démocratique de Pskov au moyen âge — c’est peut-être le meilleur document qu’il y ait en Europe pour l’étude de ce genre de cités médiévales — mais je lus aussi avec plaisir toutes sortes de documents arides — contrats, inventaires, etc., de cette époque - et jusqu’à la Vie des Saints, qui contient parfois des faits de la vie réelle des masses que l’on ne saurait trouver ailleurs. Je lus aussi un grand nombre de romans et je m’arrangeai même une petite fête pour le soir de Noël. Mes parents m’avaient envoyé pour ce jour-là les Contes de Noël, de Dickens, et je passai ce jour de fête à lire les belles créations du grand romancier, qui m’arrachaient des rires et des larmes.

* * *

Ce qu’il y avait de terrible, c’était le silence lugubre qui régnait tout autour de moi. En vain je frappais contre les murs et je battais le plancher du pied, attendant que le moindre bruit me répondît. Je n’entendais rien. Un mois se passa, puis deux, trois, quinze mois, mais personne ne répondait à mes coups. Nos n’étions que six, disséminés dans les trente-six casemates d’un étage de ce bastion — la plupart de mes camarades arrêtés étaient enfermés dans la prison Litovski. Quand le sous-officier venait me prendre dans ma cellule pour faire une promenade et que je lui demandais : « Quel temps avons-nous aujourd’hui ? Pleut-il ? » il me jetait un furtif regard de côté et sans dire un mot il se retirait promptement derrière la porte, où une sentinelle et un autre sous-officier l’observaient. Le seul être vivant de qui je pouvais entendre quelques mots était le colonel, qui venait tous les matins dans ma cellule me dire « bonjour » et de demander si je désirais acheter du tabac ou du papier. J’essayais d’engager une conversation avec lui, mais il jetait aussi des regards furtifs sur le sous-officier qui se tenait dans l’entre-baillement de la porte, comme pour dire : « Vous voyez, je suis surveillé aussi. » Les pigeons seuls n’avaient pas peur d’entrer en relations avec moi. Tous les matins et toutes les après-midi ils venaient à ma fenêtre recevoir leur nourriture à travers les barreaux.

Je n’entendais d’autres bruits que le craquement des bottes de la sentinelle, le glissement à peine perceptible du judas et le tintement des cloches de la cathédrale de la forteresse. Elles sonnaient un « seigneur ayez pitié de nous » (Gospodi pomilouï) à chaque quart d’heure, une, deux, trois ou quatre fois suivant le cas. Puis la grosse cloche sonnait lentement les heures avec de longs intervalles entre chaque coup. Les autres cloches se mettaient alors de la partie, sonnant un cantique lugubre ; et comme elles changeaient de ton à chaque changement brusque de température, il en résultait alors une horrible cacophonie qui ressemblait à la sonnerie des cloches pour un enterrement. A l’heure sombre de minuit, le cantique était en outre suivi des notes discordantes d’un « Dieu protège le tsar ». La sonnerie durait alors un bon quart d’heure ; et à peine avait-elle pris fin qu’un nouveau « Seigneur, ayez pitié de nous » annonçait au prisonnier privé de sommeil qu’un quart d’heure de son existence inutile venait de s’écouler et que beaucoup de quarts d’heure, et d’heures, et de jours, et de mois de cette même vie végétative s’écouleraient encore avant que ses geôliers, ou, peut-être la mort, vinssent le délivrer.

Tous les matins on venait me chercher pour une promenade d’une demi-heure dans la cour de la prison. Cette cour peu spacieuse était pentagonale et entourée d’un étroit trottoir ; au milieu se trouvait un petit bâtiment, la salle de bains. Mais j’aimais ces promenades.

Le besoin d’impressions nouvelles est si grand en prison que pendant ma promenade dans mon étroite cour, je tenais mes regards sans cesse fixés sur la haute flèche dorée de la cathédrale de la forteresse.

C’était la seule chose dans mon entourage qui changeât d’aspect et je prenais plaisir à la voir briller comme l’or pur quand le soleil étincelait dans l’azur clair du ciel, revêtir un air de mystère quand une légère vapeur bleuâtre s’étendait sur la ville, ou prendre les tons gris de l’acier quand de sombres nuages se rassemblaient au-dessus d’elle.

Pendant ces promenades, j’apercevais parfois la fille de notre colonel, une jeune fille de dix-huit ans, car en sortant de l’appartement de son père elle était forcée de faire quelques pas dans notre cour pour gagner la porte voûtée, — la seule issue du bâtiment.

Elle pressait toujours le pas pour traverser la cour, et baissait les yeux, comme si elle avait honte d’être la fille d’un geôlier. Son jeune frère, au contraire, qui était au Corps des Cadets et que j’aperçus aussi deux ou trois fois dans la cour, me regardait toujours fixement avec une expression si franche et si sympathique que j’en fus frappé et que j’en fis même ultérieurement la remarque à quelqu’un de mes camarades. Quatre ou cinq ans plus tard, étant officier, il fut exilé en Sibérie. Il s’était joint au parti révolutionnaire et il avait dû l’aider, je suppose, à entretenir une correspondance avec les prisonniers de la forteresse.

L’hiver est triste à Pétersbourg pour ceux qui ne peuvent pas sortir dans les rues brillamment éclairées. Il était plus triste encore, cela va sans dire, dans la casemate.

Mais l’humidité était pire encore que l’obscurité. Pour combattre cette humidité, on chauffait la casemate à l’excès et je ne pouvais respirer ; mais dès que j’eus enfin obtenu que l’on abaissât la température e la pièce, le mur extérieur se mit à ruisseler ; les tentures de papier étaient aussi mouillées que si on les avait arrosées tous les jours avec un seau d’eau... Le résultat fut que je souffris beaucoup des rhumatismes.

* * *

Malgré tout cela j’étais de bonne humeur ; je continuais à écrire et à dessiner des cartes dans l’obscurité, taillant mon crayon avec un morceau de verre brisé que j’avais réussi à trouver dans la cour. Je faisais régulièrement mes sept kilomètres par jour dans ma cellule et j’exécutais mes exercices de gymnastique avec mon tabouret de chêne. Le temps passait. Mais alors le chagrin se glissa dans ma cellule et je fus sur le point d’y succomber. Mon frère Alexandre fut arrêté.

Vers la fin de décembre 1874, je fus autorisé à avoir une entrevue avec lui et notre sœur Hélène, dans la prison, en présence d’un officier de gendarmerie. Les entrevues, accordées à de longs intervalles, mettent toujours un prisonnier et ses parents dans un état d’énervement. On revoit des visages chéris, on entend des voix aimées — et on sait que tout cela ne durera que quelques instants. On se sent si près l’un de l’autre et pourtant d’autant plus loin qu’on ne peut avoir une conversation intime devant un étranger, qui est en même temps un ennemi et un espion. En outre, ma sœur et mon frère étaient inquiets pour ma santé, anxieux des jours tristes et sombres de l’hiver et de l’humidité, qui avaient déjà produit sur moi leurs premiers effets. Nous nous séparâmes le cœur gros.

Une semaine après cette entrevue, je reçus, au lieu de la lettre que j’attendais de mon frère au sujet de l’impression de mon livre, une courte note de Polakov. Il m’informait que désormais c’était lui qui reverrait les épreuves et que je devais lui adresser tout ce qui était relatif à l’impression du livre. Au simple ton de la note je compris aussitôt qu’il avait dû arriver un malheur à mon frère. S’il n’avait été question que de maladie, Polakov m’en aurait parlé. Je passai plusieurs jours dans une anxiété cruelle. Alexandre devait avoir été arrêté et c’était moi qui devais en être la cause. La vie cessa tout à coup d’avoir quelque importance pour moi. Mes promenades, mes exercices de gymnastique, mes travaux me devinrent indifférents. Je passais toute la journée à marcher sans relâche de long en large dans ma cellule, ne songeant qu’à l’arrestation d’Alexandre. Pour moi, célibataire, la prison n’état qu’un inconvénient personnel ; mais mon frère était marié, il aimait passionnément sa femme, et ils avaient maintenant un petit garçon, sur lequel ils avaient concentré toute l’affection qu’ils avaient éprouvée pour leurs deux premiers enfants.

Le pire de tout était l’incertitude. Qu’est-ce qu’il pouvait bien avoir fait ? Pour quelle raison avait-il été arrêté ? Qu’allait-on faire de lui ? Des semaines passèrent ; mon anxiété croissait de plus en plus ; mais j’étais sans nouvelles, jusqu’à ce qu’enfin j’appris par un moyen détourné qu’il avait été arrêté pour avoir écrit une lettre à P. L. Lavrov.

J’appris les détails beaucoup plus tard. Après sa dernière entrevue avec moi, il écrivit à son vieil ami, qui publiait alors à Londres une revue socialiste russe, intitulée : En avant ! Il exprimait dans cette lettre les craintes que lui inspiraient ma santé ; il parlait des nombreuses arrestations que l’on faisait en Russie ; et il ne cachait pas sa haine pour le gouvernement despotique. La lettre fut interceptée au bureau de poste par la Troisième Section, et une perquisition fut opérée chez lui le soir de Noël. On apporta dans ces recherches plus de brutalité encore que d’habitude. Une demi-douzaine d’agents firent irruption après minuit dans son appartement et mirent tout sens dessus dessous. Ils sondèrent jusqu’aux murs eux-mêmes ; ils arrachèrent l’enfant malade de son lit pour pouvoir inspecter la literie et les matelas. Ils ne trouvèrent rien — parce qu’il n’y avait rien à trouver.

Mon frère fut exaspéré par cette perquisition. Avec sa franchise coutumière, il dit à l’officier de gendarmerie qui la dirigeait : « Je n’ai pas de rancune contre vous, capitaine. Vous n’avez reçu que peu d’éducation et vous ne ne pouvez comprendre ce que vous faites. Mais vous, monsieur, continua-t-il en s’adressant au procureur, vous savez quel rôle vous jouez dans cette affaire. Vous avez reçu une éducation universitaire. Vous connaissez la loi, et vous savez que vous foulez aux pieds toutes les lois et que vous couvrez de votre présence les actes illégaux de ces gens ; vous êtes simplement — un gredin ! »

On jura de se venger de lui et on le garda prisonnier à la Troisième Section jusqu’au mois de mai. L’enfant de mon frère — un charmant garçon que la maladie avait rendu encore plus affectueux et intelligent — se mourait de la phtisie. Les médecins disaient qu’il n’avait plus que quelques jours à vivre. Alexandre, qui n’avait jamais demandé une faveur à ses ennemis, implora alors la permission de voir son enfant une dernière fois. Il demanda l’autorisation d’aller chez lui pour une heure, donna sa parole d’honneur qu’il reviendrait, ou d’y être amené sous escorte. Elle lui fut refusée. Il ne voulurent pas se priver de cette vengeance.

L’enfant mourut et sa mère fut une fois de plus sur le point de devenir folle, quand mon frère fut informé qu’il allait être transporté à Minousinsk, petite ville de la Sibérie orientale.

Il devait s’y rendre en voiture entre deux gendarmes, et sa femme était autorisée à le rejoindre plus tard, mais elle ne devait pas voyager avec lui.

« Dites-moi enfin quel est mon crime ! » demanda-t-il ; mais il n’y avait pas d’autre charge contre lui que la lettre. Sa déportation paraissait si arbitraire, elle semblait tellement un acte de pure vengeance de la part de la Troisième Section que personne parmi nos parents ne pouvait croire que son exil durerait plus de quelques mois. Mon frère adressa une plainte au Ministre de l’Intérieur. Le Ministre répondit qu’il ne pouvait rien faire contre la volonté du chef de la gendarmerie. Une autre plainte fut adressée au Sénat. Elle n’eut aucune réponse.

Deux années plus tard, notre sœur Hélène, agissant de sa propre initiative, écrivit une pétition au tsar. Notre cousin Dmitri, gouverneur général de Kharkov, aide de camp de l’empereur et favori à la cour, était profondément irrité des agissements de la Troisième Section ; il remit lui-même la pétition au tsar et il ajouta en même temps quelques mots pour l’appuyer. Mais l’esprit de vengeance, ce trait de famille des Romanovs, était fortement développé chez Alexandre II. Il écrivit sur la pétition « Poust posidit » (qu’il y reste quelque temps). Mon frère resta douze ans en Sibérie et ne revint jamais en Russie.

* * *

Les innombrables arrestations opérées dans l’été de 1874 et les poursuites acharnées dirigées par la police contre notre cercle, amenèrent un changement profond dans les opinions de la jeunesse russe. Jusqu’ici, l’idée dominante avait été de choisir parmi les ouvriers, et éventuellement parmi les paysans, un certain nombre d’hommes, qu’on préparerait à devenir agitateurs socialistes. Mais les usines étaient maintenant envahies par des nuées d’espions et il était évident que les uns et les autres, propagandistes et ouvrier, ne tarderaient pas à être arrêtés et déportés pour le reste de leur vie en Sibérie. Alors le mouvement « vers le peuple » prit une autre forme. Plusieurs centaines de jeunes gens et de femmes, dédaignant toutes les précautions prises jusqu’à ce jour, se précipitèrent dans les campagnes, et, parcourant les villes et les villages, se mirent à inciter les masses à la révolution et à distribuer presque ouvertement des brochures, des chansons et des proclamations. Dans notre cercle, cet été reçut le nom de « fol été ».

Les gendarmes perdaient la tête. Ils n’avaient pas assez de bras pour faire les arrestations, ni assez d’yeux pour suivre les traces de chaque propagandiste à travers les villes et les villages. Cependant on n’arrêta pas moins de quinze cents personnes pendant cette chasse à l’homme, et la moitié d’entre elles furent gardées en prison pendant des années.

Un jour de l’été 1875, j’entendis distinctement dans la cellule voisine de la mienne les pas légers de bottes à talons et quelques minutes plus tard je saisis des fragments de conversation. Une voix de femme parlait de la cellule et une voix de basse profonde — évidemment celle de la sentinelle — grognait quelque chose en guise de réponse. Ensuite, je reconnus le bruit de éperons du colonel, son pas rapide ; j’entendis les reproches qu’il faisait à la sentinelle et le grincement de la clef dans la serrure. Il dit quelque chose et une voix de femme répondit tout haut : « Nous ne causions pas. Je l’ai seulement prié d’appeler le sous-officier. » Alors la porte se referma et j’entendis le colonel jurer à voix basse contre la sentinelle.

Ainsi je n’étais plus seul. J’avais une voisine, et elle rompait tout à coup la rigoureuse discipline qui avait régné jusqu’ici parmi les soldats. Depuis ce jour, les murs de la forteresse qui avaient été muets pendant ces quinze derniers mois, commencèrent à s’animer. De tous les côtés, j’entendais des coups de pieds frappant le sol : un, deux, trois, quatre... onze coups ; vingt-quatre coups, quinze coups ; puis une série de trente-trois coups. Ces coups se répétaient toujours jusqu’à ce que le voisin remarquât que cela voulait dire « Kto vy ? » (qui êtes-vous ?) ; la lettre v était la troisième de notre alphabet. Là-dessus une conversation ne tardait pas à s’établir et on la poursuivait d’ordinaire d’après un alphabet abrégé, c’est-à-dire qu’il était divisé en six groupes de cinq lettres, chaque lettre étant désignée par son groupe et la place qu’elle y occupait.

J’appris avec grand plaisir que j’avais à ma gauche mon ami Serdioukov, avec qui je pus bientôt m’entretenir de toutes sortes de choses, surtout quand nous nous servîmes de notre chiffre. Mais ces rapports avec d’autres avaient leurs douleurs aussi bien que leurs joies. Au-dessous de moi était enfermé un paysan que connaissait Serdioukov. Il lui parlait en frappant des coups ; et je suivais sans le vouloir et inconsciemment leur conversation pendant que je travaillais. Je lui parlai aussi. Mais si l’isolement dans l’inaction absolue est dur pour un homme cultivé, il l’est infiniment plus pour un paysan accoutumé au travail physique, et qui n’est pas préparé à passer des années à lire. Notre ami le paysan se sentait très malheureux, et ayant déjà passé près de deux ans dans une autre prison avant d’être transféré dans la forteresse — son crime était d’avoir écouté les discours des socialistes — c’était déjà un homme fini. bientôt je commençai à remarquer avec terreur que de temps en temps il déraisonnait. Peu à peu ses pensées devinrent de plus en plus confuses, et nous acquîmes, pas à pas, jour par jour, la preuve qu’il perdait la raison, jusqu’à ce qu’enfin ses discours devinrent ceux d’un dément. Des bruits effrayants et des cris farouches montaient de l’étage inférieur ; notre voisin était fou ; cependant on le laissa encore quelques mois dans la casemate avant de le faire transporter dans un asile, dont il ne devait jamais sortir. C’était une chose terrible que d’assister dans ces conditions à la destruction progressive de l’intelligence d’un homme. Je suis sûr que cela dut contribuer à accroître l’irritabilité nerveuse de mon bon et fidèle ami Serdioukov. Lorsque, après quatre années d’emprisonnement, il fut acquitté par les tribunaux et remis en liberté, il se brûla la cervelle.

* * *

Un jour, je reçus une visite tout à fait inattendue. Le grand-duc Nicolas, frère d’Alexandre II, inspectant la forteresse, entra dans ma cellule, suivi seulement de son aide de camp. La porte fut fermée derrière lui. Il s’approcha de moi rapidement en disant : « Bonjour, Kropotkine. » Il me connaissait personnellement et me parlait sur un ton familier et bienveillant, comme à une vieille connaissance : « Comment est-il possible, Kropotkine, que toi, un page, un page de la chambre impériale, un sergent du corps des pages, tu te sois mêlé de ces affaires et que tu sois maintenant ici dans cette horrible casemate ? »

« Chacun a ses opinions personnelles, » lui répondis-je. — « Ses opinions ! Les tiennes étaient-elles donc que tu devais travailler à fomenter une révolution ? »

Que devais-je répondre ? Oui ! Mais alors on aurait tiré de ma réponse cette conclusion que moi, qui avais refusé de répondre aux gendarmes, j’avais « tout avoué » devant le frère du tsar. Il me parlait sur le ton d’un commandant d’école militaire qui essaierait de tirer des « aveux » d’un cadet. Je ne pouvais pas dire davantage : « Non » ; car cela eût été un mensonge. Je ne savais que dire et je restai muet.

« Tu vois bien ! Tu en as honte maintenant. » Cette observation m’irrita et je répliquai aussitôt d’un ton un peu tranchant : « J’ai répondu au juge d’instruction et je n’ai rien de plus à ajouter. »

« Mais comprends-moi bien, je te prie, Kropotkine, dit-il alors de son ton le plus familier : je ne te parle pas ici en magistrat instructeur. Je te parle comme homme privé, — tout à fait comme homme privé, » répéta-t-il en baissant la voix.

Un flot de pensées s’agitait dans mon esprit ; Devais-je jouer le rôle du Marquis de Posa ? Parler à l’empereur par l’intermédiaire de son frère de la désolation de la Russie, de la ruine des paysans, de l’arbitraire des fonctionnaires, de la perspective de famines terribles ? Dire que je voulais aider les paysans à sortir de leur condition désespérée, leur faire relever la tête — et par lui essayer d’influencer Alexandre III ? Ces pensées se succédaient rapidement dans mon esprit, jusqu’à ce qu’enfin je me dise en moi-même : « Jamais ! C’est de la folie !... Ce sont des ennemis du peuple et de pareilles paroles ne les changeraient pas. »

Je répondis qu’il restait toujours un personnage officiel et que je ne pouvais le considérer comme un homme privé.

Il se mit alors à me poser différentes questions. « N’est-ce pas en Sibérie, dans tes relations avec les Décembristes, que tu as puisé ces idées ? »

— « Non, je ne connaissais d’un Décembriste et je n’ai pas eu avec lui de conversations de portée. »

— C’est donc à Pétersbourg ?

— J’ai toujours eu ces idées-là.

— Comment ! tu avais ces idées au Corps des pages ? », me demanda-t-il avec terreur.

— Au Corps des pages, j’étais un enfant, et ce qui est à l’état latent dans l’enfance se précise à l’âge d’homme. »

Il me fit encore quelques question analogues, et à sa façon de parler, je vis clairement à quoi il voulait en venir. Il essayai de m’arracher « des aveux » et mon imagination me le représentait vivement disant à son frère : « Tous ces juges d’instruction sont des imbéciles. Il ne leur a même pas répondu ; moi, je ne lui ai parlé que dix minutes et il m’a tout raconté. » tout cela commençait à m’ennuyer et comme il me disait quelque chose dans ce genre : « Comment pouvais-tu te commettre avec tous ces gens-là, des paysans, des individus sans nom ? » je lui répliquai d’un ton tranchant : « Je vous ai déjà dit que j’avais répondu au juge d’instruction. Je n’ai rien à ajouter. » Il sortit alors brusquement de ma cellule.

Plus tard les soldats de garde firent toute une légende de cette visite. La personne qui vint me prendre en voiture au moment de mon évasion portait une casquette militaire, et, avec ses favoris blonds, elle avait une vague ressemblance avec le grand-duc Nicolas. Une tradition se forma parmi les soldats de la garnison de Pétersbourg, d’après laquelle le grand-duc en personne était venu me délivrer et m’avait enlevé. C’est ainsi que se créent les légendes même en ces temps de journalisme et de dictionnaires biographiques.