AUTOUR D'UNE VIE
QUATRIÈME PARTIE — Chapitre premier.



Chapitre premier


À L’UNIVERSITÉ DE PÉTERSBOURG. — CORRECTIONS APPORTÉES À L’OROGRAPHIE ET À LA CARTOGRAPHIE DE L’ASIE SEPTENTRIONALE. — EXPLORATEURS RUSSES À CETTE ÉPOQUE. — PLANS D’EXPÉDITIONS ARCTIQUES. — ÉTUDES GLACIAIRES EN FINLANDE.


Aux premiers mois de l’automne de 1867, mon frère et moi, ainsi que sa famille, étions installés à Pétersbourg. J’entrai à l’université, où je me trouvai au milieu de jeunes gens beaucoup plus jeunes que moi, presque des enfants. Ce qui avait été pendant cinq ans l’objet de mes rêves se réalisait : je pouvais me consacrer à l’étude. Pénétré de l’idée qu’une sérieuse éducation mathématique est la seule base solide pour toutes les études scientifiques, j’entrai à la section mathématique de la faculté des sciences physiques et mathématiques. Mon frère entra à l’Académie militaire de Jurisprudence, tandis que je renonçai entièrement au service militaire, au grand mécontentement de mon père, qui ne pouvait supporter même la vue d’un vêtement civil. Nous avions désormais, mon frère et moi, à ne compter que sur nous-mêmes.

Pendant les cinq années qui suivirent, les études universitaires et les recherches scientifiques absorbèrent tout mon temps. Un étudiant en mathématiques a naturellement beaucoup à faire ; cependant comme j’avais déjà étudié les mathématiques supérieures, je pus consacrer une partie de mon temps à la géographie. D’ailleurs, je n’avais pas perdu en Sibérie l’habitude de travailler.

Le compte rendu de ma dernière expédition était sous presse ; mais à ce moment un vaste problème se dressait devant moi. Mes voyages en Sibérie m’avaient convaincu que les montagnes qui étaient alors représentées sur les cartes de l’Asie septentrionale étaient tout à fait fantaisistes, et ne donnaient aucune idée de la structure du pays. Les grands plateaux qui sont un trait si caractéristique de l’Asie n’étaient même pas soupçonnés par ceux qui dessinaient les cartes. Dans les bureaux topographiques, au lieu de ces plateaux s’étaient développées, contrairement aux indications et même aux croquis d’explorateurs comme L. Schwartz, de grandes chaînes de montagnes, telles que, par exemple, la partie orientale des monts Stanivoï, qu’on représentait comme une chenille noire rampant vers l’est. Ces chaînes de montagnes n’existent pas dans la nature. Les sources des fleuves qui se dirigent vers l’océan Arctique d’une part, et le Pacifique de l’autre, sont situées les uns et les autres à la surface d’un même grand plateau. Ces cours d’eau prennent naissance dans les mêmes marais. Mais dans l’imagination des topographes européens, les plus hautes chaînes doivent suivre les principales lignes de partage des eaux, et ils ont dessiné des Alpes gigantesques, là où dans la réalité on n’en trouve pas la moindre trace. Beaucoup de montagnes imaginaires ont été ainsi tracées dans toutes les directions sur les cartes de l’Asie septentrionale.

Dès lors mon attention fut absorbée pendant des années par la recherche des grandes lignes de structure de l’Asie septentrionale et de l’harmonie que l’on peut deviner dans l’orographie asiatique. Pendant fort longtemps les anciennes cartes et plus encore les théories d’Alexandre de Humbold, qui, après une longue étude des sources chinoises, avait couvert l’Asie d’un réseau de montagnes se dirigeant selon les méridiens et les parallèles, m’arrêtèrent dans mes recherches, jusqu’au jour où je vis enfin que même les théories de Humboldt, encore qu’elles aient été pour les géographes un excellent stimulant, étaient en complet désaccord avec les faits.

Commençant alors par le commencement, j’eus recours à la méthode purement inductive : je recueillis toutes les observations barométriques des voyageurs qui m’avaient précédé, et à l’aide de ces données, je calculai des centaines d’altitudes. Sur une carte à grande échelle, je reportai toutes les observations géologiques et physiques qui avaient été faites par différents voyageurs — les faits, non les hypothèses, — et j’essayai de découvrir quelles lignes de structure répondraient le mieux aux faits observés. Ce travail préparatoire me prit plus de deux ans. Puis vinrent des mois d’intense réflexion, pour m’y reconnaître dans ce chaos d’observations isolées. Enfin, soudain le tout m’apparut clair et compréhensible, comme illuminé d’un jet de lumière. Les principales lignes de structure de l’Asie ne se dirigent pas du nord au sud ou de l’est à l’ouest, mais bien du sud-ouest au nord-est - de même qu’elles vont du nord-ouest au sud-est dans les Montagnes Rocheuses et les plateaux d’Amérique ; des chaînes secondaires seules se dirigent vers le nord-ouest. D’autre part, les montagnes de l’Asie ne sont pas des faisceaux de chaînes indépendantes comme les Alpes, mais elles se rattachent à un plateau immense, ancien continent dont la pointe était tournée vers le détroit de Behring. De hautes chaînes bordières se sont formées sur les rebords de ce continent, et dans les cours des âges des terrasses, formées par des sédiments plus récents, ont émergé de l’Océan, augmentant ainsi la largeur de cette arête primitive de l’Asie.

Dans la vie humaine, il n’y a pas beaucoup de joies égales à celle de voir naître tout à coup une théorie illuminant l’esprit après une longue période de patientes recherches. Ce qui durant des années semblait si chaotique, si contradictoire et si problématique se range tout à coup en un ensemble harmonieux. De la confusion effrayante des faits, du brouillard des hypothèses — infirmées aussitôt que nées — surgit un tableau imposant, telle une chaîne alpine émergeant soudain dans toute sa magnificence des nuées qui la voilaient encore un moment auparavant et brillant aux rayons du soleil dans toute sa simplicité et sa variété, dans toute sa puissance et sa beauté. Et lorsque la théorie est soumise à l’épreuve, lorsqu’on l’applique à ces centaines de faits isolés qui semblaient à l’instant même irrémédiablement contradictoires, chacun de ces faits se classe à la place qui lui revient, augmentant ainsi l’effet produit par le tableau, accentuant ici quelque ligne caractéristique, ajoutant là un détail imprévu mais important. La théorie se consolide et se développe ; ses fondements s’élargissent et s’affermissent ; tandis qu’au loin, à travers les brumes de l’horizon lointain, l’œil devine les contours de nouvelles théories plus vastes encore.

Celui qui a une fois dans sa vie ressenti cette joie de la création scientifique ne l’oubliera jamais ; il lui tardera de la renouveler ; et il souffrira à la pensée que genre de bonheur est le lot d’un bien petit nombre d’entre nous, tandis que tant de gens pourraient prendre leur part, plus ou moins grande, à ce bonheur, — si les méthodes scientifiques et les loisirs n’étaient pas le privilège d’une poignée d’hommes.

C’est ce travail que je considère comme ma principale contribution à la science. Ma première intention était de produire un gros volume où l’exposé de nouvelles idées sur les montagnes et les plateaux de l’Asie septentrionale se serait appuyé sur un examen détaillé de chaque région. Mais en 1873, quand je vis que je serais bientôt arrêté, je me contentai de préparer une carte dessinée d’après mes vues, et j’écrivis un aperçu explicatif. La carte et l’aperçu furent publiés par la Société Géographique, sous la direction de mon frère, au moment où j’étais déjà enfermé dans la forteresse de Saint-Pierre et Saint-Paul. Petermann, qui préparait alors une carte de d’Asie et avait connaissance de mon travail préliminaire, adopta mon système pour sa carte, et il a été accepté depuis par la plupart des cartographes. La carte d’Asie, comme elle est comprise aujourd’hui, explique, je crois, les principaux traits physiques du grand continent, ainsi que la distribution des climats, des faunes et des flores et même son histoire. Elle révèle aussi, comme je pus le constater durant mon dernier voyage en Amérique, des analogies frappantes entre la structure et l’évolution géologique des deux continents de l’hémisphère boréal. Un bien petit nombre de cartographes pourraient dire aujourd’hui d’où sont venus tous ces changements dans la carte d’Asie ; mais dans toutes les choses de la science, il vaut mieux que les idées nouvelles fassent leur chemin indépendamment d’un nom qui y serait attaché. Les erreurs, qui sont inévitables dans une première théorie, sont ainsi plus faciles à corriger.

* * *

A la même époque, je travaillais beaucoup pour la Société de Géographie de Russie, en qualité de secrétaire de la section de géographie physique.

On prenait alors beaucoup d’intérêt à l’exploration du Turkestan et du Pamir. Siévertsov revenait à ce moment d’un voyage qui avait duré plusieurs années. Grand zoologiste, géographe bien doué, l’un des hommes les plus intelligents que j’aie jamais rencontrés, il n’aimait pas écrire — semblable en cela à beaucoup de Russes. Lorsqu’il avait fait une communication orale à une séance de la Société, on ne pouvait le décider à la rédiger : tout au plus, revoyait-il les comptes rendus de sa communication, de sorte que tout ce qui a été publié sous sa signature est loin de donner une idée exacte de la valeur réelle des observations et des théories qu’il a faites. Cette répugnance à consigner par écrit les résultats de la réflexion et de l’observation est par malheur chose trop fréquente en Russie. Les remarques que je l’ai entendu exposer sur l’orographie du Turkestan, sur la distribution géographique des plantes et des animaux et particulièrement sur le rôle joué par les hybrides dans la production de nouvelles espèces d’oiseaux, et la note sur l’importance de l’aide mutuelle dans le développement progressif des espèces, que je vis plus tard mentionnée en quelques lignes dans un compte-rendu de séance, portent le cachet d’un talent et d’une originalité au-dessus de l’ordinaire. Mais il ne possédait pas dans l’expression de sa pensée cette force exubérante qui la revêt d’une forme belle, et qui aurait fait de lui un des hommes de science les plus éminents de notre temps.

Mikloukho Maklaï, bien connu en Australie — vers la fin de sa vie ce pays devint sa patrie d’adoption — appartenait à la même classe d’hommes : à ces hommes qui auraient eu bien autre chose à faire connaître que ce qu’ils ont fait imprimer. C’était un homme chétif, nerveux, souffrant toujours de la malaria. Il revenait des côtes de la Mer Rouge, lorsque je fis sa connaissance. Disciple de Hæckel, il s’était beaucoup occupé des invertébrés marins et des milieux où ils vivent. La Société de Géographie réussit bientôt à le faire envoyer à bord d’un navire de guerre russe, sur une partie inconnue de la côte de la Nouvelle-Guinée, où il désirait étudier les sauvages les plus primitifs. Accompagné d’un seul matelot, il fut déposé sur ce rivage inhospitalier dont les habitants avaient la réputation d’être cannibales. On construisit une hutte pour les deux Robinsons et ils vécurent plus de dix-huit mois tout près d’un village de naturels et en excellents termes avec ceux-ci. Maklaï avait pour principe d’être toujours loyal envers eux, et de ne jamais les tromper, pas même pour des choses sans importance, pas même dans un but scientifique. Sur ce point il était on ne peut plus scrupuleux. Lorsqu’il voyageait quelque temps après à travers la presqu’île de Malacca, il était accompagné d’un naturel qui n’était entré à son service qu’à la condition expresse de ne jamais être photographié. Les sauvages, comme on le sait, considèrent que quelque chose de leur individu disparaît lorsqu’on prend leur ressemblance à l’aide de la photographie. Maklaï, qui collectionnait alors des documents anthropologiques, confessait qu’un jour que l’homme était profondément endormi, il fut fortement tenté de le photographier. La tentation était d’autant plus forte que c’était un représentant typique de sa tribu et de d’ailleurs il n’aurait jamais su qu’il avait été photographié. Mais Maklaï se souvint de sa promesse et il ne la viola jamais. Lorsqu’il quitta la Nouvelle-Guinée, les naturels lui firent promettre de revenir ; et quelques années plus tard, bien que gravement malade, il tint parole et retourna là-bas. Malheureusement, cet homme remarquable n’a publié qu’une partie infinitésimale des observations inappréciables qu’il avait faites.

Fedtchenko, qui avait fait de grands voyages et des observations zoologiques dans le Turkestan — en compagnie de sa femme, Olga Fedtchenko, naturaliste elle aussi, — était, comme nous disions un « Occidental ». Il travaillait beaucoup pour présenter sous une forme soignée les résultats de ses observations. Mais il périt, malheureusement, en faisait l’ascension du Mont-Blanc. Plein d’une ardeur juvénile au retour de ses voyages dans les montagnes du Turkestan et rempli de confiance en ses propres forces, il entreprit cette ascension sans guides convenables et il périt dans une tempête de neige. Sa femme, heureusement, acheva la publication de ses « Voyages » après sa mort, et je crois que le fils continue l’œuvre du père et de sa mère.

Je voyais souvent aussi Prjevalski ou plutôt Przewalski, comme on devrait écrire son nom, — car c’est un nom Polonais, bien que lui-même préférât être considéré comme un « patriote russe ». C’était un chasseur passionné, et l’enthousiasme avec lequel il entreprenait ses explorations de l’Asie centrale provenait presque autant de son désir de chasser toute sorte de gibier difficile — chevreuils, chameaux sauvages, chevaux sauvages, etc., — que de son désir de découvrir des terres nouvelles d’accès difficile. Quand on l’avait amené à parler de ses découvertes, il interrompait bientôt ses modestes descriptions pour s’écrier avec enthousiasme : « Mais quel gibier il y avait là-bas ! Quelles chasses !... » et il racontait avec flamme comment il avait rampé sur une grande distance pour arriver à la portée d’un cheval sauvage. Dès qu’il était de retour à Pétersbourg, il projetait une nouvelle expédition. Il était le type du voyageur, avec sa nature robuste et ses qualités d’endurance pour la vie du chasseur de montagne. Cette vie faite de privations, il l’adorait. Il fit son premier voyage avec trois camarades seulement et il resta toujours en excellents termes avec les naturels. Mais les expéditions qu’il fit par la suite prirent un caractère plus militaire, et par malheur, il préféra compter davantage sur la force de son escorte armée que sur des relations pacifiques avec les naturels. J’ai même entendu dire dans des cercles bien informés que s’il n’était pas mort dès le début de son expédition du Thibet — si admirablement et si pacifiquement conduite après sa mort par ses compagnons, Pievstov, Roborovsky et Kozlov — il ne serait probablement pas revenu vivant.

A cette époque régnait sur la Société de Géographie une activité considérable, et nombreuses furent les questions géographiques auxquelles notre section, et par suite son secrétaire, prirent un vif intérêt. La plupart sont trop techniques pour être mentionnées ici, mais il me faut signaler un réveil qui se produisit de l’intérêt porté à la navigation, aux pêcheries et au commerce dans la région russe de l’Océan Arctique.

Un Sibérien, Sidorov, marchand et chercheur d’or, fit les efforts les plus persévérants pour éveiller cet intérêt. Il prévoyait que la création d’écoles navales, l’exploration de la côte de Mourman et de la Mer Blanche auraient pour résultat de développer largement les pêcheries et la marine russe. Mais, par malheur, cette initiative devait venir entièrement de Pétersbourg, et dans cette cité élégante, bureaucratique, officielle, littéraire, artistique et cosmopolite, on ne pouvait obtenir des dirigeants qu’ils prissent un intérêt quelconque à une chose « provinciale ». Les efforts de Sidorov ne firent que le rendre ridicule. C’est l’étranger qui devait obliger la Société de Géographie de Russie à s’occuper de notre extrême septentrion.

Dans les années 1869-71 de hardis Norvégiens, chasseurs de phoques, avaient, d’une façon tout à fait imprévue, ouvert la Mer de Kara à la navigation. Un jour, à la Société nous apprîmes à notre grand étonnement qu’un certain nombre de petits schooners norvégiens avaient parcouru dans tous les sens la mer située entre la Nouvelle-Zemble et la côte sibérienne, cette mer que nous décrivions dans nos publications comme « une vraie glacière, constamment prise par les glaces. » Même le lieu d’hivernage du célèbre Hollandais Barenz, ce point que nous croyions caché aux yeux des hommes par des banquises séculaires, avait été visité par ces Norvégiens aventureux.

« Une saison exceptionnelle, un état exceptionnel de la glace, » répondaient nos officiers de marine. Mais pour quelques-uns d’entre nous, il était de toute évidence qu’avec leurs petits schooners et leurs équipages peu nombreux, les hardis chasseurs norvégiens, qui au milieu des glaces se sentent chez eux, avaient osé franchir la glace flottante dont l’entrée de la Mer de Kara est ordinairement encombrée, tandis que les capitaines des navires de l’État, retenus par le souci des responsabilités de leur service, ne s’étaient jamais risqués à le faire.

Ces découvertes éveillèrent un intérêt général pour les explorations arctiques. En réalité, ce sont les chasseurs de phoques qui ouvrirent cette nouvelle période d’enthousiasme pour les choses arctiques, période signalée plus tard par le voyage de circumnavigation de l’Asie et la découverte du passage du Nord-Est par Nordenskjöld, la découverte du Groenland septentrional par Perry, et l’expédition de Nansen sur son Fram. Notre Société de Géographie de Russie commença aussi à se remuer, et on nomma un comité pour préparer le plan d’une expédition arctique russe et pour indiquer l’œuvre scientifique qui échoirait à cette expédition. Des spécialistes se chargèrent de rédiger chacun des chapitres scientifiques de ce rapport ; mais, ainsi qu’il arrive souvent, quelque chapitres seulement — la botanique, la géologie et la météorologie — furent prêts à temps, et moi, en qualité de secrétaire du comité, j’eus à écrire le reste. Plusieurs sujets, tels la zoologie marine, les marées, les observations sur le pendule, et le magnétisme terrestre, étaient entièrement nouveaux pour moi ; mais on ne saurait s’imaginer la somme de travail qu’un homme bien portant peut accomplir en peu de temps, s’il y met toutes ses forces et va droit à la racine du sujet. Et c’est ainsi que mon rapport fut prêt.

Je concluais en proposant une grande expédition arctique, qui éveillerait en Russie un intérêt durable pour les questions arctiques et la navigation arctique, et en attendant, une reconnaissance à bord d’un schooner affrété en Norvège, avec un capitaine norvégien, — reconnaissance poussée au nord ou au nord-est de la Nouvelle-Zemble. Cette expédition, suggérions-nous, pourrait aussi essayer d’atteindre, ou tout au moins d’apercevoir, une terre inconnue qui ne doit pas être située à une grande distance de la Nouvelle-Zemble. L’existence probable de cette terre avait été indiquée par un officier de la marine russe, le baron Schilling, dans un travail excellent mais peu connu sur les courants de l’Océan Arctique. Lorsque j’eus lu ce travail, ainsi que le « Voyage à la Nouvelle-Zemble » de Lütke, et étudié les conditions générales de cette partie de l’Océan Arctique, je compris immédiatement que l’hypothèse devait répondre à la réalité. Il devait y avoir une terre au nord-ouest de la Nouvelle-Zemble et elle devait s’étendre jusqu’à une latitude plus élevée que le Spitzberg. L’immobilité de la glace à l’ouest de la Nouvelle-Zemble, la boue et les pierres dont elle est couverte, et différents autres indices moins importants confirmaient l’hypothèse. D’autre part, si une terre n’était pas située en cet endroit, le courant de glace qui se dirige vers l’ouest, du méridien du détroit de Behring au Groenland (le courant de dérive du Fram) atteindrait, comme l’avait justement remarqué Schilling, le cap Nord et couvrirait les côtes de Laponie de masses de glace, tout comme il en couvre l’extrémité septentrionale du Groenland. Le courant de température plus élevé, — faible continuation du Gulf Stream — n’aurait pu à lui seul empêcher l’accumulation des glaces sur les côtes de l’Europe septentrionale. Cette terre, comme on sait, fut découverte quelques années plus tard par l’expédition autrichienne, dont elle reçut le nom de Terre François-Joseph.

Ce rapport sur les questions arctiques eut un résultat tout à fait inattendu pour moi. On m’offrit la direction d’une expédition de reconnaissance, à bord d’un schooner norvégien affrété dans ce but. Je répondis naturellement que je n’avais jamais été en mer ; mais on me dit qu’en combinant l’expérience d’un Carlsen ou d’un Johansen avec l’initiative d’un homme de science, on pourrait espérer d’excellents résultats ; et il m’aurait fallu accepter si le Ministère des Finances n’était alors intervenu en opposant son veto. Il répondait que le Trésor ne pouvait accorder les soixante-quinze mille ou cent mille francs requis pour mener à bien cette expédition. Depuis lors la Russie n’a pris aucune part à l’exploration des mers arctiques. La terre que nous distinguions à travers les brumes subpolaires fut découverte par Payer et Weyprecht, et les archipels qui — j’en suis aujourd’hui plus persuadé qu’alors — doivent exister au nord-est de la Nouvelle-Zemble, attendent encore celui qui les découvrira.

Au lieu de me joindre à une expédition arctique, je fus envoyé par la Société de Géographie faire en Finlande et en Suède un modeste voyage pour explorer les dépôts glaciaires, et ce voyage m’entraîna dans une direction toute différente.

L’Académie des Sciences avait chargé cet été-là deux de ses membres — le vieux géologue et général Helmersen et Friedrich Schmidt, l’infatigable explorateur de la Sibérie — d’étudier la structure de ces longues traînées de galets connues sous le nom deasaren Suède et Finlande, et sous ceux de esker, kames, etc. dans les Îles Britanniques. La Société de Géographie m’envoya en Finlande dans le même but. Nous visitâmes, tous les trois, les magnifiques hauteurs du Pungaharju, puis nous nous séparâmes. Je travaillai beaucoup pendant cet été-là. Je voyageai beaucoup en Finlande et je passai en Suède où je vécus de bonnes heures en la société de A. Nordenskjöld. Il me parla déjà — c’était en 1871 — de son projet d’atteindre les embouchures des fleuves sibériens et même le détroit de Behring par la route du nord. De retour en Finlande, je continuai mes études jusque vers la fin de l’automne et je recueillis un grand nombre d’observations intéressantes sur les traces de la période glaciaire dans ce pays. Mais durant mon voyage, je réfléchis aussi beaucoup aux questions sociales, et ces réflexions eurent une influence décisive sur mon développement ultérieur.

Toutes sortes de précieux renseignements relatifs à la géographie de la Russie passaient par mes mains à la Société de Géographie, et l’idée me vint peu à peu d’écrire un ouvrage détaillé sur la géographie physique de cette immense région du monde. Mon intention était de donner une description géographique complète du pays, description basée sur les principaux traits de la structure orographique, que je commençais à démêler pour la Russie d’Europe, et d’esquisser les différentes formes de vie économique qui devraient prévaloir dans les différentes régions physiques. Prenez, par exemple, les vastes prairies de la Russie méridionale, si souvent éprouvées par la sécheresse et les mauvaises récoltes. Ces sécheresses et ces mauvaises récoltes ne devraient pas être traitées comme des calamités naturelles — elles sont un caractère naturel de cette région, au même titre que sa situation sur le versant méridional du plateau central de la Russie, son sol, sa fertilité, etc. Et toute la vie économique des steppes méridionales devrait être organisée en prévision de l’inévitable retour périodique des sécheresses. Toutes les régions de l’Empire russe devraient être étudiées de la même façon, en suivant la méthode scientifique que Karl Ritter avait suivie dans ses belles monographies de différentes parties de l’Asie.

Mais une telle œuvre aurait réclamé beaucoup de temps, et il aurait fallu que l’auteur fût entièrement libre. Souvent, je m’étais dit que je pourrais rendre ce service à la science, si je venais à occuper un jour la position de secrétaire de la Société de Géographie. Or, dans l’automne de 1871, comme je travaillais en Finlande, avançant lentement à pied, dans la direction de la côte, le long de la nouvelle voie ferrée, et cherchant attentivement où apparaîtraient les premières traces indubitables de l’ancienne mer post-glaciale, je reçus un télégramme de la Société de Géographie : « Le Conseil vous prie d’accepter la charge de secrétaire de la Société. » En même temps, le secrétaire sortant me priait instamment d’accepter la proposition.

Mes rêves étaient réalisés. Mais, depuis quelque temps, d’autres pensées et d’autres désirs s’étaient emparés de mon esprit. Je réfléchis sérieusement à la réponse à faire, et je télégraphiai : « Remerciements les plus sincères, mais ne puis accepter. »

Il arrive souvent que les hommes jouent un certain rôle politique, social ou familial, simplement parce qu’ils n’ont jamais eu le temps de se demander si la position où ils se trouvent et l’œuvre qu’ils accomplissent leur conviennent ; si leurs préoccupations s’accordent réellement avec leurs désirs intimes et leurs aptitudes, et leur procurent la satisfaction que chacun est en droit d’attendre de son travail. Les hommes actifs sont tout particulièrement exposés à se trouver dans cette situation. Chaque jour apporte une nouvelle tâche, et le soir on se jette au lit sans avoir achevé ce qu’on avait espéré faire ; puis, le lendemain matin, on se remet à la hâte à finir la tâche de la veille. La vie s’écoule, et on ne trouve pas le temps de penser, on ne trouve pas le temps de regarder la direction que prend votre vie. Tel était le cas pour moi.

Mais, à cette époque, pendant mon voyage en Finlande, j’avais des loisirs. Lorsque, dans une karria finlandaise à deux roues, je traversais quelque plaine dépourvue d’intérêt pour le géologue, ou bien lorsque j’allais, le marteau sur l’épaule, d’une sablonnière à l’autre, je pouvais réfléchir ; et au milieu de mes travaux géologique, certainement fort intéressants, je poursuivais une idée qui parlait plus fortement à mon cœur que la géologie, et qui obsédait mon esprit.

Je voyais quelle somme immense de travail fournissait le paysan finlandais pour défricher le sol et briser les dures mottes d’argile, et je me disais : « J’écrirai, je suppose, la géographie physique de cette partie de la Russie, et j’indiquerai au paysan la meilleure manière de cultiver ce sol. Ici, un extirpateur américain serait inappréciable ; là, certaines méthodes de fumure seraient indiquées par la science... Mais à quoi bon parler à ce paysan de machines américaines, quand il a à peine assez de pain pour végéter d’une moisson à l’autre, quand le fermage qu’il a à payer pour cette terre argileuse devient de plus en plus élevé à mesure qu’il réussit à améliorer le sol ? Il ronge son biscuit de farine de seigle, dur comme pierre, qu’il cuit deux fois l’an. Avec ce pain, il mange un morceau de morue terriblement salée et boit du lait écrémé. Comment oserais-je lui parler de machines américaines quand tout ce qu’il peut produire, il le vend pour payer sa ferme et ses impôts ? Ce dont il a besoin, c’est que je vive avec lui, pour l’aider à devenir le propriétaire ou le libre possesseur de cette terre. Alors il lira des livres avec profit, mais non maintenant. »

Et ma pensée allait de la Finlande à nos paysans de Nikolskoïé, que j’avais vu récemment. Maintenant ils sont libres et prisent beaucoup la liberté. Mais ils n’ont pas de prairies. D’une façon ou de l’autre, les seigneurs ont gardé pour eux à peu près toutes les prairies. Dans mon enfance, les Savokhines menaient six chevaux à paître la nuit et les Tolkatchovs en avaient sept. Maintenant ces familles n’avaient plus que trois chevaux chacune ; d’autres familles qui autrefois avaient trois chevaux n’en avaient plus qu’un ou même n’en avaient plus du tout. Pas de prairies, pas de chevaux, pas de fumier ! Comment puis-je leur parler de faire des fourrages ? Ils sont déjà ruinés — pauvres comme Job — et dans quelques années un système d’impôts insensé les aura rendu encore plus pauvres. Comme ils furent heureux, quand je leur dis que mon père leur permettait de faucher l’herbe dans les petites clairières de sa forêt de Kostino ! « Vos paysans de Nikolskoïé sont acharnés à l’ouvrage, » disait-on communément dans notre voisinage ; mais la terre arable que notre belle-mère avait prélevée sur leurs lots en vertu de la « loi du minimum » — clause diabolique introduite par les propriétaires de serfs quand on leur permit de réviser la loi sur l’émancipation — cette terre arable est maintenant une forêt de chardons, et les « acharnés » travailleurs ne sont pas autorisés à la cultiver. C’est ce qui a lieu dans toute la Russie. Même à cette époque il était évident, et les commissaires officiels l’annonçaient, qu’une terrible famine serait la conséquence de la première mauvaise récolte dans la Russie centrale — et la famine se produisit en 1876, en 1884, en 1891, en 1895, et de nouveau en 1898.

La science est une excellente chose. Je connaissais les joies qu’elle procure et je les appréciais peut-être plus que ne le faisaient beaucoup de mes collègues. A cette époque même, lorsque je visitais les lacs et les collines de la Finlande, de nouvelles et belles théories scientifiques se dressaient devant moi. Je voyais dans un lointain passé, à l’aurore même de l’humanité, les glaces s’accumulant d’année en année dans les archipels du nord, sur la Scandinavie et la Finlande. L’invasion colossale de la glace s’étendait sur le nord de l’Europe et progressait lentement jusqu’aux régions centrales. La vie s’évanouissait dans cette partie de l’hémisphère boréal, et elle fuyait, misérable, incertaine, de plus en plus vers le sud, sous le souffle glacial qui venait de cette immense masse congelée. L’homme, — pitoyable, faible, ignorant — avait toutes les peines du monde à prolonger sa précaire existence. Des siècles passèrent, puis la glace commença à fondre, et alors vint la période lacustre, où des lacs innombrables se formèrent dans les dépressions, et où une misérable végétation subpolaire commença à envahir timidement les insondables marécages dont chaque lac était environné. Une autre série de siècles s’écoula, puis commença une période de dessiccation extrêmement lente, et la végétation s’étendit peu à peu du sud au nord. Et maintenant, nous sommes en plein dans la période de dessiccation rapide, accompagnée de la formation de prairies sèches et de steppes, et il faut que l’homme découvre les moyens d’arrêter les progrès de cette dessiccation dont a déjà été victime l’Asie centrale et qui menace le sud-est de l’Europe.

C’était alors une grave hérésie de croire que la nappe de glace eût atteint l’Europe centrale. Mais un tableau grandiose se dressait devant moi, et j’aurais voulu le décrire avec les mille détails que j’y voyais ; j’aurais voulu m’en servir comme d’une clef pour expliquer la distribution actuelle des flores et des faunes ; j’aurais voulu ouvrir de nouveaux horizons à la géologie et à la géographie physique.

Mais quel droit avais-je à ces nobles jouissances, lorsque, tout autour de moi, je ne voyais que la misère, que la lutte pour un morceau de pain moisi ? Tout ce que je dépenserais pour pouvoir m’attarder dans ce monde de délicates émotions, serait infailliblement pris dans la bouche même de ceux qui faisaient venir le blé et n’avaient pas assez de pain pour leurs enfants. Cela devait être pris sur le nécessaire de quelqu’un, parce que la production totale de l’humanité est encore trop peu élevée.

Le savoir est une puissance énorme. Il faut que l’homme sache. Mais nous savons déjà beaucoup de choses ! Qu’adviendrait-il si ces connaissances — et rien que ces connaissances devenaient le bien commun de tous ? La science ne progresserait-elle pas alors par bonds, et l’humanité n’avancerait-elle pas à pas de géant dans le domaine de la production, de l’invention et de la création sociale, avec une rapidité que nous pouvons à peine imaginer aujourd’hui ?

Les masses ont besoin d’apprendre ; elles veulent apprendre ; elles peuvent apprendre. Là-bas, sur la crête de cette immense moraine qui serpente entre les lacs comme si des géants en avaient à la hâte amoncelé les blocs pour joindre les deux côtes, voilà un paysan finlandais plongé dans la contemplation des admirables lacs semés d’îles qui s’étendent devant lui. Pas un de ces paysans, fût-il le plus pauvre, le plus accablé de tout, ne passerait là sans s’arrêter pour admirer le paysage. Plus loin, sur la rive d’un lac, un autre paysan chante un si beau chant que le meilleur musicien lui envierait sa mélodie pour le sentiment puissant et la profonde rêverie qui s’en dégagent. Tous deux sentent profondément, tous deux méditent, tous deux pensent ; ils ont mûrs pour étendre le cercle de leurs connaissances ; mais permettezle-leur, mais donnez-leur les moyens d’avoir des loisirs ! Voilà la direction dans laquelle je dois agir, voilà les hommes pour qui je dois travailler. Tous ces discours sonores où il est question de faire progresser l’humanité, tandis que les auteurs de ces progrès se tiennent à distance de ceux qu’ils prétendent pousser en avant, toutes ces phrases sont de purs sophismes faits par des esprits désireux d’échapper à une irritante contradiction.

Et voilà pourquoi j’envoyai à la Société de Géographie une réponse négative.