AUTOUR D'UNE VIE
QUATRIÈME PARTIE — Chapitre II.
◄   Chapitre I. Chapitre III.   ►



Chapitre II


LA SITUATION À PÉTERSBOURG. — DOUBLE NATURE D’ALEXANDRE II. — CORRUPTION DANS L’ADMINISTRATION. — EMPÊCHEMENTS À L’ENSEIGNEMENT. — DÉCADENCE DE LA SOCIÉTÉ PÉTERSBOURGEOISE. — L’AFFAIRE KARAKOSOV.


Pétersbourg avait beaucoup changé depuis que je l’avais quitté en 1862. « Ah ! oui, vous connaissiez le Pétersbourg de Tchernychevsky, » me dit un jour le poète Maïkov. En effet, je connaissais le Pétersbourg dont Tchernychevsky était le favori. Mais comment qualifierai-je la ville que je trouvais à mon retour ? Peut-être comme le Pétersbourg des cafés-chantants, si les mots « le Tout-Pétersbourg » doivent réellement signifier le grand monde, les milieux qui prenaient le la à la Cour.

A la Cour et dans les cercles qui en dépendaient, les idées libérales étaient vues d’un mauvais œil. Tous les hommes éminents des années qui suivirent 1860, même des modérés comme le comte Nicolas Mouraviev et Nicolas Miloutine, étaient traités en suspects. Seul Dmitri Miloutine, le Ministre de la Guerre, fut maintenu à son poste par Alexandre II, parce que la réalisation de la réforme qu’il avait à accomplir dans l’armée exigeait un certain nombre d’années. Tous les autres hommes actifs de la période des réformes avaient été mis de côté.

Je causais un jour avec un haut dignitaire du Ministère des Affaires Étrangères. Il critiquait âprement un autre haut fonctionnaire, et, prenant la défense de ce dernier, je fis remarquer : « Cependant il faut dire à sa décharge que jamais il ne consentit à servir sous Nicolas Ier. » — « Et maintenant, répondit-il, il sert sous le règne de Chouvalov et de Trépov ! » Et cette réponse peignait si bien la situation que je pus rien ajouter.

Le général Chouvalov, chef de la police de l’État, et le général Trépov, chef de la police de Pétersbourg, étaient en effet les vrais maîtres de la Russie. Alexandre II était l’exécuteur de leurs volontés, leur instrument. Et ils gouvernaient par la terreur. Trépov avait tellement réussi à effrayer Alexandre par le spectre d’une révolution sur le point d’éclater à Pétersbourg, que si le chef omnipotent de la police apportait au palais son rapport avec quelques minutes de retard, l’empereur ne manquait pas de demander : « Tout est-il tranquille à Pétersbourg ? »

Peu de temps après qu’Alexandre eut donné « complètement congé » à la princesse X***, il conçut une chaude amitié pour le général Fleury, l’aide de camp de Napoléon III, l’homme sinistre qui fut l’âme du coup d’État du 2 décembre 1852. On les voyait continuellement ensemble, et Fleury fit part un jour aux Parisiens du grand honneur que lui avait fait le tsar de Russie. Comme celui-ci se promenait sur la Perspective Nevsky il aperçut Fleury et lui demanda de montrer dans son drojki découvert, une égoïste qui avait un siège large de douze pouces seulement pour une personne seule. Et le général français racontait avec force détails comment le tsar et lui, se tenant l’un l’autre, avaient la moitié du corps en dehors de la voiture à cause de l’exiguïté du siège. Il suffit de nommer cet ami, ami nouvellement arrivé de Compiègne, pour faire deviner ce qu’était cette amitié.

Chouvalov tirait tout le parti possible de l’état d’esprit de son maître. Il préparait mesure de réaction sur mesure de réaction, et si Alexandre montrait quelque velléité de refuser sa signature, Chouvalov parlait de la prochaine révolution et du sort de Louis XVI, et « pour le salut de la dynastie » il le suppliait d’approuver ces nouvelles dispositions qui complétaient les lois de répression. De temps en temps, la tristesse et le remords assiégeaient l’esprit d’Alexandre. Il tombait en une sombre mélancolie, et parlait d’un ton triste du brillant début de son règne et de la tournure réactionnaire qu’il avait prise par la suite. Alors Chouvalov organisait une chasse à l’ours tout particulièrement animée. Des chasseurs, de joyeux courtisans, des voitures emplies de demoiselles du corps de ballet se rendaient aux forêts de Novgorod. Quelques ours étaient tués par Alexandre II, qui était bon tireur et avait coutume de laisser l’animal approcher jusqu’à une distance de quelques mètres de son fusil. Alors, dans l’excitation produite par le plaisir de la chasse, Chouvalov obtenait le consentement de son maître pour tous les projets de répression qu’il avait inventés.

Alexandre II n’était certainement pas un homme médiocre ; mais deux hommes différents vivaient en lui, tous deux fortement développés et luttant l’un contre l’autre. Et cette lutte intime devint de plus en plus violente à mesure qu’il avança en âge. Il pouvait être charmant dans ses manières, et l’instant d’après déployer une brutalité extrême. Il possédait un courage calme et raisonné en face d’un réel danger, mais il vivait dans la crainte constante de dangers qui n’existaient que dans son imagination. Il n’était certainement pas lâche ; il faisait face bravement à un ours : un jour que l’animal ne fut pas tué immédiatement par sa première balle, et que l’homme qui se tenait derrière lui avec une lance s’élança en avant mais fut terrassé par l’ours, le tsar vint à son secours et tua l’ours à bout portant (je tiens le fait de l’homme lui-même) ; et cependant toute sa vie il fut hanté par les terreurs nées de sa propre imagination et de sa conscience troublée. Il était très aimable dans ses relations avec ses amis, mais cette amabilité n’excluait pas la terrible et froide cruauté — une cruauté digne du dix-septième siècle — dont il fit preuve dans la répression de l’insurrection de Pologne, et plus tard, en 1880, quand il prit des mesures analogues pour étouffer la révolte de la jeunesse russe — une cruauté dont nul ne l’aurait cru capable. Il vivait une double vie, et à l’époque dont je parle il signait d’un cœur léger les décrets les plus réactionnaires et ensuite il en était désespéré. Vers la fin de sa vie, cette lutte intérieure, comme on le verra plus loin, devint de plus en plus violente et prit un caractère presque tragique.

En 1872, Chouvalov fut nommé ambassadeur en Angleterre, mais son ami, le général Potapov, continua la même politique jusqu’au commencement de la guerre avec la Turquie en 1877. Durant tout ce temps on se livra sur une grande échelle au plus scandaleux pillage des finances de l’État, des terres de la Couronne, des biens confisqués en Lituanie après l’insurrection, des terres des Bachkirs d’Orembourg, etc. Plusieurs scandales de ce genre éclatèrent, furent mis en lumière par la suite, et quelques-uns furent portés devant le Sénat faisant fonction de Haute-Cour de Justice, lorsque, Potapov étant devenu fou et Trépov ayant été destitué, leurs rivaux au Palais voulurent les montrer à Alexandre II sous leur vrai jour. Dans une de ces enquêtes judiciaires on découvrit qu’un ami de Potapov avait, avec une impudence extrême, dépouillé de leurs terres les paysans d’un domaine de Lituanie, et qu’ensuite, recevant plein pouvoir de ses amis du Ministère de l’Intérieur, il avait fait emprisonner les paysans qui demandaient justice, leur avait fait appliquer la peine du fouet et les avait fait fusiller par les troupes. Ç’avait été là une des histoires les plus révoltantes de ce genre, même dans les annales de la Russie, qui de tout temps abondent en iniquités analogues. Ce ne fut qu’après que Véra Zasoulitch eut tiré sur Trépov et l’eut blessé — pour venger un prisonnier politique fouetté en prison sur son ordre — que les vols commis par cette bande furent connus de tous et que Trépov fut destitué. Croyant qu’il allait mourir, il écrivit son testament, et c’est ainsi qu’on apprit que cet homme, qui s’était fait passer pour pauvre aux yeux du tsar, bien qu’il eût occupé pendant des années le poste lucratif de chef de la police de Pétersbourg, laissait en réalité une fortune considérable à ses héritiers. Quelques courtisans en informèrent le tsar, Trépov perdit son crédit et ce fut alors qu’on porta devant le Sénat quelques-uns des faits de brigandage de la bande Chouvalov-Potapov-Trépov.

* * *

C’était dans tous les ministères un pillage gigantesque, à l’occasion surtout des chemins de fer et des entreprises industrielles. Des fortunes colossales furent faites à cette époque. La marine, comme disait Alexandre II lui-même à l’un de ses fils, était « dans les poches de M. Un Tel. » Les chemins de fer garantis par l’État coûtèrent des sommes fabuleuses. Quant aux entreprises commerciales, on savait partout qu’on ne pouvait en lancer une sans promettre à certains fonctionnaires de différents ministères un tant pour cent. Un de mes amis voulait lancer une affaire à Pétersbourg : on lui dit nettement au Ministère de l’Intérieur qu’il aurait à payer vingt-cinq pour cent des bénéfices nets à une certaine personne, quinze pour cent à un employé du Ministère des Finances, dix pour cent à une quatrième personne. On traitait ces marchés sans mystère et Alexandre II en avait connaissance. Ses propres remarques, écrites sur les rapports du Contrôleur Général, en témoignent. Mais dans ces voleurs il voyait ceux qui le protégeaient contre la Révolution et il les gardait jusqu’au jour où le scandale éclaterait.

Les jeunes grands-ducs, à l’exception de l’héritier présomptif, le futur Alexandre III, qui fut toujours un bon et économe pater familias, enchérissaient sur l’exemple du chef de famille. Les orgies que l’un d’eux organisait dans un restaurant de la Perspective Nevsky étaient si ignobles qu’une nuit le chef de la police dut intervenir et il prévint le propriétaire du restaurant qu’il serait envoyé en Sibérie s’il louait de nouveau au grand-duc son « cabinet du grand-duc. » « Imaginez ma perplexité, » disait un jour cet homme en me montrant cette salle dont les murs et le plafond étaient revêtus d’épais coussins de satin. « D’un côté je devais offenser un membre de la famille impériale qui pouvait faire de moi ce qu’il voulait, et d’autre part le général Trépov me menaçait de la Sibérie ! Naturellement j’obéis au général : il est, comme vous savez, tout-puissant aujourd’hui. » Un autre grand-duc devint fameux pour ses manières relevant de l’aliénation mentale ; et un troisième, qui vola les diamants de sa mère, fut exilé au Turkestan.

L’impératrice Marie Alexandrovna, délaissée par son mari, et probablement terrifiée par la tournure que prenait la vie de Cour, devint de plus en plus dévote, et bientôt elle était entièrement entre les mains du prêtre du Palais, un représentant d’un type tout nouveau dans l’Église russe — le jésuite. Ce nouveau genre de clergé, bien peigné, dépravé et jésuitique, fit à cette époque de rapides progrès ; déjà il travaillait assidûment et avec succès à devenir un État dans l’État et à mettre la main sur les écoles.

On a démontré mainte et mainte fois qu’en Russie le clergé de village est tellement absorbé par ses fonctions, tellement occupé à baptiser, à marier, à donner la communion aux mourants, qu’il ne put consacrer son temps aux écoles. Même lorsque le prêtre est payé pour donner l’instruction religieuse dans un village, il la passe ordinairement à un autre, parce qu’il n’a pas le temps de la donner lui-même. Cependant le haut clergé exploitant la haine d’Alexandre II contre l’« esprit révolutionnaire », commençait sa campagne qui devait aboutir à la main mise sur les écoles. La devise du haut clergé fut : « Pas d’autres écoles que les écoles cléricales. » La Russie entière réclamait l’instruction, mais même cette somme ridiculement minime de deux millions de roubles, inscrite chaque année au budget de l’État pour les écoles primaires, n’était pas dépensée par le Ministère de l’Instruction publique ; si bien qu’on finit par la donner presque entièrement au Synode pour l’aider à fonder des écoles placées sous la direction du clergé de campagne — écoles dont la plupart n’existaient et n’existent encore que sur le papier.

La Russie tout entière demandait l’enseignement technique, mais le ministre n’ouvrait que des gymnases classiques, parce qu’on considérait un cours formidable de latin et de grec comme le meilleur moyen d’empêcher les élèves de lire et de penser. Dans ces gymnases deux ou trois pour cent seulement des élèves réussissaient à aller jusqu’au bout de leurs huit années de cours, car tous les jeunes gens qui promettaient de devenir quelque chose étaient soigneusement écartés avant de pouvoir atteindre la dernière classe, et l’on prenait toute sorte de mesures pour réduire le nombre des élèves. L’éducation était considérée comme une sorte de luxe, réservé à un petit nombre. En même temps, le Ministère de l’Instruction publique était engagé dans une lutte continuelle et passionnée contre tous les particuliers et toutes les institutions — conseils de district et de province, municipalités, etc., — qui s’efforçaient d’ouvrir des écoles normales ou des écoles professionnelles, ou même de simples écoles primaires. L’enseignement technique — dans un pays qui manquait à ce point d’ingénieurs, d’agronomes et de géologues — était considéré comme une chose révolutionnaire. Cet enseignement était prohibé, persécuté, tant et si bien qu’aujourd’hui encore, chaque année, à l’automne, on refuse, faute de place, l’entrée des hautes écoles professionnelles à deux ou trois mille jeunes gens. Un sentiment de désespoir s’emparait de tous ceux qui voulaient se rendre utiles dans la vie publique, au moment même où on accumulait les ruines dans les campagnes, en exigeant du paysan des impôts exagérés, en lui arrachant les arrérages des impôts à l’aide d’exécutions militaires qui le ruinaient à tout jamais. Les gouverneurs de province qui faisaient rentrer ces impôts par les moyens les plus rigoureux étaient seuls en faveur dans la capitale.

Voilà quel était le Pétersbourg officiel. Voilà l’influence qu’il exerçait sur la Russie.

* * *

En quittant la Sibérie, nous nous entretenions souvent, mon frère et moi, de la vie intellectuelle que nous trouverions à Pétersbourg et des connaissances intéressantes que nous ferions dans les cercles littéraires. Nous fîmes en effet quelques-unes de ces connaissances, tant dans le parti radical que parmi les slavophiles modérés ; mais je dois avouer que nous fûmes désappointés. Nous trouvâmes une foule d’hommes excellents, — la Russie abonde en hommes excellents — mais ils ne répondaient nullement à l’idéal que nous nous faisions de l’écrivain politique. Les meilleurs écrivains — Tchernychevsky, Mikhailov, Lavrov — étaient en exil, ou étaient enfermés, comme Pisarev, dans la forteresse de Saint-Pierre et de Saint-Paul. D’autres, voyant la situation sous de sombres couleurs, avaient changé d’opinions et inclinaient à une sorte d’absolutisme paternel ; tandis que le plus grand nombre, tout en restant encore fidèles à leurs idées, mettaient tant de prudence à les exprimer que leur circonspection ressemblait presque à une trahison.

A l’époque où le mouvement réformiste était dans tout son éclat, la plupart des membres des cercles littéraires avancés avaient été en relation soit avec Herzen, soit avec Tourguénev et ses amis, soit avec les sociétés secrètes, « Grande-Russie » ou « Pays et Liberté », qui eurent durant cette période une existence éphémère. Maintenant, ces mêmes hommes étaient surtout préoccupés d’enterrer leurs sympathies anciennes aussi profondément que possible, afin de se mettre à l’abri de tout soupçon d’ordre politique.

Une ou deux des revues libérales qui étaient tolérées à cette époque, — grâce surtout aux remarquables talents diplomatiques de leurs éditeurs, — étaient très bien rédigées ; elles montraient la misère sans cesse grandissante et la situation désespérée de la grande masse des paysans, et faisaient voir assez clairement les obstacles que les ouvriers du progrès trouvaient sur leur route. Les faits étaient si bien mis en relief que leur ensemble aurait suffi à en entraîner plus d’un au désespoir. Mais personne n’osait proposer un remède ou suggérer quelque plan d’action ou une issue quelconque à une situation que l’on représentait comme inextricable. Quelques écrivains nourrissaient toujours l’espoir qu’Alexandre II reprendrait encore une fois son rôle de réformateur, mais chez la plupart d’entre eux, la crainte de voir leurs revues supprimées et leurs directeurs et collaborateurs exilés « dans une partie plus ou moins éloignée de l’empire » étouffait tout autre sentiment. Ils étaient également paralysés par la crainte et l’espoir.

Plus leur radicalisme s’était affirmé dix ans auparavant, plus ils se montraient maintenant timorés. Mon frère et moi étions fort bien reçus dans quelques-uns de ces cercles littéraires et nous assistions quelquefois à leurs réunions amicales ; mais quand l’entretien commençait à sortir de son caractère frivole ou que mon frère, qui avait un grand talent pour soulever les questions sérieuses, amenait la conversation sur les affaires du pays ou sur la situation de la France, où Napoléon marchait à grands pas à sa chute (1870), on était sûr d’être bientôt interrompu. « Que pensez-vous, messieurs, de la dernière représentation de « la Belle Hélène » ou « Comment trouvez-vous le poisson fumé ? » demandait tout à coup un des hôtes les plus âgés, et sur ce la conversation prenait fin.

En dehors des cercles littéraires les choses étaient pire encore. De 1860 à 1870 la Russie, et spécialement Pétersbourg foisonnaient d’homme avancés qui paraissaient alors prêts à tout sacrifier à leurs idées. « Que sont-ils devenus ? » me demandai-je. J’en recherchai quelques-uns ; mais tout ce qu’ils avaient à me dire était : « De la prudence, jeune homme ! » — « Le fer est plus fort que la paille, » ou bien « On ne renverse pas un mur avec la tête » et autres proverbes analogues, malheureusement trop nombreux dans la langue russe, qui constituaient maintenant leur code de philosophie pratique. « Nous avons fait quelque chose dans notre vie : ne nous en demandez pas davantage ; » ou bien : « Prenez patience, un pareil état de choses ne peut pas durer, » nous disaient-ils, tandis que nous autres jeunes gens étions prêts à reprendre la lutte, à agir, à tout risquer et à tout sacrifier, si cela était nécessaire, ne réclamant d’eux qu’un conseil, un avis, un appui moral.

Dans « Fumée », Tourguénev a dépeint quelques-uns des ex-réformateurs des hautes classes de la société, et son portrait est déjà décourageant. Mais c’est surtout dans les nouvelles et les esquisses navrantes de Madame Hvoschinskaïa, qui écrivit sous le pseudonyme de V. Krestovsky (ne pas la confondre avec un autre romancier, Vsévolod Krestovsky), qu’on peut suivre sous tous leurs aspects les progrès de la dégradation des « libéraux de 1860 ». La joie de vivre, — peut-être la joie d’avoir survécu — devint leur déesse, dès que la foule sans nom, qui dix ans auparavant faisait la force du mouvement réformiste, refusa de prêter l’oreille « à tout ce sentimentalisme ». Ils se hâtèrent de jouir des richesses qui pleuvaient dans les mains des hommes « pratiques ».

Depuis l’abolition du servage on avait ouvert beaucoup de nouvelles voies menant à la fortune, et la foule s’y précipitait avec ardeur. On construisait fiévreusement des chemins de fer en Russie ; dans les banques privées, récemment ouvertes, les propriétaires fonciers allaient en grand nombre hypothéquer leurs domaines ; les notaires privés et les avocats à la Cour, de création récente, étaient maintenant en possession de gros revenus ; les sociétés par actions se multipliaient avec une rapidité effrayante et les promoteurs de ces entreprises prospéraient. Des hommes qui auraient autrefois vécu à la campagne du modeste revenu d’un petit domaine cultivé par une centaine de serfs, ou du salaire plus modeste encore de fonctionnaire près d’un tribunal, faisaient maintenant fortune ou jouissaient de revenus comparables seulement à ceux des grands seigneurs au temps du servage.

Les goûts même de la « société » baissaient de plus en plus. L’Opéra italien, autrefois forum des démonstrations radicales, était maintenant désert ; l’Opéra russe, qui affirmait encore timidement les droits de ses grands compositeurs, n’était fréquenté que par une poignée d’enthousiastes. On trouvait ces deux théâtres « ennuyeux », et la crème de la société pétersbourgeoise préférait un vulgaire théâtre où les étoiles de seconde grandeur des petits théâtres de Paris remportaient de faciles lauriers et se faisaient admirer de la jeunesse dorée. Ou bien on allait entendre la « Belle Hélène » qu’on représentait sur la scène russe, tandis que nos grands auteurs étaient oubliés. La musique d’Offenbach régnait en souveraine.

Il faut bien dire que l’atmosphère politique était telle que ces gens-là avaient des raisons, ou tout au moins avaient de solides excuses pour se tenir tranquilles. Après l’attentat de Karakosov sur Alexandre II, en avril 1866, la police politique devint toute-puissante. Tout individu suspect de « radicalisme », qu’il eût fait quelque chose ou n’eût rien fait, devait vivre dans la crainte d’être arrêté la nuit à cause de la sympathie qu’il avait pu montrer à une personne impliquée dans telle ou telle affaire politique, ou bien à cause d’une lettre inoffensive saisie dans une perquisition nocturne, ou bien tout simplement à cause de ses opinions « dangereuses ». Et une arrestation pour des motifs politiques pouvait signifier des années de réclusion dans la forteresse de Pierre et Paul, la déportation en Sibérie, ou même la torture dans les casemates de la forteresse.

Jusqu’à aujourd’hui cette agitation des cercles de Karakosov est restée très imparfaitement connue, même en Russie. J’étais à cette époque en Sibérie et je ne la connais que par ouï-dire. Il semble cependant que dans ce mouvement deux courants différents se firent sentir. L’un d’eux fut le commencement du grand mouvement « vers le peuple » (v narod) qui prit plus tard une extension si formidable, tandis que l’autre courant était surtout politique. Des groupes de jeunes gens, dont quelques-uns étaient en passe de devenir de brillants professeurs d’université, des historiens, ou des ethnographes de valeur, s’étaient formés vers 1864 dans l’intention d’aller porter au peuple l’éducation et la science, en dépit de l’opposition du gouvernement. Ils s’installaient comme simples artisans dans les grandes cités industrielles et y fondaient des associations coopératives, ainsi que des écoles irrégulières, dans l’espoir qu’avec beaucoup de tact et de patience ils pourraient instruire le peuple, et créer ainsi les premiers centres d’où des conceptions plus larges et meilleures rayonneraient peu à peu parmi les masses. Leur but était haut ; des sommes considérables furent mises au service de la cause ; et j’incline à croire que cette tentative, si on la compare aux entreprises similaires qui l’ont suivie, reposait au point de vue pratique sur les bases les plus solides. En tout cas ses promoteurs étaient en rapports très étroits avec le peuple des travailleurs.

D’autre part, sous l’impulsion de quelques membres de ces cercles — Karakosov, Ichoutine et leurs amis — le mouvement prit une direction politique. Dès 1862 la politique d’Alexandre II avait reçu un caractère nettement réactionnaire ; il s’était entouré des hommes les plus rétrogrades et en avait fait ses conseillers les plus intimes. Les réformes qui avaient fait la gloire du commencement de son règne furent alors stérilisées ou annihilées par des règlements particuliers et des circulaires ministérielles. Dans le camp réactionnaire on affichait ouvertement l’espoir de rétablir sous une forme déguisée la justice seigneuriale et le servage, et personne ne pouvait espérer à ce moment que la réforme capitale — l’abolition du servage — résisterait aux assauts dirigés contre elle et partis du Palais d’Hiver même. C’est ce qui dut amener Karakosov et ses amis à penser que la continuation du règne d’Alexandre II serait une menace pour les résultats acquis jusqu’ici et que la Russie retomberait dans les horreurs du règne de Nicolas Ier, si Alexandre continuait de régner. On fondait en même temps de grandes espérances — comme cela arrive toujours malgré tant de déceptions — sur les tendances libérales de l’héritier du trône et de son oncle Constantin. Je dois ajouter qu’avant 1886, ces craintes et ces considérations étaient assez fréquemment exprimées dans des milieux plus élevés que ceux que Karakosov semble avoir fréquentés. Quoi qu’il en soit, Karakosov tira sur Alexandre II, au moment où celui-ci sortait du Jardin d’Été pour monter en voiture. Il manqua son coup et fut arrêté sur-le-champ.

Katkov, le chef du parti réactionnaire à Moscou, passé maître dans l’art de faire argent de chaque trouble politique, accusa aussitôt tous les radicaux et tous les libéraux de complicité avec Karakosov — ce qui était certainement faux — et il insinua dans son journal, — si bien que Moscou tout entier y crut — que Karakosov n’était qu’un instrument aux mains du grand-duc Constantin, le chef du parti réformiste dans les hautes sphères gouvernementales. On s’imagine si Chouvalov et Trépov exploitèrent ces accusations et les craintes d’Alexandre II. Mikhael Mouraviev, qui avait mérité pendant l’insurrection de Pologne le surnom de « pendeur », reçut l’ordre de faire une enquête approfondie et de découvrir par tous les moyens possibles le complot dont on supposait l’existence. Il opéra des arrestations dans toutes les classes de la société, ordonna des centaines de perquisitions et se vanta « qu’il trouverait le moyen de rendre les prisonniers plus loquaces. » Il n’était certainement pas homme à reculer même devant la torture, et à Pétersbourg l’opinion publique était unanime à prétendre que Karakosov avait été torturé pour lui arracher des aveux, que du reste il ne fit pas.

Les secrets d’État sont bien gardés dans les forteresses, principalement dans cette énorme masse de pierre en face du Palais d’Hiver, qui a vu tant de monstruosités, dévoilées dans ces derniers temps seulement par les historiens. Elle garde encore les secrets de Mouraviev. Quoi qu’il en soit, ce qui suit jettera peut-être quelque lumière sur cette affaire.

En 1886 j’étais en Sibérie. Un de nos officiers sibériens, qui se rendait vers la fin de l’année, de la Russie à Irkoutsk, rencontra deux gendarmes à un relais de poste. Ils avaient accompagné un fonctionnaire exilé pour vol et rentraient en Russie. Notre officier d’Irkoutsk, qui était un très aimable homme, trouvant les gendarmes en train de prendre le thé par une froide nuit d’hiver, s’assit à leur table et se mit à causer avec eux pendant qu’un changeait les chevaux. Un de ces hommes connaissait Karakosov.

« — Pour être rusé, il l’était, » dit-il. « Quand il était à la forteresse deux d’entre nous — nous étions relevés toutes les deux heures — avaient l’ordre de l’empêcher de dormir. Nous le faisions donc asseoir sur un étroit tabouret et dès qu’il commençait à s’assoupir, nous le secouions pour le réveiller... Que voulez-vous ? c’était la consigne ! Eh bien, voyez combien il était rusé : il était assis les jambes croisées et balançait une de ses jambes pour nous faire croire qu’il était éveillé, et pendant ce temps il faisait un somme, tout en continuant de balancer sa jambe. Mais nous ne tardâmes pas à découvrir sa ruse et nous racontâmes la chose à ceux qui venaient nous relever, de sorte qu’on le secouait et l’éveillait à chaque instant, qu’il balançât sa jambe ou non. » « — Et combien de temps cela dura-t-il ? » demanda mon ami. « — Oh ! plusieurs jours, plus d’une semaine ! »

Le caractère ingénu de ce récit est à lui seul une preuve de véracité : il ne pouvait pas avoir été inventé ; et on peut admettre que Karakosov a été torturé à ce point.

Quand Karakosov fut pendu, un de mes camarades du corps des pages assista à l’exécution avec son régiment de cuirassiers. « Quand on le fit sortir de la prison, me raconta mon camarade, et que je le vis sur la haute plate-forme de la charrette qui cahotait sur le glacis inégal de la forteresse, ma première impression fut qu’on allait pendre un mannequin de caoutchouc et que Karakosov était déjà mort. Imagine-toi que la tête, les bras et tout le corps étaient absolument flasques, comme si les os manquaient à ce corps, ou qu’ils eussent été tous brisés. C’était un spectacle atroce et c’était une chose terrible de penser à ce que cela signifiait.

« Cependant, quand deux soldats le descendirent de la charrette, je remarquai qu’il remuait les jambes et qu’il faisait d’héroïques efforts pour marcher seul et monter les marches de l’échafaud. Ce n’était donc pas un mannequin, et il ne pouvait pas avoir eu une syncope. Les officiers présents étaient très surpris de tout cela et ne pouvaient se l’expliquer. » Mais quand je suggérai à mon camarade que Karakosov avait peut-être été torturé, il rougit et répliqua : « C’est ce que nous pensions tous. »

La privation de sommeil durant des semaines suffirait seule à expliquer l’état dans lequel se trouvait au moment de l’exécution cet homme doué d’une très grande force morale. J’ajouterai, et je suis absolument certain du fait, que, dans un cas au moins, des drogues furent administrées à un prisonnier de la forteresse, nommé Sabourov, en 1879. Mouraviev se borna-t-il à torturer Karakosov de la façon susdite ? L’a-t-on empêché d’aller plus loin ? Je l’ignore. Mais ce que je sais bien, c’est que j’ai souvent entendu dire par de hauts fonctionnaires de Pétersbourg que la torture a été employée dans ce cas particulier.

Mouraviev avait promis d’anéantir les éléments radicaux de Pétersbourg, et tous ceux dont le passé était à un degré quelconque entaché de radicalisme vivaient dans la crainte de tomber sous les griffes du « bourreau ». Ils évitaient avant tout de fréquenter des jeunes gens, de peur d’être impliqués avec eux dans quelques sociétés politiques dangereuses. C’est ainsi qu’un abîme se creusait, non seulement entre les « pères » et les « fils », comme Tourguénev l’a décrit dans son roman, non seulement entre deux générations, mais aussi entre tous les hommes entre deux générations, mais aussi entre tous les hommes qui avaient passé la trentaine et les jeunes gens qui venaient d’avoir vingt ans. Ainsi les jeunes Russes étaient non seulement mis dans la nécessité de combattre dans leurs pères les défenseurs du servage, mais ils se voyaient complètement abandonnés par leurs frères aînés, qui ne voulaient pas les suivre dans leurs tendances socialistes et redoutaient même de leur prêter appui dans leur lutte pour la conquête d’une plus grande liberté politique. Je me demande s’il n’y a jamais eu dans l’histoire un fait pareil à celui-ci : une armée de jeunes gens engageant la lutte contre un ennemi aussi formidable que l’absolutisme russe, abandonnés par leurs pères et même par leurs frères aînés, quoique ces jeunes gens se fussent simplement efforcés de réaliser dans la vie l’héritage intellectuel de ces mêmes pères et frères ? Livra-t-on jamais un combat dans des conditions plus tragiques que celles-ci ?