Lettres de saint Augustin troisième série


Œuvres complètes de Saint Augustin
Texte établi par Raulx, L. Guérin & Cie (p. 440-446).

D’UN PASSAGE DE SAINT JACQUES. modifier

LIVRE ou LETTRE CLXVII A SAINT JÉRÔME. modifier

(Année 415.)

Il s’agit ici du passage de l’épître de saint Jacques, où il est dit : « Quiconque ayant gardé tout la loi la viole en un seul point, est coupable comme s’il l’avait violée tout entière. » Saint Augustin demande à saint Jérôme l’explication de ce passage ; il en donne lui-même un commentaire qu’il soumet au solitaire de Bethléem. Avant de présenter ce lumineux et beau commentaire, il examine la doctrine des philosophes anciens et particulièrement des stoïciens sur les vertus et les vices. On voit ici le moraliste chrétien dans la sûreté et la profondeur de son jugement.

1. Je vous ai écrit, mon vénérable frère Jérôme, au sujet de l’origine de l’âme humaine ; je vous ai demandé, dans le cas où il serait vrai que Dieu crée de nouvelles âmes pour chacun de ceux qui naissent, où donc elles auraient contracté le péché que le sacrement de la grâce du Christ, comme nous n’en doutons pas, efface même dans les enfants nouveaux-nés. Ma lettre étant déjà assez étendue, je n’ai pas voulu la charger d’autres questions. Mais plus une chose est pressante, moins il faut la négliger. Je viens donc vous prier et vous conjurer, au nom de Dieu, de m’expliquer, ce qui, je le pense, sera profitable à plusieurs ; ou si l’explication est déjà faite par nous ou par d’autres, de nous l’adresser. Il s’agit de savoir comment on doit entendre ces paroles de l’épître de saint Jacques : « Quiconque ayant gardé toute la loi la viole en un seul point, est coupable comme s’il l’avait violée tout entière[1]. » C’est une question de si grande importance que je me repens beaucoup de ne vous avoir pas déjà écrit sur ce point.

2. Il ne s’agit pas ici d’une première vie dont on ne se souvient plus, comme dans l’une des opinions sur l’origine de l’âme ; il s’agit de la vie présente et de ce que nous devons faire pour parvenir à la vie éternelle. Une bonne réponse que l’on raconte trouverait parfaitement ici sa place. Un homme était tombé dans un puits ; la profondeur de l’eau le soutenait et le préservait de la mort ; il n’étouffait point assez pour ne pas pouvoir parler ; un passant s’arrête, le regarde et lui dit : Comment donc êtes-vous tombé là-dedans ? – Je vous en conjure, lui répondit le malheureux homme, occupez-vous de me tirer d’ici, et ne me demandez pas comment j’y suis tombé ! La foi catholique nous apprend et nous confessons que l’âme même d’un petit enfant doit être tirée du péché comme d’un puits ; c’est assez pour elle que nous sachions comment on peut la sauver, lors même que nous ignorerions toujours comment elle est tombée dans ce malheur. Si j’ai cru devoir chercher la vérité sur cette question, c’est de peur que l’une des opinions sur l’origine de l’âme ne nous entraînât imprudemment à nier le péché originel et la nécessité d’en délivrer l’âme de l’enfant. C’est pourquoi tenons-nous d’abord fortement à cette vérité que l’âme de l’enfant doit être délivrée de l’état de péché et qu’elle ne peut l’être autrement que par la grâce de Dieu au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ ; puis, si nous pouvons connaître la cause et l’origine de ce péché, nous serons mieux en mesure de combattre les vains discours, non pas des raisonneurs, mais des chicaneurs ; et si nous ne pouvons pénétrer ce secret, l’ignorance de l’origine du mal ne devra pas nous faire négliger le remède miséricordieux de la grâce chrétienne. Notre avantage contre ceux qui croient savoir ce qu’ils ne savent pas, c’est que nous n’ignorons pas notre ignorance. Car autre chose est ce qu’il est mal de ne pas connaître ; autre chose est ce qu’on ne peut pas ou ce qu’on n’a pas besoin de savoir ou qui ne sert de rien pour la vie que nous cherchons : mais ce que je demande en ce moment sur l’épître de l’apôtre saint Jacques va droit à la vie présente où nous nous appliquons à plaire à Dieu pour mériter de vivre toujours.

3. Dites-moi donc, je vous en conjure, comment il faut entendre ce passage : « Quiconque ayant gardé toute la loi la viole en un seul point, est coupable comme s’il l’avait violée tout entière. » Est-ce que celui qui aura volé, ou même celui qui aura dit au riche : « Asseyez-vous ; » au pauvre : « Restez debout, » sera coupable d’homicide, d’adultère, de sacrilège ? Et s’il n’en est point ainsi, comment celui qui viole la loi en un seul point devient-il coupable comme s’il l’avait violée tout entière ? Ce que saint Jacques a dit du riche et du pauvre ne doit-il pas être compris dans ces choses dont la violation partielle équivaut à la violation de toute la loi ? Mais rappelons-nous la manière dont le sentiment de l’Apôtre est amené, comment il découle et s’enchaîne : « Mes frères, dit-il, n’ayez pas foi en Jésus-Christ, notre Seigneur de gloire, en faisant acception de personnes. Car s’il entre dans votre assemblée un homme qui ait un anneau d’or et un habit magnifique, et qu’il y entre aussi un pauvre avec un habit misérable, et qu’arrêtant la vue sur celui qui est magnifiquement vêtu, vous lui disiez : assieds-toi ici à ton aise ; et que vous disiez au pauvre : reste-là debout ou assieds-toi à mes pieds : n’est-ce pas là juger en vous-mêmes entre l’un et l’autre, et n’êtes-vous pas des juges pleins de pensées injustes ? Écoutez, mes frères bien-aimés : est-ce que Dieu n’a pas choisi les pauvres en ce monde pour les rendre riches dans la foi et héritiers du royaume qu’il a promis à ceux qui l’aiment ? Et vous, vous déshonorez le pauvre ! » C’est-à-dire qu’on déshonore le pauvre en lui disant : « Reste-là debout, » tandis qu’on dit à celui qui a un anneau d’or : « Toi, assieds-toi ici à ton aise. » L’Apôtre ajoute ensuite, en développant mieux son sentiment : « Ne sont-ce pas les riches qui vous oppriment par leur puissance, et vous traînent devant les tribunaux ? Ne blasphèment-ils pas le saint nom qui est invoqué sur vous ? Si vous accomplissez la loi royale de l’Écriture : Aime ton prochain comme toi-même, vous faites bien : mais si vous faites acception des personnes, vous commettez un péché, et vous êtes condamnés par la loi comme transgresseurs. » Voyez comme l’Apôtre appelle transgresseurs de la loi ceux qui disent au riche : « Assieds-toi ici, » et au pauvre : « Reste-là debout. » Et pour qu’on ne crût pas que ce fût un petit péché que de violer la loi en ce seul point, voyez comme il ajoute : « Quiconque ayant gardé toute la loi la viole en un seul point, est coupable comme s’il l’avait violée tout entière. Car celui qui a dit : Tu ne commettras pas d’adultère, dit aussi : Tu ne tueras pas. Si donc vous ne tuez pas, mais que vous commettiez un adultère, vous devenez transgresseur de la loi. » L’Apôtre avait déjà dit : « Vous êtes condamnés par la loi comme transgresseurs. » Cela étant ainsi, il résulte, à moins qu’on ne montre qu’il faut l’expliquer d’une autre façon, que celui qui aura dit au riche : « Assieds-toi ici, » et au pauvre : « Reste-là debout, » ne rendant point à celui-ci le même honneur qu’à celui-là, sera idolâtre, blasphémateur, adultère et homicide, et, pour ne pas allonger en énumérant tous les préceptes, coupable de tous les crimes : car « ayant violé la loi en un point, il est coupable comme s’il l’avait violée tout entière. »

4. Mais dira-t-on que celui qui a une vertu les a toutes, et que celui à qui il en manque une n’en a aucune ? si cela est vrai, cela confirme la parole de saint Jacques. Pour moi je veux qu’on l’explique et non pas qu’on la confirme ; elle a par elle-même, parmi nous chrétiens, plus d’autorité que toutes les paroles des anciens philosophes. Et quand même ce sentiment serait vrai pour les vertus et les vices, ce ne serait pas une raison pour que tous les péchés fussent égaux. Autant que je puis m’en souvenir, car ces choses se sont effacées de mon esprit, il a plu à tous les philosophes d’établir cette inséparabilité des vertus, parce qu’ils regardaient toutes ces vertus nécessaires pour une bonne et droite vie. Mais les stoïciens seuls ont osé soutenir l’égalité des péchés contre le sentiment de tout le genre humain ; appuyé sur les saintes Écritures, vous leur avez démontré très-clairement leur erreur dans la personne de ce Jovinien[2] qui sur ce point était stoïcien, mais qui était épicurien dans sa manière de rechercher et de défendre les voluptés. Vous avez prouvé avec évidence, dans cette magnifique et mémorable dissertation, que la doctrine de l’égalité des péchés n’est pas d’accord avec nos auteurs canoniques ou plutôt avec la Vérité elle-même qui a parlé par leur bouche. Et quand ce sentiment sur les vertus serait vrai, nous ne serions pas pour cela obligés de reconnaître l’égalité de tous les péchés c’est ce que, Dieu aidant, je m’efforcerai de faire voir, autant que je le pourrai ; si j’y parviens, vous m’approuverez ; là où je resterai insuffisant, vous suppléerez à mon défaut.

5. Ce qui fait dire que celui qui a une vertu les a toutes et qu’elles manquent toutes à qui manque d’une seule, c’est que la prudence ne saurait être ni lâche, ni injuste, ni intempérante ; car si quelque vice de ce genre s’y mêlait, ce ne serait plus la prudence. Or si, pour être la prudence, il faut qu’elle soit forte, juste, tempérante, elle aura avec elle les autres vertus. C’est ainsi que la force ne peut être ni imprudente, ni intempérante, ni injuste ; c’est ainsi qu’il est nécessaire que la tempérance soit prudente, forte et juste, et que la justice n’est pas la justice si elle n’est pas prudente, forte et tempérante. De sorte que là où se trouve l’une d’elles, les autres s’y trouvent également ; là au contraire où les autres manquent, celle que l’on croit voir n’est pas véritable, quoiqu’elle ait les apparences d’une vertu.

6. Car il y a, vous le savez, certains défauts ouvertement contraires aux vertus, comme l’imprudence à la prudence. Il y en a quelques-uns qui sont contraires aux vertus, uniquement parce qu’ils sont des défauts, quoiqu’ils aient avec elles une fausse ressemblance : il en est ainsi, non pas de l’imprudence, mais de la finesse à l’égard de la prudence. J’entends ici la finesse comme on l’entend le plus souvent, en mauvaise part, et non pas dans le sens de l’Écriture qui souvent la recommande : « Soyez fins comme les serpents[3] ; » et encore : « pour que la finesse soit donnée aux innocents[4]. » Un éloquent écrivain de la langue romaine a pris la finesse en bonne part quand il a dit en parlant de Catilina : « La finesse ne lui manquait point pour pénétrer les desseins ennemis ni l’artifice pour s’en préserver ; » mais ce sens-là, très-rare parmi les auteurs anciens, est très-fréquent parmi les nôtres. De même, pour ce qui concerne la tempérance, la prodigalité est ouvertement contraire à l’économie ; et la sordide avarice qui est un vice, a quelque chose de semblable à l’économie, non pas dans sa nature, mais par une trompeuse apparence. Ainsi, par une différence manifeste, l’injustice est contraire à la justice ; mais le désir de se venger se présente d’ordinaire comme une imitation de la justice ; c’est pourtant un vice. La lâcheté est très-clairement contraire à la force ; mais la dureté, qui en est loin par sa nature, en prend les dehors. La constance est une certaine portion du courage ; l’inconstance en est bien loin et c’est tout l’opposé ; mais l’opiniâtreté affecte des airs de constance et n’en est pas ; celle-ci est une vertu, l’autre un défaut.

7. Pour ne pas citer les mêmes choses, choisissons un exemple qui puisse nous aider à comprendre tout le reste. Catilina, comme en ont écrit ceux qui ont pu le connaître, pouvait supporter le froid, la soif, la faim ; il endurait les privations, les intempéries, les veilles à un point qui surpassait toute croyance, et à cause de cela il se regardait et on le regardait comme un homme doué d’une grande force[5]. Mais cette force n’était pas prudente, car il choisissait le mal au lieu du bien ; elle n’était pas tempérante, car il se souillait par les plus honteuses débauches ; elle n’était pas juste, car il conjurait contre sa patrie. C’est pourquoi cette force n’en était pas une ; c’était de la dureté : pour tromper les sots, elle prenait le nom de la force. Si c’eût été de la force, c’eût été une vertu, et non pas un vice ; mais si c’était une vertu, les autres la suivraient toujours comme des compagnes inséparables[6].

8. Maintenant si on entreprend de montrer que tous les vices se trouvent là où il y en a un, et qu’il n’y aura pas de vices là où l’un manquera, ce sera une tâche laborieuse, parce qu’il y a toujours deux vices opposés à une vertu, celui qui lui est ouvertement contraire et celui qui affecte de lui ressembler. Ainsi chez Catilina on voyait bien ce que c’était que cette fausse vertu qu’il donnait pour de la force et qui n’en était pas, car il n’avait point avec lui les autres vertus : toutefois, on persuaderait difficilement qu’il y eût de la lâcheté là où se rencontrait l’habitude de tout supporter, il un point qui surpasse toute croyance. Mais peut-être, en regardant plus à fond, cette dureté elle-même paraîtra de la lâcheté, parce que Catilina avait négligé de travailler par les bons moyens à acquérir la vraie force. Cependant ceux-là sont audacieux qui ne sont pas timides, et ceux-là sont timides auxquels manque l’audace, et des deux côtés il y a un vice ; car celui qui est fort de la vraie force n’ose pas avec audace et n’a pas peur à la légère. Nous sommes donc forcés d’avouer que les vices sont en plus grand nombre que les vertus.

9. Parfois il arrive qu’un vice en fait partir un autre ; ainsi l’amour de l’argent s’enfuit devant l’amour de la gloire. Une autre fois un vice s’en va et fait place à plusieurs autres ; ainsi un homme intempérant qui deviendra sobre pourra obéir aux inspirations de l’avarice et de l’ambition. Des vices peuvent donc succéder à des vices, et non à des vertus ; nouveau motif de soutenir que leur nombre est plus grand. Pour la vertu, du moment qu’elle se montre, les autres la suivent, et tous les vices qui étaient là s’éloignent ; car tous ne s’y trouvaient pas, mais se succédaient, tantôt à nombre égal et tantôt en moindre ou en plus grand nombre.

10. Il faudrait chercher avec plus de soin si les choses se passent ainsi. Car ce n’est pas une bouche divinement inspirée qui a dit : Celui qui a une vertu les a toutes, et celui-là n’en a aucune à qui l’une d’elles manque ; ce sont des hommes qui ont pensé cela, très-habiles et très-appliqués, il est vrai, mais cependant ce sont des hommes. Moi je ne sais pas comment je pourrais dire, non pas qu’un mari dont le nom est l’origine même du nom de la vertu[7], mais qu’une femme fidèle à son mari, si elle agit en vue des commandements et des promesses de Dieu et si c’est d’abord à Dieu qu’elle veuille être fidèle, n’a pas la chasteté ou que la chasteté n’est pas une vertu ou n’en est qu’une petite ; même chose d’un mari à l’égard de sa femme ; et toutefois il y a bien des maris et des femmes semblables que je ne croirais point sans quelque péché, et ce péché, quel qu’il pût être, proviendrait de quelque vice. Ainsi donc la chasteté conjugale, qui est assurément une vertu dans les maris et les femmes d’une vie chrétienne, car on ne dira pas qu’elle n’est rien ou qu’elle est un vice, n’a pas avec elle toutes les vertus. Car si toutes y étaient, il n’y aurait aucun vice ; pas de vice, pas de péché : or qui est sans quelque péché ? Qui donc est sans quelque vice, c’est-à-dire sans un certain foyer, une certaine racine de péché, lorsqu’on entend celui qui se reposait sur le sein du Seigneur s’écrier : « Si nous disons que nous n’avons pas de péchés, nous nous trompons nous-mêmes, et la vérité n’est point en nous[8] ? » Ceci n’a pas besoin d’un long développement auprès de vous ; mais je le dis pour d’autres qui le liront peut-être. Vous l’avez prouvé vous-même par les saintes Écritures dans votre célèbre ouvrage contre Jovinien ; vous citez, de cette même épître de saint Jacques que nous cherchons en ce moment à comprendre, le passage suivant : « Nous péchons tous en beaucoup de choses[9]. » Cet apôtre du Christ qui parle ne dit pas : vous péchez, mais « nous péchons. » Il avait dit précédemment : « Quiconque ayant gardé toute la loi la viole en un seul point est coupable comme s’il l’avait violée tout entière ; » ici il ne dit plus en un seul point, mais « en plusieurs ; » il ne dit pas que quelques-uns, mais que « tous » pèchent.

11. A Dieu ne plaise qu’un fidèle puisse croire que tant de milliers de serviteurs du Christ, qui se disent sincèrement pécheurs de peur de se tromper eux-mêmes et de n’avoir plus en eux la vérité, n’aient aucune vertu ! Car c’est une grande vertu que la sagesse ; la Sagesse elle-même a dit à l’homme : « Voilà que la sagesse est de la piété[10]. » À Dieu ne plaise que nous disions que de si grands fidèles et des hommes de Dieu si pieux n’aient pas la piété que les Grecs appellent e?seße?a ? ou mieux encore ?e?seße?a ? : qu’est-ce que c’est en effet que la piété, si ce n’est le culte de Dieu ? et par où est-il adoré si ce n’est par l’amour ? C’est pourquoi la charité qui part d’un cœur pur, d’une bonne conscience et d’une foi non feinte, est une grande et véritable vertu, parce qu’elle est elle-même la fin de la loi[11]. C’est avec raison qu’on a dit qu’elle « est forte comme la mort[12], » soit parce que personne ne peut la vaincre comme la mort, soit parce que la mesure de la charité en cette vie est d’aimer jusqu’à la mort, selon ces paroles du Seigneur : « Nul ne peut donner un plus grand témoignage d’amour que de donner sa vie pour ses amis[13] ; » soit plutôt parce que, de même que la mort arrache l’âme aux sens du corps, ainsi la charité l’arrache aux concupiscences de la chair. La science, quand elle est utile, sert la charité, car sans elle la science enfle le cœur[14] ; mais là où la charité édifie, la science ne trouve plus rien de vide qu’elle puisse enfler. Job nous a appris ce que c’est que la science utile ; après nous avoir dit que la sagesse est de la piété, il ajoute : « s’abstenir de ce qui est mal, c’est la vraie science. » Pourquoi donc ne disons-nous pas que celui qui a cette vertu les a toutes, puisque la plénitude de la loi c’est la charité[15] ? Plus elle éclate dans un homme, plus cet homme a de, la vertu ; il a moins de vertu s’il a moins de charité, car la charité est elle-même la vertu ; et là où la vertu est moindre, les vices abondent davantage. Là donc où la charité sera pleine et parfaite, plus rien du vice ne subsistera.

12. C’est pourquoi les stoïciens me paraissent se tromper en soutenant qu’on n’a pas du tout la sagesse, lorsqu’on y fait des progrès, mais qu’on l’a quand on a atteint l’entière perfection ; ils ne nient pas ces progrès, mais ils ne veulent pas qu’on puisse être en aucune manière appelé sage, si, sorti de je ne sais quelles obscures profondeurs, on ne s’élance pas tout à coup au milieu des libres et lumineuses régions de la sagesse. Qu’importe à l’homme qui se noie d’avoir de l’eau sur la tête à une profondeur de plusieurs stades, ou d’une palme, ou d’un pouce ? Ainsi, d’après les stoïciens, ceux qui tendent vers la sagesse s’avancent comme s’ils montaient du fond d’un gouffre vers l’air ; mais ils n’auront pas la vertu et ne seront pas sages avant de s’être complètement dégagés de la folie comme d’une masse d’eau qui les étouffe ; mais du moment qu’ils y auront échappé, ils posséderont toute la sagesse, sans le moindre vestige de folie, qui puisse produire aucun péché.

13. Cette comparaison où la folie est comme une eau profonde et la sagesse comme l’air qu’on respire, et qui nous montre l’âme échappant à ce qui étouffe pour monter tout à coup vers les hautes régions, ne me semble pas assez conforme à l’autorité de nos Écritures. J’aime mieux la comparaison du vice ou de la folie avec les ténèbres, et de la lumière ou de la sagesse avec la lumière, autant que ces images corporelles peuvent s’appliquer aux choses de pure intelligence. On n’arrive pas à la sagesse comme on sort du fond de l’eau pour respirer pleinement aussitôt, mais comme on passe des ténèbres à la lumière, en s’éclairant peu à peu ; et jusqu’à ce qu’on le soit complètement, on est semblable à un homme qui sort d’une caverne profonde, et que la lumière éclaire insensiblement à mesure qu’il avance du côté de la porte : il y a à la fois autour de lui les lueurs du jour vers lequel il marche et quelque chose de l’obscurité du lieu d’où il s’éloigne. C’est pourquoi, nul homme vivant ne sera justifié devant Dieu[16], et cependant le juste vit de la foi[17] ; et les saints sont revêtus de justice[18], l’un plus, l’autre moins ; et personne ici-bas ne vit sans péché, les uns plus, les autres moins : le meilleur est celui qui pèche le moins.

14. Mais pourquoi, oubliant à qui je parle, fais-je ici le docteur, tandis que j’expose dans cette lettre ce que je voudrais apprendre de vous ? mais parce que j’avais résolu de vous soumettre mon sentiment sur l’égalité des péchés qui a été l’occasion de la question que je viens de traiter, je vais le reprendre et conclure. Lors même qu’il serait vrai que celui qui a une vertu les a toutes et que celui-là n’en a aucune à qui l’une d’elles manque, il ne s’ensuivrait pas que les péchés fussent égaux. De ce qu’il n’y a rien de droit, là où il n’y a aucune vertu, ce n’est pas une raison pour qu’il n’y ait pas de degré dans la dépravation et la tortuosité. Mais (je crois ceci plus vrai et plus conforme aux Livres saints), il en est des mouvements de l’âme comme des membres du corps ; non pas qu’on les voie dans des lieux ; mais on les sent par les impressions. Or parmi les membres du corps, l’un est plus éclairé, l’autre moins, un autre reste dans une complète obscurité, voilé par un corps ténébreux ; de même un homme qui aura de la charité en montrera plus ou moins dans tels ou tels actes, et en d’autres pas du tout ; on peut donc ainsi dire qu’il a une vertu et non pas une autre, l’une plus, l’autre moins. Car nous pouvons bien dire : la charité est plus grande dans celui-ci que dans celui-là ; il y en a un peu dans celui-ci, pas du tout dans celui-là, autant que cela appartient à la charité qui est la piété même. Nous pouvons dire aussi d’un même homme qu’il a plus de chasteté que de patience, et qu’il en a plus aujourd’hui qu’hier s’il fait des progrès, qu’il n’a pas encore la continence et que sa miséricorde n’est pas petite.

15. Et pour exprimer plus complètement et plus brièvement ce que j’entends par la vertu, en ce qui touche la droite vie, je dirai que la vertu est la charité qui nous fait aimer ce qu’il nous faut aimer. Elle est plus grande dans les uns, moindre dans les autres, nulle chez d’autres ; personne ne l’a en toute perfection et à un si haut degré qu’elle ne puisse s’accroître, tant que l’homme est sur la terre ; mais tant qu’elle peut s’accroître et qu’elle est moindre qu’elle ne devrait être, il y a là une imperfection qui tient du vice. C’est à cause de ce vice qu’il n’est pas en ce monde un juste qui fasse le bien sans pécher[19], et que nul homme vivant ne sera justifié devant Dieu. C’est à cause de ce vice que si nous disons que nous n’avons pas de péché, nous nous trompons nous-mêmes, et la vérité n’est pas en nous[20]. C’est pourquoi aussi, quelque progrès que nous fassions, il faut que nous disions toujours : « Pardonnez-nous nos offenses[21], » quoique tous les péchés, en paroles, en actions, en pensées, aient été effacés par le baptême. Celui qui voit bien découvre donc comment, quand et où on peut espérer cette perfection à laquelle il n’y ait plus rien à ajouter. Mais si la loi n’existait pas, où donc l’homme pourrait-il se reconnaître avec certitude et savoir ce qu’il doit éviter, vers quel but il doit diriger ses efforts, de quoi il doit remercier, ce qu’il doit demander ? C’est pourquoi l’utilité des préceptes est grande, si on fait toujours à la grâce de Dieu une part plus grande qu’au libre arbitre.

16. Cela étant, comment sera-t-on coupable de la violation entière de la loi, si on la viole en un seul point ? N’est-ce pas parce que la plénitude de la loi c’est la charité par laquelle on aime Dieu et le prochain, ce qui comprend la loi et les prophètes[22], et qu’avec raison on devient coupable de la violation totale, quand on enfreint le précepte d’où tous les autres dépendent ? Personne ne pèche sans manquer à la charité. « Tu ne commettras pas d’adultère, pas d’homicide, tu ne voleras pas, tu ne convoiteras pas ; » ces commandements et d’autres encore sont compris dans ces paroles : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même, l’amour du prochain ne fait pas le mal. » Mais la « plénitude de la loi, c’est la charité[23] ; » personne n’aime son prochain sans aimer Dieu, et en aimant le prochain comme soi-même, il le pousse autant qu’il le peut, à aimer également Dieu ; et s’il n’aime Dieu, il n’aime ni soi-même ni le prochain. C’est ainsi que quiconque ayant gardé toute la loi, la viole en un seul point, est coupable comme s’il l’avait violée tout entière, parce qu’il a péché contre la charité, d’où toute la loi dépend. Il devient coupable de tout, en péchant contre une vertu d’où tout dépend.

17. Pourquoi donc ne dit-on pas que les péchés sont égaux ? Est-ce par hasard parce que celui qui pèche plus gravement pèche davantage contre la charité et qu’un moindre péché y porte une moindre atteinte ? Pour un seul que l’on commette on devient coupable de tous les péchés, mais on est plus coupable selon la gravité ou le nombre des fautes ; on l’est moins si les fautes sont légères ou en petit nombre. La culpabilité est toujours proportionnée aux péchés, et toutefois, même en violant la loi sur un seul point, on est coupable comme si on l’avait violée tout entière, par ce qu’on a péché contre la vertu d’où tout dépend. Si cela est vrai, on explique du même coup cet endroit de l’apôtre saint Jacques : « Nous péchons tous en beaucoup de choses[24]. » Car tous nous péchons, mais l’un plus gravement, l’autre plus légèrement : plus grand pécheur si l’on aime moins Dieu et le prochain ; moins pécheur si pour Dieu et pour le prochain l’on a une charité plus grande. On sera donc d’autant plus plein d’iniquité qu’on sera plus vide de charité. Et nous sommes parfaits dans la charité quand il ne reste plus rien de notre infirmité.

18. Je ne pense pas que ce soit un péché léger que de joindre l’acception des personnes à notre foi chrétienne, si nous l’appliquons aux dignités ecclésiastiques ; qui souffrira que pour une dignité dans l’Église on choisisse un riche au lieu d’un pauvre plus instruit et plus saint ? S’il s’agit des assemblées de tous les jours, qui est-ce-qui ne pèche pas en cela ? Et l’on pèche si en soi-même on juge que celui-ci est meilleur que l’autre en tant qu’il est plus riche. C’est ce que semble signifier cette parole de saint Jacques : « Ne jugez-vous pas en vous-mêmes, et n’êtes-vous pas des juges pleins de pensées injustes ? »

19. La loi de liberté est donc la loi de charité dont l’Apôtre dit : « Si vous accomplissez cette loi royale de l’Écriture : Tu aimeras ton prochain comme toi-même, vous faites bien ; mais si vous faites acception de personnes, vous commettez un péché, et vous êtes condamnés par la loi comme transgresseurs. » Après ce passage très-difficile à comprendre, et sur lequel j’ai suffisamment énoncé mon sentiment, l’Apôtre rappelle cette même loi de liberté : « Parlez et agissez, dit-il, comme devant être jugés par la loi de liberté. » Et comme précédemment il avait dit que « nous péchons tous en beaucoup de choses, » il nous fait souvenir du remède du Seigneur, pour les blessures, même les plus légères, que notre âme reçoit chaque jour : « Un jugement sans miséricorde attend celui qui n’aura pas fait miséricorde. » Le Seigneur en effet a dit dans l’Évangile : « Pardonnez, et il vous sera pardonné ; donnez et il vous sera donné[25]. La miséricorde, poursuit l’Apôtre, s’élève au-dessus du jugement. » Il ne dit pas que le jugement est vaincu par la miséricorde, car elle n’est pas opposée au jugement, mais qu’elle s’élève au-dessus, » parce que plusieurs sont recueillis par miséricorde, mais ce sont ceux qui ont fait miséricorde. « Bienheureux les miséricordieux, parce que Dieu aura pitié d’eux[26] ! »

20. Il est juste qu’il leur soit pardonné, car ils ont pardonné, et qu’il leur soit donné, car ils ont donné. En effet, Dieu est miséricordieux quand il juge et juste quand il fait miséricorde. C’est pourquoi on lui dit : « Je chanterai, Seigneur, votre miséricorde et votre justice[27]. » Celui qui se croit trop juste pour avoir besoin d’être jugé avec miséricorde et qui pense pouvoir attendre en toute sûreté, s’expose à la juste colère que redoutait celui qui disait : « N’entrez pas en, jugement avec « votre serviteur[28]. » C’est pourquoi il a été dit à un peuple rebelle : « Pourquoi voulez-vous contester avec moi[29] ? » Lorsque le Roi juste sera assis sur son trône, qui se vantera d’avoir le cœur pur ou d’être exempt de tout péché ? Que faudra-t-il espérer, sinon que la miséricorde s’élève au-dessus du jugement ? Ce sera au profit de ceux qui auront fait miséricorde et qui auront dit en toute sincérité : « Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons : » au profit de ceux qui auront donné sans murmurer contre le pauvre ; car Dieu aime celui qui donne avec joie[30]. À la fin, saint Jacques parle des œuvres de miséricorde pour consoler ceux qu’il avait épouvantés. Il dit comment on expie chaque jour ces fautes quotidiennes dont nul n’est exempt ici-bas. Il craint que l’homme, coupable de la violation de toute la loi dès qu’il l’a violée en un seul point, après avoir enfreint plusieurs préceptes, car nous péchons en beaucoup de choses, n’arrive au tribunal du Juge suprême chargé d’un amas de fautes peu à peu entassées, et ne trouve pas la miséricorde qu’il n’aurait pas faite lui-même. Il veut qu’en pardonnant et en donnant il mérite que ses péchés lui soient pardonnés, et qu’à son égard s’accomplissent les promesses de Dieu !

21. J’ai dit beaucoup de choses qui, peut-être, vous ont ennuyé, tout en recevant votre approbation ; vous n’attendiez pas qu’on vous les apprît, vous qui avez coutume de les enseigner. S’il s’y rencontre pour le fond (car le soin du langage m’occupe peu), s’il s’y rencontre, dis-je, quelque chose qui choque votre science, je vous prie de m’en avertir dans votre réponse et de ne pas craindre de me reprendre. Malheureux est celui qui n’honore pas les grands et saints travaux de vos études, et n’en rend pas grâce au Seigneur notre Dieu qui vous a fait ce que vous êtes ! Comme je dois apprendre plus volontiers de qui que ce soit ce que j’ignore que je ne dois être pressé d’enseigner ce que je sais, combien dois-je mieux aimer recourir à votre charité, à vous dont la science, au nom et à l’aide du Seigneur, a fait plus qu’on n’avait jamais fait auparavant pour l’étude des saintes lettres dans la langue latine ! Je tiens surtout à l’explication de ce passage : « Quiconque ayant gardé toute la loi, la viole en un seul point, est coupable comme s’il l’avait violée tout entière ; » si votre charité tonnait une meilleure manière que la mienne d’entendre, je vous conjure, au nom du Seigneur, de vouloir bien me la communiquer.

LETTRE CXCVII.

((Année 419.)

Hésychius, évêque de Salonne en Dalmatie, s’était adressé à saint Augustin pour l’interprétation de certains endroits de l’Écriture sur la fin du monde ; l’évêque d’Hippone lui envoie des explications tirées de saint Jérôme et lui dit que la seule chose certaine sur la fin des temps, c’est qu’elle n’arrivera pas avant que l’Évangile soit prêché par toute la terre.

AUGUSTIN AU BIENHEUREUX SEIGNEUR HÉSYCHIUS.

1. Je réponds enfin à votre sainteté par le retour de votre fils Cornutus, mon collègue dans le sacerdoce, qui m’a apporté la lettre que votre révérence a bien voulu m’écrire je vous rends avec respect le salut qui vous est dû, bienheureux seigneur et frère, et je me recommande beaucoup à vos prières si agréables à Dieu. Vous voulez que je vous écrive quelque chose sur certains passages des Prophètes ; il me paraît meilleur d’envoyer à votre béatitude les explications qu’en a données le saint et très-savant homme Jérôme, et que peut-être vous n’avez pas. Si vous connaissez déjà ces explications et qu’elles ne vous satisfassent point, je demande que vous preniez la peine de me dire le jugement que vous en portez, comment vous comprenez vous-même ces oracles prophétiques. Je crois, moi, qu’il faut surtout entendre du temps déjà passé les semaines de Daniel ; car je n’ose pas compter les temps qui nous séparent du second avènement du Sauveur, et je ne pense pas qu’aucun prophète ait marqué le nombre des années qui doivent s’écouler avant la fin : il faut s’attacher de préférence à cette parole du Seigneur « Personne ne peut connaître les temps que le Père a mis en sa puissance[31] ».

2. Le Seigneur a dit dans un autre endroit : « Personne ne sait ni le jour ni l’heure[32] ; » il y a des personnes qui concluent de ce passage qu’on pourrait donc calculer les temps, et que c’est seulement le jour et l’heure que nul ne peut savoir. Je me dispense de dire comment les Écritures ont coutume de prendre le jour et l’heure pour le temps ; mais il est certain que ces paroles s’appliquent à l’ignorance des temps. Interrogé là-dessus par ses disciples, le Seigneur répondit : « Personne ne peut connaître les temps que le Père a mis en sa puissance. » Jésus-Christ ne dit pas : le jour ou l’heure, il dit : « les temps ; » ce qui ne peut pas signifier un court espace comme la durée d’un jour ou d’une heure, surtout si nous faisons attention au sens de l’expression grecque traduite dans notre langue. Les mots latins n’ont pas pu reproduire le texte original avec une parfaite exactitude, car on lit ici dans le grec : Κρὀνους ἣ καιροὺς. Nous traduisons ces deux mots par les temps, quoiqu’il y ait entre les deux termes une différence de sens qu’il ne faille pas négliger. Les Grecs appellent καιροὺς, certains temps, non pas de ceux qui s’écoulent dans le cours des âges, mais les temps où il convient de faire ou de ne pas faire quelque chose : comme la moisson, la vendange, la chaleur, le froid, la paix, la guerre et autres choses semblables. Κρὀνους désigne le cours des temps.

3. Quand les apôtres interrogèrent Notre-Seigneur, ce ne fut pas assurément pour connaître le dernier jour ni la dernière heure du monde ; mais ils lui demandèrent si c’était alors le temps opportun où le royaume d’Israël serait rétabli. Et voici la réponse du Sauveur : « Personne ne peut connaître les temps que le Père a mis en sa puissance. » Le texte grec porte : Κρὀνους ἣ καιροὺς. Si on avait traduit en latin par des mots qui signifiassent les temps ou ce qui vient à temps, on n’aurait pas rendu exactement le sens de ces deux mots ; car le mot καιροἱ s’entend également de ce qui vient à temps ou à contre-temps. Je crois donc que calculer les temps κρὀνους, pour savoir la fin du monde ou l’avènement du Seigneur, ce serait vouloir connaître ce que Jésus-Christ lui-même a dit que personne ne pouvait savoir.

4. Pour ce qui est du temps marqué, il n’arrivera pas avant que l’Évangile soit prêché au monde entier pour servir de témoignage à toutes les nations. Rien de plus clair que cette parole du Sauveur : « Cet Évangile sera prêché à toute la terre pour servir de témoignage à toutes les nations, et alors la fin viendra[33]. » Alors la fin viendra n’est-ce pas dire qu’elle ne viendra pas avant ? Combien de temps viendra-t-elle après ? C’est là une chose incertaine. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle n’arrivera pas auparavant. Si des serviteurs de Dieu entreprenaient de parcourir l’univers pour se rendre compte de ce qui reste de nations auxquelles l’Évangile n’a pas été annoncé, nous pourrions nous faire quelque idée des temps qui s’écouleront d’ici à la fin. Mais si, à cause de tant de lieux inaccessibles et barbares, un pareil projet est inexécutable ; s’il est impossible d’apprendre avec exactitude combien il y a encore de nations sans l’Évangile du Christ ; je crois beaucoup moins aisé de découvrir dans les Écritures quel espace de temps nous sépare de la fin du monde, puisque nous lisons dans les saints Livres : « Personne ne peut connaître les temps que le Père a mis en sa puissance. » Ainsi, lors même qu’on viendrait nous apprendre d’une manière certaine que l’Évangile a été prêché à toutes les nations, nous ne pourrions pas dire ce qui reste de temps avant la fin, nous ne pourrions que penser que la fin approche de plus en plus. On nous répondra peut-être qu’il a fallu peu de temps pour prêcher l’Évangile aux nations romaines, à la plupart des nations barbares, que la conversion de quelques-unes d’entre elles à la foi du Christ a été prompte, et qu’il est permis de croire que d’ici à peu d’années, l’Évangile aura pénétré partout ; on pourra nous dire que, nous qui sommes déjà vieux, nous ne le verrons point, mais que ceux qui sont aujourd’hui jeunes le verront quand ils seront parvenus à la vieillesse. Mais il sera plus facile de montrer cela quand ce sera fait, qu’il ne l’est de le découvrir dans les saintes Écritures, avant que cela arrive.

5. Voilà ce que j’ai été obligé de dire au sujet de l’opinion d’un certain commentateur que le prêtre Jérôme accuse aussi de témérité pour avoir osé prétendre que les Semaines de Daniel concernent le second avènement du Christ et non pas le premier. Si en considération de vos mérites, Dieu révèle ou a révélé quelque chose de meilleur à la sainte humilité de votre âme, je vous demande de vouloir bien me le communiquer : recevez cette réponse comme celle d’un homme qui aimerait mieux savoir que d’ignorer les choses que vous m’avez demandées ; mais parce que je n’ai pas pu les pénétrer encore, je préfère avouer mon ignorance que d’enseigner ce qui ne serait pas la vérité.

LETTRE CXCVIII.

((Année 419.)

Hésychius reconnaît, d’après les termes de l’Évangile, que personne ne peut savoir le jour ni l’heure de la fin du monde, mais il croit que Dieu n’a pas voulu nous cacher les temps et qu’il faut se préparer au second avènement du Sauveur ; les malheurs de l’époque où il vivait lui semblent faire partie des signes marqués dans l’Évangile. L’évêque de Salonne exprime des doutes sur les semaines de Daniel et demande à saint Augustin qu’il veuille bien l’éclairer par une réponse étendue.

HÉSYCHIUS À SON BIENHEUREUX SEIGNEUR AUGUSTIN, SON CHER ET VÉNÉRABLE FRÈRE ET COLLÈGUE DANS L’ÉPISCOPAT, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Cornutus, notre saint collègue dans le sacerdoce, m’a remis votre lettre que je désirais et que j’attendais ; elle m’a causé de la joie, parce qu’elle est une preuve de votre souvenir et que vous avez la bonté de m’y donner en peu de mots votre propre sentiment sur ce que je vous avais demandé. Vous avez joint à votre lettre des explications tirées des ouvrages de notre saint collègue Jérôme, afin que je puisse résoudre mes difficultés par la lecture de ce qu’il a pensé sur ce passage des saintes Écritures ; et comme vous avez bien voulu me prier d’exposer par lettre à votre sincère charité mon opinion sur ce point, je vous la soumets, dans la mesure de ma faible intelligence, après avoir lu ce que vous m’avez envoyé.

2. Toutes choses étant gouvernées par la volonté et la puissance de Dieu, auteur de toute créature, le passé et l’avenir sont connus des saints prophètes qui ont annoncé aux hommes, par la volonté divine, les choses futures avant qu’elles arrivent. Il serait donc assez étonnant que ce que Dieu a voulu annoncer à l’avance, ne pût pas arriver à la connaissance des hommes, comme il paraîtrait par cette parole du Seigneur aux bienheureux apôtres : « Personne ne peut connaître les temps que le Père a mis en sa puissance. » D’abord dans les plus anciens exemplaires des Églises, il n’est pas dit : « Personne ne peut ; » mais il est dit : « Ce n’est pas à vous à connaître les temps ou les moments que le Père a mis en sa puissance. » L’explication de ceci s’achève dans les paroles qui suivent « Mais vous serez mes témoins à Jérusalem, et dans la Judée, et dans la Samarie, et jusqu’au bout de la terre[34]. » Notre-Seigneur ne voulait donc pas faire entendre que ses apôtres seraient les témoins de la fin du monde, mais les témoins de son nom et de sa résurrection.

3. Quant à la connaissance des temps, voici ce que le Seigneur nous dit lui-même : « Quel est le serviteur fidèle et prudent que le maître a établi sur les gens de sa maison pour leur distribuer la nourriture au temps marqué ? Bienheureux ce serviteur, si son maître arrive et le trouve agissant ainsi[35]. » La famille du Christ se nourrit de la prédication de sa parole, et celui-là sera trouvé serviteur fidèle, qui aura distribué la nourriture : nécessaire à ceux qui croient en Notre-Seigneur et qui l’attendent dans son temps. Le mauvais serviteur est repris en ces termes : « Si le mauvais serviteur dit : Mon maître tarde à venir, ce maître viendra à un jour qu’il ne sait pas et à une heure qu’il ignore[36]. » Et le reste. Notre-Seigneur reproche aussi de ne pas connaître le temps lorsqu’il dit : « Hypocrites, vous savez juger de l’aspect du ciel, pourquoi ne reconnaissez-vous pas ce temps[37] ? » Écoutons l’Apôtre : « Dans les derniers jours il viendra des temps périlleux[38]. » Et le reste. L’Apôtre dit encore : « Quant aux temps et aux moments, il n’est pas nécessaire que nous vous en écrivions, car vous savez bien vous-mêmes que le jour du Seigneur viendra comme un voleur de nuit. Lorsqu’ils diront : Nous sommes en paix et en sécurité, ils seront tout à coup surpris par un malheur imprévu, comme une femme grosse par les douleurs de l’enfantement, et n’y échapperont pas[39]. » L’Apôtre dit encore : « Ne vous souvenez-vous pas que je vous ai dit ces choses, lorsque j’étais avec vous. Et vous savez de qui le retient maintenant, afin qu’il paraisse en son temps, car le mystère d’iniquité se forme dès à présent ; seulement que celui qui tient présentement tienne jusqu’à ce qu’il soit enlevé ; et alors paraîtra cet impie que le Seigneur Jésus tuera par le souffle de sa bouche[40]. » Le Seigneur, dans l’Évangile, parle ainsi à l’ingrate Jérusalem : « Si du moins tu avais connu le temps où Dieu t’a visitée, peut-être serais-tu restée debout ; mais maintenant tout est caché à tes yeux[41]. » Et le Seigneur s’adressant aux Juifs, leur dit : « Faites pénitence, les temps sont accomplis, croyez à l’Évangile[42]. » C’était avec raison que le Sauveur disait aux Juifs que les temps étaient accomplis, puisque leurs temps, depuis sa prédication, n’ont duré que trente-cinq ou quarante ans. Nous lisons dans le prophète Daniel : « Et je vis que la bête fut tuée et que son corps fut livré pour être brûlé, et que la puissance des autres bêtes fut transportée ; et que la longueur de la vie leur fut donnée jusqu’à un temps et un temps[43]. » Le grec porte ici : Ἔως Κρὀνου καἰ καιροῦ. Nous lisons ensuite : « Et voici comme le Fils de l’homme venant sur les nuées du ciel[44] 4. Il faut aimer et attendre l’avènement du Seigneur ; car c’est un grand bonheur pour ceux qui aiment son avènement, selon ces paroles du bienheureux apôtre Paul : « Il ne lui reste qu’à attendre la couronne de justice qui m’est réservée, et que le Seigneur, qui est le juste juge, me donnera en ce jour ; et non-seulement à moi, mais encore à tous ceux qui aiment son avènement[45]. » Le Seigneur dit dans l’Évangile : « Alors les justes brilleront comme le soleil dans le royaume de leur Père[46]. » Et le Prophète : « Car voici que les ténèbres et la nuit couvriront la terre par-dessus les nations ; mais le Seigneur apparaîtra en vous, et sa majesté se verra sur vous[47]. » Et le même prophète : « Ceux qui attendent le Seigneur bondiront avec force ; ils s’élèveront sur des ailes comme l’aigle ; ils courront sans se lasser ; ils marcheront et n’auront pas faim[48]. » On trouve beaucoup d’autres passages concernant la béatitude de ceux qui aiment l’avènement du Seigneur.

5. Il est clair que personne ne peut supputer les temps, car l’Évangile a dit que nul ne sait ni le jour, ni l’heure. Pour moi, autant que me le permet la faiblesse de mon intelligence, je dis que personne ne sait ni le jour, ni le mois, ni l’année de l’avènement du Seigneur ; mais en voyant les signes de cet avènement et d’après ces témoignages avant-coureurs, je crois devoir l’attendre et nourrir les croyants de cette espérance, afin qu’ils aiment l’avènement de celui qui a dit : « Quand vous verrez toutes ces choses, sachez que le Fils de l’homme est proche, et qu’il est à la porte[49]. » Or, les signes évangéliques et prophétiques qui se sont montrés au milieu de nous, annoncent l’avènement du Seigneur. C’est en vain que ceux qui cherchent, ou ceux qui se moquent, s’occupent de calculer les jours et les années puisqu’il est écrit : « Si ces jours n’eussent été abrégés, nulle chair n’eût été sauvée ; mais ils seront abrégés à cause des élus[50]. » Il est certain qu’il n’y a pas de calcul possible pour un temps abrégé par le Seigneur qui a fait les temps ; mais il est certain aussi que son avènement est proche ; nous en reconnaissons quelques signes dans les événements accomplis au milieu de nous. « Lorsque ces choses commenceront d’arriver, dit le Seigneur, vous respirerez et vous lèverez la tête, parce que votre rédemption sera proche. » Ces signes qui seront vus, nous les trouvons clairement marqués dans l’Évangile de saint Luc : « et Jérusalem sera foulée aux pieds par les gentils jusqu’à ce que les temps des gentils soient accomplis. » Cela a été fait et il n’est douteux pour personne que cela se fasse encore. L’évangéliste ajoute : « Il y aura des signes dans le soleil, la lune et les étoiles, et, sur la terre, les peuples seront dans la tribulation. » Si nous ne voulions pas convenir que ces choses se rencontrent à l’époque où nous sommes, la grandeur de nos maux nous forcerait à l’avouer ; car, dans le même temps, des signes ont été vus dans le ciel[51], et les peuples sur la terre ont été vus dans la tribulation. L’évangéliste dit encore « que les hommes sécheront de frayeur, dans l’attente de ce qui doit arriver au monde[52]. » Est-il une patrie, est-il un lieu qui, de notre temps, n’ait connu le deuil ou la tribulation dans la « frayeur et l’attente de ce qui doit arriver à tout l’univers. » La plupart des signes, marqués dans l’Évangile, ont déjà paru.

6. On nous objectera le passage où il est dit « Cet Évangile sera prêché au monde entier, et alors viendra la fin[53]. » Mais d’abord le Seigneur a annoncé que les apôtres seraient les témoins de son nom et de sa résurrection à Jérusalem, dans la Judée, dans la Samarie et jusqu’au bout de la terre. N’est-ce pas ce qui s’est accompli ? écoutons l’Apôtre : « Mais je dis : est-ce qu’ils n’ont pas entendu[54] Leur bruit a retenti par toute la terre, et leurs paroles se sont fait entendre jusqu’aux extrémités de l’univers. » Et encore : « À cause de l’espérance qui vous est réservée et dont vous avez été instruits par la parole véritable de l’Évangile qui est arrivé au milieu de vous, de la même manière qu’il croit et fructifie dans le monde entier[55]. » La foi annoncée aux nations par les apôtres a rencontré beaucoup de persécuteurs, ce qui a retardé son établissement ; ainsi s’accomplissaient ces paroles de l’Évangile : « Avant toutes ces choses, ils mettront la main sur vous, ils vous persécuteront, ils vous traîneront dans les synagogues, et les prisons, et vous feront comparaître devant les rois et devant les gouverneurs à cause de mon nom[56]. » Ainsi s’accomplissait encore ce qui est écrit : « Vous serez vite rétablie par ceux qui vous ont détruite[57]. » La foi croissait peu à peu dans le monde par la persécution même ; mais à partir du moment où les empereurs ont commencé à être chrétiens par la volonté de Dieu, l’Évangile du Christ a rapidement pénétré partout.

7. La manière dont notre collègue, le saint frère Jérôme explique les semaines du bienheureux Daniel, toute conforme, du reste, au sentiment des docteurs des Églises, tient le lecteur en suspens. Car si ce très-savant prêtre notre collègue dit qu’il est dangereux de se prononcer sur les maîtres des Églises, et de préférer l’un à l’autre ; à combien plus forte raison un simple lecteur ne pourra-t-il pas faire ce qui fait hésiter un maître tel que lui ! Quant à nous, nous croyons à ces paroles du Seigneur : « Le ciel et la terre passeront, mais ni un seul iota ni un seul point de la loi ne passera, que tout ne s’accomplisse[58]. » Je m’étonne que le mystère des semaines de Daniel soit accompli à la naissance et à la passion du Christ, puisque le prophète l’annonce pour le milieu de la semaine : « Au milieu de la semaine, dit-il, mon sacrifice sera aboli, la prière cessera, on ne verra plus que mort et désolation, et l’abomination succédera au sacrifice[59]. » Si cette abomination est déjà arrivée, comment le Seigneur nous avertit-il en ces termes : « Quand donc vous verrez dans le lieu saint l’abomination de la désolation prédite par le prophète Daniel, que celui qui lit, entende[60] ? » Pour me rendre aux désirs de votre béatitude, je vous ai écrit mon sentiment. Daignez, en nous répondant par la parole de votre grâce, nous instruire pleinement et nous réjouir.
LETTRE CXCIX.
(Année 418.)

Saint Augustin, dans cette seconde réponse à Hésychius, traite à fond la question de la fin du monde d’après les témoignages des divines Écritures ; nous y trouvons les impressions et les terreurs contemporaines, mais nous y trouvons aussi la tranquille sérénité d’un grand esprit, la mesure et la réserve qui n’abandonnent jamais l’évêque d’Hippone. Il s’attache à prouver qu’on ne peut rien savoir sur l’époque de la fin des temps. Saint Augustin a mentionné cette lettre dans le XXe livre, chap. V, de la Cité de Dieu.


AUGUSTIN AU BIENHEUREUX SEIGNEUR HÉSYCHIUS, SON CHER ET VÉNÉRABLE FRÈRE ET COLLÈGUE DANS L’ÉPISCOPAT, SALUT DANS LE SEIGNEUR.


1. J’ai reçu la lettre où votre révérence exhorte vivement et salutairement à aimer et à désirer l’avènement de notre Sauveur. Vous le faites comme un bon serviteur du Père de famille très-occupé des intérêts du Maître, et voulant que beaucoup d’autres partagent l’amour persévérant dont vous êtes vous-même embrasé. Vous vous rappelez le passage de l’Apôtre où il est dit que le Seigneur lui accordera une couronne de justice, non-seulement à lui, mais à tous ceux qui aiment son avènement[61] ; encouragés par cette pensée, nous traversons ce monde comme des étrangers, à mesure que cet amour fait des progrès dans nos âmes : que la venue du Sauveur soit prochaine ou qu’elle doive tarder, notre fidélité s’attache à cette espérance, et nos vœux pieux aspirent à cette manifestation suprême. Le serviteur qui dit : « Mon maître tarde à venir, » et qui frappe ses compagnons, et qui mange et boit avec des gens perdus comme lui[62], n’aime pas la manifestation de son maître. Son cœur se fait voir par ses œuvres ; c’est pourquoi le bon Maître a eu soin, quoique brièvement, de nous marquer les vices de pareils serviteurs ; il nous les montre livrés à l’orgueil et à l’intempérance, pour nous avertir que ce n’est pas dans un mouvement d’affectueux désir que le mauvais serviteur disait : « Mon Maître tarde à venir. » Il ne soupirait pas après lui comme cet ami de Dieu qui disait : « Mon âme a soif du Dieu vivant : quand irai-je ? quand paraîtrai-je devant la face de Dieu[63] ? » En parlant ainsi, l’ami de Dieu exprimait une impatience pénible : le temps, tout rapide qu’il soit, paraissait bien long au gré de ses désirs. Comment pouvons-nous dire que le Sauveur tarde a venir ou que son avènement est éloigné, puisque les apôtres eux-mêmes, lorsqu’ils étaient encore sur la terre, disaient que « la dernière heure était venue[64] » Et pourtant ils avaient entendu dire au Seigneur : « Ce n’est point à vous à savoir les temps. » Les apôtres ne savaient donc pas ce que nous ne savons pas nous-mêmes, moi du moins et ceux qui l’ignorent comme moi. Jésus-Christ leur avait dit : « Ce n’est point à vous à savoir les temps, que le Père a mis en sa puissance ; » ce qui ne les empêchait pas d’aimer sa manifestation et de distribuer à leurs compagnons la nourriture qu’il fallait ; ils ne les battaient pas en exerçant sur eux une domination brutale, ils ne commettaient pas des excès avec ceux qui aiment le monde et ne disaient pas : « Mon maître tarde à venir. »

2. Autre chose est donc l’ignorance des temps, autre chose la corruption des mœurs et l’amour des vices. Lorsque l’apôtre Paul disait : « Ne vous troublez pas, ne vous effrayez pas d’une parole ou d’une lettre qu’on vous dirait venir de nous comme si le jour du Seigneur était proche[65] ; » lorsque l’Apôtre parlait ainsi, il ne voulait pas qu’on ajoutât foi à ceux qui répétaient que l’avènement du Seigneur était proche ; il ne voulait pas non plus qu’à l’exemple du mauvais serviteur, les chrétiens trouvassent que le Seigneur tardait à venir et qu’ils se livrassent à l’orgueil et aux excès. Tout en les mettant en garde contre de fausses rumeurs, l’Apôtre voulait que les fidèles fussent préparés à recevoir leur maître avec les reins ceints et les lampes allumées[66]. « Mais vous, mes frères, leur disait-il, vous n’êtes pas dans les ténèbres en sorte que ce jour puisse vous surprendre comme un voleur. Car vous êtes tous enfants de la lumière et enfants du jour ; nous ne sommes pas enfants de la nuit ni des ténèbres[67]. » Celui qui dit que son maître tarde à venir, celui qui bat ses compagnons et boit jusqu’à l’ivresse avec des gens perdus comme lui, n’est pas enfant de la lumière, mais il est l’enfant des ténèbres ; c’est pourquoi ce jour suprême le surprendra comme un voleur. Chacun doit craindre d’être ainsi surpris par le dernier jour de sa vie ; nous serons, au dernier jour du monde, comme nous aura trouvés le dernier de nos jours : tels nous aurons été en mourant, tels nous serons jugés à la fin des siècles. 3. Aussi lisons-nous dans l’évangile de saint Marc : « Veillez, parce que vous ne savez pas quand viendra le maître de la maison, si ce sera le soir ou au milieu de la nuit, ou au chant du coq, ou au matin : il ne faut pas qu’en arrivant tout à coup, il vous trouve endormis. Ce que je vous dis, je le dis à tous : veillez[68]. » Le Sauveur a dit à tous, n’est-ce pas à tous ses élus et bien-aimés qui appartiennent à son corps, à son Église ? Il n’a pas seulement parlé ainsi pour ceux qui avaient le bonheur de l’entendre, mais aussi pour ceux qui furent de ce monde après ses disciples et avant nous, et pour nous-mêmes et pour ceux qui viendront après nous jusqu’au dernier avènement. Est-ce que ce dernier jour du monde doit nous trouver tous dans cette vie ? Est-ce que c’est aussi aux morts que s’adressaient ces paroles : « Veillez, de peur que le Maître, arrivant tout à coup, ne vous trouve endormis ? » Pourquoi donc le Seigneur parle-t-il « à tous, » si ce n’est dans le sens que je viens d’indiquer ? Le dernier jour viendra pour chacun, quand viendra le jour où il sortira de la vie dans le même état où le trouvera le jugement dernier. Tout chrétien doit donc veiller afin que l’avènement du Seigneur ne le surprenne pas sans être préparé. Or, celui-là ne sera pas trouvé prêt au dernier jour du monde, qui n’aura pas été trouvé prêt au dernier jour de sa vie. Les apôtres savaient au moins, certainement, que le Seigneur ne viendrait pas pendant qu’ils seraient encore en ce monde ; et cependant, qui peut douter qu’ils se soient montrés vigilants et observateurs fidèles de la recommandation divine, de peur que le Maître, arrivant tout à coup, ne les surprît sans être préparés ?

4. Je ne sais pas encore bien comment il faut entendre ce que votre sainteté écrit au sujet de ces paroles du Seigneur à ses apôtres : « Ce n’est pas à vous à connaître le temps ni les moments que le Père a mis en sa puissance. » Il vous semble en découvrir l’explication dans les paroles suivantes : « Mais vous serez mes a témoins à Jérusalem, dans la Judée, dans la Samarie et jusqu’au bout de la terre[69]. » Vous dites : « Le Seigneur n’entendait pas que les apôtres fussent les témoins de la fin du monde, mais les témoins de son nom et de sa résurrection. » Cependant le Seigneur ne dit pas : Ce n’est pas à vous à annoncer les temps, mais il dit : « Ce n’est pas à vous à connaître les temps. » Si vous voulez comprendre ceci comme une défense faite aux apôtres d’enseigner la fin des temps, qui de nous oserait l’enseigner ? Qui de nous aurait la présomption de savoir ce que Dieu n’a point appris à ses disciples, qui l’interrogeaient face à face, de savoir ce que de si saints et de si grands docteurs n’ont pas pu annoncer à l’Église ?

5. Nous répondra-t-on qu’il ne l’a point enseigné aux apôtres, mais aux prophètes ? C’est ce que vous dites, et il est vrai que « les choses futures sont connues par les paroles des saints prophètes ; ils ont annoncé aux hommes par la volonté divine, dites-vous, les choses à venir avant qu’elles arrivent. » Mais si votre révérence s’étonne « que les hommes ne puissent pas connaître ce que Dieu a voulu prédire, » vous devez vous étonner bien davantage qu’il n’ait pas été permis aux apôtres de savoir et d’enseigner ce que les prophètes avaient annoncé aux hommes. Si nous-mêmes nous pouvons comprendre les paroles par lesquelles les prophètes ont marqué la fin des temps, comment les apôtres ne les auront-ils pas comprises ? Et si les apôtres ont compris cette révélation prophétique des temps qui devaient s’écouler avant la fin du monde, comment n’ont-ils pas enseigné ce qu’ils ont compris, lorsque leur explication a fait connaître les prophètes eux-mêmes qui leur ont appris ces choses dans leurs livres ? Les mêmes écrits des prophètes qui ont servi aux apôtres pour ce qu’ils ont su de la fin du monde et dont ils ont loué l’autorité, ont pu servir à d’autres pour l’apprendre. Pourquoi leur a-t-il été dit que ce n’était pas à eux à savoir les temps, ou, si vous aimez mieux, à enseigner les temps que Dieu a mis en sa puissance, puisque les apôtres les enseignaient en ce sens que les écrits où l’on s’en instruisait étaient connus par eux ? Il est donc à croire, non pas que Dieu n’a point voulu que l’on sache ce qu’il a annoncé à l’avance, mais qu’il n’a pas voulu annoncer à l’avance ce qu’il jugeait inutile de savoir.

6. Vous demandez pourquoi le Seigneur nous avertit de prendre garde aux temps, lorsqu’il dit : « Quel est le serviteur fidèle et prudent que le Maître a établi sur les gens de sa maison, pour qu’il leur distribue la nourriture au temps voulu ? » Et le reste. Mais le Seigneur ne tient pas ce langage pour que le bon serviteur connaisse la fin des temps ; c’est pour qu’en tout temps il veille en faisant le bien, parce qu’il ne sait pas la fin des temps. Il ne nous dit pas qu’il faut connaître mieux que les apôtres les temps que le Seigneur a mis en sa puissance ; mais il nous exhorte à imiter les apôtres dans la préparation de notre cœur, parce que nous ne savons pas quand viendra le Seigneur ; c’est ce que j’ai suffisamment montré plus haut. Il reproche aux juifs de ne pas connaître les temps : « Hypocrites, leur dit-il, qui jugez d’après l’aspect du ciel, etc[70]. » Ce temps, que le Sauveur reprochait aux juifs, d’ignorer, c’est le temps de son premier avènement qu’il est nécessaire de connaître pour croire en lui, quand on veut, attendre l’autre dans une pieuse vigilance, à quelque époque qu’il doive arriver. Car celui qui n’aura pas connu le premier avènement du Seigneur ne pourra pas se préparer au second par la foi et la vigilance, de peur d’être surpris comme par un voleur de nuit, soit que le Seigneur vienne plus tôt ou plus tard qu’on ne l’attend.

7. L’apôtre Paul dit aussi, comme vous le rappelez, qu’il viendra des temps dangereux aux derniers jours du monde[71]. Mais nous apprend-il pour cela quelque chose sur les temps que le Père a mis en sa puissance ? Et quelqu’un sait-il s’ils seront longs ou courts, ces temps que nous avouons devoir être les derniers ? Nous devons penser qu’il y a déjà longtemps qu’il a été dit : « Mes petits enfants, la dernière heure est venue [72]. »

8. Vous citez encore ces paroles de l’Apôtre : « Quant aux temps et aux moments, il n’est pas nécessaire que nous vous en écrivions, car vous savez assez que le jour du Seigneur viendra comme un voleur dans la nuit ; lorsqu’ils diront : La paix et la sécurité sont avec nous, ils seront surpris par le malheur comme une femme grosse par les douleurs de l’enfantement, et n’y échapperont pas[73]. » L’Apôtre ne dit point ici non plus quand cela doit arriver, mais comment cela arrivera ; il ne dit rien sur la durée du temps qui nous sépare du dernier jour ; seulement, quelle que soit cette durée, il nous fait entendre que ce malheur suprême viendra quand on se croira en paix et en sûreté. Ces paroles de l’Apôtre ne semblent pas permettre à notre temps d’espérer ou de craindre le dernier jour de l’univers ; car nous ne croyons pas que les amis eux-mêmes de ce monde, sur lesquels doit tout à coup tomber le malheur, se croient en paix et en sûreté.

9. L’Apôtre fait assez voir ce qu’il suffit de connaître lorsqu’il dit aux fidèles qu’il n’a pas besoin de leur écrire pour les temps et les moments, ou, comme portent d’autres exemplaires des saints Livres, qu’ils n’ont pas besoin qu’il leur écrive. Il n’ajoute pas qu’ils savent le temps qui reste, mais il dit : « Vous savez bien que l’heure du Seigneur viendra comme un voleur de nuit. » Voilà ce qu’il faut savoir, afin que ceux qui ne veulent pas être surpris par cette dernière heure comme par un voleur de nuit aient soin d’être des enfants de lumière et de veiller avec un cœur tout prêt. Si, pour échapper à ce danger, c’est-à-dire pour éviter que l’heure du Seigneur ne nous surprenne comme un voleur de nuit, il était besoin de connaître ce qui reste de temps, l’Apôtre ne dirait point qu’il n’a pas besoin de l’écrire ; mais, dans sa prévoyance, c’est précisément cela qu’il aurait jugé à propos d’enseigner. Mais il n’était pas non plus nécessaire que les fidèles le connussent, car il leur suffisait de savoir que l’heure du Seigneur viendrait comme un voleur pour ceux qui ne sont pas prêts et qui sont endormis : c’était un avertissement pour se préparer et pour veiller, à quelque heure que le Seigneur dût venir. Saint Paul est ainsi resté dans les limites qu’il ne devait pas dépasser, et, quoique apôtre, il s’est gardé d’enseigner aux autres ce que le Seigneur n’avait pas voulu révéler aux apôtres quand il leur avait dit : « Ce n’est pas à vous à savoir. »

10. Vous citez aussi ces paroles de saint Paul : « Ne vous souvenez-vous pas, que je vous ai dit ces choses lorsque j’étais encore auprès de vous ? Et vous savez bien ce qui le retient maintenant pour qu’il se révèle en son temps. Car le mystère d’iniquité se forme dès à présent ; seulement que celui qui tient présentement tienne jusqu’à ce qu’il soit enlevé. Et alors paraîtra cet impie que le Seigneur Jésus tuera par le souffle de sa bouche[74]. » Plût à Dieu que vous ne vous fussiez pas borné à citer ces paroles de l’Apôtre et que vous eussiez bien voulu les expliquer ! Elles sont obscures et mystiques ; il est évident cependant qu’elles ne marquent rien sur le temps précis qui doit s’écouler avant le second avènement du Sauveur. L’Apôtre dit : « Pour qu’il se révèle en son temps, » mais il ne dit pas quand cela doit venir. Il ajoute : « Le mystère d’iniquité se forme dès à présent. » Il y a différentes manières d’entendre ce mystère d’iniquité ; mais sa durée, c’est ce que nous ne savons pas. L’Apôtre ne nous l’apprend point, car il est un de ceux à qui il a été dit : « Ce n’est pas à vous à savoir les temps. » Il est vrai qu’il n’était pas encore au nombre des apôtres quand cette parole leur fut dite ; mais pourtant nous ne doutons pas qu’il appartienne à leur collège et société.

11. On lit ensuite : « Seulement que celui qui tient présentement tienne jusqu’à ce qu’il soit enlevé : et alors paraîtra cet impie que le Seigneur Jésus tuera par le souffle de sa bouche. » Ces paroles ont trait à l’apparition de l’antéchrist. Il semble plus clairement marqué quand il est dit de lui qu’il sera tué par le souffle de la bouche du Seigneur Jésus-Christ ; mais, pour ce qui est de l’époque de cette apparition, l’Apôtre n’en dit rien pas même obscurément. Chacun peut faire effort pour découvrir ou pour conjecturer quel est celui qui tient présentement ou ce qu’il tient et ce que signifie : jusqu’à ce qu’il soit enlevé mais il n’est pas dit combien de temps il tiendra ni après combien de temps il sera enlevé.

12. Vous nous dites aussi que le Seigneur, dans l’Évangile, blâme les juifs lorsqu’il adresse ces paroles à l’ingrate Jérusalem : « Si du moins tu avais connu le temps où Dieu t’a visitée ; peut-être resterais-tu debout. Mais maintenant tout est caché à tes yeux.[75] » Ces paroles regardent le premier avènement du Seigneur, et non pas le second dont il s’agit ici. C’est de ce second avènement et non point du premier que le Sauveur a voulu parler lorsqu’il a dit : « Ce n’est pas à vous à savoir les temps : » car les disciples interrogeaient le Seigneur sur l’avènement qu’ils espéraient et non pas sur celui qu’ils voyaient déjà. Si les juifs avaient connu ce premier avènement, « ils n’auraient jamais crucifié le Seigneur de gloire[76] ; » c’est pourquoi ils auraient pu subsister, au lieu d’être frappés de coups si terribles. Ces mots : « Faites pénitence, les temps sont accomplis, croyez à l’Évangile[77] ; » ces mots, d’après ce que vous dites vous-même, s’appliquaient aux juifs et à des temps qui devaient peu durer ; nous savons que ces temps sont passés, c’est-à-dire que nous savons la destruction de Jérusalem où était établi le royaume des juifs.

13. Aussi, votre révérence, vous dites que ceux qui comprennent l’Écriture savent ce que veut dire le prophète Daniel lorsqu’il parle de « la bête tuée, du règne des autres bêtes, » et, au milieu de ces choses, de la venue du Fils de l’homme sur les nuées du ciel. Mais si vous daignez nous expliquer comment ces choses appartiennent à la connaissance du temps qui doit s’écouler d’ici à l’avènement du Sauveur et comment on peut en connaître clairement la durée ; j’avouerai moi-même avec de grandes actions de grâces que ces paroles du Seigneur : « Ce n’est pas à vous à savoir les temps, » s’adressaient uniquement aux apôtres et non point à ceux qui devaient venir après eux et à qui la révélation de ce secret avait été réservée.

14. Il faut donc aimer et attendre l’avènement du Seigneur, comme vous nous y exhortez saintement. Vous parlez du grand bonheur promis à ceux qui aiment l’avènement de Jésus-Christ, et vous invoquez le témoignage de l’Apôtre, dont vous rapportez ainsi les paroles : « Il ne me reste qu’à attendre la couronne de justice qui m’est réservée et que le Seigneur, qui est le juste juge, me donnera en ce jour : et non-seulement à moi, mais encore à ceux qui aiment l’avènement du Seigneur[78]. » Car alors, comme vous le rappelez d’après l’Évangile, « les justes brilleront comme le soleil dans le royaume de leur Père[79] ; » et comme dit le Prophète : « Voilà que la nuit et les ténèbres couvriront la terre par-dessus les nations ; mais en vous apparaîtra le Seigneur, et sa majesté se verra sur vous[80] ; » alors aussi « Ceux qui attendent le Seigneur bondiront avec vigueur ; ils déploieront leurs ailes comme les aigles, ils courront et ne se lasseront pas, ils marcheront et n’auront pas faim. »

15. Voilà ce que vous nous dites pieusement et en toute vérité pour marquer le bonheur de ceux qui aiment l’avènement du Seigneur. Mais ceux à qui l’Apôtre disait de ne pas se troubler comme si le jour du Seigneur était proche aimaient aussi l’avènement du Seigneur ; en leur parlant de la sorte, le Docteur des nations ne voulait pas les séparer de cet amour, mais l’allumer au contraire plus fortement dans leurs âmes : il tenait à les mettre en garde contre ceux qui répétaient que le jour du Seigneur était proche, de peur que, ne voyant rien venir au temps annoncé, les fidèles ne crussent que de fausses promesses leur avaient été faites, et qu’ils ne désespérassent de la récompense de leur foi. Ce n’est donc pas aimer l’avènement du Seigneur que de dire qu’il est proche ou qu’il est éloigné ; mais on l’aime lorsqu’on l’attend, qu’il soit proche ou non, avec la sincérité de la foi, la fermeté de l’espérance, l’ardeur de l’amour. Car si on aime d’autant plus le Seigneur qu’on croit et qu’on prêche davantage que son avènement sera prochain, ceux qui disaient que ce jour était proche aimaient donc bien mieux Jésus-Christ que ceux auxquels l’Apôtre défendait de croire à de fausses rumeurs, ou que l’Apôtre lui-même qui n’y croyait pas.

16. Si je ne craignais d’être pour vous une fatigue, je vous demanderais de vouloir bien m’expliquer plus clairement ce que vous entendez quand vous dites que personne ne peut supputer les temps. Peut-être vous et moi pensons-nous ici de même, et c’est en vain que nous attendons l’un de l’autre un peu de lumière. Car vous ajoutez : « L’Évangile dit : Personne ne sait ni le jour ni l’heure[81] ; mais moi, autant que me le permet la faiblesse de mon intelligence, je dis qu’on ne peut savoir ni le mois ni l’heure de l’avènement du Sauveur. » Il semble que cela veuille dire qu’on ne peut pas savoir en quelle année viendra le Seigneur, mais qu’on peut savoir en quelle semaine ou quelle décade d’année, comme si on pouvait dire que ce sera dans sept ans ou dans dix ans. S’il n’est pas possible d’en marquer l’époque de si près, je demande si on peut dire au moins que l’avènement du Seigneur aura lieu dans tel espace de cinquante ou de cent ans, ou dans un plus grand ou plus court espace d’années, mais sans pouvoir fixer l’année précise. Si vous avez pu pénétrer aussi avant, vous avez fait un grand pas dans la connaissance du secret qui nous occupe : et je vous demande de vouloir bien me communiquer les preuves sur lesquelles vous vous appuyez : si au contraire vous ne pensez pas être parvenu à ce degré de lumière, nous sommes tous deux au même point.

17. Que les temps où nous sommes soient les derniers temps, nous le voyons, nous tous, hommes de foi ; nous le voyons d’après les signes que l’Évangile nous marque comme les avant-coureurs de l’avènement de Jésus-Christ. Mais si, après mille ans, le monde devait finir, nous pourrions dire encore que ce temps est le dernier, que ce jour est le dernier jour, parce qu’il est écrit : «. Mille ans devant vos yeux sont comme un jour[82], » et tout ce qui arriverait durant ces mille ans pourrait être considéré comme arrivé au dernier temps ou au dernier jour. Je dis encore une fois, ici, ce qu’il faut souvent répéter dans cette question, c’est qu’il y a déjà de longues années que le bienheureux Jean l’Évangéliste a dit : « La dernière heure est venue[83]. » Si nous avions été alors sur la terre et que nous eussions entendu cette parole de saint Jean, aurions-nous cru que tant d’années s’écouleraient encore et n’aurions-nous pas espéré voir le Seigneur du vivant même de saint Jean ? L’Apôtre ne disait pas : le dernier temps est venu, ou la dernière année, ou le dernier mois, ou le dernier jour, mais il disait : « La dernière heure est venue. » Combien cette heure est longue ! Pourtant l’apôtre Jean n’a pas menti : il faut comprendre que le mot heure signifie dans sa bouche le temps. Quelques-uns croient que ce jour de saint Jean comprend six mille ans : en le divisant en douze heures, la dernière heure ; serait de cinq cents ans. C’est donc dans cet espace d’années que se serait trouvé saint Jean, selon ces commentateurs, lorsqu’il disait : « La dernière heure est venue. »

18. Mais autre chose est de savoir, autre chose est de conjecturer. Si six mille ans sont comptés pour un jour, pourquoi ne les diviserions-nous pas en vingt-quatre heures au lieu de douze ? La dernière heure, au lieu d’être de cinq cents ans, serait de deux cent cinquante ans. Car, ce qu’on appelle un jour ce n’est pas la durée depuis le lever jusqu’au coucher du soleil, mais c’est l’espace compris entre un lever et l’autre : ce qui nous donne pour la totalité d’un jour vingt-quatre heures. La dernière heure dont parlait saint Jean serait donc passée depuis soixante et dix ans au moins, et pourtant la fin du monde n’est pas encore venue. Ajoutez à cela que, d’après l’étude attentive de l’histoire ecclésiastique, l’apôtre Jean est mort longtemps avant que cinq mille cinq cents ans se fussent écoulés depuis le commencement du genre humain ; ce n’était donc pas encore là dernière heure, si, les six mille ans se partageant en douze heures, il faut cinq cents ans pour une heure. Mais si, d’après les Écritures, nous considérons mille ans comme un jour, il y a bien plus longtemps que la dernière heure de ce long jour est passée ; je ne dis pas en divisant cet espace en vingt-quatre parties qui nous donneraient un peu plus de quarante ans, mais en le divisant seulement en douze parties, qui ferait le double d’années. Il est donc mieux de croire que l’apôtre Jean s’est servi du mot heure pour signifier le temps. Combien cette heure durera-t-elle ? nous l’ignorons, parce que ce n’est pas à nous à savoir les temps que le Père a mis en sa puissance. Nous l’ignorons, quoique nous sachions que cette heure est la dernière, et beaucoup mieux que ceux qui ont été avant nous et qui déjà disaient que la dernière heure était venue.

19. Ce qui, selon votre révérence, empêcherait qu’on ne pût supputer les temps avec exactitude ni déterminer en quelle année doit avoir lieu la fin du monde, c’est que, d’après les promesses divines, ces jours seront abrégés. Je ne comprends pas cette raison-là. Si Dieu les abrège de façon à réduire un grand nombre à un très-petit nombre de jours, je me demande comment il est vrai qu’ils auraient dû être nombreux si le Seigneur ne les eût abrégés. Vous pensez que les semaines du saint prophète Daniel ne concernent pas le premier avènement du Seigneur, contrairement à l’opinion la plus accréditée, mais qu’elles concernent plutôt un second avènement. Se peut-il qu’elles soient abrégées de façon qu’il y ait une semaine de moins, et que ce changement fasse mentir la prophétie ? Elle a mis tant de soin à compter leur nombre, qu’elle parle de quelque chose comme devant s’accomplir au milieu d’une semaine. Je serais étonné que la prophétie de Daniel se trouvât détruite par la prophétie du Christ. Ensuite, comment croire que Daniel ou plutôt que l’ange qui l’inspirait ait ignoré que le Seigneur doit abréger les jours et qu’il se soit trompé dans ce qu’il a dit ? ou comment croire qu’il l’ait su et qu’il ait menti à celui pour lequel il parlait ? Si une telle supposition est absurde, pourquoi ne croirions-nous pas plutôt que le nombre des semaines prophétisées par Daniel correspond à l’abréviation même de ces derniers jours : si toutefois ce nombre d’années se rapporte au second avènement du Seigneur, et je ne sais pas comment il serait possible de le montrer ?

20. Si les semaines de Daniel prophétisent le second avènement du Seigneur, on peut dire avec beaucoup plus de certitude et de sûreté qu’il aura lieu dans soixante et dix ans, ou, tout au plus, dans cent ans. Car il y a quatre cent quatre-vingt-dix ans dans les soixante et dix semaines ; nous comptons à présent à peu près quatre cent vingt ans depuis la naissance du Seigneur, et environ trois cent quatre-vingt-dix depuis sa résurrection ou son ascension. Si donc on compte depuis la naissance du Sauveur, il ne reste plus que soixante et dix ans, si on compte depuis sa mort, il reste environ cent ans : dans cet espace de temps toutes les semaines de Daniel seront accomplies, si elles regardent le dernier avènement de Jésus-Christ. Celui donc qui dit : ce sera dans tant d’années, dit faux si cela arrive plus tard ; mais parce que les jours seront abrégés, cela pourra arriver plus tôt. C’est pourquoi, quelle que soit l’abréviation de ces derniers temps, il sera toujours vrai de dire que le Seigneur viendra à cette époque. Cette abréviation ne peut déranger en rien les calculs de celui qui dit que ce second avènement aura lieu dans ce nombre d’années ; elle lui vient en aide au contraire, parce que plus les jours seront réduits en petit nombre, puis il sera vrai que le Seigneur viendra dans cet espace de temps et non au-delà, quoique celui qui suppute ne puisse marquer l’année précise du second avènement.

21. Toute la question est donc de savoir si les semaines de Daniel ont été accomplies au premier avènement du Seigneur, ou si elles ont prophétisé la fin du monde, ou si elles concernent les deux avènements. Cette dernière opinion n’a pas manqué de gens pour la soutenir ; selon eux, les semaines de Daniel ont reçu un premier accomplissement à la naissance du Sauveur, et recevront, à la fin du monde, leur accomplissement suprême. Il est certain que si on ne les entend pas de la naissance de Jésus-Christ, il faut qu’on les entende de la fin des temps, car cette prophétie ne peut pas être fausse. Si on l’applique au premier avènement, rien n’oblige de l’appliquer à la fin du monde. Cela, fût-il vrai, demeure pour nous incertain ; il ne faut ni nier ni présumer que cela doive être. Reste à prouver, si on veut, que cette prophétie regarde la fin du monde, reste à prouver, si on le peut, qu’elle n’a pas trouvé son accomplissement dans le premier avènement du Seigneur, contrairement au sentiment de tant de commentateurs des divins Livres qui le démontrent, non-seulement par le calcul des temps, mais encore par les événements mêmes, surtout en ce qui est écrit : « Et le Saint des saints recevra l’onction[84], » et à cause de ces paroles de la même prophétie dans le texte hébreu : « Le Christ sera mis à mort et il ne sera plus rien pour son peuple[85], » ou pour la cité qui était la sienne : tant il se trouvera séparé des juifs qui, n’ayant pas cru en lui comme Sauveur et Rédempteur, ont pu le tuer ! Le Christ ne sera ni consacré ni mis à mort à la fin des siècles, et l’on ne doit pas attendre alors l’accomplissement de cette prophétie de Daniel comme si on ne croyait pas qu’elle fût encore accomplie.

22. Quant aux signes marqués par l’Évangile et les prophètes, nous les voyons maintenant, et nous devons espérer comme prochain l’avènement du Seigneur : nul ne peut le nier. Cet avènement se rapproche chaque jour davantage. Mais quand le Seigneur viendra-t-il ? lui-même nous a dit : « Ce n’est pas à vous à le connaître. » Voyez quand l’Apôtre a dit « Maintenant notre salut est plus proche que lorsque nous avons commencé à croire. La nuit est avancée, le jour approche[86] : » et que d’années ont passé depuis lors ! et pourtant ce qu’a dit l’Apôtre n’est pas faux. À présent on a d’autant plus raison de penser que l’avènement du Seigneur est prochain, que le temps écoulé nous a plus rapproché de la fin du monde. « L’Esprit dit ouvertement que, dans les derniers temps, quelques-uns abandonneront la foi[87]. » Ainsi parle saint Paul ; on n’en était pas encore aux temps des hérétiques et de leurs pareils qu’il peint dans le même discours ; ces temps sont aujourd’hui venus, et à cause de cela il semble que, dans les derniers jours, les ennemis de la foi nous avertissent eux-mêmes de la fin du siècle. L’Apôtre dit ailleurs : « Sachez que dans les derniers jours il viendra des temps rigoureux ; » ou comme portent d’autres exemplaires, « des temps périlleux ; » saint Paul explique quels seront ces temps : « Il y aura des hommes épris d’eux-mêmes, avares, fiers, superbes, blasphémateurs, désobéissants à leurs pères et à leurs mères, ingrats, impies, sans foi, sans charité, calomniateurs, incontinents, cruels, sans bonté, traîtres, insolents, aveuglés, plus attachés aux voluptés qu’à Dieu, ayant l’apparente, de la piété, mais reniant son véritable esprit[88]. » N’y a-t-il pas eu de ces hommes-là dans tous les temps ? il y en avait aussi du temps de l’Apôtre, puisqu’il ajoute : « Évite aussi ceux-là. Car il y en a parmi eux qui pénètrent dans les maisons. » Saint Paul ne dit pas qu’ils pénétreront dans les maisons comme lorsqu’il a précédemment annoncé qu’il viendra des temps périlleux mais il dit : « Ils pénètrent dans les maisons et traînent des femmelettes comme leurs captives[89]. » Il ne dit pas : ils traîneront ou ils doivent traîner, mais dès ce moment, « ils traînent. »

23. L’Apôtre ne prend pas ici le présent pour le futur, puisqu’il engage ceux à qui il s’adresse d’éviter ces gens-là. Toutefois, ce n’est pas en vain qu’il annonce que « dans les derniers jours il viendra des temps périlleux ; » ce n’est pas en vain qu’en signalant les dangers futurs il annonce la venue de tels hommes ; car ils seront d’autant plus nombreux et abonderont d’autant plus que la fin sera plus prochaine. Nous les voyons pulluler maintenant, mais qui sait s’ils ne seront pas plus nombreux après nous, et infiniment plus nombreux encore lorsqu’on sera tout à fait aux approches de cette fin du monde dont nous ignorons le moment précis ? On a parlé des derniers jours, aux premiers jours même des apôtres, quand le Seigneur venait de monter au ciel, lorsqu’il envoya le Saint-Esprit qu’il avait promis et que les apôtres parlaient des langues qu’ils n’avaient point apprises, au grand étonnement de ceux qui les entendaient et dont quelques-uns les admiraient, tandis que d’autres se moquaient d’eux, disant qu’ils étaient pleins de vin nouveau[90]. L’apôtre Pierre s’adressant ce même jour aux gens qui se montraient diversement émus de ces prodiges, leur disait : « Ceux-ci ne sont pas ivres, comme vous vous l’imaginez, puisqu’il n’est que la troisième heure du jour. Mais voyez, c’est ce qui a été dit par le Prophète : Il arrivera dans les derniers jours, dit, le Seigneur, que je répandrai de mon Esprit sur toute chair[91]. »

24. Déjà alors on était donc aux derniers jours ; combien plus nous y sommes à présent, quand même il devrait y avoir encore, d’ici à la fin du monde, autant de temps ou même plus qu’il s’en est écoulé depuis l’ascension du Seigneur ! Cette fin du monde, nous ne la savons pas, parce que ce n’est pas à nous à savoir les temps ou les moments que le Père a mis en sa puissance ; mais nous savons que nous vivons comme les apôtres, dans les derniers temps, dans les derniers jours, dans la dernière heure. Ceux qui ont vécu après les apôtres et avant nous se trouvaient davantage dans ce qu’on appelle les derniers temps, et nous-mêmes nous y sommes plus encore ; ceux qui viendront après nous y seront beaucoup plus, jusqu’à ce qu’on arrive à ceux qui seront, si on peut ainsi dire, les derniers des derniers, et enfin jusqu’à ce jour, tout à fait le dernier, dont le Seigneur veut parler, quand il dit : « Et je le ressusciterai au dernier jour[92]. » Quelle distance nous sépare de ce jour-là ? c’est un secret impénétrable.

25. Les signes prédits dans l’Évangile, comme votre sainteté le rappelle, sont les mêmes selon saint Luc[93], saint Matthieu[94] et saint Marc[95]. Ces trois évangélistes rapportent ce que le Seigneur répondit à ses disciples, qui lui demandaient quand s’accompliraient ses prédictions sur la destruction du temple, et quel serait le signe de son avènement et de la consommation des siècles. Ils ne sont pas en désaccord quant aux choses, quoique l’un dise ce que l’autre passe sous silence, ou qu’il le raconte d’une autre manière ; au contraire, quand on les rapproche, ils se prêtent un mutuel appui, au grand avantage de celui qui lit. Mais en ce moment ce serait trop long de tout discuter. Le Seigneur répondant aux questions de ses disciples, leur fit connaître ce qui devait arriver depuis cette époque, soit sur la ruine de Jérusalem, qui avait été l’occasion de leur interrogation, soit sur son avènement dans son Église où il vient et où il ne cessera de venir jusqu’à la fin ; car on reconnaît qu’il y vient à mesure que de nouveaux membres lui naissent chaque jour : c’est de cet avènement que le Seigneur a dit : « Vous verrez alors le Fils de l’homme venant sur les et nuées[96] ; » et ces nuées sont celles dont le Prophète a dit : « J’ordonnerai à mes nuées de ne plus répandre leur pluie sur elle[97] ; » soit sur la fin du monde, quand il apparaîtra pour juger les vivants et les morts.

26. Il fait donc connaître les signes qui se rapportent à ces trois choses : la ruine de Jérusalem, l’avènement du Seigneur dans son corps qui est l’Église, et son avènement comme chef de l’Église. Mais il faut soigneusement distinguer à laquelle de ces trois choses se rapportent ces signes particuliers, pour n’entendre pas de la fin du monde ce qui regarde la destruction de Jérusalem, ni de la destruction de Jérusalem ce qui regarde la fin du monde enfin pour ne pas confondre l’avènement du Seigneur, dans son corps qui est l’Église, avec son dernier avènement comme chef de l’Église. Parmi tous ces signes, il en est quelques-uns de clairs, d’autres sont si obscurs qu’il est difficile de s’y reconnaître, et téméraire de se prononcer tant qu’on ne les a pas compris.

27. Voici évidemment qui concerne la ville : « Quand vous verrez Jérusalem environnée d’une armée, sachez que la désolation est proche[98]. » Et voici qui appartient bien clairement au dernier avènement du Seigneur « Quand vous verrez approcher ces choses, sachez que le royaume de Dieu est proche[99]. » On ne sait pas si on doit rapporter à la ruine de Jérusalem ou à la fin du monde les paroles suivantes : « Malheur aux femmes qui seront enceintes et à celles qui allaiteront en ces jours-là ! Priez pour que ces choses n’arrivent point en hiver ni un jour de Sabbat. Car il y aura alors une grande tribulation comme il n’y en a pas eu depuis le commencement du monde et comme il n’y en aura pas[100]. » Car voici ce qu’on lit dans saint Marc : « Malheur aux femmes enceintes et à celles qui allaiteront en ces jours-là ! Priez pour que ces choses n’arrivent pas en hiver. Car ce seront des jours de tribulation comme il n’y en a pas eu depuis le commencement de la création jusque maintenant, et comme il n’y en aura pas. Et si le Seigneur n’avait abrégé ces jours, personne n’eût été sauvé ; mais par ces élus qu’il a choisis il a abrégé ces jours. » Saint Matthieu ne s’exprime pas autrement. Saint Luc parle de manière à faire entendre que cela regarde la ruine de Jérusalem, car voici ce qu’il dit : « Malheur aux femmes enceintes et à celles qui allaiteront en ces jours-là ! Car cette terre sera accablée de maux, et la colère tombera sur ce peuple. Et ils tomberont sous le tranchant du glaive, et ils seront emmenés captifs dans tous les pays. Et Jérusalem sera foulée par les gentils, jusqu’à ce que les temps des nations soient accomplis[101]. »

28. Avant d’en venir là, saint Matthieu écrit ceci : « Quand donc vous verrez dans le lieu saint l’abomination de la désolation, prédite par le prophète Daniel, que celui qui lit entende ; alors, que ceux qui sont dans la Judée s’enfuient dans les montagnes ; que celui qui sera sur le toit ne descende pas pour emporter quelque chose de sa maison ; que celui qui sera dans les champs ne retourne point pour prendre son vêtement. Malheur aux femmes qui seront enceintes et à celles qui allaiteront en ces jours-là !, etc.[102] » Et saint Marc écrit : « Mais quand vous verrez l’abomination de la désolation être où elle ne doit pas être, qui lit, entende ; alors, que ceux qui sont en Judée s’enfuient dans les montagnes ; et que celui qui sera sur le toit ne descende pas dans sa maison et n’y entre pas pour rien emporter ; et que celui qui sera dans les champs ne retourne pas en arrière pour emporter son vêtement. Malheur aux femmes enceintes et à celles qui allaiteront en ces jours-là[103] ! » et le reste. Saint Luc, pour montrer que l’abomination de la désolation prédite par le prophète Daniel est arrivée avec la ruine de Jérusalem, cite dans le même passage ces paroles du Seigneur : « Quand vous verrez Jérusalem environnée d’une armée, sachez que sa désolation est proche. » C’est donc ici que se place l’abomination de la désolation dont parlent les deux autres évangélistes. Ensuite saint Luc continue comme eux : « Alors que ceux qui sont dans la Judée s’enfuient dans les montagnes. » Les deux autres avaient dit : « Que celui qui sera sur le toit ne descende pas dans sa maison et n’y entre pas pour emporter quelque chose ; » saint Luc dit : « Que ceux qui seront dans la ville s’en aillent : » par là il nous fait voir que les paroles des autres évangélistes ne sont que des conseils pour une fuite précipitée. Les deux autres évangélistes avaient dit : « Que celui qui sera dans le champ ne retourne pas en arrière pour emporter son vêtement ; » saint Luc dit plus clairement : « Que ceux qui seront dans les champs ne rentrent pas dans la ville, parce que ce sont des jours de vengeance, afin que tout ce qui est écrit s’accomplisse[104]. » Puis, le même évangéliste, continuant son récit, dit comme les deux autres : « Malheur aux femmes qui seront enceintes ou qui allaiteront en ces jours-là ? » et le reste du même passage que j’ai déjà rappelé. Il est donc évident qu’en cet endroit les trois évangélistes ne veulent parler que d’une même chose.

29. Saint Luc éclaircit donc ce qui pouvait rester incertain ; il montre qu’à la ruine de Jérusalem et non à la fin du monde se rapporte ce qui est dit de l’abomination de la désolation et de l’abréviation des jours en faveur des élus : car, quoiqu’il n’ait rien dit de ces deux choses, il parle plus clairement que les autres évangélistes de la ruine de la ville, ce qui prouve que le reste s’y rapporte aussi. En effet, nous ne pouvons pas mettre en doute que, quand Jérusalem a été détruite, il n’y ait eu dans le peuple juif des élus de Dieu qui croyaient ou devaient croire, et qui avaient été élus avant même que le monde fût créé c’est pour eux que ces jours devaient être abrégés, afin que les maux leur devinssent supportables. Quelques interprètes me paraissent avoir raison quand ils croient que les maux sont désignés ici sous le nom de jours, comme on dit « les jours mauvais » en d’autres endroits des divines Écritures[105] : ce ne sont pas les jours eux-mêmes qui sont mauvais, ce sont les choses qui arrivent. Il est dit que ces maux ont été abrégés afin que, grâce à la patience que Dieu leur donne, les élus en sentent moins le poids, et que des maux si grands deviennent courts.

30. Mais soit qu’il faille entendre de cette façon l’abréviation des jours, soit que Dieu les réduise à un petit nombre, soit qu’ils se trouvent abrégés par un cours plus rapide du soleil (et il ne manque pas de gens qui pensent que ces jours seront plus courts dans ce dernier sens, de la même manière que le jour fut plus long à la prière de Josué[106]) ; toujours est-il que l’évangéliste saint Luc rapporte à la ruine de Jérusalem cette abréviation des jours et l’abomination de la désolation. Il n’a pas parlé de ces deux choses ; c’est saint Matthieu et saint Marc qui en ont parlé ; mais ce que saint Luc dit avec eux de la destruction de Jérusalem éclaircit ce qu’il y a d’obscur dans le récit des deux autres évangélistes. Josèphe, qui a écrit l’histoire des Juifs, parle de si grands malheurs arrivés à ce peuple qu’à peine paraissent-ils croyables ; ce n’est donc pas sans raison qu’il a été dit qu’il n’y a pas eu depuis le commencement du monde et qu’il n’y aura pas une pareille tribulation. Dût-il en arriver une aussi grande ou plus grande peut-être au temps de l’antéchrist, il faudrait appliquer à ce peuple ce qui a été dit, qu’il ne pourra plus lui arriver rien de semblable ; si ce sont surtout les juifs qui doivent recevoir l’antéchrist, c’est ce peuple lui-même qui causera la tribulation au lieu de la souffrir.

31. Il n’y a donc pas de raison pour croire que les semaines du prophète Daniel soient dérangées par l’abréviation des jours, ou qu’elles n’aient pas été déjà accomplies au temps du Sauveur, mais qu’elles doivent l’être à la fin des siècles. Elles ne l’ont pas été avant la passion du Seigneur. Vous réfutez ceux qui le croient quand vous dites : « Si cette abomination est déjà arrivée, pourquoi le Seigneur dit-il : Quand vous verrez dans le lieu saint l’abomination de la désolation prédite par le prophète Daniel, que celui qui lit, entende[107] ? » Ce raisonnement de votre béatitude est une réponse à ceux qui disent que l’abomination de la désolation avait eu lieu quand le Seigneur parlait ainsi, et qu’elle avait eu lieu avant sa passion et sa résurrection. C’est à ceux qui pensent que l’abomination de la désolation arrivera à la fin des temps, qu’il appartient de répondre à ceux qui disent, d’après le témoignage très-clair de l’évangéliste saint Luc, qu’elle est arrivée à l’époque de la destruction de Jérusalem : et toutefois ces mots : l’abomination de la désolation, ont quelque chose d’obscur qui ne permet pas que chacun l’entende de la même manière.

32. On peut donner plus convenablement un sens spirituel à ce passage : « Que celui qui sera sur le toit ne descende pas pour emporter quelque chose de sa maison ; et que celui qui sera dans les champs ne revienne point pour emporter sa tunique ; » cela peut vouloir dire que, dans toutes les tribulations, il faut prendre garde de descendre des hauteurs spirituelles à la vie charnelle et de revenir en arrière lorsque déjà on commençait à avancer. Si cette vigilance est nécessaire dans toute tribulation, combien elle a dû l’être au milieu des calamités de Jérusalem, qui n’ont pas eu et n’auront jamais leurs pareilles ! Et si cela a été vrai pour la tribulation d’une cité, combien cela sera plus vrai encore pour la dernière tribulation de toute la terre, c’est-à-dire de l’Église répandue dans tout l’univers ! Saint Luc lui-même, non pas lorsque les disciples interrogent le Seigneur sur son avènement, comme le font saint Matthieu et saint Marc, mais dans un autre endroit où les pharisiens lui demandent quand viendra le royaume de Dieu, rapporte ces paroles du Sauveur : « À cette heure-là, que celui qui sera sur le toit et qui aura ses meubles dans la maison, ne descende point pour les emporter ; et que celui qui sera dans les champs, ne revienne point sur ses pas[108]. »

33. Mais il s’agit maintenant des semaines de Daniel pour le calcul des temps ; si elles n’ont pas été accomplies à l’époque du premier avènement du Seigneur, et si elles doivent l’être à la fin des siècles, qui croira que les apôtres l’aient ignoré ou qu’ils l’aient su et qu’il ne leur ait pas été permis de nous le dire ? Cependant, si cela était, il y aurait pour les nations avantage d’ignorer ce que le Seigneur n’a pas voulu leur faire enseigner par ceux qu’il a chargés d’être leurs docteurs. Mais si les semaines ont été déjà accomplies, parce que le Saint des saints a reçu l’onction, parce que le Christ a été mis à mort et qu’il n’est plus rien pour la cité qui était la sienne, parce que le sacrifice a cessé dans le temple de Jérusalem et que l’onction a été abolie, c’est avec raison qu’il a été répondu aux apôtres : « Ce n’est pas à vous à savoir les temps que le Père a mis en sa puissance ; » car les temps qu’ils auraient pu connaître par la prophétie de Daniel ne concernaient pas la fin du monde sur laquelle ils questionnaient le Sauveur.

34. Voyons-nous dans le ciel et sur la terre des signes plus frappants que nos devanciers ? N’en trouve-t-on pas dans l’histoire des gentils de si prodigieux qu’il en est même qu’on se refuse à croire ? Et, pour ne pas citer beaucoup d’autres choses extraordinaires qu’il serait trop long de rappeler, quand donc avons-nous vu deux soleils, comme des témoins oculaires l’ont raconté, avant l’incarnation du Seigneur ? Quand avons-nous vu le soleil obscurci, comme il le fut, lorsque Celui qui est la lumière du monde était attaché sur une croix ? à moins que nous ne comptions au nombre des prodiges célestes les éclipses de soleil et de lune que les astronomes ont coutume d’annoncer à l’avance. Les éclipses de la lune sont fréquentes lorsqu’elle est dans son plein, les éclipses du soleil sont plus rares, mais il en arrive aux fins de lune ; l’éclipse du soleil, au crucifiement du Christ, fut tout autre chose ; c’était véritablement un prodige. On célébrait la pâque des juifs, ce qui n’arrivait qu’à la pleine lune ; or il est certain, d’après les calculs des astronomes, que le soleil ne peut pas s’éclipser quand la lune est pleine mais seulement quand elle est à sa fin ; cela ne veut pas dire qu’il y ait éclipse de soleil à chaque fin de lune, mais qu’il n’y en a jamais sans cela. Depuis que le Seigneur a prédit les signes du dernier jour du monde, qui donc se souvient qu’il y ait jamais eu dans le ciel quelque chose de semblable à ce qui s’est passé au moment où il est mort ? Si donc de tels signes doivent se montrer dans le ciel, on les verra aux approches de la fin des temps, en admettant qu’on ne puisse pas leur donner un sens spirituel.

35. Et pour ce qui est des guerres, quand donc la terre n’en a-t-elle pas souffert en des temps et en des lieux différents ? Sous l’empereur Gallien, pour ne pas remonter à de plus anciens souvenirs, lorsque, de toutes parts, les Barbares inondaient les provinces romaines, combien de nos frères, qui vivaient alors, ont pu croire à la fin prochaine du monde, car c’était longtemps après l’ascension du Seigneur ! C’est pourquoi nous ignorons ce que seront les guerres marquées comme un des signes de la fin des temps, si toutefois on ne doit pas les entendre des guerres contre l’Église. Car il y a deux nations et deux royaumes le royaume du Christ et le royaume du démon. C’est d’eux qu’il a pu être dit : « Une nation se lèvera contre une nation, et un royaume contre un royaume[109] ; » ce qui n’a pas cessé depuis qu’il a été dit : « Faites pénitence, car le royaume des cieux est proche[110]. » Voyez combien d’années ont passé depuis que ces paroles ont été prononcées ; et cependant elles sont vraies. Le Seigneur est né d’une vierge dans les derniers jours : cette heure ne serait point appelée la dernière si le royaume des cieux n’était pas proche ; et c’est durant cette heure que s’accomplissent les choses que le Seigneur a prédites pour son dernier avènement. Cette durée que sera-t-elle ? S’il a été dit aux apôtres que ce n’était pas à eux à le savoir, à plus forte raison tout homme comme moi doit reconnaître sa mesure et « ne pas être sage plus qu’il ne faut[111]. »

36. « La grandeur de nos maux, dites-vous, nous force d’avouer que nous touchons à la fin, puisque nous voyons s’accomplir ce qui a été prédit : Les hommes sécheront de frayeur, dans l’attente de ce qui doit arriver à tout l’univers. Il est certain, ajoutez-vous, qu’il n’y a pas de patrie, pas de lieu qui, de notre temps, n’ait connu le deuil et la tribulation annoncés dans ces paroles. Les hommes sécheront de frayeur dans l’attente de ce qui doit arriver à tout l’univers. » Mais si les maux que le genre humain souffre maintenant sont des marques certaines de la venue prochaine du Seigneur, pourquoi l’Apôtre dit-il que le Seigneur viendra quand les hommes se croiront en paix et sûreté[112] ? Après que l’Évangile a dit que les hommes sécheront de frayeur dans l’attente de ce qui doit arriver, il ajoute aussitôt : « Car les vertus des cieux seront ébranlées ; et alors on verra le Fils de l’homme venant sur une nuée avec une grande puissance et une grande majesté. »

37. Ne serait-ce pas mieux comprendre cette prédiction que de croire qu’elle ne s’accomplit pas à présent, mais qu’elle s’accomplira quand le monde entier sera dans la tribulation : cette tribulation s’appliquerait à l’Église éprouvée sur toute la terre et non point à ceux qui deviendront ses persécuteurs. Ceux-ci se croiront en paix et en sûreté, de façon que la mort tombera tout à coup sur eux et que l’arrivée du Seigneur les surprendra comme un voleur de nuit ; mais au contraire ceux qui aiment la manifestation de Jésus-Christ se réjouiront et tressailliront. Mais maintenant nous voyons que ces maux qu’on croit être les derniers sont communs aux deux nations, aux deux royaumes, à celui du Christ et à celui du démon ; ces maux atteignent également les bons et les méchants ; il n’y a personne qui dise : « Paix et sécurité, » partout où tombent ces malheurs, partout où l’on craint qu’ils n’arrivent. Et cependant au milieu de ces catastrophes les festins somptueux ne manquent pas, on s’adonne à l’ivrognerie, on est avare ; les chansons lascives se font entendre ; les orgues, les flûtes, les lyres, les guitares, les luths retentissent ; le bruit de tous les genres d’instruments et de toutes sortes de jeux frappe l’oreille : est-ce là sécher de frayeur ? N’est-ce pas là au contraire une voluptueuse vie ? Mais les enfants des ténèbres se plongeront bien plus encore dans ces sortes de plaisirs lorsqu’ils diront : « La paix et la sécurité sont avec nous. »

38. Que font eux-mêmes les enfants de la lumière et les enfants du jour que la fin du monde ne doit pas surprendre comme un voleur de nuit ? Ne continuent-ils pas à user de ce monde quoique ce soit comme n’en usant point ? Il y a bien longtemps qu’il a été dit : « Le temps est court[113] ; » et ils ne cessent de penser à cette parole des apôtres avec une pieuse sollicitude. Le plus grand nombre d’entre eux pourtant ne laisse pas de planter et de bâtir, d’acheter, de posséder, de remplir des fonctions, de se marier. Je parle de ceux qui, tout en attendant que leur Maître revienne des noces[114], ne se privent pas cependant des noces de ce monde, mais dont la charité obéissante n’oublie pas les prescriptions de l’Apôtre sur la manière dont les femmes doivent vivre avec leurs maris, les maris avec leurs femmes, les enfants avec leurs parents, les parents avec leurs enfants, les serviteurs avec leurs maîtres, les maîtres avec leurs serviteurs : en toutes ces choses n’usent-ils pas encore de ce monde ? Ils labourent, ils naviguent, ils achètent, ils sont pères de famille, ils combattent, ils gouvernent. Je ne crois pas que telle doive être leur vie, lorsqu’on en sera véritablement à l’accomplissement de ce qui est marqué dans l’Évangile : « lorsqu’il y aura des signes dans le soleil, la lune et les étoiles, lorsque les nations seront dans l’épouvante et que la mer fera entendre d’effroyables mugissements ; lorsque les hommes sécheront de frayeur, dans l’attente des maux qui doivent arriver à tout l’univers, car les vertus des cieux seront ébranlées. »

39. Je pense qu’il serait mieux d’entendre ces choses de l’Église elle-même, de peur que le Seigneur Jésus ne paraisse avoir annoncé comme une grande marque de son second avènement, ce qui s’est déjà vu en ce monde avant même la naissance du Christ, et de peur que nous ne soyons l’objet des railleries de ceux qui nous montreraient dans l’histoire de plus grandes calamités, que celles que nous regarderions avec effroi comme les signes de la fin du monde. L’Église est représentée parle soleil, la lune et les étoiles ; il lui a été dit : « Tu es belle comme la lune, brillante comme le soleil[115]. » Elle adore notre Joseph en ce monde figuré par l’Égypte, où il a passé du néant à la gloire ; la mère de Joseph était morte[116] quand Jacob alla trouver son fils en Égypte[117] ; ce n’est donc pas cette mère-là qui a pu adorer Joseph : et la vérité de ce songe prophétique[118] a dû s’accomplir dans Notre-Seigneur lui-même. Quand le soleil sera obscurci, et que la lune ne donnera plus sa lumière et que les étoiles tomberont du ciel et que les vertus des cieux seront ébranlées, comme il est dit dans les évangiles de saint Matthieu et de saint Marc, l’Église en quelque sorte ne se verra plus ; elle sera, au-delà de toute mesure, en proie à la persécution des impies qui, ne craignant plus rien et au comble des félicités humaines, s’en iront, répétant : « La paix et la sûreté sont avec nous. » Alors les étoiles tomberont du ciel et les vertus des cieux seront ébranlées ; ce qui veut dire que plusieurs qui naguère semblaient resplendir par la grâce, fléchiront devant les persécuteurs et tomberont : quelques-uns même des plus forts seront ébranlés. Aussi voyons-nous dans saint Matthieu et dans saint Marc que cela arrivera après la tribulation de ces derniers jours ; non pas que ces choses doivent arriver après que la persécution sera entièrement passée, mais parce que la tribulation précédera et qu’elle sera suivie de la chute de quelques-uns ; et comme cette persécution se fera sentir pendant la durée de tous ces derniers jours, on pourra toujours dire que ce sera après la tribulation quoiqu’elle doive arriver en même temps.

40. Les paroles de saint Luc sur le trouble et l’épouvante des nations sur la terre, ne s’appliquent donc pas aux nations sorties de la race d’Abraham dans laquelle toutes les nations seront bénies[119], mais elles s’appliquent à cette portion du genre humain qui sera placée à la gauche de Jésus-Christ lorsque tous les peuples seront rassemblés devant le Juge des vivants et des morts. Il y aura des bons et des mauvais, des persécuteurs et des persécutés pris dans toutes les nations ; c’est d’elles que sortiront les deux parts, l’une qui dira dans sa joie coupable : paix et sûreté, l’autre en qui le soleil s’obscurcira et la lune ne donnera plus sa lumière et d’où tomberont les étoiles et où les vertus des cieux seront ébranlées.

41. « Et alors on verra venir le Fils de l’homme sur une nuée, avec une grande puissance et une grande majesté. » Cela, à mon avis, peut s’entendre de deux manières : la première c’est Jésus-Christ venant dans l’Église comme sur une nuée, ainsi qu’il ne cesse de venir présentement selon ce qu’il est dit : « Vous verrez un jour le Fils de l’homme assis à la droite de la majesté de Dieu, et venant sur les nuées du ciel. » Mais il viendra alors avec une grande puissance et une grande majesté, parce que sa puissance et sa majesté paraîtront plus grandes dans les saints à qui il donnera une force plus grande pour mieux résister à une aussi formidable persécution. La seconde manière d’entendre ces paroles, c’est Jésus-Christ venant à la fin des siècles dans ce même corps avec lequel il est assis à la droite de Dieu, avec lequel il est mort, il est ressuscité et il est monté au ciel, selon qu’il est écrit dans les Actes des apôtres : « Cela dit, une nuée l’enveloppa et il disparut à leurs yeux[120]. » Et comme deux anges dirent alors : « Il viendra de la même manière que vous l’avez vu monter au ciel, » on peut croire avec raison que le Seigneur viendra non-seulement avec le même corps, mais aussi sur une nuée : il reviendra du ciel comme il s’en est allé de la terre, et c’est dans une nuée qu’il s’éleva pour remonter vers son Père.

42. Lequel de ces deux sentiments faut-il préférer ? il est difficile de le dire. Il semble d’abord qu’en entendant ou en lisant : « Et alors on verra le Fils de l’homme venir sur une nuée avec une grande puissance et une grande majesté, » il faille croire qu’il s’agit ici, non pas de son avènement par l’Église, mais de son avènement en personne, quand il viendra juger les vivants et les morts. Cependant, comme il importe d’aller au fond des Écritures et de ne pas s’en tenir à la surface, et comme par leur obscurité même, les Écritures demandent, pour notre exercice, à être pénétrées plus profondément, nous devons soigneusement faire attention à la suite de ce passage ; car après que Notre-Seigneur a dit : « Et alors on verra le Fils de l’homme venir sur une nuée avec une grande puissance et une grande majesté, » il ajoute : « Lorsque ces choses commenceront d’arriver, regardez et levez la tête, parce que votre rédemption est proche. Et il fit cette comparaison : Voyez le figuier et tous les arbres ; lorsque leurs fruits commencent à se montrer, vous connaissez que l’été est proche : de même lorsque vous verrez arriver ces choses, sachez que le royaume de Dieu est proche[121]. » Ces choses qu’on verra arriver, qu’est-ce ? si ce n’est ce que nous avons marqué plus haut ? Dans ce nombre nous trouvons la venue du Fils de l’homme sur une nuée avec une grande puissance et une grande majesté. Lors même donc qu’on le verra apparaître, ce seront les approches, ce ne sera pas encore le royaume de Dieu.

43. Nous voyons que les deux autres évangélistes gardent le même ordre. Après que saint Marc a dit : « Les vertus des cieux seront ébranlées, » il ajoute : « On verra alors venir le Fils de l’homme sur des nuées avec une grande puissance et une grande gloire ; » il dit ensuite ce que saint Luc ne dit pas : « Et alors il enverra ses anges et il rassemblera ses élus des quatre vents, depuis l’extrémité de la terre jusqu’à l’extrémité du ciel. » Puis, tirant sa comparaison du figuier tout seul, au lieu de la tirer comme saint Luc du figuier et des autres arbres, saint Marc s’exprime ainsi : « Or, apprenez la parabole du figuier : Quand ses rameaux sont encore tendres et que les feuilles ont paru, vous connaissez que l’été est proche ; ainsi quand vous verrez s’accomplir toutes ces choses, sachez que le Fils de l’homme est près de vous et à la porte[122]. » Ces choses que l’on commencera à voir s’accomplir, que sont-elles sinon ce que saint Marc a rapporté plus haut ? Et dans ces choses est compris ce qu’il dit : « Et alors on verra venir le Fils de l’homme sur des nuées avec une grande puissance et une grande gloire : et alors il enverra ses anges et il rassemblera ses élus. » Ce ne sera donc pas la fin, mais la fin sera proche.

44. Dira-t-on que ces mots : « quand vous verrez s’accomplir ces choses, » ne doivent pas s’entendre de tous les signes mais de quelques signes seulement ; qu’il ne faut excepter que la venue du Fils de l’homme sur une nuée, et que ceci ne serait pas une marque de la fin mais la fin elle-même ? Mais saint Matthieu ne fait aucune exception dans les signes qui doivent annoncer la fin ; après qu’il a dit que les vertus des cieux seront ébranlées, il ajoute : « Et alors paraîtra dans le ciel le signe du Fils de l’homme, et alors toutes les tribus de la terre gémiront, et on verra venir le Fils de l’homme sur les nuées du ciel avec une grande puissance et une grande majesté, et il enverra ses anges avec la trompette et une grande voix, et ils rassembleront ses élus des quatre vents depuis une extrémité des cieux jusqu’à l’autre. Or, apprenez la parabole du figuier. Quand son rameau devient tendre et que ses feuilles paraissent, vous connaissez que l’été est proche : de même quand vous verrez toutes ces choses, sachez que le Fils de l’homme est tout près et à la porte. »

45. Ainsi nous saurons qu’il est proche, quand nous verrons s’accomplir, non point quelques-uns de ces signes, mais tous ces signes, quand le Fils de l’homme viendra, quand il enverra ses anges, et qu’il rassemblera ses élus des quatre parties du monde, c’est-à-dire de toute la terre c’est ce que Jésus-Christ fait durant toute cette dernière heure. Il vient dans ses membres comme sur autant de nuées, ou dans toute l’Église elle-même, qui est son corps, comme dans une grande nuée qui étend sa fécondité à travers le monde entier ; Jésus-Christ fait tout cela depuis qu’il a commencé à prêcher et à dire : « Faites pénitence, car le royaume des cieux est proche. » Ainsi donc, en comparant et en examinant attentivement les récits des trois évangélistes sur l’avènement du Seigneur, peut-être trouverait-on que tous ces signes concernent l’avènement quotidien du Sauveur dans son corps, qui est l’Église, et dont il disait aux juifs : « Un jour vous verrez le Fils de l’homme assis à la droite de la majesté de Dieu, et venant sur les nuées du ciel. » J’excepte les passages où il s’annonce comme devant juger les vivants et les morts, et dans des termes qui permettent de croire que ce jugement sera prochain ; j’excepte aussi ce qu’il dit si clairement à la fin du discours rapporté par saint Matthieu de ce même avènement, après avoir marqué un peu auparavant à quels signes on en reconnaîtra l’approche. Voici en effet la conclusion du discours telle que la donne saint Matthieu : « Mais quand le Fils de l’homme, dit-il, viendra dans sa majesté et tous les anges avec lui, alors il s’assiéra sur le trône de sa gloire ; alors il rassemblera devant lui toutes les nations. » Et le reste jusqu’à l’endroit où le Seigneur dit : « Et ceux-ci iront dans le supplice éternel, mais les justes iront dans la vie éternelle. ». Ceci s’applique, sans aucun doute, au dernier avènement du Christ et à la fin du monde. Des interprètes ont prétendu, non sans quelque raison, que les cinq vierges sages et les cinq vierges folles dont il est parlé dans ce discours[123], doivent s’entendre de l’avènement quotidien du Sauveur dans son Église. Toutefois, il faut se garder ici d’affirmations téméraires, de peur qu’il ne se rencontre quelque chose qui les contredirait fortement. Au milieu des obscurités des Livres divins, obscurités par lesquelles il a plu à Dieu d’exercer nos intelligences, il peut se faire que parmi les bons commentateurs, non-seulement l’un pénètre mieux qu’un autre le sens des saintes Écritures, mais aussi que le même ne comprenne pas toujours également bien.

46. J’ignore néanmoins s’il est possible, quelque lumière et quelque pénétration que l’on puisse avoir, de découvrir ici quelque chose de plus certain que ce que j’ai déjà établi dans une précédente lettre sur l’époque où l’Évangile sera porté dans le monde entier. Votre révérence croit qu’il a déjà été prêché de tous côtés par les apôtres eux-mêmes ; j’ai des preuves certaines qu’il n’en est pas ainsi. Nous avons chez nous, en Afrique, d’innombrables tribus barbares auxquelles l’Évangile n’a point été encore annoncé ; nous l’apprenons tous les jours par les prisonniers qui nous en arrivent et dont les Romains font des esclaves. Depuis peu d’années, quelques-uns de ces peuples, en très-petit nombre, placés aux frontières romaines et soumis à l’Empire, de façon à n’avoir plus leurs rois, mais des chefs nommés par les Romains, commencent à se faire chrétiens, eux et leurs chefs. Les peuples établis plus à l’intérieur, et qui n’obéissent en rien à la puissance romaine, demeurent tout à fait étrangers à la religion chrétienne, sans qu’il puisse être, cependant, permis de dire qu’ils n’appartiennent pas aux promesses de Dieu[124]. 47. Ce ne sont pas seulement les Romains, mais toutes les nations que le Seigneur a promises par serment à la race d’Abraham[125]. Par suite de ces promesses divines, il est déjà arrivé que des nations non soumises à la domination romaine ont reçu l’Évangile et se sont unies à l’Église qui fructifie et croît dans le monde entier. L’Église a de quoi s’étendre encore jusqu’à ce que s’accomplisse ce qui est prédit du Christ sous la figure de Salomon : « Il régnera d’une mer à l’autre mer, et depuis le fleuve jusqu’aux extrémités de la terre[126]. » « Depuis le fleuve, » c’est-à-dire depuis le lieu où le Seigneur a été baptisé ; car c’est de là qu’il a commencé à prêcher l’Évangile. « D’une mer à l’autre mer, » c’est-à-dire le monde avec toutes les nations, parce que l’Océan entoure toute la terre. Comment s’accomplirait autrement cette prophétie : « Toutes les nations que vous avez faites viendront, Seigneur, et se prosterneront devant vous[127] ? » Ces nations ne viendront pas en quittant les lieux qu’elles habitent, mais en croyant là où elles se trouvent. Le Seigneur a dit de ceux qui croient : « Personne ne peut venir à moi, s’il ne lui est donné par mon Père[128]. » Le Prophète dit, de son côté : « Chacun l’adorera dans le pays qu’il habite ; toutes les îles des nations l’adoreront[129]. » Il dit toutes les îles, comme s’il disait : même toutes les îles. Par là il fait voir qu’il n’y aura pas de coins de terre où l’Église ne se répande, puisque l’Évangile pénétrera au sein des îles, dont quelques-unes sont situées dans l’Océan ; et nous savons qu’il en est déjà qui ont reçu la foi. Ainsi, pour chacune de ces îles, s’accomplissent également ces paroles : « Il dominera d’une mer à l’autre, » puisque chaque île est environnée de la mer ; la prophétie du Psalmiste les comprend comme elle comprend toute la terre, qui est en quelque sorte comme la plus grande des îles, car l’Océan l’environne. Nous savons que déjà l’Église est établie vers le côté occidental de l’Océan : elle ira sur tous les points de ces rivages où elle n’est point parvenue encore, parce qu’elle fructifie et croît sans cesse.

48. Si donc, la prophétie de la vérité ne pouvant mentir, il est nécessaire que toutes les nations que Dieu a faites l’adorent ; comment l’adoreront-elles si elles ne l’invoquent pas ? Comment croiront-elles en lui si elles n’en ont pas entendu parler ? Comment entendront-elles parler de lui si on ne le leur prêche ? Et comment prêcher si on n’est pas envoyé[130] ? Car « il envoie ses anges et rassemble ses élus des quatre vents[131], » c’est-à-dire de toute la terre. Il faut donc que l’Église s’établisse parmi les nations où elle n’est pas encore ; cela ne veut pas dire que tous ceux qui sont là auront la foi ; toutes les nations ont été promises et non pas tous les hommes de toutes les nations, car la foi n’est pas le partage de tous[132]. C’est pourquoi toute nation croit avec ceux qui sont élus avant la création du monde[133] ; avec ceux qui ne croient pas, elle est incroyante et hait ceux qui croient. Comment s’accomplirait ce passage de l’Évangile : « Vous serez un objet de haine pour toutes les nations à cause de mon nom[134], » s’il ne devait pas y avoir, chez tous les peuples, des infidèles qui haïssent et des fidèles qui soient haïs ?

49. Comment donc la prédication des apôtres ne serait-elle pas étendue partout, puisque, ce qui est très-certain pour nous, il y a des nations où l’Évangile commence à peine d’être prêché et d’autres où la prédication n’a pas commencé encore ? Ainsi quand il a été dit aux apôtres : « Vous serez mes témoins à Jérusalem et dans toute la Judée, et dans la Samarie et jusqu’aux extrémités de la terre[135], » Jésus-Christ ne leur donnait pas une mission qu’ils dussent seuls remplir. C’est comme lorsqu’il leur disait : « Voilà que je suis avec vous jusqu’à la consommation des siècles[136] : » qui ne comprend que cette promesse a été faite à l’Église universelle qui, pendant que les uns meurent et que les autres naissent ici-bas, doit subsister jusqu’à la fin des temps. Le Sauveur disait également à ses apôtres : « Quand vous verrez ces choses, sachez que le Fils de l’homme est tout près de vous et à la porte[137] : » il semble que ces paroles n’aient été dites que pour les apôtres seuls, mais elles s’appliquent évidemment à ceux qui seront vivants sur la terre lorsque tout s’accomplira. À plus forte raison doit-on appliquer à tous ce qui devait être en grande partie l’ouvrage des apôtres, quoique la continuation de la même œuvre fût réservée à ceux qui viendraient après eux.

50. L’Apôtre a dit : « Est-ce qu’ils n’ont pas entendu ? Leur bruit a retenti dans toute la terre, et leurs paroles se sont fait entendre jusqu’aux extrémités de l’univers[138]. » Quoique ces expressions de l’Apôtre soient au passé, il n’a eu en vue qu’une chose future et non point une chose faite et accomplie ; il a fait comme le prophète dont il cite le témoignage et qui n’a pas dit : leur bruit doit retenir, mais « a retenti dans toute la terre, » ce qui n’était pas encore fait. Il en est de même de ce passage prophétique : « Ils ont percé mes mains et mes pieds[139] : » nous savons que ceci ne s’est accompli que longtemps après. Mais, pour que nous ne croyions pas que ces façons de parler soient employées par les prophètes et non point par les apôtres, saint Paul lui-même nous dit : « C’est l’Église du Dieu vivant, la colonne et le fondement de la vérité. Et sans doute c’est quelque chose de grand que ce mystère d’amour qui s’est manifesté dans la chair, qui a été justifié dans l’esprit, qui a apparu aux anges, qui a été prêché aux nations, qui a été cru dans le monde, qui a été élevé dans la gloire[140]. » Il est évident que ce que l’Apôtre met ici à la fin n’est pas accompli : combien l’était-ce moins quand il disait ces choses, car l’Église ne sera élevée dans la gloire que lorsqu’on entendra ces paroles : « Venez, les bénis de mon Père, posséder le royaume[141]. » Saint Paul parle comme étant faite d’une chose qu’il savait bien ne devoir se faire que dans l’avenir.

51. Il est moins étonnant qu’il se soit servi du présent dans le passage que vous avez rappelé : « À cause de l’espérance qui vous est réservée dans le ciel et dont vous avez été instruits par la parole véritable de l’Évangile, qui est prêché parmi vous, comme il l’est dans le monde entier où il croît et fructifie[142]. » Et pourtant l’Évangile n’était pas encore répandu dans tout l’univers. Mais l’Apôtre dit que l’Évangile fructifie et croît dans le monde entier, pour signifier jusqu’où il devait s’étendre en fructifiant et en croissant. Si donc nous ne savons pas quand l’Église, dans ses progrès continuels, remplira le monde d’une mer à l’autre mer, nous ne pouvons pas savoir quand la fin viendra, car ce ne sera pas avant.

52. Voici maintenant mon opinion sur cette question de la fin du monde ; je vous la dirai comme à un saint homme de Dieu et à un véritable frère : que l’on considère l’avènement du Seigneur comme devant arriver plus tôt ou plus tard, il faut éviter l’erreur autant qu’on le peut ; or à mes yeux, ce n’est pas errer que de reconnaître qu’on ne sait pas quelque chose, mais on se trompe en croyant savoir ce qu’on ne sait pas. Éloignons donc ce méchant serviteur qui, disant dans son cœur que son maître tarde à venir, maltraite ses compagnons et s’abandonne à l’intempérance avec des gens perdus comme lui[143] : celui-là, sans aucun doute, n’a que de la haine pour l’arrivée de son maître. Ce méchant serviteur une fois écarté, représentons-nous trois bons serviteurs, soigneusement occupés de la maison de leur maître, désirant son arrivée, l’attendant avec vigilance, l’aimant avec fidélité. Si l’un d’eux croit que son maître viendra bientôt, l’autre plus tard, et que le troisième avoue qu’il ne sait rien sur l’heure de sa venue, lequel des trois se conforme-t-il le mieux à l’Évangile, car tous y sont fidèles en aimant l’avènement du Seigneur, en le désirant, en l’attendant avec vigilance ?

53. L’un dit : Veillons et prions, parce que le Seigneur doit bientôt venir ; l’autre dit Veillons et prions, quoique le Seigneur ne doive pas encore venir, car cette vie est courte et incertaine ; le troisième dit : Veillons et prions, parce que cette vie est courte et incertaine et que nous ne savons pas quand viendra le Seigneur. L’Évangile dit : « Voyez, veillez et priez, vous ne savez pas quand le temps viendra[144]. » Que dit, je vous prie, ce troisième serviteur, si ce n’est ce que dit l’Évangile même ? Dans leur désir du royaume de Dieu, tous les trois voudraient que ce que dit le premier fût la vérité ; le second le nie, le troisième ne contredit pas les deux autres, mais il déclare ignorer lequel d’entre eux dit vrai. C’est pourquoi si ce que dit le premier arrive, le second et le troisième se réjouiront avec lui, car ils aiment tous l’avènement du Seigneur ; ils tressailleront d’allégresse en voyant arriver plus tôt ce qu’ils aiment. S’il n’en est pas ainsi et que l’on commence à croire que ce sentiment du second serviteur était le véritable, il est à craindre que ceux qui avaient ajouté foi aux allégations du premier ne soient troublés par ces retards et ne soient disposés à penser, non pas que le Seigneur tardera, mais qu’il ne viendra pas du tout : vous voyez quel péril ce serait pour les âmes. Si leur piété est telle qu’ils se rangent au sentiment du second serviteur et qu’ils attendent fidèlement et patiemment le Seigneur, quoiqu’il tarde à venir, ils auront à essuyer les reproches, les insultes, les railleries de leurs ennemis. Ceux-ci s’efforceront de détourner de la foi chrétienne le grand nombre des faibles ; ils diront que le royaume qui leur est promis n’est pas plus vrai que le prompt avènement de Jésus-Christ. Quant à l’avis du second serviteur, qui pense que l’avènement du Seigneur se fera longtemps attendre, les faits pourraient sans inconvénient lui donner tort : la foi de ceux qui se seraient attachés à cette espérance ne recevrait aucune atteinte ils ne se plaindraient pas d’un bonheur anticipé.

54. C’est pourquoi celui qui dit que le Seigneur doit bientôt venir dit quelque chose de plus souhaitable, mais ce n’est pas sans danger qu’il pourrait se tromper. Plût à Dieu qu’il dît vrai, car le contraire serait fâcheux. Mais celui qui dit que le Seigneur doit tarder à venir, tout en espérant et en aimant son avènement, son erreur même, en cas qu’il se trompe, devient une douce erreur ; si les choses arrivent comme il le pense, quelle grande patience sera la sienne !

Si les choses arrivent autrement, quelle sera sa joie ! Ainsi pour ceux qui aiment la manifestation du Seigneur, il est plus doux de croire le premier, plus sûr de croire le second ; mais celui qui avoue ne pas savoir où est la vérité entre ces deux sentiments, souhaite que le premier ait raison, se résigne à l’avis du second, et il est certain de ne pas se tromper, parce qu’il n’affirme et ne nie rien. Je suis, quant à moi, comme ce troisième serviteur, et je vous conjure de ne pas me mépriser ; car je vous aime, vous qui affirmez ce que je désire être la vérité ; je veux d’autant plus que vous ne vous trompiez pas, que j’aime davantage ce que vous annoncez, et que je trouverais plus dangereuse votre erreur. Pardonnez-moi si j’ai fatigué votre piété ; il m’arrive rarement de vous écrire, et j’ai voulu aujourd’hui jouir longtemps du plaisir de converser avec vous, au moins par lettre.

FIN DU TOME DEUXIÈME.


LETTRE CLXI.
(Année 414.)

Evode soumet à saint Augustin deux difficultés tirées, l’une de la lettre CXXXVII à Volusien, l’autre de la lettre XCII à Italica : la première de ces difficultés est relative à l’incarnation de Jésus-Christ ; la seconde à la question de savoir si on peut voir Dieu, même avec les yeux d’un corps glorifié.


ÉPODE ET LES FRÈRES QUI SONT AVEC LUI, AU VÉNÉRABLE SEIGNEUR, AU SAINT ET BIEN-AIMÉ FRÈRE ET COLLÈGUE DANS LE SACERDOCE, AUGUSTIN, ET AUX FRÈRES QUI SONT AVEC LUI, SALUT DANS LE SEIGNEUR.


1. Il y a longtemps que je vous ai proposé des questions sur la raison et sur Dieu dans une lettre confiée à Jobin, qui avait été envoyé au domaine de Martien ; je n’ai point encore mérité une réponse. Mais j’ai lu deux lettres de votre sainteté, l’une adressée à un homme illustre, Volusien, l’autre à une illustre chrétienne, Italica ; dans la première de ces deux lettres, au sujet de l’incarnation du – Seigneur Jésus-Christ notre Dieu dans sein d’une vierge et de sa nativité, j’ai remarqué ce passage : « Si on en demande la raison, ce ne sera plus merveilleux ; si on en veut un exemple, ce ne sera plus unique. » Il semble qu’on pourrait en dire autant de toute naissance d’homme ou d’animal et de toute semence. Car si on en demande la raison, on ne la trouvera pas, et la chose restera merveilleuse ; et si on en veut un exemple, comme il n’y en a pas, ce sera unique. Qui pourra rendre raison de ce qui est formé par l’union de l’homme et de la femme ? Qui pourra expliquer la secrète génération de quoi que ce soit ? Qui dira comment les semences nées de la terre pourrissent d’abord et puis fructifient ? Et si l’on cherche un exemple unique, n’est-ce pas encore une chose admirable que la formation virginale et parfaite d’un ver dans un fruit ? Aussi c’est, je crois, comme exemple qu’il a, été dit : « Je suis un ver et non pas un homme[145]. » Je ne sais donc pas quelle raison on peut donner des conceptions, soit qu’elles s’accomplissent par l’union, soit qu’elles partent d’une œuvre unique ; et ce n’est pas seulement la conception d’une vierge qui est inexplicable, c’est, à mon avis, toute espèce de conception.

2. Veut-on des exemples ? En voici : les cavales, dit-on, sont fécondées par le vent, les poules par les cendres, les canes par l’eau ; et il en est ainsi de quelques autres animaux. Si, en enfantant, ils perdent leur intégrité, ils peuvent la garder en concevant. Pourquoi dire alors que « si on veut a un exemple, ce ne sera plus unique, » puisque tant d’exemples se présentent ? Personne n’ignore que certains animaux naissent dans le corps des hommes comme dans le corps des femmes : y a-t-il pour cela une semence ? Voilà des exemples, voilà des prodiges dont on ne rend pas compte. On dira qu’il n’arrive jamais qu’un homme naisse d’une vierge ; mais, dans des choses d’une autre nature il y a des conceptions auxquelles toute semence est restée étrangère et dont il est impossible de rendre raison. Dans la génération même il se rencontre des enfantements qui laissent à la nature toute son intégrité. J’entends dire que l’araignée n’a pas besoin d’un autre concours que le sien pour produire admirablement à sa manière et sans altération d’organe tous ces fils auxquels elle a coutume de se suspendre : cela n’est accordé qu’à elle seule. Si on veut en chercher l’explication, c’est non-seulement admirable, mais de tels exemples sont impossibles à trouver. Ces exemples n’ont-ils pas précédé pour convaincre ceux qui auraient refusé de croire qu’une vierge pût enfanter ? ne prouvent-ils pas que cet événement n’est pas unique quoiqu’il soit admirable ? car toutes les œuvres de Dieu sont admirables parce qu’elles sont l’œuvre de la sagesse. Si donc on vient à nous faire ces objections, que répondrons-nous ?

3. Une autre chose m’embarrasse fort : on dira par les mêmes raisons que Notre-Seigneur peut voir la substance de Dieu des yeux de son corps glorifié, et dans la lettre à Italica vous avez dit et en toute vérité que cela ne se peut. Quand nous répondrons que cela ne se peut pas, on nous objectera que tout est merveilleux et unique dans la conception et la naissance du Seigneur, et que de même que nulle explication n’est possible quant à la conception dans un sein virginal, de même on ne saurait rendre raison du privilège qu’aurait Jésus-Christ de voir la substance de Dieu avec les yeux du corps : ce serait unique et sans exemple. Si nous répliquons que l’on comprend bien qu’on ne puisse pas voir avec une chose corporelle quelque chose d’incorporel, je crains qu’on ne nous dise que la conception dans un sein virginal peut se prouver par des raisons et des exemples. Ou bien l’impossibilité de voir des yeux du corps la substance de Dieu ne pourra pas s’établir, et alors on continuera à soutenir que le Fils de Dieu peut voir son Père par les yeux du corps ; ou bien si cette impossibilité est prouvée, on nous dira que de plus habiles seraient capables de rendre raison de la conception et de la naissance de Jésus-Christ. Quoi répondre ici ? je vous le demande. Je ne cherche pas à faire naître des disputes, mais je vous interroge pour tenir tête à ceux qui tenteraient de nous surprendre. Pour moi, je crois que la Vierge a conçu et enfanté, comme je l’ai toujours cru ; et la raison elle-même me persuade que Dieu ne peut pas être vu, même des yeux d’un corps glorifié. Je pense cependant qu’il faut aller au-devant des difficultés que la rébellion de l’esprit a coutume de susciter, et aussi donner satisfaction aux légitimes désirs d’instruction et d’étude. Priez pour nous. Que la paix et la charité du Christ fassent souvenir de nous votre sainteté, ô notre saint seigneur, vénérable et bienheureux frère !

  1. Jacq. II, 10.
  2. Saint Jérôme, livre II contre Jovinien.
  3. Matth. X, 16.
  4. Prov. I, 4.
  5. Sallust. Guerre de Catilina.
  6. On ne pourrait pas non plus accuser Catilina de lâcheté après avoir vu sa mort dans le récit de Salluste.
  7. Virum, a quo denominata dicitur virtus.
  8. I Jean, I, 8.
  9. Jacq. III, 2.
  10. Job, XXVIII, 28, selon les Septante.
  11. I Tim. I, 5.
  12. Cant. VIII, 6.
  13. Jean, XV, 13.
  14. I Cor. VIII, 1.
  15. Rom. XIII, 10.
  16. Ps. CXLII, 2.
  17. Habac., II, 4.
  18. Job, XXIX, 14.
  19. III Rois, VIII, 46.
  20. Jean, I, 8.
  21. Matth. VI, 12.
  22. Matth. XXII, 40.
  23. Rom. XIII, 9, 10.
  24. Jacq. III, 2.
  25. Luc, VI. 37, 38.
  26. Matth. V, 7.
  27. Ps. C, 1.
  28. Ibid. CXLII, 2.
  29. Jérém. II, 29.
  30. II Cor. IX, 7.
  31. Act. I, 7.
  32. Matth. XXIV, 26
  33. Matth. XXIV, 14
  34. Act. I, 7. 8.
  35. Matth. XXIV, 45-46
  36. Luc, XXIV, 50.
  37. Ibid. XII, 56.
  38. II Tim. III, 1.
  39. I Thess V, 1-3.
  40. II Thess. II, 5-8.
  41. Luc, XIX, 42.
  42. Marc, I, 15.
  43. Dan. VII, 11-12.
  44. Dan. VII, 13.
  45. II Tim. IV, 8.
  46. Matth. XIII, 43.
  47. Is. XL, 2.
  48. Ibid. XL, 31.
  49. Matth. XXIV, 36, 33.
  50. Matth. XXIV, 22
  51. On croit que c’est ici une allusion à la fameuse éclipse de soleil du 19 juillet 418, suivie d’une sécheresse qui fit mourir tant d’hommes et de bêtes.
  52. Luc, XXI, 24-28
  53. Matth, XXIV, 14.
  54. Rom. X, 18.
  55. Coloss. I, 5, 6.
  56. Luc, XXI, 12.
  57. Is. LXIII, 12.
  58. Matth. V, 18.
  59. Dan. IX, 27.
  60. Matth. XXIV, 15.
  61. II Tim. IV, 8.
  62. Luc, XII, 45.
  63. Ps. XLI, 3
  64. I Jean, II, 18.
  65. II Thess. II, 2.
  66. Luc, XII, 35, 36.
  67. I Thess. V, 4-5.
  68. Marc, XIII, 35, 27.
  69. Act. I, 7, 8
  70. Luc, XII, 42, 56.
  71. II Tim. III, 1.
  72. I Jean, II, 18.
  73. I Thess. V, 1,3.
  74. II Thess. II, 5-8
  75. Luc, XIX, 42.
  76. I Cor. II, 8.
  77. I Cor. II, 8.
  78. II Tim. IV, 8.
  79. Matt. XIII, 43.
  80. Is. LX, 2.
  81. Matth. XXIV, 36
  82. Ps. LXXXIX, 4.
  83. I Jean, II, 18
  84. Dan. IX, 24.
  85. Ibid. IX, 26.
  86. Rom. XIII, 11-12.
  87. I Tim. IV, 1.
  88. II Tim. III, 1-5.
  89. Ibid. III, 1-6.
  90. Act. II, 13.
  91. Act. II, 15, 16, 17.
  92. Jean, VI, 40.
  93. Luc, XXI, 7-33.
  94. Matth. XXIV, 1-45.
  95. Marc, XIII.
  96. Matth. XXVI, 64
  97. Is. V, 6.
  98. Luc, XXI, 20.
  99. Ibid. XXI, 31.
  100. Marc, I, 23, 24.
  101. Luc, XXI, 23, 24.
  102. Matth. XXIV, 15-19.
  103. Marc, XIII, 14-17.
  104. Luc, XXI, 21, 22.
  105. Eph. V, 5-6.
  106. Jos. X, 12-14
  107. Matth. XXIV, 15
  108. Luc, XVII, 20-31
  109. Matth. XXIV, 7.
  110. Matth. III, 2
  111. Rom. XII, 3.
  112. I Thess. V, 3.
  113. I Cor. VII, 29.
  114. Luc, XII, 36.
  115. Cant. VI, 9.
  116. Gen. XXXV, 19.
  117. Ib. XLVI.
  118. Ib. XXXVII, 9.
  119. Gen. XXII, 18
  120. Act. I, 9-11.
  121. Luc, XXI, 27-31.
  122. Marc.
  123. Matth. XXV, 1-13
  124. Ce passage est intéressant pour l’histoire des anciennes populations de l’Afrique.
    Les Berbères, devenus aujourd’hui un si curieux sujet d’étude, nous représentent ces populations des vieux âges africains qui résistèrent plus ou moins à la domination romaine, et dont une très faible partie embrassa la religion chrétienne. Saint Augustin a parlé ailleurs (Cité de Dieu) de l’unité de leur langue ; cette unité du langage des Berbères et celle de leur race elle-même se démontrent chaque jour avec une évidence nouvelle, à mesure que la géographie et la philologie étendent leurs conquêtes, sur les pas de nos soldats. L’écrivain arabe Ibn-Khaldoun qui vivait dans les dernières années du quatorzième siècle, et Léon l’Africain qui appartient au commencement du seizième, ne parlent pas sur ce point autrement que l’évêque d’Hippone. Nous avons traduit par tribus le mot de gentes dans le texte de saint Augustin ; notre grand docteur n’est pas le seul à appeler du nom de gentes les tribus de l’intérieur de l’Afrique et celles qui habitent dans le voisinage de la mer ; c’est la désignation dont se servent les écrivains latins. Notre ami M. Reinaud pense que le nom de cette portion de Berbères appelée Zenata vient de l’ancien mot Gentes : « Dans mon opinion, dit-il, Zenata ou Djanata qui au singulier fait Zena ou Djana est une forme altérée du latin Gens au singulier et Gentes au pluriel, et le mot Kabyle faisant au pluriel Kabaïl en est l’équivalent arabe. » Cette habile remarque de M. Reinaud est consignée dans son récent mémoire sur les populations de l’Afrique septentrionale, leur langage, leurs croyances, leur état social aux différentes époques de l’histoire. Nous citerons aussi le rapport du même savant sur le tableau des dialectes de l’Algérie et des contrées voisines, et le mémoire de M. Geslin, lu à l’Académie des inscriptions et belles-lettres. Ce mémoire et ce rapport, où une saine érudition se mêle à une bonne critique, nous représente l’état actuel de la science en ce qui touche les populations africaines domptées ou menacées par nos armes.
  125. Gen. XXII, 16 18.
  126. Ps. LXXI, 8.
  127. Ps. LXXXV, 9.
  128. Jean, VI, 66.
  129. Soph. II, 11.
  130. Rom. X, 14, 18.
  131. Matth. XXIV, 31.
  132. II Thess. III, 2.
  133. Eph. I, 4.
  134. Matth. XXIV, 9.
  135. Act. I, 8.
  136. Matth. XXVIII, 20.
  137. Ibid. XXIV, 33
  138. Rom. X, 18 ; Ps. XVIII, 5.
  139. Ps. XXI, 17.
  140. I Tim. III, 15-16.
  141. Matth. XXV, 34.
  142. Coloss. I, 5-6.
  143. Matth. XXIV, 38, 49 ; Luc, XII, 45.
  144. Marc, XIII, 33
  145. Ps. XXI, 7