Les Diverses Familles spirituelles de la France/Notes et appendice

NOTES ET APPENDICE


(1) Note de la page 13. — En juillet 1914, la Jeunesse Catholique comptait dans ses 4 000 groupes, 150 000 adhérents. La guerre leva dans leurs rangs une immense armée de 100 000 combattants. Après les avoir vus à l’œuvre deux ans sous les obus, à Reims, le cardinal Luçon leur rend ce témoignage : « Mêlés à leurs camarades dans le rang, les Jeunes Catholiques ont certainement exercé par leurs discours et leurs exemples un véritable apostolat et secondé très efficacement celui du prêtre soldat. » Rares seront les survivants, constate l’un de leurs chefs, et relevant avec fierté une phrase effroyable, il dit : « Il est trop vrai que la jeune génération catholique est enterrée dans les tranchées. Mais ces morts ne seront pas stériles. » Un de ces combattants écrit : « Nous devons conclure des immenses pertes que fait notre association, non à une désorganisation, mais à un avenir plus beau que son passé ; il rapportera beaucoup de fruits, le grain sélectionné qui est confié en telle abondance à la terre bénie de France. »

(2) Note de la page 48. — Ces héros catholiques respirent avec la tranquillité la plus familière dans une atmosphère de surnaturel…

De cette familiarité avec le surnaturel, j’aurais tant de faits prodigieux à noter que j’y renonce. Dans tout le chapitre sur les catholiques, je me suis borné à échantillonner de quelques touches magnifiques ma froide esquisse ; pourtant, à la minute (janvier 1917) où je corrige mes épreuves, la lettre d’un bien cher ami m’apporte un fait charmant, et je l’épingle sur mon feuillet.

Ces jours derniers, devant notre première ligne, s’abat un suint et violent marmitage. En avant de la tranchée les cris d’un blessé, dans un poste isolé. « Brancardiers ! brancardiers !… » L’un d’eux surgit en haut du parapet : il est dans le civil Père aux Missions étrangères, Auvergnat de naissance et s’appelle Montchalin. Le tambour des marmites bat plus fort… « Attends une minute, pas maintenant ! » lui crie-t-on d’en bas. Mais lui, tout debout au-dessus des champs fumants et déserts, se retourne avec colère et dit, et de quel accent !  : « Qu’est-ce que vous voulez que ça me f…, à moi, puisque si je suis tué, hé ! je vais au Ciel tout droit !… » Sur ce, il prit le large, et on ne le revit plus qu’avec son blessé, gaillard…

(3) Note de la page 50. — Il faut bien prendre notre parti de laisser dans l’ombre des groupes importants de soldats catholiques. Pourtant il est une catégorie qu’il convient de faire connaître au moins par un exemple.

François de Torquat, lieutenant au 116e d’infanterie, fils d’un magistrat révoqué lors de la suspension de l’inamovibilité, refuse en février 1904 de coopérer à l’expulsion des frères de Ploërmel. Il écrit a son père : « Je pense que vous ne serez pas mécontent de votre fils qui vous aime et a cherché à vous imiter. » Le Conseil de guerre l’acquitte, mais il est mis en non-activité.

À vingt-six ans, avec les cinq officiers de son régiment qu’a frappés la même décision, il part pour le Canada. Ils y fondent un ranch sous le vocable de Jeanne d’Arc, et sur leur modeste cottage flotte le drapeau tricolore.

Il a épousé la fille aînée d’un de ses compagnons, et déjà trois petits enfants animent le domaine prospère, quand retentit l’appel de la France.

La nouvelle arrive le 4 août ; le 6, laissant ses récoltes inachevées et rendant son bétail à la liberté de la prairie. François de Torquat accourt vers la France.

Sergent d’abord, puis lieutenant, puis capitaine, il écrit à sa femme : « C’est une responsabilité, tu sais, ma compagnie : prie beaucoup pour que ton pauvre mari soit à la hauteur de la tâche et du rôle qu’il aura à remplir ; j’ai le frisson en pensant que de moi peut dépendre la vie de plusieurs. Ils auront les yeux fixés sur moi. Prie donc bien pour que je sois à la hauteur et que je donne l’exemple ; et, ensuite, tu prieras pour que, si c’est la volonté de Dieu, nous puissions nous revoir et nous aimer longtemps encore… »

Toutes ses lettres ont cet accent de foi ardente et raisonnée. Les bruits d’attaque circulent… Il prépare les siens au deuil : « Prie le bon Dieu bien fort, chère petite femme, pour que le grand déclanchement qui ne peut tarder beaucoup désormais soit couronné de succès… Dis-toi que la souffrance est une grâce qui nous est offerte par Dieu et un bienfait pour qui sait en profiter. Dis-toi que ce que Dieu fait est bien fait. Il nous mène ; acceptons sa main ; nous serons bien conduits. »

Le 9 mai 1915, c’est l’assaut. Il rassure ses hommes, les encourage : « Ne craignez pas : je tomberai dans les premiers, mais vous passerez. »

Un grand Christ qui, jadis, étendait ses bras sur la plaine, est là, à l’entrée de la tranchée ; les obus de l’ennemi lui ont arraché le bras gauche ; son bras droit semble montrer le ciel aux soldats qui vont mourir et qui le saluent en passant.

À peine François de Torquat a-t-il quitté le parapet, entraînant ses Bretons, qu’une première balle lui brise le poignet. La blessure suffirait pour l’immobiliser ; il ne l’admet pas. Vite, un pansement sommaire, et le voilà de nouveau à la tête de sa compagnie. Mais la canonnade fait rage ; les rangs s’éclaircissent ; à 10 heures du matin, il s’affaisse. Et, tandis que les mitrailleuses allemandes balayent la plaine, François de Torquat, une jambe broyée, les yeux tournés vers le Christ des tranchées, renouvelle son sacrifice pour la France et pour les siens.

L’ordre du jour, paru à l’Officiel du 9 juin suivant, résume en quelques mots cette vie :

De Torquat de la Coulerie (François-Marie-Joseph), capitaine au 48e d’infanterie : « Officier démissionnaire, établi à l’étranger, est accouru en France dès l’annonce des hostilités. Beau type d’officier, caractère chevaleresque, nature d’élite. Blessé dès le début de l’attaque, n’a pas moins continué d’entraîner sa compagnie avec une magnifique bravoure à l’assaut des retranchements ennemis, le 9 mai 1915, malgré un feu violent de mitrailleuses. Est tombé frappé mortellement. »

(4) Note de la page 51. — Dans tout ce chapitre, on verra qu’en passant des héros catholiques aux héros protestants, je croyais trouver chez ceux-ci une prédominance de la vie morale sur la vie religieuse. Cette nuance de ma pensée a paru inexacte à certains de mes lecteurs. Je leur donne aussitôt la parole.

M. L, Maury, professeur à la Faculté libre de théologie protestante de Montauban, me fait l’honneur de m’écrire :

« … Notre protestantisme, préoccupé sans doute de la vie morale, cherche la source de cette vie dans les doctrines de la foi, et attend les impulsions qui entraînent vers les sommets dans la communion avec Dieu et le Christ. Notre vie intérieure n’est pas faite seulement de moralisme. C’est la seule réserve que je me permettrai de faire à votre article. »

Du pasteur Jacques Pannier, aumônier militaire, cette autre lettre :

« Voici l’affirmation qui, je l’avoue, m’a choqué : « Dans la religion réformée les sacrements pour lesquels le prêtre serait indispensable n’existent pas. » Souffrez, Monsieur, que je m’inscrive en faux, au nom de tant d’officiers et de soldats auxquels j’ai donné la communion, et au nom de la théologie réformée.

» Les réformés déclarent d’institution divine deux sacrements : le baptême et la communion. Pour Calvin comme pour St-Augustin (qu’il cite expressément à ce propos), le sacrement « est le signe visible de la grâce invisible ». Ce n’est donc pas exclusivement « auprès des prêtres catholiques » que « s’épanouit le sentiment du surnaturel avec des effets extraordinaires et visibles ». Ces mots s’appliquent aussi exactement à la célébration du baptême et de la communion par les pasteurs.

» Je n’entreprends pas d’expliquer comment il s’agit pour nous réformés d’une présence réelle (spirituellement, non matériellement réelle). Après bien d’autres, Bossuet et Claude dissertaient là-dessus pendant des heures ! Quelle que soit la valeur que les catholiques reconnaissent à ces sacrements célébrés par les protestants (et ils admettent au moins la valeur du baptême) ce fait doit rester acquis : pour les protestants il existe des sacrements. Entre les catholiques et eux il y a non pas seulement comme à Nîmes aux obsèques de M. le Pasteur Babut, des sentiments qui vous touchent ; « une communion sous les espèces de l’espérance et de la souffrance », il existe tout un système commun de doctrines essentiellement religieuses… »

Je reconnais volontiers que j’ai donné une forme peu théologique à ma pensée. Voici une lettre que le jeune Alfred Æschemann, né à Lyon en 1895, tué pour la France le 17 juin 1915 à Aix-en-Noulette, écrivait du front aux étudiants de l’Association protestante de Lyon. Elle s’accorde bien avec ce que j’avais cru voir.

« … Jusqu’ici, je rêvais surtout d’un réveil moral de la jeunesse française ; un réveil religieux me semblait de fort peu de prix à côté de lui. Volontiers, je me serais satisfait d’un philosophisme moral qui, répandu dans toutes les classes de la société, eût remis en honneur les idées de devoir, de solidarité, de dignité personnelle, etc. La fréquentation des camarades du régiment m’aura guéri de cette erreur. Non, il faut, pour régénérer la France, mieux que des préceptes, il faut une religion. Car les idées ne sont des « idées-forces » que pour une élite. Elles n’entraînent les esprits incultes que rarement, partiellement, momentanément. Car les préceptes ne subjuguent que péniblement les volontés : à eux seuls, ils restent plutôt une loi ingrate qu’une vie intéressante et féconde. La religion, par contre, unifie l’âme humaine. Grande constitutrice de personnalités, elle est aussi conductrice de sociétés. Elle donne un sens à la vie de chacun. Bien plus, elle attache l’homme le plus obscur à sa tâche et la sanctifie à ïes yeux… La génération qui vient montrera que la religion est tout simplement l’épanouissement de toutes les fleurs que notre qualité d’hommes comportait en boutons. »

Ce message est à signaler par son parallélisme avec les appels qu’un jeune catholique, Pierre de Lescure, publie dans la Revue des Jeunes. « Puissance créatrice, puissance organisatrice, telle est bien l’Église, dit-il. Elle nous livre une idée directrice… Notre liberté, afin d’être totale, veut une discipline. Notre expansion doit se régulariser par une direction. Pour les départs conquérants de l’intelligence nous cherchons un point d’appui. Notre sensibilité ambitieuse aspire à une règle mortifiante qui lui permette de s’exalter davantage. Nous voulons des garde-fous pour mieux atteindre les sommets. » (Nous les jeunes, numéro du 10 octobre 1915.)

(5) Note de la page 55. — Voici l’exorde de ce discours, plein de douleur et qui garde une admirable mesure. C’est un modèle de dignité. Le vieillard presque aveugle ne voyait pas ceux à qui il venait parler de « nos deuils » :

« Vous savez tous vraisemblablement qu’au commencement de la semaine qui vient de s’écouler, j’ai perdu un fils mort pour la patrie, comme tant d’autres, dans la force de l’âge, alors qu’il avait toutes sortes de raisons d’aimer la vie et qu’il la faisait aimer aux autres. Je vous suis, ainsi que tous les miens, profondément reconnaissant de la sympathie qu’un grand nombre d’entre vous nous ont exprimée, et que tous éprouvent, j’en suis certain. Mais, cela dit, ce n’est pas de moi qu’il peut être question dans cette chaire, c’est de vous et du salut de vos âmes. Vous vous étonnerez peut-être que je n’interrompe pas mes prédications au lendemain d’un si grand malheur. Mais, à mon âge surtout, le temps est court ; les occasions qui me sont offertes de vous annoncer la Parole de Dieu sont d’autant plus précieuses qu’elles sont désormais plus rares, et je ne puis m’empêcher d’espérer que celle-ci sera particulièrement favorable. Vous m’écouterez avec sympathie et vous reconnaîtrez sans peine que j’ai acquis plus qu’auparavant le droit et la capacité de porter avec vous vos souffrances… »

(6) Note de la page 56. — « Un grand nombre de protestants sont originaires d’Alsace… »

Là-dessus, M. Gabriel Puaux me dit : « Dans votre pays de Lorraine, le protestantisme est surtout représenté par les luthériens d’Alsace. Vous le voyez à travers le germanisme. Mais il existe dans les devenues, en Poitou, en Saintonge, des communautés huguenotes du plus pur terroir. Elles ne doivent rien à Genève, ni à l’Allemagne, ni à la Grande-Bretagne. Ce sont des chrétiens qui chantent les psaumes en français et qui ont organisé leurs églises sur le modèle des sociétés modernes. Songez que nos traditions remontent à plus de trois siècles et que la terre de France est pour nous peuplée de souvenirs. Quand par une triste journée de décembre, depuis les tranchées du bois Saint-Mard, j’ai aperçu au-delà des lignes allemandes les toits et les clochers de Noyon, comment n’aurais-je pas souffert de sentir souillée par le Barbare, la ville de Jean Calvin ? »

(7) Note de la page 58. — « Ils sont nombreux, ces protestants qui, voyant une opposition entre la guerre en soi et la pensée de Dieu… »

La même opposition entre la loi d’amour et la guerre est sentie, exprimée mille fois, dans les lettres de toutes provenances que j’ai lues. L’abbé Bernard Lavergne, dont toutes les pensées ont un rayonnement génial, écrit : « À chaque jour suffira sa peine et sa grâce aussi. À chaque instant correspondra certainement un devoir précis de cet instant : præceptum Domini lucidum illuminans oculos. Humainement, nul ne saurait trouver comment, en ce métier que nous allons faire, on pourra être fort comme un lion et doux comme un agneau… Qu’importe ? N’y a-t-il pas la grande, l’unique charité du Christ dont rien ne peut nous séparer… »

Et cela pose la question : qu’est-ce que la charité divine ? Il n’est pas si facile, ce me semble, de la définir. On risque d’en faire un humanitarisme, un ascétisme, que sais-je encore ? Le mieux est de relire la parabole du bon Samaritain, qui se trouve au chapitre x de saint Luc.

Les grands soldats français de toutes les époques la purent lire sans rougir.

(8) Note de la page 59. — « On peut prier Dieu, non pas, ce qui serait allemand, pour telle armée plutôt que pour telle autre, mais pour la sauvegarde de la justice… »

Dans le même sentiment, les prédicateurs catholiques disent :

« Non pas Dieu avec nous, mais nous avec Dieu. Nous n’abaissons pas Dieu jusqu’à nous, mais nous tâchons de nous élever jusqu’à Lui. »

(9) Note de la page 59. — « La mort de Francis Monod, m’écrit M. Raoul Allier, est un des coups les plus graves qui aient été portés à notre famille spirituelle. Il avait écrit quelques pages admirables sur le rôle social de l’officier. Le carnet qui les enfermait déposé après les obsèques de Francis chez le pasteur de Reims, a disparu au cours de l’atroce bombardement qui, en quelques instants, a détruit tout le presbytère… »

Cette préoccupation de leur responsabilité d’officier hante les jeunes gens, au cours de cette guerre, dès qu’ils entrevoient d’avoir un galon. Je cite des textes de Rigal, il en est de Latil, de vingt autres. Les jeunes protestants se rattachent aisément aux idées qu’a développées le général Lyautey sur le rôle social de l’officier. C’est très sensible dans les lettres de Roger Allier, tombé pour la France à Saint-Dié, à l’âge de vingt-quatre ans, et assassiné par les Allemands alors qu’il était prisonnier et sans défense. Voir ses émotions de jeune officier qui prend le contact de l’âme guerrière de ses hommes. (Lettre du 10 août, p. 237, Roger Allier, volume composé pour un cercle de parents et d’amis.)

(10) Note de la page 61. — C’était un jeune soldat de vingt-deux ans à peine, nommé Gaston Verpillot, qui s’occupait avant la guerre d’horlogerie à Reconvilier (Jura bernois). Il avait été frappé dans la journée de Marcheville. (Voir la Croix de l’Ain du 16 mai 1915 et la Feuille paroissiale protestante de Montbéliard du 1er juillet 1915.)

(11) Note de la page 62. — D’Henri Gounelle encore cette lettre en date du 15 juin 1915, six jours avant que le jeune soldat tombe sur la tranchée de Calonne :

« L’âme s’exalte à cette lutte et s’enrichit. On a parlé beaucoup de sacrifice à propos de nos soldats. Je n’aime guère cette idée, à moins qu’on ne prenne le mot dans le sens antique consacré à. Dans l’acception moderne du terme, il y a une idée de perte. Or, ce n’est pas le cas : nous avons tout à gagner ici, rien à perdre, si notre âme s’agrandit et s’épure. La beauté de la vie vaut mieux que la vie elle-même. »

(12) Note de la page 74. — « J’aimerais avoir sur l’activité guerrière des israélites d’Algérie des précisions que je n’ai pu me procurer… »

Quelqu’un d’autorisé à parler en leurs noms m’écrit :

« Ils servent, pour la plupart, dans les zouaves et s’y trouvaient (jusqu’à ces derniers temps) dans la proportion d’un quart. Ils ont pris part aux combats de Belgique, de la Marne (particulièrement à Chambry), devant Soissons, à Arras, sur l’Yser, en Champagne, sous Verdun, dans la Somme, aux Dardanelles, en Serbie. Ce sont surtout les 1er, 2e, 3e, 4e et 8e zouaves, constitués en Algérie, qui les ont encadrés à l’origine. La 45e division, formée à Oran de réservistes et de territoriaux, est celle qui a traversé Paris dans les premiers jours de septembre et qui a tout de suite été expédiée par Galliéni dans les environs de Meaux, pour y porter le coup qui fut décisif. »

(13) Note de la page 78. — « Les documents que je possède sur l’élite morale des israélites ne me font connaître que des consciences qui paraissent vidées de leur tradition religieuse… »

Là-dessus, un jeune officier israélite, industriel lorrain, qui a été l’objet d’une belle citation à l’ordre de l’armée, m’écrit une lettre intéressante qui commence par ces mots : « Je suis juif, sincèrement croyant et attaché à ma religion… » J’en détache quelques fragments :

« Prenons comme exemple, me dit cet officier, un israélite de ce que l’on appelle la bonne bourgeoisie, c’est-à-dire le sous-lieutenant qui vous écrit… J’ai eu une instruction moyenne (études classiques à Carnot, puis commencement de droit). Mes parents sont originaires d’Alsace, et, sous Louis-Philippe, un de mes grands-parents était maire d’Altkirch. Pour ma part, j’ai fait mon service militaire, comme tous les jeunes gens que je connaissais, sans grand plaisir ni enthousiasme, et ne pensais à la guerre que lorsque mon père me racontait sa campagne de 1870.

» Tout à coup arrive en 1914 la période de tension, puis la mobilisation. J’aurais voulu que vous puissiez voir notre joie, à nous juifs qui, d’après vous, Monsieur, n’ont pas l’amour réel de leur patrie ou ne l’ont que par reconnaissance pour un pays où ils n’ont pas été martyrisés… Je me souviens de ce samedi soir, lorsque mes parents m’ont accompagné au Paris-Lyon-Méditerranée. Ma mère pleurait et mon père riait de joie en ayant malgré tout une larme au coin de l’œil. Pour ma part je vous en donne ma parole d’honneur et de soldat, j’étais heureux sans calcul, heureux de me battre pour mon pays que j’aimais… Tous mes amis à qui j’ai dit au revoir, sans me douter que c’était un adieu, avaient la joie au cœur à l’idée de reprendre cette Alsace dont nous sommes pour la plupart originaires.

» J’insiste sur ce sentiment instinctif de patriotisme ; je voudrais que l’on nous connaisse mieux, nous autres juifs, qui n’avons pas honte de notre race et qui n’usons pas de notre fortune pour offrir des chasses aux gens ruinés à particule. Je crois que vous ne voyez que deux sortes de juifs :

» D’abord la petite aristocratie, aux fortunes énormes, et qui est peu intéressante (caractérisée par sa platitude envers les grands noms du catholicisme).

» Ensuite, les juifs polonais qui encombrent notre pays et qui, pour manger, font tous les métiers (ces derniers ne sont intéressants que par les malheurs qu’ils ont endurés en Russie).

» Mais il y a aussi les juifs croyants, sincères, aimant profondément leur pays, ne cherchant pas à éblouir les autres par leur fortune et leur luxe de mauvais goût : bref, la bonne bourgeoisie. Vous croyez trop que les juifs sont des êtres à part, qui ont une mentalité spéciale. Entre le « Nucingen » et le « Gobseck », il y a autre chose.

» J’ai passé au front de durs moments, car pendant le premier hiver nous n’avions pas encore l’habitude de cette guerre de « taupes » et dans les Vosges (col de Sainte-Marie) nous souffrions beaucoup du froid. Pour les hommes, la souffrance physique seule comptait ; mais, comme officier, j’avais de pénibles journées. Cette inaction me pesait. La solitude dans nos montagnes boisées engendre la mélancolie, les mauvais sentiments, bref la lassitude. C’est alors que ma foi est intervenue et m’a sauvé moralement. Je me suis souvenu de la prière que je faisais tout petit, le soir avant d’embrasser ma maman et qui ressemble beaucoup à votre « Pater noster ». J’ai prié et le Seigneur m’a soutenu, m’a donné le calme. Chaque fois que j’avais une décision à prendre, je pensais à Lui et j’étais tranquille.

» Au moment de l’attaque même, le devoir vous impose suffisamment de travail pour que l’on ne puisse penser qu’aux ordres reçus et aux moyens de les exécuter pour le mieux. Mais avant ! La demi-heure qui précède l’attaque ou la reconnaissance offensive, possède une grandeur tragique. Chacun, catholique, protestant ou juif se recueille, et les véritables croyants se reconnaissent à leur calme, qui, à ce moment, ne peut être feint.

» Je vous écris en toute sincérité. Chaque fois que je voyais qu’il fallait aller à la mort, je pensais à « Lui », et mon devoir m’apparaissait naturel, sans mérite. Lorsque j’ai été enseveli, je me suis cru blessé à mort et ma première pensée a été encore pour mon Dieu.

» La religion juive n’est pas faite pour le peuple, car elle n’est pas composée de petites pratiques extérieures, mais uniquement de l’idée de Dieu et de la survie de l’âme. C’est pourquoi il y a peu de véritables croyants.

» Il m’est arrivé, voulant me recueillir, d’aller m’agenouiller dans une église et je ne crois pas avoir commis un sacrilège.

» Voilà mon état d’âme que je vous expose simplement, sentant chez vous une sympathie. » (Lettre du sous-lieutenant L., 29 décembre 1916.)

Sur le même sujet une lettre signée d’un nom important dans la société parisienne :

Je ne voudrais pas vous laisser croire que les consciences des Israélites morts pour la France avec amour « sont vidées de leur tradition religieuse ». Je ne peux cependant vous apporter des « textes » qu’en vous demandant formellement de ne les prendre que comme anonymes. Par modestie d’abord, et par justice aussi pour les héros inconnus, je désire que le nom de mon fils soit par vous pieusement gardé sans être publié…

Je me conforme à regret à cette volonté ; je tairai le nom du héros, qui occupait une haute charge ; je me borne à analyser le petit dossier que l’on me communique.

Âgé de 33 ans, sergent au 360e régiment d’infanterie, ce soldat israélite a pris part aux combats de Réméreville, Crévic, Bois Saint-Paul, Velaine-sous-Amance, du 25 août au 14 septembre 1914. À cette date, il écrit à ses parents une lettre qui va être la dernière :

Papa, maman adorés. Merci de vos tendres cartes et lettres que je reçois très bien, mais en paquet. Hier soir celles du 31 août et du 1er septembre. Vous êtes, j’en suis sûr, une infirmière admirable, mais je n’aurai pas pour cette fois besoin de vos soins. Nous sommes aujourd’hui revenus en arrière pour longtemps de la ligne de feu où nous sommes depuis le 26 août, surtout depuis le 2 septembre. Je n’ai pas eu une atteinte, pas une égratignure, et pourtant je me sentais presque sûr, tellement j’avais sur moi la sensation puissante de la protection de Dieu qu’il m’accorde pour vous et par vous mes admirables parents. De sorte que je n’ai eu aucun mérite à n’éprouver aucune hésitation à me jeter entre les balles et les obus ; je les voyais dévier autour de moi. Je n’ai d’ailleurs commis aucun acte de valeur, du tout, je m’empresse de le dire, je me suis contenté d’aller là me l’on me disait d’aller.

Trois jours plus tard, s’étant proposé pour conduire une reconnaissance, il pénètre dans le village de Bezange-la-Grande. Un jeune paysan lui conseille « de faire demi-tour ». Il répond : « Je suis chargé d’une reconnaissance, il faut aller plus loin… », et presque aussitôt il tombe frappé à la tête d’une balle explosible. Il avait dit à son père en le quittant : « La Lorraine, je vous la rapporterai ou j’y resterai. » Les habitants l’ensevelirent et le maire a pu faire parvenir aux parents la médaille de piété trouvée sur leur fils ; elle portait l’inscription traditionnelle ; « Tu aimeras l’Éternel. » Sur le papier qu’il avait préparé avant son départ et où il exprimait ses dernières volontés, il invoquait la parole sacrée : « Il chemina avec Dieu tous les jours de sa vie. Tout à coup on ne le vit plus parce que Dieu l’avait pris. » Et encore : « Pour moi, je sais que mon Rédempteur est vivant et qu’il me ressuscitera de la terre, et que lorsque ma chair aura été détruite, je verrai Dieu. Je le verrai de mes yeux. ».

Sur Israël croyant, encore ce document d’union sacrée. M. Lancrenion, prêtre, médecin aide-major au 1er groupe du 39e d’artillerie, écrit à la mère du jeune Charles Halphen, lieutenant au 39e d’artillerie, tombé au champ d’honneur le 15 mai 1915, une lettre dont voici la fin :

L’amitié, liée par moi avec votre fils, s’est transformée en respect et en admiration devant sa mort héroïque. Et je veux vous le dire aussi, le Dieu infiniment puissant et miséricordieux, dans lequel nous croyons tous, quoique différents de religion, dans lequel votre fils croyait (il me l’a dit), a pris auprès de lui, je l’espère, l’âme droite et loyale, qui s’est sacrifiée pour le devoir, et il l’a prise pour l’immortalité… J’ai prié du fond de mon cœur hier, aujourd’hui, ce Dieu de miséricorde, de recevoir votre fils auprès de lui, et de vous réunir à lui, quand le temps sera venu pour une réunion éternelle et heureuse… Puisse cette parole d’un ministre de Dieu, non pas calmer votre douleur, mais vous apporter l’espérance, soutenir votre courage, vous aider à supporter le sacrifice.

(14) Note de la page 92. — On me dit : « Vous avez fait voir des Israélites d’exception, nouvellement venus parmi nous ou bien grands intellectuels », et l’on me donne à lire la correspondance du capitaine Raoul Bloch, tué le 12 mai 1916 devant Verdun, qui appartenait au monde des affaires. Ses lettres, d’un ton ferme, respirent le plus salubre sentiment patriotique et familial.

Âgé de quarante ans, affecté au service des étapes, il demande à passer dans l’active. « J’attends impatiemment de faire mon devoir comme je le désire et le comprends ; comme Français et Juif, je dois le faire doublement. Il faut au pays en ce moment tous ses hommes valides pour la défense les armes à la main ; — je suis dans un service qui peut se faire fort bien avec des hommes d’âge et moins ingambes, mon devoir est d’offrir mes services ailleurs… »

En date du 6 janvier 1915, il envoie à sa femme cette page toute pleine de la piété terrienne d’un israélite alsacien :

Avec quelle joie je m’en irai du côté de l’Alsace et quels souvenirs en pénétrant en uniforme dans ce pays de nos rêves ! Nos pauvres papas en tressailliraient dans leurs tombes ! Enfin, la « revanche » dont ils ont tant parlé, dont leur cœur débordait ! et mon brave frère, mon ancien sous la capote, et dans quels tragiques moments ! avec quel plaisir je le vengerai ainsi que Robert mon frère trop tôt disparu ! Quelle note à faire payer aux Bandits et combien je serai féroce créancier !

Dis-leur à tous, aux frères et sœurs, que jamais peut-être nos cœurs n’ont tant vibré à l’unisson et n’ont communié d’une façon aussi intense. Je pense souvent à tous ceux qui t’entourent en ce moment d’une affection si tendre et t’aident à supporter vaillamment la lourde contribution du pays que je t’ai imposée ainsi qu’à moi-même. Être de ceux qui auront contribué directement à te rendre ton berceau natal sera pour moi une bien douce joie et comme un complément à notre vie si unie et si tendre. Quel bel anniversaire de nos vingt ans de ménage, la « rue de la Mésange » redevenue française ! quel plus beau cadeau pourrai-je rêver de l’apporter ! Et Lauterbourg, Niederbronn, Bionville, tout cela sous nos trois couleurs ! Tu dois comprendre pourquoi je voulais et devais partir, toute la tradition familiale n’est-elle pas avec moi ? Pouvoir emmener toi et nos chéris en Alsace-Lorraine et leur dire : Papa a aidé dans la mesure de ses forces à rendre ces deux beaux pays à la France, quelle plus belle récompense pour moi ?

(15) Note de la page 118. — « Beaucoup de socialistes sont à la fois pareils et différents… »

Enfant du Paris ouvrier, le fusilier marin Luc Platt est socialiste. Il va pour la première fois en permission et à son retour écrit sur son carnet :

25 septembre 1915. — … Je serais chef de quelque chose, je ramasserais tous ceux qui trouvent que c’est long, qui veulent signer la paix, et les amènerais ici à coups de trique. Je leur ferais passer trois semaines dans les tranchées et leur collerais le nez dans les boyaux pour qu’ils apprennent au moins ce que c’est. Ils parleraient de paix après ! Et nos ruines ? Et nos morts ? Est-ce que tout cela ne crie pas vengeance ! Je ne suis pas plus patriote qu’un autre… mais cela, c’est l’instinct. Le front, quelle belle école morale pour les civils !

Peu après, il apprend la mort de Vaillant.

22 décembre. — … Jaurès ! Vaillant ! Quand on évoque ces deux noms, il me semble revoir, au milieu d’une mer humaine tachée de milliers de bannières rouges, ces deux hommes aux gestes larges et aux paroles profondes, qui semblaient, comme des apôtres, montrer aux prolétaires la cité future, tout un monde de paix, et non cette vie si proche à laquelle aucun esprit sensé ne voulait croire : la vie où l’on ne parlerait pas d’autre chose que de canons, de tranchées, d’attaques, de meurtres et d’incendies… Où sommes-nous tombés maintenant ! Et il y a des socialistes qui prêchent encore la paix ! qui veulent renouer l’Internationale ! L’Internationale, oui…, mais sans les Allemands. Ces traîtres nous ont menti, ils ont tué nos espérances, ils sont moralement responsables de la mort de Jaurès, de Vaillant. Ils seront punis, car nous les socialistes, nous crierons, non plus : « Guerre à la guerre ! » mais : « Guerre à outrance ! » Il nous faut leur peau !

Six semaines après, le 13 février 1916, il tombe en héros sur l’Yser. (Un Parisien sur l’Yser, le fusilier marin Luc Platt, par Jules Perrin.)

(16) Note de la page 125. — Voici la lettre d’un instituteur qu’on lira avec intérêt. En date du lundi, 1er janvier 1917, M. Arthur Gervais, bien connu dans l’enseignement, m’écrit :

« Votre article sur l’œuvre et la vie de mon collègue, l’instituteur syndicaliste Albert Thierry, éclaire singulièrement l’opinion que depuis la guerre, je me suis faite sur la vraie mentalité des instituteurs syndicalistes, que j’ai combattus autrefois.

» Vous savez quels soucis ils nous ont créés, quelle peine nous nous sommes donnée, à l’Instituteur français, organe antisyndicaliste, pour ramener au simple bon sens et à la plus élémentaire prudence ces enfants terribles de la grande famille primaire, que rien n’arrêtait, ni leur propre sécurité, ni le tort qu’ils faisaient à l’École et à ses maîtres, natures ardentes, mais, à la vérité, généreuses, ne pouvant supporter d’aucune façon l’arbitraire et l’injustice.

» Pour ma part, j’ai pris, pendant cette lutte, plus d’une colère dont j’ai gardé le souvenir, mais qu’ont bien désarmée la belle tenue, le courage patriotique pendant la guerre, de ces agités, hier encore ennemis de toute discipline et pacifistes à l’excès.

» Les syndicalistes de l’École, acquis à tout ce que renferme de large humanité le socialisme français, fraternisaient avec les plus fougueux d’entre les socialistes, les moins disciplinés, mais ceux dont le parti dirigeant se méfiait le plus parce que la logique de leurs doctrines les entraînait à vouloir étendre aux partis de droite les libertés qu’ils réclamaient pour eux. De là les ennuis de notre administration, que cette attitude gênait beaucoup.

» Nous, les modérés — lire, les réactionnaires — dans la Presse de l’Enseignement, par principe, par respect pour l’ordre, la discipline, nous soutenions l’Administration, qui ne nous en savait aucun gré, on devine pourquoi, et logiques, également, nous tapions dur sur les syndicalistes, les révolutionnaires, ennemis de toute autorité.

» Cette lutte s’estompe dans un passé qui paraît lointain, et, maintenant que les rancunes sont tombées, avec l’ardeur de la bataille, que les dangers communs ont réuni, côte à côte, les ennemis d’hier, il est plus facile d’apprécier sainement l’intention dans le fait, jugé autrefois répréhensible, lorsqu’une occasion nous reporte à ces anciennes histoires. Le syndicat des fonctionnaires, erreur d’hier, peut devenir la vérité de demain. Avant la guerre, il était présenté comme un état anarchique menaçant pour une société qui se sentait minée par le relâchement de la discipline nécessaire à toute organisation sociale et qui mettait tout son espoir dans le bon exemple des détenteurs de l’autorité, dans le bon exemple du fonctionnaire. Mais il est possible qu’il devienne, au lendemain de la guerre, le modérateur nécessaire d’un pouvoir tyrannique tirant toute son autorité de la loi du nombre, la loi du plus fort.

» Les instituteurs syndicalistes auraient donc été les semeurs d’une idée heureuse et féconde, réalisable peut-être dans un avenir prochain ? Ce qui manquait à ces esprits intuitifs et bien intentionnés, c’est cette discipline intellectuelle que donne une culture plus forte et mieux équilibrée que leur éducation incomplète de primaires ; c’est encore cette discipline morale de la foi religieuse qu’ils n’avaient pas et que même ils combattaient comme attentatoire à l’idée fausse qu’ils se faisaient de la liberté humaine. Cette double discipline de l’esprit et du cœur nous manquait d’ailleurs, à nous Français ; nous n’étions ni assez cultivés, ni assez religieux, de là cet état anarchique où nous vivions dans l’avant-guerre. Mais nos instincts de conservation sociale nous avertissaient du danger que nous courions. De là nos efforts pour sortir de ce chaos.

» La guerre a réveillé chez nous les vertus de la race : son héroïsme, sa générosité, son désintéressement, ses qualités guerrières et son génie inventif. Elles ont été suffisantes, avec ce qui nous restait de haute culture et de foi religieuse, pour suppléer, dans ces heures de grande crise, à la discipline qui nous faisait défaut.

» Profiterons-nous des leçons de la guerre dans les moments de sécurité trompeuse de la paix ? Voudrons-nous nous imposer les efforts nécessaires pour conserver et accroître les trésors spirituels et moraux amassés pendant des siècles, éviter toute surprise et marcher avec sécurité vers nos hautes destinées ?

» Notre devoir est tout tracé : veiller à ce que se rallume chez nous le double flambeau de la culture classique latine et de la foi catholique, qui s’adaptent merveilleusement au génie de notre race…

» Arthur Gervais, Instituteur en retraite.
» Fabrègues (Hérault). »

À rapprocher de ces vues celles de Georges Guy-Grand (La Philosophie nationaliste-La Philosophie syndicaliste), chez Bernard Grasset, et tout le mouvement des instituteurs syndicalistes, et, dans notre Conférence du 16 mars 1907 sur les Instituteurs, ce que nous disions : « Le syndicat, peut-être la petite patrie de demain pour un grand nombre de Français. »

(17) Note de la page 150. — Pierre de Rozières est tombé le même jour et au même endroit qu’Hugues de Castelnau qui faisait partie, lui aussi, de cette 70e division de Lorraine où son père le général de Castelnau a laissé tant de souvenirs parmi les anciens du 37e de Nancy, versés au 237e et au 360e. Il est enterré dans le cimetière de la paroisse du Petit-Servins, près d’Ablain-Saint-Nazaire, à l’ombre de l’église où tant de fois il est venu demander à Dieu la victoire de nos armes et sûrement offrir sa vie.

(18) Note de la page 162. — La grande parole initiale de Déroulède sur laquelle fut bâtie la Ligne et qui l’anime toujours (je la rappelai le 12 juillet 1914 en acceptant, bien indigne, la succession de notre chef), c’est : « Républicains, Bonapartistes, Légitimistes, Orléanistes, ce ne sont là, chez nous, que des prénoms. C’est Patriotes, le nom de famille. »

Je ne fais rien dans ce livre que me conformer à la pensée, à la volonté de la Ligue.

(19) Note de la page 192. — Catholiques, protestants, juifs, socialistes, traditionalistes, je n’ai pas, c’est trop certain, épuisé l’analyse, achevé le tableau, ni même le dénombrement de nos familles spirituelles. J’ai tracé le cadre et mis quelques touches vraies dans une esquisse d’ensemble. On devra pousser davantage le dessin et même multiplier les chapitres.

Par exemple, il y a des républicains démocrates et laïques, des adeptes de la philosophie des droits de l’homme, appuyés sur un principe d’ordre juridique et non d’ordre économique, révolutionnaires si on veut, mais qui se rattachent aux idées de la Constituante. Fort nombreux chez nous, ils relèvent d’une grande tradition française et anglaise du xviiie. Un de leurs pèlerinages serait dans Avignon sur la tombe de Stuart Mill. On trouvera un écho de leur pensée dans le chapitre que je dédie aux socialistes, aux libres-penseurs, aux pacifistes, aux internationalistes. Toutefois, ce ne sont pas des humanitaires. Ces républicains « démocrates et laïques » trouvent leur principe d’action dans la Déclaration des Droits de l’homme : « Nous combattons, disent-ils, le militarisme allemand. » Pour eux, c’est une guerre d’indépendance plus que de « nationalité ». Une sorte de poussière recouvre leur pensée ; mais ils existent très nombreux et pour les voir en beauté on peut songer à Renouvier.

Au reste, le nombre de ces familles spirituelles, si je suivais certains de mes correspondants, serait quasi illimité. Jules Véran me raconte qu’un soir, au Mort-Homme, quand l’heure de l’attaque approchait pour un régiment provençal et que les chefs inquiets d’un bombardement effroyable se demandaient si leur signal serait entendu, une voix entonna la Coupo santo de Mistral… C’est un hymne religieux, vous savez de quelle beauté, à la gloire de la terre et des traditions, et qui réunit dans l’enthousiasme tous les fils du génie provençal… Une voix entonna, tous s’y joignirent et, la minute sonnée, c’est aux accents de cette Marseillaise de Maillane que les soldats du 15e corps conquirent la citation dont ils sont aujourd’hui si fiers…

(20) Note de la page 202. — « L’esprit français le plus indigène, le plus local a toujours de l’universalité… »

Le philosophe du régionalisme français, un nationaliste extrême, comme Charles Maurras, a toujours insisté sur cette notion d’universalité qui est propre à la France et qu’elle a héritée de Rome et d’Athènes. Il écrit, dans la dédicace de l’Étang de Berre (1915) : « Ce petit livre — dit — la ville et la province — épanouies — dans le royaume — pour les progrès — du genre humain » ; dans la préface de Quand les Français ne s’aimaient pas (1916), mettant en lumière « les services rendus à la beauté et à la vérité par les hommes de sang français », il spécifie que cela doit être considéré « sans perdre un seul instant de vue que la raison et l’art ont pour objet l’universel ». Des écrits plus anciens, remontant comme certains chapitres d’Anthinea à 1896 et 1898, font de même observer qu’ « au bel instant où elle n’a été qu’elle-même, Athènes fut le genre humain. »

(21) Note de la page 252. — Quand je parle des Marie-Louise de la France, combien je suis loin d’épuiser ce sujet d’une déchirante beauté ! Puisque nous voici avec le noble enfant Michel Penet (d’un esprit ravissant, plein de poésie), laissons-le nous présenter le petit chasseur Chocolat. La page semble bien « un peu littéraire », mais c’est un texte. Un soldat de dix-neuf ans protège un soldat de douze ans :

14 février 1915.

Il y a quelques jours, j’étais allé avec un de mes camarades pour boire un verre de vin chaud dans une petite auberge.

Par hasard, j’y trouvai le petit chasseur Chocolat, l’enfant du bataillon. J’avais déjà remarqué pendant les marches, ce gamin à l’œil vif, qui soufflait dans un petit clairon.

À peine étais-je assis, qu’il sauta sur mes genoux.

— Petit, lui dis-je, en caressant ses cheveux blonds, où est ton père ?

Ses yeux bleus se levèrent tristement vers moi :

— Je n’en ai pas, dit-il doucement.

— Et ta mère ?

— Je n’en ai pas non plus.

— Tu n’as donc personne pour s’intéresser à toi, ni sœur, ni frère ?

— Des frères, oh si j’en ai, dit-il en me sautant au cou.

Et il se mit à secouer les trois médailles qui pendaient sur sa poitrine au bout d’un ruban tricolore. L’une représentait le Sacré-Cœur, l’autre la Vierge Marie. Au milieu brillait la médaille militaire, médaille en fer blanc qui, bientôt peut-être, sera d’argent.

Notre petit chasseur a été à la guerre avec ses grands frères. Il leur portait des balles dans tes tranchées. (Lettre de Michel Penet, du 14 février 1915.)

(22) Note de la page 259. — « Déjà la vie religieuse des armées n’est plus ce qu’elle était en 1914 et 1915… Mais nul ne reviendra de cette guerre exactement pareil. » Quand cette page parut dans l’Écho de Paris, je reçus des tranchées plusieurs corrections ou commentaires intéressants. Voici l’une de ces lettres (en date du 20 janvier 1917) :

Non, je ne crois pas, comme vous le déclarez, que le niveau moral de l’armée ne soit plus en 1917 aussi élevé qu’en 1914.

Je l’ai cru longtemps, et cela me désespérait ; bien souvent je me suis dit, en écoutant mes camarades : « La guerre dure trop longtemps ! Où sont les grandes heures d’enthousiasme et d’union de 1914 ? » Et voilà qu’il y a quelque temps, m’étant trouvé séparé de mon cercle habituel d’amis, je fus mis dans une intimité étroite et prolongée avec quelques-uns de mes camarades qui pouvaient, en raccourci, me représenter à peu près toute la nation : il y avait des ouvriers et des agriculteurs, des dans du Nord, du Midi, du Centre et de l’Est… Peu à peu, je vis combien, sans qu’ils s’en doutent eux-mêmes, la souffrance avait fait son œuvre en eux, les avait épurés, combien ils sortiraient modifiés de la guerre.

En 1914-1915, je crois que le changement avait surtout été en surface. Comme ces nuits de froid subtil qui couvrent brusquement les étangs d’une mince couche de glace, la guerre nous avait brutalement saisis et confondus dans une grande masse ; masse splendide d’aspect sans doute, mais qui n’était qu’un agglomérat bigarré destiné fatalement à s’effriter. La cristallisation des nouveaux sentiments ne commença que plus tard, et non par la surface mais par les couches les plus profondes, les couches subconscientes de nos âmes. Cette transformation s’est produite surtout, je crois, durant ces heures — les plus dures moralement peut-être — que nous avons vécues depuis l’offensive de Champagne, depuis l’écroulement que nous nourrissions des espoirs d’une guerre relativement courte. Il nous a fallu alors nous replier sur nous-mêmes avec la vision d’une guerre certainement encore longue, plus pénible que nous ne l’aurions crue, et où nous aurions à souffrir plus que jamais ; et, à ce moment, la nécessité de nous faire « une âme de guerre » s’est imposée à nous ; nous nous y sommes pliés, sans nous en rendre compte du reste, pour la plupart d’entre nous. Nous avions jusque-là conservé presque intacte notre mentalité d’avant-guerre ; nous l’avions simplement recouverte d’un manteau d’enthousiasme. Ce manteau s’est usé peu à peu ; il a chez presque tous disparu aujourd’hui ; c’est pourquoi la masse paraît moins brillante qu’aux premiers jours, mais je crois qu’un changement essentiel et profond ne s’est pas moins opéré, et il continue son œuvre. Ce sont maintenant nos anciennes petites idées qui paraissent en surface, et si nous les défendons encore parfois, souvent nous n’y croyons plus. Il n’y a plus qu’une écume sur la conscience française ; vienne le grand souffle de la victoire, tout cela sera balayé dans un grand vent d’union et de fierté nationales. Nos souffrances seront oubliées, qui auront été payées par la gloire, dont, Français, nous serons toujours les éternels amoureux. (H. B., de Lille.)

(23) Note de la page 266. — Ayant lu mon récit, le grand et savant Saint-Saëns me disait : « Certes, cette union d’un prêtre, d’un pasteur et d’un rabbin est extrêmement touchante ; mais faut-il l’admirer ? Au point de vue sérieusement religieux, elle n’est pas admirable. La foi tolérante n’est plus une religion, mais une religiosité. C’est par cette tolérance, si fortement à la mode, que les religions périraient, car elles meurent d’elles-mêmes, on ne les tue point ; en les persécutant, on les fortifie. »

Saint-Saëns n’a pas tort. Mais tout de même, il n’a raison qu’à demi. Il faut situer de tels épisodes dans l’atmosphère d’immense charité de la guerre. Nulle tiédeur. Ils sont tout brillants. Et quel motif d’inspiration un musicien de génie ne trouverait-il pas dans la scène que je vais noter, où deux thèmes de guerre civile s’enlacent et s’élèvent étroitement réconciliés au-dessus d’un pauvre cercueil.

Un jour de cet automne 1946, m’écrit le pasteur Jacques Pannier, un obus tua du même coup à leur batterie deux maréchaux des logis, amis intimes : l’un catholique, l’autre protestant. Au service funèbre, l’autre aumônier et moi nous marchions côte à côte derrière les deux cercueils ; il n’y eut pas, en vérité, deux cérémonies successives, mais une cérémonie double, dont les parties alternatives s’harmonisaient parfaitement. L’abbé dit le Pater, je récitai le Credo. Pourquoi aurions-nous répété deux fois la même oraison, la même confession de foi ? L’abbé dit : Requiem dona eis, Domine ! Je priai pour les deux familles. Ensuite, un officier catholique, parent du sous-officier protestant, prit la parole au bord de la fosse et exprima sa reconnaissance d’avoir entendu les représentants des deux églises chrétiennes symphoniser ainsi… »

Ah ! Saint-Saëns, quel départ pour votre génie ! Quel oratorio à créer !… Je fais mes réserves, moi aussi, telles qu’un instinct du goût nous les suggère, sur ces ententes qui, dans le froid de nos vies quotidiennes, seraient des compromissions ; mais dans la fraternité du sacrifice pour la France et pour la civilisation, nos héros reçoivent spontanément le secours de toutes les prières, l’effusion de toutes les consciences bouleversées par le même sublime.

(24) Note de la page 268. — « Il faut à la France de demain l’étroite collaboration du prêtre, de l’officier et de l’instituteur. »

Je demande au prêtre, à l’officier et à l’instituteur qu’ils prennent sous leur protection la propagande pour le suffrage des morts. C’est la conclusion d’un tel livre. Ce mémorial où resplendit l’union de tous les soldats de la France ne peut se terminer que par la plus ardente réclamation pour que survivent et continuent d’agir après la guerre leurs espérances et leurs volontés.

Voici la pétition que je demande à tous mes lecteurs de signer et de faire signer et qu’ils peuvent se procurer aux bureaux de la Ligue des Patriotes, 4, rue Sainte-Anne, Paris :

Pétition pour le Suffrage des Morts soumise au Parlement par les familles des mobilisés.
« Messieurs les représentants de la nation,

» Depuis le début de la guerre, des centaines de mille de Français sont morts. Qu’allons-nous faire pour eux ?

» Aux plus illustres, nous dresserons des statues sur nos places publiques ; aux autres, des stèles funèbres sur leurs ossuaires.

» Comme c’est froid, comme c’est insuffisant !

» Ces morts que nous savons meilleurs que nous-mêmes et dont nous entendrons la voix jusqu’à la fin de nos jours, pouvons-nous accepter qu’ils se taisent désormais et qu’ils ne donnent aucun avis dans la reconstruction de la patrie qu’ils ont sauvée ?

» Nous ne songeons pas seulement à leur marquer notre gratitude. Nos intérêts nous préoccupent. La brusque disparition d’un dixième peut-être de notre corps électoral jettera un trouble profond dans la direction des affaires publiques.

» De sacrifice en sacrifice, les combattants et leurs familles en arriveront à se trouver dominés par les non-combattants.

» Certaines communes, certaines régions dépeuplées par le hasard des batailles et les conditions du recrutement vont se trouver dans une douloureuse infériorité électorale.

» Comment empêcher que l’équilibre soit rompu aussi injustement ?

» Les noms des morts doivent continuer à figurer sur les listes électorales, ils voteront par l’intermédiaire de leurs familles dont ils font la noblesse et qui leur vouent un culte pieux.

» Le vote des femmes a été jusqu’à ce jour dans notre pays l’objet de critiques dont ses partisans n’avaient pu triompher. À l’issue d’une guerre où tous les enfants de la France furent plus beaux que dans aucun siècle, la patrie doit un hommage aux femmes et aux mères des héros, l’enthousiasme glorieux de nos combattants est fait pour une grande part du courage et de l’abnégation des Françaises, et celles-ci, quand la funeste nouvelle tombe dans leurs foyers, sont dignes de recueillir (pour la défense de leur famille et de la patrie) le bulletin de vote du soldat dont l’âme était pareille à la leur.

» Aucune objection d’ordre public ou social ne peut nous être opposée. Tous les partis et toutes les classes de la nation accomplissent leur devoir ; tous auront payé leur tribut à la mort ; en maintenant à ceux qui tombent pour la défense de la patrie leur droit de vote, nous évitons l’injustice sans ouvrir la porte à aucune surprise.

» En conséquence, nous demandons que la législation électorale soit modifiée de manière à donner satisfaction à la gratitude et à l’équité envers les familles décapitées et les régions décimées.

» Et laissant aux jurisconsultes le soin d’étudier les questions qui relèvent plus spécialement de leur compétence, nous réclamons le Suffrage des Morts. »

Ce livre est né de la confiance que me témoignent des inconnus, me communiquant chaque jour ce qu’ils admirent, ce qui les émeut et qu’ils croient bon à mettre sous les yeux du public et dans le cœur de la France. Je les prie de trouver ici l’expression de ma gratitude. Mais ce long travail ne pouvait pas s’achever avec les seules ressources qui me venaient naturellement. Pour équilibrer ces divers chapitres, il me fallut chercher des « textes » que mes correspondants spontanés ne me donnaient pas, et ces documents qui me vinrent de « familles » avec lesquelles je suis moins parent, je dus me préoccuper de les comprendre exactement dans l’esprit ou ils avaient été écrits. Les plus sûrs appuis s’offrirent de toutes parts. C’est ainsi qu’il m’est permis de remercier à la fois MM. Ferdinand Buisson, Charles Andler, Camille Jullian, Paul Desjardins, Samuel Rocheblave ; les pasteurs Charles Wagner, John Vienot et un grand nombre de leurs collègues ; Henri Brémond, dom Pastourel, dom Besse et le « Secrétariat de la documentation catholique ». Une telle liste de mes obligations n’est-elle pas encore un signe de l’union des esprits autour de nos soldats ? Enfin, je ne dirai jamais assez ce que je dois à M. Joseph Bédier, l’éminent maître dont la science et la délicatesse m’aidaient à comprendre la réalité héroïque d’aujourd’hui comme la légende épique d’autrefois.