Les Diverses Familles spirituelles de la France/Chapitre VII

CHAPITRE VII

LES TRADITIONALISTES

« Le passé ne meurt jamais en nous », répétait Fustel de Coulanges. C’était la devise, c’était l’âme des études de Joseph Déchelette, qui fut tué le 3 octobre 1914 à la tête de sa compagnie. Déchelette élevait le monument de notre plus ancienne histoire. Il s’était dévoué à l’étude du monde cette et des temps préhistoriques chez nous, disant que du paléolithique au gaulois et au romain la filiation ne saurait s’interrompre. Et quelques jours ayant de tomber au champ d’honneur, il écrivait à Camille Jullian, en date du 20 septembre 1914 :

L’heure n’est plus guère à l’histoire des temps antiques, quand celle de notre patrie s’accroît de jour en jour de pages si glorieuses. Mais le passé est inséparable du présent. Je ne doute pas que cette bataille de la Marne, livrée sur l’emplacement des grandes nécropoles gauloises, ne vous ait donné, comme à moi, une patriotique et réconfortante vision. Épée de La Tène ou fusil modèle 1886, c’est toujours la même lutte de l’âme cette contre la brutale agression des Germains… Heureux les jeunes qui prennent part à ces luttes formidables !…

J. Déchelette
Capitaine au 104e régiment territorial d’infanterie.

Cette lettre avec sa belle finale, « Heureux les jeunes !… » met d’une manière vivante sous nos yeux le sentiment de ceux qui tiennent leur terre pour un sanctuaire et reçoivent leur loi des morts qu’ils révèrent. Elle nous prépare à comprendre l’appui que certains esprits trouvent au cours de cette guerre dans leur « traditionalisme ».

François Baudry, neveu du peintre célèbre, était un jeune savant de vingt-quatre ans. Né à Versailles, il s’était choisi, retrouvé une petite patrie et avait donné son cœur à la Vendée d’où venaient ses grands-parents. De là son cri, quand la guerre éclate et qu’il vient de rejoindre à Gérardmer son régiment : « Si je tombe, ce sera en bon Français, en bon catholique, en bon Vendéen… La mobilisation dans les Vosges a été splendide… Nous avons coupé le poteau frontière de la Schlucht, nous le replanterons au Rhin… Absolument calme, j’espère avec la grâce de Dieu montrer l’exemple que je dois par mon grade infime (il était caporal), par ma situation sociale et par mon titre de petit-fils des Géants du Bocage. »

Tout tient dans ces quelques lignes : l’hommage à la Lorraine, bastion de la France, la définition en trois étages de son patriotisme, son but de guerre.

François Baudry ne cesse de répéter qu’il se bat pour des réalités ; il veut recouvrer l’Alsace, être digne de sa petite patrie la Vendée, et puis remplir sa mission de gradé. C’est ce que viendront nous dire tous les traditionalistes. Ils ont reçu et veulent transmettre. Ils ont reçu la France, leur trésor familial, et veulent laisser une France plus belle et une famille plus riche en mérites. Mais pour que tout soit clair et solide à la base de notre description, laissez que je vous fasse connaître amplement le lieutenant Pierre Fourier de Rozières, un Lorrain de Mirecourt, destiné à être l’honneur des lettres lorraines et françaises, et dont la brève carrière militaire fut prodigieuse, comme l’attestent quatre citations, dont une à l’ordre de la division et trois à l’ordre de l’armée.

Au premier jour, Pierre de Rozières prend part à la marche sur la Lorraine allemande, puis à la défense de Nancy ; il est blessé, le 7 septembre, dans les bois de Saint-Paul contre Romémont. « Nous étions dans une clairière et presque corps à corps. J’avais même échangé à bout portant trois coups de revolver avec un officier bavarois qui m’avait manqué. » À l’hôpital où il est évacué, il apprend qu’une propriété de famille a été saccagée. Ses impressions se ramassent dans cette lettre à son père :

Rien n’est désespéré quand la sève est là ! Prions Dieu pour qu’elle reste toujours bien saine, la sève de la famille, et toujours française, cette terre lorraine qui nous coûte tant de larmes. Je vous embrasse, mon cher père, en vous assurant que si Dieu me garde la vie, ce ne sera que pour vous continuer entièrement : amour du sol et crainte de Dieu…

L’idée chrétienne se mêle avec une impétueuse beauté à tout son patriotisme terrien et familial :

L’heure d’un sacrifice général a sonné pour tous. Le meilleur sang est celui qui compte le plus aux yeux de Dieu comme holocauste. C’est à cela que je dois la vie, peut-être bien. Paul Michaut (son cousin des cristalleries de Baccarat) a été une des victimes par lesquelles Dieu nous accordera la victoire… Si je dois servir et bien servir à quelque chose dans l’avenir, j’ai la ferme conviction que je serai épargné. Mais si ma vie ne doit pas répondre à l’idéal que je me suis proposé, le bon Dieu me fera la grâce de me reprendre à l’instant même où j’accomplirai un devoir utile… Pourquoi m’inquiéter ? Évidemment il y aura beaucoup de souffrances à endurer pour les meilleurs des Français ; n’étant pas des meilleurs, ce n’est pas moi sans doute qui souffrirai le plus… (Et gentiment il ajoute) : C’est une consolation, vous le voyez, qui n’en est pas une.

Toute sa pensée se résume dans cette double formule : « La guerre est une terrible chose, mais c’est une grande grâce pour ceux qui l’endurent, individus ou nations. La France et moi avions besoin de ces coups de marteau. Pour ma part ceux que je recevrai encore seront les bienvenus. » Et puis : « Que de jeunes gens sauvés par cette mort qui semble les anéantir !… Toutes ces belles morts que vous m’annoncez forment la réserve du bon Dieu, et c’est celle-là qui nous donnera la victoire. »

Je note cet état d’esprit profondément religieux pour donner toute sa vérité à cette jeune figure et montrer les sources de sa vertu. Mais ce sont des traits plus proprement nationalistes que je veux signaler et ils apparaissent avec une certaine roideur d’adolescent et de Lorrain, durant le temps qu’il passa dans un hôpital du Midi. Il s’irritait du farniente qui l’entourait ; il croyait se trouver très loin de la guerre et voyait au loin « sa Lorraine fumer et crier ».

À chaque fois qu’il le rencontre, le nom de sa chère patrie, c’est le même frémissement :

Je vous remercie, ma chère maman, de toutes vos lettres qui me rattachent à notre Lorraine et à ses angoisses… Vraiment la Lorraine a une effroyable destinée. Si les paroles de la troisième Béatitude s’appliquent aux nations comme aux individus, elle mérite d’avoir un bel avenir.

Enfin, au 17 avril 1915, il peut regagner le front. « Quelle différence avec le dépôt, et que je suis heureux ! Un état d’esprit si sain et une si complète camaraderie, sans jalousie et si loyale… »

Il prend part aux attaques des 8, 9 et 10 mai ; blessé légèrement, il refuse d’être évacué et entre dans Carency le premier de tous, à la tête des hommes qui emportent le fortin. Il est proposé pour une citation à l’ordre de l’armée. Mais avant qu’elle n’arrive, il a redoublé son exploit !

Le 27 mai, écrit-il à sa mère, on n’arrivait pas à se rendre maître de la sortie d’Ablain-Saint-Nazaire, du cimetière et du chemin creux. Deux régiments successifs y avaient échoué. Nos progrès vers Souchez en étaient suspendus. Alors une suprême tentative fut décidée et un coup de main fut accompli par les deux plus audacieuses compagnies du 360e, qui a bon renom. Ma compagnie avait eu l’honneur d’être désignée. L’affaire tourna bien et dépassa toutes nos espérances. J’ai pu m’emparer de trois fois plus de terrain que je n’avais mission d’en conquérir. De plus, j’ai fait trois cents prisonniers, dont sept officiers, et pris six mitrailleuses. Le général du corps d’armée, voyant du haut de Notre-Dame-de-Lorette le coup de main réussir si pleinement, pleura, m’a raconté son officier d’ordonnance, qui vint m’apporter l’assurance que j’étais chevalier de la Légion d’honneur. On peut être fier de sa croix quand elle donnée pour un pareil motif. Mon bonheur est grand, croyez-le, d’avoir matériellement et personnellement arraché un morceau de France aux Boches. Voilà une lettre qui va donner à papa une telle joie que c’est encore cela qui me paraît le meilleur.

Ce fait d’armes valut à Pierre de Rozières la croix de la Légion d’honneur par dépêche spéciale du général Joffre. Le 9 juin, elle lui fut remise solennellement. Cérémonie bien émouvante au bruit de la canonnade ininterrompue. Une jeune fille déléguée par la population de Carency délivré offrit un bouquet au jeune officier. Le vieux maire d’Ablain-Saint-Nazaire, tout en larmes, vint lui serrer la main et lui annoncer qu’une des rues de la ville reconquise porterait son nom. Le général commandant la division, en lui épinglant le ruban sur la poitrine, lui dit : « Avant de vous féliciter, lieutenant, je dois vous dire : Merci. »

Et le jeune légionnaire aussitôt d’écrire à son père :

« C’est en pensant à votre joie et en remerciant Dieu de ce grand bonheur qu’il nous accorde que j’ai reçu ce matin l’accolade de l’épée. Je porte à présent sur la poitrine le ruban rouge. J’ai, je crois, plus profité des circonstances que de mon mérite. Si la bonne Providence, si clémente pour moi depuis le début de la campagne, m’a ménagé cette occasion extraordinaire d’être spécialement remarqué parmi tant de braves, je ne doute pas que je le doive à vous tout d’abord. Le Ciel a voulu sans doute vous donner, à vous et à maman, ce bonheur au milieu de tant de sacrifices. J’en suis le bénéficiaire. Je m’en voudrais de m’en faire orgueil et je me contente de porter cette croix la tête haute, sachant qu’elle n’est pas un fruit d’injustice. Elle va me permettre de me présenter avec plus d’assurance devant la vie, si Dieu me la laisse… Je vous embrasse, mon cher papa, très ému à la pensée de votre fierté paternelle et bien reconnaissant de l’honneur que me vaut, sans doute, votre vie entière… »

Je m’arrête, je ne puis, pour ma part, rien supposer qui aille plus haut. Combien de siècles de civilisation courtoise et religieuse il a fallu pour mûrir un si noble enfant. Mais voici que sa fin approche…

Quelque chose m’inquiète, tandis que je transcris ces fragments d’une correspondance intime. En produisant devant le public une voix qui s’adressait avec une parfaite confiance au cercle étroit de la famille, je risque de défigurer le caractère vrai de Pierre de Rozières, et de laisser croire à quelque infatuation chez un jeune héros qui aimait la gloire, pour ce qu’elle a de magnifique dans l’âme, mais qui dédaignait et fuyait tout l’extérieur du succès. De cette retenue, je rencontre une preuve éclatante en continuant à feuilleter cette correspondance. En effet, voici que j’y trouve un billet très bref, et pour moi quelle lumière !

Ex-casino boche d’Ablain-Saint-Nazaire.

Reçu aujourd’hui, 26 juin, la visite de Barré. J’étais en train de diriger un concert ; il y a un piano et un violoncelle et j’ai des éléments à ma compagnie. Cela a beaucoup ému Barrès, car les artistes étaient excellents. Il nous a tous embrassés.

Ah ! grand Dieu ! il était là. Si je me rappelle cette cave ! Par une matinée de juin, avec trois compagnons, je circulais dans Ablain, pire qu’un désert, longue rue dépecée par la mitraille, où venait encore à de longs intervalles un obus, et soudain voici que d’une cave s’élève un air charmant et savant de Bach, chanté par un violoncelle que soutient un piano. Nous frappons, on ouvre, et dans la nuit noire, vingt soldats, amateurs et musiciens, nous accueillent, parmi lesquels mon compatriote, le fils d’un ami de ma jeunesse, et qui ne s’est pas nommé ! J’en ai un grand regret, mais quelle preuve de l’excessive réserve de Pierre de Rozières, puisque je sais bien qu’il m’aimait.

Bientôt il allait rentrer dans la fournaise, et d’abord s’employer à la prise du chemin creux d’Angres à Souchez.

Ma chère maman, écrit-il en date du 12 juillet, remerciez Dieu du grand miracle permanent qui me protège. Je viens de perdre ma compagnie presque en entier et tous mes gradés, sauf deux. Je reste debout pour récolter à nouveau la gloire que me vaut l’héroïque sacrifice de mes braves. Voilà ma compagnie citée à l’ordre de l’armée pour la troisième fois depuis le 9 mai… Les mêmes généraux, mêmes spectateurs qu’en mai, sont venus cette fois-ci eux-mêmes m’embrasser. C’est à l’ambulance, par exemple, car j’ai le tympan perforé et l’enclume fêlée. Cela fait souffrir, mais je ne suis pas fatigué.

Il lui fut donné de revenir en permission à Mirecourt, au mois d’août. Il multiplia ses visites à tous les lieux chers de son enfance. « La veille du départ, un dîner d’adieu fut donné sur son désir dans la campagne du Haut de Chaumont, et il voulut s’asseoir sous la charmille en terrasse qu’il aimait, de manière à voir la ville. Il paraissait songeur. Sur la remarque qu’en fit une de ses sœurs, il dit à voix basse à son voisin : « C’est que je veux contempler Mirecourt pour la dernière fois ». Sur l’horizon lointain apparaissait Notre-Dame de Sion, les bras ouverts… » (Souvenir de Louis Colin).

À midi, le 1er octobre 1915, en Artois, trois jours après la prise de Souche, comme il examinait d’un trou de marmite, en avant de ses hommes, le terrain où il allait mener l’attaque des hauteurs (la cote 119) qui remontent du fond de Souche vers Givenchy-en-Gohelle, il fut foudroyé par un obus. Il tombait sur le terrain qu’il avait déjà mouillé de son sang et qu’il avait lui-même reconquis à la patrie (17). On trouva sur son cœur son memento : « Seigneur, mon Dieu, dès maintenant, quel qu’en soit le genre et selon qu’il vous plaira, d’un cœur tranquille et soumis, j’accepte de votre main la mort avec ses angoisses, ses peines et ses douleurs ». Ainsi causait-il dans le secret avec la Source de son honneur, de ses vertus et de son être. Mais ce qui s’adresse à nous, c’est la phrase qu’il avait écrite sur la mort de son cousin, le lieutenant de Cissey :

À la mort des saints, il convient de chanter le Magnificat. Et ceux-là seuls qui savent en trouver les versets triomphals devant un tombeau cher sont dignes du disparu…

Obéissons… et refusant de voir la perte que subit la Lorraine et qu’on mesurera quand nous aurons publié l’œuvre interrompue de Pierre de Rozières, recueillons, comme deux exhortations morales dédiées à la jeunesse, deux lettres intimes où, dans l’année qui précéda la guerre, le jeune homme, chassant les inquiétudes de son âge, trouvait et définissait sa voie.

C’est d’abord une première lettre où il expose la haute idée qu’il se fait de sa vocation d’écrivain :

La seule pensée qui m’encourage dans mon labeur solitaire et souvent découragé, c’est l’espérance de servir. À quelle noble cause ? À quel objet défini et positif ? Dieu ne manquera pas de me l’indiquer à son heure ; ma responsabilité sera d’y être alors préparé le mieux possible. Pour l’instant, tout à ce travail de préparation, tout au scrupule d’une formation littéraire sérieuse, tout à la recherche du beau, et par la forme pure qui plaît, et par l’idée de vérité qui touche, je ne me laisserai pas emporter par le tourbillon du siècle, ni tenter par le désordre universel, cet orgueil de vouloir devancer les saisons que la Providence a fixées aux mondes, ce défaut dont vous savez bien que la société souffre, s’énerve et s’anémie. Qu’on ne fasse pas grief au jeune laboureur que je suis, s’il travaille encore un sol nu, à peine verdoyant l’été viendra avec ses blés mûrs et plus tard l’automne avec ses vendanges… Il est un temps d’apprendre…, un autre d’instruire…

Mais c’est un homme total qu’il voulait être, agissant par sa vie aussi bien que par son esprit. Et voici comment il dressait son programme.

La vie à la campagne me semble être la plus normale, la plus féconde pour travailler, la plus propice pour offrir aux miens un véritable foyer, une demeure qui ne soit pas un appartement d’occasion, la plus hygiénique pour le physique et le moral d’une famille, celle enfin où l’on peut donner à sa maison le plus de sens. L’ombre d’un clocher est nécessaire sur les toits du village, celle aussi d’un château. De l’absence de celle-ci et parfois de celle-là, nos campagnes lorraines se vulgarisent… L’ordre, voilà la volonté de Dieu. Que chacun l’établisse dans sa sphère, là où son influence est possible et non autre part, qu’il ait mission céleste ou mission terrestre, que ce soit par la parole, ou la plume, s’il a reçu le don du Saint-Esprit, et simplement par sa vie, ce qui est toujours possible. Je ne puis y faillir, puisque j’ai reçu vocation d’écrire et celle aussi de construire une famille et d’être chef. Il me faut relever, au centre des champs égaux et par dessus les toits rustiques trop semblables, la « Tour du Meilleur », ce toit pointu qui veut pour lui seul la foudre des orages, afin d’en sauver les autres ; ce haut mur qui porte le faible lierre agrippé à ses pierres ; ce signe permanent de la hiérarchie désirable, qui rappelle aux fous qui l’oublient que nul homme ne s’élève sans degrés inégaux ; ce pignon, qui est détestable s’il n’est que celui de l’orgueil, mais divin dans sa mission, s’il ouvre ainsi qu’un grenier ou chacun peut puiser, suivant ses besoins, l’exemple, le conseil, le refuge ou l’aumône…

… Il ne faut pas aller au peuple en descendant, mais faire monter le peuple jusqu’à soi, et se mettre haut, sans morgue et simplement…

… Ma race est arrivée jusqu’à moi, sans tache et sans vulgarité ; ainsi dois-je la transmettre à l’avenir, dans la même intégrité, vêtue de même noblesse, dirigée dans le même sens de perfection…

Voilà des pensées, n’est-ce pas, qu’il n’était pas possible de laisser en dehors du concert des familles spirituelles, que des catholiques aux socialistes, nous avons entendues.

Le même souci d’agir avec persévérance dans un cadre limité, et de s’enraciner pour être un créateur de force et de beauté, de santé, de vertu, se retrouve chez Joseph Hudault avec une note moins féodale. La conception à laquelle Joseph Hudault et Pierre de Rozières sont les plus opposés, c’est sans doute ce que Le Play nomme l’absentéisme, c’est-à-dire le vice du propriétaire qui déserte sa terre. L’un et l’autre ont un même désir de se planter puissamment dans le sol et d’élever, d’année en année, un ombrage sous lequel de plus humbles s’abriteront.

Possesseur aux environs de Chartres d’un grand domaine, Joseph Hudault y joignit une importante industrie agricole, et sut acquérir une réelle influence en s’intéressant aux constructions de logements ouvriers, aux sociétés de gymnastique, aux patronages. Pendant les longues soirées d’hiver à la campagne il écrivait. Ses deux romans, La Formation de Jean Turoit et le Pavillon aux livres se placent tout naturellement, comme Dominique, comme le Disciple, dans la série des livres romanesques désireux de nous guérir du romanesque. Joseph Hudault avait fixé sur ses carnets intimes et pour son propre usage, de la même manière que Pierre de Rozières, ce qu’il appelait ses « principes et bases de vie ».

Il faut m’appliquer à constituer un vrai foyer. La fortune est le plus puissant auxiliaire ; il ne faut pas la dédaigner ; d’ailleurs, ce dédain n’est jamais sincère. Son premier avantage est de permettre une grande dignité et même une grande élégance de vie. Elle comporte des charges. Il faut éviter toutes les dépenses inutiles, en songeant à ceux qui dépendent de nous et pour qui il faut tout faire afin qu’ils soient heureux.

Il ne suffit pas de fonder une famille ; il faut devenir une autorité sociale.

Un vrai chef d’industrie s’intéresse à ses ouvriers plus encore qu’à ses affaires. En développant celles-ci, il a la joie de penser qu’un plus grand nombre d’honnêtes gens seront soumis à son influence. De même on peut prendre de l’action sur le paysan. Mais une chose est nécessaire, le contact. Toutes les occasions de rapprochement doivent être cherchées avec soin.

Ces vues n’ont rien de neuf et je les cite pour faire connaître à quel type d’âme se rattache Joseph Hudault, mais ici il arrive à une observation qui sort proprement de son expérience et qu’il faut retenir :

Je me suis convaincu qu’aujourd’hui on ne peut faire passer une idée morale, un bon conseil, qu’avec un accroissement de bien-être. Comment l’homme dont toute la vie se ramène à amasser quelques sous pour ses vieux jours ne serait-il pas d’abord sensible à l’universelle tendance vers le bien-être ?

La conclusion du jeune homme, sa règle de vie, c’est qu’il se créera une situation et une influence locales :

Les efforts sociaux, pour être productifs, doivent se localiser sur un point. On ne devient pas une autorité sociale en une génération, mais à force de frapper à la même place, de père en fils, une race finit par acquérir une influence considérable, qui est la grande raison d’être de la vie. Il faudrait qu’il y eût en France beaucoup de dynasties fondées sur ce principe.

C’est remarquable et de qualité noble, ce souci de construire sa vie comme une œuvre d’art, pour qu’elle soit féconde. Joseph Hudault, toutefois, ne considère pas seulement sa vocation propre ; il y a aussi la vocation de la France. Un jour, sur son carnet de soldat, il note :

Avec ma manie de chercher à comprendre les autres, même les ennemis, j’ai découvert une grande beauté au rêve colossal de conquête de ce peuple allemand qui, l’âme embrumée par son tabac et sa musique, s’est rué sur nous et a failli nous asservir par sa discipline et son héroïsme. Je les hais cordialement, mais seulement parce que leur destinée est opposée à la nôtre…

Ainsi, voilà son double devoir (qu’il justifie et perfectionne par sa croyance catholique), c’est d’accomplir sa mission propre et de collaborer à celle de la France.

Au début de la guerre, Joseph Hudault avait trente-trois ans. Parti comme sergent de réserve au 102e d’infanterie, il fut blessé, dès le 16 septembre 1914, à Tracy-le-Mont, puis à son retour au front nommé sous-lieutenant au 67e d’infanterie, qu’il rejoignit aux Éparges. Nous pouvons d’après ses carnets le suivre dans toutes ses réflexions. J’en extrais la pensée centrale et animatrice, mais pour éprouver toute sa force admirable, il nous faudrait, dans le même temps que nous en tenons le texte sous nos yeux, voir, respirer, sentir l’horreur du décor :

« La nuit, dans la forêt éclairée par les fusées, sous le fracas de la mitraille, je m’abandonne à la volupté de penser. En faisant un retour sur ma vie passée, je finis par lui découvrir quelque utilité, ce qui m’adoucit la perspective de la mort. Après tout, j’ai bâti, j’ai planté, j’ai écrit, j’ai fait trois enfants. S’il m’arrive malheur, il restera quelque chose de mon passage… »

En septembre, le 67e alla prendre place parmi les troupes massées en Artois pour la grande offensive. C’est à la troisième attaque de la tranchée de Lubeck que Joseph Hudault trouva la mort, dans les conditions que précise sa citation à l’ordre de l’armée :

Officier très distingué, animé de sentiments très élevés et d’un patriotisme ardent, a été blessé au bras le 28 septembre 1915, en tête de sa section, qu’il conduisait sur le terrain pour la placer face à son objectif d’attaque ; a refusé de se faire soigner pour ne pas manquer l’assaut qui devait suivre ce mouvement ; est glorieusement tombé au cours de cet assaut.

Les Joseph Hudault et les Pierre de Rozières sont représentatifs d’une foule d’admirables jeunes gens, plus nombreux, plus ardents à mesure que s’approchait la guerre, et qui cherchaient pour eux-mêmes et pour le pays une discipline de vie. Tous s’émeuvent, comme Déchelette, d’être les héritiers d’une suite de morts qu’ils vénèrent, par qui ils se sentent protégés, armés, et qu’ils veulent maintenir. De cette imagination si vraie naît le plus fort conseil : comment pourrions-nous mieux vivre que dans un accord étroit avec ceux dont nous sommes le prolongement ? Ces jeunes gens dépériraient au milieu d’un chaos d’idées improvisées ou bien étrangères, également injustifiées. Nous voulons des réalités, dit Baudry, c’est-à-dire des institutions et des mœurs qui correspondent à nos plus profondes pensées et réalisent ce que nous portons dans nos cœurs. Ils savent qu’ils trouveront leur force et leur fécondité spirituelle dans des types de vie éprouvés par une suite de gens de leur sang, et ils ont besoin, fût-ce dans leurs audaces et nouveautés, de s’appuyer sur ce qui est d’antique expérience. Pour eux, aucune liberté, je veux dire aucune libre respiration, si rien d’allemand pèse sur le territoire et le génie de la France.

C’est aujourd’hui la guerre de la délivrance. Cette délivrance, ils l’ont poursuivie en deux temps. Avant de libérer la patrie, ils eurent à se libérer eux-mêmes. Ces vainqueurs de la Marne avaient premièrement, au fond de leur conscience, vaincu la Germanie, dégagé les vertus et les vérités de chez nous, bref assuré en eux le triomphe de la France. Pour ces petits soldats, le drame temporel de 1914 continua et renouvela le drame spirituel de la veille. L’énergie de leur volonté avait devancé leur ardeur guerrière.

Ainsi désireux de recréer la fraternité française et de se relier étroitement aux générations du passé et de l’avenir, ces jeunes patriotes devaient tout naturellement nouer des amitiés étroites entre eux et avec les aînés dont ils aimaient la pensée. Ils se rassemblaient dans des ligues, des cénacles, des revues où leurs idées s’entraidaient et s’entraînaient.

Groupements variés, parfois opposés. Pour donner une vue sur ces « laboratoires », je pourrais décrire le puissant foyer dont Paul Déroulède était toute la flamme et vous introduire dans la Ligue des Patriotes (18) ou bien vous présenter le petit monde groupé par la piété alsacienne, lorraine et austrasienne dans les Marches de l’Est de mon ami Georges Ducrocq. Mais par réserve et pour ne pas parler de ceux qui sont trop mes parents, je m’en tiendrai à une maison où l’on professait la doctrine extrême de Charles Maurras, en même temps qu’on gardait, je le sais, une ardente amitié pour les formes premières du nationalisme.

La Revue critique des Idées et des Livres était rédigée par une trentaine de jeunes écrivains, qui ne se fussent pas contentés que la vérité les envahît à l’état de sentiment. Ils tenaient à la mettre en formules. C’est à la lueur du système royaliste qu’ils jugeaient la vie et les livres, mais quels sagaces connaisseurs de poésie et de prose ! Avec quelle pénétration et quel amour ils ont parlé de Racine et de Stendhal ! Pleins de goût et de feu, ces jeunes doctrinaires formaient une société d’une espèce rare, une académie à la fois savante, policée et enthousiaste. Ils s’aimaient comme autant de frères. En termes que sa modération fait d’autant plus émouvants, l’un des survivants, Eugène Marsan, me disait hier : « Jamais groupe plus uni ne s’est peut-être rencontré… Nous nous plaisions tant… » Et voici que sur ces trente compagnons d’apprentissage, quatorze sont morts pour la France et deux disparus. Je vais les nommer sèchement. C’est par respect. Conviendrait-il de les définir en trois mots ?

Morts pour la France : Lionel des Rieux, Pierre Gilbert, Jean-Marc Bernard, Marcel Drouet, Robert de Fréville (qui signait Robert Cernay), Deschars (qui signait Germain Belmont), Charles Benoit, Maurice Louthard, Joseph de Bonne, Prosper-Henri Devos, Raoul Monier, le commandant de Mougins Roquefort (qui signait Jean d’Aulon), A. de la Barre de Nanteuil, Gustave Valmont.

Disparus : André du Fresnois et Henri Cellerier.

Les lettrés ont reconnu au passage, dans ce dénombrement, plusieurs noms qui déjà brillaient. Nul de ces jeunes morts qui ne mérite son portrait, une étude, son reliquaire. Mais aujourd’hui, laissons-les en bloc, pour qu’ils tombent avec tout leur poids sur nos cœurs.

Tous prévoyaient et annonçaient la guerre. L’un d’eux, Pierre Gilbert, à la veille même du grand jour, dans la Revue Critique du 25 juillet 1914, publiait des pages brillantes sur le prince de Ligne, et souhaitant que ce « cœur de feu » fût rattaché de plus près à notre histoire littéraire, il demandait qu’on lui empruntât quelques lignes pour les inscrire en tête de nos règlements militaires. Les voici, ces lignes, ce couplet à panache où palpite la même illusion qui, dans ces journées fiévreuses d’août 1914 masquait aux jeunes saint-cyriens le vrai caractère et l’horreur de la guerre commençante :

Fussiez-vous du sang des héros, s’écrie le prince de Ligne, fussiez-vous du sang des dieux, si la gloire ne vous délire pas continuellement, ne vous rangez pas sous les étendards.

Que l’enthousiasme monte vos têtes, que l’honneur électrise vos cœurs, que le feu sacré de la victoire brille dans vos yeux, qu’en arborant les marques insignes de la gloire vos âmes soient exaltées !

Le bel adieu d’un jeune Français aux Lettres, quand il ferme sa cantine de sous-lieutenant, et quelle image de soi-même à léguer, s’il meurt, à ses frères d’armes et de pensée !

On raconte, parmi les survivants de la Revue Critique, que des jeunes gens ont appris par cœur dans les tranchées cette prose fringante, dont les copies leur étaient envoyées par les jeunes filles dévouées à la cause que servait Gilbert, et qu’ils l’ont récitée à mi-voix sous les balles, comme un hommage à la mémoire de leur ami et comme un excitant de l’âme.

Ces mêmes idées d’ordre que servaient avec une puissante sérénité Joseph Hudault et Pierre de Rozières, et dont les jeunes écrivains de la Revue Critique travaillaient à construire la doctrine, enthousiasmaient Henri Lagrange. Mais à l’énergie large et calme de ses jeunes aînés, cet enfant substitue une violence sacrée. C’est un oiseau de tempêtes.

Pour « reconstruire l’ordre français et hâter la renaissance nationale », Henri Lagrange, dès sa quinzième année, s’était battu au premier rang des camelots du roi. Je ne froisserai personne en rappelant auprès d’un enfant mort pour la France ses titres antérieurs, fussent-ils des souvenirs de discorde. Le même feu qui avait jeté Henri Lagrange dans les batailles de la rue, où il récolta six mois de prison quand il n’avait pas dix-sept ans, l’enflamma durant la guerre. Le 11 janvier 1915, il écrivait du dépôt :

Je n’aurais pas été le Lagrange de l’Action Française, qui a tant fait pour montrer le péril à ses camarades, si je n’avais pas demandé à partir en Alsace. Depuis cinq mois, je l’ai demandé vingt fois. Je ne l’obtiens qu’aujourd’hui. Il n’est que temps ; et maintenant, à la grâce de Dieu ! si je meurs, ce sera en bon Français, vous pourrez en être fière !

Et tout de suite il constate que « les obus et les balles sont physiquement moins difficiles à affronter que les coups de canne ». La guerre est son élément. « Nous avons été vaincus ; pour moi ce n’est que demi-surprise, avait-il écrit à sa mère, au lendemain de la bataille de Charleroi ; il faut résister jusqu’au dernier homme et au dernier sou. C’est la seule façon de s’en tirer. »

Comme il aime, cet adolescent, à déployer sa volonté froide ! qu’il est heureux de promener son regard tranquille sur un horizon plein de dangers ! De mois en mois, jusqu’en octobre 1915 où il tombera, il ne cesse de répéter :

Une guerre pareille… Deux ans, dix ans, vingt ans… Sait-on quand elle finira ? Si elle finit avant un an, il faudra s’armer de nouveau et se préparer résolument, car cette paix-là serait dès maintenant condamnée à n’être pas définitive, à n’imposer aucune solution acceptable. En effet, les Allemands occupent la Belgique, le Nord de la France, une bonne partie de la Pologne russe. Tout cela donne à l’ennemi une franche supériorité. Or ce qu’il faut pour la paix et le salut de la France, « intimement liés, comme le disait Proudhon, à la paix et au salut de l’Europe », c’est le démembrement de l’Allemagne, la restitution de l’Alsace-Lorraine, notre agrandissement sur le Rhin, la libération de la Belgique. À pareils maux, pareils remèdes. Contre Napoléon se sont dressées coalition sur coalition. Il fallut quinze ans pour l’abattre. Contre Guillaume, il en sera absolument de même.

Pensée nette, pensée dure, où la sagesse a le ton tranchant de la jeune inexpérience. J’aime infiniment ce feu et cette dureté. J’aime cette pierre du torrent, pleine d’étincelles. Combien cet adolescent, à son propre insu, devait être romanesque ! Je sais qu’à l’Action Française on veut surtout être raisonnable, mais un camelot du roi âgé de quinze ans est sûrement un prodige de romanesque, et je sens bien qu’Henri Lagrange avait donné corps par la politique royaliste à tous ses rêves, à tout ce qu’il y a de plus insaisissable et de plus secret dans les mouvements d’une jeune âme. Ses violences contiennent un élément de douleur et de tristesse. Elles me font songer au granit des Vosges, qui a cette qualité mystérieuse d’exhaler une odeur de violette.

Huit jours avant la grande offensive de Champagne, huit jours avant qu’il mourût, Henri Lagrange, sur une route en arrière d’Auberive, se trouva face à face, soudain, avec un de ses compagnons d’émeute, le chansonnier Maxime Brienne. Les deux jeunes soldats étaient là au repos avec leurs régiments, attendant l’heure de l’attaque. Quelle joyeuse émotion pour les deux amis qui jadis avaient fondé ensemble le journal Leurs Figures, et qui ne s’étaient pas vus depuis le 4 août 1914 ! Ils causèrent, et peu après Maxime Brienne envoya à son ami Tournay, qui me l’a transmise, une relation de ce suprême entretien.

Je laisse à cette page curieuse sa couleur romaine, son accent à la Saint-Just, toute la sainte exaltation de ces jeunes hommes dévoués à la Révolution pour l’ordre et qui voyaient dans le salut de la France la première condition pour l’accomplissement de leur « nationalisme intégral ».

« Henri Lagrange sous l’uniforme, Henri Lagrange soldat, était non seulement lui-même, mais lui-même monté à sa perfection et à sa suprême intensité, à sa plénitude. Il débordait de cette double ardeur où s’amalgamaient une pensée rapide et ferme, une énergie active et magnifique, d’où résultait une force conquérante, une sorte d’équilibre entièrement dynamique, toujours en création, en mouvement, en progrès, en travail, en combat, en conquête.

» Il était, plus que jamais, tout génie et tout héroïsme.

» Comme toujours, il me parla peu de lui-même ; il me parlait de chefs ou de camarades trop lents qui l’agaçaient, et d’autres chefs aussi qui l’enthousiasmaient, de son capitaine récemment mort, qu’il révérait et regrettait ardemment, enfin des pertes déjà si nombreuses que nous comptons parmi nos amis, André d’Harmenon et le pauvre petit Fernand, et celle, alors la plus récente et à jamais une des plus graves, d’Octave de Barral. Il ne parlait que de beauté et d’héroïsme, avec une admiration qui avait le frémissement de la plus noble envie. Et pourtant qu’avait-il à leur envier en valeur, à ces amis ? Peut-être la palme sur la tombe. Il a fallu que ce désir sublime fût exaucé…

» Lagrange était extraordinaire à la fois de confiance et d’esprit de sacrifice. Il y avait en lui la paix surhumaine de s’être consacré exclusivement au Devoir tracé pour toute la vie, soit qu’elle fût remplie durant de longues années par le vaste labeur de la renaissance nationale et de la reconstruction de l’ordre français, soit qu’il dût tomber bientôt pour cette victoire qui était la condition nécessaire de nos espérances et, actuellement, la seule tâche qui importât. Aussi voulait-il s’y jeter sans réserve (je le sentais, j’en frémissais d’admiration et d’alarme) sans rien même de légitime ou de louable, qui pût ressembler à la prudence. Avec un prodigieux mélange de raison et de violence magnifiques, avec cette résolution que son esprit exceptionnellement lucide joignait à une sorte de fougue méthodique, il assurait que les assauts vainqueurs étaient obtenus par le sacrifice résolu, la témérité contagieuse de quelques meilleurs, de même que la panique venait du cri, même absurde, d’un seul. Ceci l’enflammait, car cette vérification que son intelligence avait saisie au milieu des mêlées les plus tragiques corroborait une des lois les plus vraies et les plus aimées des doctrines qu’il révérait tant. Il affirmait que le devoir de ceux qui, par leur force d’âme et leur sentiment de l’honneur et de la patrie savaient forcer la peur, était non pas de « remplir » leur devoir avec la seule fermeté, mais de se jeter à la mort parce que c’était à ce prix qu’on ébranlait la majorité moyenne jusqu’à un effort qui suffit au succès. Et je savais — par quelques-uns de ses soldats ou de ses camarades entrevus — que cette règle, comme toutes celles de son admirable vie, il la suivait jusqu’au bout, et que de là venait sa grandissante renommée.

» C’est ainsi, Toumay, que je le quittai, sous les arbres d’une large route dont le clair de lune projetait l’ombre dure. Sa physionomie était plus lumineuse, plus énergique que je ne la vis jamais. Ses yeux, sous l’ombre de ses sourcils que fronçait sa résolution, ses yeux que tu te rappelles, luisaient d’un sombre éclat d’acier. Les fatigues avaient encore aminci son visage, et la lumière lunaire en exagérait la pâleur, et les lignes si fortes, si jeunes et si mâles, de sorte qu’à l’image tragique du héros se mêlait je ne sais quelle âpreté ascétique. Mais ce que je verrai toujours, c’est ce regard, son regard fixé dans le mien durant que nos mains pour la dernière fois se serrèrent. Et quand, d’un geste fort, elles se furent quittées, nous ne dîmes plus aucune parole. L’instant était trop solennel, sa gravité m’étreignait. Pourtant je ne tentai pas de m’en délivrer par un au revoir cordial, gaiement jeté en me retournant ; il eût sonné trop faux et m’eût fait encore plus mal.

» Et ce que je te conte, je te jure que je ne me laisse pas aller à le revêtir de la tristesse qui depuis s’est jetée sur le souvenir. Je savais la résolution de mon ami, sa valeur, ce que m’avaient dit de lui ses compagnons d’armes et enfin le rôle de son régiment dans l’action imminente, rôle de premier plan et du plus grand danger… »

Telle est cette vie. Son effet général est triste. Brève et brillante, elle frappe l’esprit d’une manière presque douloureuse par une succession rapide d’images intenses. Lagrange cherchait des orages, lui fussent-ils funestes. Ses amis m’ont donné à lire les brouillons d’un roman où dans les premiers mois de l’année 1914 il avait commencé à peindre les désirs, les passions, les croyances de ses amis et les siennes propres. J’y vois son émulation s’échauffer devant les héros de l’aviation et devant les chefs de nos dernières luttes intestines. Ses modèles sont nouveaux, mais son ardeur renouvelle celle des innombrables jeunes Français qui voulurent avant lui ne vivre que pour le danger et la gloire. « Tout ce qui est fade nous écœure, tout ce qui est âpre nous attire », déclare-t-il. Et cherchant à bien définir pour lui-même la pensée que doit mettre en valeur son livre, il écrit en forme de memento ces lignes incertaines et effrayantes, comme tout ce que nous dicte l’esprit de divination : « Je ne me serai pas trompé s’il sort net et clair de ces pages que la génération qui monte est promise à la restauration d’un grand pays, ou bien au suicide, et peut-être au martyre ».

Ces lignes font mal. De tels enfants avaient prodigieusement souffert de porter en eux les rêves les plus salubres, auxquels ils se dévouaient avec l’enthousiasme d’une conviction profonde, et de les servir avec les armes de l’anarchie. Ils avaient souffert, à leur insu peut-être, d’aspirer si haut, d’obéir à des impulsions si nobles, et de passer leurs années d’adolescence en des luttes avec la police. En vain l’aube spirituelle qu’ils avaient appelée apparaît-elle sur l’horizon. Baudelaire, dans une pièce fameuse (et d’ailleurs dans un autre sens), a marqué ce que les premières lueurs libératrices du matin mettent de tristesse autour des ouvriers de la nuit. Henri Lagrange sentait que les ténèbres et les haines allaient se dissiper, mais que lui-même était sacrifié.

Au cours de la guerre, en apprenant la mort de l’un de ses amis des batailles de la rue, il écrit : « Tous vont tomber ainsi ! Sinon tous, la plupart. La plus belle des générations succombe pour racheter les fautes de ses aînés que son adolescence a perçues, dénoncées, combattues. Elle était marquée du destin. Il est beau que des morts de vingt ans n’aient eu le temps que de songer à la patrie !… » Et ailleurs encore ce cri : « Malheureuse génération qui ne trouve la gloire qu’en perdant la vie ! »

Pourtant il ne meurt pas avant d’avoir pu détendre la corde de l’arc. Je trouve dans ses lettres plusieurs notes qui montrent soit les progrès naturels de son âme sous l’impulsion des événements, soit sa nature généreuse d’adolescent. Parfois il revenait sur ses luttes épiques d’avant guerre et, si jeune, il revisait ses actes et ses pensées. En apprenant la mort de Guy de Cassagnac, il écrit : « Guy et Paul de Cassagnac ont montré qu’ils étaient de bon sang français et on ne peut que déplorer à leur égard comme à mille autres la folie diviseuse qui anima tous les Français depuis les Cassagnac jusqu’à moi-même… » Et cette autre note encore : « Que de jeunes juifs auxquels je refusais absolument la solidarité française sont tombés au champ d’honneur après s’être héroïquement comportés ! »

Le 6 octobre, à l’attaque d’Auberive, en portant les ordres sous un feu violent d’artillerie « a toujours été volontaire pour les missions dangereuses », dit sa citation à l’ordre), Henri Lagrange fut jeté à terre. Il mourut à l’ambulance de Montereau le 30 octobre 1916, âgé de vingt ans.

Rien de plus beau et de plus mystérieux que ces enfants, aujourd’hui glacés, qui furent donnés à la France tout brûlants des vertus qu’il fallait pour qu’elle fût sauvée. Ils virent venir la tempête que leurs ainés, en grand nombre, niaient. De toute leur jeune voix, ils ont crié pour qu’on s’y préparât ; ils pressentaient qu’elle les jetterait bas, et joyeusement ils y coururent.

Joyeusement ! c’est le mot que le sergent Léon Guillot a voulu que les siens missent dans son billet de faire part :

Le docteur Achille Guillot…, des chasseurs alpins ; M. Paul Guillot, soldat, etc., etc., ont l’honneur de vous faire part de la perte cruelle qu’ils viennent d’éprouver en la personne de Marie-Léon Guillot, homme de lettres, sergent au 171e d’infanterie, tombé au champ d’honneur et mort joyeusement pour son pays… (Pièce communiquée.)

Quelle formule ! Je me suis informé. Léon Guillot était un bourgeois campagnard exerçant des fonctions municipales dans son petit village du Jura, qu’il quittait rarement. C’était aussi un poète Moréas avait lu ses vers et les aimait. En novembre 1914, dans la forêt d’Apremont, il composait son dernier sonnet à la gloire de Déroulède et le dédiait à Marcel Habert, qui combattait à côté de lui.

Joyeusement, c’est encore la pensée d’un petit aspirant de vingt ans, Jean Reverdot, du 39e d’infanterie, qui, peu avant sa mort héroïque, écrit à sa mère :

À 50 mètres des Boches. Rien devant nous que la plaine, avec quelques réseaux de fils de fer. Sur un front de 75 mètres, c’est moi qui défends l’accès du territoire. C’est drôle quand on y pense. Si jeune, avoir à soi 75 mètres de frontière. J’en suis très fier et toi aussi, n’est-ce pas, ma chère maman…

Et puis à un parent :

Je suis chef de section. C’est, comme vous le savez, la responsabilité de cinquante bonshommes qui vous incombe. Si au plus fort du bombardement on a un moment de défaillance, l’idée que cinquante poilus ont l’œil sur vous suffit à vous donner une assurance et un sang froid inébranlables… Mes hommes m’aiment et je les aime… Lorsqu’un obus éclate trop près, comme eux, j’ai peur, mais il faut bien veiller sur le morceau de la frontière que l’on m’a donné à garder, aussi je reste debout… Si la tâche est rude, vous ne pouvez vous imaginer ma joie et ma fierté. (Juillet 1915, lettres communiquées.)

Qu’est-ce à dire qu’une telle gaieté ? Comment faut-il entendre cette joie, dont le simple écho pour nous est déchirant ? « Joyeusement », « gaiement », disent ces martyrs. Mais leurs visages terriblement graves attestent que leur joie ne les empêche pas de souffrir. Il semble que notre vocabulaire formé sur les coteaux modérés de la vie et approprié à nos occupations quotidiennes manque de termes pour nommer ces états extraordinaires et solennels. Du moins pouvons-nous les comprendre.

Ces bons Français ont conscience d’avoir trouvé leur vraie place et de s’unir à quelque chose de mystérieux et de supérieur, dont leur âme était avide, qui les soulève et les dilate. Leur joie sans nom, vous la trouverez décrite et analysée dans les Lettres du capitaine Belmont à sa famille, qu’a publiées Henri Bordeaux. Mais Belmont, c’est un saint et un grand intellectuel. Les lettres de Jacques de Laumont, sergent au 66e régiment d’infanterie, tué à l’ennemi, près d’Arras, le 22 septembre 1916, à l’âge de 23 ans, ne sont que d’un jeune être qui a dans le sang toute la tradition. Je ne sais pas de meilleur texte pour nous faire voir en action le « joyeusement » que prononcent tous ces traditionalistes, quand ils respirent l’atmosphère d’une France guerrière et spiritualisée. Un enfant veut être digne de sa famille, de sa jeune dignité de chef, de son drapeau ; l’idée de l’honneur est la pensée maîtresse de son être ; c’est autour d’elle que tous ses sentiments s’engrènent et s’unifient, et il entrevoit obscurément de perfectionner encore cette unité, s’il faut qu’il se couche au milieu de ces grands horizons et qu’il se confonde dans cette terre sacrée dont il est le petit soldat. Il souffre. N’importe ! Sa joie intérieure est si forte qu’elle tient en échec les plus violentes misères du dehors.

Le 1er août 1914, Jacques de Laumont écrit à sa mère : « Je me battrai de tout cœur pour la France et pour vous. Je serai très brave, vous verrez. »

Après avoir reçu le baptême du feu, le 25 août, à Champenoux, et s’être battu durant toute la bataille de la Marne, il est évacué à Pamiers ; on songe à l’amputer d’un bras. À peine sur pied, en octobre, il avertit son père :

Obtenu d’être évacué demain comme guéri, sans convalescence. Serai sur le front avant huit jours. Tu verras, je reviendrai en bonne santé, et puis, même si je mourais, je trouve que c’est une si belle mort qu’elle est enviable. Vive la France !

Le 16 novembre 1914, il écrit de Wlamertinghe :

Les officiers ont été réunis aujourd’hui par le général, qui les a félicités de l’héroïsme du régiment. Notre drapeau va être décoré. Cela a été très dur, le 13 et le 14 ; nous sommes restés dans les tranchées à 30 mètres des Boches, sous le feu des bombes qu’ils envoient avec des canons à ressort et qui font des trous comme des maisons. Nous étions dans la boue liquide jusqu’à mi-cuisse, et la nuit la glace se formait, nous immobilisait ! Quel enfer et quel cauchemar ! Tous nous sommes prêts à sacrifier notre vie, mais les balles et les obus ne sont rien à côté de la pluie… Au régiment, il reste cinq officiers de l’active.

C’est peu de jours après que cet enfant écrivait à sa mère cette phrase d’une intensité de romanesque si profonde : «  Crois-tu que les soldats de Napoléon aient souffert autant que nous ? »

Le 29 novembre 1914 :

Nous avons reçu deux cents bleus de la classe 1914 et le drapeau tout déchiré de balles et d’obus leur a été présenté par le commandant de Villantroy, commandant le 66e. Celui-ci, dans une allocution, nous raconte qu’un colonel de cavalerie est venu le trouver en lui disant : « Monsieur, combien je vous envie et quelle gloire pour vous de commander un tel régiment ! J’ai écrit à mon fils ! Si tu rencontres jamais un soldat du 66e d’infanterie, salue-le bien bas, car dans ce régiment tous les hommes sont des héros ! » Et le commandant ajouta : « Je préfère être commandant du 66e que roi ou empereur. 66e, je vous salue (et il a enlevé son képi) et je vous admire ! » Que ne ferait-on, après des mots comme ceux-là et avec des chefs comme lui ? Nous pleurions tous. Nous avons eu à Poelcapelle cinq régiments de la garde prussienne qui, les uns après les antres, sont venus se briser sur le 66e. Le 9e corps a tenu en échec pendant vingt jours trois cent cinquante mille Boches sans perdre un pouce de terrain.

Ces textes purs et lumineux n’ont que faire que je les commente. Je les pose à même sur ce papier pour qu’ils jettent librement leurs feux.

Nous repartons en première ligne, écrit le jeune soldat, en date du 24 mai, près d’Arras ; nous avons encore une crête à enlever ; ce sera dur, mais « impossible n’est pas français », et alors c’est la trouée de Lille et la percée est faite. Je pense souvent à vous tous et mon seul chagrin est de vous sentir angoissés pour moi. Sans cela je serais parfaitement heureux ; je suis comme un poisson dans son élément. C’est une vie épatante et je suis bien sûr que quand ce sera fini, je regretterai que les Boches n’aient pas duré plus longtemps.

Le 9 juin, il envoie des photographies à son père :

Le numéro 1 représente mon drapeau. Il est grièvement déchiré, et on voit les buissons au travers, mais je suis heureux d’envoyer le portrait de ce glorieux bout de soie qui est un peu « moi », car il est nous tous. Il est l’image du 66e. Il est, comme lui, bien déchiré, bien diminué, mais toujours le même, et comme le 66e il ira à la victoire très prochaine que nous allons enlever à la baïonnette.

Le 13 juin 1915, à son père, encore :

Il est 4 heures et demie, dans une heure et quart nous partons. Mes hommes viennent d’aller chercher la soupe et pour bien me battre, je vais bien manger. J’ai partagé les provisions reçues ; il ne faut pas être trop chargé pour avancer, et tu vas voir dans le communiqué que Vimy sera pris, car le 66e est toujours le 66e. C’est une bien belle soirée pour moi, car demain sera peut-être Austerlitz. Je suis très fier d’y aller. Au revoir, peut-être adieu, mais je ne le pense pas. Je vous embrasse tous, en criant bien fort : « En avant ! Vive la France ! »

Le 26 juin, à son père :

Nous avons eu hier une journée terrible : ouragan de fer et de l’eau à se noyer. Tout à coup, psch ! psch ! tout le monde se jette à plat ventre ; c’était un 105 qui s’annonçait. Je fais comme les autres ; je m’aplatis contre le sol, ma bouche… sur celle d’un cadavre. Je n’ai jamais eu une impression pareille. J’ai porté des morts, pansé des blessés dont le sang giclait ; je me suis même assis sur des corps ; mais ça, avec tout l’imprévu de la rencontre, m’a fait une sale impression, et je dois le dire à ma honte, j’ai eu peur ! Pendant peut-être deux secondes, j’ai eu une impression horrible ! Le général de division, ce matin, en nous félicitant de notre « indomptable énergie », a ajouté : « On pourra dire dans l’histoire : Tenir comme le 66e ! »

Le 13 juillet, à son père :

Si tu savais combien tes lettres sont un réconfort pour moi ! C’est si bon de sentir derrière soi toute une famille, et quand je suis en ligne, dans ma cagna, je ferme les yeux une fois la lettre lue, et je me figure être avec vous tous. Après, on a plus de force et de courage, et on ferait n’importe quoi. Tes lettres sont la parole du chef, qui ranime le courage des hommes, qui fouette le sang. Quelquefois, quand on ne s’entend plus, tant ça tombe, j’ouvre ma musette, je relis tes lettres et je n’ai plus peur.

Et voici, datée du 14 septembre 1916, la lettre dernière, celle qui n’arrive à son adresse que si les pressentiments qu’elle exprime ont été confirmés par le destin :

Cher papa, je t’écris cette lettre à tout hasard, sait-on jamais… Ce n’est pas la première fois que j’écris comme cela ; les autres ont été déchirées après le coup donné, celle-ci, je pense, aura le même sort.

Demain matin, à l’aube, vers les quatre heures, nous partons à la charge. C’est la victoire à peu près certaine et c’est de l’histoire que nous écrivons à la pointe de nos baïonnettes. Le 66e a l’honneur d’attaquer et le 1er bataillon en tête, le mien. Je suis fier que le général nous ait jugés dignes de cet effort.

Si Dieu veut que j’y reste, que sa volonté soit faite. Ma seule douleur, mon seul regret sera de penser à la peine que vous fera ma mort. Mais pourquoi pleurer, nous nous retrouverons un jour tous ensemble, un peu plus tôt, un peu plus tard.

Je vous demande, si je suis tué, à être enterré là où, je suis tombé. Je ne veux pas que l’on m’enferme dans un cimetière où l’on étouffe. Je serai mieux et plus à ma place de soldat dans la terre de France, dans un de ces beaux champs pour lesquels je donne ma vie, je vous le jure, avec joie. J’ai appris à aimer cette terre française, ces pays magnifiques, qui sont nôtres ; depuis la guerre, en les parcourant, j’ai appris la poésie des grandes plaines sous le chaud soleil, ou la beauté d’un couchant sur les bois lorrains, et il m’est doux de penser qu’au moins pour une fois dans ma vie, j’aurai servi à quelque chose.

Je vous embrasse tous, vous qui avez été si bons pour moi, et que j’aime du plus profond de mon cœur.

Dans cet enfant excellent, c’est la race même que vous entendez. L’alouette gauloise se lève du sillon et chante aussitôt que le soleil commence à luire. Jacques de Laumont nous remet en pleine simplicité. Les autres jeunes traditionalistes nous ont dit leurs méditations, leurs systèmes, ce qu’ils désirent, ce qui les offense. Je ne sais quoi de tendre, de triste et d’exalté palpite dans leurs lettres. J’y distingue un murmure : « Ah ! si l’on nous avait écoutés ! On pouvait éviter tout cela. » À leur perfection se mêle une goutte d’amertume. Mais celui-ci est le plus pur ; il ne reproche rien à personne, il surgit du sol, il s’offre au destin ; il ne sait pas plus qu’une source jaillissante les souillures du monde qu’il vient racheter.

Jacques de Laumont est le jeune Français qu’aurait le plus complètement aimé Déroulède, un petit soldat dans le rang, emboîtant le pas à ses camarades, à tous les guerriers de la France immortelle. Chez lui rien de singulier ; tout au contentement d’être dans sa voie, il vit, il meurt, il couvre de gloire, selon ses forces, la patrie, sans rien désirer que d’être un de ces innombrables « poilus », anonymes et silencieux, devant qui nos généraux disent qu’ils voudraient se mettre à genoux. Quel globe de feu, quel buisson ardent de l’univers enflamme ces héros ? D’où reçoivent-ils leur âme ? Où vont-ils la restituer ? C’est de la France qu’ils naissent, c’est en elle qu’ils retombent.

Jamais plus qu’aujourd’hui ne furent actives et décisives les réserves sacrées enfouies dans notre race. Ces jeunes gens, honneur et salut de la France, obéissent à la terre et aux morts. Nos vieilles provinces se sont ranimées dans le péril et sous l’affront. « Beaux fils, disent-elles à leurs enfants, allez en mon nom défendre la patrie. » Il serait juste d’écrire un chapitre sur la renaissance et l’efficacité du régionalisme, durant cette guerre, et de l’illustrer avec les figures de Frédéric Charpin, le nationaliste provençal ; d’Eugène Noient, le nationaliste normand ; de Jean-Marc Bernard, qui signait Jean-Marc Bernard dauphinois. Nous avions jadis le Royal-Champagne, le Royal-Auvergne ; nous y voici un peu revenus, et le recrutement régional, c’est quelque chose de plus tendre qu’un recrutement de cinq millions d’hommes mêlés. Quelle satisfaction éprouvent les soldats de Lorraine à faire ensemble de grandes choses, et de même les gens du Nord, les Parisiens, les Bretons, les Normands et tous les autres ! Ils ont retrouvé leurs particularités de terroir ; ils veulent s’en faire honneur, les ennoblir encore, porter la fourragère et mettre la Croix de guerre sur leur drapeau. Nos corps d’armée rivalisent de région à région. S’il se mêlait à leur émulation des ferments d’hostilité, je dirais que celle-ci contribue encore à l’amitié française. Pour chacun d’eux, la grande affaire, c’est de se dévouer à la cause commune mieux encore que ne fait le voisin. Qu’est-ce que le 20e corps et le 21e ? L’offrande de nos villes et villages lorrains à la France ! Qu’est-ce que le 1er corps ? L’offrande du Nord qui veut rétablir la France dans Lille.

Le régionalisme et la tradition, qui est la vie de l’âme, soutiennent de la manière la plus vraie nos armées (19).