Les Diverses Familles spirituelles de la France/Chapitre VI

CHAPITRE VI

LES SOCIALISTES

Les socialistes étaient bien inquiets à la fin de juillet et au début d’août 1914, inquiets comme nous tous, et davantage, car ils s’étaient persuadés que l’Allemagne ne voulait pas la guerre, et que, si jamais le Kaiser la tentait, les camarades allemands s’y opposeraient jusqu’à déclancher une anti-guerre. Ils avaient souhaité, prêché le désarmement simultané des nations, et maintenant le tonnerre grondait, et ils s’apercevaient que leur internationalisme n’était pas pour tous les cas une solution à l’antinomie historique qui existe entre les peuples. Il fallait prendre parti.

Où se ranger et quelle voie suivre ? Tous regardaient les chefs ?

Ceux-ci, que pensaient-ils ?

Essayons de tracer une esquisse sommaire de la pensée doctrinale des socialistes durant cette guerre.

En juillet 1914, quand la question serbe s’est posée, on est parti du vote de la fédération parisienne, où l’on a voté à la quasi-unanimité la grève générale en cas de guerre, et quelques jours après, fin juillet, à Lyon, Jaurès lançait la fameuse phrase que si la guerre arrivait tout de même, la France se souviendrait non point de son alliance avec l’empire russe, mais de son contrat avec l’humanité.

Il préconisait la rupture avec nos alliés russes. C’était nous faire courir un danger énorme.

Toutefois, il y avait un correctif : nous ferons ainsi, mais seulement dans le cas où les deux gouvernements russe et français ne demanderaient pas l’arbitrage. Si la Russie offre, accepte de se soumettre à un arbitrage, elle est une nation pacifique.

Acceptera-t-elle ? Ce fut la grande préoccupation de Jaurès dans les derniers jours de juillet.

La Russie accepte… Dès cet instant, voilà les socialistes couverts. La France et ses alliés ne portent pas la responsabilité de la guerre. Aux yeux de tous éclate que ni les Français ni les Russes ne sont les agresseurs. De là l’attitude des socialistes. Ils prennent les armes pour une guerre défensive.

Deux heures avant de mourir, Jaurès a dit : « Cette diplomatie allemande est d’une brutalité et d’une hypocrisie que je ne me figurais pas. »

En conséquence, le 4 août, unanimité : pas de grève générale, pas de sabotage. S’il existe des chances de réaliser la République universelle et sociale, c’est à condition que nous ne soyons pas battus. Le socialisme ne peut plus triompher si nous sommes écrasés. Donc défendons le socialisme en défendant la France.

On a vécu sur cette pensée tous les premiers mois de la guerre. Pas l’ombre de difficultés dans le premier manifeste où les socialistes se sont montrés et qui fut lancé en décembre 1914. Et cela dura ainsi à travers le très dur hiver.

En février 1915, commencèrent des flottements. À cette date, il y eut en Suisse une entrevue de deux députés socialistes français avec des socialistes du Reichstag. Ceux-ci firent savoir à ceux-là qu’on ne pourrait faire la paix tout de suite. Nous ne connaissons pas tout le détail de ces entretiens, mais d’après ce qui en a transpiré, les socialistes allemands proposèrent de négocier sur les bases du statu quo occidental. Ils n’offraient pas l’Alsace-Lorraine : l’Allemagne la gardait et cherchait en outre des satisfactions sur le front russe.

Vaillant s’y opposa avec la plus violente énergie.

Un deuxième danger se présenta quand eut lieu la conférence internationale socialiste de Londres. Le pacifisme chrétien du Pays de Galles créa une atmosphère qui nuisit au manifeste du parti. Comment ne s’est-il trouvé personne pour montrer à ces esprits religieux et utopiques que le puritanisme a une tradition militaire, et que l’armée de Cromwell a été quelque chose comme une république sociale ? Pressensé aurait su le dire.

Le texte mal satisfaisant qui sortit de cette conférence détermina à travers tout l’été de 1915, jusqu’au congrès du 1er janvier 1916, des manifestations peu claires. En même temps commença l’agitation de ceux qui sont allés à Zimmerwald et à Kienthal.

Un souvenir de Jaurès planait sur l’ensemble du parti et faisait barrage à cette manœuvre. On s’autorisait de sa mémoire pour se rallier à des mesures patriotiques. Sans rien pouvoir préciser exactement, on disait : « Jaurès aurait fait comme nous faisons. Les socialistes allemands disent que nous manquons à la doctrine, mais lui, il savait encore mieux qu’eux ce que c’est que le socialisme. Nous ne sommes pas dans l’erreur, lorsque nous collaborons à la défense nationale. Il eût été un Gambetta aux pensées élargies, adapté à des problèmes encore plus vastes que ceux de 1870… » Pourtant un congrès parut nécessaire aux chefs du socialisme français. Il fut réuni en janvier 1916.

Ce pouvait être paradoxal de réunir un congrès quand toutes les sections avaient leurs équipes mobilisées, mais cela maintenait le mécanisme légal du parti. La majorité donna raison à l’union sacrée, à la défense nationale à outrance. Seul, un petit groupement s’affirma partisan de la paix immédiate à tout prix.

Ces zimmerwaldiens et kienthaliens font la difficulté principale du parti socialiste. On a dépensé contre eux une énergie et une constance méritoires. À certains moments ils semblaient gagner. Mais à chaque fois qu’ils formulaient une proposition, le parti de défense nationale l’emportait. Si bien que le congrès de janvier 1916 aboutit à une résolution générale extrêmement belle :

« … Repoussant à nouveau le dangereux divisionnisme des Zimmerwaldiens et des Kienthaliens, le congrès national condamne comme antisocialiste toute thèse qui ne proclame pas hautement le droit de se défendre pour un pays attaqué. Il affirme que le devoir du socialisme international est de déterminer quel est le Gouvernement agresseur, afin de tourner contre lui l’effort de tous les prolétaires de tous les pays pour préserver les peuples du déchaînement ou de la durée de la guerre… »

Dans ce congrès encore, il fut affirmé d’une façon irréprochable qu’il y aurait le plus grave danger pour le parti socialiste à se séparer de l’âme française.

Pourtant le conflit se poursuit. Dans les organisations laborieuses elles-mêmes, il oppose parfois les métallurgistes et les mécaniciens, les deux puissants groupements qui tiennent sous leur emprise les travailleurs des munitions. Et c’est ainsi qu’à cette heure on peut voir sur le parti socialiste des fissures qui dessinent quatre compartiments :

Droite hervéiste, avec Hervé ;

Droite gouvernementale, avec Sembat et Thomas ;

Gauche marxiste pure, avec Longuet ;

Gauche de Kienthal.

Les vieux tacticiens du parti (et par exemple Renaudel) croient fermement à l’utilité de l’union, et s’efforcent de la maintenir. Parfois au prix d’ambiguïtés, que l’on voit trop bien dans le congrès qui s’est déroulé en décembre 1916.

Pourtant, s’il est vrai que la pensée de ce congrès soit identique à celle de M. Sonnino en Italie (et Renaudel l’affirme dans l’Humanité du 20 décembre), nous pouvons être tranquilles. L’idée socialiste, m’assure-t-on, serait que l’Allemagne abattît les cartes, et comme ce sont des cartes truquées et qu’on le verrait, nous serions les plus forts…

… Voilà en toute sécheresse les variations doctrinales du socialisme pendant la guerre, telle que je crois les avoir constatées depuis mon banc de député, et je m’applique à tracer cette courbe aussi froidement que l’on dessinerait sur un atlas la marche d’une armée ou, dans un livre médical, les hauts et les bas d’une fièvre. Mais j’ai hâte d’aller au cœur du parti dont il fallait pourtant que je fisse comprendre les raisons, les conciles, le clergé ; mon objet propre est de chercher comment les doctrines de l’internationalisme et du pacifisme furent elles-mêmes, pour certains combattants, un ressort de guerre, un ravitaillement moral.

Au 4 août 1914, derrière les pontifes du socialisme que nous venons d’entendre, tous les militants se sont scandalisés et irrités. Quoi ! nul des accords convenus ne joue ! L’Allemagne déclare la guerre, et les socialistes du Reichstag y font adhésion. Les camarades d’avant-hier, à qui l’on serrait la main dans les congrès internationaux, s’engrènent dans la machine impérialiste et militariste ? Ça, c’est une trahison ! Aux armes, puisque la défection des frères allemands ne laisse pas d’autre ressource pour abattre les prétentions du Kaiser à l’hégémonie. En avant, puisqu’il faut faire la guerre pour reconquérir la paix définitive…

Mais le grand problème subsiste : comment des antimilitaristes vont-ils se soumettre aux disciplines de l’armée et servir des chefs qu’ils ont toujours niés ?

Au premier moment de la mobilisation, le 4 août 1914 un instituteur de Paris, secrétaire général de la Jeunesse républicaine du troisième arrondissement, M. Schiller, qui par la suite devait tomber au champ d’honneur, écrivait de la caserne deux lettres (publiées dans la Lanterne du 8 octobre 1916, sous ce titre : Ceux de l’école sans Dieu). Il exposait d’une manière touchante ses idées aux enfants de son école.

Mes chers petits élèves, je ne vous ai pas souvent parlé de la guerre. Lorsque vous vous battiez, même pour jouer, je vous ai toujours séparés et grondés, car la guerre est une chose affreuse que vous ne connaîtrez pas, je pense, parce que vous serez devenus tout à fait raisonnables, et les hommes des autres pays aussi, eux surtout.

Comme vos papas, comme vos grands frères, je suis parti. Pour le moment, j’attends dans une jolie petite ville de Bourgogne l’ordre de partir faire bravement mon devoir de Français et de bon citoyen, ordre qui ne tardera guère… Si je n’en reviens pas, conservez le souvenir de votre instituteur qui vous a bien aimés et qui vous embrasse tous en vous invitant à crier ; « Vivent les Républiques et les Peuples libres ! »

A. Schiller,
Sergent au 89e, 26e compagnie.

Et puis, le même jour, virilement, il expliquait ses sentiments dans une autre lettre adressée à son ami M. Nail :

Je vous avouerai sans honte que c’est dur de quitter les siens avec l’idée que peut-être on ne les reverra plus… Mais le seuil de la caserne franchi, on n’est plus le même homme. À voir les arrivées successives de mobilisés, comme je les ai toutes vues, cela vous remue le cœur et vous enflamme et on ne demande qu’une chose : délivrer la terre de la clique impériale qui nous embourbe depuis si longtemps sous le poids formidable des armements.

« On n’est plus le même homme ! » Cette phrase prise isolément supprimerait le problème que nous examinons ; le contexte pourtant ne laisse aucun doute. M. Schiller, le cœur tout vibrant, prend le pas, s’associe au rythme de ses frères d’armes, mais ses principes, loin qu’il les abandonne à la porte de son dépôt, lui fournissent son ravitaillement moral. Et, comme lui, beaucoup de ses coreligionnaires pacifistes trouvent dans leurs doctrines et passions de la veille le foyer où ils vont réchauffer leurs pieds demi-gelés, leurs mains gourdes, leurs âmes.

Pierre Génin, libre penseur, antimilitariste, ne veut pas voir dans la guerre, qu’il exècre, une défaite de ses idées, mais une occasion solennelle de les défendre et d’en assurer le triomphe.

Je pars vaillamment, écrit-il, avec l’espoir que notre dévouement, et peut-être notre sacrifice serviront à nos enfants. Puissent-ils, eux, vivre la paix que nous avons rêvée. Si notre jeunesse, si notre force servent à assurer leur existence d’homme, nous nous serons battus pour notre idéal qui reste vivant, souriant, à travers les éclairs et le tonnerre. Dans la tourmente, cet idéal ne fait pas faillite. Et maintenant, bon pied, bon œil contre les barbares. (Lettre citée par M. Séailles dans l’Union morale de janvier 1915.)

En septembre 1914, M. Génin mourait au champ d’honneur.

Les socialistes définissent Edmond Lapierre, « un des meilleurs d’entre les militants de la jeune génération », et disent que « dans la région d’Ivry et de Villejuif, nul n’avait lutté avec autant de dévouement et d’intelligence ». Le 9 janvier 1915, à cinq heures et demie du matin, au lendemain du premier combat de Crouy et lors de la prise de l’éperon 132, un sous-officier demanda un volontaire pour inspecter les abords de la tranchée. Lapierre monta sur le talus, son fusil à la main. Ayant aperçu l’ennemi, il tira tant qu’il eut des munitions ; au moment où il allait rejoindre ses camarades, une balle lui traversa la tête et blessa son lieutenant qui se trouvait à son côté. Son capitaine, dans la lettre où il annonce sa mort, déclare qu’il est « glorieusement tombé en vendant chèrement sa vie ». Peu avant cette belle fin, Lapierre avait écrit à ses amis de l’Humanité cette page testamentaire :

Nous sommés soldats des armées de la République menacée par le militarisme allemand, mais nous restons tous inébranlablement attachés à notre grand idéal et à l’organisation qui en est la forme vivante… Socialistes au cœur humain et au sentiment généreux, nous avons un devoir sacré à remplir, au milieu de tant de colères et de haines : éviter que les bas instincts ne sèment dans l’âme de nos camarades de combat les idées de vandalisme et de sauvagerie. Notre présence a souvent coupé court à des scènes dont l’horreur est épouvantable. (L’Humanité des 25 novembre 1914 et 24 février 1915.)

Un socialiste soigné pour blessure de guerre dans un hôpital de l’Ouest, écrit :

Pendant trois mois, il m’a fallu tuer… On se dit pour se donner de l’ardeur, que l’œuvre que l’on accomplit est une œuvre libératrice ; qu’elle a pour but d’abattre un impérialisme odieux ; que, cela fait, le champ sera libre pour nous, pour l’accomplissement de nos projets de rénovation sociale ; que, sur les charniers où nous nous sommes roulés, pourra fleurir enfin l’égalité. Nous nous répétons cela, nous socialistes soldats, car nous avons besoin d’y croire. Oui, il faut que cette guerre marque l’affranchissement définitif de l’humanité… (L’Humanité du 19 novembre 1914.)

La figure et les paroles d’Alfred Salabelle sont particulièrement caractéristiques. Il avait vingt-sept ans, était instituteur dans l’Ardèche, à Andance, et rédigeait les « chroniques de l’enseignement » dans la Bataille syndicaliste et l’École émancipée. Le 13 novembre 1914, il écrivait à un de ses écoliers :

Nous travaillons, nous, pour que cette guerre soit la dernière et que les écoliers d’aujourd’hui n’aient pas plus tard à passer des mauvais jours comme nous à la pluie, au froid et sous les balles. Nous travaillons pour que plus tard il n’y ait plus nulle part de ces empereurs ou de ces rois qui font tuer le monde pour leur plaisir. Les petits garçons de l’Allemagne le comprendront aussi, quand ils verront le mal que leur empereur fait à son peuple…

Et, le 14 décembre 1914, une semaine avant qu’une balle lui brisât le front, il déclarait à ses amis de la Bataille Syndicaliste :

J’ai reçu l’article du Vieux de la Vieille sur la Banqueroute frauduleuse de la Sozialdemokratie. Souvent, depuis quatre mois m’était revenue à l’esprit la discussion qu’avait provoquée le « cas » d’Andler. Quelle confirmation sa thèse a reçue ces temps derniers ! Et combien aussi les faits viennent justifier les critiques que les anciens de l’Internationale formulaient contre le Socialisme allemand ! Nous sommes à une période où l’on peut s’instruire. Pour ceux qui survivront, il y aura de belles heures à passer : les Barrès et autres en sauront quelque chose, les Sudekum et leurs suiveurs aussi. (La Bataille Syndicaliste du 8 et du 12 janvier 1915.)

Que de réflexions nous suggère ce vaillant soldat, quand du milieu de la dure guerre il trouve un joyeux réconfort dans la perspective du combat qu’il livrera, aussitôt la paix venue, à ceux de ses compatriotes dont il se compose une image qu’il déteste ! Injuste adversaire qui me met à égalité dans ses propos avec les Sudekum ! Mais qu’elle soit bénie, cette animosité, si elle donnait du plaisir et du réconfort, si elle servait de tonique au vaillant que je salue avec une parfaite amitié. Je crois qu’Alfred Salabelle me dénaturait dans son esprit, mais nous serions impardonnables si nous risquions de méconnaître sous de rudes paroles une nature profonde. Dans ces âmes repose un rêve, un type de société auquel je ne crois pas, mais que j’aime en tant qu’il fait leur consolation et qu’il est leur ciel au-dessus des tranchées. Et surtout je sens ce qu’il y a de grandeur morale dans le cas de ces antimilitaristes et pacifistes qui adaptent leur idéal aux nécessités de l’heure présente pour lui assurer l’avenir. Le vieux Corneille donnerait une place dans son œuvre à ces hommes raidis, cabrés, furieusement concentrés dans l’idée qu’ils ne veulent pas obéir, et qui se soumettent souvent avec une espèce de tendresse virile aux disciplines de l’armée et aux ordres des « galonnards ».

La Bataille Syndicaliste, le journal d’Hervé, d’autres encore, ont publié plusieurs fois des lettres où des soldats socialistes jugeaient leurs chefs et rendaient hommage à leur utilité. Les officiers ont une technique, possèdent des recettes dont chacun peut faire son profit. Cela frappe le bon ouvrier, lui inspire la sorte de considération qu’il éprouve à l’usine pour les connaissances de l’ingénieur. Un travailleur, quelque opinion qu’il professe, reconnaît dans son métier l’homme de valeur. Il sent tangiblement la supériorité du savoir et ne s’y dérobe pas. S’il a un bon patron, quitte à le contredire à part soi pour la politique, il vit en bons termes avec lui, et réciproquement le patron avec l’ouvrier. Entre gens qui aiment le travail, il y a une justice professionnelle, une mesure commune des valeurs. On se reconnaît, on se juge, on peut s’estimer, on désire faire ensemble de la « bonne ouvrage ». Un officier qui est à la hauteur de son rôle de chef, c’est-à-dire d’entraîneur d’hommes, a vite fait de discerner dans l’ouvrier révolutionnaire ces ressources d’énergie et de générosité. Aujourd’hui, dans l’armée, à la discipline stricte se substitue quelque peu, çà et là, un art plus délicat du commandement à la française.

Le capitaine Robert Gauthiot était dans le civil directeur d’études adjoint à l’École des hautes études. Germanisant de haute valeur, il avait beaucoup élargi son champ d’études, jusqu’à devenir un des meilleurs linguistes de l’école de Meillet, et, au moment de la déclaration de guerre, il se trouvait au Pamir, occupé à déchiffrer des textes sogdiens, pareils à ceux que M. Pelliot a déposés à la Bibliothèque nationale. Aussitôt il se met en route. À son passage à Petrograd, on lui offre de servir dans l’armée russe : il refuse, arrive en France, rentre dans le rang comme lieutenant, se bat sur l’Yser et partout avec le glorieux 20e corps. Une blessure au front qu’il reçoit, quand un obus jette bas son gourbi, le fait longtemps et terriblement souffrir, puis il meurt. Voilà l’homme. J’ajoute que socialiste, il connaissait parfaitement les ouvriers socialistes. Or, voici ce qu’il disait : « S’il y a de la rouspétance chez les hommes, il faut les prendre par l’amour-propre. Dans les moments difficiles, quand le geste d’autorité tout sec ne donnerait rien de bon, je m’adresse à la plus forte tête, je lui explique mon idée sur le terrain : C’est là le point le plus important, et je n’ai plus de tête à y mettre ; choisis tes meilleurs camarades, ceux que tu voudras, et vas-y ; d’heure en heure, tu m’enverras un des tiens pour me rendre compte, et tu tiendras. Je ne puis compter que sur toi, parce que tu es le plus malin. »

M. Gauthiot disait encore : « Pour le socialiste à l’armée, la confiance ne vient pas des galons. Il attend ses supérieurs à l’épreuve. »

En conformité de ces vues, j’ai entendu un prêtre sous-officier raconter que dans certaines compagnies les hommes se fient de préférence à certains d’entre eux, parfois de simples soldats, qui ont montré l’art de se débrouiller. Alors les officiers s’adressent à ceux-ci : « Que penses-tu ? Si tu penses cela comme moi, va donc le dire à tes camarades. »

Ici, nous touchons sans doute au fond de notre race, plus guerrière que militaire. Cet amour du beau travail, ce besoin d’une discipline librement consentie et en quelque sorte discutée se trouvent chez beaucoup qui ne sont pas socialistes. J’aime en prendre pour témoin un jeune homme, porteur d’un nom illustre. Le petit-fils du philosophe Jules Lachelier, François Lachelier, mort à dix-neuf ans au champ d’honneur, écrit à sa mère, au matin même du jour où il va être tué (le 8 juillet 1916) :

Les gens de ma pièce… matois, finauds, rouspéteurs, frondeurs, toujours prêts à se plaindre de la soupe ou de la guerre ou des officiers, mais au fond bons cœurs et qui savent supporter en blaguant les pires fatigues et se tirer des cas les plus difficiles. Si tu voyais avec quelle ingéniosité ils ont su arranger les abris, disposer les pièces ! Il y avait rivalité entre les pièces, à qui ferait les plates-formes les plus horizontales et les circulaires les plus rondes, tous prenant des airs détachés et blasés, mais au fond jubilant dès qu’un compliment est adressé à la pièce, quand le tir est bon, juste et précis.

De même quand ils lisent les journaux, ils accueillent les nouvelles avec une feinte indifférence, mais se trouvent à table très bien informés et discutent avec compétence et intelligence des questions de mouvement.

Si tu les avais vus pendant l’attaque de l’autre jour, c’étaient d’autres hommes ; on voyait dans leurs yeux de la joie et presque de l’enthousiasme, et je t’assure qu’ils ne songeaient plus alors à se plaindre de la longueur de la guerre, mais que tous se laissaient prendre à l’intérêt passionné de la grande partie qui se joue.

Je t’assure que dans une attaque, on sent bien la liaison entre les armes et la participation de chacun au plan qui développe progressivement la pensée des chefs. C’est là qu’on pourrait employer la fameuse expression d’ouvrier conscient et organisé ; chaque soldat est bien une pièce consciente de la grande machine, et, dans une abnégation totale de lui-même, consent à n’être qu’un rouage mû par une volonté étrangère.

C’est la gloire de notre époque d’avoir pu amener tant de millions de gens à se sacrifier complètement à une idée et, pour elle, à se soumettre à l’esclavage le plus rude et le plus exclusif qui soit ; mais la vraie liberté consiste à se soumettre et à se résigner à ce que l’on a jugé inévitable, et à consentir à n’être qu’une pièce du mécanisme dont on aurait pu être l’ingénieur… (Lettre communiquée.)

Tout ce beau texte évidemment déborde un parti et c’est tous les Français qu’il décrit, mais il aide à comprendre comment des ouvriers révolutionnaires font souvent d’excellents soldats, collaborateurs dévoués de leurs chefs. Il peut y avoir une période d’aigreur à traverser. Cette aigreur existe dans le travail industriel et mène au sabotage. Mais les ouvriers, à toutes les époques, ont connu le sabotage et, pour finir, l’ont toujours rejeté ; le socialisme déclare que ce n’est pas par la corruption des méthodes de travail que le salut de la classe ouvrière peut être assuré. Et les révolutionnaires, quand ils ont à faire la guerre, s’y mettent bravement parce que c’est la tâche du jour et qu’il est de leur nature de mettre leur amour-propre dans leur travail.

Et puis la guerre, à leur insu, souvent les modifie. Ils ont beau dire qu’ils sont les mêmes et trouver, à le croire, une grande satisfaction, nous voyons bien que beaucoup d’entre eux sont à la fois pareils et différents, comme un arbre dans une saison nouvelle (15). Ils viennent d’affirmer devant nous, tout en se battant, leur internationalisme et leur pacifisme ; mais tout de même les événements sont de grands maîtres, et, pour échapper au joug intolérable du kaiser, ces révolutionnaires soldats ont dû consentir de sérieuses retouches à leur conception de la vie. Ils ont compris que le problème de la discipline militaire se pose de la même manière que le problème de la discipline industrielle, et bien qu’ayant l’âme toute pleine de justice égalitaire, ils se sont rangés sous des chefs que la veille ils croyaient exécrer. La « rouspétance » leur a déplu au même titre que le sabotage. Ils ont accepté la discipline de l’armée, tout comme la discipline de l’atelier, parce qu’elles sont, l’une et l’autre, dans les nécessités du travail. Alfred Sala-belle pensait pour un grand nombre d’eux, quand il disait le mot que nous citions plus haut : « Nous sommes à une période où l’on peut s’instruire. »

Eh bien ! nous ne voulons pas être de ceux pour qui la leçon de la guerre est une leçon que la guerre leur permet de donner aux autres ; nous la recevons, nous aussi et de nos adversaires d’hier avec empressement, s’ils ont quelque chose à nous dire qui puisse élargir nos vues. Nous sommes des familles diverses, mais alliées, parentes, où circule un même sang, et souvent nous avons dans l’âme, à notre insu, ce que nous contredisons dans des âmes voisines. Les socialistes surtout, nous devons les comprendre, parce que leurs idées flottent dans l’air, et nous ont mille fois effleurés. Leurs idées, ce sont des oiseaux posés sur leur épaule et qui leur chantent un chant de consolation. Qui de nous n’a pas eu un instant ce beau chant près de son cœur ? Ils sont, comme nous, des hommes formés par le travail. Et chez plusieurs d’eux, cette guerre apporta une illumination si belle que nous voulons en profiter pour mieux épeler le livre de la sagesse.

J’ai lu dans les Entretiens des non-combattants (mai-juin 1916, 21, rue Visconti) les carnets où Albert Thierry, instituteur syndicaliste et le plus violemment sincère des syndicalistes, crayonnait comme un testament ses suprêmes pensées de politique et de morale et recherchait quelle justice doit être réalisée dans le monde pour que la paix définitive s’établisse. Cinq petits traités nobles et naïfs, ailés et trébuchants, l’éducation d’un oiseau, je veux dire un effort pour aller en plein ciel et mieux voir.

Thierry meurt, rend l’esprit avant que son esprit ait conquis la maîtrise de ces grandes hauteurs. Comprendre dans quelles conditions la paix s’établira entre tous les États et dans chaque État, c’est une entreprise qui passe l’horizon d’un soldat et d’un instituteur. Je l’écoute mieux quand il veut faire la paix entre les Français, car ici son expérience propre est valable.

Les Français d’après l’an XV, dit-il, qui se sont tenus un an par la main depuis la mer du Nord jusqu’au Rhin, quels que fussent d’ailleurs leurs intérêts économiques, leur opinion politique, leur croyance, leur idéal, n’entendent plus se brimer ni se tourmenter les uns les autres : la vieille haine française, qui avait sa noblesse, la lègue à une tendresse française que ni la France ni l’univers n’ont encore connue.

Les Français de religion protestante ont prouvé dans cette guerre qu’ils aimaient la France, le protestantisme et la justice du même amour : ils deviennent également chers à tous les Français. Les Français catholiques de l’an XIV ont démontré qu’ils aimaient la France, la justice et Jésus du même amour ; ils deviennent également chers à tous les autres Français. Les Français sans foi de l’an XIV et de l’an XV ont démontré qu’ils aimaient du même amour la France, la justice et la liberté de l’esprit ; ils deviennent chers à tous les Français fiers de leur foi, comme eux sont fiers de leur pensée. L’unité française se forme dès lors, ainsi qu’une fois déjà elle s’est formée à la Fédération du 14 juillet 1790, non pas sur la même religion sociale exprimée, mais sur le même amour de la France, sur le même amour de la justice…

Cette conciliation ne deviendra jamais sans doute une assimilation et une confusion : il faut des fleurs diverses au jardin de la terre.

Et puis, soudain, voici qu’il dit : « Toutes ces paix du dehors ne valent rien, s’écroulent, si nous n’avons pas chacun la paix en dedans de nous-mêmes. »

À ces mots inattendus d’un révolutionnaire, je m’arrête. Ce ne sont plus là des réflexions de cabinet, des aperçus, des vues, des ingéniosités, mais bien des choses que cet homme a éprouvées avec tout son être. Je désire entendre ; je m’assieds au talus du fossé auprès de ce Vauvenargues de la retraite de Charleroi.

Que savons-nous d’Albert Thierry ?

« Une mâchoire serrée, des yeux où rayonne une flamme claire, un orgueil prompt à s’offenser », ainsi le décrit Paul Desjardins, qui l’a beaucoup connu et aimé. C’était une conscience pure et dure. Ses amis se souviennent de lui, aussi loin qu’ils regardent, comme d’un homme fait. Il n’avait pas eu d’adolescence, me disent-ils. Ce trait immédiatement nous emporte dans ces profondes parties de notre race (plus estimables qu’agréables) qui produisirent les Arnauld et tout le monde janséniste, Pascal mis à part, les Lamennais, les Proudhon. Thierry, comme ce dernier, appartenait au peuple. Son père est un ouvrier maçon du 17e arrondissement. Lui-même, voulant être instituteur, se donna pour tâche d’entretenir chez les fils et les filles des prolétaires la fidélité au prolétariat.

Nous avons dit comment le digne ouvrier français respecte en lui-même une qualité de bon travailleur, une aptitude à créer qui est le résultat d’une longue sélection, le fruit de sa propre vie et des vies de ses aïeux. Un esprit comme Thierry, quand il se trouve au bout d’une lignée pareille, arrive à en faire la théorie ; c’est la réflexion de l’activité la plus pure de la classe ouvrière. Il en vient à donner à ce respect du travail manuel une nuance presque religieuse. Conférez telle page bien belle d’Andler sur une nouvelle moralité socialiste (dans la Civilisation socialiste, chez l’éditeur Marcel Rivière). Il y a du renoncement moral dans ce respect du métier, dans ce désir de bien faire. C’est une veine austère qu’un Proudhon semble avoir recueillie des corporations du moyen âge et qui côtoie dans le socialisme une veine assez libidineuse héritée de Fourier.

Thierry constatait avec anxiété qu’une partie notable de la masse ouvrière est devenue infidèle à cet idéal de civilisation par le métier bien fait. Des travailleurs ressentent un dédain de demi-savants pour le travail manuel, et de cela il souffrait si fort qu’il se jeta délibérément dans le syndicalisme et lui demanda la régénération de l’école française. Celle-ci, à ses yeux, était un instrument dangereux de déclassement et de déracinement (16).

Ces vues sont dignes d’attention. Albert Thierry s’était donné une magnifique mission. Partagé entre la vie de famille, dont il avait une idée forte et saine à la Proudhon, et ses études « sur l’enseignement » qu’il donnait aux feuilles syndicalistes, il s’est maintenu avec orgueil dans la classe ouvrière. Appuyant sa tête contre le cœur de ses frères, et puis écoutant son propre cœur, il a constamment chauffé et perfectionné à ce foyer d’humanité une conception fort belle qu’il s’était faite de la sainteté du travail et de la sainteté du peuple qui travaille. Nul arrivisme ; respecter profondément la condition d’où l’on sort, rester en contact avec sa corporation de naissance. Thierry se sentait placé au service de quelque chose de grand qu’il anticipait. Il y avait chez lui de l’esprit monastique. À ce degré, une opinion politique est une foi. « Il a joué son salut, nous dit Paul Desjardins, sur une promesse unique : savoir, que la vraie vie spirituelle qui seule explique le monde et contente l’homme, est fille, non des loisirs élégants comme les sociétés aristocratiques l’ont cru, mais du normal labeur. »

Pour notre part, nous pensons que la plus haute pensée, celle qui explique le monde, est fille du laboratoire scientifique et de l’oratoire religieux, et pour sauver la civilisation complète nous défendons à la fois le Collège de France et les petites églises de village. Mais c’est vrai que le travail et le labeur normal font les mœurs et les courages, sans lesquels rien n’est possible et d’où naissent les supériorités, et je reconnais, je salue tout ce qu’il y a de réel et de bienfaisant dans cet orgueil de classe, dans cette piété du travail manuel qui rattachent l’enfant à la stabilité et l’empêchent de se jeter aux courants rapides. Les espérances et les volontés de l’instituteur Albert Thierry sont admirables.

Admirables, avec des taches, bien sûr ! Allez donc, à vingt ans, avoir du feu et nul excès ! Les excès de Thierry, il faut les connaître. On n’apprécie exactement une force que si l’on connaît, en même temps que son poids, sa direction et ses déplacements successifs. En 1903, à vingt ans, Thierry, s’était déjà voué à l’établissement de la paix par un code, ou mieux une religion du travail ; mais, se hâtait-il d’ajouter, ne vous méprenez pas : « Il y a un amour de la paix optimiste, conservateur et lâche ; je le redoute. Dans la Fédération future je n’accepterais pas de vivre s’il n’y fallait pas combattre les exploiteurs, les hypocrites, les imbéciles, et les Chrétiens. »

C’est ainsi qu’il parlait, ce jeune instituteur, au cours d’un voyage en Allemagne et sans doute sous l’influence de Nietzsche, et maintenant vous allez le voir, sous l’influence de la guerre, qui rectifie sa pensée et son tir.

Dès le 12 août 1914, ces premiers mots, un billet rapide : « Je pars dans un quart d’heure, 28e d’infanterie, 26e compagnie, Évreux… Si nous étions vaincus, c’est qu’il n’y aurait pas de justice, et vivre en un monde sans justice, ce n’est pas la peine… » Quel superbe frémissement de roseau pensant !

Le 4 septembre 1914, à la ferme d’Orbais, dans le Tardenois, il tombe blessé à l’épaule, est pris par les Allemands, et dix jours après, délivré par une contre-attaque française, il sortit de ces dix jours de captivité en disant à son ami Félix Bertaux : « Tu ne peux te figurer à quel point ils sont cruels et stupides. » Et, dans d’autres lettres : « Il faut d’abord vaincre, nous leur pardonnerons après. Nous nous défendons premièrement contre des monstres, des monstres sensés qui vont au fond de tout, même du crime. » — « Cette race est basse, elle sera vaincue et déshonorée. »

Au 19 novembre 1914, il fait cette réflexion : « La plus grande grandeur de cette guerre, il me semble, je la vois dans ceci qu’elle rend immédiat, universel l’ordre de la mort, et possible l’ordre de la justice. Et moi, je consens à tous deux d’un cœur bien réfléchi. »

Au même moment, le 17 novembre, il crayonne sur un carnet cette note : « Dans un élan irrésistible, j’écris ces Conditions de la Paix… Il ne s’agit pas de les faire admettre, mais tout simplement de les penser, de savoir ce que nous voulons dire quand nous parlons de notre justice… » Et de cet éclair de novembre, son livre sort tout entier. Son livre, qu’il songeait à nommer « la Volonté de justice », comme un bouclier, une épée à opposer à « la Volonté de puissance » de ce Nietzsche qu’il comprenait maintenant.

Les ouvriers (pauvres ou plus exactement prolétaires), renonçant à réclamer pour eux seuls le bon nom de producteurs, voudraient que la force travail individuelle, leur unique propriété, contribue également à l’exploitation collective. À la prospérité française.

Patrons et ouvriers, avant de se réconcilier, réprouvent donc les uns et les autres leur ancien individualisme, cause si agissante de leurs maux.

Les Français de l’an XIV et de l’an XV, catholiques, protestants ou juifs, ont tous décidé qu’ils combattaient pour la Justice : pour une ancienne Justice méconnue, pour une nouvelle Justice inconnue à fonder : pour les Droits de l’Homme et les Droits des Peuples.

Le Français digne de ce nom, fier de son histoire, fier de sa pensée ou de sa foi, le Français veut être juste ou ne pas être.

Il naît comme il peut, dans une patrie à grand effort défendue, à grand effort pacifiée, chargé cependant de l’inégalité corporelle et intellectuelle qui est dans la nature, des inégalités économiques et historiques qui sont dans la société.

Il reçoit, quelle que soit sa naissance, une éducation fondée essentiellement sur le travail, la science et l’histoire ; et par elle, son esprit et son cœur s’ouvrent à l’égalité, à la vérité et à la justice.

La morale, fondée clairement sur le principe nouveau du « refus de parvenir », fait de chacun de ces Français un citoyen méprisant de jouir, désireux de servir, préoccupé de son travail, désintéressé de lui-même, digne de l’amour…

Pourquoi la censure a-t-elle zébré, déchiqueté ce testament d’un génie innocent ? Cet essai de morale sérieux, émouvant, c’est un bel arbre français. Qu’a-t-il pris de sève par ses racines dans la terre profonde ? Qu’a-t-il reçu de son feuillage offert aux quatre vents du ciel ? Je voudrais distinguer ce qu’il y a chez Thierry de propre et de réel, et puis de livresque et d’oiseux. Souvent il a pensé, ce qui s’appelle penser ; souvent ce qu’il exprime, ce sont les expériences de l’instituteur, de l’homme « en proie aux enfants », comme il disait, et de l’honnête homme en proie au scrupule. Je ne m’inquiète pas beaucoup de ce qu’il met en arguments logiques. Mais que de beautés morales ! Je regarde se former en lui un chant qui ne jaillit pas, mais dont le murmure peut instruire et faire vivre ses frères. Penseur ? Je ne sais pas. S’il s’agit de vertu, c’est un maître.

Que le peuple refuse de parvenir, que la bourgeoisie renonce à son parvenir : la paix française est établie à jamais… Refusant de parvenir, l’homme est beaucoup plus fermement lié à la famille de son père et de sa mère : on peut dire qu’il ne la quitte pas et qu’elle soutient son esprit ou son cœur à chacun de leurs battements. Refusant de parvenir et même par le travail, l’homme en arrive à tenir bien davantage à son travail ; il conçoit son métier… comme le moyen de contribuer à l’institution de la justice. Refusant de parvenir, l’homme qui travaille pour le peuple d’où il est sorti par l’éducation, où il revient par le sacrifice, apprend à le préférer dans ses vertus et se promet de le guérir de ses vices… Dès lors, un élargissement se produit du métier à la classe, de la classe à la nation, de la nation aux diverses confédérations nationales et à la confédération terrestre : l’ambition individuelle et les ambitions nationales se taisant, leur conflit cessera et le travail terrestre s’accomplira pour la première fois dans la paix.

Tout d’un coup, le 26 novembre, il s’élève sur son sommet et s’épanouît dans la note suivante :

« Considérant la guerre, je ne veux plus être révolutionnaire pour la classe ouvrière seule, mais pour tout l’homme. La justice est le bien de tous. Il y a une injustice capitaliste, pourquoi n’y aurait-il pas une injustice ouvrière ? »

Voilà l’effort, le cri d’une conscience en travail, sous le coup de la guerre. Nul de nous ne peut lire ce texte et passer outre. Il faut le retenir. N’eussions-nous rien de plus à garder de Thierry, il est sauvé de la mort. Nous l’inscrirons sur la liste de ceux dont nous sommes les débiteurs.

Après cela, peu m’importe le reste. Je ferme le livre et j’admire qu’un tel cœur batte dans le socialisme. Ami, laisse ta logique, tes systèmes naïfs et bornés ; à ce degré, c’est un chant qui seul te traduirait. Il le sentait. Peu avant sa mort, relisant son ouvrage la Paix intérieure, il écrit en marge : « Ô alouettes de ces matins, chères alouettes françaises, inspirez-moi mieux. » À ce cri, je le comprends : il s’arrache aux partis, ce plébéien que la campagne vivifie, ce fils d’une race de paysans et de soldats, cet ouvrier qui s’acharne sur ses carnets pour faire du bel ouvrage, pour créer, pour saisir une vérité. Je le vois désormais au milieu des plus nobles, à la table des dieux qui diffèrent tous et sont tous des égaux et qui jugent le monde avec magnanimité.

Et, plus loin encore, ce redoublement de chaleur : « Que je suis content d’écrire cet Essai au chant de l’alouette et au grondement du canon ». Et enfin, de ces mouvements extraordinaires de son âme, s’élance la plus belle flamme : « Les obus tombent pas loin. Je serais content (si je dois mourir ici) de mourir en définissant (bien) cette Justice bien-aimée. Mais ne trouves-tu pas que ce serait une mort trop bien choisie ? »

Quel soliloque ! Il obtint cette mort le 26 mai 1915, à Aix-Noulette, durant la bataille d’Arras.

Il serait beau qu’un Albert Thierry pût introduire dans la pensée socialiste sa pensée ainsi purifiée par la fournaise de la guerre. Nous y sommes tous intéressés. Dans les papiers de Sainte-Beuve, on a trouvé une note, qui demeure juste et qu’il semble qu’Albert Thierry ait méditée : « La bourgeoisie se corrompant si aisément par sa tête (et aujourd’hui, en 1917, j’ajoute : la France étant si fort décimée), le recours est dans le bon sens et la vigueur des masses qu’il faut éclairer le plus possible et animer d’un souffle à elles (c’est tout le programme de Thierry) en tâchant de corriger la brutalité sans attiédir la force ».