Les Diverses Familles spirituelles de la France/Chapitre XI

CHAPITRE XI

CETTE UNANIMITÉ PROFONDE,
NOUS CONTINUERONS À LA VIVRE

Sans doute on ne restera pas à cette hauteur. On en retombe à chaque fois que l’on s’écarte de la ligne de feu ; on en retombera davantage à mesure qu’on s’éloignera dans le temps. Déjà la vie religieuse des armées n’est plus ce qu’elle était en 1914 et 1915 ; des âmes, bouleversées par la violence du choc et dont le fond avait monté à la surface, sont redevenues dormantes, et puis, beaucoup des meilleurs sont couchés à cette heure dans la terre de France. Mais nul ne reviendra de cette guerre exactement pareil (22).

Ce temps de misère demeurera comme un idéal pour ceux qui l’ont vécu dans leur jeunesse. Il les couvre d’une gloire qui les désignera jusqu’à leur dernier jour et qui maintiendra en eux des souvenirs plus forts que toutes nos querelles. Avec quelle joie ils se retrouveront, chaque année, aux fêtes de commémoration ! De quelle autorité ils seront investis ! Ce sont nos arbitres désignés. Ils se souviendront toujours du caractère exact de l’union sacrée durant la guerre ; ils ne laisseront jamais dire qu’elle ait été la simple excitation ou l’expédient d’un peuple surpris par le péril.

L’union sacrée n’a pas consisté à renier nos croyances, ou bien à les reléguer dans une armoire comme un objet inutile dont on reparlerait plus tard. Elle ne comportait aucun oubli de ce qui fait vivre nos consciences, mais, au contraire, elle est née de ces croyances qui, par tout ce qu’elles ont de plus excellent, se rejoignent en profondeur. Chaque famille spirituelle a maintenu ses droits, mais sous leur forme la plus pure, et par là même s’est trouvée toute proche des autres familles qu’elle aurait cru plus ennemies.

Nous nous souviendrons toujours que dans nos compartiments divers, dans nos chapelles variées et vénérables, nous avons vu des hommes semblables, encore que professant des dogmes et des philosophies opposées. Nos soldats ont eu dans le sacrifice et dans la douleur une attitude mentale propre, selon qu’ils étaient animés par telle ou telle croyance, mais chez tous, en dépit de cette coloration que leur donnaient des doctrines contraires, les traits étaient pareils, au point qu’on eût pu les superposer : c’étaient les traits éternels de la France.

Je n’ai cité que des faits éclatants, retentissants, les témoignages sur les cimes ; ils supposent bien des adhésions silencieuses, une multitude de faits pareils qui ne nous parviennent pas, faute d’avoir été formulés. Je ne pouvais guère recueillir que des paroles d’intellectuels, mais ils ne valent pas moins, ceux qui se taisent depuis le commencement de la guerre, ce bourgeois, ce paysan, qui y vont avec courage, sans écrire trois lignes, et qui n’éprouvent pas le besoin de se demander pourquoi ils se font tuer. Notre grande force est d’être un peuple de terriens qui ne parlent pas, qui vivent sur des bribes de catéchisme et d’école primaire. Toutes ces sortes d’idées que nous avons vues, tout cet ensemble de sentiments, toutes ces expressions rares prennent leurs racines dans des choses anciennes que la foule n’exprime pas, mais qu’elle sent aussi bien que nous.

Nous sommes unis, en France, parce que, depuis l’intellectuel jusqu’au petit paysan, nous avons la claire vision de quelque chose de supérieur à nos petits intérêts personnels et une sorte d’instinct qui nous fait accepter joyeusement le sacrifice actif de nous-mêmes au triomphe de cet idéal. Un Croisé trouve tout naturel d’acheter par sa mort la liberté du Tombeau du Christ ; le vieux Corneille ravit tout le public par ses tirades sur l’honneur ; Vincent de Paul est sûr de trouver toujours qui le suive dans sa mission de charité. Quant aux contemporains, nous venons de les entendre. C’est cette claire vue et cet instinct qui ont dessiné la France. Tous les gestes de notre passé, tous les beaux témoignages d’aujourd’hui que je viens de rassembler, ne sont que les produits d’une même conception très simplifiée de la France, champion du bien sur la terre. Chacun de nous sait que les Français sont là pour qu’il y ait moins de misère entre les hommes. En ce sens, la France est pacifiste ; en ce sens, la France est guerrière. L’idée que cette guerre doit être la dernière des guerres, c’est une vieille idée populaire. « À nous de souffrir, nos enfants seront plus heureux ! » formule simpliste de cette générosité, de cet oubli de soi où communient tous nos siècles et toutes nos classes.

« Les églises de France ont besoin de saints », disait quelqu’un à la veille de la guerre… Ils naissent chaque jour des champs de bataille et voici leur liste affichée sous le porche. Ces saints de la France appartiennent à toutes les croyances, et la vieille église du village, mère des générations, cœur des cœurs, les accueille tous avec une égale tendresse, car, dit-elle aux incroyants, vous êtes mes fils endormis. C’est moi qui vous ai formés à la haute vie morale. Multi intus sunt qui foris videntur. Votre mort vous rend à Celui qui a dit : « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie ».

Ces prodigieuses périodes où l’on se retrouve, où éclate la splendeur de notre unité profonde, elles ont laissé des traces dans l’histoire. Jadis, nous avons construit tous ensemble les cathédrales, qu’allons-nous construire demain ? Qu’est-ce qui va naître dans l’immense émotion de la victoire ?

Ce qui naîtra, je ne sais, mais l’âme nationale vient de se réaliser.

En même temps que nous allons libérer la vie française sur des territoires retrouvés, nous la dégagerons en nous-mêmes, et comme la patrie va sortir de cette crise héroïque avec un élargissement physique, chacun de nous veut y trouver une augmentation de l’âme.

Il s’agit de libérer et d’approfondir la vie spirituelle en France.

La guerre vient de nous apprendre que nos cœurs parfois contractés, irrités, possédaient chacun la faculté d’aimer, de comprendre, d’aider les cœurs et les esprits qu’ils croyaient adversaires. Au fond de chacun de nous repose la France entière, désireuse de s’épancher en œuvres vives. Cessons de la contrarier, écartons les obstacles d’hier, les barrières pourries, les palissades de partis, laissons-la agrandie telle que pendant la guerre.

On raconte qu’un soir de bourrasque et de pluie, un aumônier, un pasteur, un rabbin, liés comme il arrive souvent par la vie en commun au poste divisionnaire, se trouvèrent sur une partie du champ de bataille où des soldats relevaient les cadavres. Ces hommes les entourent et leur disent : « Nous n’osons pas mettre la terre sur nos camarades sans qu’on leur ait dit une prière. — À quelle religion appartiennent-ils ? — Nous ne savons pas, mais vous pourriez peut-être vous arranger entre vous. — Eh bien ! nous allons, à tour de rôle, les bénir… » Le catholique a commencé, le protestant a continué, et l’israélite a fini et, tous les trois, ils ont serré la main des soldats qui n’étaient pas nécessairement des croyants (23).

Mais cette scène, suis-je trop exigeant, demeure pour moi un décor magnifique dont l’âme est un peu incertaine. Je la trouve pauvre de conseil. Si nous avons retrouvé notre unanimité profonde, c’est pour la maintenir, en organiser la défense et continuer à la vivre. Et, pour terminer ce tableau, où je cherchai, fidèle secrétaire de la France, à préparer les versets d’une Bible éternelle de notre nation, je veux raconter ce qui advint à la mort du plus étonnant des héros que j’ai nommés, à la mort du capitaine-prêtre Millon, qui tomba sous Verdun après avoir calqué ses derniers jours sur les derniers jours du Christ.

Le capitaine Millon s’était lié intimement, dans les tranchées, avec son chef de bataillon, le capitaine P…, libre penseur et franc-maçon, d’une nature généreuse. Quand Millon fut tué, le capitaine P… vint trouver le soldat catholique Joseph Ageorges et lui dit : « La mort de Millon me fait beaucoup de peine. Si j’étais tombé le premier, il aurait dit une messe pour moi. Je ne crois pas, mais sait-on jamais ! Si l’âme est immortelle, Millon sera content que je pense à lui. Voulez-vous que nous allions demander au curé un service à son intention ? » Nous y allâmes, me raconte M. Joseph Ageorges. Le capitaine P… inscrivit l’annonce de la messe au rapport. Il assista au service avec les soldats, les gens du village et les enfants d’un orphelinat de la guerre. Après l’Évangile, le curé parla, et quand il eut terminé, il vint par un mouvement du cœur au banc du capitaine, l’inviter à prendre la parole. Le capitaine libre penseur monta sur les marches de l’autel et, s’adressant aux orphelins, il glorifia le capitaine-prêtre. Pour conclure, il proclama sur le cercueil du héros (et n’entendez-vous pas sa voix sur toutes nos tombes ?) qu’il fallait à la France de demain l’étroite collaboration du prêtre, de l’officier et de l’instituteur (24).

27 novembre 1916/9 mars 1917.