Les Diverses Familles spirituelles de la France/Chapitre II

CHAPITRE II

… ET RÉAPPARAISSENT À L’ARMÉE

Chaque jour des soldats arrivent du dépôt dans la zone de mort. Beaucoup sont partis avec des chansons aux lèvres et des boutades drôles, quasi tous avec une chaleureuse irréflexion. À quoi bon prévoir ? On verra ! Et les voici derrière une motte de terre continuellement bouleversée, au milieu de compagnons chaque jour décimés, dans un horizon morne où leurs yeux fixés nuit et jour ne voient pas flotter un drapeau, pas même se dessiner la silhouette d’un ennemi. Rien que leur vie intérieure pour les soutenir dans cette interminable faction.

Ils s’obligent à la gaieté, à la blague, mais quand ils se retrouvent seuls ? À part les grands moments où l’on peut s’oublier totalement, on est si souvent en présence de soi-même dans cette guerre ! Chacun de ces hommes, au moins à certaines heures, se sent subordonné, misérable, minime, pauvre fétu jeté dans la fournaise, mais avec un tel frémissement ! Ah ! combien les cœurs sont vivants ! Nos paysans soldats ont presque toujours la tête chez eux. Écoutez ce cri d’un jeune protestant, le sous-lieutenant André Cornet-Auquier, qui écrit à sa famille : « Cette nuit, je suis de service dans mes tranchées. Une nuit superbe, avec de la lune. Ah ! qu’il y fera bon prier pour vous ». (Lettres publiées par le pasteur A. Cornet-Auquier, à Chalon-sur-Saône, et non mises dans le commerce.)

Quel état de vibration révèle une telle image ! On voit que l’âme refuse de respirer cet air glacé, veut à tout prix sortir d’une solitude douloureuse, chercher une petite enceinte plus chaude, retrouver un foyer. Mais il est si loin, le foyer de la famille ! Le soldat trouvera plus près sa consolation. Il se créera des frères, et se réfugiera dans une petite âme collective plus forte que son âme individuelle.

L’armée est pleine d’amitiés, pleine de petits groupes de deux soldats, de quatre, ou davantage, qui ne se quittent jamais. Amitié de pays : il n’est pas rare, surtout dans les régiments de réserve, que douze, quinze hommes d’une compagnie soient du même village, et cela c’est l’amitié fondamentale. Amitié d’habitude, entre hommes qui se trouvent rapprochés par les épreuves communes, par la vie quotidienne ; en tient-on suffisamment compte ? On les fait souffrir en les changeant de bataillon sans grande utilité ; plus d’un, en disant au revoir à ses camarades, a les larmes aux yeux. Enfin, amitié d’attraction, à cause des idées communes.

On a peur de trahir nos soldats, de leur faire du tort et de dénaturer leur figure en insistant sur la part d’angoisse qui peut se trouver dans les cœurs les plus braves. Pour donner une couleur vraie, il faut mêler aux teintes sombres l’or, l’argent, l’azur, la joie. Les jeunes gens surtout n’accepteraient pas que l’on tût cette fierté si belle qui gonfle leur âme. Un pasteur, M. Jospin, a bien noté leur regard d’ardente bonne volonté, ce trait lumineux, cette sorte d’allégresse que l’on voit dans leurs yeux la veille du départ. « Ces jeunes gens, dit-il, aiment la vie d’une façon extraordinaire et ils vont au sacrifice avec un naturel, une simplicité magnifique. Jamais je n’ai si bien vu le pont entre cette vie et la suite. » (Lettre communiquée.)

Eh bien ! ces jeunes soldats aussi, dans leur allégresse, ont besoin d’amitié. Ils semblent avoir hâte de se dire les uns aux autres ce que la vie et la mort soulèvent en eux de réflexions. Les classes 15, 16, 17 sont de vraies fraternités où tous s’aiment et se subdivisent en groupements plus étroits.

Des amis ! Voilà le premier cri des jeunes et des vieux. Là-dessus, les lettres des tranchées sont pressantes et claires. Un jeune soldat a pu rencontrer un aumônier, et puis d’autres soldats, qui appartiennent comme lui à l’Association de la Jeunesse catholique française (1) ; il s’en réjouit : « C’est si bon de vivre un peu la vie de l’A. J. C. F. quand on est loin de corps, mais non pas de cœur. J’attends le Bulletin avec beaucoup d’impatience. Songez à ce qu’il est pour nous dans notre solitude presque complète. » (Bulletin de l’A. J. C. F.)

Le jeune Gustave Escande, protestant, écrit dans son journal : « Hier, j’ai découvert un protestant dans l’autre équipe de ma section. Très gentil et sérieux ; lié amitié avec lui, me sens moins isolé. » (À la Caserne et sur le Front, librairie de Foi et Vie.)

Un instituteur, adjudant, écrit des bords de la Marne : « J’ai trouvé avec grand plaisir quelques collègues de Seine-et-Oise, dont un sergent, dans la section que je commande. Il me semble que je suis moins seul… » (Manuel général de l’Instruction primaire.)

De l’Argonne, Roger Cahen, jeune israélite, libre penseur, écrit : « Le manque de sommeil auquel je suis dès à présent habitué, la mauvaise nourriture qui gâte mon estomac dont j’étais si fier, tout cela n’a rien de dur en comparaison du manque de conversation. Je n’ai personne avec qui je puisse échanger une idée générale, ou même quelque impression désintéressée. Je suis donc privé de la plus grande joie de la vie » (Roger Cahen. À l’Union pour la Vérité, 21, rue Visconti.)

La camaraderie se forme beaucoup autour des croyances. Des entretiens sans cesse interrompus et recommencés, plus mélancoliques chez les hommes d’un certain âge, joyeux jusqu’à la gaminerie dans les jeunes classes et chez les petits officiers, remplissent les jours et les nuits. Rien d’un être ne peut demeurer caché dans une telle vie pleine d’épreuves décisives. Ceux qui se ressemblent d’idées et d’esprit se retrouvent. Les affinités religieuses prennent une force exceptionnelle. Quel apaisement et quel réconfort de se trouver plusieurs qui sentent pareillement et de pouvoir se suspendre tous ensemble à quelque idée supérieure !

« L’origine de notre petit noyau, raconte un soldat de Champagne, date du 24 septembre 1916, jour mémorable à tous les points de vue. Toute la journée, nous étions restés inactifs au cantonnement du bivouac, dans les bois. Les bruits les plus contradictoires circulaient. Le soir seulement, devant chaque bataillon réuni en carré, le colonel vint lire l’ardente proclamation du général Joffre… Nous savions à quoi nous en tenir. Le régiment marchait à l’attaque le lendemain et devait être troisième vague. À la nuit, tandis qu’on échangeait des adresses de famille par petits groupes, que des poilus, sous la tente, chantaient la Marseillaise, que d’autres reposaient, j’allai un peu rêver au clair de lune. Un sergent passe ; il a le cafard et s’arrête pour essayer de le dissiper. Un autre vient s’asseoir auprès de nous. On parle du lendemain, de l’attaque, de la vie, de la mort, du bon Dieu, et l’on se sépare après avoir fait ensemble la prière du soir. » (Bulletin de l’Association de la jeunesse catholique française.)

Ainsi, dans l’immense masse, des familles spirituelles se rejoignent. Nos soldats ont le cœur plein de sentiments qui font leur force et qu’ils veulent revivifier auprès de cœurs amis. Beaucoup vont, de leur solitude, rejoindre un cortège et, n’eussent-ils pas de religion dogmatique, ils cherchent des coreligionnaires. Catholiques, protestants, israélites, libres penseurs, syndicalistes, internationalistes, traditionalistes se retrouvent…

Eh ! quoi, les mêmes forces qui, hier, nous précipitaient les uns contre les autres et que la mobilisation a rompues, voudraient se reconstituer ?

Sans doute. Mais, cette fois, ce n’est plus pour aucune œuvre de division, ni d’exclusion, et sur cette diversité (dont nous allons, une à une, examiner les nuances principales), se fonde l’amitié la plus belle et la plus agissante.