Les Contes de Canterbury/Texte entier

Traduction par collectif.
Texte établi par Émile LegouisFélix Alcan (p. C-530).

Geoffroy Chaucer


Les Contes


de Canterbury


Traduction française

Avec une introduction et des notes
par
Th. Bahans, J. Banchet, Ch. Bastide, P. Berger, L. Bourgogne, M. Castelain, L. Cazamian, Ch. Cestre, Ch. Clermont, J. Delcourt, J. Derocquigny, C.-M. Garnier, R. Huchon, A. Koszul, L. Lavault, É. Legouis, L. Morel, Ch. Petit, W. Thomas, G. Vallod, E. Wahl


«♦»



Paris, FÉLIX ALCAN, éditeur, 1908.




LES


CONTES DE CANTERBURY








COULOMMIERS
Imprimerie Paul BRODARD.


LES
CONTES DE CANTERBURY
DE
GEOFFROY CHAUCER



TRADUCTION FRANÇAISE


AVEC UNE INTRODUCTION ET DES NOTES
PAR
TH. BAHANS, J. BANCHET, CH. BASTIDE, P. BERGER, L. BOURGOGNE, M. CASTELAIN, L. CAZAMIAN, CH. CESTRE, CH. CLERMONT, J. DELCOURT, J. DEROCQUIGNY, C.-M. GARNIER, R. HUCHON, A. KOSZUL, L. LAVAULT, É. LEGOUIS, L. MOREL, CH. PETIT, W. THOMAS, G. VALLOD, E. WAHL


―――――«♦»―――――


PARIS
FÉLIX ALCAN, ÉDITEUR
108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 108
――
1908


La traduction a été ainsi répartie entre les professeurs agrégés d’anglais dont les noms suivent :

Prologue Général. M. Cazamian, professeur-adjoint à l’Université de Bordeaux.
Conte du Chevalier. Ire partie. M. Léon Morel, chargé de cours à la Sorbonne.
— IIe partie. M. C.-M. Garnier, professeur au lycée Henri IV.
— IIIe et IVe parties. M. Bourgogne, professeur au lycée Condorcet.
Prologue et Conte du Meunier. M. Delcourt, professeur au lycée de Montpellier.
Prologue et Conte de l’Intendant.
Prologue et Conte du Cuisinier
M. Derocquigny, professeur à l’Université de Lille.
Introduction, Prologue et Conte de l’Homme de Loi. M. W. Thomas, professeur à l’Université de Lyon.
Prologue et Conte du Marinier.
Prologue et Conte de la Prieure.
M. Koszul, Professeur au lycée de Lyon.
Prologue et Conte de Chaucer sur Sire Topaze.
Prologue du Mellibée.
M. E. Legouis, professeur à la Sorbonne.
Conte de Chaucer sur Mellibée. M. Bastide, professeur au lycée Charlemagne.
Prologue et Conte du Moine. M. Charles Petit, professeur au lycée d’Amiens.
Prologue, Conte et Épilogue du Prêtre de Nonnains. M. C. Cestre, maître de conférences à l’Université de Lyon.
Conte et Épilogue du Médecin.
Prologue et Conte du Pardonneur.
M. Clermont, professeur au lycée Janson-de-Sailly.
Prologue de la Femme de Bath. M. Derocquigny, professeur à l’Université de Lille.
Conte de la Femme de Bath.
Prologue et Conte du Frère.
M. E. Wahl, professeur au lycée Janson-de-Sailly.
Prologue et Conte du Semoneur. M. Banchet, professeur au lycée d’Évreux.
Prologue et Conte du Clerc. M. R. Huchon, maître de conférences à l’Université de Nancy.
Prologue, Conte et Épilogue du Marchand. M. Lavault, professeur au lycée Janson-de-Sailly.
Conte et Épilogue de l’Écuyer. M. Bahans, professeur au lycée de Pau.
Prologue et Conte de Franklin. M. P. Berger, professeur au lycée de Bordeaux.
Prologue et Conte de la Seconde Nonne. M. Vallod, professeur au lycée de Nancy.
Prologue et Conte du Valet du Chanoine. M. Castelain, professeur-adjoint à l’Université de Poitiers.
Prologue et Conte du Manciple.
Prologue et Conte du Curé.
M. Bastide, professeur au lycée Charlemagne.



AVERTISSEMENT



Les traducteurs ont adopté les règles suivantes :

1o Emploi du texte des Contes de Canterbury, publié par Mr. W. W. Skeat dans son Student’s Chaucer (Oxford Clarendon Press, 1895), le meilleur texte existant, presque définitif. Ce texte a été suivi fidèlement, mais non servilement, et les traducteurs ont cru devoir s’en séparer, en de très rares occasions, surtout en ce qui concerne la ponctuation adoptée par le critique. Ils ont en revanche rigoureusement reproduit l’ordre et le numérotage des vers ; ils ont adopté la même division en groupes de ce poème inachevé et fragmentaire, chaque groupe étant formé des récits qui se suivent sans interruption ; où il y a cassure, commence un groupe nouveau. Grâce à cette conformité avec le Student’s Chaucer (et aussi avec le Globe Chaucer, semblablement divisé), les lecteurs soucieux de comparer le français avec l’original pourront se reporter aisément au texte anglais.

Les traducteurs adressent à Mr. Skeat et à la Clarendon Press leurs remerciements pour la courtoisie avec laquelle ils ont été autorisés par eux à faire usage de l’édition susdite.

2o Notes réduites au strict nécessaire et uniquement consacrées à l’explication des difficultés de sens (allusions obscures, coutumes locales et anciennes, termes vieillis, etc.) ou encore à l’indication des sources auxquelles Chaucer a puisé. Pour l’établissement de ces notes, l’édition en 6 volumes des œuvres de Chaucer, publiée par Mr. Skeat (Oxford, 1894), a fourni les plus précieux éléments.

3o Traduction linéaire, vers pour vers, d’où un style sans doute moins coulant, mais en revanche plus fidèle et peut-être plus savoureux, moins de disparates aussi dans un ensemble où plusieurs mains collaborent. Quelques faciles archaïsmes de tours et de mots ont été généralement conservés en vue de rappeler l’âge du poème et la naïveté d’une composition primitive. D’autre part, étant donnée la diversité de forme des Contes écrits par Chaucer, il a paru qu’il n’y aurait nul inconvénient à admettre un peu de cette diversité dans la traduction elle-même ; sans aucun sacrifice d’exactitude, quelques contes ont été coulés en lignes parisyllabiques, sans rime : ceux de l’Intendant, du Marinier et de la Prieure, ainsi que le Prologue de la Femme de Bath.

Les traducteurs seront reconnaissants de toute rectification qui leur sera suggérée. Il était à peu près impossible d’atteindre du premier coup à une traduction exempte d’erreur. Depuis l’impression du début du volume, en septembre 1906, un premier essai de révision a été fait, portant surtout sur le Prologue, partie à la fois la plus étudiée et la plus difficile du poème. On trouvera à la page 525 les corrections et additions faites depuis l’impression.

Toutefois la traduction n’est pas uniquement génératrice d’erreurs. Elle force à passer le sens dans un crible plus sévère que celui du commentateur le plus appliqué. Elle aperçoit des nuances de termes et des subtilités de logique qui échappent souvent au lecteur de l’original. Aussi est-il à espérer que, dans le nombre des changements apportés aux explications courantes (parfois paresseusement admises), il en sera quelques-uns qui pourront servir à l’interprétation définitive du texte.

L’accueil fait à la première moitié de ce livre permet de croire qu’il vient à son heure et comble une lacune enfin devenue sensible. Le premier Groupe des Contes, paru en fascicule dans un numéro supplémentaire de la Revue Germanique, a été honoré par l’Académie française d’une partie du prix Langlois. Deux articles du regretté professeur Émile Gebhart, l’un dans le Gaulois du 23 avril 1907, l’autre dans les Débats du 11 mars 1908, attestent l’intérêt avec lequel ce connaisseur consommé de Boccace et des nouvellistes italiens du xive siècle suivait l’entreprise, en même temps qu’ils témoignent de son admiration pour le génie original du conteur anglais qui lui était tardivement révélé. De l’autre côté de la Manche, un chaleureux article de Mr. Cloudesley Brereton, dans l’Academy du 25 janvier 1908, déclarait la sympathie des Anglais pour l’œuvre en cours.

Il est d’ailleurs difficile de ne pas voir un indice signalé du progrès des études de langues vivantes chez nous, dans le nombre, la compétence et le zèle des collaborateurs qui se sont unis spontanément en vue de mener à bien une œuvre longue, délicate, exigeant la connaissance de la vieille langue anglaise, et toute désintéressée.

La Société pour l’Étude des Langues
et Littératures modernes.





INTRODUCTION


L’œuvre dont la traduction est donnée dans ce volume a déjà été à plus d’une reprise célébrée chez nous par la critique. En des pages nombreuses et brillantes, tour à tour Taine et M. Jusserand, pour ne parler que d’eux, ont proclamé que les Contes de Canterbury étaient non seulement le premier chef-d’œuvre en langue anglaise, mais encore l’un des poèmes capitaux de l’Europe avant la Renaissance, qu’ils pourraient bien même en être de tous le plus vivant, le plus varié et le plus réjouissant. Nul des lecteurs de leurs belles études qui n’ait senti l’attrait du vieux livre dans leurs citations et à travers leurs analyses. Or c’est un indice curieux (et inquiétant aussi) de notre tournure d’esprit que le manque persistant d’une version accessible de ces Contes si bien loués. Comme il lui arrive trop souvent, le public s’est contenté de l’appréciation de l’ouvrage sans réclamer l’ouvrage même. Il a préféré le jeu d’idées qu’offre une étude littéraire à la lecture directe du livre. Le poème qu’on lui disait si français d’origine et si admirablement adapté aux goûts français, est resté lui-même inconnu, sauf du tout petit nombre de ceux qui le pouvaient lire dans l’anglais du XIVe siècle. En dehors des citations forcément courtes qu’offraient les littératures générales, on n’a mis que des bribes à la portée du public, soit dans le livre d’ailleurs utile de H. Gomont : G. Chaucer, Analyse et Fragments (Nancy, 1847), soit dans la brochure de la Nouvelle Bibliothèque populaire qui s’intitule à tort Les Contes de Canterbury. De traduction totale, une seule, si coûteuse et si excentrique qu’elle a passé inaperçue et qu’elle est presque introuvable ; c’est celle que fit paraître à Londres en 1856-1857 le Chevalier de Châtelain, — traduction en vers vraiment faciles et pédestres à l’excès, trop égayés d’un comique involontaire. À témoin ce court spécimen qui correspond aux vers 23-27 du Prologue général :

La nuit il arriva dans cette hôtellerie
Troupe de pèlerins tous dans leur braverie,
Au nombre de vingt-neuf, gens de tous les états,
De sexes différents et de tous les formats,
Que le hasard avait agglomérés sans doute,
Qui vers Canterbury comme moi faisaient route.

La finesse et l’art de Chaucer ne pouvaient guère transparaître sous ce prosaïsme et ces impropriétés. Les Contes de Canterbury sont donc restés pour la France un de ces chefs-d’œuvre qu’on salue de très loin et qu’on ignore. C’est ainsi qu’il manque au lecteur désintéressé un des livres de jadis qui peuvent le plus pour son amusement ; à l’historien un tableau unique de la vie populaire du xive siècle ; au littérateur un des plus remarquables prolongements à l’étranger de notre poésie nationale, et avec cela une œuvre qui, fondée sur le passé, fait mieux qu’aucune prévoir le progrès de la littérature européenne.

Il est un autre regret auquel le manque de cette traduction peut justement donner lieu. Faute de lire les Contes de Canterbury les Français se sont refusé la seule entrée de plain-pied qui leur fût possible dans la littérature anglaise. Ils ont de ce fait été contraints d’en escalader sur quelque point les murailles à pic, non sans souffrir certain dommage ni sans avoir à se plaindre de la fatigue et de la secousse. N’avaient-ils pas négligé le pont jeté sur le fossé, par où passait la grande route de France en Albion ? Pour qui suit cette large voie aplanie, la direction parait si claire et l’accès devient si commode ! En pénétrant ainsi dans la poésie anglaise, nulle impression d’effarement comme en pays perdu. On a la joie de se retrouver parmi une colonie française qui aurait prospéré outremer, tant l’accueil est souriant et amical. Sans doute elle a en partie changé son langage, mais les mots indigènes qu’elle a adoptés sont en somme l’unique obstacle à l’échange immédiat des idées. Ce pas est à peine franchi que la communion devient parfaite : pensées, sentiments, histoires, plaisanteries, tours d’esprit et de style, on y retrouve ce qu’on a laissé derrière. On y est chez soi, avec l’agrément d’être en même temps hors de chez soi ; on y apprend selon des modes familiers des choses curieuses sur un pays différent. Pas une fois on ne se butte à l’un de ces exotismes d’âme qui font trébucher l’explorateur. On n’a pas un seul de ces sursauts en présence d’un état de sensibilité différent qui empêchent avec l’entière intelligence l’entière sympathie. Nul écrivain anglais ne nous communique au même degré que Chaucer le sens de cette entente cordiale primitive. Ce n’est certes pas que nous songions à le revendiquer comme nôtre ; il nous est préférable que ses vers et ses contes aient essaimé de chez nous pour former au dehors une ruche nouvelle, riche et prolifique. Ainsi pouvons-nous dans la suite, après avoir séjourné quelque temps auprès de lui, passer mieux préparés aux autres grands poètes anglais, vrais indigènes ceux-là et parfois très étrangers à notre esprit, mais qui ont tous été à quelque degré ses élèves, et tous ont salué en lui le maître et le père.

De ce que rien dans Chaucer ne nous déconcerte, ne concluons point toutefois qu’il n’a rien à nous apprendre de neuf. Sa nouveauté relativement à nos trouvères est au contraire extrême. Il est leur disciple, mais un disciple de génie original. Il se distingue d’eux non en qualité d’étranger mais à titre d’innovateur. Il part d’eux pour tendre la main aux dramatistes de la Renaissance. Il prend sur nos écrivains du xive siècle la même avance que prenaient alors les Italiens, mais pour d’autres raisons et d’une autre manière. Ses Contes de Canterbury résument tout le Moyen Âge et portent en germe, quelquefois même déjà épanouis, les caractères principaux de l’âge moderne.

Le charme et la gaîté des récits apparaîtront assez, nous l’espérons, au lecteur de la traduction. Le tableau de mœurs dont l’attrait et l’instruction sont surtout dans les détails du poème perdrait presque toute sa couleur dans un résumé. Les sources où Chaucer a puisé sont signalées, autant qu’on les connaît, dans les notes mises à chacun des Contes. Dans ces conditions, il semble que la meilleure préparation à la lecture de l’œuvre consiste à fixer les aspirations et le dessein de Chaucer en la composant. Comment il a conçu l’idée de ce poème distinct de tous ceux de ses prédécesseurs, distinct aussi de tous ceux qu’il avait lui-même écrits ; comment, en puisant à pleines mains dans le trésor d’histoires courantes, il a pu construire une œuvre toute personnelle et originale où s’aperçoivent nettement les traits de la littérature à venir, ce sont là les seules indications qui trouveront place dans les quelques pages de cette préface.

En 1386, lorsqu’il se mit à écrire ses Contes de Canterbury, Chaucer avait environ quarante-six ans. En retournant les yeux, le fils du marchand de vin de Londres pouvait voir s’étendre une vie déjà longue et singulièrement variée. Ses souvenirs d’enfance lui parlaient d’un entrepôt au bord de la Tamise, d’un va-et-vient de marchands, de matelots et de clients. À ces impressions de commerce et d’existence bourgeoise avaient succédé vers dix-sept ans les élégances de la Cour où il était tour à tour page des enfants d’Édouard III et valet de chambre du roi lui-même. Il se revoyait entre temps guerroyant sur les chemins de France, et, prisonnier des Français, se consolant sans doute de ce déboire en se perfectionnant dans leur langue et en lisant leurs poètes. Par-dessus tout il chérissait dans sa mémoire le séjour d’une année, en 1372-1373, qu’une mission diplomatique lui avait permis de faire à Gênes, à Pise et à Florence, dans l’Italie tout illuminée des rayons de la première Renaissance. Puis le cercle de sa vie s’était refermé — sauf l’échappée de nouvelles missions qui devaient en 1378 le conduire en Flandre, en France et en Lombardie, — et depuis douze ans, rentré dans son milieu natal, il habitait une maison sise dans la tour d’Aldgate, porte fortifiée de la Cité, et il exerçait la charge de contrôleur des douanes pour le port de Londres. Que de gros livres de comptes le poète avait en soupirant couverts de son écriture ! Mais voici que cette tâche antipathique lui était enfin enlevée et que, par faveur royale, il avait obtenu le droit de se faire suppléer dans ses fonctions. Laissant la besogne à quelque commis il venait de s’installer hors de Londres, à Greenwich, qui était alors la vraie campagne. Une vie de loisir et d’aisance s’annonçait pour lui où il pourrait verser dans une grande œuvre la riche moisson d’un homme qui avait eu l’occasion de s’initier aux pratiques de mainte profession et aux mœurs des classes les plus diverses de la société anglaise, non sans visiter entre temps les pays d’Europe les plus féconds alors en nouveautés littéraires et artistiques.

Au cours de cette existence accidentée, où ne manquaient pas non plus les expériences amoureuses, galanteries de poète et de courtisan, joies et surtout peines de mariage, Chaucer avait trouvé le temps d’amasser une curieuse érudition. Il avait pris une teinture de toutes les connaissances alors accessibles ; sans oublier l’alchimie et surtout l’astrologie. Ses lectures encyclopédiques recouvraient, avec le vaste champ déjà parcouru par un Jean de Meung, les acquisitions faites depuis près d’un siècle. Déjà considérable était aussi sa production littéraire. Des milliers de vers et de nombreuses pages de prose attestaient son activité d’écrivain. Il avait certes le droit d’être fier en songeant à ce qu’il avait accompli. Grâce à lui plus d’un des livres fameux du temps passé ou des pays du continent avait été mis en anglais et gardait dans cette langue neuve une beauté de forme qui rivalisait avec celle des originaux. L’Angleterre lui devait une traduction de la Consolation de Boëce, une version du Roman de la Rose, une adaptation du roman poétique de Boccace, Troïle et Cressida. Chaucer avait capté pour en faire offrande à ses compatriotes les œuvres alors les plus réputées de la latinité, du français et de l’italien. La variété de ses connaissances et de ses goûts l’avait conduit à traiter tour à tour de religion et de philosophie, de chevalerie et d’amour. Et il avait su en chaque circonstance adapter souplement sa forme à la diversité de sa matière. Sa poésie comprenait tout un clavier allant des virelais et des ballades courtoises aux vastes compositions en stances ou aux longues suites régulières de distiques. Il excellait également à manier l’octosyllabe léger et le vers de dix syllabes ou « héroïque ». Il pouvait se dire avec complaisance qu’il avait sinon créé, du moins transfiguré la versification anglaise. Il l’avait trouvée crue et gauche, gênée par les exigences de la rime et le laissant voir, peinant pour atteindre à l’expression du sens, trop heureuse si elle y réussissait et n’osant encore porter plus haut son ambition, rarement capable de beauté, presque purement mnémotechnique. Très vite il avait employé le rythme à moduler, la rime à souligner, ses effets de tendresse ou d’humour. Il n’y aurait pas eu présomption de sa part à se considérer comme le premier artiste véritable en sa langue.

Toutefois la satisfaction avec laquelle Chaucer pouvait contempler son œuvre accomplie n’était pas entière et sans mélange. Il avait l’esprit trop critique, trop hostile à l’illusion, pour ne pas s’avouer qu’il n’avait encore été, avec tous ses dons, qu’un docte et habile écolier. La grande masse de ses écrits consistait après tout en traductions. Certaines de ces traductions étaient sans doute plus libres que les autres et il s’était çà et là ménagé des ouvertures par où exhaler un peu de ses goûts et de ses sentiments personnels. Mais il n’avait pas fait œuvre vraiment neuve. Peut-être même les changements qu’il s’était permis à tel poème célèbre, comme à cette histoire d’amour sensuel et d’infidélité féminine, Troïle et Cressida, tout en manifestant sa puissance propre, avaient-ils mis des disparates dans un ensemble primitivement harmonieux. Les mœurs anglaises s’y superposaient plutôt qu’elles ne s’y fondaient à celles de l’Italie. On avait ainsi la déconcertante inconséquence d’un tableau où un ciel inquiet du pays de Kent serait posé sur une chaude végétation napolitaine.

Encore, dans ce poème, qui restait son chef-d’œuvre jusqu’ici, Chaucer avait-il conduit l’entreprise jusqu’au bout. Mais, par deux fois au moins, il avait senti si promptement l’incompatibilité de son génie naturel avec celui de ses modèles qu’il avait lâché pied avant de gagner le terme. Tenté par la grande allégorie, selon la mode régnante, il avait imaginé sa Maison de la Renommée où il dirait la vanité des jugements humains et les caprices de la gloire. Il avait débuté avec verve, sur un vaste plan, pour s’arrêter à mi-chemin, découragé sans doute par ce que les machines de l’œuvre avaient de factice, de contraire à ses instincts de présentation libre et vivante. Ses lectures de Dante, qui l’avaient d’abord stimulé, l’avaient bientôt ensuite laissé inquiet et désemparé. Il l’avait dit. Il s’était senti emporter par un grand aigle jusqu’à la voie lactée d’où la Terre n’apparaissait plus que comme un point dans l’espace. Invité à s’instruire dans la science stellaire, il avait confessé la peur que lui donnait pareille altitude, et finalement déclaré qu’il s’en remettait à des yeux plus puissants que les siens pour lire les signes célestes. Il s’était séparé de l’aigle avec une révérence narquoise autant qu’admirative, donnant à entendre en bon réaliste d’Angleterre, comme le devait faire quatre siècles plus tard Wordsworth, que la haute région raréfiée des abstractions et des rêves ne lui était pas respirable et que le sol terrestre était son domaine à lui.

Il s’était rapproché de terre, en effet, dans le dernier poème qu’il eût composé depuis lors, sa Légende des Femmes exemplaires, gracieux et tendre sujet où, en expiation des sarcasmes qu’il avait préalablement décochés à l’amour et à la femme, il se proposait de canoniser — d’après Ovide et Boccace — les grandes amantes tragiques de la mythologie et de l’histoire qui furent les martyres de Cupidon, les victimes de la trahison de l’homme. Comme toujours il se lança de grand cœur dans ce martyrologe pour souffrir bientôt de ce que la kyrielle avait de partial et de monotone. Il se lassait de cette unique corde élégiaque sur laquelle il avait à frapper. Il y fallait un tempérament exclusif d’idéaliste, alors que son sens vif de la réalité le ramenait, malgré qu’il en eût, à la pensée des femmes diverses, inégales, capables de bien ou de mal. Un irrésistible sourire lui venait de place en place déchirant l’illusion qu’il avait pour tâche de créer. Et voici que ce poème encore s’arrêtait avant sa conclusion, que l’auteur s’en détournait avec une sorte d’écœurement, trop conscient de son parti pris, et aspirant après un thème qui lui permît de faire tourner devant les yeux, librement, les aspects changeants et contradictoires de la vie réelle.

Cependant l’âge venait pour lui. Il était temps qu’il mît la main sur un sujet apparenté à son génie et conforme à son expérience. Sans quoi il n’aurait été qu’un pionnier pour les poètes anglais à venir mais n’aurait lui-même rien laissé qui portât vraiment son empreinte. Ses succès incomplets, ses ébauches, ses découragements mêmes, lui avaient heureusement révélé, avec sa nature, le caractère de l’œuvre personnelle qu’il était fait pour créer. Il ne s’agissait plus d’un simple remaniement de livre étranger. Ce ne serait non plus ni une allégorie, ni une idéalisation à outrance. Ce serait avant tout un poème d’observation et de diversité.

Mais, au fait, pourquoi rejeter dédaigneusement tout ce qu’il avait déjà traduit ou inventé ? Parmi les œuvres de courte haleine que contenaient ses manuscrits, il en était plusieurs qui pouvaient, prises à part, lui paraître bien étroites, étant l’émanation chacune de quelque heure exclusive de sa vie, celle-ci écrite dans un jour de piété, celle-là de romanesque, cette autre de gauloiserie. Mais, réunies, ne composaient-elles pas déjà un curieux ensemble dont la monotonie était bien le moindre défaut ? Il y avait là une histoire de Grisélidis traduite en stances de la prose latine de Pétrarque, qu’il avait peut-être entendu lire à l’humaniste lui-même à Padoue, — et c’était sans doute une exaltation quintessenciée de la patience féminine, d’un sentimentalisme sans défaillance ; — mais il y avait aussi un monologue de certaine commère de Bath qui en était bien la contre-partie comique la plus tranchante ; tout le bien comme tout le mal qui peut être pensé ou dit de la femme tenait dans ces deux poèmes antithétiques. Chaucer trouvait encore dans ses tiroirs, mises par lui en anglais, des parties de sermons sur la pénitence et sur les sept péchés capitaux, une pieuse homélie en vers sur la vie de sainte Cécile, un conte moral en prose sur les vertus de dame Prudence, scolastique épouse de Mellibée, traduit d’Albertano de Brescia à travers Jean de Meung. En regard de ces ouvrages édifiants, il possédait à n’en pas douter plus d’un fabliau salé. Il avait aussi l’ébauche d’un roman de chevalerie sur la rivalité de Palamon et d’Arcite, tiré de la Théséide de Boccace et l’adaptation rimée d’une allégorie de Nicolas Trivet sur les épreuves de dame Constance, laquelle figurait le christianisme. Et quoi encore ? Nous pouvons plutôt conjecturer que donner précisément et complètement la liste des écrits qu’il avait dès 1386 achevés ou commencés. D’ailleurs il se sentait très capable d’ajouter presque indéfiniment à la série de ces compositions aux tons variés. S’il pouvait trouver le moyen de combiner ces contraires, il aurait atteint pour la première fois l’équilibre que réclamait son intelligence. Ainsi présenterait-il une vision mobile et contrastée, partant vraie, de la nature humaine. Combien serait neuf un recueil vaste qui pourrait associer de façon naturelle ces extrêmes, dans le sein complaisant duquel se placeraient sans effort le fabliau auprès du conte sentimental, le récit pieux à côté du roman chevaleresque, le sermon en face du dit satirique ! Et comme cela s’accorderait mieux avec sa nature, lui qui avait toutes ces humeurs à tour de rôle, et aucune de façon stable, de mettre au monde l’œuvre composite où il se manifesterait, selon les pages, lyrique, épique, conteur tendre, conteur leste, plein de poésie, ou de sentiment, ou d’humour, ou de jovialité !

Or le Moyen Âge avait produit, — et Chaucer les connaissait bien, — de longues séries d’histoires, inspirées de l’Orient, comme les Gesta Romanorum ou le Roman des Sept Sages. Si Chaucer ne semble pas avoir jamais eu entre les mains ce merveilleux Décaméron où Boccace venait de renouveler le genre en faisant de ses cent nouvelles un tableau vivant de la société florentine, il n’ignorait pas que, tout près de lui, son ami Gower venait d’écrire sa Confessio Amantis, où mainte compilation antérieure était mise à contribution. Mais, dans ces recueils, si le nombre et la diversité des histoires étaient partout, la variété des tons ne se trouvait nulle part. Nul ne s’était encore avisé de chercher à rompre l’inévitable monotonie de toute série de contes, même excellemment contés, qui sortent directement, du premier au dernier, des lèvres du poète, ou qui n’ont au mieux pour intermédiaires entre lui et le lecteur que des personnages irréels ou identiques, et en somme médiocrement existants. Il s’agissait pour Chaucer d’interposer entre lui et ses lecteurs des conteurs nombreux et distincts dont chacun aurait son individualité bien marquée. C’est alors que lui vint l’idée si simple et pourtant si neuve d’un pèlerinage où seraient réunis gens de toutes conditions. Depuis le printemps de 1385 il vivait, dans son logis de Greenwich, sur le chemin des pèlerins incessamment attirés de tous les comtés d’Angleterre vers le sanctuaire du martyr Thomas Becket, à Canterbury. Il avait eu mainte occasion de voir défiler ces cavalcades panachées où hommes et femmes, chevaliers et bourgeois, artisans et clercs, ecclésiastiques de tout ordre et de tout degré, se confondaient dans une camaraderie momentanée. Peut-être s’était-il lui-même, un beau jour, mû par la dévotion ou par la simple curiosité, joint à quelqu’une de ces troupes. L’idée trouvée, l’œuvre allait de soi : il n’y avait qu’à décrire ces pèlerins en donnant à chacun, avec les insignes de sa condition, ses traits individuels, puis qu’à placer dans chaque bouche des contes appropriés.

La galerie des portraits qui mène aux contes est la seule partie de l’édifice qui ait été achevée définitivement, ou presque définitivement. Les vingt-neuf compagnons de route de Chaucer y figurent fixés en des traits et des couleurs que les années n’ont fait, semble-t-il, qu’aviver. Par une réussite sans égale il a pu, tout en paraissant énumérer, une à une et sans ordre, des figures rassemblées par le hasard, peindre un large tableau de la société contemporaine. Sauf la royauté et la haute noblesse d’une part, de l’autre la canaille, ces deux extrêmes que la vraisemblance excluait du pèlerinage, il a représenté en raccourci presque toute la nation anglaise de son temps.

Ils sont là une trentaine appartenant aux professions les plus dissemblables. Le Chevalier avec son fils l’Écuyer et le Yeoman, ou valet d’armes de ce dernier, figurent les gens de guerre. Un Médecin, un Homme de loi, un Clerc d’Oxford et le poète en personne, donnent un aperçu des professions libérales. L’agriculture est représentée par un Laboureur, un Meunier, l’Intendant d’un seigneur, un Franklin ou franc-tenancier ; le commerce, par un Marchand et un Marin ; les industries par une Drapière de Bath, un Mercier, un Charpentier, un Tisserand, un Teinturier, un Tapissier ; les métiers de bouche par l’Économe d’un collège de légistes, par un Cuisinier ou traiteur et par l’aubergiste du Tabard, guide jovial et fort en gueule de la bande pèlerine. Le clergé séculier a son bon Curé de village et son odieux Semoneur ou huissier de tribunal ecclésiastique, auxquels viendra s’adjoindre en cours de route un Chanoine adonné à l’alchimie. Les ordres monastiques sont largement pourvus : riche Moine bénédictin, Prieure avec Nonne chapelaine, Frère mendiant ; non loin de ces religieux rôde l’équivoque Marchand de pardons.

Nul doute que Chaucer, en quête de conteurs distincts, ne se soit d’abord avisé de cette différenciation la plus facile et la plus nette qui consiste dans le contraste des professions. Cela fait — et faisait surtout alors — une bigarrure de couleurs et de costumes dont l’œil est saisi d’emblée, une suite d’habitudes et de tendances que l’esprit entend à demi-mot. Il suffisait de noter les traits génériques, les caractères moyens de chaque métier, pour obtenir déjà des portraits fortement accusés et qui ne risquaient pas d’être confondus. Plus d’une fois le poète s’en tient à un simple relevé des indices professionnels : c’est le cas de son Yeoman, de son Marchand, de son Marin, de ses cinq Artisans, membres d’une corporation, de son Homme de loi et de son Médecin. Néanmoins il va souvent au delà ; ces signes de métier qu’il n’omet jamais, et qui donnent à tous les pèlerins une généralité par quoi ils sont vraiment représentatifs, il lui arrive de les resserrer et de les diriger en inclinant soit à l’idéalisation, soit à la satire. Aussi vrai que son Chevalier est le parangon des preux, que son Curé de village est le modèle des bons pasteurs, que son Clerc d’Oxford est le type de l’amour désintéressé de l’étude, — inversement son Moine, son Frère, son Semoneur, son Pardonneur, rassemblent les traits les moins estimables de leurs congénères. Parfois aussi une généralisation d’une autre espèce vient croiser et enrichir celle du simple métier : l’Écuyer est en même temps la Jeunesse ; le Laboureur est encore la Charité parfaite chez les humbles ; la Drapière de Bath est du même coup l’essence de la satire contre la femme.

Enfin il ne s’en tient pas là ; il vivifie et rajeunit les descriptions convenues ou les généralisations antérieures en ajoutant des détails que lui fournit l’observation directe. Il superpose les traits individuels aux génériques ; il donne, même quand il peint le type, l’impression de peindre une personne unique, rencontrée par hasard. Ainsi va-t-il de son Meunier, de son Intendant, de la plupart de ses Ecclésiastiques, de son Aubergiste du Tabard, et surtout de ses deux femmes, la Prieure et la Bourgeoise de Bath. Cette combinaison des divers éléments est chez lui d’un dosage variable, extrêmement adroit sans qu’il y paraisse. Un peu plus de généralité, et ce serait le symbole figé, l’abstraction froide ; un peu plus de traits purement individuels, et ce serait la confusion où l’esprit s’égare faute de points de repère.

La vraisemblance est d’autant mieux obtenue que nulle trace d’effort ou de composition ne se révèle :

Ses nonchalances sont ses plus grands artifices.

Les détails semblent se succéder au petit bonheur : les traits de costume ou d’équipement alternent avec les notations de caractère ou de moralité. Cela paraît à peine trié et ordonné. Ajoutez que la naïveté des procédés rappelle sans cesse celle des peintres primitifs, par je ne sais quel air de gaucherie, par la raideur inexperte de certains contours, par une insistance sur des minuties qui fait d’abord sourire, par la recherche des couleurs vives et en même temps par l’unique emploi des teintes plates à l’exclusion des tons dégradés. La présentation des pèlerins est faite avec une simplicité monotone dont le plus rude artiste ne se contenterait pas aujourd’hui. Un à un, en des cadres rangés à égale distance l’un de l’autre, placés sur le même plan, et tous à la même hauteur, ils nous regardent tous de face. Les seules diversités extérieures consistent en deux toiles laissées vides (peut-être provisoirement) avec les noms seuls écrits au bas, celui de la Nonne qui sert de chapelaine à la Prieure, et celui du prêtre qui l’accompagne[1] ; ou bien encore en la réunion dans un même cadre des cinq artisans de la Cité, auxquels le poète n’a pas cru devoir consacrer de portraits séparés.

L’art, qui s’est abstenu d’intervenir dans la présentation et dans le groupement, semble s’être tout entier réservé pour peindre avec une application extrême tel objet ou emblème particulier qui, tout secondaire qu’il soit, fera saillie pour le regard et se fixera dans la mémoire. Voyez le vêtement du jeune Écuyer « tout brodé, comme serait une prairie, de fraîches fleurs blanches et rouges », et près de lui le forestier qui le sert, en veste et chaperon verts. Sur la blanche robe de la Prieure avec quel relief se détache, entourant la manche, ce chapelet de corail dont les dizaines sont marquées par de gros grains verts et au bout duquel pend un bijou d’or ! Quel saisissant contraste fait sur le teint sanguin du Franklin sa barbe blanche comme une pâquerette ! Comme elles nous frappent l’œil, les chausses de fine écarlate rouge si bien tirées que porte la Bourgeoise de Bath, ou encore la chevelure d’un jaune cireux du Pardonneur qui lui tombe comme un écheveau de filasse sur les épaules !

Des teintes plus calmes et plus amorties ne manquent pas non plus, aidant par le contraste à éclater les couleurs crues qui sont dans leur voisinage et témoignant mieux encore que celles-ci peut-être des intentions du coloriste : la casaque de futaine du preux et modeste Chevalier, toute rouillée par sa cotte de mailles ; le manteau râpé du pauvre Clerc ; l’habit grisâtre de l’Homme de loi ; le sourcot gris bleu du sec Intendant, et, plus saisissante encore, l’absence de toute notation de costume et de couleur dans le portrait du bon Curé que nous avons loisir d’imaginer éclairé par la seule lumière de ses yeux évangéliques.

C’est presque tout le Prologue qu’il faudrait citer en exemple de ces détails concrets par lesquels s’évoque une physionomie. Les caractères moraux essentiels sont mis en relief avec la même apparente simplicité, la même sûreté réelle de moyens que les couleurs ou les pièces de costume révélatrices. Simples renseignements biographiques, anecdotes suggestives, traits de métier et traits individuels, vers qui résument une nature, tout cela se combine ingénument en un ensemble qui fait saillie, qui a des contours nets et vigoureux, sans tremblement d’atmosphère, et qui ne s’oublie pas. Et la pensée retourne de nouveau à ces portraitistes primitifs vers lesquels nous allons d’abord avec l’indulgence supérieure de la maturité pour l’enfance, mais dont l’art se manifeste à la longue si consciencieux, si exact, si pénétrant jusqu’à l’âme aussi, qu’on se demande parfois si tous les progrès de la peinture n’ont pas depuis consisté en des adresses extérieures et des subtilités dont l’effet n’aurait été que d’éliminer ou d’obscurcir l’essentiel.

Chaucer a donc pu rivaliser avec le peintre. Ses portraits nous tiennent lieu d’enluminures ; la lecture de son Prologue écarte le regret de n’avoir pas ses pèlerins exposés en une galerie par un maître du temps. Mais le poète a des ressources refusées au peintre ; il dispose des sons comme des couleurs. Chaucer use de cet avantage avec un égal bonheur. Il nous fait entendre les grelots qui, à la bride du beau cheval brun monté par le Moine, tintent au vent siffleur « aussi clair et aussi fort que la cloche d’une chapelle ». Il saisit le joli zézaiement maniéré sur les lèvres du Frère, la petite voix de chèvre du Pardonneur, les trois ou quatre termes latins que le grossier Semoneur exhale avec son haleine qui sent le poireau, l’ail et l’oignon.

Mieux encore, ces portraits achevés, Chaucer s’est avisé de les faire descendre de leur cadre. Il ne passe pas du portrait au conte sans intermédiaire. Il ne nous permet pas d’oublier en route que le conteur est un être vivant, avec ses gestes à lui et son timbre de voix. Il fait au cours de la cavalcade deviser ses pèlerins entre eux ; il les montre s’interpellant, s’approuvant, et se gourmant surtout. Ils jugent les histoires les uns des autres et ce jugement trahit les préoccupations, les sentiments, les intérêts de chacun. Une véritable comédie en action circule ainsi d’un bout à l’autre du poème, en reliant les différentes parties, restée (il est vrai) à l’état d’ébauche, mais suffisante quoique inachevée pour témoigner des intentions de l’auteur. L’Aubergiste du Tabard, élu grand maître des cérémonies par la troupe, y joue le principal rôle. Il tient lieu du Chœur, a-t-on justement dit, dans le drame antique, applaudissant, censurant, comparant l’histoire dite avec son expérience personnelle, les héroïnes de vertu ou de vice avec sa propre femme, s’emportant à l’occasion contre le méchant d’un conte, comme un homme du peuple injurie encore aujourd’hui le traître d’un mélodrame. Parfois des pèlerins ennemis de métier ou de nature en viennent aux mots vifs, presque aux coups : l’athlétique Meunier et le maigre Intendant déblatèrent l’un contre l’autre ; le Frère se chamaille avec le Semoneur. Le Meunier puis le Cuisinier s’enivrent. Le Pardonneur et la Femme de Bath dissertent interminablement avant d’en venir à leur histoire. Les prologues et les épilogues particuliers ramènent sans cesse l’attention des contes aux pèlerins qui les disent ou les écoutent, et soulignent le dessein du poète : faire de chacun de ses récits l’expression naturelle et vraisemblable de tel ou tel individu.

Pour y atteindre, Chaucer s’est servi des disparates mêmes de ses matériaux. Ces histoires qu’il allait mettre dans la bouche de ses pèlerins, et dont il tenait plusieurs déjà écrites, se répartissaient en des genres fixes, aux contours roides, et si distincts qu’ils pouvaient paraître insociables. Si Chaucer avait connu le Décaméron, il aurait pu à bon droit désespérer d’imiter l’exemple de Boccace : il était trop tard pour qu’il jetât à la fonte, lui aussi, les récits comiques ou tragiques, en prose ou en vers, du temps passé, afin de les couler ensuite dans le moule d’une égale urbanité, d’un style moyen, tempéré, capable, sans s’élever ni s’abaisser, de traiter tous les sujets. Chaucer ne songea pas à unifier. Il tira profit de la discordance pour la variété dramatique. À pèlerins divers de costume et de caractère il prêta des contes différents de fond et de forme. Son poème est une sorte d’Arche de Noé où des spécimens de tous les gens littéraires alors existants ont trouvé place, chacun y gardant la singularité de sa physionomie. La prose, les distiques, les stances, se succèdent et se croisent. Voici un sermon pur et simple, la parodie d’une ballade, une élégie, un conte sentimental, et voici un lot de fabliaux. Les histoires arrivent là de toutes les sources, et, loin de cacher leur origine, souvent le poète lui-même la révèle : elles viennent de la Légende dorée, des contes merveilleux d’Orient, des lais celtiques, de l’histoire ancienne ; c’est une fable tirée d’Ovide ou une fable dérivée du Roman de Renard ; c’est une allégorie religieuse extraite de Trivet ou une épopée romanesque issue de Boccace ; c’est un dit, ou monologue à la façon de France.

Il fallait encore — et ce n’était pas le moins difficile de la tâche — attribuer à chaque pèlerin celui de ces contes qui convenait à sa caste et à sa nature. Cela encore Chaucer l’a fait admirablement où il a eu le temps de le faire, et la réussite est telle dans les parties achevées de son poème qu’on peut, qu’on doit admettre qu’il y eût triomphé d’un bout à l’autre s’il avait mené l’œuvre à sa conclusion. Son plan était immense. Chacun des trente pèlerins s’engageait à dire deux contes en allant à Canterbury et deux au retour. Cela eût fait cent vingt contes au total. Or Chaucer n’a pas même pu donner un seul conte à chacun des voyageurs. Ce qui est infiniment plus regrettable, il n’a pas toujours eu le loisir de faire, même pour les vingt-quatre contes vraiment contés, l’ajustement du conte au conteur. Il n’a pas même effacé partout les traces de ses hésitations : — le Marin semble parler tout d’un coup comme s’il était une femme, la seconde Nonne se désigne comme « un indigne fils d’Ève », l’Homme de loi annonce une histoire en prose et dit une légende en stances. On ne saurait donc parler de l’adaptation comme accomplie en chaque rencontre. Mais assez a été accompli pour que nous appréciions le dessein du poète et son talent d’exécution. Ce que nous avons permet d’affirmer que ce simple rattachement, où il a été fait, contenait le germe d’une transformation capitale dans la littérature et même dans l’esprit, — un progrès dont Chaucer ne trouvait le modèle nulle part.

Un conte peut en effet être considéré en soi ; le but de l’écrivain est alors de lui faire produire la plus forte impression par la manière dont il distribue les parties, dont il suspend et dénoue l’intrigue, dont il agence les détails en vue du coup de surprise final. Le conte sera donc excellent, simplement s’il a été adroitement conduit et s’il est écrit avec élégance ou vivacité. Mais le même récit peut encore être envisagé relativement au conteur. Dans ce cas l’auteur a pour consigne de se dérober, de sacrifier ses goûts propres, son intelligence, sa façon de juger, afin de céder la place à un second qui peut être ignorant, maladroit, sot, grossier, ou bien mû par des enthousiasmes ou des préjugés que le poète ne partage pas. Du même coup l’intérêt du lecteur tend à se déplacer ; il passe de l’histoire, de sa matière, de l’adresse du tour ou des charmes du langage, à la façon dont le conte adhère au personnage fictif qui a charge de nous le dire, qui demeure en scène, seul visible, et paraît endosser la responsabilité de ce qu’il narre. Chaucer a déduit la plupart des conséquences de ce principe dans les parties de son œuvre auxquelles il a pu mettre la dernière main. Il a eu grand soin de laisser se révéler le conteur en introduisant dans plus d’un conte des hors-d’œuvre, des digressions qui en rompent la ligne droite, mais par où s’écoule la science, le bavardage ou la manie de celui qui parle. Certes le conte n’est plus toujours, dans l’abstrait, si bon, si rapide, si lestement et habilement tourné qu’il pourrait l’être, ni si souvent relevé de spirituels mots d’auteur. Ce n’est plus autant un absolu ; c’est une partie dans un ensemble complexe et qui ne peut être jugée que par rapport à cet ensemble. Ainsi, pris à part, le conte de la Bourgeoise de Bath est inférieur en aisance, en dextérité et en brillant à Ce qui plaît aux Dames de Voltaire. Mais le conte tel qu’il est dans Chaucer ne sort pas de la bouche du poète ; il émane d’une commère qui y met sa philosophie de la vie et s’en fait un argument ; il lui sert à proclamer son idée des rapports entre mari et femme. Vu de cette manière, il prend une richesse et un comique qui font paraître minces et sans portée les vers agiles du poète français. D’ailleurs ce conte n’est ici que parcelle — la moins importante et savoureuse — de cette immense confession que nous fait la Bourgeoise. Du rôle principal il a passé à celui d’accessoire.

Le conte du Pardonneur gagnerait certes en vivacité d’allure s’il s’allégeait de certaine parenthèse de deux cents vers, vraie diatribe contre l’ivrognerie et les jeux de hasard. Mais sans cette excroissance nous n’aurions pas l’amusante reproduction des pratiques de notre marchand d’indulgences, de l’adresse avec laquelle il mélange le sermon le plus orthodoxe avec l’histoire la plus impressionnante pour en venir à ses fins intéressées. Comment les bons villageois douteraient-ils d’un homme qui cite les textes et attaque les vices tout comme monsieur le curé ? Mais avec combien plus de verve ! Car il pousse hardiment, lui, vers les effets burlesques, sa peinture des faits et gestes de l’homme qui a trop bu ; il est riche, pour cela de son expérience personnelle, — notez qu’il loue la sobriété d’une bouche encore humide de sa dernière lampée. Et, si l’on y prend garde, on sera cette fois encore tenté de préférer la digression au récit, pourtant si coloré et énergique.

On pourrait aisément relever pareils effets dans le conte que fait le valet du chanoine alchimiste, récit coupé d’exclamations indignées et arrêté par de mystérieuses réticences. Car le conteur est l’homme du peuple à qui la langue démange et qui, pourtant, a conscience du péril de trop parler. Et puis, il ne sait trop s’il admire plus ou s’il hait davantage la science de son maître. Même dupé, ruiné de bourse et de santé, il n’est pas encore tout à fait remis de l’éblouissement où il a vécu, au service d’un sorcier capable de paver d’or toute la route « d’ici à Canterbury ». Rien que de cette prétention à la puissance, il sent qu’il rejaillit sur lui du prestige. Il s’étourdit et étourdit ses auditeurs du nom de tous les instruments qu’il a maniés, des métaux et des sels qu’il a vainement aidé à transformer en or, des termes magiques dont faisait emploi son maître. Tout le long du récit, il va cahotant d’un reste d’illusion à la colère, et de la colère au bon sens ; l’histoire marchera comme elle pourra. Il n’a pas seulement à narrer une anecdote, il a aussi toutes sortes de sentiments contradictoires à épancher.

Mais il n’est pas même nécessaire à Chaucer, pour transformer le conte profondément, d’y faire entrer tant de traits réalistes, tant de traces visibles de la nature du conteur. En plus d’une rencontre l’attribution suffit, avec quelques mots ajoutés, ou même sans rien. Quel ingénieux choix que celui du pauvre Clerc idéaliste, tout à ses livres, vivant dans le recueillement, à distance des luttes d’intérêt, pour retracer les épreuves de la patiente Grisélidis, fontaine de douceur, parfait symbole de l’obéissance conjugale et de la résignation ! C’est déjà assez faire ressortir l’extraordinaire d’une telle vertu que de l’évoquer peu après que la Drapière de Bath a dit sa propre vie. Mais ce n’est pas tout. Le bon Clerc aux yeux baissés n’est point un benêt. Pour se complaire dans une histoire d’abnégation aussi incorruptible, il ne prétend pas qu’il faille trop y croire ni s’attendre à trouver en ce monde beaucoup de Grisélidis. Sans changer de ton, sans grimace ni enflure, avec seulement une lueur scintillante dans ses yeux de rêveur, en homme d’étude dont l’humour est concentré et intérieur, il préviendra les pèlerins que « Grisilde est morte » et que le temps est passé pour les hommes de tenter la patience de leur femme, pour les femmes de s’abîmer dans l’humilité.

Ainsi flotte-t-il un sourire autour de plus d’une des belles histoires romanesques du livre. Le joli portrait d’une douce ironie qui nous a été fait de la Prieure, il suffit de le rapprocher de l’histoire qu’elle nous dit, d’entendre la voix chantonnante et nasillarde qui s’échappe de ses lèvres minaudières, d’évoquer sa grâce coquette et ses pleurs faciles, pour que la légende du petit clergeon tué par les Juifs, de sa dévotion à Marie et du miracle que la Vierge opère pour révéler les meurtriers, — il suffit (dis-je) que l’idée du ton et de la manière de la conteuse nous suive pour que la légende nous paraisse moins une vérité d’Évangile que l’effusion, d’ailleurs exquise, d’une dévote au cœur sensible.

De même le miracle de sainte Cécile. Le poète qui l’avait d’abord célébré en son nom propre, le prête maintenant à une Nonne que, par malheur, il n’a pas pris le temps de décrire ; mais de ce fait ne sommes-nous pas invités à l’imaginer comme une représentante moyenne de sa profession ? Alors l’éloge véhément de la virginité conservée même en état de mariage, les explosions d’ironie à demi hystérique de la sainte devant un juge en somme bénin, la violence dure et l’excès presque inhumain de la vertu qui nous est retracée, — tout cela devient comme l’expression de la Nonne exaltée, et cesse d’avoir une vérité impérative en dehors d’elle. C’est moins la vie véridique d’une sainte que la véridique révélation, au moyen de cette histoire, des sentiments d’une religieuse et de l’atmosphère que l’on respire dans un couvent.

Même le sermon final du bon Curé, — tout plein d’une doctrine qu’approuve et révère le poète et qu’il fait exposer par le plus exemplaire de ses pèlerins, — n’apparaît pas moins comme un sermon, c’est-à-dire comme une suite de pieuses paroles qui est longue à l’ordinaire et risque de rendre les gens somnolents, quand nous entendons l’Aubergiste, avant de donner la parole au prêtre, lui recommander d’une voix inquiète « d’être fructueux en peu de temps, car le soleil va se coucher ». Immédiatement se dresse la pensée de la distance qui existe entre les plus belles instructions morales et la capacité bornée de l’humanité commune pour les entendre et s’y soumettre. Et il ne nous est pas interdit de garder en mémoire l’anxiété de « notre hôte » tandis que nous écoutons dévotement le curé de village.

Enfin, dernier pas, Chaucer va jusqu’à nous offrir des histoires dont il nous permet de nous moquer, si même il ne nous invite pas à les juger en soi fastidieuses ou ridicules. Le Moine essaie de compenser sa mine trop fleurie de joyeux veneur, sa carrure de grand « engendreur », en psalmodiant la plus lugubre des complaintes sur la fin tragique des illustres de ce monde ; il est assez cuirassé d’embonpoint et d’indifférence, lui, pour soutenir avec calme le choc de ces infortunes anciennes ; mais le bon cœur du Chevalier souffre et proteste ; l’Aubergiste bâille et déclare que « ce conte ennuie toute la compagnie ». Le chapelet funèbre ne sera pas égrené jusqu’au bout, et le Moine rentrera dans le silence, après avoir par la force soporifique de sa parole rétabli l’opinion de sa gravité dans l’esprit des pèlerins. Chaucer non plus ne pourra pas mener au terme le conte qu’il s’est attribué. L’Aubergiste sensé le rabrouera pour ce qu’il chante une ballade de chevalerie qui rime beaucoup mais ne rime à rien. Sommé de dire une histoire où il y ait moins d’assonances et plus de doctrine, il se vengera de son critique sournoisement en lui obéissant à la lettre. Il renoncera aux vers et répétera en prose la redoutable et interminable allégorie où Dame Prudence prouve à son époux, par tous les Pères de l’Église et tous les docteurs du stoïcisme, qu’il doit prendre en douceur les maux peu communs dont il est affligé. Dans ces trois cas, il serait malavisé, le lecteur qui chercherait son plaisir dans l’excellence des contes, au lieu de l’extraire, comme le poète, de leur absurdité ou de leur ennui.

Ainsi se transforment les contes, simplement par la justesse de l’attribution, alors que, pour le reste, ils conservent visible leur marque d’origine. Mais il faut se garder de croire qu’à l’intérieur même des contes nul progrès ne se révèle. Ne revenons pas sur les digressions qui y pénètrent, mais qui, après tout, n’en font point partie intégrante. La même faculté vivifiante qui donna corps et âme aux pèlerins court et circule dans beaucoup des récits qu’ils font. Ici sans doute l’apport de Chaucer est très inégal selon les cas. Si grande et légitime que soit l’admiration des Anglais pour le premier poète qui leur ait fait connaître les vers de tendresse et de grâce, il faut convenir que Chaucer est très faiblement original dans la partie sérieuse, proprement poétique, des Contes de Canterbury. L’histoire de ce genre qu’il ait le plus remaniée est sûrement la Théséide de Boccace ; il a réduit ce qui était presque une épopée chevaleresque en stances au point d’en faire surtout un drame de rivalité amoureuse, et il se trouve que le récit de Boccace, surchargé de descriptions, a gagné souvent à cette réduction. Mais ailleurs Chaucer est ou traducteur littéral, comme pour le conte de Mellibée, ou adaptateur très voisin du modèle comme pour le sermon du curé, pour la vie de sainte Cécile, le De Casibus du moine, la légende de Constance et la légende de Grisélidis. Sans doute il est admirable qu’il ait pu conter en stances si pures, dans une langue avant lui si incertaine, ces deux dernières histoires. La preuve de son véritable don de poésie tendre est encore plus manifeste si l’on songe que les quelques additions qu’il y a faites en sont à peu près sans exception les passages les plus pathétiques, les plus pleins de douceur humaine, et témoignent d’une exquise délicatesse de sensibilité. Toutefois les vers originaux ne sont là que quelques gouttes très pures apportées à de larges rivières. D’un goût plus douteux sont des parenthèses humoristiques qui dérangent quelquefois (sans justification dramatique) la teneur égale, l’unité d’impression d’une histoire qui a besoin de foi. Si chère que nous soit sa malice, avouons que Chaucer ne se retient pas toujours assez de sourire aux endroits où il devrait tenir sa gravité. À tout prendre, c’est surtout pour ses compatriotes qu’il est considérable comme poète de la piété, de la chevalerie ou du sentiment. À cet égard, si l’on fait exception pour les deux cents premiers vers si suaves du Conte du Franklin dont on n’a pas encore retrouvé la source immédiate, il n’a rien apporté de considérable à la poésie européenne.

Tout autre est le cas pour les histoires comiques et réalistes, analogues à nos fabliaux. Ici l’enrichissement est tel qu’on pourrait parler de création. Et cela reste en partie vrai, même si nous comparons Chaucer avec l’auteur du Décaméron, qui sut infuser à un genre originairement si sec tant de chaleur et de rougeur de sang. Mais tandis que Boccace, gardant la concision du genre, ne dépasse guère le tableau de mœurs, Chaucer, moins dense et moins passionné, s’avance progressivement vers l’étude des caractères ; il reproduit à l’intérieur de plus d’un de ces contes cet effort pour saisir l’individu qui fait la gloire de son Prologue. Boccace mène au roman picaresque ; Chaucer montre déjà la voie à Molière et à Fielding. C’est à ce point que chez lui l’intrigue, l’anecdote initiale, qui fut le tout du fabliau et qui reste le principal dans Boccace, passe à l’arrière-plan, s’efface, n’est plus guère qu’un prétexte. Dès le Conte du Meunier on s’en aperçoit à l’importance que prennent les portraits : celui de l’étudiant, celui du clerc Nicolas, celui d’Alison. Mais le plus caractéristique à cet égard est le Conte du Semoneur. Tout ce qui importe, ce sur quoi Chaucer s’étend, c’est la mise en scène du Frère mendiant, ses façons à la fois patelines et familières, ses extraordinaires efforts d’éloquence pour arriver à escroquer l’argent de son malade. Quand on atteint la grosse farce primitive, le meilleur du conte est achevé, et plus des deux tiers en est dit. Ce qui fut l’unique raison d’être du fabliau de Jacques de Basiu n’est plus ici que la simple conclusion d’une étude de caractère ensemble très approfondie et merveilleusement comique.

Il y a plus. L’étude des personnages ne peut se faire à une certaine profondeur sans ébranler la convention du genre. À l’état pur le fabliau repose sur le ridicule de cocuage. Le mari trompé est l’objet d’un éclat de rire. Ce que le fabliau recèle de sympathie, et c’est peu, va au contentement de voir se satisfaire la sensualité de la femme et de son ami. Qu’une note de vérité humaine se glisse dans le cadre traditionnel et voici qu’il menace d’éclater. Or, aussi vrai que Molière déconcerte le rire quand il nous met en face de la passion sincère et de la souffrance réelle d’Arnolphe, de même Chaucer n’est pas loin d’enrôler notre compassion, et jusqu’à notre préférence, pour le vieux Janvier du Conte du Marchand. Il est ridicule, ce Janvier, d’avoir voulu, sur ses vieux jours, épouser la jeune Mai. Il est grotesque, lorsqu’avec ses rides, et ses cheveux blancs, il caresse sa jolie femme, et le page Damien est singulièrement plus à l’aise que lui dans une semblable attitude. N’importe ! l’amour profond, attristé par le sentiment même de son âge, s’exprime si fortement par sa bouche ; il atteint si près du lyrisme dans ses appels à Mai ; il a un cri si déchirant de détresse quand il se voit trahi : « il poussa un rugissement comme la mère quand son enfant va mourir », que le lecteur souffre avec lui, oublie l’aveugle égoïsme du vieillard, et incline à condamner la cruauté de la jeune femme insensible à sa peine, toute à la satisfaction de son sensuel désir. À ce moment, ce n’est plus même la comédie simple ; c’est le drame plus complexe qui se joue devant nous, — le drame sans parti pris exclusif, oscillant entre le rire et la pitié. Et pourtant l’histoire qui nous est dite est purement le fabliau du Poirier, type par excellence du genre cynique. Il suffit, pour se rendre compte du pas fait en avant, de lire d’abord le Poirier Enchanté dans Boccace ou dans La Fontaine, puis d’ouvrir le Conte du Marchand de Chaucer.

Sans cesse nous éprouvons en lisant les Contes de Canterbury, surtout les contes plaisants, l’impression que quelque chose est en train de naître. Un levain d’observation et de vérité fermente à l’intérieur de genres fixes, qui eurent leur perfection spéciale, mais étroits et condamnés. Ce travail qui s’opère, c’est le théâtre moderne, voire le roman moderne, qui donnent leurs premiers signes manifestes d’existence.

Cet Anglais du xive siècle, parfois empêtré dans une syntaxe enfantine, encore imbu de scolastique, la mémoire surchargée de citations et d’autorités bibliques ou profanes, ayant sur sa tête un ciel astrologique plus étrange aux regards européens d’aujourd’hui que celui de l’hémisphère sud, — ce « translateur » docile d’œuvres disparates et souvent elles-mêmes surannées, — se trouve en vérité avoir ouvert une ère nouvelle. C’est qu’en lui le désir de voir et de comprendre la vie a passé avant l’ambition de la transformer. Poète exilé pour péché d’humour des régions les plus hautes de la poésie, la curiosité l’a décidément emporté chez lui sur la foi, et les joies des yeux ou de l’intelligence sur celles de l’enthousiasme. Les paroles qu’il a entendues lui ont paru toujours réjouissantes, et même véridiques, du moins comme indices de la nature et de la pâture de qui les disait. Il mène le groupe, sans cesse accru, des contemplateurs qui accepteront comme un fait, avec une indulgence amusée, sans prétendre à reteindre l’étoffe d’une couleur unique, l’entrecroisement des fils de diverses nuances dont se compose le tissu bigarré d’une société. Il a sans doute jugé certaines couleurs plus belles que d’autres, mais c’est sur le contraste de toutes qu’il a fondé à la fois sa philosophie de la vie et les lois de son art.

Émile Legouis.


Geoffrey CHAUCER


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LES CONTES DE CANTERBURY

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Groupe A.


Le Prologue.


Ici commence le Livre des Contes de Canterbury.


    Quand Avril de ses averses douces
a percé la sécheresse de Mars jusqu’à la racine,
et baigné chaque veine de cette liqueur
par la vertu de qui est engendrée la fleur ;
quand Zéphyr aussi de sa douce haleine
a ranimé dans chaque bocage et bruyère
les tendres pousses, et que le jeune soleil
a dans le Bélier parcouru sa demi-course[2] ;
et quand les petits oiseaux font mélodie,
10qui dorment toute la nuit l’œil ouvert,
(tant Nature les aiguillonne dans leur cœur),
alors ont les gens désir d’aller en pèlerinage,
et les paumiers[3] de gagner les rivages étrangers,
allant aux lointains sanctuaires, connus en divers pays ;
et spécialement, du fond de tous les comtés
de l’Angleterre, vers Canterbury ils se dirigent,
pour chercher le saint et bienheureux martyr[4]
qui leur a donné aide, quand ils étaient malades.

    Advint que, en cette saison, un jour,
20à Southwark, au Tabard[5], comme je logeais
prêt à partir pour mon pèlerinage
à Canterbury, d’un cœur bien dévot,
le soir étaient venues en cette hôtellerie
bien vingt-neuf personnes, de compagnie ;
gens de diverses sortes, par aventure tombés
en société ; et pèlerins ils étaient tous,
qui vers Canterbury voulaient chevaucher ;
les chambres et les écuries étaient vastes,
et bien nous pûmes nous aiser pour le mieux.
30Et bref, quand le soleil fut couché,
ainsi avais-je causé avec chacun d’eux,
que je fus de leur compagnie tout de suite,
et nous convînmes* de nous lever matin
pour nous mettre en route, devers où je vous dis.

    Mais néanmoins, tant que j’ai temps et place,
avant que plus loin dans ce conte je ne passe,
il me paraît s’accorder avec la raison
de vous dire toute la condition
de chacun d’eux, telle qu’elle me parut être,
40et qui ils étaient, et de quel rang ;
et aussi dans quel équipage ils se trouvaient ;
et par un chevalier donc vais-je commencer.

    Il y avait un Chevalier, un vaillant homme, un preux*
qui depuis le temps où premier il commença
à chevaucher, avait aimé chevalerie,
vérité et honneur, générosité et courtoisie.
Sans reproche il s’était montré à la guerre de son seigneur,
et en outre il avait chevauché (nul homme plus avant)
aussi bien en chrétienté qu’en terre païenne,
50et toujours avait eu honneur de sa prouesse.
Il était à Alexandrie, quand elle fut prise[6] ;
maintes fois il avait siégé le premier de la table

au-dessus de toutes les nations en Prusse[7].
En Lithuanie il avait guerroyé, et en Russie,
nul chrétien de son rang aussi souvent.
En Grenade aussi il avait été, au siège
d’Algésiras[8], et chevauché en Belmarie[9].
Il était à Layas, et à Satalie[10],
quand elles furent prises ; et sur la Grande Mer[11]
60à maint fameux débarquement* il s’était trouvé.
À batailles mortelles il avait été quinze fois,
et combattu pour notre foi à Tramissène
trois fois en lice, et toujours occis son adversaire.
Ce même bon chevalier avait été aussi
oncques avec le Seigneur de Palathie[12]
contre un autre ost païen en Turquie,
et toujours avait gagné souverain renom.
Et quoiqu’il fût vaillant, il était sage,
et de son port aussi doux que l’est une pucelle.
70Il n’avait jamais dit nulle vilenie
de toute sa vie ; à aucune espèce de gens ;
c’était un vrai parfait gentil chevalier.
Mais pour vous parler de son équipage,
ses chevaux étaient bons, mais lui n’était pas en gais habits.
De futaine il portait un jupon[13]
tout noirci par son haubergeon ;
car il était naguère revenu de son voyage,
et s’en allait faire son pèlerinage.

    Avec lui était son fils, un jeune Écuyer,
80un amoureux, et un gaillard apprenti d’armes,
aux boucles frisées, comme s’il les eût mises en presse[14].
Vingt ans d’âge il avait, ce me semble.
De stature il était moyennement long,
et merveilleusement leste, et de grande force.

Et il avait été naguère* en chevauchée
en Flandres, en Artois, et Picardie,
et fait bonne figure, pour si petit espace*,
dans l’espoir de se mettre en la faveur de sa dame.
Il était brodé, comme l’est une prairie
90toute pleine de fraîches fleurs, blanches et rouges.
Il allait chantant, ou flûtant, tout le jour ;
il était aussi frais que l’est le mois de mai.
Courte était sa robe*, avec manches longues et larges.
Bien savait-il se tenir à cheval, et bien chevaucher.
Il savait faire chansons, et bien composer,
joûter et aussi danser, et bien portraire et écrire.
Si chaudement il aimait, que nuitamment
il ne dormait pas plus que ne fait un rossignol.
Courtois il était, humble et serviable,
100et tranchait* devant son père à la table.

Il avait un Yeoman[15] et de serviteurs pas davantage
en ce moment, car il lui plaisait chevaucher ainsi.
Et celui-ci était vêtu d’une veste et d’un chaperon verts ;
une gerbe de flèches de paon, brillantes et aiguës,
sous son ceinturon il portait moult soigneusement ;
bien savait-il dresser ses armes, en bon archer ;
ses flèches ne retombaient pas les plumes en bas*,
et dans sa main il portait un arc puissant.
Il avait la tête ronde, avec le visage brun.
110De l’art des forêts il savait bien toute la science.
Sur son bras il portait un beau brassard
et à son côté une épée et un bouclier,
et de l’autre côté une belle dague
bien harnachée, et acérée comme pointe de lance ;
un Christophe[16] d’argent sur sa poitrine brillait.
Il portait un cor, le baudrier était de vert ;
c’était un forestier, vraiment, ce me semble.

    Il y avait aussi une nonne, une Prieure,
de qui le sourire* était moult simple et discrète ;

120son plus grand serment était seulement : « par saint Éloi ! »
et elle s’appelait Madame Églantine.
Fort bien elle chantait le service divin,
entonné dans son nez, de façon fort séante.
Et français elle parlait fort bien et joliment,
d’après l’école de Stratford-le-Bow[17],
car le français de Paris lui était inconnu.
A table, bien apprise était-elle aussi ;
elle ne laissait aucun morceau de ses lèvres tomber,
ni ne trempait ses doigts dans la sauce profondément.
130Bien savait-elle porter un morceau à sa bouche, et bien garder*,
que nulle goutte ne tombât dessus son sein.
Dans la courtoisie elle mettait grandement son plaisir ;
sa lèvre de dessus elle essuyait si proprement,
que dans sa coupe* n’était nulle tache vue
de graisse, quand elle avait bu sa boisson.
De façon fort séante vers sa viande elle tendait la main*,
et sûrement elle était très enjouée,
et moult plaisante, et aimable de port,
et s’efforçait à contrefaire les mines
140de la cour, et à être majestueuse de manières,
et à être tenue digne de révérence.
Mais, pour parler de sa conscience,
elle était si charitable et si piteuse
qu’elle pleurait, si elle voyait une souris
prise à une trappe, et qui fût morte ou saignât.
Elle avait des petits chiens, qu’elle nourrissait
de chair rôtie, ou de lait et de gâteau.
Mais grièvement elle pleurait si l’un d’eux était mort,
ou si on le frappait d’un bâton rudement ;
150et toute était conscience et tendre cœur.
Moult bellement sa guimpe était plissée ;
son nez long et droit, ses yeux gris comme verre ;
sa bouche fort petite, et aussi douce et rouge ;
mais sûrement, elle avait un beau front ;
il était presque large d’un empan, je crois ;
car certainement, elle n’était point chétive.

Fort coquet était son manteau, je m’en avisai.
De petit corail, autour de son bras, elle portait
un chapelet, avec les gros grains verts ;
160et de là pendait une broche d’or très brillant,
sur qui était d’abord écrit un A couronné,
et ensuite, « Amor vincit omnia. »

Elle avait avec elle une autre Nonne,
qui était sa chapelaine, et Trois prêtres*.

Il y avait un Moine, un beau, un maître moine,
un « exéquitateur »[18], qui aimait la vénerie ;
un mâle, fait pour être abbé.
Il avait à l’écurie maint cheval de prix ;
et, lorsqu’il chevauchait, on pouvait entendre sa bride
170tinter dans le vent qui sifflait, aussi clair
et aussi fort que la cloche de la chapelle
là où le sire était maître du prieuré.
Pour ce que la règle de saint Maur ou de saint Benoît
était vieille et quelque peu étroite,
ce même moine laissait de côté ces vieilleries,
et suivait sa route selon le nouvel ordre de choses.
Il n’eut point donné pour ce texte une poule plumée,
qui dit que les chasseurs ne sont pas hommes saints,
ni pour cet autre, qu’un moine, s’il est décloîtré,
180est semblable à un poisson qui est hors de l’eau ;
décloîtré, c’est-à-dire, hors de son cloître.
Mais ce texte, il ne l’estimait pas valoir une huître ;
et je dis que son opinion était bonne.
Pourquoi irait-il étudier, et se rendre l’esprit malade,
sur un livre, dans le cloître, à toujours tenir les yeux,
ou à peiner de ses mains, et à travailler,
comme Augustin l’ordonne[19] ? Comment le monde serait-il servi ?
Qu’on laisse donc à Augustin son labeur.
Aussi était-il vraiment un hardi cavalier ;
190il avait des lévriers, aussi rapides qu’oiseaux au vol ;

éperonner, et courir le lièvre,
était toute sa passion, car il n’y épargnait nulle dépense.
Je vis que ses manches étaient pourfilées au poignet
de gris[20], et celui-ci le plus beau d’un royaume ;
et, pour attacher son chaperon* sous son menton,
il avait une curieuse épingle d’or travaillé ;
un lacs d’amour[21]* au gros bout se trouvait.
Sa tête était chauve, et luisait comme un miroir,
et son visage aussi, comme s’il eût été oint.
200C’était un sire moult gras et en bon point.
Ses yeux pleins de feu, et roulant dans sa tête,
brillaient comme la fournaise sous un chaudron ;
ses bottes étaient collantes, son cheval en belle condition.
Certainement, c’était un beau prélat ;
il n’était point pâle, comme un spectre tout alangui.
Entre tous les rôtis, il préférait un cygne gras.
Son palefroi était aussi brun qu’une baie.

    Il y avait un Frère, un joyeux et bon vivant,
un « limitour »[22], homme de haute importance*.
210Dans les quatre ordres[23] il n’est personne qui sache autant de propos badins et de belles paroles.
Il avait fait maint et maint mariage de jeunes filles, à ses propres frais[24].
Pour son ordre il était un puissant pilier.
Il était fort aimé et familier
chez les « franklins »[25], partout dans sa province,
et aussi chez les honorables dames de la ville :
car il avait pouvoir de confession,
comme il disait lui-même, plus qu’un curé,
220ayant reçu de son ordre une licence.
Fort suavement il écoutait confession,
et plaisante était son absolution ;
il se montrait facile en donnant pénitence

là où il espérait avoir bonne pitance ;
car à un ordre mendiant faire l’aumône
est signe que l’on est bien confessé.
À l’aumône, en effet, il osait s’en faire fort,
il connaissait qu’on était repentant.
Car plus d’un homme a le cœur si dur
230qu’il ne saurait pleurer, bien qu’il ait contrition cruelle.
Adonc, au lieu de larmes et prières,
on doit donner de l’argent aux pauvres frères.
Sa pèlerine était toujours bourrée de couteaux
et d’épingles, pour donner aux gentes commères.
Et certes, il avait une jolie voix ;
il savait bien chanter et jouer de la vielle.
Des chansons il emportait sans conteste le prix.
Son cou était blanc comme la fleur de lys ;
d’ailleurs, il était fort comme un champion[26].
240Il connaissait bien les tavernes de chaque village*,
et chaque hôtelier et fille de cabaret
mieux qu’un lépreux ou une mendiante ;
car à un homme respectable comme lui
il ne convenait point, eu égard à sa profession*,
de frayer avec des lépreux malades.
Il n’est pas séant, il ne peut être profitable
d’avoir affaire à racaille de cette sorte,
mais seulement aux riches hommes et marchands de victuailles.
Et partout où quelque profit pouvait lui échoir,
250courtois il était, et humblement offrait ses services.
Nulle part il n’y avait d’homme si capable.
C’était le meilleur mendiant de son couvent.
252b[Et il payait une certaine rente pour son privilège ;
252cnul de ses frères n’entrait sur son territoire ;][27]
car une veuve n’eût-elle pas même de souliers,
si séduisant était son In principio[28],
qu’il avait d’elle un liard, avant de partir.
Son gain[29] était bien plus grand que son revenu.
Et il savait aussi folâtrer, tout comme un petit chien.

Les jours de trêve[30], il était d’un grand secours,
car alors il n’était pas tel qu’homme de cloître,
260avec une chape râpée, comme un pauvre écolier,
mais il ressemblait à un magistrat, ou à un pape.
De laine doublée était faite sa courte chape,
qui s’arrondissait comme une cloche sortant du moule.
Il zézayait un peu, par pur caprice,
pour rendre son anglais doux sur sa langue ;
et quand il jouait de la harpe, après avoir chanté,
ses yeux luisaient dans sa tête aussi fort
que les étoiles dans la nuit glacée.
Ce digne « limitour » s’appelait Hubert.

270    Il y avait un Marchand, à la barbe fourchue,
au vêtement bigarré*, haut perché sur son cheval ;
sur la tête un chapeau flamand de castor,
ses bottes joliment et coquettement agrafées.
Il disait son opinion moult gravement,
visant toujours à augmenter son gain.
Il eût voulu que la mer fût gardée, à tout prix,
entre Middelburg et l’Orwell[31].
Il savait bien faire le change des écus.
Ce digne homme tirait à merveille profit de son jugement ;
280personne ne savait qu’il était endetté,
si majestueuse était sa contenance
quand il passait marché, ou faisait emprunt d’argent.
En vérité, c’était un honnête homme, au demeurant ;
mais à vrai dire, je ne sais pas comme on l’appelle.

    Un Clerc[32] d’Oxford était là aussi,
qui était en logique depuis longtemps.
Son cheval était aussi maigre qu’un râteau,
et lui-même n’était pas bien gras, je l’ose dire ;
mais il avait l’air creux et la mine triste.
290Usé jusqu’à la corde était son court manteau ;
car il n’avait encore obtenu aucun bénéfice,

ni n’était d’âme assez profane pour prendre un autre emploi.
Il préférait avoir à la tête de son lit
vingt volumes, reliés en noir ou en rouge,
d’Aristote, et de sa philosophie,
que robes riches, ou viole, ou gai psaltérion.
Mais malgré que ce fût un philosophe,
pourtant il n’avait guère d’or en son coffre[33] ;
mais tout ce qu’il pouvait obtenir de ses amis,
300il en achetait des livres et du savoir,
et diligemment se mettait à prier pour l’âme
de ceux qui lui donnaient de quoi fréquenter l’école.
De l’étude avant tout il prenait soin et souci.
Il ne disait pas un mot de plus qu’il ne fallait,
et ce qu’il disait était correct et respectueux,
et bref et vivant*, et plein d’un haut sens.
Conseillère de vertu morale était sa parole,
et il aimait à apprendre, et aimait à enseigner.

    Un Sergent de loi, prudent et sage,
310qui souvent avait été au parvis[34],
était là aussi, riche en excellence.
Il était discret, et très respectable*.
Tel il semblait du moins, tant ses paroles étaient raisonnables.
Il avait été bien souvent juge aux assises
par patente, et par pleine commission.
Pour sa science, et pour son grand renom,
il avait force honoraires et robes.
De si grand acquéreur, il n’y en avait nulle part ;
tout était pour lui propriété libre, en réalité ;
320ses acquêts ne pouvaient être protestés[35].
Nulle part il n’y avait d’homme aussi affairé que lui,
et pourtant il paraissait plus affairé qu’il n’était.
Il savait mot pour mot tous les cas et jugements
qui depuis le temps du roi Guillaume s’étaient produits.
De plus, il savait rédiger, et composer un acte ;

nul ne pouvait avoir prise sur son écrit ;
et chaque article, il le savait tout entier par cœur.
Il chevauchait simplement vêtu d’un habit grisâtre,
ceint d’une ceinture de soie, à petits clous[36] ;
330de son costume je ne parlerai pas davantage.

Un Franklin[37] était son compagnon ;
blanche était sa barbe, comme la marguerite.
De complexion il était sanguin.
Il aimait fort, le matin, une soupe au vin[38].
Vivre dans la joie était sa constante habitude,
car il était le fils même d’Épicure,
qui estimait que plaisir complet
était vraiment félicité parfaite.
Il pratiquait l’hospitalité, et largement ;
340c’était le Saint Julien[39] de sa province.
Son pain, sa bière, étaient toujours des meilleurs* ;
d’homme mieux fourni en vins, il n’y en avait point.
Sa maison n’était jamais dépourvue de pâtés,
de poisson et de chair, et en telle abondance,
qu’elle regorgeait de victuailles et de boissons,
et de toutes les friandises imaginables.
Selon les diverses saisons de l’année
il changeait son dîner* et son souper.
Il avait en cage mainte perdrix grasse,
350et mainte brème et maint brochet en son vivier.
Malheureux son cuisinier, si la sauce n’était point
piquante et forte, et toute sa batterie en état.
Sa table fixe[40] dans la grande salle constamment
restait couverte de mets tout le long du jour.
Aux sessions il était lord et sire ;
souventes fois il fut chevalier du comté[41].
Une dague et une bourse toute de soie
pendaient à sa ceinture, blanche comme le lait du matin.

Il avait été shériff[42], et comptour[43] ;
360nulle part n’était si digne vavasseur[44].

    Un Mercier, et un Charpentier,
un Tisserand, un Teinturier, et un Tapissier,
étaient aussi avec nous, revêtus de la livrée
d’une importante et grave confrérie.
Tout frais et orné à neuf était leur accoutrement ;
leurs couteaux n’étaient pas munis de plaques de cuivre[45],
mais rien que d’argent, travaillé proprement et bien,
leurs ceintures aussi et leurs bourses, de tout point[46].
Chacun d’eux semblait bien un bourgeois de marque,
370fait pour siéger dans une salle corporative, sur l’estrade.
Chacun d’eux, eu égard à sa prudence,
était fait pour devenir un alderman[47],
car ils avaient assez de biens et de rentes,
et leurs femmes y eussent été volontiers consentantes ;
autrement, certes, elles eussent été blâmables.
C’est chose fort agréable d’être appelée « ma dame »,
et de prendre aux vigiles le pas sur toutes les autres femmes*,
et d’y faire porter son manteau royalement[48].

    Ils avaient un Cuisinier avec eux en cette occasion,
380pour faire bouillir les poulets avec les os à moelle,
et la poudre-marchande piquante[49] et le souchet.
Il savait bien reconnaître une rasade de bière de Londres.
Il savait rôtir, et bouillir, et griller, et frire,
faire le mortreux[50], et bien cuire au four un pâté.
Mais c’était grand dommage, à ce qu’il me parut,
que sur son tibia il eût un chancre ;
car le blanc-manger, il le faisait à la perfection.


    Il y avait là un Marin, qui demeurait loin vers l’ouest ;
autant que je puis savoir, il était de Dartmouth.
390Il chevauchait sur un roussin, comme il pouvait,
dans une robe de gros drap tombant aux genoux.
Il portait une dague attachée à une courroie
autour du cou, et qui lui pendait sous le bras.
La chaleur de l’été lui avait tout bruni le teint ;
et certes, c’était un joyeux compagnon.
Mainte rasade de vin il avait soutirée,
au retour de Bordeaux, tandis que le subrécargue dormait.
Des scrupules de conscience il n’avait cure.
S’il livrait bataille, et avait le dessus,
400il renvoyait l’adversaire chez lui par eau, où que ce fût[51].
Mais son talent pour bien calculer ses marées,
ses courants, et les périls toujours proches,
l’entrée au port, et la lune, et le pilotage,
n’avait pas son pareil de Hull jusqu’à Carthage.
Il était hardi, et sage dans ses entreprises ;
par mainte tempête sa barbe avait été secouée.
Il connaissait bien tous les ports, en détail,
de Gottland jusqu’au cap de Finisterre,
et toutes les criques de Bretagne et d’Espagne ;
410sa barque s’appelait la « Madeleine ».

    Il y avait avec nous un Docteur en physique ;
au monde entier n’était personne comme lui
pour parler médecine et chirurgie ;
car il savait à fond l’astrologie.
Il veillait sur son malade avec grand soin
aux heures fatidiques[52], par sa magie naturelle.
Il savait choisir un ascendant favorable
pour les images qui devaient agir sur le patient[53].
Il connaissait la cause de toutes les maladies,
420que ce fût le chaud ou le froid, ou l’humide, ou le sec,
et où elle était engendrée, et par quelle humeur ;
c’était vraiment un parfait praticien.
La cause une fois trouvée, et la racine du mal,

vite il donnait au malade son remède.
Il avait ses apothicaires tout prêts
à lui envoyer drogues et électuaires ;
car chacun d’eux faisait gagner à l’autre ;
leur amitié n’en était pas à ses débuts.
Il connaissait bien le vieil Esculape,
430et Dioscoride, et aussi Rufus,
le vieil Hippocrate, Hali, et Galien ;
Sérapion, Rhazis, et Avicenne ;
Averroès, Damascène, et Constantin ;
Bernard, et Gatisden, et Gilbertin[54].
Il était modéré dans son régime,
qui n’était pas fait de superfluités,
mais d’aliments bien nourrissants et digestifs.
Ses études ne portaient guère sur la Bible.
D’étoffe rouge et perse il était tout vêtu,
440doublée de taffetas et de cendal[55] ;
et pourtant il était sobre en sa dépense ;
il gardait ce qu’il gagnait en temps de peste,
pour ce que l’or est en médecine un cordial,
il aimait donc l’or spécialement*.

    Une brave Femme était là, des environs de Bath ;
mais elle était un peu sourde, et c’était dommage.
Au tissage du drap elle était si habile,
qu’elle passait ceux d’Ypres et de Gand.
Dans toute la paroisse il n’était ménagère
450qui à l’offrande avant elle eût le droit d’aller[56] ;
et s’il s’en trouvait, elle était, certes, si courroucée,
qu’elle en oubliait toute charité.
Ses couvre-chefs étaient de trame fine ;
j’oserais jurer qu’ils pesaient dix livres,
ceux qui le dimanche étaient sur sa tête.
Ses bas étaient de belle laine écarlate,
fort bien tirés, et ses souliers tout frais et neufs.

Pleine d’assurance était sa figure, et belle, et de teint rouge.
Elle avait été une honnête femme toute sa vie ;
460des maris au porche de l’église, elle en avait eu cinq[57],
sans compter d’autres compagnons dans sa jeunesse ;
mais de ceci nul besoin de parler à présent.
Et trois fois elle avait été à Jérusalem ;
elle avait passé mainte rivière étrangère ;
elle avait été à Rome, et à Boulogne*,
en Galice, à Saint-Jacques, et à Cologne.
Elle était experte à voyager par les routes ;
elle avait les dents écartées, il est vrai[58].
Sur une haquenée à l’aise elle était assise,
470sa guimpe bien faite, et sur la tête un chapeau
aussi large qu’un bouclier ou une targe ;
une jupe de cheval autour de ses hanches larges,
et à ses pieds une paire d’éperons pointus.
En bonne camarade elle savait rire et jaser.
Aux remèdes d’amour elle se connaissait peut-être,
car elle savait de cet art la vieille danse.

Il y avait un digne homme de religion,
et c’était un pauvre Curé de village ;
mais riche il était de pensées pieuses et d’œuvres.
480C’était aussi un homme instruit, un clerc,
qui prêchait vraiment l’Évangile du Christ ;
il instruisait ses paroissiens avec zèle.
Doux il était, et merveilleusement diligent,
et dans l’adversité plein de patience ;
et tel il s’était montré à l’épreuve maintes fois.
Il lui répugnait fort d’excommunier pour ses dîmes[59],
mais il préférait donner, sans nul doute,
à ses pauvres paroissiens de tous côtés
sur son offrande[60], et aussi de son revenu.
490Il trouvait en peu de chose sa suffisance.
Vaste était sa paroisse, et les maisons fort dispersées,

mais il ne cessait point, malgré pluie et tonnerre,
de visiter, dans la maladie ou le malheur,
les plus éloignés de ses paroissiens, grandes et petites gens,
allant à pied, et un bâton à la main.
À ses ouailles il donnait ce noble exemple,
qu’il agissait d’abord, et qu’il prêchait ensuite.
À l’Évangile il avait pris cette parole ;
et il y ajoutait aussi cette figure :
500Si l’or se rouille, que fera le fer ?
Car si un prêtre se corrompt, en qui nous croyons,
il n’est pas étonnant qu’un laïque se rouille ;
et c’est grand’honte, si le prêtre veut bien y songer,
qu’un pasteur conchié et une brebis propre.
Un prêtre devrait bien montrer par l’exemple
de sa pureté, comment son troupeau doit vivre.
Il ne donnait pas sa charge en location,
et ne laissait pas ses ouailles embourbées,
pour courir à Londres, à Saint-Paul,
510et quêter une fondation de messe pour les trépassés,
ou pour se retirer dans quelque confrérie ;
mais restait au bercail, et gardait bien son troupeau,
de sorte que le loup ne pût le mettre à mal.
C’était un vrai berger, et non un mercenaire.
Et bien qu’il fût pieux, et vertueux,
il n’était point méprisant envers le pécheur,
ni dans ses discours âpre ni hautain,
mais ses leçons étaient discrètes et bénignes.
Mener les gens au ciel par la droiture,
520par le bon exemple, c’est à cela qu’il travaillait.
Mais si quelqu’un se montrait intraitable,
quel qu’il fût, de haute ou basse naissance,
il le tançait vivement a ce propos.
De meilleur prêtre, je crois qu’il n’en est point, nulle part.
Il ne cherchait ni honneurs ni dignités,
ni ne se faisait une conscience « épicée »[61],
mais la doctrine du Christ et de ses douze apôtres,
il l’enseignait, et d’abord la suivait lui-même.


    Avec lui était un Laboureur, son frère,
530qui avait charrié mainte charge de fumier ;
c’était un vrai travailleur, et un bon,
vivant en paix et charité parfaite.
Il aimait Dieu par-dessus tout, de tout son cœur,
en tout temps, qu’il eût heur ou malheur,
et ensuite son prochain tout comme lui-même.
Il battait le blé, et creusait des fossés, et bêchait,
pour l’amour du Christ, pour tous les misérables,
sans salaire, autant qu’il était en lui.
Sa dîme, il la payait bien et dûment,
540à la fois de son propre travail et sur son bien.
Vêtu d’un tabard[62] il chevauchait sur une jument.

Il y avait aussi un intendant et un meunier,
un « Semoneur », et un « Pardonneur » aussi,
un « Manciple », et moi-même ; il n’y en avait point d’autre.

Le Meunier était un robuste gaillard, en l’occasion* ;
il était fort gros de muscles, et aussi de charpente ;
cela y paraissait bien, car partout où il allait,
à la lutte il emportait toujours le bélier[63].
Il était court d’épaules, trapu, le corps noueux ;
550n’y avait porte qu’il ne pût soulever de ses gonds,
ou briser, en s’y ruant, d’un coup de tête.
Sa barbe était aussi rouge que poil de truie ou de renard,
et large avec cela, tout comme une bêche.
Sur le sommet de son nez, à droite, il avait
une verrue, et sur elle se dressait une touffe de poils,
rouges comme les soies des oreilles d’une truie ;
ses narines étaient noires et larges.
Il portait à son côté une épée et un bouclier ;
sa bouche était aussi grande qu’un grand four.
560C’était un bruyant bavard et un goliard[64],
et ses propos étaient surtout de péchés et ribauderie.
Il s’entendait à voler le blé, et à prendre trois fois sa redevance ;
et pourtant il avait un pouce d’or, pardi[65].

Il portait un habit blanc et un capuchon bleu.
Il savait bien souffler et jouer de la cornemuse,
et de cette façon il nous conduisit hors de la ville.

    Il y avait l’aimable « Manciple »[66] d’un « Temple »[67]
sur qui les acheteurs pourraient prendre exemple
pour être habiles à acheter des victuailles.
570Car soit qu’il payât, ou prît à crédit,
toujours il se réservait de telle sorte en ses achats,
qu’il était plus avantagé, et en bonne posture.
Mais n’est-ce point une bien belle grâce de Dieu
que l’esprit d’un homme si ignorant surpasse
la sagesse d’une quantité de savants ?
Des maîtres, il en avait plus de trente,
qui savaient du droit la pratique et les finesses ;
et il y en avait une douzaine, dans cette maison,
dignes d’être régisseurs de ses revenus et de ses terres
580chez tout seigneur qui est en Angleterre,
et capables de le faire vivre de ses biens propres,
en honneur et sans dettes, à moins qu’il ne fût fou,
ou aussi petitement qu’il pouvait le désirer ;
et capables d’aider tout un comté
en quelque affaire qui pût se présenter ou survenir ;
et pourtant ce manciple leur en revendait à tous.

    L’Intendant était un homme mince et colérique,
sa barbe était rasée d’aussi près qu’il pouvait.
Ses cheveux étaient coupés en rond autour des oreilles.
590Il avait le crâne tondu sur le devant, comme un prêtre.
Fort longues étaient ses jambes, et fort maigres,
semblables à des bâtons ; on n’y voyait point de mollet.
Il s’entendait à régir* un grenier et une huche*;
n’y avait auditeur[68] qui pût gagner sur lui.
Il savait bien, par la sécheresse, et par la pluie,
ce que rendrait sa semence et son grain.

Les moutons du maître, son bétail, sa laiterie,
ses porcs, ses chevaux, ses récoltes, et sa volaille,
étaient entièrement gouvernés par cet intendant,
600Et d’après son contrat il rendait ses comptes,
depuis que son maître avait vingt ans d’âge.
Par nul homme il ne se laissait mettre en arriéré.*
Il n’y avait employé, ni berger, ni autre valet de ferme,
dont il ne connût les tours et les tromperies ;
ils avaient peur de lui, comme de la peste.
Sa demeure était fort plaisante, sur une lande,
d’arbres verts sa maison était ombragée.
Il était mieux que son maître en état d’acheter.
Il était fort richement pourvu en secret,
610et savait habilement plaire à son maître,
lui donner et lui prêter sur le bien du maître*,
et en obtenir un merci, et de plus un habit et un capuchon.
Dans sa jeunesse il avait appris un bon métier ;
c’était un très bon ouvrier, un charpentier.
Cet intendant montait un fort bon étalon,
qui était tout gris pommelé, et s’appelait Scot.
Il avait sur lui un long surcot gris-bleu,
et à son côté portail une lame rouillée.
Du Norfolk était cet intendant, dont je parle,
620d’auprès d’une ville que l’on appelle Bawdeswell.
Il était troussé, comme un moine, tout autour,
et toujours il chevauchait le dernier de notre troupe.

    Un « Semoneur »[69] était avec nous en cet endroit,
qui avait une figure de chérubin, rouge comme le feu,
car il était couvert de boutons, avec de petits yeux.
Il était aussi chaud et paillard qu’un moineau ;
avec des sourcils noirs teigneux, et une barbe rare ;
de son visage les enfants avaient peur.
Il n’était vif-argent, litharge, ni soufre,
630borax, céruse, ni aucune huile de tartre,
ni onguent pour nettoyer ou pour mordre,
qui pût le débarrasser de ses boutons blancs,
ni des verrues fixées sur ses joues.

Il aimait fort l’ail, les oignons, et aussi les poireaux,
et à boire du vin fort, rouge comme le sang.
Alors il parlait, et criait comme s’il était fou.
Et lorsqu’il avait bien bu son vin,
alors il ne disait plus un mot qu’en latin.
Il possédait quelques termes, deux ou trois,
640qu’il avait appris dans quelque décret ;
rien d’étonnant à cela, il l’entendait toute la journée ;
et puis, vous savez bien qu’un geai
peut appeler « Wat »[70], aussi bien que le pape.
Mais qu’on pût le tâter sur d’autres choses,
alors il avait dépensé toute sa philosophie ;
et toujours, « Questio, quid juris ?[71] » s’écriait-il.
C’était un aimable drille, et de bon cœur ;
de meilleur compagnon, on n’en saurait trouver.
Il permettait, pour un quart de vin,
650qu’un brave garçon gardât sa concubine
toute une année, et l’excusait entièrement.
Il savait aussi plumer en secret un oison.
Et s’il trouvait quelque part un joyeux gaillard,
il lui enseignait à n’avoir nulle crainte,
en pareil cas, de l’excommunication de l’archidiacre,
à moins que l’âme de l’homme ne fût dans sa bourse ;
car dans sa bourse il serait puni.
« La bourse est l’enfer de l’archidiacre », disait-il.
(Mais je sais bien qu’il mentait, en fait ;
660de l’excommunication tout coupable doit avoir peur —
car l’excommunication tue, tout comme l’absolution sauve —
et aussi, prendre garde au « Significavit »[72].)
Il avait sous son contrôle, à sa guise,
les jeunes gens et jeunes filles du diocèse,
et savait leurs secrets, et était leur meilleur conseiller.
Il s’était mis sur la tête une guirlande,
aussi grande qu’une enseigne de cabaret[73] ;
il s’était fait un bouclier d’une miche.


    Avec lui chevauchait un joyeux « Pardonneur »[74]
670de Ronceval[75], son ami et son compère,
qui tout droit venait de la cour de Rome.
Très haut il chantait : « Viens ici, mon amour, viens à moi
Le semoneur l’accompagnait d’une basse profonde,
jamais trompe ne fit moitié autant de bruit.
Ce pardonneur avait les cheveux jaunes comme cire,
mais ils tombaient aussi moelleux qu’écheveau de lin ;
par petites touffes pendaient les boucles qu’il avait,
et il en recouvrait ses épaules ;
mais sa chevelure s’y étendait, rare, mèche par mèche.
680De capuchon, pour être à l’aise, il n’en portait point,
car le sien était troussé dans sa valise.
Il lui semblait qu’il montait à la nouvelle mode ;
les cheveux épars, sous sa petite toque, il allait tête nue.
Ses yeux luisants semblaient ceux d’un lièvre.
Il avait cousu sur sa toque une Véronique[76].
Sa valise était devant lui dans son giron,
bondée d’indulgences venues de Rome toutes chaudes.
Il avait une voix grêle comme celle d’une chèvre.
Il n’avait point de barbe, et n’en devait jamais avoir,
690le menton uni comme s’il eût été fraîchement rasé.
Je l’aurais pris pour un cheval hongre ou une jument.
Mais dans son métier, de Berwick jusqu’à Ware[77],
il n’avait point son pareil comme pardonneur,
car dans sa valise il avait une taie d’oreiller,
qui était, disait-il, le voile de Notre-Dame ;
il disait qu’il avait un morceau de la voile
que Saint Pierre avait, lorsqu’il allait
sur la mer, jusqu’à ce que Jésus-Christ le prît.
Il avait une croix de laiton, couverte de pierreries,
700et dans un verre il avait des os de porc.
Mais avec ces reliques, quand il trouvait
un pauvre curé habitant la campagne,
en un jour il lui gagnait plus d’argent
que le curé n’en gagnait en deux mois.

Et ainsi, avec ses flatteries feintes et ses tours,
il faisait du pasteur et du peuple ses dupes.
Mais s’il faut dire vrai, pour finir,
il était à l’église un noble ecclésiastique.
Il savait bien lire une épître ou une légende,
710mais surtout il chantait bien un offertoire.
Car il le savait bien, ce verset une fois chanté,
il devrait prêcher, et bien affiler sa langue,
pour gagner de l’argent, ce à quoi il s’entendait fort ;
c’est pourquoi il chantait si gaiement et si haut.

    Maintenant je vous ai dit brièvement, en quelques mots,
leur condition, leur apparence, leur nombre, et aussi la cause
pour laquelle s’était assemblée cette compagnie
à Southwark, dans cette bonne hôtellerie
qui s’appelait le Tabard, tout près de la Cloche.
720Mais maintenant il est temps que je vous dise
comment nous nous comportâmes cette même nuit
où nous étions descendus à cette hôtellerie.
Et ensuite je vous raconterai notre voyage,
et tout le reste de notre pèlerinage.
Mais d’abord je prierai votre courtoisie
de ne pas me l’imputer à vilenie,
si je parle tout franc, crûment* en cette matière,
vous racontant leurs dires et leurs gestes ;
ni si je répète leurs paroles à la lettre.
730Car vous le savez aussi bien que moi,
quiconque doit faire un récit d’après un autre,
doit répéter, d’aussi près que possible,
chaque mot, si sa tâche le demande,
tant grossièrement et librement dût-il parler ;
autrement, il est forcé de faire un récit menteur,
ou d’inventer les choses, ou de trouver des mots nouveaux.
Il ne peut s’abstenir, même si l’autre est son frère ;
il doit aussi bien répéter chaque mot que le reste.
Christ a parlé lui-même fort librement dans la Sainte Écriture,
740et vous le savez bien, ce n’est point là vilenie.
Platon aussi dit, à qui sait le lire,
que les mots doivent être les cousins des actes.
Je vous prie encore de me le pardonner,

si je n’ai point placé les gens selon leur rang
ici en mon récit, comme ils le devraient être ;
mon esprit est petit, vous vous en apercevez bien.


    Grande fête fit notre hôte[78] à chacun de nous,
et au souper nous fit asseoir tout de suite,
et nous servit à manger du meilleur.
750Le vin était fort, et nous bûmes sans nous faire prier.
Un fort digne homme était notre hôte à tout prendre,
fait pour être majordome d’une salle de festin.
C’était un homme corpulent, aux yeux brillants ;
de plus beau bourgeois, il n’en est point dans Cheapside[79] :
le verbe hardi, et sage, et bien instruit ;
et de ce qui fait l’homme rien certes ne lui manquait.
D’ailleurs c’était aussi un bon vivant,
et après souper il se mit à plaisanter,
et tint joyeux devis entre autres choses,
760lorsque nous eûmes réglé notre compte,
et dit : « Eh bien, Messeigneurs, en vérité,
vous êtes pour moi de tout cœur les bienvenus ;
car sur ma foi, si je ne dois mentir,
je n’ai vu de cette année si joyeuse compagnie
réunie en cette auberge, qu’à présent.
Volontiers je vous mettrais en joie, si je savais comment ;
et d’un amusement je viens de m’aviser
qui vous égayera, et ne vous coûtera rien.
Vous allez à Canterbury ; Dieu vous aide !
770Le bienheureux martyr vous récompense !
et j’en suis sûr, le long du chemin,
vous voulez vous dire des contes, et vous réjouir ;
car vraiment, il n’est point d’agrément ni de joie
à chevaucher par les chemins muet comme pierre ;
Et c’est pourquoi je veux vous amuser,
comme je l’ai dit, et vous donner quelque plaisir.
Et s’il vous plaît à tous, d’un seul accord,
maintenant de vous soumettre à ma décision,
et d’en faire ainsi que je vous le dirai

780demain, quand vous chevaucherez par les routes,
eh bien ! sur l’âme de mon père, qui est défunt,
si vous n’êtes joyeux, je vous donnerai ma tête.
Levez la main, sans plus amples discours. »

    Notre avis ne fut pas long à découvrir ;
il nous parut que ce n’était pas la peine d’en discuter,
et nous consentîmes sans plus délibérer,
et le priâmes de prononcer son verdict, à son bon plaisir.

    « Messeigneurs », dit-il, « écoutez maintenant de votre mieux ;
mais ne le prenez pas, s’il vous plaît, en mépris ;
790il s’agit, pour parler peu et clair,
que chacun de vous, pour abréger la route,
dans ce voyage, raconte deux histoires,
en allant à Canterbury, je veux dire,
et au retour il en racontera deux autres,
sur des aventures arrivées au temps jadis.
Et celui de vous qui se comportera le mieux,
c’est-à-dire, qui racontera en cette occasion
les contes les plus sentencieux et les plus délectables,
aura un souper à nos frais à tous
800ici, en cet endroit, assis près de ce pilier,
lorsque nous reviendrons de Canterbury.
Et pour vous réjouir encore davantage,
je vais moi-même avec plaisir chevaucher l’un des vôtres,
entièrement à mes frais, et serai votre guide.
Et quiconque s’opposera à mes décisions
paiera tout ce que nous dépenserons en chemin.
Et si vous voulez bien qu’il en soit ainsi,
dites-le-moi tout de suite, sans plus de paroles,
et de bonne heure je me tiendrai prêt à partir. »

810Nous le lui accordâmes, et fîmes nos serments
d’un cœur fort joyeux, et le priâmes aussi
qu’il consentit à faire comme il disait,
et voulût bien être notre gouverneur,
et de nos contes le juge et l’arbitre,
et fixât un souper à un certain prix ;
et nous lui promettions d’agir à sa guise

en tout et partout ; et ainsi, d’une seule voix,
nous nous rangeâmes à sa décision.
Et là-dessus on fit quérir du vin tout de suite ;
820nous bornes, et chacun alla se reposer,
sans s’attarder un moment de plus.

    Le lendemain, quand le jour commença à poindre,
notre hôte se leva, et fut notre coq à tous,
et nous rassembla, tous en une troupe,
et nous voilà partis, un peu plus vite qu’au pas,
jusqu’à l’abreuvoir de Saint Thomas[80].
Et là notre hôte commença d’arrêter son cheval,
et dit : « Messires, écoutez, s’il vous plaît.
Vous savez votre convention, et je vous la rappelle.
830Si vespres s’accordent avec matines[81],
voyons maintenant qui racontera le premier conte.
Je veux ne plus jamais boire ni vin ni bière,
si toute personne rebelle à ma décision
ne paie pas toutes les dépenses de la route.
Allons ! tirez au sort, avant que nous allions plus loin ;
celui qui aura la courte paille commencera.
Sire Chevalier », dit-il, « mon maître et mon seigneur,
allons ! tirez au sort, car telle est ma volonté.
Approchez-vous », dit-il, « Madame la Prieure ;
840et vous, Messire Clerc, plus de timidité,
et n’étudiez plus ; mettez-y la main, tous. »

    Aussitôt, à tirer se mit chacun de nous,
et pour dire en un mot ce qui lors arriva,
que ce fût par hasard, ou destinée, ou chance,
le fait est que la paille échut au Chevalier,
ce dont fort satisfait et joyeux chacun fut ;
et il devait dire son conte, comme de raison,
selon l’accord et la convention,
comme vous savez ; à quoi bon en dire plus ?
850Et quand ce digne homme vit quel était le cas,
en homme qui était sage, et consentait
à tenir son engagement pris de libre volonté,

il dit : « Puisque je dois ouvrir le jeu,
ma foi, bienvenue soit la paille, au nom de Dieu !
Maintenant chevauchons, et écoutez ce que je vais dire. »

    Et sur ce mot nous reprîmes notre route ;
et il commença d’une mine toute gaie
son histoire aussitôt, et parla comme suit.


Ici finit le prologue de ce livre ; et ici commence le premier conte, qui est le conte du Chevalier.


Conte du Chevalier.


Iamque domos pairias, Scithicae post aspera gentis
Prelia laurigero, etc. [Statius, Theb., XII, 519].


    Jadis, nous content les vieilles histoires[82],
860 il y avait un duc qui se nommait Thésée.
D’Athènes il était seigneur et gouverneur,
et fut en son temps un tel conquérant
qu’un plus grand n’était pas sous le soleil.
Il avait gagné mainte et mainte riche contrée ;
tant par sagesse que par prouesse,
il conquit tout ce royaume de Féminie[83],
qui s’est autrefois appelé la Scythie ;
et il épousa la reine Hippolyte,
et la ramena avec lui dans son pays
870 avec beaucoup de pompe et en grande solennité,
et avec elle sa jeune sœur Émilie.
Et ainsi en un cortège de victoire et de musique,
laissons le noble duc chevaucher vers Athènes,
et tout son ost, en armes, autour de lui.

    Certes, si ce n’était trop long à entendre,
je vous aurais dit tout au plein la manière
dont fut conquis le royaume de Féminie
par Thésée, et par sa chevalerie ;

et la grande bataille qui, à cette occasion,
880 eut lieu entre les Athéniens et les Amazones ;
et comment fut assiégée Hippolyte,
la belle et vaillante reine de Scythie ;
et la fête qui célébra leur mariage ;
et la tempête qu’ils essuyèrent en allant chez eux.
Mais tout cela je dois maintenant me l’interdire.
J’ai, Dieu le sait, un vaste champ à labourer,
et faibles sont les bœufs de ma charrue ;
le reste du récit est assez long ;
et je voudrais ne retarder personne de cette compagnie :
890 que chacun à son tour fasse son récit,
et nous verrons alors qui gagnera le souper.
Donc, où j’en étais resté, je vais reprendre.

    Le duc, dont je fais mention,
était presque arrivé à sa ville,
dans toute sa prospérité et son plus haut orgueil,
quand il aperçut, en jetant les yeux de côté,
agenouillées sur la grand’route,
un cortège de dames, deux à deux,
les unes derrière les autres, couvertes de vêtements noirs.
900 Et elles poussaient de tels cris, et de tels gémissements,
qu’il n’est au monde créature vivante
qui ait ouï pareille lamentation ;
et elles ne voulurent aucunement cesser leur plainte,
qu’elles n’eussent saisi les rênes de son harnachement.
« Qui êtes-vous donc, qui, à mon retour, en mon pays
troublez ainsi ma fête de vos cris ? »
dit Thésée, « avez-vous si grande jalousie
de ma gloire, que vous gémissiez et pleuriez ainsi ?
ou quelqu’un vous-a-t-il mises à mal, vous a-t-il outragées ?
910 Dites-moi si l’offense peut être réparée ;
et pourquoi vous êtes ainsi vêtues de noir ».

    De toutes ces dames la plus âgée parla,
défaillante, et de visage si mortellement pâle
que c’était pitié de la voir et de l’entendre,
et elle dit : « Seigneur, à qui la Fortune a donné
la victoire, et la vie d’un conquérant,

votre gloire et vos honneurs ne nous affligent nullement ;
mais nous implorons pitié et secours.
Aie pitié de notre malheur et de notre détresse.
920 Laisse, dans ta noble bonté, quelque larme de compassion
tomber sur nous, misérables femmes.
Car, en vérité, seigneur, il n’est pas une seule de nous
qui n’ait été duchesse ou reine ;
maintenant sommes chétives, comme il se voit bien :
grâce en soit à la Fortune, et à sa roue traîtresse,
qui à nulle situation n’assure la prospérité.
Donc, seigneur, pour paraître en votre présence,
ici, dans le temple de la déesse Clémence,
nous attendons depuis quinze jours entiers ;
930 or, secours-nous, seigneur, puisque c’est en ton pouvoir.
    Moi qui misérable pleure et gémis ainsi,
j’étais naguère l’épouse du roi Capanée[84],
qui mourut à Thèbes, maudit soit ce jour !
Et nous toutes qui sommes en cet arroi
et faisons entendre toutes ces plaintes,
nous avons toutes perdu nos maris à cette ville,
alors que le siège était mis autour d’elle.
Et maintenant le vieux Créon, hélas !
est aujourd’hui seigneur de Thèbes la cité,
940et, tout plein de colère et d’iniquité,
lui, dans sa rage et sa tyrannie,
pour faire vilainie aux corps sans vie
de tous nos seigneurs qui ont été tués,
a fait dresser tout les corps en un monceau,
et ne permet pas, quelque prière qu’on lui en fasse,
qu’ils soient ni enterrés, ni brûlés,
mais les fait manger aux chiens, dans sa méchanceté. »
    Et ce mot, prononcé, incontinent
elles se jetèrent face contre le sol, et crièrent piteusement :
950« Aie quelque compassion de nous malheureuses femmes,
et laisse notre affliction pénétrer au fond de ton cœur. »

    Le noble duc sauta à bas de son coursier,
le cœur plein de pitié, quand il les entendit.

Il lui sembla que son cœur allait se briser,
quand il les vit si piteuses et si abattues,
elles qui jadis étaient de si haut rang,
et dans ses bras il les releva toutes,
et les réconforta en toute bonne intention,
et jura par serment, comme il était vrai chevalier,
960qu’il mettrait si avant sa force,
pour les venger du tyran Créon,
que toute la Grèce dirait
comment Créon fut par Thésée servi
en homme qui a pleinement mérité sa mort.
Et sur-le-champ, sans autre délai,
il déploie sa bannière, et le voilà chevauchant
vers Thèbes, avec toute son armée ;
il ne voulut s’approcher davantage d’Athènes à pied ou à cheval,
ni prendre pleinement son aise un demi-jour,
970mais se mit en marche et, sur la route, passa cette nuit-là.
Et il envoya aussitôt la reine Hippolyte
et Émilie sa jeune sœur brillante
séjourner dans la ville d’Athènes ;
et lui chevaucha de l’avant ; il n’est rien de plus à dire.

    La rouge image de Mars, avec lance et écu,
brille à ce point, sur sa grande bannière blanche,
que tout le champ[85] en étincelle alentour ;
et, à côté de sa bannière, est porté son pennon
tout riche de lames d’or battu qui figuraient
980le Minotaure qu’il tua en Crète.
Ainsi chevauchait le duc, ainsi chevauchait le conquérant,
avec une armée où était la fleur de la chevalerie,
jusqu’à ce qu’il fût arrivé à Thèbes, et mit pied à terre
heureusement dans une plaine où il pensait livrer bataille
Pour parler brièvement de ces choses,
contre Créon, qui était roi de Thèbes,
il combattit et le tua valeureusement, en chevalier,
dans une lutte loyale, et mit ses gens en fuite ;
puis il prit la ville d’assaut,
990et fit crouler murs et poutres et solives ;

et aux dames il rendit
les ossements de leurs maris mis à mort,
pour leur faire des funérailles, selon la coutume de ce temps.
Mais il serait trop long de dire
les grands cris et les lamentations
que firent entendre les dames quand furent brûlés
les corps, et les grands honneurs
que Thésée, le noble conquérant,
rendit aux dames, quand elles le quittèrent,
1000car faire un court récit est mon intention.

    Donc quand le noble duc, Thésée,
eut tué Créon, et ainsi conquis Thèbes,
il se reposa toute la nuit sur le champ de bataille,
puis traita tout le pays à sa discrétion.

    Fouillant dans les monceaux de cadavres
pour les dépouiller de leurs armes et de leurs vêtements,
les pillards s’affairaient diligemment,
après la bataille et la défaite.
Or il arriva que dans ce monceau ils trouvèrent,
1010transpercés de mainte cruelle et sanglante blessure,
deux jeunes chevaliers gisant côte à côte,
tous deux avec de mêmes armures, richement ornées,
dont l’un avait nom Arcite
et l’autre chevalier s’appelait Palamon.
Ils n’étaient ni tout à fait vivants, ni tout à fait morts ;
mais à leurs cottes d’armes, et à leurs armures,
les hérauts les reconnurent tout particulièrement,
comme étant du sang royal
de Thèbes, et les fils de deux sœurs.
1020Du tas des morts les pillards les ont retirés,
et les ont doucement portés à la tente
de Thésée, qui aussitôt les envoya
à Athènes, pour y vivre en prison
perpétuellement ; car il ne voulut pas de rançon.
Et quand le noble duc eut ainsi fait,
il réunit son armée, et revint aussitôt dans ses états
couronné de lauriers comme sied à un vainqueur ;
et il vit là, dans la joie et la gloire

le reste de ses jours ; qu’est-il besoin d’en dire plus ?
1030Mais en une tour, dans la souffrance et le malheur,
habitent ce Palamon et cet Arcite
à jamais, car nul or ne pourra les affranchir.

    Ainsi se passe année après année, et jour après jour,
jusqu’à ce qu’il arriva, par un matin de Mai,
qu’Émilie, plus belle à voir
que n’est le lis sur sa verte lige
et plus fraîche que mai aux fleurs nouvelles —
car avec la rose rivalisait son teint,
et je ne sais quelle couleur était des deux plus belle —
1040avant qu’il ne fit jour, comme c’était sa coutume,
était levée, et déjà tout habillée ;
car Mai ne veut pas de paresseux la nuit.
La saison aiguillonne chaque gentil cœur,
et fait que chacun s’éveille brusquement,
et dit « Lève-toi, et rends ton hommage ».
C’est ainsi qu’Émilie fut invitée à se souvenir
d’honorer Mai, et à se lever.
Elle avait mis une fraîche robe, pour tout dire ;
sa jaune chevelure était tressée en une natte,
1050qui lui tombait sur le dos, longue, je crois bien, d’une aune.
Et, dans le jardin, au lever du soleil,
elle se promène çà et là, et, selon son caprice,
cueille des fleurs, les unes rouges, les autres blanches,
pour en faire à son front une gracieuse couronne ;
et chantait comme un ange du ciel.
La grande tour, si épaisse et si forte,
qui de ce château était le donjon principal,
(et où étaient emprisonnés les chevaliers,
dont je vous ai parlé, et vous parlerai encore)
1060s’élevait tout près du mur de ce jardin,
où Émilie se livrait à ses ébats.
Brillant était le soleil, et claire la matinée,
et Palamon, le triste prisonnier,
selon sa coutume, et avec la permission de son geôlier,
était levé, et se promenait dans une chambre haute,
d’où il voyait toute la noble ville,
et aussi le jardin, plein de verts branchages,

où la fraîche Émilie la Brillante
se promenait, errant çà et là.
1070Ce triste prisonnier, ce Palamon,
va par la chambre, marchant de long en large,
et se plaignant à lui-même de son malheur ;
de ce qu’il était né, souvente fois, il disait « Hélas ! »
Or il advint, par chance ou hasard,
que, par une fenêtre, munie de maint barreau
de fer épais et carré comme une poutre,
il laissa tomber son regard sur Émilie,
et soudain il tressaillit, et cria « Ha ! »
comme s’il eût été percé jusqu’au cœur.
1080Et à ce cri Arcite aussitôt se redressa,
et dit : « Mon cousin, que souffres-tu,
pour que tu sois si pâle et ressembles à un mort ?
Pourquoi as-tu crié ? qui t’a fait dommage ?
Pour l’amour de Dieu, prends en toute patience
notre prison, car il ne peut être autrement ;
la Fortune nous a infligé cette calamité.
Quelque funeste aspect[86], ou position
de Saturne, près de quelque constellation,
nous a valu ceci, et nous n’y pouvons mais ;
1090ainsi était le ciel quand nous sommes nés ;
nous devons subir notre sort : c’est le bref et le clair. »

Palamon en réponse dit :
« Cousin, en vérité, en cette opinion
tu as une imagination vaine.
Cette prison n’était pas la cause de mon cri.
Mais je viens tout à l’heure d’être blessé, à travers les yeux,
jusqu’à mon cœur, et cela sera ma mort.
La beauté de cette dame, que je vois
là-bas dans le jardin errer çà et là,
1100est la cause de mon cri et de mon malheur.
Je ne sais pas si elle est femme ou déesse ;
mais c’est vraiment Vénus, si je devine bien. »
Et là-dessus à genoux il tomba,
et dit : « Vénus, si c’est ton vouloir

de te transfigurer ainsi dans ce jardin,
devant moi, créature affligée et misérable,
aide-nous à nous échapper de cette prison.
Et si ma destinée déterminée
par le verbe éternel est de mourir en prison,
1110aie quelque compassion de notre lignée
qui par la tyrannie est mise si bas. »

Oyant ces mots Arcite se mit à observer
le lieu où la dame se promenait çà et là.
Et à cette vue la beauté d’icelle le frappa tant,
que, si Palamon était blessé grièvement,
Arcite est atteint autant que lui, ou plus.
Et, avec un soupir, il dit tristement :
« La fraîche beauté soudainement me tue
de celle qui erre dans ce lieu ;
1120 et, si je n’obtiens pas sa pitié et sa faveur,
si je ne puis à tout le moins la voir,
je suis un homme mort ; je n’ai rien de plus à dire. »

Palamon, quand il entendit ces mots,
prit un air courroucé, et répondit :
« Dis-tu cela sérieusement où en badinage ? »
« Certes », dit Arcite, « sérieusement, sur ma foi !
Dieu me soit en aide ! je ne suis point en humeur de badiner ! »

Palamon fronça ses deux sourcils :
« Il ne te serait pas, dit-il, à grand honneur
1130d’être déloyal, ni d’être traître
envers moi qui suis ton cousin et ton frère,
tenus par des serments profonds, l’un envers l’autre,
à ne jamais, dussions-nous mourir à la torture,
jusqu’à ce que la mort nous sépare,
nous opposer l’un à l’autre en amour,
ni en aucun cas, mon aimé frère ;
mais tu dois fidèlement m’assister
dans tous les cas, comme je dois l’assister.
Tel fut ton serment, et aussi le mien, c’est chose certaine ;
1140je sais très bien que tu n’oserais point le contredire.
Tu es de mon avis, sans nul doute.

Et maintenant tu voudrais traîtreusement te mettre
à aimer ma dame, que j’aime et que je sers,
et servirai toujours jusqu’à ce que mon cœur meure.
Certes, déloyal Arcite, tu n’en feras rien.
Le premier je l’ai aimée, et je t’ai dit ma peine
comme à mon conseiller, et à un frère obligé par serment
de m’assister, comme je le disais tout à l’heure.
Donc tu es tenu, comme chevalier,
1150de m’aider, s’il est en ton pouvoir,
ou autrement tu es félon, j’ose le maintenir. »

    Arcite avec grand’hauteur reprit :
« Tu seras », dit-il, « félon plus tôt que moi ;
mais tu l’es déjà, je te le dis nettement ;
car par amour[87] je l’ai aimée avant toi.
Que veux-tu dire ? tu ne savais pas tout à l’heure
si elle est femme ou déesse !
En toi il y a aspiration vers chose sainte,
et en moi amour, comme envers une créature ;
1160c’est pourquoi je t’ai dit ce qui m’est advenu,
comme à mon cousin, et à mon frère juré.
Je suppose que tu l’aies aimée d’abord,
ne connais-tu pas le dit du vieux clerc :
« Qui fixera à l’amoureux aucune loi ? »[88]
L’amour est une plus grande loi, sur ma tête,
qu’on n’en peut fixer sur terre à nul homme.
Aussi les lois positives et toutes telles dispositions
sont tous les jours violées par amour, par gens de toutes classes.
Un homme doit aimer, en dépit qu’il en aie.
1170Il n’y peut échapper, même s’il en devait mourir,
que la femme soit fille, ou veuve ou épouse.
Et puis, il n’est guère probable que, de toute la vie,
tu obtiennes sa faveur, non plus que moi ;
car tu sais bien, vraiment,
que toi et moi sommes condamnés à la prison
perpétuellement ; nulle rançon ne peut nous délivrer.

Nous luttons comme faisaient les chiens pour un os ;
ils se battirent tout le jour, et pourtant leur part fut nulle ;
survint un épervier, tandis qu’ils se livraient à leur rage,
1180et il emporta l’os qui les divisait.
Et donc, à la cour du roi, frère,
chaque homme pour lui-même, il n’y a pas d’autre règle.
Aime s’il te fait plaisir ; pour moi j’aime et aimerai toujours ;
et en vérité, mon cher frère, voilà le dernier mot.
Ici dans cette prison il nous faut rester,
et subir, chacun de nous, sa fortune. »

    Grande fut la querelle et longue entre eux deux,
si j’avais loisir de la raconter ;
mais au fait. Il arriva un jour
1100(pour vous dire la chose aussi brièvement que je puis)
qu’un noble duc nommé Pirithoüs,
lequel était camarade du duc Thésée
depuis le temps où ils étaient de jeunes enfants,
vint à Athènes, pour y voir son ami,
et s’y réjouir avec lui, comme il avait coutume de faire,
car en ce monde il n’aimait aucun homme autant ;
et Thésée l’aimait en retour aussi tendrement.
Ils s’aimaient de telle affection, à ce que disent les vieux livres[89],
que quand l’un fut mort, (en bonne vérité),
1200son ami, pour le chercher, descendit aux enfers ;
mais cette histoire je n’ai pas à la narrer.
Le duc Pirithoüs aimait chèrement Arcite,
et l’avait connu à Thèbes mainte et mainte année ;
et finalement, à la requête et prière
de Pirithoüs, sans aucune rançon,
le duc Thésée le laissa sortir de prison,
pour aller librement, partout où il lui plairait,
aux conditions que je vais vous dire.
Voici quelle était cette convention, pour parler clair,
1210entre Thésée et lui Arcite :
s’il arrivait qu’Arcite fût trouvé,
jamais en sa vie, de jour ou de nuit, un seul moment,
dans aucune terre de Thésée,

et s’il était arrêté, il fut entre eux convenu
que par l’épée il perdrait sa tête ;
n’était nul autre recours ni remède
que de prendre congé, et en hâte de rentrer chez lui ;
qu’il prenne garde que son cou est en péril !

    Quelle grande peine souffre maintenant Arcite !
1220Il sent la mort lui percer le cœur ;
il pleure, gémit et crie pitoyablement ;
il attend l’occasion de se tuer privéement.
Il disait : « Hélas ! le jour où je naquis !
Maintenant ma prison est pire qu’auparavant ;
maintenant ma destinée est de vivre éternellement,
non pas au purgatoire, mais en enfer.
Hélas ! faut-il que j’aie jamais connu Pirithoüs !
Car autrement je serais resté chez Thésée,
enchaîné dans sa prison pour toujours.
1230Alors j’eusse été dans le bonheur, et non dans le malheur.
La vue seule de celle que je sers,
quoique je ne puisse jamais mériter sa faveur,
aurait suffi bien assez pour moi.
Ô mon cher cousin Palamon, (disait-il),
à toi la victoire en cette aventure ;
tu peux en toute félicité rester en prison ;
en prison ? non certes, mais en paradis !
La fortune a bien tourné les dés pour toi,
qui as la vue de cette dame, et moi, l’absence.
1240Car il est possible, puisque tu as sa présence,
et que tu es chevalier vaillant et habile,
que par quelque hasard, car la fortune est changeante,
tu atteignes quelque jour ton désir.
Mais moi, — qui suis exilé, et privé
de toute grâce, et dans un si grand désespoir
qu’il n’est ni terre ni eau, feu ni air,
ni créature faite de ces éléments,
qui me puisse donner aide ou réconfort en ceci, —
je dois vraiment mourir dans la douleur et le désespoir ;
1250adieu ma vie, mon plaisir et ma joie !
    Hélas ! pourquoi les gens se plaignent-ils si communément
de la providence divine, ou de la fortune,

qui souvent leur donne, en mainte façon,
beaucoup mieux qu’ils ne peuvent eux-mêmes imaginer ?
Tel homme désire avoir la richesse,
et elle cause son meurtre ou sa grande maladie.
Et tel homme souhaite ardemment sortir de sa prison,
qui dans sa maison est tué par ses serviteurs.
Il est des maux infinis au bout de ces désirs ;
1260nous ne savons quelle est la chose que nous implorons ici-bas.
Nous agissons ainsi qu’un homme gris comme une souris[90] ;
un homme ivre sait bien qu’il a une maison,
mais il ne sait pas quel est le chemin pour y aller ;
et pour un homme ivre la route est glissante.
Et certes, dans ce monde, nous nous comportons ainsi ;
nous recherchons ardemment le bonheur,
mais nous prenons bien souvent le mauvais chemin, en vérité.
Ainsi pouvons-nous dire tous, et moi nommément,
qui pensais, et avais ferme croyance,
1270que, si je pouvais échapper à la prison,
alors j’aurais été en joie et en parfaite prospérité,
tandis que me voilà exilé de mon bonheur.
Puisque je ne puis pas vous voir, Émilie,
je suis, autant dire, mort ; il n’est point de remède. »

    De l’autre côté, Palamon,
quand il sut qu’Arcite était parti,
s’abandonna à un tel chagrin, que la grande tour
retentit de ses lamentations et de ses clameurs.
Même les lourds fers de ses jambes
1280étaient mouillés de ses larmes amères.
« Hélas ! » disait-il, « ô Arcite, mon cousin,
de notre querelle, Dieu le sait, tout le fruit est à toi.
Tu vas et viens maintenant dans Thèbes à ton gré,
et de mon infortune tu ne te soucies guère.
Tu peux, car tu as sagesse et vaillance,
assembler tous les gens de notre famille,
et mener si rude guerre contre cette cité,
que, par quelque aventure ou quelque traité,
tu obtiennes pour la dame et ton épouse

1290celle pour qui je dois sûrement perdre la vie.
Car, en manière de possibilité,
puisque tu es au large, délivré de la prison,
et que tu es seigneur, grand est ton avantage,
plus grand que le mien, qui me meurs ici dans une cage.
Car je dois pleurer et gémir, aussi longtemps que je vivrai,
de toute l’affliction que peut me causer la prison,
et aussi de la peine que peut me causer l’amour,
qui double tout mon tourment et mon malheur. »

    Là-dessus le feu de la jalousie jaillit
1300dans sa poitrine et le saisit au cœur
si follement qu’à voir il était semblable
au buis[91] ou à la cendre morte et froide.
Alors il dit : « Ô dieux cruels, qui gouvernez
ce monde par la loi de votre verbe éternel,
et écrivez sur la table de diamant
votre décision et votre éternelle volonté,
en quoi l’humanité est-elle de vous plus estimée
que le mouton qui se couche dans la bergerie ?
Car l’homme est égorgé juste comme une autre bête,
1310et vit lui aussi dans la prison et la détention,
et il souffre maladie et grande adversité,
et souvent, sans être coupable, de par Dieu !
    Quelle sagesse y-a-t-il dans cette prescience
qui sans faute commise tourmente l’innocence ?
Et pourtant de ceci ma douleur est augmentée,
que l’homme soit obligé de se résigner,
au nom de Dieu, à lutter contre ses désirs,
tandis que la bête peut librement satisfaire ses penchants.
Et quand une bête est morte, elle n’a plus de souffrance ;
1320mais l’homme après sa mort peut encore pleurer et gémir,
quoique dans ce monde il ait soucis et malheur :
cela peut, sans nul doute, être ainsi.
La réponse à cela, je la laisse aux théologiens,
mais ce que je sais bien, c’est qu’en ce monde est grande peine.
Hélas ! je vois qu’un serpent, ou qu’un voleur,
qui à maint honnête homme a fait dommage,

va et vient librement, et où il lui plaît peut se diriger.
Mais il faut que moi je vive en prison à cause de Saturne,
et aussi à cause de Junon, jalouse à la fois et folle,
1330qui a détruit presque tout le sang
de Thèbes en même temps que ses grands murs dévastés.
Et Vénus, d’un autre côté, me perce
de jalousie, et de crainte de cet Arcite. »

Maintenant je vais un peu quitter Palamon
et le laisser toujours enfermé dans sa prison,
et je vais vous parler encore d’Arcite.
L’été se passe, et les longues nuits
accroissent du double les grands tourments
de l’amant et du prisonnier.
1340Je ne sais lequel a le plus peineux métier ;
car, pour le dire brièvement, Palamon
est perpétuellement condamné à la prison,
pour y mourir dans les chaînes et les fers ;
et Arcite est exilé sous peine de mort
à jamais loin de son pays,
et jamais plus il ne doit voir sa dame.

À vous, amants, je pose maintenant cette question :
Qui a le plus triste sort, Arcite ou Palamon ?
L’un peut voir sa dame chaque jour,
1350mais il doit toujours rester en prison.
L’autre peut où il lui plait chevaucher ou marcher,
mais il ne doit jamais revoir sa dame.
Et maintenant, jugez comme vous voudrez, vous qui savez ;
moi je vais continuer le récit que j’ai commencé.


Explicit pars prima.



Sequitur pars secunda.


    Quand Arcite eut regagné Thèbes,
mainte fois chaque jour il défaillait et disait « las ! »
car il ne devait revoir sa dame jamais plus.

Et pour en bref comprendre tous ses maux,
jamais tant de douleur ne souffrit créature
1360vivante, jamais n’en souffrira tant que durera le monde.
Le sommeil, la faim, la soif l’abandonnaient
tant qu’il devint maigre et sec comme gaule.
Ses yeux se creusèrent, horribles à voir ;
le teint jaune et pale comme cendre froide,
il était solitaire et toujours était seul
à gémir toute la nuit et à pousser sa plainte.
Et s’il entendait chanter voix ou instrument,
alors il pleurait et ne pouvait s’arrêter ;
si faibles aussi étaient ses esprits et si bas
1370et si changés, qu’aucun homme n’eût pu reconnaître,
même à l’entendre, sa voix ni son discours.
Et, dans ses manières, à la lettre il se comportait
non simplement en homme atteint du mal
d’Eros, mais plutôt souffrant de la manie
qu’engendre l’humeur mélancolique
en la cellule où, vers le front, demeure la fantaisie.
Et bref était-il tout sens dessus dessous,
tant en manière d’être qu’en caractère,
ce lamentable amant dom Arcite.

1380Pourquoi passerai-je tout le jour à narrer son malheur ?
Quand il eut enduré une année ou deux
son cruel tourment, sa peine et son malheur,
à Thèbes, son pays, comme je l’ai dit,
une nuit, comme en sa couche il dormait,
il pensa que le dieu ailé Mercure
devant lui se tenait et lui disait d’être en joie.
La baguette donneuse de sommeil en sa main se dressait ;
un chapeau reposait sur ses cheveux brillants.
Le dieu était en même arroi (Arcite en fit remarque)
1390qu’au jour où il avait plongé Argus dans le sommeil ;
et il lui parlait ainsi : « retourne à Athènes ;
là est marquée la fin de ton tourment. »

    À ces mots, Arcite s’éveille et saute à bas du lit :
« Or vraiment, si fort dût-il m’en cuire,
dit-il, à Athènes tout droit je vais courir ;

et, par crainte de mort, point ne me priverai
de voir ma dame, que j’aime et que je sers ;
en sa présence je n’ai cure de mourir. »

    Ce disant, il prit un grand miroir
1400et vit que son teint était tout changé,
et vit que sa face était tout altérée.
Et tout aussitôt il lui vint à l’esprit
que, le visage ainsi défiguré
par la maladie et la peine endurée,
il pourrait bien, en jouant humble personne,
vivre à Athènes sans être jamais reconnu
et voir sa dame presque chaque jour.
Et tout aussitôt il changea son vêtement
et s’habilla en pauvre artisan,
1410puis, sans autre compagnie qu’un seul écuyer
qui savait son secret et toute son histoire,
et déguisé aussi pauvrement que lui,
il se rendit à Athènes par le plus court chemin.
Un beau matin, il arriva à la cour,
et, sous le grand porche, offrit ses services
« pour tirer, ou pour traîner », suivant ce qu’on voudrait.
Afin de conter brièvement cette matière,
il tomba au service d’un chambellan
qui demeurait en la maison d’Émilie.
1420Il était avisé, et sut bientôt discerner
entre tous les serviteurs celui qui servait chez elle.
Il était bien capable de fendre du bois et de porter de l’eau,
car il était jeune et vigoureux au besoin
et de plus était fort et bien charpenté
pour faire ce que chacun lui pouvait commander.

    Il passa un an ou deux en ce service,
page de chambre d’Emilie la Brillante,
et il disait qu’il avait nom Philostrate.
Il y fut de moitié plus aimé que jamais
1430homme ne le fut à la cour, de même condition ;
il était si gentil en toutes ses manières
que par toute la cour il avait bon renom.
On y disait que ce serait charitable action

si Thésée voulait hausser son rang
et le placer en honorable service
où il pourrait montrer par actes ce qu’il valait.
Ainsi, au bout d’un temps, la renommée se répandit
et de ses actions et de son bon parler,
tant et si bien que Thésée le prit près de lui
1440et de sa chambre le fit écuyer,
en lui donnant de l’or pour tenir son rang ;
et par surcroît on lui apportait de son pays
d’année en année très secrètement sa rente ;
mais il la dépensait avec tant de discrétion et prudence
que personne n’admirait comme il l’avait acquise.
Trois années en cette manière il vécut
et se conduisit de telle façon tant en paix qu’en guerre,
que nul homme n’était à Thésée plus cher.
Et dans ce bonheur maintenant je laisse Arcite
1450et vais un peu parler de Palamon.

    Dans l’ombre d’une horrible et forte geôle
depuis sept ans était retenu Palamon,
consumé de tourment et de détresse.
Qui ressent double chagrin et double accablement
si ce n’est Palamon ? lui que l’amour tant malmène
qu’il en perd l’esprit et devient fou de douleur ;
à cela s’ajoute qu’il est prisonnier
à perpétuité, non point seulement pour une année.
Qui pourrait en anglais, en convenables rimes,
1460narrer son martyre ? en vérité, ce n’est pas moi ;
donc je passe aussi légèrement que puis.

    Il arriva, la septième année, en Mai,
la troisième nuit (comme disent les vieux livres
qui racontent cette histoire plus pleinement),
que ce soit pure aventure ou destinée,
(car, quand une chose est fixée, elle doit avoir lieu)
il arriva que, peu après la mi-nuit, Palamon,
avec l’assistance d’un ami, s’évada de prison,
et s’enfuit de la cité aussi vite qu’il put ;
1470car il avait à son geôlier donné fort à boire
d’un claret, fait d’un certain vin

mélangé de narcotiques et de bon opium thébaïque,
tant que, toute la nuit, si fort qu’on l’eût secoué,
le geôlier dormit, sans se pouvoir éveiller ;
et Palamon de fuir aussi vite qu’il lui fut possible.
La nuit fut brève et proche fut bientôt le jour
et de nécessité il se dut cacher ;
aussi jusqu’à un bocage qui était tout voisin
d’un pas timide et furtif se glisse alors Palamon.
1480Car brièvement telle était sa pensée :
dans ce bocage il voulait se cacher tout le jour,
afin de pouvoir, la nuit suivante, se mettre en route
vers Thèbes, pour supplier ses amis
de l’aider à guerroyer contre Thésée ;
bref, voulant ou y laisser sa vie
ou gagner Émilie et en faire sa femme ;
tels furent clairement son acte et son intention.

Maintenant je reviens à Arcile
qui ne se douta guère combien proche était son souci,
1490tant que la fortune ne l’eut conduit jusque dans le piège.

L’alouette affairée, messagère du jour,
salue de ses chants le matin gris
et Phébus en feu se lève si rayonnant
que tout l’Orient rit à la lumière
et de ses rais sèche dans les bocages
les gouttes d’argent, qui pendent au bord des feuilles.
Et Arcite, qui est à la cour royale
avec Thésée, et son premier écuyer,
se lève et contemple le jour joyeux.
1500Et pour rendre ses devoirs à Mai,
se souvenant de son désir poignant,
sur un coursier qui s’élance comme flamme,
il chevauche aux champs, pour s’éjouir
hors de la cour, ne fût-ce qu’un mille ou deux ;
et vers le bocage dont je vous ai parlé,
par aventure se met à faire route
pour se cueillir une guirlande des bois
ne fût-ce que de liseron et d’aubépine ;
à toute voix il chante devant le soleil brillant :

1510« Mai, avec toutes tes fleurs et ta verdure,
sois le bienvenu, Mai si beau, si frais,
et laisse-moi remporter quelque vert feuillage. »
Sautant à bas de son coursier, d’un cœur allègre,
il se jette dans le bocage d’un pas rapide,
en un sentier erre de-ci de-là
juste où Palamon, d’aventure,
en un buisson se cachait à tous les yeux,
car il avait grand’peur d’être tué.
En rien ne se doutait que c’était Arcile :
1520Dieu sait qu’il l’aurait cru à grand’peine.
Bien vrai dit-on, depuis maintes années,
que champs ont yeux et que bois ont oreilles.
Il est bien qu’un homme marche droit
car chaque jour apporte ce qu’on attend le moins.
Arcite ne soupçonnait guère que son ami
était si près, à même d’entendre toutes ses paroles ;
et lui dans le buisson maintenant se tenait coi.

Quand Arcite eut erré tout son content,
et chanté tout le rondel allègrement,
1530en humeur soucieuse il tomba tout soudain,
comme font les amoureux en leurs façons bizarres,
tantôt sur la cime, tantôt dans les ronces,
tantôt en l’air, tantôt en bas, comme les seaux d’un puits.
Tout ainsi que, le Vendredi[92], pour parler vrai,
tantôt il fait beau, tantôt il pleut à verse,
tout ainsi Vénus changeante peut assombrir
le cœur de ses dévots ; tout ainsi que ce jour
est changeant, tout ainsi change-t-elle ses dispositions.
Rarement le Vendredi chaque semaine est le même.
1540À peine Arcile eut-il chanté, qu’il se prit à soupirer
et il s’assit sans plus :
« Hélas, dit-il, maudit le jour qui m’a vu naître !
Jusques à quand, Junon, en ta cruauté,
veux-tu guerroyer contre la cité de Thèbes ?
Hélas ! elle est en plein désarroi
la royale descendance de Cadmus et d’Amphion ;

de Cadmus, qui a été le premier homme
à bâtir Thèbes, le premier à élever la ville,
et qui de la cité fut le premier couronné roi.
1550De sa lignée je suis et de son sang,
en ligne directe, quasi du tronc royal :
et maitenant je suis un chétif, un serf,
au point que lui, mon mortel ennemi,
je le sers en qualité d’écuyer, pauvrement.
Et Junon m’humilie bien plus encore
car je n’ose point faire connaître mon vrai nom,
mais, alors que j’avais coutume de m’appeler Arcite,
maintenant j’ai nom Philostrate, qui ne vaut miette.
Hélas, ô cruel Mars, hélas, Junon !
1560ainsi votre ire a détruit nos parents,
sauf moi seul, et le misérable Palamon,
que Thésée martyrise en prison.
Et, par-dessus tout, pour achever de me tuer,
l’Amour a de son dard de feu si ardemment
transpercé mon cœur fidèle et soucieux,
que taillée fut ma mort devant que ma chemise.
Vous me tuez de vos yeux, Émilie ;
vous êtes la cause pourquoi je meurs.
De tout le reste de mes autres soucis
1570je ne fais pas plus de cas que d’un grain d’ivraie,
pour peu que je puisse rien faire pour votre plaisance. »
À ces mots, il tomba en pâmoison
un long temps, puis ensuite s’en réveilla.

Mais Palamon, qui croyait sentir en son cœur
se glisser soudain une froide épée,
de colère tremblait, incapable de se tenir coi plus longtemps.
Et quand il eut entendu l’histoire d’Arcite,
comme fou, la face pâle et morte,
il saillit des buissons épais,
1580et dit : « Arcite, imposteur, traître et félon,
te voilà pris, toi qui aimes ma dame,
(celle pour qui j’endure peine et tourment),
toi qui es de mon sang, le confident juré de mes pensées,
comme très souvent autrefois je te l’ai répété ;
toi qui as ici trompé le duc Thésée,

et fallacieusement changé ton nom ;
je voudrais être mort ou te voir mourir.
Point n’aimeras ma dame Émilie,
que je veux aimer seul et sans partage ;
1590car je suis Palamon, ton mortel ennemi.
Et, bien que je n’aie pas d’arme en cet endroit,
venant de m’échapper de prison par grâce de fortune,
de deux choses je ne doute point : ou tu mourras,
ou tu renonceras à aimer Émilie.
Choisis ce que tu veux, car point ne m’échapperas. »
Arcite, le cœur plein de dépit,
quand il l’eut reconnu et qu’il eut entendu son histoire,
avec la rage d’un lion, tira son épée
et dit : « Par Dieu, qui siège au haut du ciel,
1600n’était que tu es malade et fou d’amour,
et que tu te trouves ici sans armes,
tu ne mettrais pas le pied hors de ce bois
sans risquer de mourir de ma main.
Car je dénonce l’engagement et l’accord
que tu dis que j’avais conclus avec toi.
Donc, fol avéré, songe bien qu’amour est libre,
et que je l’aimerai, malgré tous tes efforts !
Mais, considérant que tu es un digne chevalier,
et que tu veux qu’elle soit le prix d’une bataille,
1610reçois ici ma foi que, demain sans y manquer,
sans en parler à âme qui vive,
ici même je te viendrai trouver, en chevalier,
apportant de harnois ce qu’il en faut pour toi ;
tu choisiras les meilleures armes, me laissant les mauvaises.
Manger et boire, dès cette nuit, t’apporterai
à ta suffisance et drap pour ton couchage.
Et, s’il advient que tu conquières ma dame,
et me tues en ce bois où je suis,
tu pourras avoir ta dame, pour ce qui est de moi. »
1620Palamon répondit : « Je te l’accorde. »
Ainsi se quittèrent-ils jusqu’au lendemain,
jour sur lequel l’un et l’autre avaient engagé leur foi.

O Cupidon, dépourvu de toute charité !
O roi qui veux régner sans compagnon !

Bien vraiment est-il dit qu’amour ni seigneurie
de bon gré ne veulent point tolérer de partage ;
et bien s’en aperçoivent Arcite et Palamon.
Arcite aussitôt s’en retourne à la ville,
et le lendemain, avant qu’il ne fit jour,
1630en grand secret, il a préparé deux harnois
l’un et l’autre suffisants et idoines à disputer
la bataille en champ clos entre les deux chevaliers.
Et sur son cheval, seul et sans compagnon[93],
il porte tout ce harnois devant lui ;
et dans le bocage, au temps et au lieu dits,
Arcite et Palamon se rencontrèrent.
Et sitôt changea la couleur de leur face ;
tout comme il arrive au veneur du royaume thrace
quand, debout à la brèche avec son épieu,
1640il est à l’affût du lion ou de l’ours,
et qu’il l’entend foncer dans les fourrés,
briser les branches et froisser les feuilles
et qu’il se dit : « Voici venir mon ennemi mortel ;
sans faute, il faut qu’il meure — ou moi ;
car ou bien je le tue au débouché,
ou c’est lui qui me tue, si fortune me dessert. »
Ainsi s’approchent-ils changeant de couleur,
d’aussi loin que chacun d’eux reconnaît l’autre.
Il ne passa entre eux ni bonjour ni salut
1650mais aussitôt, sans mot dire ni récriminer,
chacun d’eux aide l’autre à s’armer,
aussi amicalement que s’il eût été son frère ;
puis, de leurs fortes lances aiguës,
ils joutent l’un contre l’autre, un temps merveilleux.
Comme tu peux penser, Palamon
en ce combat fut comme un lion fou de colère
et comme un cruel tigre fut Arcite :
ils se mettent à frapper, pareils à deux sangliers
qui se couvrent de blanche écume en leur folle colère.
1660Jusqu’à la cheville ils luttent dans le sang.

En cette manière je les laisse à se battre
et je m’en vais vous parler de Thésée.

La destinée, universel ministre,
qui exécute de par le monde entier
ce que dans sa providence Dieu a vu d’avance,
est si forte que, quand bien même le monde eût juré
le contraire d’une chose, par oui ou par non,
pourtant il arrive qu’un jour échoit cette même chose
qui point n’écherra de nouveau en un millier d’années.
1670Car il est certain que nos désirs ici-bas,
qu’ils soient de guerre ou de paix, de haine ou d’amour,
tous sont régis par ce regard d’en-haut.
Voilà ce que je montre à présent par le puissant Thésée,
qui a une telle passion pour courre,
le grand cerf surtout, au mois de Mai,
qu’en son lit ne le surprend l’aube d’aucun jour,
qu’il ne soit équipé et prêt à chevaucher
avec veneurs et cors, et meute de limiers.
Donc à la chasse il goûte telle jouissance
1680qu’il met toute sa joie et son désir
à être lui-même, pour le grand cerf, mort et fléau,
car, après Mars, il sert maintenant Diane.

Clair était le jour, comme j’ai dit plus haut,
et Thésée, en toute joie et ravissement,
avec son Hippolyte, la belle reine,
et Émilie, tout de vert habillée,
pour courre le cerf chevauchaient royalement.
Et vers le bosquet, qui lors était tout près,
où était la bête, comme on lui avait dit,
1690le duc Thésée tout droit s’était rendu.
Et vers la clairière il pousse tout franc,
car c’est là que le cerf soûlait prendre sa course,
et, sautant un ruisseau, de poursuivre sa voie.
Le duc veut le charger une fois ou deux
avec des chiens, autant qu’il lui plaît de lancer.
Et quand le duc arrive à la clairière,
sous le soleil il regarde et soudain
il aperçoit Arcite et Palamon

qui combattaient furieusement, tels deux sangliers ;
1700les brillantes épées tombaient de-ci de-là
si terriblement, que le moindre de leurs coups
semblait devoir abattre un chêne ;
mais qui ils étaient, il ne savait mie.
Le duc de l’éperon frappa son coursier
et d’un élan fut entre eux deux
et, tirant son épée, leur cria : « Ho !
finissez, sous peine de perdre vos têtes.
Par le puissant Mars, sur l’heure mourra
celui qui frappe un seul coup, que je puisse voir !
1710Mais dites-moi quels gens vous êtes,
qui avez la hardiesse de combattre ici,
sans juge ni aucun autre officier,
comme si vous étiez en lice royale ? »
Palamon lui répondit hâtivement
et dit : « Sire, qu’est-il besoin de plus de paroles ?
Nous avons mérité la mort, tous les deux.
Deux misérables hères sommes-nous, deux chétifs,
qui sommes encombrés de notre propre vie ;
et puisque tu es de droit seigneur et juge,
1720ne nous accorde ni merci ni refuge.
Donc tue-moi le premier, par sainte charité ;
mais tue mon compagnon aussi bien que moi.
Ou tue-le le premier ; car, encore que tu ne le saches guère
c’est ton mortel ennemi, c’est Arcite,
qui de ton pays est banni sous peine de sa tête,
en quoi il a mérité d’être mis à mort.
Il est celui-là même qui est venu sous ton porche
prétendre qu’il s’appelait Philostrate.
Ainsi t’a-t-il bafoué une pleine année
1730et toi l’as fait ton écuyer-chef ;
et c’est celui-là même qui aime Emilie.
Car puisque est venu le jour où je vais mourir,
je fais tout au long ma confession,
à savoir que je suis le triste Palamon
qui de prison s’est échappé faussement.
Je suis ton ennemi mortel, et c’est moi
qui aime d’un amour si brûlant Émilie la Brillante
que je veux à présent mourir à ses yeux.

Donc je demande ma mort et mon jugement ;
1740mais tue mon compagnon en même guise
car tous deux avons mérité d’être mis à mort. »


Le digne duc fit aussitôt réponse
et dit : « Voilà une brève conclusion :
votre bouche même, par votre confession,
vous a condamnés, et j’enregistre la sentence ;
il n’est pas besoin de vous torturer de la corde.
Vous allez mourir, par Mars le puissant et le Rouge ![94]
La reine incontinent, par vraie nature de femme,
se prit à pleurer et ainsi fit Émilie,
1750et de même toutes les dames de la compagnie.
Grand’pitié c’était, elles pensaient toutes,
que jamais pareil sort fût échu ;
car gentilshommes ils étaient tous deux, de haut rang,
et rien qu’amour causait ce grand débat ;
et elles voyaient leurs sanglantes plaies, larges et cruelles ;
et toutes de s’écrier, nobles dames et suivantes ;
« Aie merci, seigneur, au nom de nous toutes, femmes ! »
Et sur leurs genoux nus à terre elles tombent,
et elles eussent baisé ses pieds, sur-le-champ,
1760n’était qu’enfin son humeur s’apaisa ;
car la pitié pénètre vite dans les cœurs gents.
Et bien que tout d’abord son ire le fît trembler et frémir,
il a bientôt considéré, en bref,
et la faute des deux chevaliers et sa cause :
et bien que sa colère les accusât de crime,
pourtant, en sa raison, il les excusait tous deux ;
et ainsi vint à penser justement que chacun
se sert en amour comme il le peut,
et aussi s’échappe de prison ;
1770et aussi son cœur s’émut de compassion
pour les femmes, qui continuaient de pleurer ensemble,
et en son cœur gent il se prit à penser
et à se dire à lui-même tout doux : « Fi
d’un seigneur qui ne veut avoir merci,
mais préfère être un lion, en parole et en action,

envers ceux qui sont pleins de repentance et d’effroi,
comme envers hommes d’orgueil et de malice
qui veulent soutenir ce qu’ils ont une fois entrepris !
Ce seigneur montre piètre discernement
1780qui en pareil cas ne sait faire de distinction,
mais pèse du même poids orgueil et humilité. »
Et brièvement quand son ire ainsi fut en allée,
il se mit à lever des yeux éclaircis
et dit ces paroles d’une voix très forte : —
« Le dieu d’amour, ah ! benedicite,
quel grand et puissant seigneur !
Contre son pouvoir ne prévaut nul obstacle,
on le peut appeler dieu pour ses miracles ;
car il tourne à sa guise
1790tous les cœurs, selon ce qu’il lui plaît d’ordonner.
Voyez ici Arcite et Palamon,
qui, en liberté, tirés de ma prison,
auraient pu vivre à Thèbes en rois ;
et qui, sachant que je suis leur ennemi mortel,
et que leur mort était en mon pouvoir,
ont laissé l’amour, malgré leurs deux yeux,
les conduire ici l’un et l’autre pour mourir !
Songez-y, n’est-ce point haute folie ?
Mais qui peut esquiver la folie, s’il aime ?
1800Voyez, au nom du Dieu qui siège là-haut,
voyez comme ils saignent ! les voilà en bel arroi !
C’est ainsi que leur seigneur, le dieu d’amour, leur a payé
leurs gages et salaire pour leurs services !
Et pourtant ils pensent être pleinement sages
ceux qui servent Amour, quoi qu’il leur puisse échoir !
Mais le plus plaisant de l’histoire
c’est que celle pour qui ils ont cet ébattement
les en peut remercier tout autant que moi-même ;
elle n’en sait pas plus, de toute cette chaude affaire,
1810par Dieu ! que n’en sait lièvre ou coucou !
Mais il faut de tout tâter, du chaud et du froid ;
tout homme doit passer par la folie, jeune ou vieux ;
je le sais par moi-même depuis bien longtemps :
car en mon temps serviteur d’amour aussi je fus.
Donc, puisque je connais peine d’amour,

et sais combien grièvement elle peut navrer,
en homme qui souvent a été pris en ses lacs,
je vous pardonne entièrement ce méchef,
à la requête de la reine ici agenouillée,
1820et d’Émilie aussi, ma sœur chérie.
Et allez tous les deux me jurer
que jamais plus vous ne nuirez à mon pays,
ni ne me ferez la guerre de nuit ou de jour
mais me serez amis en tout ce que vous pourrez ;
je vous pardonne ce méchef, tout et parties. »
Et eux de lui jurer sa requête bellement
en implorant sa seigneurie et sa merci,
et lui leur accorde leur grâce et alors dit :

« Pour parler de lignée royale et de richesse,
1830votre dame fût-elle reine ou princesse,
chacun de vous est digne, sans aucun doute,
de l’épouser quand en viendra le temps ; mais néanmoins
je parle pour ma sœur Émilie,
pour l’amour de laquelle vous avez lutte et jalousie ;
tous savez qu’elle ne peut vous épouser tous deux
à la fois, dussiez-vous combattre a tout jamais ;
qu’un de vous, qu’il en soit heureux ou non,
il lui faudra s’en aller siffler dans une feuille de lierre[95] ;
c’est dire qu’elle ne peut avoir les deux,
1840si fort que vous soyez jaloux et courroucés.
Et pour ce vais-je vous mettre en position
de suivre l’un et l’autre la destinée
qui lui est réservée ; écoutez en quelle guise ;
or, entendez votre arrêt que je vais vous dire :
Ma volonté est que, pour conclusion nette,
sans aucune sorte de réplique,
(s’il vous plaît, prenez cela au mieux),
que chacun de vous s’en aille où il lui plaise
libre, sans rançon et sans risque ;
1850et de ce jour en cinquante semaines, ni plus ni moins,
chacun de vous amènera cent chevaliers,
armés pour la lice comme il faut de tout point,

tout prêts à la disputer par bataille.
Et moi je vous promets que, sans y faillir,
sur ma foi, aussi vrai que je suis chevalier,
celui de vous, quel qu’il soit, qui aura le dessus,
c’est-à-dire que, de lui ou de toi,
celui qui pourra avec sa centurie, comme j’ai dit,
tuer son adversaire ou le bouter hors de lice,
1860je lui donnerai Émilie pour femme,
celui à qui la fortune accordera si belle faveur.
La lice, je la ferai faire en ce lieu,
et puisse Dieu aussi vraiment avoir pitié de mon âme
que je serai juge égal et fidèle.
Et vous n’aurez rien à attendre de moi
que l’un de vous ne soit mort ou pris.
Et si vous pensez que cela est bien dit,
dites votre avis et tenez-vous satisfaits.
Telle est pour vous la fin et la conclusion. »

1870Qui pour lors a l’air heureux si ce n’est Palamon ?
Qui ne bondit de joie si ce n’est Arcite ?
Qui pourrait dire ou qui pourrait décrire
la joie qui se fait en toute la place
quand Thésée vient d’accorder si juste grâce ?
Genou en terre mettent gens de tout rang
et le remercient, de tout leur cœur, de toutes leurs forces,
et surtout les Thébains[96] maintes fois.
Et ainsi, l’espoir vaillant et le cœur allègre,
ceux-ci prennent congé et vers leur pays chevauchent,
1880vers Thèbes aux vieilles et vastes murailles.

Explicit secundo, pars..




Sequitur pars tercia..


1881Je crois qu’on jugerait cela négligence,
si j’oubliais de conter la dépense
de Thésée, qui va si diligemment

bâtir les lices royalement ;
un aussi noble théâtre que celui-là
n’exista sans doute jamais en ce monde.
L’enceinte avait un mille de tour,
avec murs de pierre et fossé tout autour.
Elle était de forme ronde comme un cercle,
1890et remplie de degrés, sur soixante pas de haut,
tels qu’un homme assis sur un degré
n’empêchait pas son compagnon de voir.

Vers l’est s’élevait un portail de marbre blanc,
vers l’ouest un autre tout pareil en face.
Et, pour conclure en bref, un lieu pareil
ne fut jamais sur terre en si petit espace ;
car dans le pays il n’y eut habile homme,
connaissant géométrie ou art métrique,
ni portrayeur, ni tailleur d’images,
1900à qui Thésée ne donnât vivres et gages
pour bâtir et aménager ce théâtre.
Et pour faire son rite et sacrifice,
il a vers l’est, sur le susdit portail,
en l’honneur de Vénus, déesse d’amour,
fait bâtir un autel et un oratoire ;
et vers l’ouest, à l’intention et mémoire
de Mars, il en a fait un autre tout pareil,
lequel coûta une bonne charretée d’or.
Et vers le nord, en une tourelle de la muraille,
1910en albâtre blanc et rouge corail
il est un oratoire riche à voir
qu’en l’honneur de Diane de chasteté
Thésée a fait ouvrer de noble manière.

Mais j’avais oublié de décrire
la noble sculpture, et les portraits,
la forme, l’apparence, et les figures
qui étaient en ces trois oratoires.

D’abord au temple de Vénus tu peux voir
ouvrés sur le mur, bien pitoyables au regard,
1920les sommeils rompus et les froids soupirs ;

les larmes maudites et les lamentations ;
les traits enflammés du désir
que les serviteurs de l’amour endurent en cette vie ;
les serments qui assurent les pactes de Vénus ;
plaisance et espoir, désir, folle audace,
beauté et jeunesse, volupté et richesse,
magie et violence, mensonges, flatterie,
dépense, soins et jalousie, —
laquelle portait de soucis jaunes une guirlande,
1930et un coucou perché dessus sa main ; —
fêtes, musique, rondes, danses,
déduit et parure, et toutes les circonstances
de l’amour, qu’il me faut compter et compter,
étaient peintes en ordre sur le mur,
et plus nombreuses que je ne saurais dire.
Car en vérité, tout le mont Cithéron,
où Vénus a sa principale demeure,
était montré en portrait sur le mur,
avec tout le jardin et les joyeux déduits.
1940Et l’on n’avait pas oublié le portier Oisiveté[97],
ni Narcisse le joli du temps jadis,
ni encore la folie du roi Salomon,
ni encore la grande force d’Hercule,
les enchantements de Médée et de Circé,
non plus que Turnus au cœur hardi et fier,
et le riche Crésus, captif en servage.
Ainsi pouvez-vous voir que sagesse ni richesse,
beauté ni ruse, force ni hardiesse,
ne peuvent avec Vénus tenir champ parti[98] ;
1950car à son gré elle peut lors mener le monde.
Voyez ! toutes ces gens furent si pris en ses lacs
que d’angoisse ils dirent souvent « hélas ! »
Il suffit ici d’un exemple ou deux,
et pourtant j’en pourrais compter mille encore.
La statue de Vénus, glorieuse à voir,
était nue flottant sur la vaste mer,
et au-dessous du nombril elle était couverte

de vagues vertes et brillantes comme verre.
Elle avait une citole en sa main droite,
1960et sur sa tête, bien plaisante à voir,
une guirlande de roses fraîches et parfumées ;
au-dessus de sa tête ses colombes voletaient.
Devant elle se tenait son fils Cupidon ;
sur ses épaules il avait deux ailes,
et il était aveugle, ainsi qu’on voit souvent ;
il portait un arc et des flèches brillantes et aiguës.

Pourquoi ne vous dirais-je pas aussi
le portrait qui était sur le mur
dedans le temple du puissant Mars le rouge ?
1970Le mur entier était peint en long et large,
et figurait l’intérieur de ce lieu farouche
qui avait nom le grand temple de Mars en Thrace,
en cette région froide et glacée
où Mars a son hôtel souverain.
D’abord sur le mur était peinte une forêt
en laquelle ne demeurait homme ni bête,
avec de vieux arbres tors, noueux, stériles,
aux souches anguleuses et horribles à voir,
et où passait un fracas et une rafale
1980comme si une tempête allait rompre chaque branche ;
et au bas d’une colline, sous une pente verte,
s’élevait le temple de Mars armipotent,
tout ouvré d’acier bruni, et dont l’entrée
était longue et étroite et horrifique à voir.
Et de là sortait une telle furie et tourmente
qu’elle faisait branler tous les portails.
La lumière du nord entrait par les portes,
car il n’y avait aucune fenêtre dans le mur
par laquelle on pût percevoir La moindre lueur.
1990Les portes étaient toutes d’adamant éternel,
rivées en travers et longueur
de dures barres de fer ; et pour rendre solide
ce temple, chaque pilier de soutien
était gros comme un tonneau et fait de fer poli et luisant.
Là je vis d’abord le noir complot
et toute l’entreprise de félonie ;

l’ire cruelle, rouge comme une braise ;
le coupe-bourse et aussi la pâle peur ;
le traître souriant avec le couteau sous le manteau ;
2000l’étable embrasée avec la noire fumée ;
la traîtrise du meurtre dans le lit ;
la guerre ouverte, avec plaies tout saignantes ;
le combat avec couteau sanglant et âpre menace.
Tout plein de grincements était ce triste lieu.
Là aussi j’ai vu le suicide, —
le sang de son cœur a trempé tous ses cheveux ;
j’ai vu le clou enfoncé dans le crâne la nuit ;
la froide mort couchée sur le dos, bouche béante.
Emmi le temple siégeait malechance
2010avec angoisse et visage désolé.
De même j’ai vu démence riant dans sa rage ;
plaintes armées[99], hurlements et furieux outrages ;
le cadavre dans le hallier, la gorge tranchée ;
mille gens massacrés et non morts de peste ;
le tyran, avec sa proie arrachée par violence ;
la ville détruite où rien plus ne restait.
De même j’ai vu s’embraser les navires dansants ;
le chasseur étranglé par les ours sauvages ;
la truie dévorant l’enfant au berceau même ;
2020le cuisinier ébouillanté, malgré sa longue louche.
Rien n’était oublié par la funeste influence de Mars :
le charretier écrasé par son char,
sous la roue il gît à plat ventre.
Il y avait aussi sous l’empire de Mars
le barbier, et le boucher, et le forgeron
qui forge les glaives tranchants sur son enclume.
Et tout en haut, peinte dans une tour,
j’ai vu la Victoire assise en grand honneur
avec le glaive tranchant au-dessus de sa tête,
2030pendant à une ficelle ténue.
Là étaient peints les meurtres de Julius[100],
du grand Néron, et d’Antoine ;
bien qu’en ce temps-là ne fussent point nés,

pourtant leur mort était peinte là d’avance
par menace de Mars, en exacte figure ;
ainsi était-elle montrée en ce portrait,
comme est dépeint dans les étoiles là-haut
qui doit être tué ou bien mourir d’amour.
Il suffit d’un exemple dans les histoires anciennes ;
2040je ne puis les dire toutes, même si je voulais.
La statue de Mars était debout sur un char,
en armes et l’air furieux comme s’il était fou ;
et au-dessus de sa tête brillaient deux figures
d’étoiles qui sont nommées dans les écrits
l’une Puella et l’autre Rubeus[101].
Tel était l’appareil de ce dieu des armes.
Un loup se tenait devant lui à ses pieds
avec des yeux rouges et il mangeait un homme.
D’un pinceau subtil cette histoire était peinte
2050en effroi de Mars et de sa gloire.

Maintenant vers le temple de Diane la chaste
aussi vite que pourrai je me veux hâter,
pour vous en dire toute la description.
Les murs sont peints de haut en bas
d’histoires de chasse et de chasteté pudique.
Là je vis comment la déplorable Calistopée[102],
quand Diane se fâcha contre elle,
fut changée de femme en ourse
et après fut faite l’étoile du nord.
2060Ainsi était-ce peint, je ne sais rien de plus à vous dire.
Son fils est aussi une étoile, comme on peut voir[103].
Là j’ai vu Dané[104] changée en arbre ;
je ne veux pas dire la déesse Diane,
mais la fille de Penneus, qui avait nom Dané.
Là je vis Actéon fait cerf
par vengeance de ce qu’il avait vu Diane toute nue ;
j’ai vu comment ses lévriers l’ont saisi

et dévoré parce qu’ils ne le reconnaissaient point.
On voyait peint aussi un peu plus avant
2070comment Atalante chassa le sanglier,
et Méléagre, et maint autre encore
pour qui Diane prépara peine et angoisse.
Là je vis mainte autre histoire merveilleuse
que je n’ai point envie de remémorer.
Cette déesse était assise très haut sur un cerf
avec des petits chiens tout autour de ses pieds ;
et sous ses pieds elle avait une lune
qui était au déclin et allait bientôt finir.
Sa statue était vêtue de vert de gaude[105] ;
2080elle avait l’arc en main et des flèches dans une trousse.
Ses yeux étaient baissés vers la terre
où Pluton a son noir domaine.
Une femme en travail était devant elle ;
mais comme son enfant était bien long à naître,
fort piteusement elle appelait Lucina[106]
et disait : « Aide-moi, car tu le peux mieux que personne ».
Il savait bien peindre au vif celui qui fit cette œuvre,
et il lui fallut maint florin pour acheter les couleurs.

Maintenant ces lices sont faites, et Thésée
2090qui à grands frais a ainsi arrangé
les temples et le théâtre dans toutes leurs parties,
quand ce fut fait s’en réjouit merveilleusement.
Mais je veux un peu quitter Thésée
et parler de Palamon et d’Arcite.

Le jour approche de leur retour
où chacun devait amener cent chevaliers
pour décider la bataille comme je vous ai conté ;
et vers Athènes, pour observer leur pacte,
chacun d’eux a amené cent chevaliers
2100bien armés pour la guerre en tous points.
Et sûrement maintes gens pensaient
que jamais depuis le commencement du monde,

pour ce qui est de vraie chevalerie,
aussi loin que Dieu a fait mer et terre,
jamais il n’y eut en un si petit nombre aussi noble compagnie.

Car tout homme qui aimait chevalerie
et voulait de grand cœur avoir un nom illustre
a demandé à être de ce tournoi ;
et heureux fut celui qui fut choisi.
2110Car s’il advenait demain pareil cas,
vous savez bien que tout vaillant chevalier
qui aime par amour et a toutes ses forces,
soit en Angleterre, soit ailleurs,
désirerait de grand cœur en être
pour combattre pour une dame. Benedicite !
ce serait un vaillant spectacle à voir !

Et c’est ainsi qu’ils partirent avec Palamon.
Avec lui vinrent nombre de chevaliers ;
les uns sont bien armés avec haubergeon
2120et plastron et casaque légère,
et d’autres voulurent avoir une paire de plastrons larges,
et d’autres ont voulu un écu de Prusse ou une targe ;
d’autres ont voulu être bien armés aux jambes
et avoir la hache, et d’autres une masse d’acier.
Il n’y a point d’équipement nouveau qui n’ait été anciennement.
Ils étaient armés, comme vous ai conté,
chacun selon son idée.

Là tu peux voir arriver avec Palamon
Ligurge lui-même, le grand roi de Thrace.
2130Noire était sa barbe, et viril son visage ;
les orbes de ses yeux en sa tête
luisaient d’un feu entre jaune et rouge ;
et comme un griffon il roulait ses yeux,
avec des poils hirsutes sur ses gros sourcils ;
ses membres étaient grands, ses muscles durs et forts,
ses épaules larges, ses bras ronds et longs.
Et, comme était l’usage en son pays,
bien haut sur un char d’or il était debout,
avec quatre taureaux blancs dans les traits.

2140Au lieu de cotte d’armes, sur son harnois
garni de clous jaunes et brillants comme or,
il avait une peau d’ours, noire comme charbon, et très ancienne.
Ses longs cheveux étaient tressés sur son dos ;
de la plume du corbeau ils avaient le très noir éclat.
Une couronne d’or grosse comme le bras et fort pesante
était sur sa tête, toute sertie de pierres brillantes,
de fins rubis et de diamants.
Autour de son char marchaient des molosses blancs,
vingt et plus, aussi grands qu’un bouvillon,
2150pour chasser le lion ou le cerf,
et le suivaient, la gueule solidement muselée
avec des colliers d’or et des anneaux enfilés autour.
Il avait cent seigneurs dans sa troupe,
armés très bien, aux cœurs rudes et forts.

Avec Arcite comme on trouve dans les histoires,
le grand Emétréus, le roi de l’Inde,
sur un destrier bai, harnaché d’acier,
couvert de drap d’or bien diapré,
venait chevauchant comme le dieu des armes, Mars.
2160Sa cotte d’armes était de drap de Tarse,
tissé de perles blanches et rondes et grosses.
Sa selle était d’or bruni fraîchement battu ;
un mantelet sur son épaule pendait,
ruisselant de rubis rouges qui étincelaient comme feu ;
sa chevelure crêpée tombait en boucles
et elle était jaune et avait le reflet du soleil ;
son nez était haut, ses yeux citrin brillant,
ses lèvres rondes, son teint sanguin ;
quelques rousseurs mouchétaient son visage,
2170de couleur entre le jaune et le presque noir ;
et comme un lion il lançait ses regards.
Vingt et cinq ans était son âge, je crois.
Sa barbe avait bien commencé à croître ;
sa voix était comme une trompe tonnante.
Sur sa tête il portait de laurier vert
une guirlande fraîche et galante à voir.
Sur sa main il portait pour son déduit
un aigle apprivoisé, blanc comme un lis.

Cent seigneurs il avait là avec lui
2180tous armés, sauf la tête, de toutes leurs pièces,
bien richement en toutes sortes de choses.
Car croyez bien que ducs, comtes, rois
étaient assemblés en cette noble compagnie
pour l’amour et pour la gloire de chevalerie.
Autour de ce roi couraient de tous côtés
grand nombre de lions et de léopards apprivoisés.
Et en cette manière ces seigneurs tous et chacun
sont arrivés à la cité le dimanche
vers prime, et en la ville ils s’arrêtent.

2190:Ce Thésée, ce duc, ce digne chevalier,
quand il les eut amenés dans sa cité
et logés chacun selon son degré,
il les festoie et fait si grand effort
pour les accommoder et leur faire tout honneur
qu’on n’imaginait pas que l’esprit d’aucun homme
de quelconque condition eût su faire mieux.
Les chants des ménestrels, le service du festin,
les grands présents pour les plus grands et les moindres,
le riche état du palais de Thésée,
2200ni qui s’assit premier ou dernier à la table haute,
quelles dames sont les plus belles ou meilleures danseuses,
ou quelles savent le mieux danser et chanter,
ni qui parle le plus tendrement d’amour ;
les faucons posés au haut des perchoirs,
les chiens couchés en bas sur le sol ;
tout cela je ne le raconte pas maintenant.
Mais je vais dire la suite qui me paraît le plus beau.
Maintenant je viens au fait, et écoutez si c’est votre plaisir.

La nuit du dimanche, avant le point du jour,
2210lorsque Palamon ouït chanter l’alouette,
bien qu’il s’en fallut de deux heures qu’il fît jour,
pourtant chantait l’alouette et Palamon aussi.
Le cœur dévot et l’âme confiante,
il se leva pour aller faire son pèlerinage
à la déesse de félicité, la bénigne Cithérée,
je veux dire Vénus, honorable et digne.

Et à l’heure de Vénus[107] il s’avance à pas lents
jusqu’aux lices, là où son temple était,
et il se met à genoux ; et le visage humble
2220et le cœur douloureux, il lui dit ce qu’allez entendre :

« La plus belle des belles, ô madame, Vénus,
fille de Jupiter et épouse de Vulcain,
joie de la montagne de Cithéron,
par cet amour que tu eus pour Adonis,
aie pitié de mes amères larmes cuisantes
et prends mon humble prière à cœur.
Hélas ! je n’ai point de langage pour dire
les effets ni les tourments de mon enfer ;
mon cœur ne peut pas révéler mes douleurs ;
2230je suis si troublé que je ne puis rien dire.
Mais pitié, dame brillante, qui connais bien
ma pensée et vois quelles souffrances je ressens,
considère tout cela et compatis à ma peine,
aussi vraiment que je serai à tout jamais
de toutes mes forces ton loyal serviteur
et serai toujours en guerre avec chasteté ;
de cela je fais vœu, pourvu que vous m’aidiez
Je n’ai cure de la gloire des armes,
et je ne demande pas demain à avoir victoire
2240ni renom en cette affaire, ni vaine gloire
du triomphe des armes clamé par les fanfares ;
mais je voudrais avoir complète possession
d’Émilie, et mourir à ton service ;
trouve le moyen, toi, et la meilleure manière.
Je ne m’inquiète pas s’il vaut mieux
que j’aie sur eux la victoire ou bien eux sur moi,
pourvu que j’aie ma dame dans mes bras.
Car s’il est vrai que Mars est dieu des armes,
votre puissance est si grande au ciel là-haut
2250que, s’il vous plaît, j’aurai bien ma maîtresse.
Ton temple je veux l’adorer à tout jamais,
et sur ton autel, que je sois à pied ou à cheval[108],

je veux faire sacrifice et des feux allumer.
Et si tous ne foulez pas ainsi, ma douce dame,
alors je te prie que demain avec une lance
Arcite me perce à travers le cœur.
Alors je n’aurai cure, quand j’aurai perdu la vie,
qu’Arcite la gagne et l’épouse.
Voilà l’objet et la fin de ma prière ;
2260donne-moi ma maîtresse, bienheureuse dame chérie. »

Quand fut faite l’oraison de Palamon,
il fit son sacrifice et cela aussitôt,
bien tristement avec toutes les circonstances,
quoique je ne dise rien ici de ses observances.
Mais enfin la statue de Vénus remua
et fit un signe, par où il comprit
que sa prière était acceptée ce jour-là.
Car bien que le signe eût tardé à paraître,
pourtant il sentit bien que sa requête était accordée ;
2270et le cœur joyeux il retourna à son logis bien vite.

À la troisième heure inégale[109] après que Palamon
était parti pour le temple de Vénus,
se leva le soleil et se leva Émilie ;
et pour le temple de Diane elle se mit en route.
Ses servantes qu’elle emmenait avec elle
apportaient tout préparés le feu,
l’encens, les linges et toutes les autres choses
qui doivent faire partie du sacrifice ;
les cornes pleines d’hydromel comme était la coutume ;
2280il ne manquait rien pour faire son sacrifice.
Le temple fumant et plein de belles étoffes,
Émilie, le cœur débonnaire,
lava son corps avec l’eau d’une source ;
mais comme elle fit son rite, je n’ose dire,
si ce n’est d’une manière générale ;

et pourtant ce serait joyeuseté d’ouïr tout ;
qui n’entend point malice n’en serait pas offensé ;
mais il est bon qu’on ait les coudées franches.
Sa brillante chevelure fut peignée, les tresses toutes déroulées ;
2290une couronne de chêne vert cerrial[110]
sur sa tête fut posée, bien belle et séante.
Elle se mit à allumer deux feux sur l’autel,
et fit ses rites comme on peut voir
dans Stace de Thèbes[111] et dans les livres anciens.
Quand le feu fut allumé, le visage triste,
elle parla à Diane comme vous pouvez entendre.

« Ô chaste déesse des forêts vertes,
par qui le ciel et la terre et la mer sont vus,
reine du royaume sombre et bas de Pluton,
2300déesse des pucelles, qui connais mon cœur
depuis de longues années et sais ce que je désire,
garde-moi de ta vengeance et de ton ire
qu’Actéon subit cruellement.
Chaste déesse, tu sais bien que moi
je désire être pucelle toute ma vie
et ne veux être ni amante ni épouse.
Je suis encore, tu le sais, de ta compagnie,
pucelle, et j’aime chasse et vénerie
et marcher dans les bois sauvages
2310et non pas être mariée et porter un enfant.
Non je ne veux pas connaître la compagnie de l’homme.
Donc aide-moi, dame, puisque tu peux et sais,
à cause de ces trois formes que tu as en toi[112].
Et Palamon, qui a tant d’amour pour moi,
et aussi Arcite, qui m’aime si fort,
c’est là la grâce que j’implore de toi et rien plus,
envoie amour et paix entre eux deux ;
et de moi détourne leurs cœurs
pour que leur brûlant amour et leur désir,

2320et leurs soins, leur tourment et leur feu,
s’éteignent ou se tournent vers un autre objet.
Et si tu ne veux pas me faire grâce,
ou si ma destinée est ainsi formée
que je doive forcément avoir l’un des deux,
envoie-moi celui qui me désire le plus.
Regarde, déesse de pure chasteté,
les larmes amères qui sur mes joues tombent.
Puisque tu es pucelle et gardienne de nous toutes,
garde mon pucelage et protège-le bien,
2330et tant que je vivrai pucelle, je veux te servir. »

Les feux brûlaient clairs sur l’autel,
pendant qu’Émilie était ainsi en prière ;
mais soudain elle vit un spectacle étrange,
car tout à coup l’un des feux s’éteignit,
puis se ralluma, et aussitôt après
l’autre feu s’éteignit et disparut tout à fait ;
et comme il s’éteignait il fit un sifflement
comme font les branches mouillées quand elles brûlent,
et au bout du tison coulèrent aussitôt
2340comme des gouttes sanglantes et en grand nombre.
De quoi fut Émilie si fort épouvantée
qu’elle était presque folle et se mit à crier,
car elle ne savait pas ce que cela signifiait.
Mais c’est seulement par peur qu’elle a ainsi crié
et pleuré, que c’était pitié de l’ouïr.
Et alors Diane apparut
l’arc en main, tout comme une chasseresse,
et dit : « Ma fille, calme ton angoisse.
Parmi les dieux là-haut il est arrêté,
2350et par des mots éternels écrit et confirmé,
que tu seras mariée à l’un de ceux
qui ont à cause de toi tant de chagrins et de peines ;
mais auquel des deux je ne puis pas dire.
Adieu, car je ne puis tarder plus longtemps.
Les feux qui sur mon autel brûlent
te déclareront, avant que tu partes d’ici
la destinée de ton amour en cette circonstance. »

Et après ces paroles les flèches dans la trousse
de la déesse se choquèrent violemment et sonnèrent,
2360et elle s’éloigna et disparut.
Émilie en fut confondue
et dit : « Que veut dire cela ? hélas !
Je me mets en ta protection,
Diane, et à ta disposition. »
Et vers son logis elle revint aussitôt par le plus court chemin.
Voilà ce qui arriva, il n’y a rien de plus à dire.

Comme l’heure de Mars venait ensuite après celle-là,
Arcite est allé au temple
du farouche Mars pour faire son sacrifice
2370avec tous les rites de sa coutume païenne.
Le cœur douloureux et en grande dévotion
il dit ainsi à Mars son oraison :

« O dieu fort qui aux royaumes froids
de Thrace es honoré et appelé seigneur
et as en chaque royaume et chaque contrée
toutes les rênes des armes en ta main,
et règles leur destin selon ton plaisir,
accepte de moi mon pieux sacrifice.
Si vraiment ma jeunesse peut mériter
2380et si ma force peut être digne de servir
ta divinité pour que je sois l’un des tiens,
alors je le prie de prendre en pitié ma souffrance.
Par ce tourment et ce feu ardent
qui te fit jadis brûler de désir
quand tu possédais la grande beauté
de la belle, jeune, fraîche Vénus librement,
et l’avais dans tes bras à ta volonté,
malgré certaine fois où par mésaventure
Vulcain t’avait pris dans ses lacs
2390et te trouva hélas ! couché avec sa femme ;
par cette affliction qui était en ton cœur,
aie pitié aussi de mes peines cuisantes.
Je suis jeune et inhabile, comme tu sais,
et, je le crois, plus blessé par l’amour
que fut jamais vivante créature ;

car celle qui me fait tout ce tourment souffrir
n’a cure que je flotte ou me noie,
et, je le sais, avant qu’elle ne m’accorde grâce,
je dois par la force la gagner sur place ;
2400et je le sais, sans aide ou faveur
de toi, ma force ne peut servir de rien.
Donc aide-moi, seigneur, ce matin dans ma bataille,
par ce feu qui jadis te brûla
comme ce feu maintenant me broie ;
et fais que ce matin j’aie la victoire.
Qu’à moi soit le labeur et qu’à toi soit la gloire.
Ton temple souverain je veux plus l’honorer
que tout autre lieu, et toujours je veux m’évertuer
dans tes jeux et dans tes forts travaux ;
2410et dans ton temple je veux pendre ma bannière
et toutes les armes de ma compagnie ;
et à tout jamais jusqu’au jour de ma mort
je veux devant toi entretenir un feu éternel.
Et d’abondant je veux me lier à ce vœu :
ma barbe, mes cheveux longs qui pendent
et n’ont jamais encore connu l’offense
du rasoir ni des ciseaux, je veux te les donner,
et être ton loyal serviteur tant que vivrai.
Maintenant, seigneur, aie pitié de mes âpres chagrins ;
2420donne-moi la victoire, je ne te demande rien de plus. »

La prière d’Arcite le vaillant cessa-
Les anneaux qui pendaient à la porte du temple,
et les portes aussi firent un grand fracas,
dont Arcite fut un peu effrayé.
Les feux brûlèrent sur l’autel avec éclat
et tout le temple en fut illuminé ;
un parfum alors monta de la terre,
et Arcite alors éleva la main
et jeta encore de l’encens dans le feu
2430avec d’autres rites encore ; et enfin
la statue de Mars fit tinter son haubert.
Et avec ce bruit il entendit un murmure
très bas et sourd qui disait ce mot « Victoire » ;
et pour cela il honora et glorifia Mars.

Et ainsi avec joie et espoir de succès
Arcite alors s’en est allé à son hôtellerie,
aussi heureux qu’est un oiseau du brillant soleil.

Et tout aussitôt commence une telle querelle
pour l’octroi de cette faveur, aux cieux là-haut,
2440entre Vénus, la déesse d’amour,
et Mars, le sévère dieu armipotent,
que Jupiter avait grand’peine à l’arrêter ;
lorsque enfin le pâle Saturne, le froid,
qui savait tant de vieilles aventures,
trouva dans sa vieille expérience un moyen
qui bientôt a plu à chacun.
À dire vrai, l’âge a grand avantage ;
en âge est tout ensemble et prudence et usage ;
on peut passer les vieillards en vitesse, non en sagesse.
2450Saturne aussitôt pour arrêter querelle et anxiété,
encore que ce soit contre sa nature,
sut trouver remède à toute cette querelle.

« Ma chère fille Vénus, dit Saturne,
mon cours, qui a une si vaste révolution,
a plus de pouvoir qu’on ne sait.
À moi est la blême noyade dans la mer ;
à moi est la prison dans le noir cachot ;
à moi est l’étranglement et pendaison par la gorge ;
à moi est le murmure et la révolte des vilains ;
2460le grognement et le secret empoisonnement ;
je fais la vengeance et le public châtiment
lorsque je demeure dans le signe du Lion.
À moi est la ruine des châteaux forts,
l’écroulement des tours et des remparts
sur le mineur ou le charpentier.
J’ai tué Samson en secouant le pilier.
À moi aussi sont les froides maladies,
les noires trahisons et les vieux complots.
Mon regard est le père de la pestilence.
2470Maintenant ne pleure plus, je vais prendre soin
que Palamon, qui est ton chevalier à toi,
ait sa dame comme tu lui as promis.

Bien que Mars doive aider son chevalier, néanmoins
il faut qu’entre vous la paix soit quelque temps,
encore que vous n’ayez en rien la même humeur,
ce qui cause tous les jours tant de division.
Je suis ton aïeul, prêt à te servir :
Ne pleure plus, je veux contenter ton désir. »

Maintenant je veux laisser les dieux du ciel,
2480 Mars et Vénus, déesse d’amour,
et vous conter aussi clair que je peux
la grande aventure pour laquelle j’ai commencé ce récit


Explicit tercia pars.


*
* *


Sequitur pars quarta.


Grande fut la fête en Athènes ce jour-là,
et la gaie saison de ce mois de Mai
mettait un chacun en telle allégresse
que tout ce lundi ils joutèrent et dansèrent,
et le passèrent au noble service de Vénus.
Mais comme ils devaient se lever
tôt pour voir le grand combat,
2490 ils allèrent se reposer à la nuit.
Et au matin, quand le jour commença à poindre,
grand bruit et cliquetis de chevaux et harnois
résonna dans les hôtelleries de toutes parts ;
et vers le palais se dirigea maint cortège
de seigneurs chevauchant destriers et palefrois.
Là tu peux voir façon de harnois
bien curieuse et bien riche, et belles œuvres
d’orfèvrerie, de broderie et d’acier ;
les écus brillants, têtières et caparaçons ;
2500heaumes, hauberts, cottes entaillées d’or ;
seigneurs en grand appareil sur leurs coursiers,
chevaliers suivants, et aussi écuyers
clouant les lances et bouclant les heaumes,
attachant les écus en laçant des lanières ;
où il est besoin d’eux ils ne sont pas oisifs ;

les destriers écumant sur la bride d’or,
rongeant le frein ; et en hâte aussi les armuriers
donnant ici et là un coup de lime ou de marteau ;
archers à pied, hommes des communes en nombre
2510avec épieux courts, serrés autant qu’ils peuvent marcher ;
fifres, trompes, timbales, clairons,
qui dans la bataille sonnent des airs de meurtre ;
le palais plein de gens du haut en bas,
ici trois, ailleurs dix, tenant leurs propos,
devisant de ces deux chevaliers Thébains.
Aucuns disaient ceci ; aucuns « ce sera comme ça »,
aucuns tenaient pour l’homme à barbe noire,
aucuns pour le chauve, aucuns pour le chevelu ;
aucuns disaient que tel avait rude mine et se battrait bien.
2520« Il a une hache qui pèse vingt livres. »
Ainsi était le palais rempli de propos
longtemps après le lever du soleil.

Le grand Thésée, qui de son sommeil s’éveilla
à la musique et au bruit qu’on faisait,
demeura encore en la chambre de son riche palais,
jusqu’à l’heure où les chevaliers Thébains, tous deux pareillement
honorés, furent amenés dans le palais.
Le duc Thésée était assis à une fenêtre,
paré tel qu’un dieu sur son trône.
2530Le peuple bien vite se presse par là
pour le voir et lui faire grande révérence,
et aussi écouter son ordre et commandement.
Un héraut sur une estrade cria ho !
jusqu’à ce que tout le bruit du peuple eût cessé ;
et quand il vit le peuple silencieux et coi,
alors il déclara la volonté du puissant duc :

« Le seigneur a dans sa haute sagesse
considéré que ce serait destruction
de sang noble, de combattre en façon
2540de bataille mortelle en cette emprise.
Donc pour faire en sorte qu’ils ne meurent point,
il veut modifier son premier dessein.
Qu’aucun homme donc, sous peine de perte de la vie,

aucune sorte de flèche, ni de hache, ni de couteau court
n’introduise dans les lices ou n’y apporte.
Que nulle courte épée à pointe affilée pour coups d’estoc
n’y soit tirée par aucun, ni portée au côté.
Et nul ne fera à cheval contre son adversaire
plus d’une passe avec la lance aiguisée.
2550Qu’il lutte à pied, s’il veut, pour se défendre.
Et celui qui aura désavantage sera pris
et non pas tué, mais amené au poteau
qui sera placé de chaque côté ;
il y sera entraîné de force et y devra rester.
El s’il arrive que le chef soit pris
d’un côté ou de l’autre, ou s’il tue son rival,
le tournoi devra aussitôt cesser.
Dieu vous garde ; en avant et frappez ferme ;
avec l’épée longue et les masses luttez votre soûl,
2560Partez maintenant ; tel est l'ordre du seigneur. »

La voix du peuple toucha le ciel
tant ils crièrent fort avec accent joyeux :
« Dieu sauve un tel seigneur qui est si bon,
et ne veut pas qu’on détruise la vie ! »
Et trompes et musique de retentir.
Et vers les lices partit la compagnie
en bel ordre à travers la cité grande,
tendue de drap d’or et non pas de serge.

Comme un très noble seigneur ce gentil duc chevauchait
2570avec les deux Thébains, un de chaque côté ;
et derrière venaient la reine et Émilie,
et derrière une autre compagnie
de tel et tel, selon sa qualité.
Et ainsi ils passèrent à travers la cité,
et aux lices ils arrivèrent à l’heure.
Prime n’était pas encore tout écoulée
qu’à leurs places étaient Thésée tant riche et noble,
Hippolyte la reine, et Émilie,
et autres dames par rang de qualité.
2580Sur les sièges se presse tout le cortège ;
et vers l’ouest par le portail de Mars,

Arcite, et avec lui les cent de son parti,
avec bannière rouge est entré aussitôt ;
et à ce moment même Palamon aussi
au portail de Vénus, du côté de l’orient,
avec bannière blanche, mine et visage hardi.
Dans tout le monde on peut chercher partout,
il n’y eut jamais deux pareilles compagnies,
aussi égales sans aucune différence.
2590Car nul n’était si sage qu’il pût dire
par conjecture qu’aucune avait avantage sur l’autre
en valeur, en dignité, en âge,
si égales furent-elles choisies.
Et en deux belles rangées ils se placèrent,
quand on eut fait l’appel de leur nom à chacun,
pour qu’il n’y eût point fraude sur le nombre.
Alors les portes furent closes et l’on cria très fort :
« Maintenant faites votre devoir, jeunes chevalier fiers. »

Les hérauts les laissent ; ils piquent des deux et se lancent ;
2600alors sonnent trompes sonores et clairons.
C’est assez de dire qu’à l’ouest et à l’est
les lances s’abaissent fermes à l’arrêt,
l’éperon aigu entre au flanc des bêtes.
Alors on voit qui sait jouter, qui sait monter un cheval ;
ils éclissent les lances sur les écus épais ;
tel en sent la piqûre en son ventre ;
en l’air sautent des lances à vingt pieds de haut ;
les épées sortent, claires comme argent,
elles fendent et rompent les heaumes ;
2610le sang gicle en rudes jets rouges ;
avec les masses puissantes ils brisent les os ;
tel pointe au plus épais de la mêlée ;
là trébuchent forts destriers et tous s’abattent ;
tel roule sous les pieds comme fait une balle ;
tel lutte à pied avec son tronçon,
et tel autre avec son cheval le jette à bas ;
tel est navré à travers le corps, et puis emporté
malgré lui et mené au poteau ;
selon l’ordre donné, c’est là qu’il devait demeurer ;
2620un autre est conduit de l’autre côté.

Et Thésée les fait quelque temps reposer,
pour se remettre, et boire, s’ils ont envie.
Mainte fois dans le jour les deux Thébains
se sont rencontrés et se sont malmenés.
Ils se sont l’un l’autre désarçonnés.
Il n’est pas de tigresse en la vallée de Galgopheye[113]
quand on lui a volé son petit tout jeune,
aussi cruelle pour le chasseur qu’est Arcite
par jalousie de cœur pour ce Palamon ;
2630ni dans Belmarie[114] il n’est lion si féroce
quand il est traqué, ou affolé de faim,
ni qui tant désire le sang de sa proie
que Palamon le meurtre de son ennemi Arcite.
Les coups haineux mordent sur leurs heaumes ;
le sang coule sur leurs deux flancs rougis.

Avec le temps finirent tous exploits,
car avant que le soleil fût à son coucher,
le fort roi Émetreus empoigna
Palamon comme il luttait avec Arcite,
2640et fit mordre son épée profondément en sa chair ;
et par la force de vingt hommes il est pris
sans se rendre, et entraîné au poteau ;
et, venant à la rescousse de Palamon,
le fort roi Ligurge est jeté à terre ;
et le roi Émetreus malgré toute sa force
est enlevé de sa selle d’une longueur d’épée,
si fort le frappa Palamon avant d’être pris ;
mais tout en vain ; il fut emmené au poteau.
Son cœur vaillant ne pouvait l’aider ;
2650il devait demeurer, alors qu’il était pris,
par force et aussi par composition.

Qui est malheureux maintenant sinon le dolent Palamon
qui ne doit plus retourner au combat ?
Et quand Thésée eut vu ce spectacle,
aux gens qui ainsi combattaient entre eux

il cria : « Holà ! assez ; c’est fini.
Je veux être juge loyal et non partie.
Arcite de Thèbes aura Émilie,
qui par sa fortune l’a gagnée loyalement. »

2660Aussitôt il y a dans le peuple une clameur
de joie à ce propos si haute et si forte
qu’il semblait que les lices allaient crouler.

Que peut maintenant faire la belle Vénus là-haut ?
Que dit-elle maintenant ? Que fait cette reine d’amour ?
Or elle pleure tant de n’avoir pas ce qu’elle voulait
que ses pleurs dans les lices tombèrent.
Elle dit : « J’ai honte, en vérité. »
Saturne dit : « Fille, reste tranquille.
Mars est satisfait ; son chevalier a tout ce qu’il a demandé ;
2670et, par ma tête, tu seras tôt consolée. »

Les trompes aux notes éclatantes,
les hérauts qui clament à grands cris
font merveille pour fêter messire Arcite.
Mais écoutez-moi et attendez un peu
quel grand miracle arriva alors.

Ce fier Arcite a ôté son heaume,
et sur un coursier, pour montrer son visage,
il pique des deux à travers la vaste enceinte,
levant les yeux devers Émilie ;
2680et elle lui jeta un regard ami,
(car les femmes, soit dit de façon générale,
elles suivent toutes la faveur de fortune) ;
et elle fit la pleine joie de son cœur.
Voilà que de terre surgit une furie infernale
par Pluton envoyée à la requête de Saturne,
dont son cheval prit peur et se mit à tourner,
fit un écart et s’abattit en sautant ;
et avant qu’Arcite pût prendre garde,
il le projeta sur le sommet de la tête,
2690tant que sur place Arcite resta comme mort,
la poitrine enfoncée par l’arçon de la selle.
Il gisait noir comme charbon ou corbeau,

tant le sang était monté à son visage.
Aussitôt on le porta hors de l’enceinte
en grand deuil jusqu’au palais de Thésée.
Puis on le dévêtit en coupant son harnois ;
on le mit en un lit bien honnêtement et promptement,
car il avait encore ses sens et vivait,
et toujours appelait Émilie.

2700Le duc Thésée avec toute sa compagnie
est revenu chez lui à Athènes sa cité
en toute allégresse et grande solennité.
Bien que cette aventure fut advenue,
il ne voulait pas les déconforter tous.
On disait d’ailleurs qu’Arcite ne mourrait pas,
qu’il guérirait de son mal.
D’autre chose encore ils étaient contents,
c’est qu’aucun d’eux tous n’était tué,
encore que tous fussent fort blessés, un surtout
2710qui d’une lance fut percé au sternum.
Pour les autres plaies et bras cassés,
aucuns avaient onguents, autres avaient charmes.
Potions d’herbes et de sauge aussi
ils burent, car ils voulaient garder leurs membres.
Auquel propos ce noble duc, ainsi qu’il sait faire,
réconforte et honore chaque homme,
et fit fête toute la nuit
aux seigneurs étrangers, comme il convenait.
Et l’on n’estimait pas qu’il y avait eu des déconfits
2720mais seulement une joute et un tournoi ;
car en vérité il n’y eut nulle déconfiture ;
car tomber n’est qu’une mésaventure ;
et être emmené de force au poteau
sans se rendre, être pris par vingt chevaliers,
quand on est seul sans personne autre,
et qu’on vous tire bras, pied et orteil,
qu’on a son cheval poussé à coups d’épieus
par les piétons, tant archers que valets,
cela n’était point imputé a vilenie,
2730car nul ne peut nommer cela couardise.

Aussitôt donc le duc Thésée fit proclamer,
pour empêcher toute rancœur et envie,
l’égale excellence d’un parti aussi bien que de l’autre
et la ressemblance des deux comme frères.
Et il leur fit des dons selon leur rang
et il les festoya trois jours durant,
et convoya les rois avec honneur
hors de sa ville une grande journée.
Et chez soi s’en retourna chacun par la bonne route.
2740Il n’y eut plus rien que « Adieu, bon voyage ! »
De cette bataille je ne veux plus rien conter
mais parler de Palamon et d’Arcite.

L’enflure prend la poitrine d’Arcite, et le mal
gagne son cœur de plus en plus.
Le sang caillé, malgré tout l’art des mires,
se corrompt et demeure en son sein,
tant que saignées, ni ventouses,
ni boissons d’herbes ne peuvent le soulager.
La vertu expulsive, ou animale,
2750de cette vertu nommée naturelle
ne peut évacuer ni chasser le venin[115].
Les tuyaux de ses poumons se mirent à enfler
et chaque nerf de sa poitrine du haut en bas
est gâté par venin et corruption.
Rien ne lui sert pour garder la vie,
ni vomissement en haut ni en bas laxatif ;
toute brisée est cette région ;
nature n’a plus domination.
Et certes, quand nature ne veut agir,
2760adieu, médecine ! portez l’homme à l’église.

En fin de compte Arcite devait mourir.
C’est pourquoi il envoie quérir Émilie
et Palamon qui était son cousin cher ;
puis il parla ainsi qu’allez entendre :
« En rien ne peut la pauvre vie qui reste en mon cœur

découvrir un seul point de mes peines brûlantes
à vous, ma dame, que j’aime sur toute chose ;
mais je vous lègue le service de mon âme
à vous au-dessus de toute créature,
2770puisque ma vie ne peut plus durer.
Hélas ! malheur ! Hélas ! peine cruelle
que j’ai pour vous soufferte et si longtemps !
Hélas, la mort ! Hélas, mon Émilie !
Hélas, séparation de notre compagnie !
Hélas, reine de mon cœur ! hélas, ma femme !
dame de mon cœur, cause de ma fin.
Qu’est ce monde ? Que demandent les hommes ?
On aime et puis on est dans sa froide tombe,
seul sans aucune compagnie.
2780Adieu, ma douce ennemie, mon Émilie.
Prenez-moi doucement dans vos deux bras
par amour de Dieu, et écoutez ce que je dis.
J’ai ici contre mon cousin Palamon
eu lutte et rancœur depuis de longs jours,
par amour de vous et par ma jalousie.
Or, (Jupiter ait mon âme en sa garde !)
s’il faut parler d’un vrai servant d’amour,
ayant toute vertu véritablement,
c’est-à-dire loyauté, honneur et chevalerie,
2790sagesse, humilité, noblesse et haut lignage,
libéralité, et tout ce qui tient à l’art d’amour, —
eh bien ! que Jupiter ait une part de mon âme,
aussi vrai qu’au monde aujourd’hui je ne connais personne
si digne d’être aimé que Palamon
qui vous sert et servira toute sa vie.
Et si jamais vous devez vous marier,
n’oubliez pas Palamon, ce gentil homme. »

Et après ces mots la voix lui manqua,
car de ses pieds à sa poitrine était monté
2800le froid de la mort qui l’avait envahi.
Et déjà d’ailleurs dans ses deux bras
la force vitale est perdue et tout en allée.
Seule l’intelligence et rien d’autre
était demeurée en son cœur malade et navré ;

elle commença à faillir quand le cœur sentit la mort ;
ses deux yeux s’obscurcirent et le souffle faillit ;
mais sur sa dame encore il jeta un regard ;
son dernier mot fut : « Grâce, Émilie ! »
Son esprit changea de demeure et s’en alla
2810je ne saurais dire où, n’y étant pas allé.
Aussi je m’arrête, je ne suis pas devineur ;
sur les âmes je ne trouve rien en ce registre[116],
et il ne me plaît point de dire les opinions
de ceux qui pourtant racontent où elles habitent.
Arcite est froid ; Mars ait son âme en garde !
Maintenant je vais parler d’Émilie.

Cris aigus jetait Émilie et hurlait Palamon
et Thésée bientôt emmena sa sœur
pâmée et l’éloigna du corps.
2820À quoi sert-il de traîner tout le jour
à dire comme elle pleura soir et matin ?
Car en tels cas les femmes ont tant de peine
lors que leurs maris leur sont enlevés,
que pour la plupart elles s’affligent tant
ou bien encor deviennent si malades
qu’enfin sûrement elles meurent.

Infinis sont le chagrin et les larmes
des vieilles gens et des gens d’âge tendre
dans toute la ville, pour la mort de ce Thébain.
2830Il est pleuré par les enfants et les hommes.
Tant de pleurs on ne vit certes pas
quand Hector sitôt tué fut ramené
à Troie. Hélas ! quelle pitié ce fut,
comme ils griffaient leurs joues et arrachaient leurs cheveux.
« Pourquoi as-tu voulu mourir, criaient les femmes,
toi qui avais assez d’or et avais Émilie ? »
Nul ne pouvait rasséréner Thésée,
si ce n’est son vieux père Égée
qui connaissait la transmutation de ce monde,
2840car il l’avait vu changer de haut en bas,
joie après peine, et peine après bonheur ;

et leur montrait exemples et ressemblance.
« De même qu’il n’est jamais mort un homme, disait-il,
qui n’ait vécu sur terre en quelque rang,
de même jamais homme n’a vécu, disait-il,
dans tout le monde, qui quelque jour ne soit mort
Ce monde n’est qu’un chemin plein de larmes,
et nous sommes des pèlerins qui passent ;
la mort est une fin de tous maux du monde. »
2850Et outre cela il dit maintes choses encore
au même effet bien sagement, pour exhorter
le peuple à se consoler.

Le duc Thésée, soigneux et diligent,
considère alors où la sépulture
du bon Arcite peut au mieux se faire
et quelle est la plus honorable manière.
Il vint enfin à cette conclusion
que là où d’abord Arcite et Palamon
avaient par amour combattu entre eux
2860dans ce même bois plaisant et vert
où avaient été ses amoureux désirs,
sa plainte et ses ardents feux d’amour,
il ferait un bûcher, où l’office
funèbre se pourrait tout accomplir.
Et il donna ordre aussitôt de tailler et couper
les vieux chênes et de les aligner
en billes bien arrangées pour brûler.
Ses officiers à pas rapides courent
et galopent aussitôt à son commandement.
2870Et après cela Thésée a envoyé
querre une civière et dessus fit étendre
un drap d’or, le plus riche qu’il avait ;
et de la même étoffe il vêtit Arcite.
Sur ses mains celui-ci eut des gants blancs,
et sur sa tête une couronne de laurier vert,
et dans sa main une épée claire et tranchante.
Il le mit face nue sur la civière
et alors tant pleura que c’était pitié de l’ouïr.
Et afin que tout le peuple le vit,
2880quand vint le jour il le porta dans la grande salle

qui retentit de plaintes et de cris.
Lors arrive le désolé Thébain Palamon,
la barbe éparse et les cheveux rudes et pleins de cendre,
en noirs vêtements, tout aspergés de larmes ;
puis, pleurant plus fort que les autres, Émilie,
la plus marrie de toute la compagnie.

À cette fin que le service
fût d’espèce plus noble et plus riche encore,
le duc Thésée fit amener trois destriers
2890caparaçonnés d’acier tout scintillant,
et couverts des armes de messire Arcite.
Sur ces destriers qui étaient grands et blancs
montèrent des hommes dont l’un porta son écu,
l’autre tint en ses mains sa lance levée,
le tiers portait avec lui son arc turquois ;
la trousse en était d’or bruni ainsi que le harnois ;
et ils allèrent au pas, l’air affligé,
vers le bois ainsi qu’allez entendre.

Les plus nobles des Grecs alors présents
2900sur leurs épaules portèrent la civière
à pas comptés, les yeux rouges et mouillés,
à travers la cité, par la grand’rue
qui était toute tendue de noir ; et à une hauteur merveilleuse
de ce même drap toute la rue est couverte.
Du côté droit marchait le vieil Égée,
et sur l’autre côté le duc Thésée,
ayant en main des vaisseaux d’or bien fin,
tout pleins de miel, de lait, de sang, de vin ;
puis Palamon avec bien grande compagnie ;
2010et après lui venait la dolente Émilie,
tenant en main du feu, comme était en ce temps l’usage
de faire l’office du service funèbre.

Grand fut le travail et bien beau l’appareil
de ce service et de ce bûcher
qui de sa cime verte touchait le ciel
et avait en large vingt toises mesurées bras étendus.
C’est dire comme les branches étaient larges.
On avait mis d’abord des charretées de paille eu grand nombre.

Mais comment le bûcher fut bâti si haut
2920et aussi quels noms avaient tous les arbres,
tels que chêne, pin, bouleau, tremble, aune, rouvre, peuplier,
saule, orme, platane, frêne, buis, châtaignier, tilleul, laurier,
érable, épine, hêtre, noisetier, yeuse, coudrier ;
comment on les coupa, je n’ai pas à le dire ;
ni comment les dieux couraient ça et là
déshérités de leur habitation
où ils demeuraient en repos et paix,
nymphes, faunes et hamadryades ;
ni comment les bêtes et les oiseaux
2930fuyaient tous de peur quand le bois fut coupé ;
ni comment le sol fut effaré par la lumière,
lui qui n’avait pas accoutumé de voir le clair soleil ;
ni comment le bûcher fut d’abord jonché de paille
et puis de souches sèches fendues en trois,
et puis de bois vert et d’épices,
et puis de drap d’or et de pierreries,
et puis de guirlandes où pendaient maintes fleurs,
la myrrhe, l’encens à si grande odeur ;
ni comment Arcite gisait en tout cela,
2940ni quelle richesse entoure son corps,
ni comment Émilie, selon l’usage
alluma le feu du service funèbre ;
ni comme elle se pâma quand on fit le feu,
ni ce qu’elle dit, ni quel fut son désir,
ni quels joyaux on jeta dans le feu,
lorsque ce feu fut grand et brûla fort ;
ni comme aucuns y jetèrent leur écu, autres leur lance,
ou part des vêtements qu’ils portaient,
et des coupes pleines de vin, de lait, de sang,
2950dans ce feu qui brûlait avec fureur ;
ni comment les Grecs en vaste cortège
trois fois chevauchèrent autour du bûcher
à main gauche, avec grandes clameurs,
en choquant leurs lances trois fois ;
et comment trois fois les dames crièrent ;
ni comme on emmena chez elle Émilie,
ni comment Arcite est réduit en froides cendres,
ni comment on fit la veillée du mort

cette nuit-là, ni comment les Grecs jouèrent
2960les jeux funèbres, je ne tiens pas à le dire ;
ni qui mieux lutta tout nu et oint d’huile,
ni qui mieux s’évertua sans nulle défaillance.
Je ne veux pas dire non plus comment ils revinrent
chez eux à Athènes quand les jeux cessèrent ;
mais je veux vite aller à la conclusion
et finir ma longue histoire.

Avec le cours et la longueur des ans
ont passé le deuil et les pleurs.
Entre les Grecs par un accord commun
2970se tint, il m’a semblé, un parlement
à Athènes à propos de certains cas et questions ;
et entre autres points on parla
d’avoir avec certains pays alliance,
et des Thébains la pleine obéissance.
À quelle fin le noble Thésée aussitôt
envoya querre le gentil Palamon,
qui ne sut quelle était la cause et pourquoi ;
mais dans ses noirs vêtements, le cœur marri,
il vint en hâte à son commandement.
2980Puis Thésée envoya querre Émilie.
Quand ils furent assis et qu’on eut fait silence,
et que Thésée eut tardé un moment,
avant qu’un mot sortit de sa sage poitrine,
il jeta les yeux où il lui plaisait,
et, le visage triste, soupira doucement,
et puis en ces mots il dit sa volonté :

« Quand[117]là-haut le premier créateur des choses
fit au commencement la belle chaîne d’amour,
grande fut l’œuvre et haute sa pensée.
2990Il savait bien pourquoi et ce qu’il méditait ;
car avec cette belle chaîne d’amour il lia
le feu, l’air, l’eau et la terre
en des liens sûrs pour qu’ils ne puissent fuir.
Ce même prince et ce créateur (ajouta-t-il),

a établi en ce misérable monde ici-bas
un nombre de jours et une certaine durée
à tout ce qui est engendré en ce lieu,
nombre de jours qu’on ne peut dépasser,
encore que l’on peut fort bien l’abréger.
3000Point n’est besoin d’alléguer une autorité,
car cela est prouvé par expérience.
Mais je me plais à déclarer ma pensée.
Ainsi peut-on bien discerner par cet ordre
que ce créateur est stable et éternel,
et reconnaître, à moins d’être fol,
que chaque part dérive de ce tout.
Car nature n’a pas pris son commencement
d’une partie ou d’une portion d’être,
mais d’un être qui est parfait et stable ;
3010et ainsi descendant elle devint corruptible.
Et c’est ainsi qu’en sa sage prévoyance
il a si bien réglé son ordonnance
pour que les espèces des êtres et leurs progressions
durassent par successions,
et ne fussent pas éternelles. Telle est la vérité.
Cela tu peux le comprendre et voir de tes yeux.
Voilà le chêne qui a une si longue croissance
depuis le jour où il commence à sortir de terre,
et a une si longue vie, comme nous pouvons voir ;
3020pourtant à la fin périt l’arbre.
Considérez encore comment la dure pierre
sous nos pieds, que nous foulons et piétinons,
périt pourtant à force d’être sur le chemin.
Le grand fleuve parfois se dessèche.
Les grandes villes, nous les voyons décliner et disparaître.
Ainsi vous pouvez voir que tout ici a une fin.
L’homme et la femme nous voyons bien aussi
que nécessairement, à l’un des deux âges,
c’est-à-dire dans la jeunesse ou bien dans la vieillesse,
3030ils doivent mourir, le roi comme le page,
l’un en son lit, l’autre en la mer profonde,
l’autre dans la plaine, ainsi qu’on peut voir.
Rien n’y fait ; tous y passent.
Donc je puis dire que tout ici-bas doit mourir.

Qui fait cela ? c’est Jupiter le roi,
lequel est prince et cause de toutes choses,
régissant tout selon sa propre volonté,
dont tout dérive, à dire vrai,
et contre laquelle nulle créature vivante
3040d’aucune espèce ne saurait prévaloir.
Donc c’est sagesse, en mon opinion,
de faire de nécessité vertu,
et de prendre bien ce que ne pouvons éviter,
et nommément ce qui à tous est notre dû.
Et qui se plaint il fait une folie
et est rebelle à celui qui peut tout mener.
Et certes un homme a le plus d’honneur
qui meurt en son excellence et sa fleur,
quand il est assuré d’un bon renom
3050et n’a fait nulle honte aux siens ni à soi-même.
Et plus joyeux doivent être les siens de sa mort,
lorsque plein d’honneur il rend le dernier souffle,
que lorsque son renom est affaibli par l’âge,
parce que ses hauts faits sont tout oubliés.
Donc il vaut mieux pour laisser une mémoire glorieuse
mourir quand on est dans toute sa renommée.
Dire le contraire n’est qu’entêtement.
Pourquoi nous plaindre ; pourquoi avoir le cœur gros
de ce que le noble Arcite, fleur de chevalerie,
3060ait quitté plein de vertu et d’honneur
cette orde prison de la vie ?
Pourquoi se plaignent ici son cousin et sa femme
du bonheur de celui qui les aima si bien ?
Leur en sait-il gré ? Nenni, pardieu ; pas du tout.
Ils offensent et son âme et eux-mêmes ;
et pourtant ils ne peuvent amender leurs désirs.
Que puis-je conclure de ce long argument ?
C’est qu’après le deuil je vous propose d’être joyeux
et de rendre grâces à Jupiter de ses bienfaits.
3070Et avant que nous quittions ces lieux
je propose que nous fassions de deux peines
une joie parfaite, à jamais durable.
Et voyez maintenant ; c’est ici qu’est la plus grande peine,
c’est ici que nous voulons d’abord guérir et commencer.

Ma sœur, dit-il, je consens pleinement,
d’accord avec l’avis de tout mon parlement,
que ce gentil Palamon, votre chevalier
qui vous sert avec sa pensée, son cœur et ses forces,
et toujours vous a servi depuis le jour que vous l’avez connu,
3080 vous le preniez en grâce et compassion,
et l’acceptiez comme époux et seigneur.
Donnez-moi votre main, car c’est nous qui faisons cet accord.
Laissez voir ici votre pitié féminine.
Il est fils d’un frère de roi, ma foi ;
mais s’il était un pauvre bachelier,
puisqu’il vous a servi tant d’années
et a eu pour vous tant d’adversité,
il faudrait en tenir compte, j’imagine ;
car douce pitié doit surpasser droit. »

3090Puis il parla à Palamon comme ci :
« Je crois que point n’est besoin de beaucoup sermonner
pour vous faire consentir à ceci.
Approchez et prenez par la main votre dame. »

Entre eux bientôt fut noué le lien
qu’on appelle matrimoine ou mariage
devant le conseil et tout le baronage.
Et ainsi à la joie de tous et au chant des musiques
Palamon a épousé Émilie.
Et Dieu qui a fabriqué tout ce vaste monde
3100 lui envoya sa maîtresse qu’il avait chèrement gagnée.

À présent Palamon est dans le bonheur,
vivant en allégresse, en richesse et en santé ;
et Émilie l’aime très tendrement,
et il la sert aussi chevalereusement,
si bien que jamais il n’y eut de mot entre eux
de jalousie ou d’autre grief.
Ainsi finit « Palamon et Émilie »,
et Dieu garde toute cette honnête compagnie ! Amen.

Ici finit le conte du Chevalier.



Conte du Meunier.


Prologue du conte du Meunier.


Ci suivent les paroles échangées entre l’hôte et le meunier.


Lorsque le chevalier eût ainsi conté son conte,
3110 dans toute la compagnie il ne fut jeune ni vieux
qui ne dît que c’était là une noble histoire
et bien digne d’être tenue en mémoire ;
ainsi surtout pensèrent tous les gens de naissance.
Notre hôte rit et jura : « Parbleu !
voilà qui va bien ; le sac est débouclé ;
voyons qui maintenant nous contera un autre conte :
car vraiment le jeu est bien commencé.
Or ça, sire moine, si vous le pouvez, dites donc
quelque chose pour payer le conte du chevalier. »
3120 Le meunier, tout pâle d’avoir trop bu,
si bien qu’à grand’peine il se tenait à cheval,
ne voulut abaisser capuchon ni chapeau,
ni céder le pas à personne par courtoisie,
mais, du ton d’un Pilate[118], il se mit à crier,
et jura par les bras, par le sang et par les os :
« Je sais un noble conte, et de circonstance,
dont je veux payer le conte du chevalier. »
Notre hôte vit qu’il s’était enivré d’ale
et dit : « Arrête, Robin, mon cher frère,
3130 quelqu’un de mieux que toi nous en dira d’abord un autre ;
arrête, et procédons par ordre.
— « Par l’âme de Dieu, (dit-il), je n’en veux rien faire,
car je prétends parler, ou bien je m’en irai. »
Notre hôte répondit : « Parle donc, que diable !
tu es un sot, et tu n’as plus la tête. »

— « Or écoutez, (dit le meunier), tous et chacun.
Mais d’abord je fais déclaration
que je suis soûl ; je m’en aperçois au son de ma voix.
Et donc, si je parle ou débite de travers,
3140mettez-le sur le compte de la bière de Southwark, je vous prie ;
car je vais vous conter la légende et la vie
d’un charpentier et de sa femme,
et comment un clerc coiffa le bonhomme. »
L’intendant[119] répliqua et dit : « Arrête ton claquet,
laisse tes grossièretés d’ivrogne et de paillard ;
c’est péché et grand’folie aussi
de nuire à quiconque ou de le diffamer,
et aussi de mettre les femmes en telle renommée.
Tu peux conter assez d’autres choses. »
3150Le meunier ivre reprit tout aussitôt
et dit : « Mon cher frère Oswald,
qui n’a point de femme, celui-là n’est point cocu.
Mais je ne dis pas pour cela que tu le sois ;
il ne manque pas de bonnes femmes,
elles sont mille bonnes contre une mauvaise ;
cela tu le sais bien, à moins d’avoir perdu le sens.
Pourquoi donc te fâcher de mon conte ?
J’ai une femme, pardi, ainsi que toi ;
pourtant je ne voudrais, pour les bœufs de ma charrue,
3160m’adjuger plus qu’il ne me revient,
en croyant que je le suis moi-même ;
je veux croire que je ne le suis pas.
Un mari ne doit point être curieux
des secrets de Dieu ni de sa femme ;
pourvu qu’il ait d’elle son content,
il ne lui est besoin de s’enquérir du reste. »

Que dirai-je de plus ? le meunier
ne voulut en démordre pour personne,
mais conta son conte de vilain à sa manière ;
3170m’est avis que je dois le répéter ici.
Je vous prie donc, vous tous, gentils lecteurs,
pour l’amour de Dieu, de n’aller point penser que je parle

à mauvaise intention, mais que je dois répéter
tous leurs contes, et les meilleurs et les pires,
ou bien altérer partie de ma matière ;
et par conséquent qui ne voudra l’entendre
n’a qu’à tourner la page, et choisir un autre conte,
car il trouvera assez, grandes et petites,
d’histoires traitant de courtoisie
3180 et aussi de moralité et de sainteté ;
ne vous en prenez pas à moi, si vous choisissez mal.
Le meunier est un vilain, vous le savez fort bien ;
et l’intendant aussi, et bien d’autres encore,
et paillardise ils contèrent tous deux.
Considérez cela et me tenez quitte de tout blâme.
Il ne faut non plus faire chose sérieuse de plaisanterie.



Le conte du Meunier.


Ici commence le conte du Meunier[120].


Au temps jadis vivait à Oxford
un riche vilain qui tenait pension,
et de son métier il était charpentier.
3100 Chez lui logeait un pauvre écolier,
qui avait étudié les arts, mais tous ses goûts
étaient tournés vers l’étude de l’astrologie,
et il savait un certain nombre de conclusions
pour répondre à toutes questions,
qu’on lui demandât à de certaines heures
quand on aurait ou sécheresse ou pluie,
ou bien que l’on s’enquît de ce qui adviendrait
en quelque autre affaire, je ne saurais les énumérer toutes.

Ce clerc avait nom Nicolas le gracieux :
3200il s’entendait à l’amour caché et au déduit,
et avec cela il était rusé et fort discret
et modeste d’aspect ainsi que l’est pucelle.
Il avait une chambre en cette hôtellerie,
à lui seul, sans nulle compagnie,
qu’il avait bien joliment parée d’herbes suaves
et lui-même il était aussi doux qu’est racine
de réglisse, ou citoal[121].
Son Almégiste et ses livres grands et petits,
son astrolabe, instrument de son art,
3210et ses jetons d’algorisme[122] étaient soigneusement placés
sur des rayons posés au chevet de son lit ;
son armoire était toute recouverte de serge rouge ;
et par-dessus le tout était un beau psaltérion
sur lequel il jouait le soir des mélodies
si douces, que toute la chambre en résonnait ;
et il chantait Angelus ad virginem,
après quoi il chantait encore l’air du roi ;
plus d’un bénissait son joyeux gosier.
Et cet aimable clerc passait ainsi son temps
3220avec la pension que lui faisaient les siens et sa propre rente.

Le charpentier avait nouvellement épousé
une femme qu’il chérissait plus que sa vie ;
elle avait dix-huit ans d’âge.
Jaloux, il la tenait étroitement en cage,
pour ce qu’elle était légère et jeune et que lui était vieux
et qu’il se trouvait mine de cocu.
Il ne connaissait point Caton (ayant l’esprit inculte)
qui vous dit d’épouser femme à votre ressemblance.
On devrait se marier selon son âge,
3230car jeunesse et vieillesse sont souvent aux prises.
Mais puisqu’il était tombé dans le piège,
il lui fallait subir sa peine, tout comme les autres.
Belle était cette jeune femme, et avec cela
elle avait le corps élégant et allongé comme belette.
Elle portait une ceinture toute rayée de soie

et un tablier aussi blanc que lait du matin
sur ses reins, et tout dentelé aux bords.
Blanche était sa chemisette, toute brodée devant
et derrière, autour de sa collerette,
3240 de soie noire comme charbon et dedans et dehors.
Les brides de sa coiffe blanche
étaient de même étoffe que sa collerette ;
son bandeau de soie était très large et très haut posé,
et sûrement elle avait l’œil égrillard.
Ses deux sourcils amincis par la pince étaient tout petits
et arqués, et noirs autant que prunelle.
Elle était beaucoup plus agréable à voir
que n’est jeune poirier de la Saint-Jean
et plus douce que laine de bélier.
3250Et à sa ceinture pendait une bourse de cuir
à gland de soie et perles de laiton.
Dans le monde entier, y courût-il d’un bout à l’autre,
il n’est homme si entendu qu’il y pût découvrir
poupée si pimpante, ou si jolie donzelle.
L’éclat de son teint était beaucoup plus brillant
que n’est dans la Tour le noble d’or frappé tout neuf[123].
Et pour son chant, il était clair et vif
comme est chant d’hirondelle perchée sur une grange.
Et puis elle savait encore sauter, s’ébattre
3260comme chevreau ou veau derrière sa mère.
Douce était son haleine ainsi que le bragot[124] ou l’hydromel,
ou un tas de pommes placé dans le foin ou la bruyère.
Elle était fringante comme une pouliche folâtre,
élancée comme un mât et droite comme un trait.
Elle portait une broche sur sa collerette basse
aussi large qu’est la boucle d’un bouclier
Ses souliers étaient haut lacés sur ses jambes ;
c’était une primerole, une amour de chatte[125],
bonne pour tout seigneur à mettre en son lit
3270ou pour tout bon yeoman à prendre pour femme.

  Or messire, et vous, messire[126], il advint
qu’un jour Nicolas le gracieux
se mit à folâtrer et à s’ébaudir avec la jeune femme,
tandis que son mari était à Oseneye[127],
(les clercs sont gens tant subtils et malins),
et, seul à seule, il la prit par son vous savez quoi
et dit : « Certes, si je n’ai mon désir,
pour mon secret amour de toi, m’amie, je vais périr. »
Et il la tint étroitement par les hanches
3280et dit : « M’amie, aime moi tout de suite
ou je mourrai, sur mon salut ! »
Elle regimba comme fait pouliche en son tref[128]
et vivement détourna la tête
et dit : « Je ne te baiserai point, par ma foi ;
voyons, laisse-moi, (dit-elle), laisse-moi, Nicolas,
ou bien je crie haro ! et hélas !
Otez vos mains par charité. »
Nicolas se mit à implorer compassion,
parla si doucement et se fit si pressant
3290qu’enfin elle lui bailla son amour,
et fit serment par saint Thomas de Kent
qu’elle se tiendrait à ses ordres
sitôt qu’elle pourrait saisir son heure.
« Mon mari est si plein de jalousie
que si vous ne veillez bien, et ne gardez le secret,
je sais bien que je suis une femme morte (dit-elle).
Il faut que vous soyez très discret dans l’affaire. »
— « Va, quant à cela, sois tranquille (lui dit Nicolas).
Le clerc aurait bien mal employé son temps
3300qui n’en saurait assez pour tromper un charpentier. »
Ainsi se mettent-ils d’accord et jurent
de guetter l’occasion, comme j’ai dit plus haut.
Quand Nicolas eut achevé sa besogne
et qu’il lui eut bien caressé la croupe,
doucement il la baisa, puis il prend son psaltérion,
et joue à force, et fait mélodie.


Lors il advint qu’à l’église de la paroisse
pour vaquer aux œuvres du Christ
notre commère alla un jour de fête ;
3310son front était brillant comme le jour,
tant elle l’avait bien lavé en laissant son ouvrage.
Or en cette église il y avait un clerc de la paroisse
lequel avait nom Absalon.
Bouclée était sa chevelure, et elle brillait comme l’or,
et s’étalait ainsi qu’un éventail grand et large ;
bien droite et nette était faite sa jolie raie.
Son teint était vermeil, ses yeux étaient gris d’oie[129] ;
avec le vitrail de Saint-Paul découpé sur ses souliers,
et ses hauts-de-chausses rouges, il allait coquettement.
3320Bien ajustée et serrée à la taille,
il portait tunique couleur de vaciet[130] clair ;
les aiguillettes en sont belles et en nombre,
et dessus il avait gai surplis
aussi blanc qu’est la fleur sur la branche.
C’était un joyeux garçon, par ma foi,
qui bien savait saigner et tondre et raser,
et dresser acte de vente de terre ou quittance.
De vingt manières il savait sauter et danser
à la mode d’Oxford d’alors,
3330en lançant les jambes de-ci de-là,
et jouer des chansons sur un petit rebec,
dont il accompagnait parfois son fausset criard ;
et il savait bien jouer de la guitare.
Dans toute la ville il n’était brasserie ni taverne
qu’il ne visitât de sa belle humeur,
pourvu il s’y trouvât gaillarde servante.
Mais, à dire le vrai, il faisait assez le dégoûté,
craignant les pets, et délicat dans ses propos.


Cet Absalon, frétillant et pimpant,
3340s’avance avec un encensoir en ce jour de fête,
encensant de près les dames de la paroisse ;
et il jetait sur elles maint regard amoureux,

et notamment sur la femme du charpentier.
La regarder lui paraissait joyeuse vie,
elle était si accorte et suave et égrillarde !
Je pense bien que si elle eût été souris,
et lui chat, il l’eût happée sur l’heure.
Ce clerc, ce galant Absalon,
ressent au cœur si grand amour
3350qu’il ne voulut prendre l’offrande d’aucune femme ;
par courtoisie, dit-il, il n’en voulait d’aucune.
La lune, quand il fut nuit, brillait en tout son plein ;
Absalon a pris sa guitare,
car par amour il pensait veiller,
et s’en va, galant et amoureux,
jusqu’à ce qu’il arrive au logis du charpentier
un peu après que les coqs eurent chanté ;
et il se posta tout près d’une fenêtre
laquelle était au mur du charpentier.
3360Il chante de sa voix douce et flûtée :
« Or, chère dame, si c’est votre volonté,
je vous en prie, ayez de moi pitié »
s’accompagnant fort bien de sa guitare.
Le charpentier s’éveilla et l’ouït chanter,
et parla à sa femme et lui dit aussitôt :
« Eh quoi ! Alison, n’entends-tu pas Absalon
qui chante sous le mur de notre chambre ? »
Et elle, là-dessus, répondit à son mari :
« Oui, par Dieu, Jean, je l’entends bel et bien. »


3370    Cela passe ; que voulez-vous de mieux que bien ?
De jour en jour ce galant Absalon
lui fait telle cour qu’il en perd la gaîté.
Toute la nuit il veille et tout le jour ;
il attife ses larges boucles et se pare ;
il lui fait sa cour par tiers et par courtiers,
et jure qu’il voudrait être son page ;
il chante à voix tremblante ainsi qu’un rossignol ;
il lui envoie vin doux, hydromel et ale épicée,
gaufres toutes chaudes sortant du four ;
3380et pour ce qu’elle était de la ville il lui offrait de l’or ;
car telles sont gagnées par les richesses,

et telles par les caresses, et telles par la courtoisie.
Quelquefois pour montrer son agilité et maîtrise
il joue Hérode sur un haut échafaud[131].
Mais de quoi lui sert tout cela dans l’affaire ?
Elle aime tant le gracieux Nicolas
qu’Absalon peut souffler dans la corne de daim[132] ;
il ne gagne que mépris pour ses peines :
c’est ainsi que d’Absalon elle fait sa dupe,
3390et tourne tout son sérieux en plaisanterie.
Bien vrai est le proverbe, sans mentir ;
on a raison de dire que : « Toujours amant rusé quand il est près
fait qu’amant lointain déplaît. »
Car Absalon pouvait bien être fou de colère,
pour ce qu’il était loin des yeux de la belle,
Nicolas, tout proche, se tenait devant son jour.

Or sache t’y prendre, gracieux Nicolas,
car pour Absalon, il peut gémir et chanter : hélas !
Et ainsi il advint qu’un samedi
3400le charpentier était allé à Oseney ;
le gracieux Nicolas et Alison
se mettent ensemble d’accord à cette fin
que Nicolas inventera une ruse
pour tromper ce sot et jaloux mari ;
et si la farce marchait bien,
son amie dormirait dans ses bras toute la nuit,
car c’était le désir et de l’un et de l’autre.
Et tout aussitôt, sans plus de paroles,
Nicolas ne voulut pas attendre plus longtemps,
3410mais sans bruit il emporta dans sa chambre
de quoi boire et manger pendant un jour ou deux,
recommandant à Alison de dire à son mari,
s’il s’enquérait de Nicolas,
qu’elle ne savait où il était,
que de tout ce jour-là elle ne l’avait de ses yeux vu,
qu’elle cuidait qu’il devait être malade,
que sa servante avait eu beau l’appeler et crier,
qu’il n’avait voulu pour rien au monde lui répondre.


Tout ceci se passait le samedi ;
3420Nicolas demeura tout coi en sa chambre,
et mangea et dormit et fit ce qu’il lui plut
jusqu’au dimanche à l’heure où le soleil se couche.
Ce sot de charpentier eut grand étonnement
au sujet de Nicolas, ou de ce qu’il pouvait bien avoir,
et dit : « J’ai peur, par saint Thomas,
que ça n’aille pas bien pour Nicolas,
Dieu garde qu’il ne soit mort subitement !
Le monde est aujourd’hui bien instable, pour sûr ;
j’ai vu aujourd’hui même porter un corps à l’église
3430qu’encore lundi dernier j’avais vu à son travail.
Monte donc », dit-il aussitôt à son valet,
« appelle à sa porte, ou frappe avec une pierre,
vois ce qu’il y a et me le dis rondement. »
Le valet monta bien résolument,
et debout devant la porte de la chambre,
il cria et frappa comme un enragé :
« Or ça, allons, que faites-vous, maître Nicolet ?
Comment pouvez-vous dormir tout le long du jour ? »
Mais c’est peine perdue, il n’entend mot ;
3440il aperçoit un trou, en bas, dans une planche,
par où soulait passer le chat,
et par ce trou il regarda jusqu’au fond
et finit par apercevoir le clerc.
Nicolas était assis, les yeux toujours fixés en l’air
comme s’il eût contemplé la lune nouvelle.
Le valet redescend et vite dit à son maître
en quel état il a trouvé notre homme.
Le charpentier se mit à se signer
et dit : « Assiste-nous, sainte Frideswyde[133]
3450Comme un homme se doute peu de ce qui va lui arriver !
Cet homme est tombé, avec son astromie,
en quelque folie ou en quelque désespoir ;
j’avais toujours pensé que cela finirait ainsi.
Les hommes ne devraient point apprendre les secrets de Dieu.
Oui, heureux l’ignorant
qui ne sait rien que son seul Credo !

Pareil sort échut à un autre clerc avec l’astromie ;
il allait dans les champs pour regarder
les étoiles, en vue d’y lire l’avenir,
3460tant et si bien qu’il chut dans une fosse à marne ;
il ne l’avait point vue ! Mais, par saint Thomas,
il me prend grand’pitié du gracieux Nicolas.
Je vais le tanser à le tirer de son extase
si je le puis, par Jésus, roi des cieux !
Prends un bâton, que je le pousse sous la porte
pendant que toi, Robin, la soulèveras.
Il sortira de son extase, je pense. »
Et vers la porte de la chambre il se dirigea.
  Son valet était un fort gaillard,
3470et par le loquet il souleva d’un coup la porte
qui aussitôt tomba sur le sol.
Nicolas, était toujours assis, tranquille comme une borne,
et toujours, bouche bée, levait la tête en l’air.
Le charpentier le crut au désespoir ;
il l’empoigna solidement par les épaules,
et le secoua ferme et cria avec colère :
« Allons, Nicolet ! quoi, allons, abaisse tes yeux !
Éveille-toi et pense à la passion du Christ ;
je te signe contre les lutins et les méchants esprits. »
3480Puis aussitôt il dit l’exorcisme du soir
aux quatre coins de la maison tour à tour
et au dehors sur le seuil de la porte.
« Jésus-Christ et saint Benoit,
éloignez de cette maison tous esprits mauvais,
pour le démon du soir, la patenôtre blanche !
Où es-tu donc partie, sœur de saint Pierre ?[134] »
Et à la fin le gracieux Nicolas
poussa un soupir amer et dit : « Hélas !
Le monde entier va-t-il donc finir bientôt ? »
3490Le charpentier répondit : « Que dis-tu ?
Çà, pense à Dieu, comme nous autres qui travaillons de nos mains. »
Nicolas reprit : « Va me chercher à boire,
après quoi je te parlerai secrètement
de certaine chose qui me touche, moi et toi ;

je ne la dirai à nul autre sûrement. »

  Le charpentier descend et puis revient
apportant un grand pot de bière forte ;
et lorsque chacun d’eux eût bu sa part,
Nicolas, sa porte bien fermée,
3500fit asseoir près de lui le charpentier.
Il dit : « Jean, mon bon et cher hôte,
il faut que tu me jures ici sur ta foi
que tu ne trahiras ce secret à personne,
c’est le secret du Christ que je te dis
et si tu le dis à quiconque, tu es perdu ;
cette vengeance s’ensuivra
que, si tu me trahis, tu deviendras fou. »
— « Non, Christ m’en garde, par son sacré sang,
(dit notre sot bonhomme), je ne suis mie bavard,
3510et quoique ce soit moi qui le dise, je n’aime pas à jaser.
Dis ce que tu voudras, jamais je ne le raconterai
à enfant ni femme, par Celui qui vainquit l’enfer ! »
— « Or çà, Jean, (dit Nicolas), je ne veux mentir ;
j’ai découvert dans mon astrologie,
en regardant la lune brillante,
que lundi prochain, au quart de la nuit,
il tombera pluie si violente et si furieuse
que le déluge de Noé ne fut de moitié si fort.
Tout ce monde, (dit-il), en moins d’une heure,
3520sera submergé, tant l’averse sera affreuse ;
ainsi le genre humain sera noyé et perdra la vie. »
Le charpentier répondit : « Las ! ma femme !
Sera-t-elle donc noyée aussi ? hélas ! mon Alison ! »
Du chagrin de ceci il tomba presque par terre
et dit : « N’y a-t-il point remède en cette affaire ? »
— « Mais oui, par Dieu (dit le gracieux Nicolas),
si tu veux écouter science et bon conseil ;
car tu ne dois point écouter ta propre tête.
Car Salomon, dit ceci, lui qui était toute vérité :
3530Prends conseil en tout, tu ne t’en repentiras.
Et si tu veux suivre bon conseil,
je t’en réponds, sans mât ni voile,
malgré tout je sauverai et elle, et toi, et moi.
N’as-tu point appris comment fut sauvé Noé,

lorsque Notre-Seigneur l’eût averti d’avance
que tout le monde allait périr dans l’eau ? »
— « Oui (dit le charpentier), il y a bien longtemps. »
— « N’as-tu appris, (dit Nicolas),
la peine qu’eut Noé, ainsi que sa maisonnée,
3540avant de pouvoir embarquer sa femme[135] ?
Il aurait préféré, j’oserais en répondre,
en ce moment à tous ses béliers noirs,
qu’elle eût vaisseau pour elle seule.
Or donc sais-tu le mieux à faire ?
Ceci demande hâte, et en chose pressante
on ne doit prêcher ni faire délai.
Va-t’en tout aussitôt et apporte-nous ici
une huche à pétrir, ou un cuvier
pour chacun de nous trois, mais prends soin qu’ils soient grands,
3550que nous puissions y flotter ainsi qu’en une barque.
et y avoir provisions suffisantes
mais pour un jour seulement ; fi des autres !
L’eau baissera puis s’en ira,
environ prime[136] le jour d’après.
Mais Robin ton valet ne doit savoir ceci,
ni Gille ta servante, que je ne puis sauver ;
ne demande pourquoi, car, quand même tu le demanderais,
je ne veux dire les secrets de Dieu.
Qu’il te suffise, si tu n’as pas perdu l’esprit,
3560d’obtenir une grâce aussi grande qu’eut Noé.
Ta femme, je la sauverai bien, sans nul doute ;
va donc maintenant vite et fais tout ceci.
Mais quand tu auras pour elle et toi et moi
trouvé trois huches à pétrir,
tu les pendras au toit bien haut,
afin que nul ne voie nos préparatifs.
Et quand tu auras fait comme je t’ai dit
et bien mis nos vivres dedans,
ainsi qu’une hache, pour couper la corde en deux
3570quand l’eau montera, pour que nous puissions échapper,
et percé un trou là-haut, sur le pignon,

vers le jardin au-dessus de l’étable,
afin que librement nous passions notre chemin
lorsque la grande averse sera finie,
alors tu flotteras aussi gaîment, j’en réponds,
que la cane blanche après son canard.
Alors j’appellerai : « Eh ! Alison ! Eh ! Jean !
Soyez en joie, car bientôt le déluge passera. »
Et tu diras : « Salut, maître Nicolet,
3580bonjour, je te vois bien, car il fait jour. »
Et alors nous serons seigneurs pour la vie
de tout le monde, ainsi que Noé et sa femme.
Mais d’une chose je te préviens bien :
prends bien soin ce soir-là,
quand nous serons entrés dedans nos barques,
qu’aucun de nous ne dise mot,
n’appelle, ni ne crie, mais soit à ses prières,
car c’est la chère volonté de Dieu lui-même.
Ta femme et toi vous vous suspendrez loin l’un de l’autre,
3590car entre vous ne doit être péché
non plus de regard que de fait.
C’est là l’ordre donné, va-t’en, et Dieu te garde !
Demain soir, lorsque chacun dormira,
nous nous glisserons dans nos huches à pétrir,
et nous y resterons, attendant la grâce de Dieu.
Or va-t’en, je n’ai plus le temps
de te sermonner davantage.
On dit : Procure le moyen et ne dis rien ;
tu es si avisé qu’il n’est pas besoin de te donner d’instructions ;
3600va, sauve notre vie, voilà de quoi je te prie. »


    Notre sot charpentier s’en va donc son chemin,
très souvent il dit : « hélas ! » et « ô malheur ! »
et à sa femme il confie son secret.
Elle était au fait, et savait mieux que lui
ce que toute cette curieuse manigance voulait dire.
Mais pourtant elle fit comme si elle allait mourir
et dit : « Hélas ! mets-toi donc vite en route,
aide-nous à nous sauver ou nous sommes tous perdus ;
je suis ta fidèle femme par légitime mariage ;
3610va, cher époux, et aide-nous à sauver notre vie. »

    Voyez la puissante chose qu’est l’amour !
On peut mourir d’imagination,
si profonde peut être l’impression qu’on ressent.
Notre sot charpentier se met à trembler ;
il lui semble vraiment voir venir
le déluge de Noé, roulant ses eaux comme la mer,
pour noyer son trésor chéri, son Alison.
Il pleure, il gémit, il fait triste mine,
il soupire, poussant maint triste grognement.
3620Il s’en va chercher une huche à pétrir,
et puis une cuve et un cuvier,
et en secret il les envoya en son logis
et les pendit a son toit bien secrètement.
De sa propre main il fit trois échelles,
pour grimper & l’aide des échelons et des montants
jusqu’aux cuves pendues aux poutres ;
et puis il approvisionna et huche et cuve
de pain et de fromage, et de bonne ale dans une jarre
en ample suffisance pour une journée.
3620Mais avant qu’il eût fait tous ces préparatifs,
il envoya son valet et sa servante aussi
à Londres, pour voir à ses affaires.
Et le lundi, comme le soir venait,
il ferma sa porte, sans chandelle,
et prépara chaque chose ainsi qu’il convenait ;
et bref, ils grimpèrent tous trois.
Ils restent silencieux le temps au moins de faire cent toises.
« Maintenant, Pater noster, chut ! » dit Nicolet,
et « Chut » dit Jean, et « Chut » dit Alison.
3640Le charpentier entre en dévotion,
il se tient coi et récite ses prières,
l’oreille au guet pour entendre la pluie.
Un sommeil de plomb, pour son labeur lassant,
s’empara du charpentier, juste, je pense,
environ l’heure du couvre-feu ou un peu plus tard ;
l’esprit en peine, il pousse de profonds soupirs,
et entre temps il ronfle, car sa tête est mal posée.
Lors en bas de l’échelle descend Nicolet
et Alison tout doucement dévale ;
3650sans plus de paroles ils s’en vont se coucher

au lit où le charpentier soulait dormir.
C’est là qu’il y eut fête et chansons !
Et ainsi Alison et Nicolas passent la nuit
à leurs joyeuses et plaisantes besognes
jusqu’à ce que la cloche de laudes se mit à sonner
et que les moines au chœur se missent à chanter.


    Le clerc de la paroisse, l’amoureux Absalon,
qui toujours souffre si grande peine d’amour
fut le lundi à Oseneye,
3660en compagnie, pour s’ébattre et jouer,
et s’enquit, l’occasion s’offrant, auprès d’un cloîtrier,
secrètement de Jean le charpentier.
L’autre l’entraîna à part hors de l’église,
disant : « Je n’en sais rien, je ne l’ai vu ici travailler
depuis samedi, je crois qu’il est parti
chercher du bois où notre abbé l’a envoyé ;
car il a coutume d’aller chercher du bois
et de rester à la ferme un jour ou deux ;
ou bien il est chez lui, c’est certain :
3670mais en quel des deux lieux il est, je ne le saurais dire, »
Notre Absalon fut plein de joie et d’allégresse
et il pensa : « Voici le moment d’être sur pied toute la nuit
car sûrement je ne l’ai point vu bouger
devant sa porte depuis le point du jour.
Et, sur mon salut, j’irai, au chant du coq,
frapper tout discrètement à la fenêtre
qui est tout au bas du mur de sa chambre.
Lors dirai-je à Alison toutes
mes peines d’amour, car je ne puis manquer
3680à tout le moins de lui prendre un baiser.
J’aurai, par ma foi, quelque soulagement ;
la bouche m’a démangé tout le jour,
c’est signe de baiser pour le moins.
Toute la nuit aussi j’ai rêvé que j’étais à un festin[137] ;
je vais donc aller dormir une heure ou deux,
et puis toute la nuit je veillerai et m’ébattrai. »

    Dès que le premier coq eut chanté, aussitôt
se lève ce pimpant amoureux Absalon,
il se fait beau et se met en galant équipage
3690mais il mâche d’abord cardamome[138] et réglisse,
pour fleurer bon, avant de peigner ses cheveux.
Sous sa langue il avait mis une herbe à Paris[139],
car il pensait par là se rendre aimable.
Il s’en va au logis du charpentier,
et s’arrête sous la fenêtre ;
— elle lui venait à la poitrine, tant elle était basse, —
et doucement il tousse, à demi-voix :
« Que faites-vous, rayon de miel, douce Alison ?
Ô mon bel oiseau, ma suave cannelle,
3700éveillez-vous, m’amie, et parlez moi !
Vous pensez bien peu à ma peine,
quand pour l’amour de vous je tressue où que j’aille ;
ce n’est merveille si je languis et sue ;
je suis dolent comme l’agneau qui demande la mamelle.
Certes, m’amie, j’ai tel désir d’amour
que ma douleur est comme celle de la tourterelle fidèle ;
je ne puis manger plus que ne fait une pucelle. »
— « Va-t’en de la fenêtre, Jeannot le sot (dit-elle) ;
par Dieu, il n’y aura pas de : viens et me donne un bécot[140]
3710J’en aime un autre, (sinon, je serais à blâmer)
qui vaut bien mieux que toi par Jésus, Absalon !
va ton chemin, ou bien je te jette une pierre,
et laisse-moi dormir, que diable ! »
— « Hélas ! (dit Absalon), malheur !
faut-il qu’amour fidèle soit si mal reçu ?
Baise-moi donc, puisqu’il ne se peut mieux,
pour l’amour de Jésus et pour l’amour de moi. »
— « T’en iras-tu alors ? (dit-elle).
— « Oui certes, m’amie (dit Absalon).
3720— « Alors prépare-toi (dit-elle), et je viens aussitôt. »
Et à Nicolas elle dit tout bas :
« Tiens-toi coi, et tu riras tout ton soûl. »

Absalon se mit à genoux
et dit : « Me voici plus heureux qu’un seigneur,
car après ceci j’espère qu’il en viendra plus !
Ta grâce, m’amie, mon doux oiseau, ta faveur ! »
Lors elle ouvre la fenêtre, et en hâte :
« Finissons-en (dit-elle), allons, fais vite,
que nos voisins ne t’aperçoivent. »
3730Absalon de bien s’essuyer la bouche d’abord.
Noire était la nuit ainsi que poix ou charbon,
et à la fenêtre elle mit son derrière,
et Absalon, il ne lui advint ni pire ni mieux
qu’avec sa bouche de baiser sa fesse nue
très amoureusement, avant d’en rien savoir.
Il recula d’un bond, se disant qu’il y avait erreur,
car il savait bien que femme n’a point de barbe ;
il avait senti un objet rugueux et à longs poils,
et dit : « Fi, hélas ! qu’ai-je donc fait ? »
3740— « Hi, hi ! », fit-elle, et elle claqua la fenêtre.
Et Absalon s’en va d’un pas soucieux.
« Une barbe ! une barbe ! (dit le gracieux Nicolas),
par le corps Dieu, ceci va bel et bien ! »
Le pauvre Absalon entendit ces mots sans rien perdre,
et de dépit il se mordit la lèvre
et se dit à part lui : « Tu me le paieras ! »


Qui se frotte maintenant, qui se torche les lèvres,
avec poussière, et sable, et paille, et drap et copeaux ?
C’est Absalon qui souvent dit : « Hélas !
3750je livre mon âme à Satan
si je ne donnerais cette ville tout entière
pour être vengé de cette injure !
Hélas (dit-il), hélas, que ne me suis-je détourné ! »
Son amour brûlant était refroidi et tout éteint ;
depuis qu’il avait baisé le derrière de la donzelle
il ne se souciait de maîtresses pas plus que d’un brin de cresson,
car il était guéri de sa maladie ;
bien souvent il mettait maîtresses au défi
et pleurait comme l’enfant qu’on bat.
3760Doucement il traversa la rue,
vint chez un forgeron qu’on appelait maître Gervais ;

en sa forge il fabriquait pièces de charrue,
il affilait activement soc et coutre.
Absalon frappe tout doucement
et dit : « Ouvre Gervais, et vivement. »
— « Quoi, qui es-tu donc ? » — « C’est moi, Absalon. »
— « Quoi, Absalon ! par la sainte croix du Christ,
pourquoi vous levez-vous si tôt, eh, ben’cite[141] !
Qu’est-ce qui vous tourmente ? quelque folle fille, Dieu sait,
3770vous a mis en branle ainsi ;
par saint Néot, vous savez bien ce que je veux dire. »
Absalon se souciait comme d’une fève
de tout son badinage, il ne répondit mot ;
il avait plus d’étoupe à sa quenouille[142]
que ne savait Gervais. Il dit : « Très cher ami,
ce coutre rougi qui est là dans la cheminée,
prête-le-moi, j’en ai affaire,
et je te le rapporterai tout à l’heure. »
Gervais reprit : « Certes, si c’était de l’or,
3780ou des nobles, tous non comptés, en un sac,
tu les aurais, foi de forgeron.
Eh ! par le pied du Christ ; qu’en voulez-vous donc faire ? »
— « Advienne que pourra (dit Absalon),
je te le dirai bien demain. »
Et il saisit le manche froid du coutre.


Tout doucement il se glissa dehors
et puis s’en fut au mur du charpentier.
D’abord il tousse, et puis il frappe
à la fenêtre, ainsi qu’il avait fait devant.
3790Alison répondit : « Qui est là ?
qui frappe ainsi ? c’est un voleur, je gage. »
— « Mais non (dit-il), par Dieu, ma douce amie,
C’est moi, ton Absalon, ô ma chérie !
et je t’ai apporté un anneau d’or (dit-il) ;
c’est ma mère qui me l’a donné, sur mon salut ;
il est très beau, et bien gravé aussi ;
je te le baillerai si tu me donnes un baiser. »

    Or Nicolas s’était levé pour pisser ;
il pensa que la farce en serait meilleure,
3800si l’autre lui baisait le derrière ayant de s’échapper,
et vite il leva la fenêtre
et met hors son derrière sans mot dire,
sortant la croupe jusqu’à la hanche.
Et là-dessus parla le clerc, Absalon :
« Parle, mon doux oiseau, je ne sais où tu es. »
Nicolas aussitôt lui lâcha un pet
aussi fort que si c’eût été un coup de tonnerre,
si bien que du coup l’autre fut presque aveuglé.
Il se tenait prêt avec son fer chaud,
3810et il en frappa Nicolas au beau milieu des fesses.
Il s’en va de la peau la largeur de la main,
tant le coutre rougi lui a brûlé le derrière ;
et il pensa mourir de la cuisson.
Comme un fou il se mit à crier de douleur :
« Au secours ! de l’eau l de l’eau ! au secours ! pour l’amour de Dieu ! »
    Le charpentier s’éveilla en sursaut,
ouït quelqu’un qui criait : « De l’eau ! » comme un fou,
et pensa : « Hélas ! voilà le déluge de Noël[143] ! »
Il se dresse sans dire mot,
3820de sa hache il tranche la corde,
et voilà tout par terre ; il ne trouva à vendre
pain ni ale[144], avant qu’il n’eût touché le bois
du plancher, et là il resta évanoui.
Voilà notre Alison debout, et Nicolet
qui crient : « las ! » et : « haro ! » dans la rue.
Lors les voisins, petits et grands,
accourent, pour contempler cet homme
toujours évanoui, tout pâle et blême,
car en tombant il s’était cassé le bras ;
3830mais il lui fallut prendre en patience son mal,
car s’il parlait, aussitôt le faisaient taire
Nicolas le gracieux et Alison.
Ils dirent à chacun qu’il était fou,
que le « déluge de Noël » lui faisait si grand’peur

par imagination, que dans sa sottise,
il s’était acheté trois huches à pétrir,
et les avait pendues en l’air, au toit,
et les avait requis, pour l’amour de Dieu,
de coucher là, sous le toit, par compagnie[145].
3840Les gens se mirent à rire de sa lubie ;
ils lèvent les yeux et regardent le toit,
et font risée de toute sa mésaventure.
Car, quoi que ce charpentier répondit,
c’était en vain, et nul n’écoutait ses raisons ;
les grands serments couvrirent si bien ses protestations
qu’on le tint pour fou dans toute la ville,
car chaque clerc aussitôt se rangeait avec les autres.
Il disaient : « Le bonhomme est fou, mon cher frère »,
et chacun de rire de la querelle.

3850    C’est ainsi que la femme du charpentier fut caressée
malgré toute sa vigilance et sa jalousie,
et qu’Absalon lui a baisé l’œil d’en bas,
et que Nicolas s’est fait échauder le derrière.

Le conte est fini, Dieu sauve toute la compagnie !


Ici finit le conte du Meunier.



Conte de l’Intendant.


Prologue du conte de l’Intendant..



Après que l’on a ri du plaisant cas
d’Absalon et Nicolas le gracieux,
des gens divers, divers sont les propos ;
mais, la plupart, ils en rient et se gaussent,
et nul ne vis-je que ce conte peinât,
3860hormis le seul Oswald l’intendant,
vu que de son métier il était charpentier.
Quelque colère au cœur lui est restée.
Il murmure et il blâme un tantinet le conte.
« Sur mon salut, dit-il, je pourrais me venger
en contant du meunier orgueilleux joué,
s’il pouvait me chaloir de conter paillardises.
Mais je suis un vieillard, plaisanter ne me chaut.
J’ai fait mon temps au vert, désormais suis-je au sec[146] ;
sur ces cheveux blanchis sont écrits mes vieux ans ;
3870tout ainsi que le poil ai-je le cœur chanci.
À moins que je ne sois dans le cas de la nèfle.
Ce fruit-là, plus il va et plus il est mauvais,
tant qu’il blettisse en tas ou sur la paille.
Ainsi de nous, les vieux, s’en va-t-il, je le crains :
à moins qu’on ne soit blet, on ne peut être mûr.
Tant que le monde veut nous jouer de la flûte, nous sautons et sautons[147].
Car dans notre vouloir reste fiché ce clou
d’avoir blanche la tête ayant verte la queue
ainsi que le poireau : morte notre vigueur,
3880notre vouloir pourtant est toujours en folie.
Nous ne nous pouvons rien faire, mais il nous faut parler.
Toujours couve du feu sous notre vieille cendre.

Quatre charbons sont là, que je vais vous nommer :
Vantardise, mensonge, colère et convoitise ;
et ces quatre étincelles sont le lot de vieillesse.
Nos vieux membres sont gourds, oui, cela se peut bien,
mais vouloir ne prétend défaillir, ah bien, non.
Et je me sens encore, moi, ma dent de poulain,
malgré les nombreux ans qui sont passés depuis
3890 que se prit à couler le fausset de ma vie ;
car, sitôt né, bien sûr, sans attendre, la mort
a tiré le fausset par où ma vie s’en va,
et, depuis, le fausset coule et coule si bien
que tout près d’être vide est enfin le tonneau ;
et mon filet de vie découle sur le jable.
Bien peut la sotte langue sonner, carillonner
les folies qui depuis de longs jours sont passées.
Hormis le radotage, chez les vieux, plus rien n’est. »

Aussitôt que notre hôte eut oui ce beau prêche,
3900 du ton impérieux d’un roi il répliqua.
Il dit : « À quoi donc riment tous ces sages discours ?
Devrons-nous tout le jour gloser sur l’Évangile ?
C’est le diable qui fit prêcher un intendant,
comme il fait savetier pilote ou médecin.
Dis-nous donc ton histoire sans gaspiller le temps.
Voici venir Deptford, et il est demi-prime[148].
Voici venir Greenwich, où hante maint gredin.
Il serait temps, grand temps d’entamer ton histoire ! »

« Or donc, messires, dit Oswald l’intendant,
3910 je vous demande en grâce à tous qu’il ne vous peine
que je réponde et lui baille quelques nasardes ;
car opposer la force à la force, c’est justice.
Ce meunier ivre nous a ici conté
comment fut engeigné certain charpentier,
possible, pour me railler, car j’en suis un, moi.
Et, par votre congé, il va me le payer.
Je veux tout comme lui user de mots vilains[149].
Fasse Dieu, je l’en prie, qu’il se rompe le cou.

Il sait bien dans mon œil découvrir un fétu,
3920 mais dans son œil à lui il ne voit point la poutre.



Conte de l’Intendant[150].


Ici commence le conte de l’Intendant


À Trumpington, non loin de Cantebridge[151],
passe un ruisseau et, par-dessus, un pont,
et sur ledit ruisseau est assis un moulin —
ce que je vous dis là c’est la vérité pure.
Un meunier l’habitait depuis un fort long temps.
Comme un paon il était orgueilleux et paré.
Cornemuser, pécher et réparer filets,
faire coupes au tour, lutter, tirer de Tare, a tout il s’entendait.
Pendue à sa ceinture il portait dague longue ;
3930 de son épée la lame avait tranchant aigu.
Joli poignard encore au fond de l’escarcelle.
Nul qui, pour le péril, eût osé le toucher.
Un couteau de Sheffield était dedans ses chausses.
Il avait face ronde, camus était son nez,
son crâne était pelé autant que l’est un singe.
Cet homme-là était un franc coureur de foires.
Là nul n’osa jamais porter la main sur lui
que meunier ne jurât qu’il le paierait sur l’heure.
Grand voleur — c’est le vrai — de grain et de farine,
3940 rusé voleur aussi et fait au filouter.
Ce meunier avait nom Sinquin[152] le dédaigneux.
Il avait une femme, issue de noble race.

Le curé de l’endroit était père d’icelle.
Avec elle il donna force poêle d’airain
pour que ledit Sinquin entrât dans sa famille.
La damoiselle fut élevée au couvent,
Car Sinquin ne voulait, disait-il, prendre femme
qui ne fût élevée décemment et pucelle,
afin de bien tenir son rang de Yeoman[153].
3950 Elle était orgueilleuse, effrontée comme pie.
C’était un beau spectacle à voir que ces deux-là.
Les dimanches et fêtes il allait devant elle,
sa cornette[154] enroulée tout autour de son cou,
et elle le suivait, qui portait robe rouge ;
rouges étaient aussi les chausses de Sinquin.
Nul n’osait l’appeler d’un autre nom que « dame ».
Nul n’était si hardi, parmi ceux qui passaient,
Qu’il osât folâtrer ni jouer avec elle,
s’il ne voulait se faire massacrer par Sinquin
3960 à coups de dague, à coups de couteau, de stylet ;
car toujours les jaloux sont dangereuse espèce —
du moins ont-ils désir que leur femme le croie.
Elle, de son côté, qui avait sa souillure[155],
était une puante, puant comme eau croupie ;
elle était méprisante, elle était insultante.
La plus noble, à son gré, lui devait des égards,
tant pour sa parenté que pour l’éducation
qu’elle avait reçue au couvent.

Ces époux à eux deux possédaient une fille
3970 de vingt ans, sans autre famille
qu’un enfant âgé de six mois.
Il était au berceau et c’était un beau gars,
La jouvencelle était et potelée et drue,
le nez camus, les yeux gris comme verre,
la croupe large et les seins ronds et hauts,
cheveux bien blonds d’ailleurs, à ne vous point mentir.

Le curé de l’endroit, parce qu’elle était belle,
était dans le dessein de la faire héritière

de ses effets, de sa maison,
3980 et sur son mariage il était exigeant.
Il la voulait marier en haut lieu
à quelque digne sang d’antique descendante.
Le bien de Sainte Église, en effet, doit aller
à sang de Sainte Église, qui ait de la naissance.
Le prêtre voulait donc honorer son saint sang,
dût-il, en ce faisant, dévorer Sainte Église.

Force mouture échut à ce meunier, sans doute,
de l’orge et du froment du pays d’alentour,
et surtout il était un certain grand collège
3990 à Cantebridge, nommé le Soler-Hall,
qui lui donnait à moudre et son blé et son orge.
Or un jour il advint, en une occasion,
que, pris soudain d’un mal, s’alita le manciple[156].
On crut que, sans manquer, il allait en mourir.
Aussi notre meunier vola farine et grain
cent fois plus que devant ;
car devant volait-il encore courtoisement,
mais, outrageusement, dès lors, il fut voleur.
Sur quoi le wardain[157] tance et fait beau bruit.
4000 Mais meunier en fait cas comme d’un grain d’ivraie,
Il parla haut, jura que c’était calomnie.

Or il était deux clercs, tous deux jeunes et pauvres,
hôtes de ce collège dont je viens de parler,
C’étaient deux gens têtus et de jouer friands,
et, pour le seul attrait du jeu et du plaisir,
ils vont, sans se lasser, demander au wardain
qu’il leur donne congé, ne fût-ce qu’un moment,
pour aller au moulin porter moudre leur blé.
Et certes, sur leur tête ils osaient en répondre,
4010 on ne les volerait d’un demi picotin
par ruse, ni par force ne leur prendrait-on rien.
Tant qu’enfin le wardain octroya le congé.
Jean était le nom d’un, Alain celui de l’autre.

Ils étaient d’une ville qui se nomme Strother,
là-bas, loin dans le Nord, où ? je ne le saurais dire.

Notre Alain donc s’active après son équipage.
Sur le dos d’un cheval il vous charge le sac.
Et puis en route, Alain, et, en route aussi, Jean,
bonne épée au côté et bouclier au flanc.
4020 Jean connaît bien la route, point n’est besoin de guide.
Arrivés au moulin, il décharge le sac.
Alain parla premier : « Salut, Simon, ma foi !
Et comment vont ta femme et ta fille jolie ? »

« Alain, sois bien venu, dit Sinquin, sur ma vie,
et Jean pareillement. Eh, qui donc vous amène ? »

— « Simon, dit Jean, pargué[158], nécessité fait loi.
Qui n’a pas de valet doit se servir soi-même,
ou bien il n’est qu’un sot, ainsi disent les clercs.
Notre manciple, il va, je le crois, trépasser —
4030 il a ses grosses dents qui le font tant souffrir !
et c’est pourquoi je viens, et Alain avec moi,
pour moudre notre grain et puis le remporter.
Dépêche-nous, de grâce, sitôt que tu pourras. »
— « Ainsi sera-t-il fait, dit Sinquin, par ma foi.
Mais vous que ferez-vous, quand se fera l’ouvrage ? »
— « Pargué, je me tiendrai tout près de la trémie,
dit Jean, afin de voir comme y entre le grain.
Je n’ai pas encore vu, par le sang de mon père,
comment cela va et vient, la trémie. »
4040 Alain à son tour dit : « Ainsi feras-tu, Jean.
Cependant, par mon chef, je me tiendrai en bas,
afin de voir comment la farine descend
dans l’auge, et ce sera là mon ébatement.
Car, Jean, en bonne foi, je puis te ressembler :
je suis certes aussi mauvais meunier que toi. »

Le meunier a souri de leur simplicité.
Il songea : « Ce qu’ils font, ce n’est tout que finesse.
Ils cuident que nul homme ne les saurait tromper.

Pourtant, si tout va bien, je leur en ferai voir,
4050 en dépit des ressources de leur philosophie.
Plus il auront recours, eux, à des tours subtils,
plus, en me servant, moi, je les volerai.
Encore, pour farine n’auront-ils que du son.
Les plus grands clercs ne sont nullement les plus sages,
comme jadis au loup a bien dit la jument.
Tout leur art, je le prise autant qu’un grain d’ivraie. »

Il prend la porte en tapinois,
ayant choisi son temps, et sort à la muette.
Il cherche à droite, à gauche, et finit par trouver
4060 le cheval de nos clercs, qui était attaché
derrière le moulin et sous une tonnelle.
Alors, vers le cheval bellement il s’adresse
et, sans perdre de temps, il lui ôte la bride ;
et, dès qu’il se sent libre, le cheval de partir
vers le marais où courent des juments indomptées,
haut le pied, hennissant, sans connaître d’obstacle.

Le meunier s’en revient et il ne sonne mot,
mais il fait sa besogne et rit avec les clercs,
tant qu’à la fin son blé est bel et bien moulu.
4070 Et dès que la farine est au sac et liée,
Jean sort et voit son cheval disparu.
Il crie « haro », il crie « hélas !
Voilà notre cheval perdu ! Alain, au nom des os de Dieu,
alerte, viens-t’en, ami, vite, vite.
Hélas ! notre wardain a perdu son palefroi. »
Et Alain oublie tout, la farine et le grain,
et tout son bon, ménage lui sort de la cervelle.
« Quoi ? Par où a-t-il pris ? » se met-il à crier.

La meunière au moulin arrivait en courant,
4080 disant : « Hélas ! votre cheval ! il s’en va au marais
grand’allure trouver des juments indomptées.
Au diable soit la main qui l’attacha si mal
et celui qui eût dû lui mieux lier la rêne. »
— « Hélas ! dit Jean, Alain, pargué,
va, mets bas ton épée et je mets bas la mienne.
Je cours, Dieu le sait, aussi vite qu’un cerf.

Eh ! morgue, à nous deux il n’échappera mie.
Pourquoi n’avoir pas mis le bidet dans la grange ?
Malepeste, parguienne, Alain, tu n’es qu’un sot ! »

4090 Ces deux bons clercs ont donc couru grand’erre
vers le marais, Alain et aussi Jean.

Et quand le meunier voit que les clercs sont partis,
il a de leur farine pris un demi-boisseau
et a dit à sa femme d’en pétrir un gâteau.
« Je crois bien, ce dit-il, que les clercs se méfiaient.
N’empêche qu’un meunier fait la barbe à un clerc
avec tout son savoir. — Qu’ils aillent leur chemin !
Voyez-les donc aller ! oui, les enfants s’amusent !
Ils ne l’auront pas si aisément, par mon chef. »
4100 Ces bons clercs ! ils courent de-ci de-là.
« Gare, gare — arrête, arrête — par ici — en arrière !
Va-t’en là-bas siffler, toi, moi, je le guette ici. »
Mais de longtemps, — jusques a la nuit close —
ils ne peuvent, malgré qu’ils s’évertuent,
rattraper leur bidet, qui toujours court… et vite !
tant que dans un fossé ils l’attrapent enfin.

Las et tout dégouttant, comme chien sous la pluie,
s’en vient le pauvre Jean et Alain avec lui.
« Malheureux, disait Jean, le jour où je suis né !
4110 Nous servirons de fable et de risée au monde.
Notre blé est volé : de sots nous vont traiter
les gens et le wardain et tous nos camarades,
et surtout le meunier. Hélas ! hélas ! »

Ainsi Jean se lamente, et vient clopin-clopant
vers le moulin, et Bayard par la bride.
Il trouva le meunier assis près du foyer ;
car il faisait nuit noire, pas moyen d’aller outre.
Ils implorent de lui, et pour l’amour de Dieu,
couvert et gîte, à beaux deniers s’entend.

4120 Le meunier leur répond : « S’il y a de la place,
tel que voilà, il y en a pour vous.
Ma maison est petite, mais vous avez la science,
et en argumentant vous savez d’un espace

de vingt pieds en faire un d’un quart de lieue au moins.
Or voyons si, tel quel, ce logis peut suffire
ou, selon votre mode, moyennant vos discours, rendez-le spacieux. »

— « Or ça, Simon, dit Jean, par monsieur Saint Cuthbert[159],
tu es toujours gai, toi, et c’est bien répondu.
Il faut, ai-je ouï dire, prendre de deux choses l’une,
4130 ou bien ce que l’on trouve ou bien ce qu’on apporte.
Mais avant tout, cher hôte, de grâce, je te prie,
procure-nous manger et boire et nous héberge,
et nous te le paierons, sans qu’il y manque rien.
On ne peut, les mains vides, attirer un faucon :
voici donc notre argent tout prêt à dépenser.
Lors le meunier envoie au village sa fille
quérir et bière et pain, et fait rôtir une oie,
et il lie leur cheval pour qu’il ne se détache ;
puis dans sa propre chambre il leur dressa un lit,
4140 de couvertes, de draps, très décemment garni,
du sien propre éloigné de dix pieds ou de douze.
Sa fille avait son lit à elle
dans cette même chambre : un lit, puis, après, l’autre.
On ne pouvait mieux faire et la raison, c’était
qu’il n’était là dedans de logement plus grand.
On soupe et l’on devise afin de se distraire,
Et à cœur joie l’on va buvant la bière forte.
À la fin, vers minuit, on s’en va se coucher.

Le meunier s’est fort bien vernissé le visage.
4150 Très soûl, il était pâle, et non point empourpré.
Il avait le hoquet et il parlait du nez
comme s’il eût eu asthme ou rhume de cerveau.
Il part donc se coucher et sa femme avec lui.
Elle, elle était légère et gaie autant que geai
d’avoir bien humecté son aimable gosier.
Droit au pied de son lit fut placé le berceau,
pour qu’elle pût bercer et allaiter l’enfant.
Quand de la cruche on eut vidé le contenu,
au lit se mit la fille, sans plus longtemps tarder,
4160 au lit se mit Alain, et Jean se mit au lit.

Tout est couché. Besoin ne fut de dormitif.
Le meunier a humé la bière à si longs traits
qu’en son sommeil il ronfle aussi fort qu’un cheval
et ne se donne garde de tenir son derrière.
Sa femme avec vigueur joue l’accompagnement.
On eût ouï leur bruit à plus de deux cents toises ;
et la donzelle aussi ronfle par compagnie[160].

Alain le clerc entend la mélodie.
Il pousse Jean du coude et dit : « Dors-tu ?
4170 Entendis-tu jamais, dis-moi, chanson pareille ?
Hein ! les complies qu’à trois ils nous chantent ici !
Que le feu Saint-Antoine arde les importuns !
Qui jamais entendit si merveilleuse chose ?
Oui, que Dieu leur envoie la fleur des fins mauvaises !
Je n’aurai de sommeil de toute cette nuit.
Mais enfin, peu me chaut ; tout sera pour le mieux.
Car, Jean, ajouta-t-il, j’en jure mon salut,
je veux, si je le puis, caresser la pucelle.
Il nous est par la loi laissé quelque recours ;
4180 car il est une loi, Jean, qui nous dit ceci :
que si, sur certain point, certain homme est lésé,
il doit, sur certain autre, être dédommagé.
Notre blé est volé, en un mot comme en cent,
et ce jour fut pour nous trop mauvaise journée,
et puisqu’il n’est pour moi point de redressement,
je veux du moins avoir récompense à ma perle.
Non, non, pargué, je n’en choisis point d’autre. »

Jean répondit : « Alain, penses-y donc.
Le meunier, tu le sais, est homme à redouter,
4190 et, si de son sommeil jamais il s’éveillait,
il pourrait à tous deux nous faire vilenie ! »
Sur quoi Alain repart : « Je ne fais cas de lui non plus que d’une mouche. »
Il se lève et se glisse auprès de la pucelle.
Elle était sur le dos dormant profondément,
si bien qu’il fut si près, avant qu’elle l’aperçût,
que pour crier, vraiment ! il eût été trop tard ;

et, pour le faire court, ils accordent leurs vielles.
Or, joue, Alain ! Tandis, parlerai-je de Jean.

Jean reste en paix le temps qu’on chemine cent toises,
4200 et à part lui il geint et il se déconforte.
« Hélas ! dit-il, hélas, voilà un méchant tour !
Je puis maintenant dire que je ne suis qu’un sot.
Mon camarade au moins a remède à son mal :
il serre dans ses bras la fille du meunier ;
il voit, s’aventurant, son besoin soulagé ;
et moi je reste au lit tout tel qu’un sac de balle ;
et quand demain matin sera conté ce tour,
on me tiendra pour simple et pour poule mouillée.
Bah ! je me lèverai et courrai l’aventure.
4210 Qui rien ne risque, rien n’a, dit le dicton. »
Et le voilà sur pied et qui sans bruit s’en va
vers le berceau, et le prend en ses mains,
et le porte tout doux près du pied de son lit.

La femme peu après cesse son ronflement,
s’éveille, sort, afin d’aller tomber de l’eau,
rentre, ne trouve plus son berceau en sa place,
tâtonne ça et là, mais de berceau point trace,
« Hélas, dit-elle, hélas, j’allais me fourvoyer ;
j’ai failli m’en aller tout droit au lit des clercs.
4220 Eh ! Benedicite ! mal m’en eût-il lors pris ! »
Et d’aller tant qu’elle eut retrouvé le berceau,
et toujours et toujours elle avance à tâtons
et trouve enfin le lit, et se croit à bon port,
parce que le berceau est là auprès du pied.
Sans savoir où elle est, car elle n’y voit goutte,
bien et bel entre-t-elle au lit auprès du clerc
et reste sans branler et cherche le sommeil.
Or bientôt Jean le clerc brusquement se redresse
et sur notre commère tombe à bras raccourcis.
4230 Elle n’avait de longtemps goûté pareil déduit.
Il point dur et profond ainsi qu’un enragé.
Telle est la belle vie que mènent nos deux clercs,
jusqu’à ce que le coq eut par trois fois chanté.

Alain, quand l’aube vint, se trouva fatigué,
car il avait peiné toute cette longue nuit.
Il dit alors : « Adieu, Madelon, amie douce ;
voici te jour venu, je ne puis demeurer.
Mais, pour la vie, a pied, à cheval, en tous lieux,
je suis, sur mon salut, ton clerc tout dévoué. »
4240 — « Va donc, bel ami doux, dit-elle, va, adieu !
Mais, avant que tu partes, un mot veux-je te dire.
Quand tu t’éloigneras, passant près du moulin,
à l’huis qui est derrière, là, tout près de l’entrée »
tu verras un gâteau d’un bon demi-boisseau
fait de ton propre blé,
que j’ai moi-même aidé mon père à te voler.
Et, bel ami, dit-elle, Dieu te sauve et te garde ! »
Et à ces mots peu s’en faut qu’elle ne pleure.

Alain se lève et pense : « Devant que le jour crève,
4250 je vais me mettre au lit près de mon compagnon ;
et voilà que sa main a trouvé le berceau.
« Pardieu, réfléchit-il, je me trompais d’adresse.
J’ai la tête qui tourne d’avoir tant besogné,
et c’est là ce qui fait que je ne vais pas droit.
Je vois bien au berceau que je suis fourvoyé :
c’est là que sont couchés le meunier et sa femme. »
Et d’aller de ce pas, que le diable l’emporte !
vers le lit dans lequel est couché le meunier :
il croit se mettre au lit près de son ami Jean,
4260 et c’est près du meunier que le galant se boute.
Il le prend par le cou et lui parle tout bas :
« Ehl Jean, éveille-toi, eh ! tête de mulet,
eh ! par le sang du Christ, et écoute un bon tour,
car, vrai, par ce seigneur que l’on nomme saint Jacques,
j’ai par trois fois, en cette courte nuit, joui
de la fille au meunier étendue sur le dos,
tandis que dans ton lit tu tremblais en poltron. »
— « Ah ! faux ribaud, dit le meunier, vraiment ?
Ah ! faux traître ! faux clerc !
4270 tu mourras tout à l’heure, par la vertu de Dieu,
toi qui fus si osé que de déshonorer
ma fille qui sortit de si haute lignée. »

Et à la gorge il a saisi Alain,
et Alain à son tour l’empoigne avec furie,
et en plein sur le nez il lui donne du poing.
Un flot de sang jaillit, tombant sur sa poitrine.
Et sur le sol alors, nez et bouche meurtris,
ils se roulent tous deux comme gorets en sac ;
puis les voilà sur pied, puis les voilà par terre,
4280 tant qu’enfin le meunier butte contre un pavé
et du coup sur sa femme va choir à la renverse.
Elle ne savait rien de la sotte querelle,
endormie qu’elle était depuis un court instant
avec Jean qui, pour lors, réparait sa nuit blanche.
La chute en sursaut la réveille.
« À l’aide, à l’aide, sainte croix de Bromholm[161],
In manus tuas ! Seigneur, je t’invoque !
Éveille-toi, Simon. Le malin est sur nous
Oh ! j’ai le cœur brisé, oh ! je suis presque morte.
4290 J’ai quelqu’un qui me pèse sur le ventre et la tête.
A l’aide, Simon, à l’aide, car les faux clercs se battent ! »
Jean saute à bas du lit aussi vite qu’il peut
et tout le long des murs il s’en va tâtonnant
pour trouver un bâton ; et elle aussi se lève.
Elle savait les êtres mieux que ne faisait Jean :
contre le mur, tantôt, elle trouve un bâton.
Elle aperçut alors une vague lueur,
car par un trou entrait un clair rayon de lune,
et à cette lumière elle les vit tous deux,
4300 quoiqu’elle n’eût pu dire au vrai c’est tel ou tel,
lorsque devant ses yeux elle entrevit du blanc :
et dès qu’elle aperçut cette vague blancheur,
elle crut que le clerc portail bonnet de nuit,
et, le bâton en main, elle approche, elle approche,
et crut avoir atteint Alain, mais, là, en plein,
quand c’était du meunier le blanc crâne pelé ;
si bien qu’il roule à bas et crie : « Haro ! je meurs ! »
Les deux clercs vous le rossent et le laissent par terre.
Puis, se vêlant, ils vont reprendre leur cheval,
4310 et leur farine aussi, et se mettent en route,

sans oublier de prendre au moulin leur gâteau,
fait d’un demi-boisseau de farine et bien cuit.

Ainsi est le meunier orgueilleux bien battu ;
encore a-t-il perdu la mouture du blé ;
sans compter qu’il a fait tous les frais du souper
des clercs Alain et Jean, qui l’ont battu si bien.
On lui a caressé et sa femme et sa fille.
Cela, meunier, cela t’apprendra à tromper.
Et c’est pourquoi l’on dit ce proverbe très vrai :
4320 « Il ne doit pas s’attendre au bien qui fait le mal ;
qui fut trompeur sera trompé. »
Et Dieu, qui tout là-haut trône en sa majesté,
garde la compagnie, tant petits comme grands !
Ainsi ai-je payé le meunier dans mon conte.


Ici finit le conte de l’Intendant.


Conte du Cuisinier.


Prologue du conte du Cuisinier.
.


Le cuisinier de Londres, quand parlait l’intendant,
De joie (ce lui semblait) lui caressait le dos.
« Ha, ha, fit-il, ha, ha, par la passion du Christ,
la belle conclusion que ce meunier a vue
clore son argument touchant l’hébergement,
4330Salomon a bien dit vraiment en son langage :
Garde-toi d’accueillir quiconque en ta maison,
car héberger la nuit est périlleuse chose.
Il fait bon que l’on sache
Quelles gens l’on admet en son particulier.
Je veux certes que Dieu peine et souci m’envoie
si jamais, depuis que j’ai nom Hodge[162] de Ware,
j’ai ouï qu’un meunier eut plus de tablature.
On lui fit un bon tour, pardi, en la nuit noire.
Mais sera-t-il donc dit que l’on s’en tiendra là ?
4340Nenni. Et c’est pourquoi, si vous daignez ouïr
un conte dit par moi, qui suis un pauvre diable,
je vous veux raconter, du mieux que je pourrai,
comment un certain tour advint en notre ville. »

    Notre hôte répondit et dit : « J’en suis d’accord,
Allons, conte, Roger, et tâche qu’il soit bon,
car il t’est arrivé de saigner maint pâté,
et il t’est arrivé de vendre maint rassis,
qui fut chaud par deux fois et par deux fois fut froid.
Maint pèlerin pria que le Christ te maudit,
4350qui encore aujourd’hui se sent de ton persil

pour en avoir mangé avec ton oie grasse,
pource qu’en ta boutique il vole mainte mouche[163].
Allons, gentil Roger, allons, par ton surnom,
si je t’ai plaisanté ne te courrouce point :
toute vérité passe quand on rit et plaisante. »
— « Tu as dit vérité, dit Roger, par ma foi.
Mais plaisanterie vraie, méchante plaisanterie, comme dit le Flamand[164].
Et, par conséquent, Henry Bailly, sur ta foi,
ne te courrouce pas avant qu’on se sépare,
4360si c’est d’un hôtelier qu’il s’agit en mon conte.
Mais ce n’est pas celui qu’encore je veux conter.
Mais avant qu’on se quitte, vrai, tu auras ton compte. »
À ce propos notre homme rit et s’égaya fort,
puis il conta son conte et vous l’allez ouïr.


Ainsi finit le prologue du conte du Cuisinier.


Conte du Cuisinier.


Ici commence le conte du Cuisinier.


Jadis en notre ville était un apprenti
d’une corporation de marchands vitailleurs[165].
Le drôle était gaillard comme pinson au bois,
aussi brun qu’une mûre — joli petit bout d’homme.
Ses cheveux étaient noirs et peignés avec soin.
4370Il était bon danseur, et danseur si joyeux
qu’on l’avait surnommé Pierquin le Révéleux[166].
Il était plein d’amour et de galanterie
autant que de doux miel est une ruche emplie.
C’était contentement pour celle qui l’avait !
A tous les mariages il dansait et sautait.
Le galant aimait mieux taverne que boutique.
Car, lorsqu’il y avait dans Chepe[167] chevauchée,

il n’y faisait qu’un saut, désertant la boutique.
Jusqu’à ce qu’il eût vu tout ce qu’on pouvait voir
4380et qu’il eût bien dansé, jamais il ne rentrait.
Il assemblait maison de gens de son espèce
pour sauter et chanter et mener tels déduits ;
et là assignait-on encore le jour et l’heure
d’aller jouer aux dés dans telle ou telle rue.
Car dans la ville entière nul apprenti n’était
qui fût plus entendu à jeter les deux dés
que ne l’était Pierquin. Avec cela fort large
au fait de la dépense en la chambre discrète.
C’est ce dont s’aperçut son maître en son commerce,
4390qui trouva son tiroir vide plus d’une fois :
car apprenti fringant — c’est une chose sûre —
qui fréquente les dés, le plaisir ou l’amour,
qui paiera les violons ? Le maître en sa boutique ;
quand même à la musique il n’aura nulle part —
vol et dissipation étant lors synonymes —
tandis que l’autre racle ou guitare ou rebec.
Débauche et probité, dans la condition humble,
se prennent aux cheveux, comme on sait, tout le jour.

    Ce gaillard apprenti resta donc chez son maître
4400jusqu’à ce que son temps fût près d’être fini,
quoique matin et soir il reçût des semonces
et que parfois l’orgie le menât à Newgate[168].

    Mais il advint qu’enfin son maître s’avisa,
un jour, après qu’il eut parcouru ses papiers,
d’un proverbe qui dit expressément ceci :
« Mieux vaut du tas tirer une pomme gâtée
que de lui donner temps de gâter tout le reste. »
Serviteur débauché, c’est un cas tout semblable :
c’est un bien moindre mal de le mettre dehors
4410que de laisser par lui se perdre tous vos gens.
Voilà pourquoi son maître lui donne son congé,

en priant que malheur et chagrin raccompagnent.
Ainsi fut congédié le gaillard apprenti.
Or cours le guilledou ou non, c’est ton affaire !

Et, parce qu’il n’est point de voleur sans compère[169]
qui l’aide à gaspiller son butin et gruger
ce qu’il peut extorquer, ce qu’il peut emprunter,
il fit tantôt porter son lit et ses effets
chez un sien compagnon, un drôle de sa trempe,
4420un qui aimait les dés, la joie et les plaisirs,
dont la femme tenait, pour sauver l’apparence,
boutique, et, de son vrai métier, faisait l’amour.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

De ce conte du Cuisinier c’est là tout ce que fit Chaucer.


Groupe B


Conte de l’Homme de Loi.


Introduction au Prologue de l’Homme de Loi.


Paroles adressées par l’hôtelier à la compagnie.


Notre hôte vit bien que le clair soleil
avait parcouru l’arc de son jour artificiel
pour un quart, une demi-heure et plus[170].
Et, bien qu’il ne fût pas profond expert en science,
il savait que c’était le dix-huitième jour
d’avril[171], qui est le messager de mai,
et vit bien que l’ombre de tout arbre
était en longueur de la même dimension
que le corps dressé qui la produisait.
10Adonc par cette ombre il prit connaissance
que Phébus, qui brillait d’un si clair éclat,
s’était élevé de quarante-cinq degrés,
et, ce jour-là, étant donné la latitude,
il en conclut qu’il était dix heures d’horloge,
et soudain il fit se retourner son cheval.
« Messires, (dit-il,) je vous en préviens, toute la bande,
le quart de cette journée s’est écoulé.
Ores, pour l’amour de Dieu et de saint Jean,
ne perdez pas de temps, pour autant que le pouvez.
20Messires, le temps s’échappe nuit et jour
et se dérobe à nous, soit à notre insu quand nous dormons,

soit par inadvertance pendant nos veilles,
comme fait le cours d’eau qui jamais ne revient en arrière
lorsqu’il descend de la montagne à la plaine.
Sénèque peut avec raison, ainsi que maint philosophe,
pleurer le temps, plus que l’or mis en coffre.
« Car perte de richesses peut se réparer,
mais perte de temps nous ruine, » dit-il.
Il ne saurait revenir sans aucun doute,
30non plus que le pucelage de Margot
quand elle l’a perdu en son dévergondage.
Ne moisissons pas de la sorte dans l’oisiveté.
Messire légiste, (dit-il,) par votre bonheur à venir,
racontez-nous tout de suite une histoire, comme il est convenu.
Vous vous êtes soumis de votre plein gré
à ma décision en cas pareil.
Exécutez-vous et tenez votre promesse.
Vous aurez alors du moins fait votre devoir. »
« Hôte, dit-il, de par Dieu ![172], j’y consens.
40Violer une convention, ce n’est pas mon dessein ;
promesse est dette et bien volontiers je tiendrai
toute ma promesse ; je ne puis mieux dire.
Car la loi que l’homme impose à autrui,
il doit à lui-même en droit l’appliquer.
Ainsi le veut notre texte. Néanmoins il est certain
que sur l’heure je ne puis dire nul conte profitable
que Chaucer — encore qu’il s’y connaisse médiocrement
en mètres et en rimes habiles, —
n’ait dit en tel anglais qu’il sait,
50il y a beau temps, comme plus d’un en a connaissance.
Et s’il ne les a pas dits, ces contes, cher frère,
dans un livre, il les a dits dans un autre,
car il a parlé d’amoureux, en long et en large,
plus qu’Ovide n’en a cité
dans ses Epîtres qui sont fort anciennes.
Pourquoi les conterais-je puisqu’ils ont été contés ?
Dans sa jeunesse il a chanté Geys et Alcyone[173],
et depuis il a parlé en particulier de chacun,
nobles épouses et amoureux aussi.

60 Quiconque voudra chercher dans son grand volume
intitulé Légendes des Saintes de Cupidon[174]
y pourra voir les grandes et larges blessures
de Lucrèce et de Thisbé de Babylone,
l’épée dont se férit Didon pour le trompeur Enée,
l’arbre où Phyllis se pendit pour son Démophon,
la plainte de Déjanire et d’Hermione,
d’Ariane et d’Isiphile[175] ;
l’île stérile se dressant dans la mer ;
70 Léandre noyé pour sa chère Héro,
les larmes d’Hélène ainsi que le chagrin
de Briséis, et le tien, ô Ladomée[176],
ta cruauté, reine Médée,
tes petits enfants pendus par le cou
pour ton cher Jason, si faux en amour !
Hypermnestre, Pénélope, Alceste,
il loue vos vertus de femmes parmi les meilleures !
Mais certes il n’écrit pas un mot
sur le méchant exemple donné par Canacée[177],
coupable amante de son propre frère ; —
80 (a de telles maudites histoires je dis : « fi ! »)
ni non plus, suivant Tyrius Apollonius,
sur la façon dont le maudit roi Antiochus
ravit le pucelage de sa fille,
ce récit si affreux à lire,
quand il la renversa sur le pavé.
C’est pourquoi lui, de propos délibéré,
n’a voulu oncques écrire en aucun de ses ouvrages
pareilles horribles abominations,
et je n’en veux pas raconter non plus, si je le puis.
90 Mais pour mon récit comment dois-je faire aujourd’hui ?
Il me déplairait, sans doute, qu’on me comparât
à ces Muses nommées les Piérides[178]

le livre des Métamorphoses sait ce que je veux dire —
mais néanmoins je ne m’en soucie pas plus que d’une fève
si je viens à sa suite avec un pauvre plat de cenelles cuites.
Je parle en prose et lui abandonne les vers[179]. »
Et sur ce mot, d’un visage grave,
il commença son conte, comme vous allez l’entendre.



Le Prologue du conte de l’Homme de Loi.


Ô mal odieux ! état de pauvreté ![180]
100 si accablé de soif, de froid, de faim !
Demander du secours te fait honte en ton cœur ;
si tu n’en demandes pas, tu es si blessé par le besoin
que le besoin même découvre toute ta blessure cachée !
En dépit de toi, tu dois par indigence
ou voler, on mendier, ou emprunter ta dépense !

Tu blâmes le Christ et dis bien amèrement
qu’il répartit mal les richesses temporelles.
Ton voisin, tu l’accuses — en quoi tu pèches —
et tu dis avoir trop peu, tandis que lui a tout.
110 « Par ma foi, dis-tu, un jour il devra rendre compte
quand brûlera sa queue dans les charbons ardents,
car il ne secourt nullement les besoigneux en leur besoin. »

Écoute quelle est la sentence du sage :
« Mieux vaut mourir que d’être en indigence ;
ton propre voisin va te mépriser ».
Si tu es pauvre, adieu considération !
Prends encore cette sentence du sage :

« Tous les jours des pauvres sont mauvais. »
Prends donc garde, avant d’en arriver à ce point !

120 « Si tu es pauvre, ton frère te hait,
et loin de toi s’enfuient tous tes amis, hélas ! »
Ô riches marchands, vous êtes dans l’aisance, vous,
gens nobles, gens prudents quant à cela !
Vos sacs ne sont pas remplis d’as doubles
mais de six-cinq vous portant bonheur[181].
Vous pouvez bien danser joyeux à Noël !

Vous visitez du pays et veillez à vos gains ;
en gens sages vous connaissez tout l’état
130 des royaumes ; vous êtes pères de nouvelles
et de contes, tant de paix que de luttes.
Je serais à cette heure tout dépourvu de contes,
n’était qu’un marchand, il y a mainte année,
m’enseigna celui que vous allez entendre.



Le Conte de l’Homme de Loi[182].


Ci commence le conte de l’homme de loi.


En Syrie jadis vivait une compagnie
de marchands riches et avec cela sérieux et loyaux,
qui expédiaient partout fort loin leurs épices,
leurs draps d’or et leurs satins aux riches couleurs.
Leur marchandise était si avantageuse et si nouvelle

qu’un chacun avait plaisir à commercer
140 avec eux comme aussi à leur vendre leurs denrées.

Or il advint que les maîtres de cette corporation
se disposèrent au voyage de Rome.
Que ce fût pour leur commerce ou leur agrément,
ils ne voulurent y envoyer nul autre messager,
mais vinrent eux-mêmes à Rome (pour faire court),
et dans tel endroit qui leur parut servir
à leur dessein, ils prirent leur logement.

Ces marchands ont demeuré dans la dite ville
un certain temps, selon leur bon plaisir.
150 Et il se fit que l’excellente renommée
de la fille de l’empereur, Dame Constance[183],
fut rapportée dans les moindres détails,
de jour en jour, à ces marchands syriens
de telle façon que je vais vous le raconter.

Voici quel était l’éloge unanime de tous :
« Notre empereur de Rome (que Dieu l’ait en sa garde !)
a une fille telle que, depuis l’origine du monde,
à compter tant sa bonté que sa beauté,
oncques n’y eut autre pareille à elle.
160 Je prie Dieu de la maintenir en honneur
et voudrais que de toute l’Europe elle fût reine.

En elle est grande beauté sans orgueil,
jeunesse sans enfantillage ni folie,
en toutes ses œuvres la vertu est son guide,
l’humilité a tué toute tyrannie en elle.
Elle est miroir de toute courtoisie ;
son cœur est véritable chambre de sainteté,
sa main dispense libéralement les aumônes. »

Et toute cette rumeur était exacte, aussi vrai que Dieu est vérité,
170 mais maintenant revenons à notre dessein :
Ces marchands ont fini de charger à nouveau leurs navires,
et après avoir vu cette bienheureuse demoiselle,

ils s’en sont retournés bien volontiers en Syrie ;
ils vaquent à leurs affaires ainsi qu’autrefois
et vivent dans l’aisance ; je ne puis vous en dire plus.

Or il advint que ces marchands étaient en faveur
auprès de celui qui était sultan de Syrie,
car, lorsqu’ils revenaient de quelque pays étranger,
il avait accoutumé, dans sa gracieuse courtoisie,
180 de leur faire bon visage et de s’enquérir avidement
des nouvelles de divers royaumes en vue d’apprendre
les merveilles qu’ils avaient pu voir ou bien ouïr.

Entre autres choses, tout spécialement
ces marchands lui parlèrent de Dame Constance,
de sa noblesse si grande, sérieusement, avec force détails,
en sorte que le sultan prit si grand plaisir
à en conserver l’image dans son souvenir
que tout son désir et tout son souci anxieux
tendirent à l’aimer tant que sa vie durerait.

D’aventure en ce grand volume
190 que les hommes nomment le ciel il était écrit
par les astres, à l’heure où il naquit,
qu’il devrait la mort à l’amour, hélas !
car dans les astres, plus transparents que n’est verre,
est écrite, Dieu le sait, pour quiconque saurait y lire
la mort de chaque homme, sans nul doute.

Dans les astres, maint hiver auparavant,
se trouvait écrite la mort d’Hector, d’Achille,
de Pompée, de Jules César, avant leur naissance,
200 la lutte thébaine, et la mort d’Hercule,
de Samson, de Turnus, et celle de Socrate ;
mais si borné est l’esprit des hommes
que nul ne sait bien y lire en plein.

Le sultan manda son conseil privé
et pour passer la chose en revue rapidement,
il lui déclara son intention
et lui dit de façon certaine que s’il n’avait le bonheur
de posséder Constance, avant peu de temps
il en mourrait, et lui enjoignit, en hâte,
210 de trouver quelque moyen pour lui sauver la vie.


Divers conseillers parlèrent diversement.
Ils argumentèrent et retournèrent la chose en tous sens,
ils mirent en avant mainte raison subtile,
ils parlèrent de magie et de tromperie,
mais finalement, en conclusion,
ils ne purent voir là nulle ressource,
ni d’aucune autre façon, sauf par mariage.

À ceci alors ils virent tant d’obstacles
en raison, pour le dire bien clairement,
220 étant donné qu’il y avait une telle différence
entre les lois des deux pays, qu’ils déclarèrent
ne pouvoir croire qu’un prince chrétien voulût de plein gré
marier sa fille sous nos chères lois
que nous avons apprises de notre prophète Mahomet.

Mais lui répondit : « Plutôt que de perdre
Constance, certes je veux être baptisé.
Il me faut être à elle, je n’ai pas d’autre choix.
Je vous en prie, tenez cois vos arguments,
sauvez-moi la vie, et ne soyez pas négligents
230 à me procurer celle qui tient ma vie en son pouvoir
car en ce tourment je ne saurais demeurer longtemps. »

Qu’est-il besoin de plus d’amplification ?
Je dis que, par traité et par ambassade
et par la médiation du pape,
et par toute l’Église et toute la chevalerie,
afin de détruire la loi de Mahom
et faire croître la précieuse loi du Christ,
ils se sont mis d’accord, comme vous allez l’entendre :

À savoir que le sultan et ses barons
240 et tous ses hommes liges devraient être baptisés,
et qu’il obtiendrait Constance en mariage
avec telle quantité d’or, je ne sais laquelle,
et qu’à cet effet il donnerait des garanties suffisantes.
Ce même accord fut juré de part et d’autre.
Maintenant, belle Constance, que le Dieu tout-puissant te guide !

Maintenant certains, j’imagine, s’attendraient
à ce que je dise tout l’équipage

que l’empereur, en sa grande noblesse,
a préparé pour sa fille, dame Constance.
250 L’on peut bien savoir que si grand arroi
nul ne saurait le raconter en une petite phrase
tel qu’il fut préparé pour si haute cause.

On désigne des évêques, pour aller avec elle,
des seigneurs, de grandes dames, des chevaliers renommés,
et d’autres gens en grand nombre (pour faire court).
Et l’on fit signifier dans la ville
qu’un chacun avec grande dévotion
priât le Christ de prendre ce mariage
en gré et favorisât ce voyage.

260 Le jour de son départ est arrivé ;
je dis que le triste jour fatal est arrivé
où il ne peut plus y avoir de délai,
et où ils se disposent à faire route, tous et un chacun.
Constance tout abattue par le chagrin
se leva bien pâle et se disposa à partir,
car elle voyait bien qu’il n’était autre fin.

Hélas ! qu’est-il étonnant qu’elle ait pleuré,
elle que l’on envoie vers une nation étrangère,
loin des amis qui l’ont si tendrement gardée
270 et pour être obligée d’obéir
à un homme dont elle ne sait pas la disposition.
Les maris sont tous bons et l’ont été dès les temps anciens,
ce que savent leurs femmes, je n’ose vous en dire davantage.

« Père[184], (dit-elle,) ta malheureuse enfant Constance
ta petite fille si doucement élevée,
et vous, ma mère, ma souveraine joie
sur toute chose, hormis le Christ là-haut,
Constance, votre enfant, se recommande bien des fois
à votre grâce, car je dois aller en Syrie
280 et jamais plus ne dois vous voir de mes yeux.

Hélas ! chez la nation barbare
il me faut aller sur-le-champ, puisque vous le voulez ainsi,
mais que le Christ, qui mourut pour notre rédemption,

m’accorde la grâce d’accomplir ses ordres.
Moi malheureuse femme, qu’importe que je meure !
Les femmes sont nées pour le servage et la pénitence
et pour être sous le gouvernement de l’homme. »

Je gage que ni à Troie, quand Pyrrhus fit brèche au rempart,
ou qu’Ilion brûla, ni en la cité de Thèbes,
290 ni à Rome, à cause du mal fait par Annibal,
qui par trois fois vainquit les Romains,
ne furent entendus si tendres pleurs de pitié
qu’il y en eut dans cette chambre pour son départ.
Mais il lui faut partir, qu’elle pleure ou chante.

Ô premier mobile[185], firmament cruel[186],
qui de ton mouvement diurne sans cesse pousses
et précipites d’Orient en Occident
tout ce qui par nature voudrait suivre un autre chemin,
la poussée mit le ciel en tel arroi
300 au début de ce terrible voyage
que le cruel Mars a frappé de mort ce mariage.

Infortuné ascendant oblique
dont le seigneur hélas ! est tombé sans force[187]
de son angle dans la plus sombre maison.
Ô Mars, qui es Atazir en cette occasion[188] !
Ô faible Lune, malheureuse est ta marche !
tu te viens joindre à qui le reçoit mal[189]
et d’où tu étais bien tu te trouves écartée.

Imprudent empereur de Rome, hélas !
310 n’y avait-il pas un philosophe dans toute la ville ?

n’y a-t-il pas de temps plus opportun qu’un autre en tel cas ?
n’y a-t-il aucun choix à faire pour le voyage,
surtout pour des personnages de haute condition
et lorsque l’on connaît l’époque d’une naissance ?
Hélas ! nous sommes ou trop ignorants ou trop stupides.

Au navire l’on conduit la belle vierge attristée,
solennellement, en grande pompe.
« Que Jésus-Christ soit avec tous », dit-elle.
Il n’y a plus que des : « Adieu ! belle Constance ! »
320 Elle s’efforce de faire bonne contenance,
et je la laisse naviguer de cette façon
et veux encore revenir à mon sujet.

La mère du sultan, un puits de vices,
a percé à jour le dessein de son fils,
comment il entend abandonner ses anciens sacrifices,
et tout aussitôt elle a mandé ses conseillers à elle
et ils sont venus pour connaître son intention.
Quand ces gens se trouvèrent ensemble réunis,
elle s’assit et parla comme vous allez ouïr :

330 « Messeigneurs, (dit-elle,) vous savez un chacun
comment mon fils est sur le point d’abandonner
les saintes lois de notre Alcoran,
données par Mahomet, le messager de Dieu.
Mais au grand Dieu je fais ce vœu
que ma vie sortira plutôt de mon corps
que de mon cœur la loi de Mahomet !

Que s’ensuivrait-il pour nous de cette loi nouvelle,
sinon servitude pour nos corps et pénitence ?
et plus tard d’être entraînés en enfer,
340 pour ce que nous reniâmes Mahomet, notre foi ?
Mais voulez-vous, messeigneurs, jurer de faire
ainsi que je le dirai, et de vous conformera mon avis,
et pour tout jamais j’assurerai notre salut ? »

Ils jurèrent et promirent tous, jusqu’au dernier,
de vivre et mourir avec elle et de l’appuyer,
et que chacun, du mieux qu’il pourra,
pour l’assister tâtera tous ses amis,

et elle a pris en main ce projet
que vous allez m’entendre raconter
350 et à tous elle parla exactement de cette façon :

« Nous devons d’abord feindre d’accepter le christianisme,
de l’eau froide ne nous peinera guère,
et je ferai telle fête et tel divertissement
que, par ma foi, je donnerai son dû au sultan,
car, si blanche que sa femme soit sortie du baptême,
elle aura grand’peine à laver la tache rouge,
quand elle apporterait pleins fonts d’eau avec elle. »

Ô sultane, racine d’iniquité,
virago, nouvelle Sémiramis,
360 ô serpent sous forme féminine[190],
pareille au serpent enchaîné au fond de l’enfer ;
ô femme dissimulée, tout ce qui peut confondre
l’innocence et la vertu, par ta méchanceté
est couvé en toi, nid de tous les vices !

Ô Satan, plein d’envie depuis le jour
où tu fus chassé de notre héritage,
tu connais bien la vieille voie d’accès auprès des femmes !
Tu as fait qu’Ève nous mena en servitude.
Tu veux rompre ce mariage chrétien.
370 C’est ainsi qu’hélas ! tu fais des femmes
ton instrument lorsque tu veux tromper.

La sultane que de la sorte je blâme et je maudis
laisse partir en secret ses conseillers.
Pourquoi m’attarderais-je à ce récit ?
Un jour elle va à cheval trouver le sultan
et lui dit qu’elle voudrait renier sa foi
et recevoir le christianisme des mains du prêtre,
se repentant d’avoir été païenne si longtemps.

Elle le supplie de lui faire cet honneur
380 qu’elle puisse recevoir les chrétiens à une fête :
« Je ferai effort pour leur plaire. »

Le sultan dit : « Je ferai selon votre ordre »,
et la remercie à genoux de cette requête.
Si content était-il, qu’il ne savait que dire.
Elle embrassa son fils et s’en retourna chez elle.


La première partie est finie. Suit la seconde partie.


Ces gens chrétiens ont atterri
en Syrie, avec une grande escorte solennelle,
et en hâte le sultan a envoyé son messager
auprès de sa mère d’abord et par tout le royaume,
390 pour dire que sa femme est arrivée, sans nul doute,
et la prier d’aller à cheval au-devant de la reine
pour maintenir l’honneur du royaume.

Grande était la foule et riche l’arroi
des Syriens et des Romains réunis.
La mère du sultan, riche et parée,
reçut la princesse d’aussi joyeux visage
qu’aucune mère pourrait recevoir une fille chérie
et vers la cité voisine et proche
à petits pas ils chevauchent en pompe.

400 Je m’imagine qu’en rien le triomphe de Jules César
dont Lucain fait si grande vanterie
ne fut plus royal ni plus merveilleux
que l’assemblage de cette multitude heureuse.
Mais ce scorpion, cette âme damnée,
la sultane, malgré toutes ses flatteries,
méditait sous ce masque une piqûre mortelle.

Bientôt après le sultan vint lui-même
avec un apparat si royal que c’est merveille à dire
et accueillit sa fiancée plein de joie et de bonheur.
410 Et je les laisse ainsi demeurer dans la gaîté et la joie ;
c’est l’issue de cette affaire que je raconte.
Quand le moment vint, les gens crurent qu’il convenait
d’arrêter les réjouissances ; ils allèrent prendre du repos.

Le temps vint où cette vieille sultane
disposa le festin dont j’ai parlé
et au festin se rendent les chrétiens,

tous ensemble, oui, tant jeunes que vieux.
Là on peut festoyer et voir les souverains
et plus de choses rares y eut que je ne sais vous en décrire,
420 mais achetées bien trop cher avant de se lever de table.

Ô malheur soudain ! qui toujours succèdes[191]
au bonheur terrestre assaisonné d’amertume,
terme de la joie de notre terrestre labeur ;
le malheur siège au bout de notre liesse.
Écoute ce conseil pour ta sécurité :
au jour de liesse aie en pensée
le chagrin ou le mal inopiné qui vient derrière.

Car, pour le raconter brièvement en un mot,
le sultan et les chrétiens jusqu’au dernier
430 furent pourfendus et poignardés à la table,
excepté la seule dame Constance.
La vieille sultane, maudite sorcière,
avec ses amis a fait cette action maudite
voulant elle-même gouverner tout le pays.

Il n’y eut nul Syrien converti
au courant du conseil du sultan
qui ne fût pourfendu avant qu’il pût s’échapper.
Constance, ils la prirent aussitôt, à la chaude,
et sur un vaisseau sans aucun gouvernail, Dieu le sait !
440 ils la placèrent, lui disant d’apprendre à faire voile
de Syrie pour revenir en Italie.

Certain trésor qu’elle avait apporté
et grande abondance, à vrai dire, de victuailles
ils lui donnèrent ; elle avait aussi des vêtements,
et la voici qui vogue sur la mer salée.
O ma Constance, pleine de gracieuse bonté,
ô jeune fille chérie de l’empereur,
que le maître du destin dirige la barque !

Elle se signa et d’une voix toute plaintive
450 à la croix du Christ elle parla ainsi[192] :

« Autel clair et béni, sainte croix
rougie du sang de l’Agneau plein de pitié
qui lava le monde de l’antique souillure,
du malin et de ses griffes, garde-moi
au jour où je serai noyée dans l’abîme.

Arbre victorieux, protection des fidèles,
qui seul fus digne de porter
le roi du ciel avec ses blessures toutes fraîches,
le blanc Agneau frappé de la lance,
460 toi qui chasses les démons de l’homme et de la femme
sur qui s’étendent fidèlement tes bras,
préserve-moi et me donne pouvoir d’amender ma vie. »

Des années et des jours vogua cette pauvre créature
par toute la mer de Grèce jusqu’au détroit
du Maroc, à l’aventure.
Que de tristes repas il lui fallut faire,
que de fois elle dut attendre la mort
avant que les vagues capricieuses voulussent la pousser
à l’endroit où elle doit parvenir !

470 On pourrait[193] demander pourquoi elle ne fut pas tuée ?
De même au festin qui put sauver sa personne ?
Moi à mon tour je réponds à cette question :
Qui sauva Daniel dans la caverne horrible
où tous, sauf lui, maîtres comme valets,
furent dévorés du lion avant qu’ils pussent échapper ?
Nul autre que Dieu qu’il portait dans son cœur.

Il plut à Dieu de montrer un miracle merveilleux
en elle, pour nous faire voir ses œuvres puissantes.
Le Christ, qui est le souverain remède de tout mal,
480 souvent par certains moyens, comme le savent les clercs[194],
fait une chose en vue de certaine fin fort obscure
pour l’entendement humain, qui par suite de notre ignorance
ne sait pas reconnaître sa providence prudente.

Or, puisqu’elle ne fut pas massacrée au festin
qui la garda d’être noyée en mer ?
Qui garda Jonas dans le ventre du poisson
jusqu’à ce qu’il fût vomi à Ninive ?
L’on peut bien savoir que ce ne fut nul autre que Celui
qui garda le peuple hébreu d’être noyé
490lors de son passage à pied sec au travers de la mer.

Qui donna cet ordre aux quatre esprits de la tempête
qui ont le pouvoir de tourmenter la terre et la mer :
« Tant au nord qu’au sud, à l’ouest non plus qu’à l’est
ne tourmentez ni la mer, ni la terre, ni l’arbre » ?
En vérité, ce fut ce Maître-là
qui toujours garda cette femme de la tempête
aussi bien lorsqu’elle veillait que lorsqu’elle dormait.

D’où cette femme pouvait-elle avoir à manger et à boire ?
Pendant trois ans et plus comment dura sa provision ?
500Qui nourrit Marie l’égyptienne dans sa caverne[195],
ou au désert ? nul autre que le Christ, sans faute.
Ce fut aussi grande merveille de nourrir cinq mille personnes
avec cinq pains et avec deux poissons.
Dieu envoya foison à Constance dans son grand besoin.

Elle fut poussée dans notre océan
à travers notre mer courroucée, jusqu’à ce qu’enfin
sous un fort que je ne puis nommer
la vague la jeta bien loin dans le Northumberland
et dans le sable le vaisseau s’arrêta si fixement
510qu’il ne voulut partir de toute une heure.
La volonté du Christ était qu’elle y demeurât.

Le connétable du château est descendu
pour voir le vaisseau naufragé ; il fouilla tout le navire,
et découvrit cette femme lasse et pleine de soucis.
Il découvrit aussi le trésor qu’elle emportait.
Dans son langage elle demanda la grâce
que l’on ôtât la vie de son corps
pour la délivrer du malheur où elle était.

Sa langue était une sorte de latin corrompu,
520mais pourtant par là elle se fit comprendre.
Le connétable, quand il eut fouillé à son content,
ramena à terre cette femme malheureuse.
Elle s’agenouilla et remercia Dieu de sa bonté,
mais qui elle était, elle ne voulut le dire à personne
pour rien au monde, quand elle en devrait mourir.

Elle dit qu’elle avait été si étourdie par les flots
qu’elle en avait perdu la mémoire, par sa foi !
Le connétable eut d’elle si grande compassion
et sa femme aussi, qu’ils en pleurèrent de pitié.
530Elle était si diligente, sans paresse,
à servir et plaire à un chacun en ce lieu
que tous l’aimaient qui regardaient son visage.

Ce connétable et dame Hermengilde sa femme
étaient païens, comme l’était partout ce pays-là.
Mais Hermengilde l’aima comme sa propre vie
et Constance demeura là si longtemps
en oraisons, avec maintes larmes amères,
que Jésus à la fin convertit par sa grâce
dame Hermengilde, connétablesse de ce lieu.

540Dans tout ce pays nuls chrétiens n’osaient se réunir ;
toutes les personnes chrétiennes avaient fui ce pays
en raison des païens qui conquirent tout à l’entour
les régions du Nord par terre et par mer.
En Galles s’était enfuie la chrétienté
des anciens Bretons habitant cette île.
Là fut leur refuge pendant ce temps.

Mais les Bretons chrétiens n’étaient pas à ce point exilés
qu’il n’en restât quelques-uns qui en leur privé
honoraient le Christ et échappaient aux païens,
550et près du château il en demeurait trois.
L’un était aveugle et ne pouvait voir,
si ce n’est des yeux de l’esprit
dont les hommes voient, quand ils sont devenus aveugles,

Le soleil brillait comme en un jour d’été.
Aussi le connétable ainsi que sa femme

et Constance ont pris le droit chemin
vers la mer, l’espace de cent toises ou deux cents,
pour jouer et flâner ça et là,
et sur leur route ils rencontrèrent l’aveugle
550vieux et courbé, aux yeux entièrement clos.

« Au nom du Christ, (s’écria ce Breton aveugle,)
Dame Hermengilde, rendez-moi la vue. »
La dame s’effraya en oyant ce mot,
craignant que son mari, pour le dire brièvement,
ne voulût la tuer pour son amour de Jésus-Christ,
jusqu’à ce que Constance l’enhardit et la somma d’accomplir
la volonté du Christ, comme fille de son Église.

Le connétable fut confondu à cette vue
et dit : « Que signifie toute cette affaire ? »
570Constance répondit : « Seigneur, c’est la puissance du Christ
qui retire les hommes du piège de l’Ennemi »,
et si bien elle exposa notre foi
qu’elle convertit, avant la venue du soir,
le connétable et l’amena à croire au Christ.

Ce connétable n’était nullement seigneur de l’endroit
dont je parle et où il trouva Constance,
mais il le gardait fortement, depuis maint hiver,
sous Alla[196], roi de tout le Northumberland,
qui était fort sage et vaillant de son bras
580contre les Écossais, ainsi qu’on peut bien l’apprendre.
Mais je veux revenir à mon sujet.

Satan, qui toujours veille pour nous tromper,
vit toute la perfection de Constance,
et s'ingénia aussitôt à la payer de sa peine.
Il fit qu’un jeune chevalier demeurant dans cette ville[197]
l’aima si ardemment, d’une passion impure,
qu’il lui sembla vraiment devoir périr
s'il ne pouvait une fois faire d’elle ce qu’il voudrait.

Il la courtisa, mais cela ne servit de rien ;
590elle ne voulut pas commettre péché, en aucune façon,

et, de dépit, il délibéra en sa pensée
de la faire mourir de mort honteuse.
Il attendit que le connétable fût absent
et se glissa, en secret, une nuit
dans la chambre d’Hermengilde endormie.

Lasse, épuisée de veilles passées en oraisons,
Constance dort ainsi qu’Hermengilde.
Ce chevalier, tenté par Satan,
tout doucement s’en alla au lit
600et coupa en deux la gorge d’Hermengilde,
plaça le couteau sanglant près de dame Constance
et s’en retourna où Dieu lui donne male chance.

Bientôt après le connétable rentra chez lui
et avec lui Alla qui était roi de ce pays.
Il vit sa femme méchamment tuée
ce dont tant et plus il pleura et se tordit les mains
et dans le lit il trouva le couteau sanglant
près de dame Constance ; hélas ! que pouvait-elle dire ?
De pure douleur son esprit était égaré.

610Au roi Alla l’on raconta toute cette male chance
ainsi que le moment, le lieu et de quelle façon
en un vaisseau l’on trouva dame Constance,
comme devant vous l’avez entendu relater.
Le cœur du roi frémit de pitié
lorsqu’il vit une personne si bénigne
tombée en détresse et en mésaventure.

Car telle que l’agneau que l’on mène à la mort,
telle cette innocente se tint devant le roi.
Le chevalier félon qui ourdit cette trahison
620l’accusa faussement d’avoir commis le crime.
Mais pourtant il y eut bien grande lamentation
parmi les gens et ils disaient qu’ils ne pouvaient croire
qu’elle eût fait si grande méchanceté.

Car toujours ils l’avaient vue si vertueuse,
aimant Hermengilde comme sa propre vie.
De ceci chacun témoigna dans la maison,
hormis celui qui tua Hermengilde de son couteau.

Le noble roi a conçu une grande opinion
de ces témoignages et dit qu’il s’enquerrait
630plus à fond de la chose, pour apprendre la vérité.

Hélas ![198] Constance, tu n’as pas de champion,
et ne peux nullement lutter, hélas donc !
Mais que Celui qui mourut pour notre rédemption
et qui lia Satan (et celui-ci gît encore où il gisait alors)
soit ce jour d’hui ton puissant champion !
Car si le Christ ne produit un miracle manifeste
sans crime tu vas être immédiatement mise à mort.

Elle tomba à genoux, et ainsi elle parla :
« Dieu immortel, qui sauvas Suzanne
640d’une fausse accusation, et toi, Vierge miséricordieuse,
je veux dire Marie, fille de sainte Anne,
devant le fils de qui les anges chantent hosanna,
si je suis innocente de cette félonie,
sois mon secours, sans quoi je vais mourir ! »

N’avez-vous pas vu parfois le visage pâle,
au milieu d’une foule, de celui que l'on conduit
à sa mort, quand il n’a pas obtenu de pardon,
et il avait telle couleur sur sa face
que l’on pouvait reconnaître le visage de ce malheureux
650parmi tous les visages du cortège :
ainsi se tenait Constance, regardant autour d’elle.

Ô reines qui vivez en prospérité,
duchesses et vous toutes, dames,
ayez quelque pitié de son malheur.
Une fille d’empereur est là toute seule,
elle n’a personne à qui adresser sa plainte.
Ô sang royal qui te trouves en ce péril,
dans ton grand danger tes amis sont loin !

Le roi Alla en eut telle compassion,
660car noble cœur est plein de pitié,
que de ses yeux les larmes découlaient.
« Or, (dit-il), cherchez en hâte en un livre

et si ce chevalier veut jurer que c’est elle
qui a tué cette femme, nous aviserons alors
qui nous voulons désigner pour être juge. »

Un livre breton où sont écrits les Évangiles
fut apporté et sur ce livre il jura aussitôt
qu’elle était coupable, et dans le même moment
une main le frappa sur la nuque,
670en sorte que sur-le-champ il tomba comme une pierre
et ses deux yeux lui jaillirent du visage
à la vue de tous en ce lieu.

Une voix fut entendue de l’assemblée
disant : « Tu as calomnié une innocente,
la fille de sainte Église, en haute présence ;
voilà ce que tu as fait, et maintenant je me tais[199]. »
À cette merveille la foule entière fut épouvantée
et chacun était là, comme en stupeur,
par crainte de vengeance, sauf la seule Constance.

680Grande fut la crainte ainsi que le repentir
de ceux qui avaient faussement soupçonné
cette sainte et innocente Constance,
et en raison de ce miracle, pour conclure,
et par la médiation de Constance
le roi et maint autre en ce lieu
se convertirent. Grâces en soient rendues à la bonté du Christ !

Le chevalier félon fut mis à mort pour son mensonge
sur une sentence rendue en hâte par Alla,
et pourtant Constance eut grande compassion de sa mort.
690En suite de ceci, Jésus dans sa miséricorde
fit qu’Alla épousa très solennellement
cette sainte fille, si brillante et si belle,
et de la sorte le Christ a fait Constance reine.

Mais qui fut attristée, si je ne dois mentir,
de ce mariage, sinon Donegilde et nulle autre,
la mère du roi, pleine de cruauté ?

Il lui sembla que son cœur maudit se fendait en deux.
Elle ne voudrait pas que son fils eût fait ainsi.
Il lui sembla une abomination qu’il choisît
700une créature si étrangère pour sa compagne.

Il ne me plaît pas de faire de la balle et de la paille
un récit aussi long que du grain même.
Pourquoi décrirais-je la pompe royale
au mariage, ou quel cortège marche devant
et qui sonne de la trompe et qui du cor ?
C’est le fruit de tout récit qu’il faut dire.
Ils mangèrent et burent, ils dansèrent, chantèrent et jouèrent.

Ils allèrent se coucher, comme il était raisonnable et juste,
car, bien que les femmes soient des êtres très saints,
710elles doivent prendre en patience la nuit
telles nécessités qui plaisent
à ceux qui les ont épousées avec l’anneau,
et mettre un peu leur sainteté de côté
à ce moment ; il ne peut en être mieux.

D’elle il eut bientôt un enfant mâle,
Et à un évêque ainsi qu’à son connétable
il confia sa femme à garder, quand il s’en fut
en Écosse pour chercher ses ennemis.
Or la belle Constance, si humble et si douce,
720est depuis si longtemps grosse que toujours à présent
elle garde la chambre attendant la volonté du Christ.

Le temps est arrivé, elle met au monde un enfant mâle ;
aux fonts baptismaux on l’appelle Maurice.
Le connétable fit partir un messager
et écrivit à son roi, qui a nom Alla,
comment cet heureux événement était arrivé,
et autres événements utiles à relater.
Lui prit la lettre et se mit en chemin.

Ce messager, pour faire son profit,
730chevaucha rapidement vers la mère du roi
et la salua fort courtoisement en son langage.
« Madame, (dit-il,) vous pouvez être contente et réjouie,
et rendre grâces à Dieu cent mille fois.

Madame la reine a un enfant, sans nul doute,
pour la joie et le bonheur de tout ce royaume à l’en tour.

Voici les lettres scellées à ce sujet
que je dois porter avec la hâte que je puis ;
si tous voulez mander quelque chose au roi votre fils
je suis votre serviteur de nuit et de jour. »
740Donegilde répondit : « Quant à présent, aujourd’hui, non ;
mais je veux qu’ici toute la nuit tu prennes ton repos.
Demain je te dirai ce qu’il me plaît. »

Le messager but ferme bière et vin
et secrètement ses lettres furent volées
de sa boite, tandis qu’il dormait comme un porc,
et l’on contrefit très subtilement
une autre lettre, forgée très méchamment,
adressée au roi sur ce sujet
par son connétable, comme vous allez l’entendre ci-après.

750La lettre disait : « La reine est accouchée
d’un être diabolique si affreux
que nul dans le château ne fut si hardi
qu’il osât y demeurer un instant de plus.
La mère était une fée, par malheur
venue là, au moyen de charmes ou de sortilèges,
et chacun abhorre sa société. »

Triste fut le roi quand il eut vu cette lettre,
mais à personne il ne raconta ses cuisants chagrins,
et de sa propre main il écrivit en retour :
760« Bienvenu soit ce qu’envoie le Christ à jamais
pour moi, qui suis maintenant instruit de sa doctrine.
Seigneur, bienvenus soient ton plaisir et ta volonté.
Tout mon plaisir, je le mets en ton commandement !

Gardez cet enfant, qu’il soit laid ou beau,
comme aussi ma femme, jusqu’à mon retour.
Le Christ, quand il Lui plaira, pourra m’envoyer un hoir
plus agréable que celui-ci à mon goût. »
Cette lettre, il la scella, pleurant en secret.
Elle fut bientôt portée au messager
770qui s’en alla ; il n’y a rien de plus à faire.

Ô messager[200], rempli d’ivresse,
forte est ton haleine, tes membres toujours
et tu trahis tous les secrets.
Ton esprit est perdu, tu jacasses comme un geai,
ton visage est changé en un nouvel aspect !
Où règne l’ivresse dans une société,
là n’est nul conseil caché, sans nul doute.

Ô Donegilde, je n’ai pas d’anglais digne
d’exprimer ta méchanceté et ta barbarie !
780C’est pourquoi je t’abandonne au démon ;
à lui de raconter ta traîtrise !
Fi, femme-homme, fi ! mais non, par Dieu, je mens :
Fi ! esprit infernal, car j’ose bien déclarer
que si tu marches sur notre terre, ton esprit est en enfer !

Le messager revint de chez le roi,
et à la cour de la reine mère il s’arrêta
et elle fut très contente de revoir ce messager
et lui fit plaisir en tout ce qu’elle pouvait.
Il but et remplit bien l’intérieur de son ceinturon.
790Il s’endormit et ronfla à sa façon
toute la nuit, jusqu’au lever du soleil.

De nouveau ses lettres furent volées, toutes et chacune,
et l’on contrefit des lettres de cette teneur :
« Le roi commande à son connétable sur l’heure
sous peine de la hart et de haute justice,
qu’il ne souffre en aucune manière
que Constance demeure dans son royaume
trois jours et un quart d’heure de plus.

Mais que dans le même vaisseau où il la trouva
800il la mette elle, son jeune fils et tous ses biens
et qu’il la repousse loin de terre,
lui ordonnant que jamais plus elle ne revienne. »
Ô ma Constance, ton âme peut bien s’effrayer
et quand tu dormais être en peine dans tes rêves
alors que Donegilde ourdit toutes ces dispositions !

Le lendemain le messager, quand il se réveilla,
prit le plus proche chemin vers le château
et porta la lettre au connétable.
Et quand celui-ci vit cette lettre affligeante,
810bien souvent il dit « hélas ! » et « quel malheur ! »
« Seigneur Christ, (dit-il,) comment ce monde peut-il durer,
si pleines de péché sont maintes créatures !

O puissant Dieu[201], si c’est ta volonté,
puisque tu es juste juge, comment se peut-il
que tu veuilles laisser des innocents périr
et de méchantes gens régner en prospérité ?
O bonne Constance, hélas ! tant il me fait peine
que je doive être ton bourreau, ou mourir
de mort honteuse ; il n’est d’autre issue ! »

820Dans tout ce lieu jeunes et vieux pleurèrent
quand le roi envoya cette lettre maudite,
et Constance, avec un visage d’une pâleur mortelle,
le quatrième jour alla vers son vaisseau.
Mais néanmoins elle prit en bonne disposition
la volonté du Christ et à genoux sur la grève
elle dit : « Seigneur, toujours bienvenu soit ton vouloir ! »

Celui qui m’a gardée de la fausse accusation
tandis que j’étais dans le pays parmi vous,
Celui-là peut me garder du mal et aussi de la honte
830sur la mer salée, encore que je ne voie pas comment.
Aussi puissant qu’il le fut jamais, il l’est encore maintenant.
En Lui je me confie, et en sa mère chérie
qui est pour moi ma voile et mon gouvernail aussi. »

Son petit enfant était en pleurs dans ses bras
et à genoux elle lui dit tristement :
« Paix, mon petit enfant, je ne veux pas te faire de mal ».
Là-dessus elle ôta son couvre-chef de sa tête
et le posa sur ses petits yeux
et sur son bras elle le berça très vivement
840et leva les yeux vers le ciel.

« Mère, (dit-elle,) et Vierge brillante, Marie,
il est vrai que par l’instigation de la femme
le genre humain fut perdu et damné pour toujours,
ce pourquoi ton fils fut rompu sur une croix.
Tes yeux bénis virent tout son tourment.
Il n’est donc pas de comparaison entre
ta douleur et aucune douleur que l’homme puisse endurer.

Tu as vu ton enfant tué sous tes yeux
et mon petit enfant à moi vit toujours, par ma foi !
850Or, dame de clarté, vers qui crient tous les malheureux,
gloire des femmes, toi, belle Vierge,
port de refuge, brillante étoile du jour,
aie pitié de mon enfant, toi qui en ta bonté
as pitié de tous les piteux dans leur détresse !

O petit enfant, hélas ! quel est ton crime,
toi qui n’as jamais encore, par Dieu, commis de péché,
pourquoi ton père cruel veut-il ta mort ?
O pitié, cher connétable ! (dit-elle.)
Laisse donc mon petit enfant demeurer ici près de toi,
860et si tu n’oses le sauver par crainte du blâme,
embrasse-le une fois au nom de son père. »

Là-dessus elle jette un regard en arrière vers la terre
et dit : « Adieu, mari sans pitié ».
Puis elle se lève et descend la grève
vers le vaisseau ; toute la foule la suit,
et toujours elle supplie son enfant de se tenir en paix,
et elle prend congé et en sainte disposition
elle se signe, et entre dans le vaisseau.

Le vaisseau était pourvu de vivres, il n’y a pas de doute,
870en abondance pour elle, pour bien longtemps,
et d’autres objets nécessaires dont elle aurait besoin
elle en possédait suffisamment, louée en soit la grâce divine !
Quant au vent et au temps, que Dieu tout-puissant les accorde,
et la ramène chez elle ! Je ne puis dire mieux.
Mais sur la mer elle suit sa route.


Ci finit la seconde partie, suit la troisième partie.



Alla le roi rentra bientôt après
à son château dont j’ai parlé
et demanda où se trouvaient sa femme et son enfant.
Le connétable eut froid autour du cœur,
880et clairement lui raconta toute la suite des faits
comme vous l’avez entendue, je ne sais pas mieux les raconter,
et montra au roi son sceau ainsi que sa lettre.

Il dit : « Seigneur, comme vous me le commandiez,
sous peine de mort, ainsi ai-je fait, certainement. »
Le messager fut mis à la torture jusqu’à ce qu’il
dût reconnaître et raconter, net et clair,
nuit par nuit, où il avait couché.
Et ainsi par raisonnement et enquête habile
l'on s’aperçut de qui provenait le mal.

890L’on reconnut la main qui écrivit la lettre
et tout le venin de cet acte maudit,
mais de quelle façon, certes je ne sais.
Le résultat le voici, c’est qu’Alla, sans nul doute,
tua sa mère, ce qu’on peut lire au long,
parce qu’elle avait trahi son allégeance.
Ainsi finit la vieille Donegilde de malheur.

Le chagrin que cet Alla, nuit et jour,
eut pour sa femme ainsi que pour son fils,
il n’est langue qui puisse le raconter.
900Mais à présent veux-je revenir à Constance
qui vogue sur la mer, en peine et douleur,
cinq ans et davantage, comme il plut au Christ de l’éprouver
avant que son navire approchât de terre.

Sous[202] un château païen, à la fin,
dont ne trouve nullement le nom dans mon texte,
la mer rejeta Constance ainsi que son enfant.
Dieu tout-puissant, qui sauves tout le genre humain,
aie souvenance de Constance et de son enfant
de nouveau tombés en terre païenne,
910sur le point de périr, comme je vais vous le dire bientôt.

Il descend du château plus d’une personne
pour contempler ce vaisseau et Constance,
mais bref, du château, certaine nuit,
le seigneur sénéchal — à qui Dieu donne male chance ! —
un voleur qui avait renié notre foi,
vint seul au vaisseau et lui dit qu’il serait
son amant, qu’elle le voulût ou non.

En quelle détresse fut alors cette malheureuse femme !
Son enfant cria et elle poussa des cris douloureux,
mais la bienheureuse Marie l’aida tout aussitôt,
920car tandis qu’elle se débattait bien et fort
le larron tout soudain tomba par-dessus bord,
et se noya dans la mer, atteint par la vengeance,
et c’est ainsi que le Christ garda Constance sans tache.


L’auteur.


Ô infâme passion de la luxure, vois là ta fin !
non seulement tu fais défaillir l’esprit de l’homme,
mais en vérité tu détruis son corps.
La fin de ton œuvre ou de tes désirs aveugles
c’est la lamentation ; combien l’on peut trouver
930de gens qui non pour l’acte parfois, mais pour l’intention
de faire ce péché sont ou tués ou détruits !

Comment[203] cette faible femme put-elle avoir la force
de se défendre contre ce renégat ?
Ô Goliath, de taille démesurée,
comment David put-il te faire mat ainsi,
lui si jeune et si dépourvu d’armure ?
Comment osa-t-il regarder ton visage terrible ?
L’on peut bien voir que ce fut par la seule grâce de Dieu.

Qui donna à Judith le courage ou la hardiesse
940de le tuer, lui Holopherne, dans sa tente,
et de délivrer de la misère
le peuple de Dieu ? Je dis cela à cet effet,
que tout comme Dieu envoya un esprit de force
à ceux-là et les sauva de male fortune
ainsi envoya-t-il force et vigueur à Constance.

Son vaisseau traversa l’étroit passage
de Jubaltar et de Septe[204], toujours à la dérive,
tantôt vers l’Ouest, tantôt au Nord et au Sud,
et tantôt à l’Est, pendant bien des mornes journées,
jusqu’à ce que la mère du Christ (bénie soit-elle à jamais !)
950résolût, dans son infinie bonté,
de mettre fin à toute sa tristesse.

Or laissons là Constance pour un moment
et parlons de l’empereur romain
qui de Syrie a par lettres appris
le massacre des chrétiens et l’outrage
fait à sa fille par vile traîtrise,
j’entends par la maudite et méchante sultane,
qui au banquet fit tuer grands et petits à la fois.

Pour ce fait, l’empereur dépêche aussitôt
960son sénateur, avec royal arroi,
et d’autres seigneurs, Dieu sait, en grand nombre,
pour tirer grande vengeance des Syriens.
Ils brûlèrent, tuèrent et les mirent à mal
pendant maintes journées, mais bref, voici la fin,
c’est qu’ils se disposèrent à rentrer à Rome.

Ce sénateur se rendait victorieux
vers Rome, faisant voile bien royalement ;
il rencontra le vaisseau à la dérive, dit l’histoire,
970où était assise Constance bien tristement.
Il ne reconnut en rien qui elle était, ni pourquoi
elle se trouvait en pareil état ; elle ne voulut rien dire
de son rang, quand elle en devrait mourir.

Il l’emmena à Rome et à sa femme
il la remit ainsi que son jeune fils,
et chez le sénateur elle passa ses jours.
Ainsi sait Notre Dame tirer de malheur
la malheureuse Constance et mainte autre.
Et longtemps elle demeura en ce lieu
980en saintes œuvres toujours, par la faveur de la Vierge.

La femme du sénateur était la tante de Constance,
mais ce nonobstant ne l’en reconnut pas davantage.
Je ne veux pas m’attarder plus longuement à cette aventure,
mais c’est au roi Alla, dont auparavant je parlais,
et qui pleure et soupire fort pour sa femme,
que je veux revenir, laissant Constance
sous la garde du sénateur.

Le roi Alla, qui avait tué sa mère,
un jour tomba en tel repentir
990que, pour le dire court et clair,
il vint à Rome recevoir sa peine
et se soumit aux ordres du pape
de point en point, et pria Jésus Christ
de lui pardonner le mal qu’il avait commis.

La rumeur aussitôt se répandit dans la ville de Rome
que le roi Alla venait en pèlerinage,
par les avant-coureurs qui le précédaient,
ce pourquoi le sénateur, suivant la coutume,
chevaucha à sa rencontre avec plusieurs hommes de sa lignée,
1000tant pour déployer sa haute magnificence
que pour rendre hommage à un roi.

Ce noble sénateur fit grande chère
au roi Alla qui le lui rendit.
Chacun d’eux fit à l’autre grand honneur
et ainsi il advint qu’à un ou deux jours de là
le sénateur se rendit chez le roi Alla
à un festin, et bref, si je ne dois mentir,
le fils de Constance y alla en sa compagnie.

D’aucuns voudraient dire que ce fut à la requête de Constance
chevaucha à sa rencontre avec plusieurs hommes de sa lignée,
1010que le sénateur mena cet enfant au festin.
Je ne puis raconter tous les détails ;
quoi qu’il en soit, du moins, il s’y trouvait.
Mais ceci est vrai, c’est que sur l’ordre de sa mère,
devant Alla, pendant la durée du repas,
l’enfant se tint debout regardant le roi en face.

Le roi Alla s’émerveilla grandement de cet enfant,
et dit aussitôt au sénateur :

« A qui est ce bel enfant qui se tient debout là-bas ? »
« Je ne sais, (dit-il,) par Dieu et par saint Jean !
chevaucha à sa rencontre avec plusieurs hommes de sa lignée,
1020Il a une mère, mais de père il n’en a pas
que je sache » ; — mais bref, sur l’heure
il raconta à Alla comment l’enfant fut trouvé.

« Mais Dieu sait, (dit encore le sénateur,)
de ma vie je n’ai vu vivante
aussi vertueuse qu’elle, ni n’ai entendu parler d’aucune,
entre les femmes de ce monde, vierges ou épouses ;
J’ose bien dire qu’elle aimerait mieux voir un poignard
transpercer son sein que d’être une mauvaise femme.
Il n’est pas d’homme qui pourrait l’amener à ce point. »

1030Or cet enfant était aussi semblable à Constance
qu’il est possible à créature de l’être.
Alla avait présent à la mémoire le visage
de dame Constance et là-dessus il songeait :
si la mère de l’enfant était par hasard celle
qui fut sa femme ? et à part lui il soupirait
et il quitta la table aussitôt qu’il put.

« Par ma foi[205] (pensa-t-il,) j’ai un fantôme en tête !
Je devrais, en juste raison, considérer
que ma femme est morte dans la mer salée. »
chevaucha à sa rencontre avec plusieurs hommes de sa lignée,
1040Ensuite il trouva cet argument :
« Que sais-je si le Christ a envoyé ici
ma femme par mer ainsi qu’il l’envoya
vers mon pays de l’endroit d’où elle vint ? »

Et passé midi, accompagnant chez lui le sénateur,
Alla s’en vint voir cet étonnant coup du hasard.
Le sénateur rendit de grands honneurs à Alla
et en hâte il manda Constance.
Mais croyez bien qu’elle n’avait pas le cœur à danser
quand elle sut le motif de ce message.
chevaucha à sa rencontre avec plusieurs hommes de sa lignée,
1050A peine pouvait-elle se tenir sur ses pieds.

Quand Alla vit sa femme, il la salua gracieusement
et il pleura que c’était peine de le voir.

Car au premier regard qu’il jeta sur elle
il connut en toute vérité que c’était elle,
et de chagrin elle se tenait muette comme un arbre,
tant son cœur s’absorbait dans sa détresse
lorsqu’elle se rappelait sa dureté envers elle.

Deux fois sous ses yeux elle s’évanouit.
Il pleura et s’excusa tristement.
1060« Or que Dieu, dit-il, et tous ses saints glorieux
aient aussi certainement pitié de mon âme
que je suis moi, innocent de votre malheur,
aussi vrai que mon fils Maurice vous ressemblait de visage ;
autrement que le démon me vienne prendre en ce lieu ! »

Longs furent les sanglots et la peine amère
avant que leur cœur attristé pût y faire trêve.
C’était grand’pitié d’entendre leurs plaintes,
par lesquelles plaintes s’accroissait leur douleur.
Je vous prie tous de me tenir quitte de mon labeur ;
1070je ne puis raconter leur douleur jusqu’à demain,
tant je suis las de parler de chagrin.

Mais à la fin, quand la vérité fut connue
qu’Alla était innocent du malheur de Constance,
je pense qu’ils s’embrassèrent cent fois
et qu’entre eux il y eut un bonheur tel
que sauf la joie qui dure éternellement
il n’en est point de semblable qu’aucune créature
ait vue ou doive voir tant que le monde existera.

Alors, humblement, elle conjura son mari,
1080comme soulagement à sa longue et triste peine,
qu’il priât spécialement son père
de vouloir, en sa majesté, consentir
à dîner quelque jour avec lui.
Elle le pria aussi qu’en aucune façon
il ne dît mot d’elle a son père.

D’aucuns voudraient dire que le jeune Maurice
porta ce message à l’empereur.
Mais j’imagine qu’Alla ne fut pas assez simple
pour envoyer à un homme de dignité aussi souveraine

1090que celui qui est la fleur des peuples chrétiens,
un enfant, mais mieux vaut penser
que lui-même s’y rendit, comme il peut bien sembler.

L’empereur consentit gracieusement
à venir au dîner, suivant sa requête,
et ce m’est avis qu’il regarda avidement
cet enfant, et qu’il pensa à sa fille.
Alla rentra chez lui et, comme il le devait,
prépara tout pour le festin
autant que son savoir-faire y pouvait suffire.

1100Le matin vint et Alla s’apprêta
ainsi que sa femme pour se rendre au devant de l’empereur.
Ils s’avancent à cheval avec joie et allégresse.
Et quand elle vit son père dans le chemin
elle sauta de selle et tomba à ses pieds.
« Père, dit-elle, votre jeune enfant Constance
est ores tout effacée de votre souvenir.

Je suis votre fille Constance, (dit-elle,)
que vous avez envoyée jadis en Syrie.
C’est moi, mon père, qui dans la mer salée
1110fus laissée seule, condamnée à mourir.
Or, mon bon père, je vous le demande en grâce,
ne m’envoyez plus vers des pays païens,
mais remerciez mon seigneur ici de sa bonté. »

Qui peut dire toute la piteuse joie
entre eux trois, maintenant qu’ils se sont ainsi rencontrés ?
Mais à mon récit je dois mettre fin.
La journée s’écoule vite, je ne veux plus tarder.
Ces gens heureux s’attablent au dîner.
Je les laisse à leur repas avec une joie et une allégresse
1120plus grande mille fois que je ne sais le raconter.

L’enfant Maurice fut plus tard couronné
empereur par le pape et vécut chrétiennement.
A l’église du Christ il fit grand honneur,
mais je passe sur toute son histoire.
C’est de Constance que traite surtout mon conte.
Dans de vieilles gestes romaines l’on peut trouver
la vie de Maurice, je ne l’ai pas en mémoire.

Le roi Alla, quand il vit le moment venu,
avec sa chère Constance, sa sainte femme si douce,
1130retourna par droit chemin en Angleterre,
où ils vécurent en joie et en paix.
Mais peu de temps dure, je vous l’assure,
la joie de ce monde, car le temps ne veut s’arrêter,
du matin au soir il change comme la marée.

Qui vécut jamais en tel délice un seul jour[206]
qu’il n’ait été troublé ni par conscience,
ni par colère, désir ou semblable émoi,
par envie, orgueil, par passion ou péché ?
Je ne dis cette sentence que pour cette fin,
1140à savoir que peu de temps en joie ou en plaisir
dura le bonheur d’Alla près de Constance.

Car la mort qui lève son tribut sur les grands et les petits,
quand une année fut écoulée, à ce que j’imagine,
retira de ce monde le roi Alla
pour qui Constance ressentit un bien grand chagrin.
Or prions Dieu de bénir son âme !
et dame Constance, pour le dire enfin,
s’est mise en chemin pour la ville de Rome.

A Rome est arrivée cette sainte créature.
1150Elle y trouva ses amis sains et saufs ;
à présent elle a échappé à tous ses périls
et lorsqu’elle a retrouvé son père,
à genoux elle est tombée à terre
pleurant de tendresse en son cœur heureux
et elle a béni Dieu cent mille fois.

En vertu et en saintes aumônes
ils vécurent tous et ne se dispersèrent plus jamais.
Jusqu’à ce que la mort les sépara, ils menèrent cette vie.
Or, adieu, mon conte est à son terme.
1160Or que Jésus-Christ qui dans sa puissance peut envoyer
la joie après la douleur, nous gouverne par sa grâce
et nous garde tous qui sommes en ce lieu !
___________________________________Amen !


Ci finit le conte de l'Homme de loi, et suit après le Prologue du Marinier.





Le Conte du Marinier.[207].


Ici commence le Prologue du Marinier..
.



Notre hôte se dressa lors sur ses étriers
et leur dit : « Bonnes gens, oyez, tout un chacun !
Ce fut là, pour le coup, histoire profitable !
Vous, Monsieur le curé, (ajouta-t-il,) corbleu !
dites-nous donc un conte, ainsi qu’avez promis ;
je vois bien que ces gens nourris de vieille science
savent moult bonnes choses, sacredieu ! »
1170 Le prêtre répondit : « Ah ! Benedicite !
Qu’a notre homme à jurer si outrageusement ? »
Et l’hôte répliqua : « Êtes-vous là, Jeannot[208] ?
Me semble que je flaire un Lollard en ce vent[209] !
Or ça, mes bonnes gens, écoutez-moi, (fit-il ;)
et attendez, par la digne passion de Dieu,
car nous allons avoir une prédication ;
ce Lollard que voilà veut nous prêcher un peu. »
— « Non, non ! Point ne fera ! Par l’âme de mon père,
(dit le marin), ici ne viendra point prêcher ;
1180 nous ne voulons leçon, ni glose d’évangile !
Nous croyons tous en le grand Dieu, (ajouta-t-il ;)
il veut semer ici quelque difficulté,
et parmi nos blés nets faire pousser la nielle ;
or donc, notre hôtelier, je t’en préviens d’avance,
ma joyeuse personne va vous dire une histoire,
et je ferai sonner si joyeuse clochette

que je réveillerai toute la compagnie ;
mais il ne s’agira point de philosophie,
physique ou aucuns mots de loi étranges
1190car il n’est guère de latin en mon gésier. »


Ici finit le Prologue du Marinier.



Ici commence le conte du Marinier.


Un marchand autrefois vivait en Saint-Denis
qui riche était (et pour ce le tenait-on sage).
Or une femme avait, d’excellente beauté,
mais aimant compagnie, et moult joyeuseté ;
et cette chose-là cause plus grand’ dépense
que n’en valent toute la chère et tout l’honneur
qu’hommes leur font dans les festins et dans les danses ;
car salutations et belles contenances
passent comme ombres font devant un mur ;
1200mais malheur à celui qui doit payer pour elles !
« Bon homme de mari doit tout payer toujours ;
lui faut nous habiller, lui faut nous[210] arroyer[211],
bien richement, pour se faire à soi-même honneur,
en quel arroi nous danserons gaillardement.
Et s’il n’y peut contribuer, par aventure,
ou s’il ne veut endurer la dépense,
mais croit que c’est argent gâté en pure perte,
alors faudra qu’un autre paie pour tous nos frais,
ou nous prête son or — et là gît grand péril. »

1210Ce notable marchand tenait brave demeure,
et donc avait toujours si grand concours de gens
pour sa largesse, — et pour ce que sa femme était jolie,
que c’en était merveille. Or écoutez mon dit.
Dans tout ce monde-là, hôtes petits et grands,
un moine se trouvait, homme bel et hardi,

je crois qu’il était bien âgé de trente hivers,
et qui tous les tantôts venait en cet endroit.
Ce jeune moinillon qui portait beau visage,
s’était si bien lié avec notre marchand,
1220depuis qu’ils avaient fait première connaissance,
qu’en sa maison était tout autant familier
qu’il est possible à un ami de l’être.
Et pour ce que ce bon marchand,
et ce dit moine aussi dont je vous ai parlé,
étaient tous deux nés au même village,
le moine le tenait pour de son cousinage ;
pas une fois d’ailleurs l’autre ne lui dit non,
mais en était content comme un oiseau du jour,
car c’était à son cœur grande réjouissance.
1230Ainsi étaient unis d’éternelle alliance,
et chacun d’eux donnait au second assurance
d’une fraternité qui durât tous leurs jours.
Dom Jean était donnant, et prompt à la dépense,
savoir en ce logis, et plein de diligence
à faire à tous plaisir, n’épargnant point les frais.
Jamais il ne manquait donner au moindre page
de toute la maison ; mais selon leur degré,
faisait au maître et puis à toute la maisnie[212],
toutes fois qu’il venait, quelque honnête présent
qui les rendait aussi contents de sa venue
1240que le sont oiselets quand le soleil se lève ;
mais assez de ceci, car déjà il suffit.

Or arriva qu’un jour ledit marchand
décida d’apprêter tout son accoutrement
afin de s’en aller à Bruges la cité,
voulant y acheter un lot de marchandise.
Pour ce il envoya aussitôt à Paris
un messager, et fit prier Dom Jean
qu’il voulût bien venir, à fin de s’égayer
1250avec sa femme et lui, pendant un jour ou deux,
avant que de partir pour Bruges, en tous cas.
Ce noble moine donc, dont je vous entretiens,
eut du seigneur abbé, comme il voulait, licence,

— car il avait haute prudence,
tenant office aussi — pour aller chevauchant
leurs granges visiter et leurs vastes greniers ;
et bientôt le voici rendu à Saint-Denis.
Qui fut si bien venu que monseigneur Dom Jean,
notre très cher cousin, si plein de courtoisie ?
1260Apportait avec lui cruchon de malvoisie,
et puis autre cruchon, rempli de fin vernage[213],
et volailles aussi — comme était son usage.
Et je les laisse s’égayer, manger et boire,
le moine et le marchand, un jour ou deux.

Le troisième jour, notre marchand se lève
et songe gravement à ce dont a besoin ;
et le voilà qui monte à son bureau
et qui par devers soi compte, tant bien qu’il peut,
où en est son état, au bout de cette année,
1270et ce qu’il a dépensé de son bien,
et s’il s’est agrandi, ou point.
Livres et sacs d’écus en nombre
il étend devant lui sur son comptoir.
Il avait très riche fortune et grand trésor ;
ce pourquoi il ferma soigneusement sa porte,
ne voulant point qu’aucun le dérangeât
dans ses comptes, pendant tout ce temps là ;
et y resta assis jusqu’à prime passée[214].

Dom Jean aussi s’était levé matin ;
1280et s’en allait et s’en venait dans le jardin,
disant courtoisement ses patenôtres.
Et notre bonne épouse en secret vint aussi
dans le jardin où l’autre allait tout doucement ;
le salua, comme souvent elle avait fait.
Une jeune pucelle accompagnait la dame
qu’à son plaisir elle guidait et gouvernait,
pour ce qu’encor était l’enfant sous la férule.
« O mon bien cher cousin Dom Jean, (s’écria-t-elle,)
Qu’avez-vous donc à vous lever si bon matin ? »

1290— « Nièce, (répondit-il,) il doit bien être assez
de cinq heures de somme à dormir une nuit,
fors que ce soit pour vieil homme alangui,
comme sont gens mariés, qui gisent en torpeur
ainsi qu’au gîte fait un lièvre recru,
que chiens grands et petits auraient tout harassé.
Mais pourquoi, chère nièce, êtes-vous donc si pâle ?
Je pense en vérité que notre bon ami
vous a tant fatiguée depuis que la nuit vint,
que vous avez besoin d’un prompt repos. »
1300Et sur ce mot il rit joyeusement,
puis il devint tout rouge à son propre penser.
Se mit la belle dame à branler de la tète
et dit ainsi : « Oui da, Dieu le sait bien !
Ah mon cousin ! Il n’en va pas ainsi pour moi,
car par ce Dieu qui m’adonne l’âme et la vie,
en tout le royaume de France, il n’est point femme
qui ait moins de plaisir à ce triste jeu-là ;
car je puis bien chanter : hélas, hélas ! pourquoi
suis-je donc née ? — Mais à personne, (ajouta-t-elle,)
1310n’ose dire comment les choses vont pour moi ;
aussi je pense loin de ce lieu m’en aller,
ou bien je mettrai fin moi-même à cette vie,
tant je suis toute emplie d’effroi et de souci. »
Le moine commença de regarder la dame,
et dit : « Hélas, ma nièce, à Dieu ne plaise
que vous alliez, pour chagrin ou effroi,
vous amortir ; mais dites moi vos peines ;
d’aventure j’aurai pour votre malencontre
conseil ou aide ; or donc racontez moi
1320tout votre ennui, car il demeurera secret ;
et, sur mon portehors[215], je fais serment
que jamais de ma vie, ni bon gré, ni malgré,
je ne trahirai rien de vos conseils[216] ».
— « Et je vous dis aussi même chose, (fit-elle ;)
par Dieu et par ce portehors vous jure,
quoiqu’on me veuille déchirer le corps en pièces,
ne trahirai, quand j’en irais même en enfer,

un seul mot de ce que vous me direz ici —
et non par cousinage ou nulle autre alliance,
1330mais vraiment par amour et confiance. »
Ayant ainsi juré et sur ce s’embrassant,
chacun dit à chacun tout ce qu’il lui plaisait.
« Cousin, (dit-elle,) eusse-je un peu de temps
(mais point n’en ai, surtout en cet endroit),
alors je vous dirais le conte de ma vie,
tout ce que j’ai souffert, depuis que suis mariée,
avecques lui, encor qu’il soit votre cousin. »
— « Non pas, (fit-il,) n’en plaise à Dieu et Saint Martin !
Il n’est pas davantage mon cousin
1340que cette feuille là, qui pend à l’arbre !
Mais je l’appelle ainsi, par Saint-Denis de France,
pour avoir un peu plus de raison d’accointance
avec vous, que toujours j’aimai spécialement,
eL par delà toute autre femme en vérité ;
et vous jure cela sur ma profession[217].
Dites-moi votre peine avant qu’il ne descende
et hâtez-vous, et puis allez votre chemin. »
— « Mon cher ami, (dit-elle,) ô mon Dom Jean !
Volontiers ce secret j’aurais tenu caché…
1350Mais hors lui faut ! ne puis plus l’endurer !
Mon époux est pour moi bien le plus méchant homme
qui fut jamais depuis que commença le monde…
Mais puisque suis sa femme, il ne me sied de dire
à quiconque aucun point de notre privauté,
que ce soit en mon lit, ou autre lieu,
et qu’en sa grâce Dieu m’épargne d’en rien faire !…
Une femme ne doit parler de son époux
qu’en tout honneur, autant que je l’ai pu comprendre,
— sauf à vous cependant ; — et ceci dois vous dire :
1360aussi vrai que je veux que Dieu m’aide, cet homme
eu nul degré ne vaut même une mouche !
Mais plus que tout m’est à chagrin sa chicheté.
Vous savez bien que toutes femmes, par nature,
désirent, comme moi, les six choses qui suivent :
elles veulent que leurs maris

soient hardis et prudents, riches et généreux,
envers elles soumis, et frais au lit ;
mais, par notre Seigneur qui pour nous a saigné !
pour son honneur à fin de me vêtir
1370ce Dimanche prochain, il faudra que je paye
cent livres, autrement je suis perdue !
Pourtant j’aimerais mieux n’être point née
qu’à moi soit jamais fait esclandre ou vilenie ;
et puis, si mon mari venait à le savoir,
c’en serait quasi fait de moi ; donc je vous prie,
prêtez-moi cette somme, ou bien me faut mourir !
Prêtez, dis-je, Dom Jean, prêtez-moi ces cent francs !
Pardieu ! je ne vous manquerai point de merci,
s’il vous plaît faire ici ce que je vous demande ;
1380car à jour assuré je vous le repaierai
et vous ferai toute plaisance et tout service
que je pourrai et qu’il vous plaira deviser.
Et si ne fais, que Dieu tire de moi vengeance
aussi orde qu’il fit de Ganelon de France ! »
Le gentil moine répondit en cette guise :
« Or ça, vraiment, ma bonne chère dame,
je vous ai, (ce dit-il,) à si grande pitié,
que je vous jure, et vous donne ma foi,
que lorsque votre époux en Flandre s’en ira,
1390je vous délivrerai de ce présent souci ;
car je vous porterai alors les dits cent francs. »
Et sur ce mot, il la prit par le flanc,
l’embrassa fortement et souvent la baisa,
« Allez votre chemin, (dit-il,) coiement et doucement,
et faites-nous dîner aussi tôt que pourrez,
car selon ma chilandre[218], il est prime de jour.
Allez donc et soyez autant que moi fidèle ! »
— « Que jamais autrement n’en plaise à Dieu ! » dit-elle,
et s’en alla aussi allègre qu’une pie,
1400et dit a ses valets de faire plus de hâte,
afin qu’on pût dîner, et ce, en peu de temps.
Et puis vers son époux cette épouse monta,
et frappa hardiment à l'huis de son bureau.

« Qui là[219] ? » dit-il. « Pierre ! c’est moi ! (répondit-elle.)
Eh ! messire ! combien de temps jeûnerez-vous,
combien de temps compterez et calculerez
vos sommes et vos livres et toutes vos choses ?
Que le diable ait sa part de tous vos compléments !
N’avez-vous point assez de ce que Dieu envoie ?
1410Descendez donc et me laissez vos sacs tranquilles !
Quoi, n’êtes-vous honteux que Dom Jean aille ainsi
morne et à jeun toute cette journée ?
Allons entendre messe et dîner aussitôt ! »
— « Femme ! (lui dit notre homme,) à peine peux-tu croire
combien curieuses sont nos affaires à nous ;
car parmi les marchands — oui, sur Dieu qui me sauve !
et sur ce bon seigneur qui s’appelle Saint Yves ! —
à peine en verras-tu prospérer deux sur douze,
continuellement, durant jusqu’à notre âge.
1420Car on peut faire chère et montrer bon visage,
et mener un bon train dans le monde, peut-être,
et cependant garder son vrai état secret,
jusqu’à ce que l'on meure, ou qu’on aille jouer
au pèlerin[220], ou s’esquiver d’autre manière.
Et c’est pourquoi j’ai grand’ nécessité
de réfléchir sur cet étrange monde ;
car toujours il nous faut demeurer en la crainte
de sort chanceux pour notre marchandise.
1430En Flandre veux-je aller demain au petit jour,
et puis m’en revenir aussi tôt que pourrai ;
et donc, ma chère femme, je te prie,
d’être à chacun fort complaisante et douce,
d’être soigneuse aussi de garder notre bien,
et fort honnêtement gouverner la maison.
Car tu as planté toutes choses requises
et suffisantes à ménage bien tenu.
Ne te manquent habits ni victuailles
et point n’auras défaut d’argent dedans ta bourse. »
Sur ce mot il ferma la porte du comptoir
1440et descendit, sans plus vouloir tarder ;

une messe pourtant fut dite en hâte,
et puis rapidement tables furent dressées,
et pour dîner tous trois se dépéchèrent,
et moine par marchand fut richement nourri.

Tôt en l’après-dîner, Dom Jean
gravement prit à part le marchand et lui dit
ainsi, en grand secret : « Cousin, puisqu’il se trouve,
comme je vois, que vous voulez aller a Bruges,
Dieu et Saint Augustin vous bénissent et guident !
1450Je vous en prie, cousin, chevauchez sagement ;
gouvernez-vous aussi en votre nourriture
tempérément, surtout durant cette chaleur.
N’est besoin entre nous de faire cent façons ;
adieu donc, mon cousin, Dieu de souci vous garde !
Et s’il est quelque chose ou de jour ou de nuit
qu’il soit en mes pouvoir et faculté de faire,
et que vous m’ordonniez, en aucune manière,
je la ferai, fort justement, comme voudrez.
    Avant que vous partiez, s’il se peut, d’une chose
1460je vous prierai, c’est à savoir de me prêter
cent francs pour une ou deux semaines ;
c’est pour quelque bétail qu’il me faut acheter
pour en garnir certain de nos manoirs
(je voudrais bien, si Dieu m’aide ! qu’il fût le vôtre !).
Pour mille écus, de vous payer au jour fixé
point ne faudrai du temps d’aller un mille[221].
Mais que ceci reste secret, je vous en prie,
car ce soir il me faut ces bétes acheter.
Or adieu, maintenant, mon cousin fort aimé,
1470très grand merci de votre chère et de vos frais ! »
Notre noble marchand aussitôt gentiment
lui répondit : « O mon cousin, Dom Jean !
sûrement ce n’est là que petite requête ;
tout mon or est à vous quand cela vous plaira,
et non l’or seulement, mais toute marchandise ;
prenez ce qu’il vous faut, pour Dieu n’y regardez !
Mais il est une chose, et vous le savez bien :
pour le marchand l’argent c’est la charrue ;

nous obtenons crédit durant notre renom,
1480mais d’être sans argent, cela n’est plus de jeu.
Ainsi, repayez-moi à votre convenance ;
pour autant que je puis, je voudrais vous complaire. »
Ces cent francs aussitôt il s’en alla chercher ;
secrètement les remit à Dom Jean
et nul au monde ne connut rien de ce prêt,
excepté seulement le marchand et Dom Jean.
El de boire, jaser, vaguer et s’éjouir,
La ni que Dom Jean enfin s’en fut à l’abbaye.

Vient le matin, et le marchand part à cheval
1490pour la Flandre ; son apprenti fort bien le guide ;
et il arrive à Bruge heureusement.
El maintenant, il va fort affairé
à ses besoins, tant pour achat que pour créance ;
il ne joue point aux dés, ni non plus il ne danse,
mais ainsi qu’un marchand, pour tout dire en un peu,
mène son train de vie — et là le laisse faire.

Le Dimanche qui vint après qu’il fut parti,
à Saint-Denis s’en est venu Dom Jean,
ayant tête et menton tout fraîchement rasés.
1500Dans toute la maison n’était petit valet,
ni personne autre enfin, qui ne se vit tout aise
que monseigneur Dom Jean fût revenu ;
brièvement, afin d'aller au point tout droit,
la belle dame accorde avec Dom Jean
que pour ces dits cent francs, il peut toute une nuit
l’avoir entre ses bras sur le dos allongée ;
et cet accord fut en fait accompli :
en joie toute la nuit menèrent vie active
jusqu'à ce qu’il fît jour ; et Jean prit son chemin
1510et dit à la maisnie : « Adieu ! ayez bon jour ! »
car nul d’entre eux, comme non plus personne en ville,
n’a de Dom Jean aucun soupçon ;
et s’en fut chevauchant devers son abbaye,
— ou par là qu’il voulut, car n’en dirai plus rien.

Notre marchand dès que la foire fut finie,
à Saint-Denis s'est repairié.

Avec sa femme il fait festins et bonne chère,
et lui conte que marchandise est à tel prix
qu’il lui faudra faire une chevissance[222],
1520pour ce qu’il s’est lié par sa reconnaissance
à payer vingt milliers d’écus prochainement ;
à cette fin notre marchand vint à Paris
emprunter de certains amis qu’il y avait
sommes d’argent ; et il en prit un peu sur lui[223].
Et quand il arriva dans la grand'ville,
par sa grande amitié et sa grande affection,
il vint d’abord trouver Dom Jean, pour s’égayer,
non pour lui demander ni emprunter argent,
mais pour apprendre et voir comment il se portait,
1530et pour lui raconter, au complet, ses affaires,
ainsi que font amis quand ensemble ils se trouvent.
Dom Jean lui fit fête et joyeux visage,
et le marchand lui répéta spécialement
comme il avait bien acheté, et favorablement,
Dieu soit loué ! toute sa marchandise ;
mais qu’il devait trouver en manière quelconque
à faire chevissance, au mieux qu’il se pourrait,
et qu’alors il serait en joie et en repos.
Dom Jean lui dit : « Certes, je suis bien aise
1530que vous soyez chez vous en santé revenu,
et sur ma part de paradis, si j’étais riche,
de vos vingt mille écus vous ne manqueriez point,
car vous m’avez cet autre jour si bonnement
prêté argent ; et pour autant que je le puis,
je vous en dis merci, par Dieu et par Saint Jacques !
Mais toutefois j’ai rapporté à notre dame,
votre épouse, chez elle-même, cet or là ;
l’ai mis sur votre table ; elle le sait, sans doute,
par indices certains que je lui puis redire.
1550Mais, avec votre grâce, ici ne dois tarder ;
notre abbé va bientôt sortir de cette ville,
et en sa compagnie il me faut en aller.

Saluez notre dame, et ma douce cousine ;
bien vous portez, mon cher cousin, jusqu’au revoir ! »

Notre marchand, homme fort sage et avisé,
à Paris put trouver crédit, et donc paya, —
à ne sais quels Lombards, franc argent en leurs mains, —
la dite somme, et retira son gagement.
Et puis s’en retourna, gai comme papegaut,
1560car savait bien qu’il se trouvait en tel arroi
qu’il devait sûrement gagner à ce voyage
mille francs par dessus tous ses dépens.
Sa femme l’attendait toute prête à la porte,
comme elle avait toujours par vieil usage fait ;
et toute cette nuit ils passèrent en joie,
car il se sentait riche et tiré de sa dette.
Quand il fit jour le marchand voulut embrasser
sa femme encore un coup, la baisa sur la face ;
bref le voilà monté et menant dur l’affaire.
1570« Non plus ! Par Dieu ! (dit-elle,) c’est assez ! »
El plaisamment encore avec lui se joua,
jusqu’à ce qu’à la fin notre marchand lui dit :
« Par Dieu ! (fit-il, je suis un petit irrité
contre vous, mon épouse, encore qu’il me peine.
Et savez-vous pourquoi ? Par Dieu, c’est que j’apprends
que vous avez causé un peu d’étrangerie
entre Dom Jean, notre cousin, et moi.
Vous deviez m’avertir, avant que je partisse,
qu’il vous avait payé cent francs, —
1580dont il tient preuve toute prête. Il fut fâché
lorsque je lui parlai de cette chevissance,
du moins tel me sembla, d’après sa contenance —
mais cependant, par Dieu, le roi du paradis,
point ne pensais lui demander aucune chose !
Donc je vous prie, ma femme, à n’en plus faire ainsi ;
mais dites-moi toujours avant que je vous quitte
si quelque débiteur vous a en mon absence
payé son du, de peur qu’en votre négligence
je n’aille réclamer chose qu’il m’a rendue. »
1590la femme ne fut point apeurée ou troublée,
mais hardiment elle reprit, tout aussitôt :

« Par Marie, je défie[224] ce faux moine, Dom Jean !
car de ses preuves je n’ai nul souci.
Il m’apporta certain argent, je le sais bien ;
mais, que malheur échoie à son museau de moine !
Dieu le sait ! je m’en fus sans avoir doute
qu’il ne me l’eût donné pour son amour de vous,
pour m’en faire à moi-même honneur et bon profit,
pour notre cousinage, et pour la belle chère
1600que si souvent il a reçue en ce logis.
Mais puisque je me vois en ce désavantage,
vous aurez débiteurs plus paresseux que moi,
car je vous repaierai bien, et quand vous plaira,
de jour en jour, et si pourtant argent me manque,
votre femme je suis, cochez-le sur ma taille[225],
et je vous le paierai dès que je le pourrai ;
car par ma foi ! j’ai à mon propre accoutrement,
et non à gaspillage, employé tout l’argent,
1610et puisque l’ai si bien su dépenser
en votre honneur, je vous prie, pour l’amour de Dieu,
ne soyez irrité, mais rions et jouons.
Je vous promets mon corps gaillard en gage.
Par Dieu ! ne vous paierai jamais qu’au lit !
Pardonnez-moi, mon cher et mon unique époux,
tournez-vous par ici, faites meilleur visage ! »
Notre marchand vit bien qu’il n’était de remède,
et que gronder ne serait rien que grand’folie,
puisque la chose ne pouvait être amendée.
1620« Or ça, femme, dit-il ; je te pardonnerai,
mais par la vie ! ne sois plus désormais si large,
et tiens mieux notre bien, je te le donne en charge ! a

Ainsi finit mon conte — et que Dieu nous envoie
assez de contes jusqu’à la fin de nos jours !


Ici finit le conte du Marinier.





Le Conte de la Prieure[226].


Prologue de la Prieure..
.


Oyez les mots joyeux de l’Hôte au Marinier, puis à madame la Prieure.
.




« Bien dit, par le corpus dominus ! (cria l’hôte ;)
et puissiez-vous longtemps naviguer par nos côtes,
monsieur le gentil maître, et gentil marinier !
Dieu baille au moinillon charretées de malheurs !
Ah ! compagnon, prenez garde à de telles ruses !
1630 Ce moine a mis un singe en le bonnet de l’homme[227],
et de sa femme aussi, de par saint Augustin !
N’amenez plus de moine en votre hôtellerie !
Mais passons outre maintenant, et recherchons
qui pourra le premier de toute cette bande
nous dire un autre conte. » Et parlant sur ceci
aussi courtoisement que jeune fille eût fait :
« Madame la Prieure, avec votre congé,
si j’étais sûr que ce ne dût point vous gêner,
je serais bien d’avis que vous nous racontiez
1640 le prochain conte, à moins qu’il ne vous en déplaise.
Or donc, me feriez-vous cette grâce, madame ?
— « Très volontiers », fit-elle, et dit ce qu’entendrez.

Explicit.



Ci-suit le Prologue du conte de la Prieure.


Domine, dominus noster.


« Ô Seigneur notre Dieu, que merveilleusement
ton nom est répandu dans notre vaste monde !

(dit-elle ;) on n’y voit point ta précieuse louange
accomplie seulement par gens de dignité,
mais par bouche d’enfants eux-mêmes ta bonté
est consommée ; encor tétant leur mère,
ils témoignent parfois ta grande gloire[228].

1650 C’est pourquoi en louange, autant que sais et puis,
de toi et de la fleur très blanche de ce lys
qui jadis te porta et resta toujours vierge,
je veux ici tâcher à conter une histoire ;
non que je puisse ainsi accroître son honneur,
car elle-même est tout honneur, toute racine
de bonté — fors son fils — et tout salut des âmes.

O mère toujours vierge ! O vierge bonne mère !
Buisson brûlant inconsommé devant Moïse !
Toi qui ravis à la Divinité,
1660par ton humblesse, l’Esprit Saint qui vint en toi ;
dont la vertu, lorsqu’il vint embraser ton cœur,
conçut ainsi la Sagesse du Père,
aide-moi à parler ici en ton honneur !

O Dame ! ta bonté et ta magnificence,
ta vertu et ta grande humilité ne peuvent
en nul langage s’exprimer, par nulle science ;
car parfois, Notre Dame, avant que l’on te prie,
tu nous préviens en ta bénignité[229],
et nous donnes, priant toi-même, la lumière
1670qui nous doit amener à ton Fils tant aimé.

Mon savoir est si faible, ô bienheureuse Reine !
à déclarer ta grande dignité,
que je n’en puis aucunement porter le poids ;
mais comme enfant de douze mois, ou moins encore,
qui ne sait guères exprimer un mot,
ainsi je me comporte, et doncques je te prie,
guide ce chant que de toi je veux dire ! »

________________________________ Explicit.



Ci commence le conte de Dame la Prieure.


Il était en Asie, en une grand’cité,
parmi peuple chrétien, certaine Juiverie[230]
1680qu’un seigneur soutenait de la dite contrée,
pour usure sordide et vilenie de lucre,
que Christ et son Église ont fort en haine ;
on pouvait par la rue marcher ou chevaucher,
car elle était ouverte et libre à chaque bout.

Se tenait là petite école de chrétiens,
à l’extrême fin de la rue ; et y venaient
foules d’enfants sortis de sang chrétien,
qui d’année en année apprenaient à l’école
telles doctrines qui d’usage s’y donnaient,
1690c’est à savoir : chanter et lire,
comme le font enfants en leur jeune âge.

Or parmi ces enfants était un fils de veuve
petit clergeon[231], ayant bien sept ans d’âge,
qui tous les jours venait d’habitude à l’école ;
et aussi, toutes fois qu’il voyait une image
de la mère de Christ, avait coutume
comme y était instruit, de s’y agenouiller,
puis dire Ave Marie, en allant son chemin.

Ainsi la veuve avait appris son jeune fils
1700à toujours honorer la Bienheureuse Dame,
mère chérie de Christ, et il n’oubliait point —
car bon enfant bien vite apprend —
et toutes fois qu’il me souvient de la matière,
me semble voir Saint Nicolas en ma présence,
qui jeune aussi, fit à Christ révérence.

Or ce petit enfant, devant son petit livre
assis en cette école, apprenant l’abc,
soudain ouït chanter Alma Redemptoris
qu’autres enfants lisaient en leur antiphonaire ;
1710et s’enhardit à s’en venir près et plus près,

et écouta les mots et les notes aussi,
tant que par cœur il sut tout le premier verset.

Point ne savait ce que latin veut dire,
car il était tout jeune et tendre d’âge ;
mais un jour il pria un de ses camarades
de lui dire ce chant en son propre langage,
et de lui expliquer quel était son usage ;
de le traduire et éclaicir le supplia
maintes fois sur ses genoux nus.

1720Son compagnon qui plus que lui était âgé
lui répondit ainsi : « Ce chant, ai-je oui dire,
fut fait de notre heureuse et généreuse Dame,
pour que la saluions, et pour que la priions
d’être quand nous mourons notre aide et délivrance ;
ne puis rien expliquer de plus en la matière ;
j’apprends le chant, mais sais peu de grammaire. »

« Et ce chant est-il donc fait à la révérence
de la mère de Christ ? (lors dit cet innocent).
Or certes je ferai toute ma diligence
1730à tout entier l’apprendre, avant que soit Noël,
quand je serais réprimandé pour l’abc,
et quand on me battrait trois fois dedans une heure,
car je le veux savoir pour l’honneur Notre Dame ! »

Son ami en secret l’enseigna chaque jour,
comme ils s’en retournaient, tant qu’il le sut par cœur,
et désormais il le chantait bien hardiment,
de mot à mot, et suivant chaque note.
Deux fois par jour le chant en sa gorge passait,
comme il allait vers l’école ou vers sa maison ;
1740tant il était dévot à la mère de Christ.

Dans cette Juiverie ainsi que je l’ai dit
comme allait et venait notre petit enfant,
joyeusement chantait et s’écriait toujours
Alma Redemptoris Mater ;
tant a percé son cœur la très grande douceur
de la mère de Christ, qu’afin de la prier,
ne pouvait se tenir de chanter en chemin.

Notre grand ennemi, le serpent Satanas
qui dans le cœur des Juifs a toujours son guêpier.
1750s’enfla soudain et dit : « Hélas ! peuple hébraïque,
est-ce chose conforme à votre honneur
qu’un tel enfant s’en aille ainsi que bien lui plaît,
à votre grand dépit, chantant telles histoires
qui sont contraires au respect de votre loi ? »

Et depuis ce temps là, conspirèrent les Juifs
afin de dépêcher cet innocent du monde.
Et pour ce faire ils louèrent un homicide,
qui s’en alla cacher dans certaine ruelle ;
dès que l’enfant s’en vint à passer par ce lieu,
1760ce maudit Juif le prit et le tint bien serré,
puis lui coupe la gorge et le jette en un trou.

Je dis qu’il fut jeté en une garde robe
où ces Juifs là soûlaient de purger leurs entrailles.
O maudite nation ! O Hérodes nouveaux !
A quoi vous servira votre mauvais complot ?
Meurtre est tôt publié ; cela ne faudra point ;
l’honneur de Dieu sera propagé par là même.
Sur votre acte maudit, le sang jà crie vengeance !

Martyr ainsi voué à la virginité,
1770ores tu peux chanter, suivant à tout jamais
le blanc Agneau céleste ! (ainsi dit la prieure) ;
tu es de ceux dont Jean le grand évangéliste
écrivit en Patmos[232], disant que ceux qui vont
devant l’Agneau, chantant un chant nouveau,
sont tels qui n’ont connu femme charnellement.

Et cette pauvre veuve attend toute la nuit
son petit enfançon, mais il ne revient point ;
1780et lors dès que paraît la lumière du jour,
toute pâle d’effroi et de souci
elle va à l’école et ailleurs le chercher ;
jusqu’à ce qu’à la fin lui vient nouvelle
qu’en dernier on l'a vu en rue de Juiverie.

Avec pitié de mère en sa poitrine enclose,
elle va, comme si elle était hors d’esprit,
partout où elle peut faire supposition
que vraisemblablement trouvera son enfant ;
et toujours à la mère de Christ, douce et bonne,
elle va s’écriant ; et fit enfin si bien
qu’elle alla le chercher chez le peuple maudit.

1790Et fort piteusement, elle demande et prie
chaque juif demeurant en la place susdite
d’avouer si jamais son enfant passa là.
Ils disaient « non ». Mais Jésus par sa grâce,
au bout d’un petit temps lui donna la pensée
d’aller crier après son fils à cet endroit
où Juifs l’avaient jeté de côté, dans la fosse.

O grand Dieu qui parfois établis la louange
par bouches d’innocents, voici bien ta puissance !
Cette gemme de chasteté, cette émeraude,
1800et du martyre aussi ce rubis très brillant,
le voilà qui gisant avec gorge tranchée,
se prit à rechanter Alma Redemptoris,
si hautement que tout le lieu en résonna.

Et le peuple chrétien qui passait en la rue
s’approcha et du fait grandement s’étonna
et envoya chercher en hâte le prévôt,
qui bientôt, sans tarder nullement, arriva,
et vénéra le Christ, qui est le roi du ciel,
et puis sa mère aussi, honneur d’humanité,
1810et puis après cela fit mettre aux fers les Juifs.

Et cet enfant avec lamentation piteuse
fut remonté, chantant toujours son chant,
et puis avec honneur et grand’procession,
fut emporté en l’abbaye prochaine.
Sa mère évanouie près son cercueil gisait ;
et gens qui s’y trouvaient eurent grand peine
à écarter de là la nouvelle Rachel.

Chacun à grand tourment et mort honteuse,
les Juifs par ce prévôt furent mis à trépas,

1820ceux qui savaient ce meurtre — et vitement fut fait ;
point ne montra d’égards pour ces vilains maudits.
« Ceux-là iront à mal qui mal ont mérité »
et donc les fit tirer par des chevaux sauvages,
et puis pendre ainsi que la loi le commandait.

Et l’innocent gisait encore sur sa bière,
devant le maître-autel, tant que messe dura ;
et puis l’abbé s’en vint avecques son couvent
sans rien tarder pour l’enterrer rapidement ;
et comme l’eau bénite était sur lui jetée,
1830l’enfant parlait toujours, pendant qu’on l’aspergeait,
et chantait O Alma Redemptoris mater !

Cet abbé justement était homme fort saint,
(ainsi que moines sont, ou du moins devraient être ;)
adonc se mit à conjurer ce jeune enfant,
disant : « O cher enfant ! je te supplie,
au nom de la très sainte Trinité,
dis-moi par quelle cause ainsi tu peux chanter,
puisque tu as gorge coupée à ce que semble ? »

« — Oui, ma gorge est coupée jusqu’à l’os de la nuque,
1840(dit cet enfant,) et certes par voie de nature
je serais trépassé déjà depuis longtemps ;
mais Jésus-Christ, comme pouvez le voir aux Livres,
veut que sa gloire dure et reste en la mémoire,
et doncques pour l’honneur de sa Mère très chère,
je puis encor chanter O Alma ! haut et clair.

Car ce puits de merci, douce mère du Christ,
ai-je toujours aimé, autant que je pouvais,
et comme justement j’allais perdre ma vie,
elle s’en vint à moi, et m’ordonna chanter
1850tout justement cette antienne en mourant,
comme avez entendu ; et quand je l’eus chantée,
me sembla mettre sur ma langue un grain de blé.

Et c’est pourquoi je chante et chante en vérité
pour l’honneur de la bonne et bienheureuse Vierge,
jusqu’à ce que ma langue ait perdu cette graine.
Et puis après cela elle me dit encore :

« O mon petit enfant, or je vais te chercher,
quand cette graine sera prise de ta langue ;
ne sois point effrayé ; ne t’abandonnerai. »

18060Ce saint moine (c’est bien l’abbé que je veux dire)
lui tira donc la langue et en prit cette graine
et cet enfant rendit l’esprit fort doucement.
Et quand l’abbé eut vu cette grande merveille,
ses pleurs amers dégouttèrent comme une pluie,
et il tomba tout plat, en avant sur le sol,
et sans bouger, comme lié, y demeura.

Le couvent se coucha aussi sur le terrain,
en pleurant, et du Christ louant la chère mère ;
et puis se relevant, ils s’en allèrent,
1870et retirèrent ce martyr de son cercueil ;
et dedans un tombeau de marbre clair,
ils enfermèrent ce doux petit corps ;
et lui se trouve où Dieu nous veuille réunir !

Jeune Hugh de Lincoln[233] ô toi qui fus aussi
tué par Juifs maudits, comme est notoire,
car ce n’est qu’un tout petit temps passé,
prie donc aussi pour nous, nous pécheurs inconstants,
afin qu’en sa merci Dieu pitoyable
multiplie sa grande pitié sur nous,
1880pour le plus grand honneur de sa mère Marie.

_______________________________________________ Amen. »


Ci finit le conte de la Prieure.


Le Conte de Chaucer sur Sire Topaze.


Prologue de Sire Topaze.


Oyez les plaisants propos de l’Hôtelier à Chaucer,


Quand tout ce miracle fut dit, chacun
demeura sérieux, que c’était merveille ;
enfin notre hôte se mit à gaber,
puis pour la première fois il jeta les yeux sur moi
et m’interpella ainsi : « Qui es-tu ? (dit-il ;)
à ton air on dirait que tu suis la piste d’un lièvre,
car je te vois toujours l’œil fiché en terre.

Approche un peu, et lève-moi les yeux gaîment.
Allons, garez-vous, messieurs, et faites place à cet homme ;
1890 il a la taille aussi bien prise que moi ;
il ferait fine poupée à enlacer pour le bras
d’une femme, menue et jolie de visage !
Il semble mal luné à ses façons
car il ne dit mot aimable à personne.

Dis-nous quelque chose à ton tour, comme ont fait les autres ;
conte-nous une joyeuse histoire, et cela tout de suite. »
« Hôtelier, (lui dis-je,) ne le prends pas mal,
car, je t’assure, je ne sais pas d’autre histoire
qu’une rime que j’ai apprise voilà longtemps. »
1900 « Soit ! cela fera, (dit-il.) Or ça, nous allons entendre
quelque chose de rare, si j’en juge par sa mine. »

Explicit.



Sire Topaze[234].


Ici commence le Conte de Sire Topaze par Chaucer.


Oyez, seigneurs, en bonne entente
et je vous vais dire en vérité

__ histoire de joie et soulas,
toute d’un chevalier qui fut beau et galant
à la bataille et au tournoi ;
__ son nom était Sire Topaze.

Il était né en lointaine contrée,
en Flandre, par delà la mer,
1910 __ à Popering, dans le manoir ;
son père était un très noble homme
et seigneur était de cette contrée
__ par la grâce de Dieu.

Sire Topaze devint un preux varlet[235] ;
sa face était blanche comme pain-demain[236],

__ ses lèvres rouges comme rose ;
son teint ressemble à l’écarlate en graine[237],
et, je vous le donne pour très certain,
__ il avait un joli nez.

1920 Ses cheveux, sa barbe étaient comme safran,
celle-ci lui descendait à la ceinture :
__ Ses souliers étaient en cuir de Cordoue ;
de Bruges étaient ses chausses brunes ;
sa robe était de ciclaton[238]
__ qui coûtait maint sol génois[239].

Il savait chasser les bêtes sauvages,
et sur son cheval aller voler en rivière[240],
__ un autour gris sur la main ;
avec cela il était bon archer,
1930 a la lutte il n’avait pas son pair,
__ là où un bélier est le prix.

Maintes et maintes filles belles comme le jour
soupirent après lui dans leur chambre par amour,
__ à qui vaudrait mieux de dormir ;
mais il était chaste et non lécheur[241]
et suave comme la fleur d’églantier
__ qui porte la cenelle rouge.

Et ainsi il advint un jour,
en vérité je puis vous le dire,
1940 __ que Sire Topaze voulut faire une chevauchée ;
il monta sur son coursier gris,
dans sa main une lance-zagaie[242],
__ une longue épée à son côté.

Il pique des deux par la forêt
où est mainte bête fauve,
__ oui-da, chevreuil et lièvre ;
et comme il piquait vers le nord et vers l’est,

je vous le dis, peu s’en fallut
__ qu’il ne lui advint fâcheux ennui.

1950 Là poussent herbes grandes et petites,
la réglisse et le citoal[243],
__ et maint clou de girofle,
et la noix muscade pour mettre dans l’ale,
qu’icelle soit fraîche ou éventée,
__ ou pour mettre dans un coffret.

Les oiseaux chantent, il n’y a pas à dire non,
l’émouchet et le papegai,
__ que c’était joie de les entendre ;
la grive mâle aussi disait son lai,
1960 la colombe des bois sur la branchette
__ chantait haut et clair.

Sire Topaze tomba en langueur d’amour
quand il entendit la grive chanter,
__ et éperonna comme s’il était fol :
son beau coursier sous son éperon
suait tant qu’on eût pu le tordre,
__ ses flancs étaient tout en sang.

Sire Topaze aussi tant devint las
d’éperonner sur l’herbe molle
1970 __ (si farouche était son courage[244] !)
qu’il mit pied à terre en ce lieu
pour permettre à son cheval quelque soulas,
__ et lui donna bon fourrage.

« Ô Sainte Marie, benedicite !
Que me veut ce cruel amour
__ pour me lier si fort ?
J’ai rêvé toute cette nuit, de par Dieu !
qu’une reine des elfes sera mon amante
__ et dormira sous mon manteau.

1980 C’est une reine des elfes que je veux aimer, par ma foi !
car en ce monde il n’est femme

digne d’être ma compagne
digne d’être ma compà la ronde ;
à toute autre femme je renonce,
et je vais aller quérir une reine des elfes
__ par monts et aussi par vaux ! »

Aussitôt il remonta en selle,
et voici qu’il pique par dessus pierre et barrière
__ pour apercevoir une reine des elfes ;
1990 si longtemps il a chevauché et couru
qu’il a trouvé, dans une retraite cachée,
__ le pays de féerie
le pays de ftant sauvage ;
car en ce pays n’était personne
qui vers lui osât venir à cheval ou à pied,
__ ni femme ni enfant.

Enfin survint un grand géant,
son nom était Sire Olifant,
__ c’est un héros périlleux.
2000 Il dit : « Enfant, par Termagant[245],
si tu ne galopes vite hors de mon séjour,
__ sur-le-champ je tue ton coursier
_____________________ avec cette masse.
C’est ici qu’est la reine de Féerie,
avec harpe et pipeau et symphonie
__ elle habite en ce lieu. »

L’Enfant dit : « Sur ma vie,
demain je viendrai me mesurer avec toi
__ quand j’aurai mon armure ;
2010 et j’espère bien, par ma foi !
qu’avec cette lance-zagaie
__ je te le ferai payer cher ;
__________________ ta panse
je la percerai, si je le puis,
avant que le jour ait passé prime
__ car ici tu seras tué. »

Sire Topaze tourne bride au plus vite ;
le géant lui jeta des pierres
__ avec une terrible fronde[246] ;
2020 mais l’enfant Topaze l’échappe belle ;
et ce fut tout grâce à Dieu
__ et à sa belle attitude.

Écoutez encore, seigneurs, mon conte
plus plaisant que le rossignol,
__ car je vais vous gazouiller maintenant
comment Sire Topaze à la taille fine
chevauchant par mont et par val
__ est revenu chez lui.

À ses joyeux compagnons il commanda
2030 de lui faire fête et liesse,
__ car il lui faut se battre
contre un géant à trois têtes,
pour l’amour et la joyeuseté
__ de quelqu’une qui brillait comme un astre,

« Faites venir, dit-il, mes ménestrels
et gesteurs pour conter des contes
__ sur-le-champ en m’armant ;
des romans sur thèmes royaux,
et de papes et de cardinaux,
2040 __ et aussi de plaisir d’amour. »

Ils lui apportèrent d’abord le vin doux
et l’hydromel dans un bol d’érable
__ et de royales épices
de gingembre qui était très fin,
et de réglisse, et aussi de cumin,
__ avec du sucre qui est tant exquis.

Il revêtit contre sa blanche peau,
d’étoffe de lin fin et clair
__ des chausses et aussi une chemise ;
2050 et sur sa chemise un hoqueton[247]

et par dessus un haubergeon[248]
__ pour préserver des pointes son cœur ;

Et, par dessus, un beau haubert
tout orné de joaillerie[249],
__ il était très fort de cuirasse ;
et par dessus cela sa cotte d’armes
aussi blanche que fleur de lis,
__ en laquelle il va se battre.

Son écu était tout d’or rouge,
2060 et au milieu était une tête de sanglier
__ auprès d’un escarboucle ;
et alors il jura, par l’ale et le pain,
que « ce géant mourrait,
__ arrive que voudrait ! »

Ses jambières étaient de cuir bouilli,
la gaine de son épée d’ivoire,
__ son heaume de laiton brillant,
la selle était d’os de rochal[250],
sa bride comme le soleil brillait,
2070 __ ou comme le clair de lune.

Sa lance était de fort cyprès
qui présage guerre et nullement paix,
__ la tête aiguisée très pointue ;
son coursier était tout gris pommelé,
il va l’amble sur les chemins
__ tout doucement et rondement
__________________ par le pays.
Voici, seigneurs, un chant fini !
Si vous en voulez davantage
2080 __ Je vais essayer d’en conter encore.


(Second chant.)


À présent tenez votre langue, par charité,
ensemble chevalier et noble dame,

__ et écoutez mes vers ;
de bataille et de chevalerie
et de galanterie
__ je vais sur-le-champ vous entretenir.

On parle de romans de prix,
de l’Enfant Horn et d’Ypotis,
__ de Bevis et de Sire Guy,
2090 de Sire Libeux et de Plein-d’amour[251] ;
mais Sire Topaze emporte la fleur
__ de royale chevalerie.

Il enfourcha son bon coursier
et s’élança sur son chemin
__ comme l’étincelle jaillit du tison ;
sur son cimier il portait une tour
et dessus était piquée une fleur de lis.
__ Dieu garde son corps de tout mal !

Et comme il était chevalier aventureux
2100 il ne voulut dormir dans nulle maison
__ et s’étendit dans son capuchon ;
son heaume brillant fut son oreiller,
et près de lui il repaît son destrier
__ d’herbes belles et bonnes.

Lui-même buvait de l’eau des puits
comme fit le Chevalier Sire Percival
__ si galant sous ses armes,
lorsqu’enfin un beau jour……


Ici l’Hôtelier arrête Chaucer dans son conte de Sire Topaze.



Le Conte de Chaucer sur Mellibée.


Prologue du Mellibée.


« Plus de ça, pour la dignité de Dieu !
2110(dit notre hôte) car tu me rends
si las de tes fieffées sottises
que, aussi sûr que Dieu me bénisse,
les oreilles me font mal de ton écœurante histoire.
Je donne au diable pareille rime !
Ce doit être rime de chien[252] » (dit-il).
« Pourquoi cela ? (lui dis-je). Pourquoi veux-tu m’empêcher
plus que les autres de dire mon conte,
puisque c’est la meilleure rime que je sache ? »
« Pardieu ! (dit-il) c’est que tout net, et en un mot,
2120ta rime écœurante ne vaut pas un étron ;
tu ne fais rien que perdre notre temps.
Messire, en un mot, tu ne rimeras pas davantage.
Voyons si tu peux nous conter quelque geste
ou nous dire du moins quelque chose en prose
où il y ait un peu d’amusement ou un peu de doctrine. »
« Volontiers (dis-je), par la passion du bon Dieu !
Je vais vous conter une petite chose en prose
qui devra vous plaire, je le suppose ;
autrement, certes, vous êtes trop difficile.
2130C’est un vertueux conte moral ;
il est vrai qu’il est parfois conté de diverse manière
par diverses gens, comme je vais vous l’expliquer ;
voici comme : vous savez que chaque évangéliste
qui nous raconte la passion de Jésus-Christ
ne dit pas tout comme son compagnon ;
mais néanmoins leur récit est toute vérité,
et tous s’accordent pour le sens

bien qu’il y ait dans leur manière des différences ;
car les uns en disent plus, et les autres moins
2140 quand ils décrivent sa piteuse passion ;
je parle de Marc et de Mathieu, de Luc et de Jean ;
mais sans nul doute leur sens ne fait qu’un.
Donc, vous tous, messeigneurs, je vous en supplie,
si vous trouvez que je varie dans mes paroles,
si, par exemple, je dis un peu plus
de proverbes que vous n’en avez ouï auparavant —
tels qu’ils sont compris dans ce petit traité-ci[253], —
afin de renforcer l’effet de ma matière,
et si je ne dis pas les mêmes mots
2150 que vous avez entendus, je vous en conjure tous,
ne m’en blâmez point ; car, pour le fond de mon récit,
vous ne trouverez pas grande différence
avec le sens de ce petit traité
d’après lequel j’écris[254] ce joyeux conte.
Écoutez donc ce que je vais vous dire
et laissez-moi conter toute mon histoire, je vous prie ».


Le Conte de Chaucer sur Mellibée[255].

[Ici il a paru bon de substituer à la traduction complète une rapide analyse. Le conte en prose de Mellibée a contre lui d’être très ennuyeux et très long. Il tient dans l’édition de Skeat (Student’s Chaucer) 25 pages sur deux colonnes très serrées. Il était d’ailleurs inutile de le traduire puisqu’il n’est lui-même, comme on le verra dans la note, qu’une traduction littérale du français et que l’original te trouve dans le charmant Ménagier de Paris, livre fort accessible. Toutefois il faut remarquer que la scolastique et insupportable longueur de cette histoire fait (dramatiquement) son intérêt, dans l’occurrence. Chaucer vient d’être bafoué pour sa ballade si fertile en rimes et si vide de raison. Il se venge en contant une histoire sans une rime cette fois, et chargée de raison, sagesse et doctrine, à en couler bas. Le plaisant est ici dans le bon tour qu’il joue aux pèlerins. Mais c’est beaucoup trop pour les patiences d’aujourd’hui qu’un volume entier où l’humour reste sous-entendu d’un bout à l’autre. Mieux vaut signaler l’énorme mystification que de la reproduire.]

« Un jouvenceau appelé Mellibée, puissant et riche, eut une femme nommée Prudence, et de cette femme eut une fille. Advint un jour qu’il alla s’ébattre et jouer et laissa en sa maison sa femme et sa fille. Les portes étaient closes. Trois de ses anciens ennemis appuyèrent échelles aux murs de sa maison, et par les fenêtres entrèrent dedans, et battirent sa femme, et navrèrent sa fille de cinq plaies et la laissèrent presque morte, puis s’en allèrent. »

Quand Mellibée revint, il s’abandonna au désespoir. « Pour ce Prudence se contint un peu de temps, et puis quand elle vit son temps, si lui dit : Sire, pourquoi vous faites-vous sembler fol ? Il n’appartient point à sage homme de mener si grand deuil. Votre fille échappera si Dieu plaît : si elle était ores morte, vous ne vous devez pas détruire pour elle, car Sénèque dit que le sage ne doit prendre grand déconfort de la mort de ses enfants, ains doit souffrir leur mort aussi légèrement comme il attend la sienne propre… Quand tu auras perdu ton ami, que ton œil ne soit ni trop sec ni trop moite, car, encore que la larme vienne à l’œil, elle n’en doit point issir ; et quand tu auras perdu ton ami, pense et efforce-toi d’un autre recouvrer, car il te vaut mieux un autre ami recouvrer que l’ami perdu pleurer. Si tu veux vivre sagement, ôte tristesse de ton cœur… Appelle donc tous tes loyaux amis et te gouverne selon le conseil qu’ils te donneront. »

Les amis de Mellibée s’assemblèrent très nombreux. On entendit parler successivement un chirurgien, un physicien, un avocat. Mellibée ne montrait que trop clairement combien était impatient de venger l’injure faite et de déclarer la guerre à ses ennemis. En vain un sage vieillard tenta-t-il de prêcher la conciliation : « lors les jeunes gens et la plus grande partie de tous les autres moquèrent ce sage et firent grand bruit et dirent que tout ainsi comme l’on doit battre le fer tant comme il est chaud, ainsi l’on doit venger l’injure tant comme elle est fraîche, et écrièrent à haute voix : guerre, guerre, guerre ! »

Heureusement Prudence avait vu le danger. Quand les conseillers se furent retirés, elle s’approcha de son mari, elle réfuta en un long discours préliminaire les arguments par lesquels il prétendait ne pas l’écouter, et termina par ce savoureux éloge de la femme : « Quand vous blâmez tant les femmes et leur conseil, je vous montre par moult de raisons que moult de femmes ont été bonnes et leur conseil bon et profitable. L’on a accoutumé de dire : conseil de femme, ou il est très cher ou il est très vil. Car encore que moult de femmes soient très mauvaises et leur conseil vil, toutefois l’on en trouve assez de bonnes et qui très bon conseil et très cher ont donné. Un maître fit deux vers ès quels il demande et répond et dit ainsi : Quelle chose vaut mieux que l’or ? Jaspe. Quelle chose plus que jaspe ? Sens. Quelle chose vaut mieux que sens ? Femme. Quelle chose vaut mieux que femme ? Rien. Par ces raisons et moult d’autres peux-tu voir que moult de femmes sont bonnes et leur conseil bon et profitable. Si donc maintenant tu veux croire mon conseil, je te rendrai ta fille toute saine et ferai tant que tu auras honneur en ce fait. » Mellibée consentit à écouter sa femme et voici les sages paroles qu’il entendit.

« Puisque tu te veux gouverner par mon conseil, je te veux enseigner comment tu te dois comporter en prenant conseil. Premièrement tu dois le conseil de Dieu demander devant tous autres, après tu dois prendre conseil en toi-même et lors dois-tu ôter trois choses de toi qui sont contrarieuses à conseil, assavoir ire, convoitise et hâtiveté. Enfin tu dois réunir tes conseillers. Tu dois appeler seulement tes bons et loyaux amis, surtout les vieillards, car ès anciens est la sapience, et te garder d’écouter les flatteurs, les faux amis et les jeunes fous. » Les conseillers réunis, il faut savoir les interroger, ne rien leur cacher, et la délibération terminée, exécuter ce qu’on a décidé. L’assemblée tumultueuse à laquelle Mellibée avait soumis sa querelle était incapable d’émettre un avis sage : c’étaient des « gens étranges, jouvenceaux, fols, losengeurs, ennemis réconciliés portant révérence sans amour. Tu as erré en refusant de suivre l’avis de tes amis sages et anciens, mais as regardé seulement le plus grand nombre et tu sais bien que les fols sont toujours en plus grand nombre que les sages et pour ce le conseil des chapitres et des grandes multitudes de gens où l’on regarde plus le nombre que les mérites des personnes erre souvent, car en tels conseils les fols ont toujours gagné ». Il faut aller au fond des choses : « L’injure qui t’a été faite a deux causes ouvrières et efficientes, la lointaine et la prochaine ; la lointaine est Dieu qui est cause de toutes choses, la prochaine sont tes trois ennemis. Qui me demanderait pourquoi Dieu a voulu et souffert qu’ils t’aient fait telle injure, je n’en saurais pas bien répondre pour certain, car, selon ce que dit l’Apôtre, la science et jugement Notre Seigneur sont si profonds que nul ne les peut comprendre ni encerchier suffisamment. Toutefois par aucunes présomptions je tiens que Dieu qui est juste et droiturier, a souffert que ce soit advenu pour cause juste et raisonnable… Tu as été ivre de tes richesses et as oublié Dieu ton créateur, ne lui as pas porté honneur et révérence ainsi comme tu devais. Tu as péché contre Notre Seigneur car les trois ennemis de l’humain lignage qui sont le monde, la chair et le diable, tu as laissé entrer en ton cœur tout franchement par les fenêtres du corps de sorte qu’ils ont navré ta fille, c’est assavoir l’âme de toi, de cinq plaies, c’est-à-dire de tous les péchés mortels qui entrèrent au cœur parmi les cinq sens du corps. Par cette semblance Notre Seigneur a permis à ces trois ennemis d’entrer en ta maison par les fenêtres et de navrer ta fille en la manière dessus dite. » Jusque-là Mellibée avait écouté patiemment le long discours de Dame Prudence, il l’arrête maintenant, il n’est pas du nombre des « bien parfaits », « son cœur ne peut être en paix jusques à tant qu’il soit vengé », n’est-il pas riche ? pourquoi ne pas profiter de l’avantage que donne la fortune puisque « toutes choses, selon Salomon, obéissent à pécune » ?

« La fiance, de vos richesses, répondit doucement Prudence, ne suffit pas à guerre maintenir. La victoire ne dépend pas du grand nombre de gens ou de la vertu des hommes mais de la volonté de Dieu. » Et elle conclut ainsi : « Je vous conseille que vous accordiez à vos ennemis et que vous ayez paix avec eux, car vous savez que un des plus grands biens de ce monde, ce est paix. Pour ce dit Jésus-Christ à ses apôtres : bienheureux sont ceux qui aiment et pourchassent paix, car ils sont appelés enfants de Dieu. »

Alors Mellibée se déclara convaincu par « ces paroles très douces » et s’en remit entièrement au jugement de Dame Prudence. Celle-ci manda les adversaires en secret lieu, et les ramena à de meilleurs sentiments. Ensuite elle réunit les amis de Mellibée qui conseillèrent à celui-ci le pardon. Par un suprême retour de l’esprit de vengeance, Mellibée se disposait à prononcer contre ses ennemis repentants une sentence sévère : l’exil et la confiscation des biens, quand Prudence intervint encore. « Quand Mellibée eut ouï les sages enseignements de sa femme, si fut en grande paix de cœur et loua Dieu qui lui avait donné si sage compagne, et quand la journée vint que ses adversaires comparurent en sa présence, il parla à eux moult doucement et leur dit : la grande humilité que je vois en vous me contraint à vous faire grâce et pour ce nous vous recevons en notre amitié et en notre bonne grâce, et vous pardonnons toutes injures et tous vos méfaits encontre nous, à celle fin que Dieu au point de la mort nous veuille pardonner les nôtres. »



Le Conte du Moine.


Prologue du Moine.


Joyeux propos de l’Hôte au Moine.


Quand j’eus achevé mon conte de Mélibée
3080et de Prudence et de sa bénignité,
notre hôte dit : « Foi d’honnête homme
et par le précieux corpus madrian[256],
je donnerais bien un baril d’ale
pour que ma bonne chère femme eût entendu ce conte !
car elle est loin d’avoir telle patience
que la femme de ce Mélibée, Prudence.
Par les os de Dieu ! quand je bats mes valets,
elle m’apporte les grandes triques,
et crie : « Tue-les tous, les chiens,
3090et romps-leur le dos et tous les os ».
Et s’il arrive qu’un de mes voisins
à l’église ne s’incline pas devant ma femme,
ou ait l’audace de lui manquer d’égards,
quand elle revient à la maison, elle me saute à la face
et crie : « Faux couard, venge donc ta femme !
Par les os du corpus ! donne-moi ton coutelas
et toi prends ma quenouille et va filer ! »
Du matin au soir voici ce qu’elle répète :
« Hélas ! » dit-elle, « pourquoi ai-je été destinée
3100à épouser une poule mouillée, un singe[257] couard,
qui se laisse faire par tout le monde !
Tu n’oses pas défendre les droits de ta femme ! »
Voilà ma vie à moins que je ne veuille me battre ;
et à sortir aussitôt il faut me préparer,
si non je suis perdu, à moins que je ne
sois téméraire comme un lion furieux.

Je suis sûre qu’elle me fera un jour tuer
quelque voisin, et puis va te faire pendre !
C’est que je suis dangereux le couteau à la main
3110 bien que je n’ose lui résister à elle,
car elle a de bons bras, par ma foi !
en pourra juger quiconque envers elle agira ou parlera mal.
Mais quittons ce sujet.
Messire moine, (dit-il,) faites joyeuse mine,
car tous allez nous dire un conte en vérité.
Ça ! Rochester est là tout près !
Approchez, monseigneur, ne rompez pas notre jeu.
Mais, par ma foi, je ne sais pas votre nom ;
dois-je vous appeler messire dom Jean
3120 ou dom Thomas, ou bien dom Alban ?
De quelle maison êtes-vous, par la famille de votre père ?
j’en jure Dieu, tu as fort beau teint,
c’est pâturage de gentilhomme que le tien[258] ;
tu n’as pas l’air d’un pénitent ni d’un spectre.
Sur mon honneur, tu es quelque dignitaire,
quelque respectable sacristain[259], ou quelque cellérier[260],
car par l’âme de mon père, m’est avis
que tu es maître quand tu es chez toi,
non pas pauvre cloîtré non plus que novice,
3130 mais gouverneur avisé et sage.
Sans compter qu’en fait de muscles et d’os
tu es en bon point pour l’heure.
Je prie Dieu qu’il confonde celui
qui le premier te fit entrer en religion ;
tu aurais fait un fameux coq.
Si tu avais le droit, autant que tu as le pouvoir,
de satisfaire ton penchant à procréer,
tu aurais engendré mainte créature.
Hélas ! pourquoi portes-tu un capuchon si large[261] ?
3140 Dieu me punisse ! si j’étais pape
non seulement toi, mais tout homme vigoureux,

fût-il tondu jusqu’au haut du crâne,
aurait femme ; car le monde est perdu !
la religion a pris toute la fleur
des coqs[262] ; et nous laïques ne sommes que des crevettes !
D’arbres frêles viennent pauvres rejetons.
C’est ce qui fait que nos héritiers sont si menus
et faibles, qu’ils ne peuvent engendrer comme il faut.
C’est ce qui fait que nos femmes veulent tâter
3150 des religieux, car vous pouvez mieux vous acquitter
que nous des dettes de Vénus ;
Dieu sait, ce n’est pas en luxembourgs[263] que vous payez !
Mais ne vous fâchez pas, messire, de ce que je plaisante,
j’ai souvent ouï dire des vérités en riant. »
Le digne moine prenait tout en patience,
et dit : « Je vais faire de mon mieux,
autant que le permet l’honnêteté,
pour vous dire un conte, ou deux ou trois.
Et s’il vous plaît écouter par ici,
3160 je vais vous dire la vie de Saint Édouard[264] ;
ou bien je vous dirai d’abord des tragédies
dont j’ai une centaine en ma cellule.
Tragédie veut dire certaine histoire,
dont les vieux livres nous font mémoire,
d’un homme qui se trouvait en grande prospérité
et est déchu de haut état
en infortune, et finit misérablement.
Et elles sont communément écrites en vers
de six pieds que l’on nomme exametron.
3170 En prose aussi bon nombre sont écrites,
et en mètres aussi de maint mode différent.
Mais cette explication doit suffire.
Maintenant écoutez, s’il vous plaît d’entendre ;
mais d’abord je vous supplie en cette affaire,
si dans l’ordre je ne dis pas ces choses[265],

qu’il s’agisse de papes, d’empereurs, ou de rois,
selon leurs époques, comme on les trouve écrites,
mais les dis d’aucunes avant, d’aucunes après,
comme cela me revient en mémoire,
3180 tenez-moi excusé de mon ignorance.

Explicit.



Le Conte du Moine[266]


Ici commence le Conte du Moine, de Casibus Virorum Illustrium.


Je vais pleurer en manière de tragédie
le malheur de ceux qui se trouvaient en haut état
et tombèrent de telle sorte qu’il n’y eut remède
pour les sortir de leur adversité ;
assurément quand il plaît à la fortune de fuir
il n’est homme qui puisse arrêter sa course ;
nul ne se doit fier à la prospérité aveugle ;
que ces exemples vrais et anciens vous soient un avertissement.


Lucifer.

Par Lucifer, bien que ce fût un ange
3190 et non un homme, par lui je vais commencer ;
car, bien que la fortune ne puisse atteindre un ange,
de haut état il tomba pourtant par son péché
en enfer où il est encore.
Ô Lucifer ! le plus brillant de tous les anges,
tu es maintenant Satanas, qui ne te peux départir
de la misère où tu es tombé.


Adam.

Voici Adam, dans les champs de Damas[267],
du doigt même de Dieu il fut façonné
et non engendré de la semence impure de l’homme,
3200 et il était maître de tout le Paradis, fors un arbre.

Jamais homme au monde n’eut si haut état
qu’Adam jusqu’à ce que pour s’être méconduit
il fut dépouillé de sa haute prospérité
et voué au labeur, à l’enfer, et au malheur.


Samson[268].

Voici Samson dont la venue fut annoncée[269]
par l’ange longtemps avant sa naissance,
et qui fut consacré à Dieu tout-puissant,
et vécut glorieux tant qu’il put voir.
Oncques n’y eut autre tel que lui,
3210 en fait de force et aussi de bravoure ;
mais à ses femmes[270] il dit son secret
à cause de quoi il se tua, d’infortune.

Samson, ce noble champion tout puissant,
sans armes autres que ses deux mains
tua et mit en pièces le lion
sur la route en allant a ses noces.
Sa femme fausse sut lui plaire et le prier si bien
qu’elle apprit son dessein, et déloyale
elle trahit ce dessein à ses ennemis,
3220 et l’abandonna et en prit un autre.

Trois cents renards Samson prit de colère,
et toutes leurs queues il lia ensemble,
et mit le feu à toutes les queues de ces renards,
car à chaque queue il avait attaché une torche ;
et ils brûlèrent tous les blés dans le pays,
et tous leurs oliviers et leurs vignes aussi.
Mille hommes encore il tua de sa main,
et n’avait d’autre arme qu’une mâchoire d’âne.

Quand ils furent tués, il lui vint telle soif qu’il
3230 était près de périr, pour quoi il se mit à prier
que Dieu voulût prendre pitié de sa peine

et lui envoyer à boire, ou bien il lui fallait mourir ;
et de cette mâchoire d’âne qui était desséchée,
d’une dent molaire soudain jaillit une source
dont il but en suffisance, pour être bref,
ainsi Dieu le secourut, comme on peut lire en Judicum.

De vive force à Gaza une nuit,
malgré les Philistins de cette ville
il a enlevé les portes de la cité,
3240 et sur le dos il les a transportées
en haut d’une colline, pour qu’on pût bien les voir.
Ô noble Samson tout puissant, et très cher,
si tu n’avais dit aux femmes ton secret,
dans tout ce monde tu n’aurais eu de pair !

Ce Samson jamais ne buvait ni cidre[271] ni vin,
et sur sa tête ne passait ni rasoir ni ciseaux
par ordre du messager divin,
car toute sa force était dans ses cheveux ;
et pendant bien vingt hivers, année par année,
3250 il eut le gouvernement d’Israël.
Mais bientôt il pleurera mainte larme,
car les femmes le mèneront au malheur !

À sa concubine Dalila il dit
qu’en ses cheveux résidait toute sa force,
et félonnement à ses ennemis elle le vendit.
Et un jour qu’il dormait dans ses bras
elle lui fit tondre ou raser les cheveux,
et fit voir à ses ennemis toute sa force[272] ;
et quand ils le trouvèrent en cet état,
3260 ils le lièrent solidement, et lui crevèrent les yeux,

Mais avant que ses cheveux fussent coupés ou tondus,
il n’y avait lien dont on pût le lier ;
mais le voici maintenant dans une caverne,

ou on lui fit tourner la meule d’un moulin.
Ô noble Samson, toi le plus fort des hommes,
toi jadis juge dans la gloire et la richesse,
maintenant tu peux bien pleurer de tes yeux aveugles,
puisque de prospérité tu es tombé en misère.

La fin de ce malheureux fut telle que je vais dire ;
3270 ses ennemis célébrèrent une fête un jour,
et le firent comme leur bouffon jouer devant eux,
et c’était dans un temple magnifique.
Mais finalement il causa un terrible désarroi ;
car il ébranla deux piliers, et les renversa,
et le temple entier s’abattit, et resta là par terre,
et il se tua lui-même, ainsi que tous ses ennemis.

C’est dire que tous les princes sans exception,
et avec eux trois mille hommes furent tués là
par la chute du grand temple de pierre.
3280 De Samson à présent je ne parlerai pas davantage.
Apprenez par cet exemple ancien et simple
qu’à leurs femmes les hommes ne doivent dire de leurs desseins
rien de ce qu’ils voudraient tenir secret,
s’il y va de leur corps ou de leur vie.


Hercules[273].

D’Hercule le conquérant souverain
les œuvres chantent la gloire et la haute renommée ;
car en son temps il fut la fleur de la force.
Il tua et dépouilla de sa peau le lion ;
des centaures il mit l’orgueil à bas ;
3290 il tua les Harpies, ces cruels oiseaux redoutables ;
il enleva les pommes d’or au dragon ;
il chassa Cerberus, le chien de l’enfer.

Il tua le cruel tyran Busirus[274],
et le fit manger, chair et os, par son cheval ;

il tua le serpent de feu venimeux ;
des deux cornes d’Acheloüs il brisa l’une ;
et il tua Cacus dans une caverne de pierre ;
il tua le géant Anthée le fort ;
il tua le sanglier terrible, et cela sans délai,
3300 et porta le ciel longtemps sur ses épaules.

Jamais homme ne fut, depuis le commencement du monde,
qui tua tant de monstres que lui.
D’un bout à l’autre de ce vaste monde son nom courut ;
tant pour sa force que pour sa grande bonté,
et il alla visiter tous les royaumes.
Il était si fort qu’aucun homme ne pouvait lui résister ;
aux deux extrémités du monde[275], dit Trophée[276],
en guise de borne, il planta une colonne.

Ce noble champion avait une concubine
3310 qui avait nom Dejanire, fraîche comme Mai ;
et comme les clercs en font récit,
elle lui envoya une tunique fraîche et gaie de couleurs.
Hélas ! cette tunique (hélas et malheur !)
était aussi empoisonnée si subtilement,
qu’avant qu’il l’eût portée une demi journée,
sa chair se détachait toute de ses os.

Mais néanmoins certains clercs[277] en reportent le blâme
sur un qui s’appelait Nessus, qui la fit ;
quoi qu’il en soit, je ne veux pas accuser Dejanire ;
3320 or sur son dos nu il porta cette tunique,
jusqu’à ce que sa chair fût noircie par le poison.
Et quand il ne vit plus d’autre remède,
il se fit un lit de charbons ardents,
car mourir de poison était indigne de lui.

Ainsi périt ce noble et puissant Hercule ;
las ! qui peut se fier à la fortune un instant ?
car celui que suit tout le monde en foule

avant de s’en être avisé souvent est mis à bas.
Très sage est celui qui se connaît lui-même.
3330 Soyez sur vos gardes, car quand la fortune se plaît à sourire,
c’est alors qu’elle attend pour renverser son homme
par tels moyens qu’il supposerait le moins.


Nabuchodonosor[278].

Le puissant trône, le trésor précieux,
le sceptre glorieux et la royale majesté
que posséda le roi Nabuchodonosor,
peuvent à peine être décrits par la parole.
Deux fois il conquit Jérusalem la ville ;
il emporta les vases du temple.
Son siège souverain était à Babylone,
3340 où il avait sa gloire et ses délices.

Les plus beaux enfants du sang royal
d’Israël un jour il fit châtrer,
et fit de chacun d’eux son esclave.
L’un entre autres était Daniel
qui était le plus sage de tous les enfants ;
car il expliqua les rêves du roi,
alors qu’en Chaldée il n’y avait clerc
qui sût vers quelle fin tendaient ses rêves.

Ce roi orgueilleux fit faire une statue d’or
3350 haute de soixante coudées et large de sept,
et devant cette image tant jeunes que vieux
eurent l’ordre de se prosterner et de l’avoir en respect ;
sinon en une fournaise de flammes rouges
celui-là serait brûlé qui n’obéirait pas.
Mais à cet acte jamais ne voulurent consentir
Daniel ni ses deux jeunes compagnons[279].

Ce roi des rois était allier et orgueilleux,
il croyait que Dieu, qui est assis dans la gloire,
ne pouvait le priver de sa grandeur :
3360 mais soudain il perdit sa dignité,
et il lui sembla être une bête,

et il mangea du foin et coucha dehors ;
il alla sous la pluie avec les bêtes sauvages
jusqu’à ce qu’un certain temps fut arrivé.

Et ses cheveux devinrent comme des plumes d’aigle,
ses ongles semblables à des griffes d’oiseau ;
jusqu’à ce que Dieu certaine année lui pardonna,
et lui donna la raison ; et alors avec bien des larmes
il remercia Dieu, et toujours il vécut dans la crainte
3370 de faire mal, ou de faillir encore,
et jusqu’au jour où il fut couché dans sa bière,
il reconnut que Dieu était plein de puissance et de grâce.


Balthasar[280].

Son fils qui s’appelait Balthasar,
qui posséda le royaume après son père,
ne fut pas instruit par son exemple,
car il était orgueilleux de cœur et par état ;
et de plus c’était un idolâtre.
Son haut rang le confirma en orgueil.
Mais la fortune le fit tomber et le voilà mis à terre,
3380 et tout soudain son royaume fut divisé.

Il donna à tous ses seigneurs une fête
certain jour, et leur dit d’être en joie,
puis il appela ses officiers.
« Allez, (dit-il,) et apportez les vases
que mon père en sa prospérité
enleva du temple de Jérusalem,
et rendons grâces à nos grands dieux
de l’honneur que nous ont légué nos ancêtres.

Son épouse, ses seigneurs, et ses concubines
3390 burent alors, tant qu’ils en eurent envie,
dans ces vases sacrés des vins divers ;
et sur un mur le roi jeta les yeux,
et vit une main sans bras qui écrivait en hâte,
par crainte de quoi il trembla et soupira cruellement.
Cette main qui si fort terrifiait Balthasar
écrivit Mane Tecel Phares et rien de plus.

Dans tout le pays ne fut un seul magicien
qui sût expliquer ce que signifiaient ces mots ;
mais Daniel l’expliqua sur le champ,
3400 et dit : « Roi, Dieu à ton père avait prêté
gloire et honneur, royaume, trésor, richesses,
et il fut orgueilleux et ne craignit pas Dieu,
et c’est pourquoi Dieu lui envoya de grandes infortunes,
et le priva du royaume qu’il possédait.

Il fut chassé de la compagnie des hommes,
avec les ânes fut sa demeure,
et il mangea du foin comme une bête par la pluie et la sécheresse,
jusqu’à ce qu’il connut, par grâce et par raison,
que le Dieu du ciel a domination
3410 sur toute royauté et toute créature ;
et alors Dieu eut de lui compassion
et lui rendit son royaume et sa forme.

De même toi, qui es son fils, tu es orgueilleux aussi,
et tu sais ces choses pour certaines,
et tu t’es révolté contre Dieu, et tu es son ennemi.
De plus tu as bu audacieusement dans ses vases ;
ta femme aussi et tes courtisanes avec impiété
ont dans les mêmes vases bu des vins divers,
et tu adores de faux dieux abominablement ;
3420 c’est pourquoi un châtiment t’est destiné.

Cette main fut envoyée de Dieu, qui sur la muraille
écrivit Mane Tecel Phares, crois-moi ;
ton règne est fini, tu ne pèses plus rien ;
ton royaume est divisé, et il sera
donné aux Mèdes et aux Perses », dit-il.
Et cette nuit-là même, le roi fut tué,
et Darius occupa sa place,
bien qu’il n’eût à celle-ci ni titre ni droit.

Seigneurs, vous pouvez voir ici la preuve
3430 qu’il n’est en seigneurie aucune certitude ;
car lorsque la fortune abandonne un homme,
elle lui enlève son royaume et ses richesses
et aussi ses amis, les grands et les petits ;
quand un homme a des amis pour sa fortune,

le malheur les rend ennemis, je crois ;
ce proverbe est bien vrai et bien commun.


Zénobie[281].

Zénobie, reine de Palmyre[282],
à ce que les Perses ont écrit de sa noblesse,
était si valeureuse et si hardie
3440 que personne ne la surpassait en bravoure,
non plus qu’en naissance ni autre qualité.
Du sang des rois de Perse[283] elle était issue ;
je ne dis pas qu’elle était la plus belle,
mais en beauté elle ne pouvait être dépassée.

Dès son enfance il parait qu’elle fuyait
les travaux de femmes, et se rendait au bois ;
et elle répandait le sang de maint cerf sauvage
avec les traits aux larges fers qu’elle leur lançait.
Elle était si rapide qu’elle les atteignait aussitôt,
3450 et lorsqu’elle fut plus âgée elle tuait
lions, léopards et ours et les mettait en pièces,
et dans ses bras elle les maîtrisait à sa guise.

Elle osait fouiller les antres des bêtes sauvages,
et courir dans les montagnes toute la nuit,
et dormir sous un buisson, et elle pouvait aussi
lutter de force et de vigueur
avec tous les jeunes hommes, quelque agiles qu’ils fussent ;
entre ses bras rien ne pouvait résister.
Elle garda sa virginité contre tous ;
3460 à aucun homme elle ne daignait être liée.

Mais enfin ses amis la firent se marier
à Odenake[284], prince de ce pays,
encore qu’elle les fit longtemps attendre ;
et vous devez entendre que celui-ci
avait les mêmes goûts qu’elle.
Toutefois quand ensemble ils furent unis,

ils vécurent en joie et en félicité ;
car chacun avait pour l’autre affection et amour.

Sauf en un point, que jamais elle ne voulut permettre
3470 en aucune façon qu’il couchât près d’elle
plus d’une fois, car c’était sa ferme intention
d’avoir un enfant, pour multiplier le monde ;
et dès qu’elle pouvait reconnaître
qu’elle n’était pas enceinte de cette fois,
elle lui permettait de faire selon son plaisir
bientôt après, mais une seule fois, c’est chose certaine.

Et si elle était enceinte à ce coup,
il ne devait plus jouer a ce jeu
jusqu’à ce que quarante grands jours fussent passés ;
3480 alors elle lui permettait une fois de le refaire.
Que cet Odenake fût ardent ou calme,
il n’obtenait d’elle rien de plus, car elle disait
que « c’était par la luxure des femmes, et à leur honte,
que les hommes, en d’autres cas, jouaient avec elles ».

3485 De cet Odenake elle eut deux fils
qu’elle éleva en vertu et en science ;
mais revenons maintenant à notre récit.
Je dis qu’aucune créature si digne de respect
et si sage en même temps, si libérale sans excès,
3490 si active dans la guerre, et si courtoise aussi,
ni qui pût mieux endurer les fatigues de la guerre,
n’exista jamais, dût-on chercher par tout le monde.

Sa magnificence ne pourrait se décrire
tant dans sa vaisselle que dans ses vêtements ;
3495 elle était toute vêtue de pierreries et d’or,
et elle ne laissait pas non plus, malgré la chasse,
d’étudier diverses langues parfaitement,
quand elle avait loisir, et se livrer à la lecture
de savants livres était tout son plaisir,
3500 afin d’apprendre à passer sa vie dans la vertu.

Et pour raconter cette histoire brièvement,
si vaillants ils furent, son mari et elle,
qu’ils conquirent maint vaste royaume

en Orient, avec mainte belle ville,
3505 qui relevaient de la majesté
de Rome, et d’une main vigoureuse les gardèrent ;
et jamais leurs ennemis ne purent les faire fuir,
tant que la vie d’Odenake dura.

Quiconque se soucie de lire ses batailles
3510 contre le roi Sapor et d’autres encore,
et comment tous ces événements se passèrent,
pourquoi ses conquêtes et quel droit elle y avait,
puis ses malheurs et son infortune,
comment elle fut assiégée et prise,
qu’il consulte mon maître Pétrarque[285],
qui de tout ceci a écrit assez, je le garantis.

Lorsqu’Odenake fut mort, avec autorité
elle gouverna le royaume, et de ses propres mains
lutta si vigoureusement contre ses ennemis,
3520 qu’il n’y eut roi ni prince dans tout le pays
qui ne fût content d’obtenir la faveur
qu’elle ne fît pas la guerre sur son territoire ;
avec elle ils firent alliance par traité
pour être en paix, la laissant chevaucher et s’ébattre.

L’empereur de Rome Claudius,
ni avant lui le Romain Gallien
n’osèrent jamais se risquer
non plus qu’aucun Arménien, aucun Égyptien,
aucun Syrien et aucun Arabe
3530 n’osèrent la combattre sur le champ de bataille
de peur d’être tués de ses mains
ou mis en fuite par ses troupes.

En habits royaux allaient ses deux fils
comme héritiers de tous les royaumes de leur père,
3535 et Hermanno et Thymalaö[286]
étaient leurs noms, comme les appellent les Perses.
Mais toujours au miel de la fortune se mêle du fiel ;
cette reine puissante ne devait pas durer.

La fortune la fit de sa royauté tomber
3540 en misère et en malheur.

Aurélien, lorsque le gouvernement
de Rome vint en ses mains,
résolut de tirer vengeance de cette reine,
et avec ses légions se mit en chemin
3545 contre Zénobie, et, pour être bref,
il la mit en fuite et à la fin l’atteignit
et l’enchaîna ainsi que ses deux enfants,
et conquit le pays, et s’en revint à Rome.

Entre autres choses qu’il conquit,
3550 était son char tout enrichi d’or et de pierreries,
que ce grand Romain, cet Aurélien,
emmena avec lui pour le faire voir.
Elle alla à pied devant son cortège triomphal
avec des chaînes d’or autour du cou ;
3555 elle était couronnée, selon son rang,
et tout chargés de pierreries étaient ses vêtements.

Triste destin ! celle qui jadis était
redoutée des rois et des empereurs,
à présent tout un peuple la dévisage, hélas !
3560 Celle qui portait le casque en de grandes batailles
et enlevait de vive force villes fortifiées et tours,
aura maintenant la tête couverte d’une coiffe[287] ;
et celle qui tint le sceptre plein de fleurs
va tenir la quenouille, pour acquitter sa dépense.


De Petro Rege Ispannie[288].

Ô noble, ô digne Petro, gloire de l’Espagne,
que la fortune tint si haut en majesté,
combien ta mort pitoyable mérite d’être pleurée !
Hors de ton pays ton frère te força à fuir ;
et ensuite, pendant un siège, par ruse,
3570 tu fus trahi, et mené en sa tente,
où de sa propre main il te tua,
héritant de ton royaume et de tes richesses.

Le champ de neige, et dedans l’aigle noir,
pris au gluau, couleur de cendres rouges[289],
fut celui qui complota cet acte maudit et ce péché.
Le « mauvais nid[290] » fut l’artisan de ce malheur ;
non pas l’Olivier de Charles[291] qui toujours eut souci
de loyauté et d’honneur, mais celui d’Armorique,
l’Olivier Ganelon[292], corrompu de débauches,
3580 amena ce digne roi en un tel guet-apens.


De Petro Rege de Cipro[293].

Et toi aussi noble Petro, roi de Chypre,
qui conquis Alexandrie par grande victoire,
à maint infidèle tu causas de grands maux,
dont tes propres vassaux te portèrent envie,
et, sans autre motif que tes prouesses,
ils t’ont tué un matin dans ton lit.
Voilà comment la fortune peut conduire et diriger sa roue,
et mener les hommes de la joie à la douleur.


De Barnabo de Lumbardia[294].

Grand Barnabo, Vicomte de Milan,
3590 dieu de délice, et fléau de la Lombardie[295],
pourquoi ne dirais-je pas ton infortune,
puisqu’en grandeur tu t’étais élevé si haut ?
Le fils de ton frère, qui était doublement ton parent,
étant ton neveu et ton gendre,

en sa prison te fit mourir ;
mais pourquoi et comment tu fus tué, je l’ignore.


De Hugolino, comte de Pise[296].

Le supplice du comte Hugolin de Pise
nul ne pourrait, de pitié, le décrire ;
mais à peu de distance de Pise s’élevait une tour,
3600 et dans cette tour il fut mis en prison
et avec lui ses trois jeunes enfants[297].
L’aîné avait à peine cinq ans.
Triste sort ! c’était grande cruauté
de mettre de tels oiseaux en une telle cage !

Il fut condamné à mourir dans cette prison,
car Roger[298], qui était évêque de Pise,
avait porté sur lui une accusation fausse,
à cause de laquelle le peuple se souleva contre lui,
et le mit en prison de telle manière
3610 que je vous ai dit, et de nourriture et de boisson il avait
si peu, qu’à peine elles pouvaient suffire,
et de plus elles étaient fort communes et mauvaises.

Et un jour il arriva qu’à l’heure
où on lui apportait d’habitude à manger,
le geôlier ferma la porte de la tour.
Il l’entendit bien, — mais ne dit mot,
et en son cœur aussitôt lui vint la pensée
qu’on voulait le faire mourir de faim.
« Hélas ! (dit-il,) hélas, pourquoi suis-je né ? »
3620 À ces mots les larmes tombèrent de ses yeux.

Son jeune fils qui avait trois ans,
lui dit : « Mon père pourquoi pleurez-vous ?
Quand le geôlier apportera-t-il notre potage ?
N’y a-t-il pas quelque morceau de pain que vous ayez gardé ?
J’ai si faim que je ne puis dormir.
Oh, plût à Dieu que je pusse dormir toujours

alors la faim ne se glisserait plus dans mon sein ;
rien ne me ferait plus de plaisir, sauf du pain. »

Ainsi tous les jours pleura cet enfant,
3630 jusqu’au moment où sur les genoux de son père il se coucha
et dit : « Adieu mon père, je vais mourir, »
et il embrassa son père et mourut ce même jour.
Et quand le pauvre père le vit mort,
de douleur il se mordit les bras
3635 et dit : « Hélas, fortune, hélas !
c’est bien à ta roue félonne que je dois tous mes maux ! »

Ses enfants pensèrent que c’était de faim
qu’il se rongeait les bras, et non de douleur,
et dirent : « Père ne faites pas ceci, hélas !
3640 mais bien plutôt mangez de notre chair à nous deux ;
vous nous avez donné notre chair, prenez-nous notre chair
et mangez tant que vous voudrez. » Ainsi parlèrent-ils,
puis un jour ou deux plus tard,
ils se couchèrent sur ses genoux et moururent.

3645 Lui-même désespéré mourut aussi de faim ;
ainsi finit ce puissant comte de Pise ;
de haut état la fortune l’a abattu.
De cette tragédie j’en ai dit assez.
Si quelqu’un veut la connaître plus au long
3650 qu’il lise le grand poète d’Italie
qui a nom Dante, car lui la peut conter
de point en point sans en omettre un mot.


Néron[299].

Bien que Néron eût autant de vices
qu’aucun des démons qui sont dans l’abîme,
néanmoins, à ce que nous rapporte Suétone[300],
il eut en sa domination ce vaste monde,
à l’est, comme à l’ouest, au sud comme au septentrion ;
de rubis, de saphirs et de blanches perles
tous ses habits étaient brodés de haut en bas ;
3660 car il trouvait aux pierreries grand plaisir.

Plus raffiné, plus somptueux de mise,
plus orgueilleux que lui jamais ne fut aucun empereur ;
le vêtement qu’il avait porté un seul jour,
après ce temps il ne le voulait plus voir jamais.
De filets d’or il avait grande abondance
pour pécher dans le Tibre, quand il souhaitait se distraire.
Ses désirs étaient la seule loi dans ses décrets,
car la fortune lui obéissait comme une amie.

Il brûla Rome pour son amusement ;
2670 un jour il mit a mort les sénateurs,
pour entendre pleurer et crier des hommes ;
et il tua son frère, et coucha avec sa sœur.
En piteux état il mit sa mère ;
car il lui perça le sein, pour voir
où il avait été conçu ; fallait-il, hélas !
qu’il fit si peu de cas de sa mère !

De ses yeux, à cette vue, aucune larme
ne tomba, il dit seulement : « C’était une belle femme. »
C’est grande merveille qu’il osât ou qu’il pût
3680 se faire juge de sa beauté morte.
Il commanda qu’on lui apportât du vin,
et but sur le champ ; autrement il ne montra aucune douleur.
Quand la puissance est jointe à la cruauté,
hélas ! trop profondément pénètre le venin[301] !

Dans sa jeunesse cet empereur eut un maître
pour l’instruire en savoir et courtoisie,
car de la vertu il était la fleur
en son temps, si les livres ne mentent ;
et tant que ce maître l’eut sous son autorité,
3690 il le rendit si savant et si docile
que de longtemps la tyrannie
ni aucun vice n’osèrent découpler[302] sur lui.

Ce Sénèque, dont je parle,
parce que Néron en avait telle crainte,

car toujours il le détournait des vices
discrètement en paroles et non par violence ;
— « Seigneur, (lui disait-il,) un empereur doit nécessairement
être vertueux, et haïr la tyrannie ; » —
pour ce motif il l’obligea à se saigner dans un bain
3700 aux deux bras, jusqu’à ce qu’il en mourût.

Ce Néron avait aussi l’habitude
en son enfance de se lever devant son maître,
ce qui dans la suite lui sembla grand grief ;
c’est pourquoi il le fit mourir de cette manière.
Mais néanmoins ce Sénèque le sage
choisit de mourir dans un bain de la sorte,
plutôt que d’avoir un autre supplice ;
et ainsi Néron tua son maître cher.

Or il arriva que la fortune ne se soucia plus
3710 d’entretenir le haut orgueil de Néron ;
car bien qu’il fût puissant, elle était plus puissante encore ;
elle se dit : « Par Dieu, je suis trop bonne
de mettre un homme qui est plein de vice
en haut état, et de l’appeler empereur.
Par Dieu, de sa place je vais l’arracher ;
quand il y pensera le moins, plus tôt il tombera. »

Le peuple se souleva contre lui un soir
à cause de ses crimes, et quand il s’en aperçut,
hors de chez lui aussitôt il sortit
3720 seul, et là où il pensait avoir des alliés,
il frappait à coups pressés et toujours, plus fort il criait,
plus vite ils fermaient tous leurs portes ;
alors il reconnut qu’il s’était mal conduit,
et alla son chemin, n’osant plus appeler.

Le peuple criait et grondait de toute part,
si bien que de ses propres oreilles il entendit qu’il disait :
« Où est ce faux tyran, ce Néron ? »
De crainte il perdit presque l’esprit,
et pitoyablement il pria ses dieux
3730 de le secourir, mais c’était impossible.
De peur de ceci il pensa mourir,
et s’enfuit en un jardin pour se cacher.

Et dans ce jardin il trouva deux esclaves
assis auprès d’un grand feu rouge,
et il supplia ces deux esclaves
de le tuer et de lui trancher la tête,
pour qu’à son corps, après qu’il serait mort,
on ne fit point d’outrages pour son déshonneur,
Il se tua lui-même, c’était sa seule ressource,
3740 ce dont la fortune rit et s’amusa.


De Oloferno (Holoferne)[303].

Jamais il n’y eut sous un roi de capitaine
qui conquit plus de royaumes,
ni qui fut plus puissant à tous égards sur le champ de bataille
en son temps, qui eut plus grande renommée,
ni plus fastueux dans sa grande présomption
qu’Holoferne, lequel la fortune toujours baisa
si amoureusement, et accompagna partout
jusqu’à ce qu’il eut la tête tranchée, avant de s’en douter.

Non seulement ce monde le redoutait
3750 par crainte de perdre ses richesses ou sa liberté,
mais il forçait chacun à renier sa foi.
« Nabuchodonozor était dieu, (disait-il ;)
on ne devait adorer nul autre dieu. »
Personne n’osait enfreindre ses commandements
sauf à Bethulie, ville forte,
où était Éliacin[304], prêtre de cet endroit.

Mais prenez garde à la mort d’Holoferne ;
au milieu de son armée il était couché ivre une nuit,
dans sa tente, aussi vaste qu’est une grange,
3760 et pourtant malgré sa pompe et toute sa puissance,
Judith, une femme, tandis qu’il gisait sur le dos,
endormi, lui trancha la tête, et de sa tente
s’enfuit en secret à l’insu de tous,
et s’en vint avec cette tête en sa ville.


De Rege Anthiocho Illustri[305].

Faut-il du Roi Antiochus
dire la grande majesté royale,

le grand orgueil, et les œuvres détestables ?
Car il n’y en eut pas d’autre tel que lui.
Lisez ce qu’il était en Machabée[306],
3770 et lisez les paroles orgueilleuses qu’il prononça,
et pourquoi il tomba de haute prospérité,
et comment sur une colline il mourut misérablement.

La fortune l’avait exalté en orgueil tellement
qu’il pensait vraiment pouvoir atteindre
aux étoiles, de tous les côtés[307],
et dans une balance peser chaque montagne,
et arrêter tous les flots de la mer.
Et pour le peuple de Dieu surtout il avait de la haine,
il voulait le faire périr dans les tourments et la douleur,
3780 pensant que Dieu ne pourrait abattre son orgueil.

Et parce que Nicanor et Thimothée
furent grièvement vaincus par les Juifs,
aux Juifs il voua telle haine
qu’il fit préparer son char sans retard,
et jura, et dit, avec grand dédain,
qu’il serait bientôt à Jérusalem,
pour passer son courroux sur elle très cruellement ;
mais il dut bientôt renoncer à son dessein.

Dieu pour sa menace le frappa si grièvement
3790 d’un mal invisible, à jamais incurable,
qui tellement lui déchirait et rongeait les entrailles,
que ses douleurs étaient insupportables.
Et assurément, cette vengeance était raisonnable,
car il tortura les entrailles de bien des hommes ;
mais de son maudit et damnable dessein
malgré sa souffrance il ne voulut pas s’abstenir ;

mais donna l’ordre d’équiper son armée sur-le-champ,
et tout soudain, avant qu’il s’en doutât,
Dieu abattit son orgueil et sa jactance.
3800 Car il tomba si rudement de son char
qu’il en eut les membres et la peau déchirés,
aussi ne put-il plus marcher ni chevaucher,

mais en une litière on le porta,
tout meurtri, autant du dos que des côtés.

La vengeance de Dieu le frappa si cruellement
qu’au travers de son corps rampaient des vers impurs ;
et de plus il exhalait une telle puanteur,
que de tous les serviteurs qui le soignaient,
qu’il fût éveillé ou bien endormi,
3810 nul à cause de cette puanteur ne pouvait résister.
En ce triste état il se lamenta et pleura,
et reconnut Dieu pour le maître de toutes les créatures.

À toute son armée et à lui-même aussi
l’odeur de sa carcasse était répugnante ;
personne ne pouvait le porter.
Et dans cette puanteur et cette horrible peine
il mourut misérablement sur une montagne.
Ainsi ce voleur et cet homicide,
qui avait fait pleurer et gémir bien des gens,
3820 reçut la récompense qui convient à l’orgueil.


De Alexandro[308].

L’histoire d’Alexandre est si commune
que quiconque a l’âge de raison
sait quelque chose de sa fortune, sinon tout.
Le monde entier, en somme,
il conquit de vive force, ou bien à cause de sa grande renommée
on était trop heureux de lui envoyer des offres de paix.
Il abaissa l’orgueil des hommes et des bêtes,
partout où il alla, jusqu’aux confins du monde.

Jamais encore comparaison n’a pu être faite
3830 entre lui et aucun autre conquérant ;
car tout l’univers a tremblé par crainte de lui ;
il était la fleur de chevalerie et de générosité ;
la fortune le fit héritier de ses honneurs ;
sauf le vin et les femmes rien ne pouvait affaiblir
ses grands desseins de guerre et de travail ;
tant il était rempli d’un courage léonin.

Qu’ajouterais-je à sa gloire en vous parlant
de Darius, et de cent mille autres,
des rois, princes, comtes, et ducs courageux,
3840 qu’il vainquit, et mit à mal ?
Je le redis, si loin que l’homme peut aller à cheval ou à pied,
le monde était a lui, qu’est-il besoin d’en dire plus ?
Car dussé-je dorénavant écrire ou vous parler sans cesse
de sa valeur, cela ne pourrait suffire.

Il régna douze ans, à ce que dit le livre des Machabées[309] ;
il était fils de Philippe de Macédoine,
qui le premier fut roi dans le pays de Grèce.
Ô digne et noble Alexandre, hélas !
Pourquoi a-t-il fallu qu’advint telle aventure !
3850 Tu fus empoisonné par les tiens[310] ;
la fortune a changé ton six en as[311],
et néanmoins pour toi elle n’a pas versé une seule larme !

Qui me donnera des larmes pour pleurer
la mort de celui qui était toute noblesse et générosité,
qui tenait en son pouvoir tout l’Univers,
et pourtant trouvait que ce n’était encore assez
tant son courage était avide de grandes entreprises ?
Hélas ! qui m’aidera à accuser
la félonne fortune, et a flétrir le poison,
3860 que tous deux[312] je tiens responsables de ce malheur ?


De Julio Cesare[313].

Par sa sagese, sa bravoure, et de grands labeurs,
d’un humble lit[314] à la majesté royale,
il s’est élevé, Julius le conquérant,
qui soumit toutes les nations d’Occident par terre et par mer,
à la force des mains, ou bien par traité,

et les rendit tributaires de Rome ;
après quoi de Rome il fut l’empereur
jusqu’à ce que la fortune devint son ennemie.

Ô puissant César, qui en Thessalie
3870 combattis Pompée, ton beau-père[315],
qui avait toute la chevalerie de l’Orient
jusqu’où le jour commence à poindre,
par ta valeur tu les as pris et tués tous,
sauf quelques-uns qui s’enfuirent avec Pompée,
et par là tu as rempli de terreur tout l’Orient.
Rends grâce à la fortune qui t’a si bien servi !

Mais ici je veux quelques instants pleurer le sort
de ce Pompée[316], ce noble gouverneur
de Rome, qui fut mis en fuite à cette bataille ;
3880 oyez : un de ses hommes, traître félon,
lui trancha la tête, pour se gagner la faveur
de Julius, et à celui-ci apporta sa tête.
Hélas ! Pompée, conquérant de l’Orient,
faut-il que la fortune t’ait mené à une pareille fin !

À Rome s’en revint Julius
en triomphateur, couronné haut de lauriers,
mais certain jour Brutus Cassius[317],
qui toujours avait été jaloux de sa grandeur,
en secret a formé une conspiration
3890 contre ce Julius, de subtile manière,
et choisi l’endroit où il devait mourir
sous les poignards, comme je vais vous le raconter.

Ce Julius alla au Capitole
un jour, comme il avait coutume,
et au Capitole bientôt le rejoignirent
ce faux Brutus, et ses autres ennemis,

et ils le percèrent de poignards aussitôt,
lui faisant maintes blessures, et le laissèrent en cet état gisant ;
mais lui à aucun de ces coups ne gémit, sauf à un seul,
3900 ou à deux peut-être, si son histoire ne ment.

Tant de courage avait ce Julius en son cœur
et tant il aimait la décence qui sied aux grands,
que malgré la douleur de ses blessures mortelles
il ramena son manteau sur ses hanches,
car il ne voulait pas que personne vit sa nudité.
Et tandis qu’il gisait mourant, à l’agonie,
et sachant parfaitement qu’il allait mourir,
il eut encore pour la décence un souvenir.

Lucain, à toi je confie le soin de cette histoire,
3910 et à Suétone, et à Valère aussi,
qui ont écrit cette histoire d’un bout à l’autre[318],
comment pour ces deux grands conquérants
la fortune fut d’abord amie, puis ennemie.
Que personne ne se fie longtemps à la fortune,
mais tenez-la en méfiance a jamais.
Témoins tous ces puissants conquérants.


Crésus[319].

Le riche Crésus, jadis roi de Lydie,
duquel Crésus Cyrus eut grande terreur,
fut pourtant fait prisonnier au milieu de son orgueil
3920 et pour être brûlé on le conduisit au bûcher.
Mais une grande pluie tomba des cieux
qui éteignit le feu, et lui permit d’échapper ;
mais d’être rendu sage il n’eut pas la grâce,
avant que la fortune ne l’eût fait bâiller sur le gibet

Quand il eut échappé, il ne put se tenir
de recommencer une nouvelle guerre.
Il croyait bien, parce que la fortune lui octroya
cette chance d’échapper grâce à la pluie,
qu’il ne pourrait être tué par ses ennemis ;

3930 et aussi il eut un songe certaine nuit,
dont il eut tant d’orgueil et de joie,
qu’il mit tout son désir à se venger.

Il était sur un arbre, à ce qu’il lui semblait,
et là Jupiter lui lavait le dos et les côtés,
et Phébus aussi lui apportait un linge
pour le sécher, et à cause de ceci son orgueil augmenta ;
et à sa fille, qui se trouvait près de lui,
qu’il savait être pleine de grand savoir,
il ordonna de lui dire ce que cela signifiait,
3940 et elle lui expliqua ainsi son rêve.

« L’arbre, (dit-elle,) veut dire le gibet,
et Jupiter représente la neige et la pluie,
et Phébus, avec son linge si propre,
ce sont les rayons du soleil ;
Tu seras pendu, père, certainement ;
la pluie te lavera et le soleil te séchera. »
Ainsi elle l’avertit tout net et très clairement,
sa fille, qui avait nom Phanie.

Pendu fut Crésus, le monarque orgueilleux,
3950 son trône royal ne lui servit de rien. —
Tragédie n’est rien autre chose[320],
et n’a lieu dans ses chants de pleurer et se lamenter
que parce que la fortune toujours attaque
de coups inattendus les royautés qui sont orgueilleuses ;
car lorsqu’on se fie a elle, c’est alors qu’elle se dérobe
et couvre d’un nuage son visage lumineux…


Ici le Chevalier interrompt le conte du Moine.


Le Conte du Prêtre de Nonnains.


Le Prologue du Conte du Prêtre de Nonnains.


« Oh ! (dit le Chevalier,) mon bon sire, plus de ceci ;
ce qu’en avez dit est bien assez, pour sûr,
et moult plus : car un peu de tristesse
3960est bien assez pour maintes gens, je pense.
Je le dis quant à moi, y a grand mésaise,
quand un homme a été en grand richesse et aise,
d’apprendre sa chute soudaine, hélas !
et le contraire est joie et grand soûlas,
quand un homme a été en pauvre état,
et s’élève et devient fortuné,
et demeure en prospérité ;
telle chose est éjouissante, ce me semble,
et telle chose ferait bon conter. »
3970« Certes, (dit notre hôte,) par la cloche de Saint-Paul[321],
vous dites très juste ; ce moine dégoise haut ;
il a dit comme « fortune couvrit d’un nuage »
je ne sais trop quoi, et il a parlé aussi de « Tragédie »,
vous venez de l’entendre, et pardi ! ce n’est remède
de se lamenter et plaindre
de ce qui est fait, et puis c’est chose pénible,
comme vous avez dit[322], d’entendre parler de malheur.
Messire Moine, plus de ceci, Dieu veuille vous bénir !
Votre conte ennuie toute la compagnie ;
3980de telles histoires ne valent un papillon ;
car n’y a dedans ni joyeuseté ni jeu.
Adonc, messire Moine, ou dom Pierre de votre nom,
cordialement vous prie, dites quelqu’autre chose,
car, bien sûr, n’était le tintement de vos clochettes,
qui pendent à votre bride de chaque côté,
par le Dieu du ciel, qui pour nous tous mourut,

dès longtemps serais-je à bas tombé, de sommeil,
si profond qu’eût été le bourbier ;
lors votre conte aurait été conté tout en vain ;
3990car, pour certain, comme disent les clercs,
« quand homme ne peut avoir audience,
rien ne lui sert de dire sa sentence ; »
et je sais bien qu’il doit faire fonds sur moi[323],
celui qui veut bien conter son histoire.
Messire, dites-nous de chasse, je vous prie. »
« Nenni, (dit le Moine,) je n’ai pas le cœur à m’éjouir :
qu’un autre conte à présent, comme j’ai conté. »
Lors parla notre hôte, de propos rude et hardi,
et s’adressa incontinent au prêtre de Nonnains :
4000« Approche, Prêtre, viens ça, messire Jean[324],
dis nous telle chose qui nous boute le cœur en joie ;
sois gaillard, bien que tu chevauches une rosse.
Ne te chaille que ta bête soit laide et maigre ;
si elle te sert, ne t’en soucie plus que d’une fève ;
veille que ton cœur soit toujours en gaîté. »
« Oui-da, messire, (fit-il ;) oui-da, notre hôte, par ma foi !
si ne suis gai, pour sûr, je veux être blâmé. »
Et tout incontinent son conte a entamé
et nous dit comme suit, a tous et chacun,
4010ce doux Prêtre, ce bon homme, messire Jean.

____________________________________Explicit.



Le Conte du Prêtre de Nonnains[325].


Ci commence le Conte du Prêtre de Nonnains, du Coq Chanteclair et de la Poule Pertelote.


Une pauvre veuve, quelque peu avancée en âge,
vivait une fois dans une étroite chaumière,

contre un petit bois, en un vallon.
Cette veuve, dont vous conte mon conte,
depuis le jour où elle perdit son homme,
en patience menait très simple vie,
car maigre était son cheptel et sa rente.
Par économie, avec ce que Dieu lui avait octroyé,
elle pourvoyait à ses besoins, et aussi de ses deux filles.
4020Trois grosses truies avait-elle, pas plus,
trois vaches, et aussi une brebis qui s’appelait Mariette ;
toute noire de suie était sa chambre, et aussi sa salle,
où elle faisait maint pauvre repas.
De sauce relevée elle n’avait guère besoin.
Nul morceau délicat ne lui passait par le gosier ;
son manger était à l’avenant de sa cabane.
La réplétion ne la rendait oncques malade ;
diète tempérée était toute sa médecine,
et exercice, et cœur content.
4030La goutte ne l’empêchait mie de danser,
ni l’apoplexie ne lui rompait la tête ;
elle ne buvait point de vin, ni blanc ni rouge ;
sa table était surtout servie de blanc et de noir,
de lait et de pain bis, dont jamais ne manquait,
de lard grillé, et parfois d’un œuf ou deux,
car elle était quasiment laitière de son métier.
Elle avait une cour, enclose tout autour
de pieux et entourée d’un fossé à sec,
4040dans laquelle elle avait un coq nommé Chanteclair ;
dans tout le pays de coquelicon il n’avait son pareil.
Sa voix était plus joyeuse que les joyeuses orgues
qui, les jours de messe, ronflent dans l’église ;
bien plus ponctuel était son chant sur son perchoir
que n’est une horloge on un carillon d’abbaye.
Par nature, il savait chaque ascension
de l’équinoxial[326], en ce hameau ;
car lorsque l’ombre avait monté de quinze degrés,
il chantait, si bien à point qu’on ne saurait mieux faire.
Sa crête était plus rouge que le fin corail,
4050et crénelée, comme un mur de castel.

Son bec était noir, et brillait comme le jais ;
comme azur étaient ses pattes et ses ergots ;
ses ongles plus blancs que la fleur de lys,
et comme l’or bruni, son plumage.
Ce gentil coq avait en sa gouverne
sept poules, pour prendre tout son plaisir,
qui étaient ses sœurs et ses amours,
et merveilleusement semblables à lui de couleur.
Celle dont la gorge brillait des plus belles teintes
4060avait nom belle damoiselle Pertelote.
Courtoise était, sage et débonnaire[327]
et de bonne compagnie, et si bellement se comportait,
depuis le jour où elle eut une semaine d’âge,
que vraiment elle possédait le cœur
de Chanteclair, lié par toutes les fibres ;
lui l’aimait tant, qu’il en était plein d’aise.
C’était joie de les ouïr chanter,
quand le gai soleil commençait à poindre,
en harmonieux accord : Mon ami au loin s’en est allé[328].
4070Car en ce temps, à ce que j’ai entendu dire,
oiseaux et bëtes parlaient et chantaient.
    Or advint qu’un matin à l’aube,
comme Chanteclair, emmi toutes ses femmes,
se tenait sur son perchoir (qui était dans la salle),
et près de lui la belle Pertelote,
Chanteclair se mit à geindre dans sa gorge,
comme un homme qui en rêve souffre peine cruelle,
et quand Pertelote l’ouït se lamenter ainsi,
elle s’étonna et dit : « Mon doux cœur,
4080de quoi souffrez-vous, pour gémir de cette façon ?
Quel dormeur vous faites, fi, quelle honte ! »
Et il répondit, et dit ainsi : « Madame,
je vous prie, ne le prenez pas mal ;
par Dieu, je rêvais que j’étais en telle malechance,
juste à présent, que mon cœur en est encore tout effrayé.
Or veuille Dieu, dit-il, tourner à bien mon songe,
et me garder le corps hors de male prison !

Je rêvais que j’allais de ça, de là
dans notre cour, quand je vis une bête
4090qui était comme un chien et aurait voulu s’élancer
sur mon corps, et aurait voulu me tuer.
Sa couleur était entre jaune et rouge ;
et sa queue et ses deux oreilles avaient la pointe
noire, différente du reste du poil ;
son museau était mince, avec deux yeux luisants.
De son aspect encore je meurs presque de peur.
C’est ce qui a causé mon gémissement sans doute. »
    « Arrière, cria-t elle, fi de vous, sans cœur !
Hélas ! fit-elle ; car, par le Dieu d’en haut,
4100ores avez-vous perdu mon cœur et tout mon amour ;
je ne saurais aimer un couard, par ma foi.
Car, certes, quoi qu’en disent aucunes femmes,
nous désirons toutes, si faire se peut,
avoir mari hardi, sage, généreux,
et secret, et point ladre, ni fol,
ni tel qu’il s’effraye de chaque outil,
ni vantard non plus, par le Dieu de là-haut !
Comment n’eûtes-vous pas vergogne de dire a votre amour
que rien ait pu vous faire peur ?
4110N’avez-vous cœur d’homme, et avez une barbe ?
Hélas ! et pouvez-vous vous effrayer d’un songe ?
Il n’y a, Dieu le sait, rien que vanité en les songes.
Les songes naissent de réplétion,
et souvent de vapeurs, et de complexions[329],
quand les humeurs sont trop abondantes dans le corps.
Certes, ce rêve, qu’avez eu cette nuit,
vient de la grande superfluité
de votre colère rouge[330], pardi,
qui fait peur aux gens, dans leurs rêves,
4120de flèches, et de feu avec rouges flammes,
de grandes bêtes, qui veulent les mordre,
de combats, et d’animaux féroces grands et petits ;
tout comme l’humeur de mélancolie
fait crier maint homme, en son sommeil,

par crainte d’ours noirs, ou de taureaux noirs,
ou bien de diables noirs, qui les veulent prendre.
D’autres humeurs pourrais-je aussi parler
qui font se douloir maint homme en son sommeil ;
mais je veux passer aussi vite que je peux.
4130    Voyez Caton[331], qui fut homme si sage,
n’a-t-il pas dit : ne faites cas de songes ?
Or ça, monsieur, dit-elle, quand nous volerons à bas de la perche,
pour l’amour de Dieu, veuillez prendre un laxatif ;
au péril de mon âme et de ma vie,
je vous conseille pour le mieux, sans mentir :
il faut tout ensemble de colère et de mélancolie
vous purger ; et pour que vous ne tardiez,
bien que dans ce hameau il n’y ait point d’apothicaire,
je vais moi-même vous enseigner les herbes
4140qui seront pour votre santé et pour votre bien ;
et dans notre cour trouverai-je ces herbes
qui ont propriété, par nature,
de vous purger par en bas, et aussi par en haut.
N’oubliez ceci, pour l’amour de Dieu :
vous êtes colérique de complexions[332].
Gardez que le soleil, à son ascension,
ne vous trouve replet d’humeurs chaudes ;
car s’il le fait, j’ose bien gager un liard
que vous aurez fièvre tierce,
4150ou chaud mal, qui peut être votre mort.
Pendant un jour ou deux il faut prendre des digestifs
de vers, avant de prendre vos laxatifs :
de la lauréole, de la centaurée, de la fume terre,
ou bien de l’ellébore, qui pousse ici,
ou de l’épurge, ou des baies de bourdaine,
ou du lierre terrestre de notre cour, qui est si plaisant à voir ;
picorez-les tout comme ils poussent, et les avalez.
Soyez gaillard, mon mari, par la race de votre père !
Ne craignez les songes ; je ne puis vous dire plus. »
4160    « Madame, dit-il, grand merci de votre science.
Mais néanmoins, touchant dom Caton,

qui a de sagesse si grand renom,
bien qu’il nous avise de ne craindre les songes,
par Dieu, on peut lire les vieux livres
de maints auteurs, de plus d’autorité
que n’eut jamais Caton, par ma foi !
qui disent tout le contraire de cette sentence,
et ont bien trouvé par expérience
4170aussi bien de joies que de tribulations
que les hommes endurent en cette présente vie.
Point n’est besoin discuter de ceci ;
les faits mêmes en font preuve.
    Un des plus grands auteurs[333] qu’on lise
dit ceci : qu’une fois deux compains partirent
en pèlerinage, en très bonne entente ;
et advint qu’entrèrent dans une ville,
où y avait telle congrégation
de peuple, et telle disette de logis,
4180qu’ils ne trouvèrent pas même une cabane
où ils pussent tous deux loger.
Ils durent donc, par nécessité
pour cette nuit, se fausser compagnie ;
et chacun d’eux va à une hôtellerie
et prend son logis comme se trouve.
L’un d’eux se logea dans une étable,
au fond d’une cour, avec des bœufs de charrue ;
l’autre se logea assez bien
comme le conduisit la chance, ou la fortune,
4190qui nous gouverne tous de loi commune.
    Or arriva que, longtemps avant le point du jour,
celui-ci rêva dans son lit, où il était couché,
que son compain se mettait à l’appeler,
et lui disait : « Hélas ! car dans une étable à bœufs,
où suis couché, je serai tué cette nuit.
Or, aide-moi, cher frère, devant que je meure ;
en toute hâte, viens à moi », dit-il.
Notre homme, de peur, s’éveilla en sursaut ;
mais quand il fut tout à fait sorti de sommeil,

4200il se retourna, et de ce ne prit garde ;
il lui sembla que son rêve n’était que vanité.
Deux fois dans son sommeil fit-il le même rêve.
Et une troisième fois encore son compain
vint, ce lui sembla, et dit : « Ores suis occis ;
vois mes blessures sanglantes, larges et profondes !
Lève-toi de bonne heure demain matin,
et à la porte de l’ouest de la ville, dit-il,
un char plein de fumier verras-tu,
dans lequel est caché mon corps, très secrètement ;
4210fais arrêter ce char, hardiment.
C’est mon or qui a causé mon meurtre, pour dire vrai. »
Et il lui dit en tous points comment fut meurtri,
avec très piteuse figure, de teinte toute blême.
Et croyez bien qu’il trouva son rêve tout vrai,
car, au matin, dès qu’il fit jour,
il prit le chemin de l’auberge où était son camarade,
et quand il arriva à l'étable à bœufs,
il se mit à appeler son compagnon.
L’hôtelier lui répondit incontinent,
4220et dit : « Messire, votre compain s’en est allé ;
au point du jour il est parti de la ville. ».
Notre homme commença à entrer en soupçon,
se rappelant le rêve qu’il avait songé,
et s’en va — plus longtemps ne voulait tarder —
vers la porte de l’ouest de la ville, et trouva
un char de fumier, comme pour fumer la terre,
qui était arrangé de cette même façon
qu’avez entendu l’homme mort décrire ;
et d’un cœur hardi, se met à crier
4230vengeance et justice de cette félonie : —
« Mon compain fut meurtri cette nuit même,
et il gît dans ce char couché bouche béante.
J’en appelle aux ministres, dit-il,
qui ont devoir de garder et gouverner cette cité.
Haro ! hélas ! ci gît mon compagnon meurtri ! »
Que dois-je à ce conte ajouter ?
Le peuple saillit dehors, et jeta le char à terre,
et emmi le fumier ils trouvèrent
le mort, qui était tout fraîchement tué.

4240    O bienheureux Seigneur, qui es si vrai et si juste,
comme tu dévoiles le meurtre toujours !
Le meurtre ne se peut celer, nous le voyons chaque jour.
Le meurtre est si odieux et si abominable
à Dieu, qui est si juste et raisonnable,
qu’il ne veut le laisser impuni ;
dût-on attendre un an, ou deux, ou trois,
le meurtre éclatera, c’est ma conclusion.
Et tout incontinent les ministres de cette ville
ont pris le charretier et l’ont si bien mis à géhenne,
4250et l’hôtelier aussi ont si fort bourrelé
qu’ils ont incontinent avoué leur vilenie,
et qu’ils furent pendus par le col.
    Ci peut-on voir que songes sont à craindre,
et certes, dans le même livre je lis,
droit dans le prochain chapitre après ceci
(si je mens, Dieu m’ôte joie et félicité !)
de deux hommes qui eussent voulu passer la mer,
pour certaine cause se rendant en terre lointaine,
si le vent n’avait été contraire,
4260et ne les avait retenus en une cité,
qui s’élevait très plaisante près d’un havre.
Or un jour, vers le soir,
le vent se mit à changer, et souffla comme ils souhaitaient.
Gaillards et contents, ils s’en allèrent se coucher,
et firent projet de partir de bon matin ;
mais à l’un de ces hommes advint grand merveille.
Celui-ci, comme il gisait dormant,
rêva un songe étrange, vers le matin ;
il lui sembla qu’un homme était debout à côté de son lit,
4270et lui commandait de rester,
et lui disait : « Si tu pars ce matin,
tu seras noyé ; mon propos est au bout. »
Il s’éveilla et dit à son compagnon son songe,
et le supplia de retarder son voyage ;
pour ce jour, le supplia de demeurer.
Son compain, qui était couché à côté de son lit,
se mit à rire, et de lui se gaussa fort.
« Nul rêve, dit-il, ne saurait tant m’effrayer le cœur,
4280que je tarde à faire mes affaires.

Je ne fais cas de tes rêveries plus que d’une paille,
car songes ne sont que vanités et sornettes.
On rêve tous les jours de hibous et de singes,
et puis encore de maint labyrinthe ;
on rêve de choses qui jamais n’ont été, ni jamais ne seront.
Mais puisque je vois que tu veux demeurer ici,
et perdre ainsi ton temps en fainéantise,
Dieu sait que j’en ai regret ; donc, bonjour !
Et ainsi prit-il congé et alla son chemin.
Mais avant que son navire eût fait la moitié de sa course,
4290ne sais comment, ni quelle malechance lui advint,
mais par hasard la coque de la nef s’ouvrit,
et nef et gens allèrent au fond de l’eau,
en vue d’autres nefs, en leur voisinage,
qui voguaient avec eux dans le même temps.
A donc, belle Pertelote si chère,
par tels anciens exemples peux-tu apprendre,
qu’onques ne devrait-on dédaigner
les songes ; car je te le dis, sans doute,
maint songe est malement à craindre.
4300    Voyez, je lis dans la vie de St Kenelm,
qui fut fils de Kenulph, le noble roi
du pays de Mercie, que Kenelm eut un songe.
Un peu avant que fût meurtri, un jour,
il vit son meurtre dans une vision.
Sa nourrice lui expliqua, en tout point,
ce songe, et lui dit de se bien garder
par crainte de trahison ; mais il n’avait que sept ans,
et donc peu de compte pouvait-il faire
d’un songe, si saint était son cœur.
4310Par Dieu, mieux aimerais plutôt qu’avoir chemise,
que vous eussiez lu cette légende, comme j’ai fait.
Dame Pertelote, je vous le dis vraiment,
Macrobe, qui a écrit la vision,
en Afrique, du fameux Scipion[334],
affirme les songes, et dit que ce sont
des avertissements de choses qu’hommes après verront.
    Et aussi bien, regardez, je vous prie,

dans l’Ancien Testament, touchant Daniel,
s’il tenait songes pour vanité.
4320Lisez aussi l’histoire de Joseph, et vous verrez
que songes sont parfois (je ne dis pas tous)
avertissements de choses qui après arriveront.
Voyez le roi d’Égypte, dom Pharaon,
et aussi son boulanger et son bouteillier,
s’ils n’ont pas senti les effets des songes.
Qui cherchera dans les Actes de divers royaumes,
lira sur les songes mainte merveilleuse chose.
    Voyez Cresus, qui fut roi de Lydie[335],
rêva-t-il pas qu’il était perché sur un arbre,
4330ce qui signifiait qu’il serait pendu ?
Voyez Andromaque, femme d’Hector,
le jour où Hector devait perdre la vie,
elle rêva la nuit même d’avant
que la vie d’Hector allait être perdue,
si ce jour il marchait à la bataille ;
elle l’avertit, mais n’y a parole qui vaille ;
il part au combat néanmoins,
et par Achille incontinent est occis[336].
Mais ce conte est bien trop long à conter,
4340et aussi est-il presque jour, je ne peux m’attarder.
Bref, dis-je en conclusion,
il m’adviendra de cette vision
adversité ; et je dis de plus
que ne fais nul cas de laxatifs,
car sont venimeux, bien le sais ;
je les mets au défi, je ne les aime mie.
    Or parlons de joyeuseté, et nous taisons de tout cela ;
madame Pertelote, sur ma félicité !
il est une chose dont Dieu m’a fait largesse,
4350car lorsque je vois la beauté de votre face,
et le rouge écarlate qui entoure vos yeux,
toute ma crainte est tôt envolée ;
car, aussi sûr que In principio,

Mulier est hominis confusio[337] ;
madame, le sens de ce latin est :
la femme est la joie de l’homme et toute sa félicité ;
car lorsque je sens la nuit votre mol côté,
bien que ne puisse sur vous saillir,
pour ce que notre perchoir est trop étroit, hélas !
4360je suis si plein de joie et de soulas,
que je mets au défi et visions et songes. »
Et là dessus vola à bas du perchoir,
car il était jour, et aussi toutes ses poules ;
et d’un gloussement se mit à les appeler,
car avait trouvé un grain qui gisait dans la cour.
Royal était, et n’avait plus d’effroi ;
vingt fois troussa les plumes à Pertelote,
et vingt fois la chaucha, avant qu’il fût prime[338].
Il avait air de farouche lion ;
4370et de ça, de là allait, monté sur ses ergots,
car ne daignait poser les pattes à terre.
Il glousse, quand il a trouvé un grain,
et lors à lui courent toutes ses femmes.
Ainsi royal, comme un prince en son palais,
laissé-je ce Chanleclair à sa pâture :
puis après vous dirai son aventure.
    Quand !e mois, dans lequel le monde commença,
qui s’appelle Mars, où Dieu premier créa l’homme,
fut révolu, et que furent passés aussi,
4380depuis le début de mars, trente-deux jours,
advint que Chanleclair, dans toute sa fierté,
ses sept femmes marchant à ses côtés,
leva les yeux vers le soleil brillant,
qui dans le signe du Taureau avait parcouru
vingt et un degrés, et un peu plus ;
et connut, par nature, et par nulle autre science,
qu’il était prime, et chanta de gaillarde voix.
« Le soleil, dit-il, a monté dans le ciel
quarante et un degrés, et plus, bien sûr.
4390Madame Pertelote, joie de ma vie,

écoutez ces joyeux oiseaux, comme ils chantent,
et voyez les fraîches fleurs, comme elles croissent ;
mon cœur est plein de gaieté et soulas. »
Mais soudain lui advint lamentable cas ;
car toujours l’autre bout de la joie est douleur.
Dieu sait que joie en ce monde ne dure ;
et un rhéteur, qui bien sait composer,
dans une chronique sûrement de ce pourrait écrire
comme de fait souverainement notable.
4400Or tout homme sage, qu’il prête l’oreille ;
cette histoire est aussi vraie, je l’avère,
qu’est le livre de Lancelot du Lac,
que femmes tiennent en si grand révérence.
Or vais-je donc revenir a mon propos.
    Un rusé renard, plein de perfide iniquité,
qui dans le bocage vivait depuis trois ans,
ayant préconçu son coup en imagination,
cette même nuit à travers la haie pénétra
dans la cour, où le beau Chanteclair
4410soulait s’aller promener avec ses femmes ;
et dans un carré de légumes il se tint coi,
jusqu’à passé le milieu du jour,
attendant le moment de tomber sur Chanteclair,
comme font volontiers tous ces homicides
qui se tiennent aux aguets pour meurtrir les gens.
O faux meurtrier, qui te tapis en ta cachette t
Nouvel Iscariote, nouveau Ganelon !
Faux dissimulateur, ô Grec Sinon,
qui conduisis Troie à si entière perte !
4420O Chanteclair, maudit soit le matin
où de ton perchoir as volé dedans cette cour !
Tu étais bien averti par ton songe
que ce jour était périlleux pour toi.
Mais ce que Dieu a prévu nécessairement arrive,
d’après l’opinion de certains clercs.
Celui me soit témoin qui est clerc parfait,
qu’il y a en l’École grande altercation
sur cette matière, et grande dispute,
et a été, entre cent milliers d’hommes.
4430Mais je ne saurais passer la chose au blutoir,

comme le saint docteur Augustin,
ou Boèce, ou l’évéque Bradwardin[339],
pour savoir si de Dieu l’auguste préscience
m’oblige forcément à faire une chose
(forcément, de nécessité simple, veux-je dire) ;
ou au contraire, si libre choix m’est accordé
de faire cette même chose, ou ne la faire pas,
bien que Dieu l'ait prévue avant qu’elle soit faite ;
ou encore si sa préscience ne m’oblige point,
4440sauf de nécessité conditionnelle.
Mais je ne veux avoir affaire a pareille matière ;
mon conte est d’un coq, comme pouvez l’entendre,
qui prit conseil de sa femme, par malheur,
pour sortir dans la cour, le matin
on il avait eu ce songe, que vous ai dit ;
conseils de femmes bien souvent sont funestes ;
conseil de femme premier nous mit à mal,
et fit partir Adam de Paradis,
où était si joyeux, et bien à l’aise. —
4450Mais, ne sachant à qui ce pourrait déplaire
si conseil de femme je blâmais,
je passe outre, car ceci ai-je dit en jeu.
Lisez les auteurs, où ils traitent de telle matière,
et ce qu’ils disent des femmes apprendrez.
Ce sont les paroles du coq, et non les miennes ;
je ne saurais d’aucune femme penser mal.
En belle place dans le sable, s’y baignant joyeusement,
gît Pertelote, et toutes ses sœurs près d’elle,
contre le soleil ; et le noble Chanteclair
4460chantait plus joyeusement que sirène dans la mer ;
car Physiologus[340] dit, sans aucun doute,
qu’elles chantent bellement et joyeusement.
Or advint que, comme il jetait les yeux,
parmi les herbes, sur un papillon,
il découvrit ce renard qui gisait contre terre.
Lors n’eut envie de chanter,
mais cria incontinent, « cok cok », et tressaillit,

comme homme effrayé dans son cœur.
Car naturellement bête désire fuir
4470loin de son ennemi, si elle le découvre,
bien que jamais de ses yeux ne l’ait vu.
    Chanteclair, quand il l’eut aperçu,
bien aurait voulu fuir, mais le renard incontinent
lui dit : « Gentil sire, hélas ! où voulez-vous aller ?
Avez-vous peur de moi qui suis votre ami ?
Or, certes, je serais pire que diable
si vous voulais mal ou vilenie.
Je ne suis venu pour épier vos conseils ;
mais vraiment, la cause de ma venue
4480est seulement pour vous entendre chanter,
car vraiment vous avez la voix aussi jolie
qu’un ange qui est au ciel ;
avec cela vous avez en musique plus de sentiment
que n’en avait Boèce, ou quiconque sut chanter.
Messire votre père (Dieu ait son âme !)
et aussi votre mère, dans leur courtoisie,
sont venus dans ma maison, à ma grande aise ;
et certes, messire, bien voudrais-je vous plaire.
Pour ce qui est de chanter, je veux vous dire
4490(Dieu me prive de mes deux yeux, si je mens !)
que, fors vous, oncques n’ai-je oui homme chanter
comme faisait votre père, le matin ;
certes, c’était de tout son cœur qu’il chantait
et, pour rendre sa voix plus forte,
si bien se travaillait, que ses deux yeux
fermait, tant il criait haut,
et encore se dressait sur la pointe des ergots,
et tendait son cou long et mince.
Et aussi était de telle prudence,
4500qu’il n’y avait homme dans aucun pays,
qui le passât en chant ou en sagesse.
J’ai lu dans dom Brunel l’Ane[341],
entre autres vers, comment un coq,
pour ce que le fils d’un prêtre lui avait porté un coup
sur la patte, lorsqu’il était jeune et nicet,

fit perdre au prêtre son bénéfice.
Mais, pour certain, n’y a comparaison
entre la sagesse et prudence
de votre père, et la subtilité de cettui coq.
4510Or chantez, messire, par sainte charité !
Faites voir si vous pouvez égaler votre père. »
Chant éclair se mit à battre des ailes,
en homme qui ne pouvait soupçonner traîtrise,
si ravi était-il de cette flatterie.
    Hélas ! princes, maint faux flatteur
est dans vos cours, et maint louangeur,
qui vous plaisent bien plus, par ma foi,
que celui qui vous dit vérité.
Lisez l'Ecclésiaste sur la flatterie ;
4520gardez-vous, princes, de leur trahison !
    Chanteclair se dressa sur ses ergots,
tendant le cou, et tenant les yeux clos,
et se mit à chanter fort, pour cette fois.
Dom Roussel le renard sursaillit aussitôt,
et par la gargamelle saisit Chanteclair,
et sur son dos vers le bois l’emporta,
car lors n’y eut homme qui le vit.
O destinée, que ne peux-tu être évitée !
Hélas ! que Chanteclair ait volé à bas de son perchoir !
4530Hélas ! que sa femme ne fit cas des songes !
Et c’est un vendredi qu’advint toute cette malechance.
O Vénus, qui es déesse de plaisance,
puisque ton servant était ce Chanteclair,
et qu’à te servir il mettait tout son pouvoir,
plus pour déduit que pour multiplier le monde,
pourquoi as-tu souffert qu’il meure en ce jour tien[342] ?
O Geoffroy[343], cher maître souverain,
qui, lorsque ton noble roi Richard fut tué
d’une flèche, fis de sa mort si dolente plainte,
4540que n’ai-je tes paroles et ta science,
pour gourmer Vendredi, comme tu sus faire ?

(car un Vendredi, pour sûr, fut-il occis),
lors tous montrerais-je comme je pourrais plaindre
l’effroi de Chanteclair, et son tourment.
    Certes, telle plainte ni lamentation
ne furent faites par les dames, — quand Ilion
fut conquise, et que Pyrrhus, l’épée nue,
eut pris le roi Priam par la barbe,
et l’eut occis (ce nous dit l'Enéide), —
4550comme firent toutes les poules dans le clos,
quand eurent vu le sort de Chanteclair.
Mais souverainement clama dame Pertelote,
beaucoup plus haut que la femme d’Hasdrubal,
quand son mari eut perdu la vie,
et que les Romains eurent brûlé Carthage ;
elle fut si pleine de tourment et de rage,
que tout de gré saillit dedans le feu,
et se brûla sans que le cœur lui défaillît.
O dolentes gélines, tout ainsi vous criâtes,
4560comme, lorsque Néron brûla la cité
de Rome, crièrent les femmes de sénateurs,
pour ce que leurs maris avaient perdu la vie ;
non coupables, les a Néron occis.
Or vais-je revenir a mon conte : —
    La pauvre veuve, et aussi ses deux filles,
ouïrent ces poules clamer et mener deuil,
et hors saillirent incontinent,
et virent le renard devers le bois courir,
emportant le coq sur son dos ;
4570et crièrent : « Sus là ! haro ! hélas !
Ha, ha, le renard ! » et après lui coururent,
et aussi avec des bâtons maintes autres gens ;
courut notre chien Colle, et Talbot, et Gerland,
et Marion, sa quenouille à la main ;
coururent vache et veau, et même les pourceaux,
si épeurés furent-ils des abois des chiens
et des cris des hommes aussi bien que des femmes ;
si fort couraient-ils qu’ils pensèrent que le cœur leur rompait.
Ils hurlaient comme font démons en enfer ;
4580canards de crier comme si on les voulait occire ;
oies de voler épeurées au haut des arbres ;

hors de la ruche abeilles de sortir ;
si hideux était le bruit, ah ! benedicite !
Certes, Jack Straw et sa bande
oncques ne poussèrent cris si perçants de moitié
quand ils voulaient occire quelque Flamand[344],
que furent poussés ce jour après le renard.
Ils apportèrent trompes d’airain, de buis,
de corne, d’os, où soufflèrent et pouffèrent,
4590et dont firent sortir clameurs et hurleries ;
on aurait pensé que le ciel allait choir.
Or, bonnes gens, je vous prie, écoutez la fin.
    Voyez comme fortune soudain retourne
l’espoir et aussi l’orgueil de son ennemi !
Ce coq, qui gisait sur le dos du renard,
malgré toute sa peur, au renard s’adressa
et dit : « Messire, si j’étais que de vous,
je leur dirais (vrai comme Dieu m’assiste !) :
Arrière d’ici, vous tous, manants outrecuidants !
4600Male peste sur vous tombe !
Ores suis-je arrivé au bord de ce bois ;
en dépit de vous, le coq ici restera ;
je le mangerai, par ma foi, et ce, incontinent. » —
Le renard répondit : « Par ma foi, ainsi sera fait ». —
Et comme il disait ces mots, tout soudain
le coq s’échappa de sa bouche allègrement,
et au haut d’un arbre vola incontinent,
et quand le renard vit qu’il était parti :
« Hélas ! dit-il, ô Chanteclair, hélas !
4610Je vous ai, dit-il, causé dommage,
pour ce que vous ai fait peur
quand vous ai pris, et emporté de la cour ;
mais, messire, ne l’ai fait de méchant dessein ;
descendez, et vous dirai ce que je voulais faire ;
je vous dirai vérité, vrai comme Dieu m’assiste ! »
« Nenni, dit-il ; je nous maudis tous deux,
et d’abord me maudis-je moi-même, sang et os,
si tu me trompes plus d’une fois.
Tu ne me feras plus, par ta flatterie,

4620chanter et fermer les deux yeux.
Car, qui ferme les paupières quand il devrait y voir,
et ce de son plein gré, Dieu ne lui donne oncques prospérité ! »
« Oui-da, dit le renard, et Dieu à cettui donne malechance,
qui jargonne quand devrait se taire. »
    Voyez ce qui arrive à qui est imprudent
et négligent, et se fie à la flatterie.
Et vous, qui tenez ce conte pour folie,
comme d’un renard, d’un coq et d’une géline,
4630retenez-en la morale, bonnes gens.
Car Saint Paul dit, que tout ce qui est écrit
est écrit pour notre instruction, bien sûr.
Prenez le grain, et laissez là la paille.
    Or donc, Dieu bon, si c’est ta volonté,
comme dit Monseigneur[345], fais de nous tous des hommes justes,
et nous mène tous à grand félicité. Amen.

Ci finit le Conte du Prêtre de Nonnains.



Épilogue au Conte du Prêtre de Nonnains.


« Messire Prêtre de Nonnains, dit notre hôte incontinent,
bénies soit tes chausses, et ce qu’elles contiennent !
Voilà un joyeux conte de Chanteclair.
4640Mais, par ma foi, si tu étais du siècle,
tu serais un solide chauche-poule.
Car, si tu as désir autant que force,
il te faudrait gélines, à ce que je pense,
certes, plus de sept fois dix-sept.
Voyez quels muscles a cettui gentil Prêtre,
quel puissant col, quelle large poitrine !
Ne dirait-on qu’il a des yeux de faucon ?
Point n’a besoin de teindre sa couleur
de bois de Brésil, ni de grain de Portugal[346].
4650Or, messire, bien vous vienne pour votre conte. »
    Lors notre hôte, de chère lie,
à un autre s’adressa, comme allez l’entendre.


Groupe C


Conte du Médecin[347].


Ci suit le Conte du Médecin.


Il était, à ce que Tite Live raconte,
un chevalier qu’on nommait Virginius,
homme plein d’honneur et de mérite,
ayant force amis et grande richesse.
Ce chevalier, de sa femme eut une fille ;
point d’autres enfants n’eut en toute sa vie.
C’était une damoiselle belle d’une beauté parfaite,
surpassant toute créature qu’homme puisse voir ;
car Nature, avec un soin suprême
10l’a faite de si grande excellence
comme pour dire : « Voyez, c’est moi Nature
qui sais façonner et peindre ainsi une créature,
lorsqu’il me plaît ; qui saura m’imiter ?
Ce n’est point Pygmalion[348], dût-il sans cesse forger ou frapper
ou graver ou peindre ; car j’ose dire
qu’Appelles, Zanzis[349] travailleraient en vain
à graver ou à peindre, à forger ou frapper
s’ils avaient le front de vouloir m’imiter.
Car Celui qui est le Créateur souverain
20a fait de moi son vicaire[350] général
pour façonner et peindre créatures terrestres
suivant mon bon plaisir, et tout être est en ma tutelle
sous la lune qui croit et décroît ;

pour l’œuvre que voici je ne demanderai rien ;
mon maître et moi nous sommes tout d’accord ;
je l’ai créée pour adorer mon maître.
J’en fais autant pour toutes mes autres créatures,
quelles que soient leur couleur ou bien leur forme. »
Ce me semble que Nature parlerait ainsi.
30    Cette damoiselle avait douze et deux années d’âge,
en laquelle Nature avait si grand délice ;
car tout comme celle-ci sait peindre un lys blanc
et rouge une rose, juste des mêmes couleurs
elle a peint cette noble créature[351],
dès avant qu’elle fût née, sur ses membres gracieux,
où il convient que pareilles couleurs soient mises ;
et Phébus a donné à ses longues tresses la teinte
des rayons de ses ardentes flammes.
Et si elle excellait par sa beauté,
40elle était mille fois plus vertueuse encore.
Ne lui manquait aucune des qualités
qu’on doit louer en toute discrétion.
D’âme comme de corps elle était chaste,
ce pourquoi fleurissait en virginité
avec toute humilité et abstinence,
avec toute réserve et toute patience,
mesurée aussi en sa démarche et son ajustement.
Discrète en ses réponses on la trouvait toujours ;
bien qu’elle fût sage comme Pallas, je l’ose dire,
50sa faconde cependant était toute féminine et simple ;
elle n’usait point de termes apprêtés
pour sembler sage ; mais c’est suivant sa condition
qu’elle parlait, et tous ses mots, du moindre au plus grand,
étaient conformes à la vertu et à la gentillesse.
Elle était pudique de la pudeur des vierges,
de cœur constant, et toujours au travail
pour s’arracher à la vaine indolence.
Bacchus sur sa bouche n’avait point d’empire,
car vin et jeunesse font grandir désirs d’amour :
60tels les hommes qui sur le feu jettent huile ou graisse.
D’elle-même et n’écoutant que sa vertu

souventes fois elle a feint maladie,
pour ce qu’elle voulait fuir la compagnie
de ceux qui risquaient de dire des folies,
comme on le fait aux festins, réjouissances et danses,
qui sont occasions de libertinage ;
choses pareilles mûrissent les enfants
trop tôt et les font trop hardis, comme on peut voir,
et c’est fort dangereux et l’a toujours été.
70Car ce n’est que trop tôt que fille pourra prendre leçon
de hardiesse quand elle sera devenue femme.
Et vous, gouvernantes sur vos vieux jours,
qui avez à élever filles de seigneurs,
point ne vous offensez de mes paroles.
Songez qu’on vous a faites gouvernantes
de filles de seigneurs pour deux raisons seulement :
soit pour ce que vous avez gardé votre honnêteté,
ou bien que vous fûtes de vertu fragile
et connaissez très bien la vieille danse,
mais avez abandonné complètement pareille conduite
81pour toujours ; et donc au nom du Christ
gardez vous de manquer à leur enseigner la vertu.
Un voleur de gibier qui a renoncé
à ses appétits et à toutes ses vieilles ruses
sait garder une forêt mieux que quiconque.
Or ça, gardez les bien, car, si le voulez, le pouvez.
Veillez à n’assentir a aucun vice,
crainte d’être damnées pour vos mauvaises intentions ;
quiconque agit ainsi est traître, c’est certain.
90Et prenez garde à ce que je vais dire :
de toutes les trahisons la pestilence souveraine
c’est pour un être humain de trahir l’innocence.
Et vous pères, et vous aussi mères,
si vous avez des enfants, soit un, soit deux,
c’est à vous qu’il revient de les surveiller toujours,
cependant qu’ils demeurent sous votre loi.
Veillez à ce que, par l’exemple de votre vie,
ou par votre négligence à les châtier
ils ne se perdent ; car, j’ose le dire,
100s’il en arrive ainsi, vous le paierez bien cher.
Sous un berger, et mou et négligent,

le loup met en pièces force moutons et agneaux.
Que ce seul exemple suffise ici,
car il me faut revenir à mon sujet.
Cette damoiselle, dont je vais raconter l’histoire,
se comportait de façon à n’avoir point besoin de gouvernante ;
car en sa vie damoiselles pourraient lire
comme en un livre toutes bonnes paroles et actions
qui conviennent à fille vertueuse :
110elle était si prudente et si bienfaisante.
C’est pourquoi la renommée issit de tous côtés
et de sa beauté et de sa bonté grande ;
et donc, par le pays, un chacun la louait
qui aimait la vertu, sauf l’envie toute seule
qui du bonheur d’autrui va se chagrinant
et s’éjouit de sa peine et de son malheur
(c’est le Docteur[352] qui fait cette description).
Cette damoiselle un jour s’en fut à la ville
en un temple avec sa mère chérie,
120comme ont accoutumé les jeunes damoiselles.
Or il était un juge en cette ville,
lequel était gouverneur du pays.
Il advint que ce juge jeta les yeux
sur cette damoiselle, l’avisant bien vite
lors qu’elle vint à passer où se trouvait ce juge.
Tout aussitôt changèrent son cœur et sa pensée
tant il fut captivé par la beauté de la damoiselle ;
et en soi-même, très secrètement, il se dit :
« Cette fille sera mienne, en dépit de quiconque ».
130Tout aussitôt le démon en son cœur accourut
et lui souffla soudain que, par ruse,
il pourrait gagner la damoiselle à ses projets.
Car, certes, ni par force ni par présent,
pensait-il, il n’était capable de réussir ;
car elle avait force amis, et, de plus, elle
était tellement affermie en sa vertu souveraine
qu’il savait bien que jamais il ne pourrait l’entraîner
à bailler son corps au péché.
Ce pourquoi, après mûre délibération,

140il fit chercher un ribaud[353] de la ville,
qu’il connaissait pour subtil et hardi.
Le juge à ce ribaud conta son histoire
en grand secret, et lui fit promettre
de ne la raconter à nulle créature :
car, à la raconter, il y allait de sa tête.
Lorsque leur plan maudit fut arrêté,
ce juge s’éjouit et lui fit grande chère
et lui donna présents de très grand prix.
Quand fut ourdi tout leur complot
de point en point, grâce auquel la luxure du juge
151devait triompher fort ingénieusement,
comme plus tard vous l’apprendrez clairement,
le ribaud rentre chez soi ; il s’appelait Claudius.
Le juge félon, qui s’appelait Apius
(tel était son nom, car ceci n’est point une fable,
mais bien un fait historique et notable ;
le sujet en est véridique, sans doute aucun),
ce juge félon, se met vile a l’œuvre
pour hâter son plaisir, tant que faire se peut.
160Et il advint bientôt après qu’un jour
ce juge félon, à ce que dit l’histoire,
comme il était accoutumé siégeait en son prétoire,
et rendait ses jugements sur diverses causes.
Le ribaud félon survint à fort grands pas
et dit : « Monseigneur, si tel est votre bon vouloir[354],
veuillez faire droit à ce piteux placet
en lequel je porte plainte contre Virginius.
Que s’il prétend qu’il n’en est point ainsi,
je ferai la preuve — et ce par bons témoins —
que c’est la vérité qu’exprime ma requête[355]. »
171Le juge répondit : « Sur ceci, lui absent,
je ne puis rendre sentence définitive.
Qu’on le fasse appeler et volontiers j’écouterai ;
tu trouveras justice, et non injustice, en ce lieu. »
Virginius vint savoir ce que voulait le juge,

et aussitôt on lut la requête maudite ;
le contenu était ce que vous allez ouir :
« À vous, monseigneur, messire Apius si cher,
moi, votre pauvre serviteur Claudius, j’expose
180comment un chevalier appelé Virginius,
à l’encontre de la loi et de toute équité,
retient, contre ma volonté expresse,
ma servante, qui par droit est mon esclave[356] ;
elle me fut volée chez moi, pendant la nuit,
lors qu’elle était toute jeune ; cela, je le prouverai
par témoins, monseigneur, s’il ne vous en déplaît ;
point n’est sa fille, quoiqu’il en die ;
c’est donc vous, seigneur juge, que je prie
de me bailler mon esclave, si telle est votre volonté. »
190C’était là tout le contenu de la requête.
Virginius fixa les yeux sur le ribaud ;
mais, en toute hâte, avant que lui-même eût parlé
— et il aurait prouvé, comme le doit un chevalier,
et aussi par le témoignage de maint individu,
que le dire de son adversaire n’était que mensonge —
ce juge maudit ne voulut rien attendre,
ni écouter un mot de plus de Virginius,
mais il rendit son jugement, et dit ainsi :
« J’octroie à ce ribaud sa servante à l’instant ;
200tu ne la garderas pas plus longtemps en ta demeure ;
va la chercher, mets-la sous notre garde ;
le ribaud aura son esclave ; telle est ma sentence. »
Lorsque ce digne chevalier Virginius[357],
par sentence de ce juge Apius,
doit, de force, remettre sa fille chérie
au juge, pour vivre dans la luxure,
il retourne chez soi, s’assied dans la grand’salle
et tout à l’instant fait appeler sa fille chérie ;
et, le visage mort comme des cendres froides,
210il se mit à contempler son visage modeste,
et sa douleur de père lui transperçait le cœur.
Pourtant, point ne voulut renoncer à son dessein :
« Ma fille, dit-il, toi qu’on appelle Virginia,

il est deux voies, soit mort, soit honte,
pour toi de souffrir ; hélas ! pourquoi suis-je né ?
car jamais tu n’as mérité
de mourir par l’épée ou sous le couteau.
Ô fille chérie, avec toi finira ma vie,
toi que j’ai élevée avec tant de plaisir
220que jamais tu n’étais hors de ma pensée.
Ô ma fille ! toi qui es ma douleur dernière,
et aussi la joie dernière de ma vie,
ô gemme de chasteté, en patience
prends ta mort ; car c’est là ma sentence.
C’est l’amour, non la haine, qui causera ta mort ;
ma main pitoyable doit trancher ta tête.
Hélas ! que jamais Apius t’ait vue !
Voici comme, félonnement, il t’a jugée cejourd’hui. »
Et il lui dit toute l’affaire, comme tout à l’heure
230vous l’avez entendue ; point n’est besoin de la redire.
« Oh pitié ! père bien aimé, (dit la damoiselle,)
et avec ces mots elle lui mit les deux bras
autour du cou, comme elle était accoutumée ;
les larmes jaillirent de ses deux yeux
et elle dit : « Mon bon père, faut-il mourir ?
N’est-il point de grâce ? n’est-il point de remède ?
— « Non certes, ma fille chérie », dit-il.
— « Lors, donnez-moi loisir, mon père », dit-elle,
« de pleurer sur ma mort un bref moment ;
240car, voyez, Jephté accorda à sa fille la grâce
de pleurer avant qu’il l’occît, hélas !
et Dieu le sait, sa seule faute fut
de courir vers son père pour le voir la première
et pour le bienvenir en grande solennité. »
Et, sur ce mot, elle tomba en pâmoison.
Puis, lorsque sa pâmoison est passée,
elle se lève, et puis dit à son père :
« Dieu soit béni que je meurs vierge ;
baillez-moi ma mort, plutôt que j’aie la honte ;
250faites de votre enfant à votre gré, au nom du Ciel ! »
Et, sur ce mot, souventes fois elle le pria
que de son épée il voulût frapper doucement ;
et, sur ce mot, elle tomba en pamoison.

Son père, le cœur et la volonté tout affligés,
lui trancha la tête, la prit par les cheveux
et au juge vint l’apporter,
cependant qu’il siégeait encore en son prétoire.
Et lorsque le juge la vit, a ce que dit l’histoire,
il ordonna qu’on emmenât Virginius et le pendît bien vite ;
260mais voilà que mille gens se précipitèrent
pour sauver le chevalier, par compassion et par pitié ;
car on connaissait la déloyale iniquité ;
le peuple aussitôt avait soupçonné,
d’après la requête du ribaud,
qu’il était d’accord avec Apius ;
on savait bien que ce dernier était un débauché.
C’est pourquoi vers le dit Apius on se porte,
et tout aussitôt on le jette en une prison,
en laquelle il se tua ; et Claudius,
270qui était serviteur du dit Apius,
fut condamné à être pendu à un arbre ;
et sans Virginius qui, en sa merci,
intercéda si bien pour lui qu’on l’exila,
certes, il eût été mis à mort.
Les autres furent pendus, du premier au dernier,
qui avaient été complices de cet acte maudit[358].
Ci peut-on voir comment péché a récompense !
Soyez sur vos gardes, car, qui Dieu frappera, nul ne le sait
à nul degré, ni de quelle façon
280le serpent de la conscience peut frémir
de votre vie perverse, fût-elle si secrète
que nul n’en sache rien, sauf Dieu et vous-même.
Que vous soyez ignorant ou instruit,
point ne savez quand vous devrez trembler.
Et donc, je vous avise d’écouter un conseil :
abandonnez le péché, avant que le péché vous abandonne.

Ci finit le Conte du Médecin.


Paroles de l’Hôte.


Paroles de l’Hôte au Médecin et au Pardonneur.


Notre hôte se mit à jurer comme s’il eût été fou :
« Haro ! (dit-il,) par les clous et par le sang !
Quel ribaud félon et quel félon juge !
290Que la mort la plus honteuse que le cœur puisse imaginer
frappe ces juges et leurs suppôts !
Pourtant, hélas, elle est occise la pauvre innocente !
Hélas ! sa beauté lui coûta trop cher.
C’est pourquoi je dis toujours, et tous peuvent le voir,
que les dons de fortune et de nature
sont causes de mort pour mainte créature.
Sa beauté fut sa mort, j’ose le dire.
Hélas ! comme piteusement elle fut occise !
De ces deux présents dont je parlais tout à l’heure,
300l’homme tire bien souvent plus de mal que de bien.
Mais, en vérité, mon très cher maître,
c’est là une triste histoire à écouter.
Enfin, passons, il n’importe :
je prie Dieu qu’il ait en sa garde ton gentil corps,
et en même temps tes vases et tes urinaux,
tes Hypocras et les Galiens[359],
et toutes les boites emplies de tes électuaires ;
Dieu les bénisse, ainsi que notre Dame Sainte Marie.
Dieu me garde ! tu es un beau gaillard,
310et tu ressembles à un prélat, par Saint Ronyan[360] !
N’ai-je pas bien dit ? Je ne sais parler en beaux termes ;
mais, ce que je sais, c’est que si bien tu m’as serré le cœur
que j’en ai presque pris mal cardiaque.
Par les os du Corpus ! si on ne me donne un triade[361]
ou autrement un coup de bière forte et fraîche ;
ou si à l’instant je n’entends un conte joyeux,
j’ai le cœur brisé de pitié pour cette damoiselle.

Eh ! toi ! bel ami le pardonneur, (dit-il,)
conte-nous quelque gaité ou drôlerie à l’instant »
320 — « Il en sera ainsi, (dit-il,) par Saint Ronyan ;
mais tout d’abord, dit ce dernier, à l’enseigne de cette taverne,
je veux boire, et casser la croûte. »
Mais aussitôt gens bien-nés de s’écrier :
« Non, qu’il ne nous dise point de ribauderies ;
fais-nous quelque récit moral, qu’on puisse apprendre
quelque sagesse ; lors, volontiers nous t’écouterons. » —
« D’accord, (dit-il,) mais il me faut m’aviser
d’un sujet honnête, tout en buvant. »


Le Conte du Pardonneur.


Prologue du Conte du Pardonneur.


Ci suit le prologue du Conte du Pardonneur.


Radix malorum est cupiditas. (Ad Thimotheum, sexto.)


« Messeigneurs, (dit-il,) quand je prêche dans les églises
330je prends grand’peine d’avoir le verbe haut,
et de faire sonner ma voix aussi rondement qu’une cloche :
car je sais tout par cœur ce que je dis.
Mon texte est toujours le même et l’a toujours été :
« Radix malorum est cupiditas ».
D’abord j’annonce d’où je viens,
et puis je montre mes bulles de la première à la dernière.
Le sceau de notre seigneur lige sur mes lettres patentes,
je le montre d’abord, pour protéger ma personne,
pour que nul ne soit assez hardi, prêtre ou clerc,
340pour m’arracher au saint ministère du Christ ;
puis après ça lors je dis mes histoires ;
bulles de papes et de cardinaux,
de patriarches et d’évêques, voila ce que je montre ;
et je dis quelques mots en latin
pour en safraner mon prône,
et exciter les gens à la dévotion.
Lors je produis mes longues pierres de cristal,
toutes bourrées de chiffons et d’os ;
ce sont reliques à ce que chacun croit.
350Puis j’ai en une boite de cuivre une omoplate
ayant appartenu au mouton d’un saint Juif[362].
« Bonnes gens, dis-je, à mes paroles, prenez garde :
que si cet os est trempé dans un puits,
si vache, ou veau, ou mouton, ou bœuf enfle,
qu’un serpent a mordu ou qu’une vipère a piqué,

prenez l’eau de ce puits, et lavez lui la langue,
et le voici guéri ; puis en outre,
de pustules et de gale et de tout autre mal
sera guéri tout mouton qui en ce puits
360boira une gorgée ; prenez encore garde à ce que je vais dire :
que si le brave homme qui possède ces bêtes
veut chaque semaine, avant que le coq chante,
à jeun, boire une gorgée de ce puits
ainsi que ce saint Juif l’apprit à nos ancêtres,
ses bêtes et son fonds multiplieront ;
et, messires, son eau guérit aussi la jalousie ;
car un homme est-il pris de colère jalouse ?
qu’avec cette eau on fasse son potage,
et jamais plus de sa femme il n’aura méfiance,
370connût-il la vérité sur ses fautes,
eût-elle pris, de prêtres, deux ou trois.
Voici de plus une mitaine que vous pouvez voir :
qui passera sa main en cette mitaine
verra son grain multiplier
quand il aura semé, que ce soit froment ou avoine,
pourvu qu’il offre sols ou bien deniers.
Braves gens, hommes et femmes, d’une chose je vous avertis :
s’il est quelqu’un en cette église
380qui ait commis péché si horrible qu’il
n’ose point, de honte, s’en confesser,
ou s’il est quelque femme soit jeune ou vieille,
qui ait fait son mari cocu,
ceux-là n’auront ni le pouvoir ni la grâce
de faire offrande à mes reliques en ce lieu.
Et quiconque se trouve à l’abri d’un tel blâme,
s’avancera et fera offrande au nom de Dieu,
et je l’absous par l’autorité
qui m’a été accordée par bulle. »
Par ces tours, j’ai gagné, bon an mal an,
390cent marcs[363] depuis que je suis pardonneur.
Je me tiens comme un clerc en ma chaire,
et lorsque le peuple ignorant est assis,
je prêche, comme l’ai dit ci-devant,

et conte cent fausses balivernes encore.
Lors je peine pour bien tendre le col,
et à l’est et à l’ouest, au-dessus du peuple, je fais aller ma tête,
comme fait un pigeon perché sur une grange.
Mes mains et ma langue vont d’un tel train
que c’est joie de me voir besogner.
400C’est sur l’avarice et sur abominations de la sorte
que porte tout mon sermon, pour les engager
à bailler leurs sols, et principalement à moi.
Car mon seul dessein est de gagner
et non point de corriger les pécheurs.
Peu me chaut, lorsqu’ils seront enterrés,
que leurs âmes s’en aillent cueillir les mûres des haies[364].
Car, certes, plus d’un sermon
vient, souventes fois, de mauvaise intention :
certains pour plaire aux gens et les flatter,
410et se pousser en avant par l’hypocrisie ;
certains par vaine gloire, d’autres par haine ;
car, lorsque je n’ose quereller un homme d’autre façon,
alors je fais piqûre cuisante avec ma langue
en prêchant, de façon qu’il n’évite point
d’être faussement diffamé, s’il
a péché contre mes frères ou contre moi.
Car, bien que je ne dise point son nom propre,
les gens savent bien de qui je veux parler,
à certains signes et à d’autres circonstances.
420C’est la monnaie dont je paye qui nous fait déplaisir ;
c’est ainsi que je crache mon venin, sous couleur
de sainteté, pour paraître saint et honnête.
Mais, brièvement, je vais vous dire mon dessein :
je ne prêche jamais que par convoitise ;
et donc mon texte est toujours, et a toujours été :
« Radix malorum est cupiditas. »
Ainsi je puis prêcher contre le vice même
que je pratique, et qui est l’avarice.
Mais, si moi-même suis coupable de ce péché,
430je puis pourtant faire autrui se partir
de l’avarice et en avoir cuisant remords.

Mais ce n’est pas là mon dessein principal.
Je ne prêche jamais que par convoitise ;
sur ce sujet, en voilà bien assez.
Puis je leur donne maint et maint exemple
de vieilles histoires du temps jadis,
car ignorants aiment vieux contes ;
ce sont choses qu’ils savent bien rapporter et retenir.
Eh quoi ! pensez-vous, tant que je puis prêcher
440en gagnant or et argent par ce que j’enseigne,
que je vais vivre volontairement en pauvreté ?
Non, non ! de vrai, jamais je n’y ai songé.
Je veux prêcher et mendier en différents pays ;
je ne veux point faire œuvre de mes mains,
ni fabriquer des paniers et vivre de ce métier,
car je ne veux pas mendier pour rien.
Je ne veux imiter aucun des apôtres ;
je veux avoir argent, laine, fromage et blé,
fussent-ils donnés par le plus pauvre page,
450ou par la plus pauvre veuve d’un village,
dussent ses enfants mourir de faim.
Parbleu ! je veux boire le jus de la vigne,
avoir garce joyeuse en chaque ville.
Hais, oyez ! messeigneurs, pour conclure :
votre désir est que je dise un conte.
Or ça, j’ai bu un coup de bière forte ;
par Dieu, j’espère vous dire une chose,
qui, comme de juste, soit à votre goût.
Car, si moi-même suis homme très vicieux,
460je puis cependant vous dire un conte moral
que j’ai accoutumé de prêcher, pour le gain.
Or, faites silence ! je vais commencer mon conte. »



Conte du Pardonneur[365].


Ci commence le Conte du Pardonneur.


Dans les Flandres, il était une fois une bande
de jeunes gens adonnés aux folies,

comme orgies et jeu de hasard ; hantant bordels et tavernes,
où, au son des harpes, des luths et des guitares,
ils dansent et jouent aux dés, le jour et la nuit,
et mangent et boivent plus qu’ils n’en peuvent tenir ;
en quoi ils sacrifient au diable
le temple même du diable, de façon maudite,
par superfluité abominable.
Leurs jurements sont si grands et si damnables
que c’est terrible de les entendre sacrer ;
ils mettent en pièces le corps béni de Notre Seigneur ;
ils pensaient que les Juifs ne l’avaient pas assez déchiré !
et chacun d’eux riait du péché de l’autre.
Et tout aussitôt surviennent danseuses
jolies et menues, jeunes vendeuses de fruits,
chanteuses avec harpes, prostituées, vendeuses d’oublies,
480qui sont vraies servantes du diable
pour allumer et attiser le feu de la luxure,
laquelle est liée à la gloutonnerie ;
je prends à témoin la sainte Écriture
que la luxure est dans le vin et l’ivrognerie.
Voyez comme, en son ivresse, Loth, contre nature,
se coucha près de ses deux filles, sans le vouloir ;
tellement ivre il était qu’il ne savait ce qu’il faisait.
Hérode — si l’on lit bien les histoires —
lorsqu’à son festin il se fut gorgé de vin,
490à sa table même donna l’ordre
d’occire Jean le Baptiste tout innocent.
Sénèque dit aussi une parole sage, sûrement ;
il dit qu’il ne saurait trouver différence
entre homme ayant perdu l’esprit
et homme qui s’adonne à la boisson,
sauf que folie s’abattant sur un méchant
dure plus longtemps que l’ivrognerie.
Ô gloutonnerie, pleine de malédictions,
ô cause première de notre confusion,
500ô origine de notre damnation,

jusqu’au moment où Christ, de son sang, nous racheta !
Voyez, pour parler bref, de quel prix
fut payée cette maudite vilenie ;
corrompu fut ce monde entier par gloutonnerie.
Adam, notre père, et sa femme elle aussi.
loin du Paradis, vers le travail et la misère,
furent chassés pour ce vice, c’est chose certaine ;
car cependant qu’Adam jeûna, à ce que j’ai lu,
il fut en Paradis ; et dès lors qu’il eut
510mangé, sur l’arbre, du fruit défendu
aussitôt il fut banni dans le malheur et la souffrance.
Ô gloutonnerie ! il convient bien qu’on t’accuse !
Oh ! si l’homme savait combien de maladies
suivent les excès et les gloutonneries,
il serait plus modéré
en son régime, assis à sa table.
Hélas ! court gosier[366] et fine bouche
font qu’à l’est et à l’ouest, et au nord et au sud,
dans la terre, dans l’air et dans l’eau, des hommes peinent
520pour fournir au glouton viandes et boissons délicates !
Sur ce sujet, ô Paul, tu sais fort bien parler.
« Viandes pour le ventre, et ventre pour les viandes,
Dieu les détruira tous les deux », comme le dit saint Paul[367].
Hélas, c’est chose dégoûtante, par ma foi,
de prononcer ce mot, mais plus dégoûtant est l’acte lui-même ;
quand l’homme boit tant et de blanc et de rouge,
il fait de son gosier sa latrine
par une pareille abominable superfluité.
L’apôtre en pleurant dit fort piteusement :
530« Il en va beaucoup dont je vous ai parlé ;
je vous dis maintenant en pleurant et d’une voix pitoyable
qu’ils sont les ennemis de la croix de Christ ;
dont la fin sera la perdition, qui ont leur ventre pour dieu.
Ô ventre ! ô panse ! ô sac puant
empli de fumier et de corruption,
quel bruit empesté à chacun de tes bouts !
qu’il en coûte de labeur et d’argent pour te satisfaire !

Ces cuisiniers, voyez-les broyer et filtrer et moudre,
et changer la substance en accident[368]
540pour satisfaire à tous les appétits gloutons ;
des os durs ils extraient
la moelle, car ils ne gaspillent rien
de ce qui est doux et suave au gosier ;
d’épices, de feuilles et d’écorces et de racines
votre sauce doit être faite délicieusement
pour vous refaire un appétit tout neuf.
Mais, certes, qui poursuit pareilles délices
est mort, cependant qu’il vit en ces vices.
C’est chose lubrique que le vin et l’ivrognerie
550et pleine de querelles et de misères.
Ô ivrogne, tu as la face défigurée,
ton haleine sent l’aigre, tu es dégoûtant à embrasser,
et à travers ton nez d’ivrogne, ce semble que le son
que toujours on entend, c’est : samson, samson.
Et pourtant, Dieu le sait, Samson jamais ne but de vin.
Tu tombes comme un pourceau entravé ;
ta langue est perdue et tout souci d’honnêteté,
car l’ivrognerie est le vrai tombeau
de l’esprit de l’homme et de sa prudence.
560Qui se laisse dominer par la boisson
ne sait point garder de secret, c’est bien certain ;
or ça, gardez-vous et du blanc et du rouge,
et surtout du vin blanc de Lépé[369]
qu’on met en vente dans Fish Street ou Cheapside.
Ce vin d’Espagne se glisse subtilement
en d’autres vins poussant tout à côté[370] ;
il produit lors telles fumées
que lorsqu’un homme en a bu trois gorgées
et croit être chez soi à Cheapside,
570il est en Espagne en la ville même de Lépé,
non pas à la Rochelle, ou en la ville de Bordeaux ;
et c’est alors qu’il dira : samson, samson.

Mais, oyez, messeigneurs, un mot je vous en prie :
il est certain que les exploits glorieux
dans les victoires de l’Ancien Testament,
par la grâce du vrai Dieu qui est omnipotent,
furent accomplis en l’abstinence et la prière.
Voyez dans la Bible, c’est là que vous pourrez l’apprendre.
Voyez Attila, le grand conquérant,
580qui mourut dans son sommeil, avec honte et déshonneur,
sans fin saignant du nez en son ivresse :
un capitaine doit vivre sobrement.
Et par dessus tout considérez bien
ce qui fut ordonné à Lamuel, —
ce n’est pas Samuel, mais Lamuel que je dis, —
lisez la Bible[371] et vous verrez expressément
s’il faut donner du vin à ceux qui jugent.
Je n’en dis pas plus long car cela peut bien suffire.
Et maintenant que j’ai parlé de gloutonnerie,
590maintenant je vais vous interdire le jeu de hasard.
Le jeu, c’est le vrai père des mensonges,
des tromperies et des parjures maudits,
des blasphèmes contre le Christ, du meurtre et aussi de la perte
de bien et de temps ; et de plus
c’est une honte et un déshonneur
d’être considéré comme joueur vulgaire.
Et plus vous êtes haut placé
plus on ira vous évitant.
Que si un prince s’adonne au jeu,
600lors en tout acte de gouvernement et de politique,
d’après l’opinion commune
il perd d’autant sa réputation.
Stilbon[372], qui était sage ambassadeur,
fut envoyé à Corinthe, en très grande pompe,
de Lacédémone, pour y conclure alliance.
Et lorsqu’il arriva, il advint par fortune,
que les plus grands de ce pays
il les trouva jouant aux dés.
Ce pourquoi, aussitôt qu’il le put,

610secrètement il s’en revint dans son pays,
et dit : « Je ne veux point perdre mon nom là-bas,
ni ne veux prendre sur moi si grande honte
que de vous allier à des joueurs de dés.
Envoyez d’autres sages ambassadeurs,
Car, par ma foi, j’aimerais mieux mourir
que de vous allier à des joueurs de dés ;
car vous autres, qui avez tant de gloire et d’honneur,
ne vous allierez point à des joueurs de dés
de mon gré ou par traité dont je serais chargé. »
620Ce sage philosophe, c’est ainsi qu’il parla.
Oyez encore qu’au roi Démétrius
le roi des Parthes, à ce que dit le livre[373],
envoya par mépris une paire de dés en or,
pour ce qu’il avait joué auparavant,
ce pourquoi il considérait sa gloire et son renom
comme sans valeur et sans prix aucun.
Les seigneurs peuvent trouver d’autres sortes
de jeux assez honnêtes pour tuer la journée
    Maintenant vais-je parler des faux serments et des grands jurements,
630en dire un mot ou deux suivant les anciens livres.
Les grands jurements sont chose abominable,
et les faux serments sont encore plus condamnables.
Le Dieu puissant a défendu de jurer du tout,
témoin Mathieu ; mais en particulier
le saint Jérémie dit en parlant des serments :
« Que tes serments soient vrais et non menteurs,
et jurés avec justice et aussi avec droiture. »
Mais les jurements faits en vain sont une malédiction.
Considérez qu’en la première table
640des vénérables commandements du Très Haut,
le second commandement est comme suit :
« Ne prenez point mon nom en vain ou à tort. »
Oyez, il défend jurements de la sorte avant
l’homicide ou mainte autre chose maudite.
Cela vient bien dans l’ordre que je dis.
Ils savent bien ceux qui comprennent ces commandements
que le second commandement de Dieu est celui-là.

Et bien plus, je le dirai tout net :
le châtiment ne s’écartera pas de la maison
650de celui qui est trop outrageux dans ses jurements.
« Par le cœur précieux de Dieu, et par ses clous,
et par le sang du Christ qui est à Hailes[374],
ma chance est sept, et la tienne cinq et trois[375] ;
par les bras de Dieu, si tu triches au jeu
ce poignard te transperce le cœur. »
C’est là le fruit des deux dés de malheur :
parjure, colère, fausseté, homicide.
Or donc, pour l’amour de Christ qui mourut pour nous
quittez vos jurements, les grands et les petits.
660Mais, messires, je vais maintenant continuer mon histoire.


    Ces trois débauchés dont je parle,
bien avant que les cloches eussent sonné prime,
s’étaient assis dans une taverne pour boire ;
et comme ils étaient là ils entendirent une clochette tinter
devant un corps qu’on portait à sa tombe,
si bien que l’un d’eux se mit à appeler son valet :
« Va vite, (dit-il,) et demande sur-le-champ
quel corps passe par ici,
et vois à bien me rapporter son nom. »
670« Messire, (dit l’enfant,) il n’est mie besoin ;
on me l’a dit deux heures avant votre arrivée ici ;
c’était, pardieu, un vieux camarade à vous,
qui soudainement a été occis cette nuit ;
il était très ivre, couché de tout son long sur son banc,
quand vint un voleur furtif qu’on appelle Mort,
qui dans ce pays occit tous les gens,
qui de sa lance lui fendit le cœur en deux,
et alla son chemin sans un mot de plus.
Il en a tué mille pendant la peste,
680et, maître, avant que de venir en sa présence,
me semble qu’il serait nécessaire
de prendre bien garde à pareil adversaire :
soyez toujours prêts à le rencontrer,
c’est ce que m’a appris ma mère, je n’en dis pas plus. »

— « Par Sainte Marie, (dit le tavernier,)
cet enfant dit vrai, car il a tué cet an,
à plus d’un mille d’ici, dans un grand village,
homme, femme, enfant, manant et page.
Je crois qu’il habite par là.
690Être sur ses gardes serait grande sagesse
avant qu’il puisse faire malheur à quelqu’un. »
— « Quoi ! par les bras de Dieu, (dit notre débauché,)
est-ce un tel péril que de le rencontrer ?
je le chercherai par voie et par chemin,
j’en fais vœu par les os sacrés du Christ.
Écoutez, camarades, nous trois ne faisons qu’un ;
que chacun de nous tende la main à l’autre,
et que chacun soit un frère pour l’autre,
et nous tuerons ce traître félon de Mort.
700On le tuera, lui qui en a tant tué,
par la dignité de Dieu, et avant qu’il soit nuit. »
Et ensemble ces trois se jurèrent leur foi
de vivre et mourir l’un pour l’autre
comme s’ils étaient frères nés.
Et ils s’en furent tout ivres, dans leur colère,
et les voilà partis vers ce village
dont le tavernier avait parlé devant.
Ils juraient beaucoup d’horribles serments
et mettaient en pièces le corps béni du Christ :
710 « Ils mettront Mort à mort si seulement ils le prennent. »
Ils n’étaient pas allés tant qu’un demi-mille,
juste comme ils allaient franchir une barrière,
un homme vieil et pauvre ils rencontrèrent.
Ce vieux homme les salua bien humblement
et parla ainsi : « Or, seigneurs, Dieu vous garde ! »
Le plus hardi de ces trois débauchés
lui répartit : « Qu’est-ce ? vilain à la triste mine,
pourquoi es-tu tant enveloppé sauf la face ?
pourquoi vis-tu si longtemps en si grand âge ? »
720Ce vieil homme se mit à le regarder au visage
et dit ainsi : « C’est que je ne puis trouver
un homme, quand je marcherais jusqu’en Inde,
ni dans les cités ni dans aucun village,
qui voudrait troquer sa jeunesse contre mon âge,

et c’est pourquoi il faut bien que je garde mon âge
aussi longtemps que Dieu le voudra.
La mort même, hélas ! ne veut me prendre ma vie
je marche ainsi comme un captif sans repos,
et sur le sol qui est la porte de ma mère
730je frappe de mon bâton matin et soir,
et dis : « Chère mère, laisse moi entrer !
Vois comme je m’évanouis chair et sang et peau
Hélas, quand mes os seront-ils en repos ?
Mère, je voudrais que vous m’échangiez le coffre
qui est depuis longtemps en ma chambre[376],
oui-da ! pour un drap de haire où m’envelopper. »
Mais elle n’a pas encore voulu me faire cette grâce,
ce pour quoi ma face est toute pâle et flétrie.
Mais, messires, ce n’est point courtois à vous
740de parler à un vieil homme avec rudesse,
s’il ne vous manque en paroles ou en actions.
Dans la Sainte Écriture vous pouvez lire vous-même :
« Devant un vieillard à tête chenue
vous devez vous lever » ; aussi je vous donne ce conseil,
ne faites à un vieillard pas plus de mal maintenant
que vous ne voudriez qu’on en fît
à votre vieillesse, si vous durez jusque là ;
et Dieu soit avec vous, où que vous alliez à pied ou à cheval.
Pour moi, il faut que j’aille où je dois aller. »
750« Non pas, vieux rustre, pardieu tu n’iras pas,
(dit aussitôt l’autre joueur ;)
tu ne te partiras pas si facilement, par Saint Jean !
Tu parlais à l’instant de Mort, ce traître,
qui dans ce pays occit tous nos amis.
Je t’en baille ma foi, aussi vrai que tu es son espion,
dis où il est, ou bien il t’en cuira,
par Dieu et par le Saint Sacrement !
Car en vérité tu es d’accord avec lui
pour nous tuer tous, les jeunes gens, vieux voleur félon ! »
760« Eh ! bien, Messires, (dit l’autre,) si vous avez tel désir
de trouver Mort, tournez par ce chemin tortueux,
car dans ce petit bois je l’ai laissé, par ma foi,

sous un arbre et c’est là qu’il demeure ;
toutes vos bravades ne le feront pas se cacher.
Voyez-vous ce chêne ? c’est là même que vous le trouverez.
Dieu vous sauve qui a racheté le genre humain,
et vous amende ! » Ainsi parla ce vieil homme.
Et chacun de ces débauchés s’en courut,
jusqu’à ce qu’il arriva à cet arbre et y trouva
770en beaux florins d’or bien frappés
tout près de huit boisseaux à ce qu’il leur parut ;
alors plus ne se mirent en quête de Mort,
mais chacun d’eux fut si joyeux à cette vue,
car les florins étaient si beaux et si brillants,
qu’ils s’assirent auprès de ce précieux trésor.
Le pire des trois dit le premier mot :
« Mes frères, (dit-il,) prenez garde à ce que je dis ;
j’ai grand esprit bien que je plaisante et rie.
Ce trésor, la fortune nous l’a donné
780pour qu’en joie et liesse nous vivions notre vie,
et puisqu’il nous vint aisément le dépenserons de même.
Oh ! par la précieuse dignité de Dieu ! qui aurait pensé
aujourd’hui que nous aurions si bel heur ?
Si seulement cet or pouvait s’emporter de ce lieu
chez moi dans ma maison ou encore dans la vôtre
(car vous savez bien que c’est à nous qu’est tout cet or)
nous aurions alors grande félicité
Mais vraiment de jour on ne peut :
les gens diraient que nous sommes de fieffés voleurs,
790et pour ce trésor bien à nous ils nous pendraient.
Il faut emporter ce trésor de nuit
aussi habilement et secrètement qu’il se pourra.
Je conseille donc qu’on tire à la courte paille
entre nous trois et qu’on voie à qui écherra la paille ;
et qui l’aura, d’un cœur joyeux
courra à la ville et cela au plus tôt,
et nous apportera du vin et du pain en grand secret ;
et deux de nous garderont bien adroitement
ce trésor, et, si l’autre ne s’attarde pas,
800quand il fera nuit nous transporterons ce trésor
d’un commun accord là où nous le jugerons le meilleur. »
Un d’eux prit les pailles dans son poing

et leur dit de tirer pour voir où tombait le sort,
et il tomba sur le plus jeune d’eux tous ;
et vers la ville il partit sur-le-champ,
et, aussitôt qu’il fut parti,
le premier parla ainsi à l’autre :
« Tu sais bien que tu es mon frère juré ;
je vais te dire tout droit comment faire ton profit.
810Tu sais bien que notre camarade est parti ;
et voilà l’or, et il y en a grand planté
qui doit être réparti entre nous trois.
Mais pourtant si je pouvais faire en sorte
qu’il fût réparti entre nous deux,
ne t’aurais-je pas rendu un service d’ami ? »
L’autre répondit : « Ne sais comment cela se peut ;
il sait que l’or est avec nous deux ;
que ferons-nous, que lui dirons-nous ? »
« Sera-ce un secret ? (dit le premier coquin)
en ce cas je te dirai en peu de mots
830ce que nous ferons pour mener la chose à bien. »
« Je promets, (dit l’autre,) que certes,
sur ma foi, je ne te trahirai pas. »
« Or ça, (dit le premier,) tu sais bien que nous sommes deux
et que nous deux serons plus forts qu’un seul.
Prends garde quand il sera assis, et aussitôt
dresse toi comme si tu voulais jouer avec lui ;
et je le transpercerai de part en part
pendant que tu lutteras avec lui comme pour rire ;
830et avec ta dague pense à en faire autant ;
et alors tout cet or sera réparti,
mon cher ami, entre toi et moi ;
alors nous pourrons tous deux accomplir tous nos désirs
et jouer aux dés tout notre saoul. »
Ainsi s’accordèrent ces deux coquins
pour tuer le troisième, comme vous m’avez entendu dire.
Le plus jeune, qui s’en allait à la ville,
bien souvent en son cœur roule et retourne
la beauté de ces florins neufs et brillants.
840 « Ô Seigneur ! (disait-il,) s’il se pouvait être
que j’eusse le trésor pour moi tout seul,
il n’est homme vivant au-dessous du trône

de Dieu, qui vivrait aussi joyeux que moi ! »
Et enfin le démon, notre ennemi,
mit en sa pensée d’acheter du poison,
de quoi tuer ses deux camarades ;
car le démon le trouva en tel état de vie
qu’il eut permission de le mener à mal ;
et ainsi notre homme prit fermement la résolution
de les tuer tous deux et de ne jamais s’en repentir.
850Il va donc, ne voulant pas s’attarder,
jusqu’à la ville, chez un apothicaire,
et le pria qu’il voulût bien lui vendre
du poison pour tuer ses rats ;
et il y avait aussi un putois dans son enclos,
qui, disait-il, avait tué ses chapons,
et il aurait bien voulu se venger, s’il pouvait,
de la vermine qui lui faisait dommage la nuit.
L’apothicaire répondit : « Oui, tu auras
860telle chose que (sur mon âme que Dieu sauve !)
il n’est créature en le monde entier
qui mange ou boive de cette confiture,
ne serait-ce que la grosseur d’un grain de blé,
sans en perdre aussitôt la vie ;
oui, elle mourra, et en moins de temps
que tu ne feras un mille à pied
tant ce poison est fort et violent. »
Le maudit prit dans sa main
une botte de ce poison, et courut ensuite
870dans la rue voisine chez quelqu’un
pour lui emprunter trois grandes bouteilles ;
et, dans deux, il versa son poison,
la troisième il la garda pure pour sa propre boisson,
car, toute la nuit, il se préparait à suer
en transportant l’or loin de l’endroit.
Et quand ce débauché (Dieu lui donne male chance !)
eut empli de vin ses trois grandes bouteilles,
il retourna auprès de ses camarades.
Est-il besoin de sermonner davantage ?
880Car, tout comme ils avaient prémédité sa mort,
tout ainsi le tuèrent-ils aussitôt.
Et quand ce fut fait, l’un parla ainsi :

« Maintenant, seyons-nous, et buvons, et gaudissons-nous
et ensuite nous enterrerons son corps. »
El à ces mots il lui arriva par hasard
de prendre la bouteille où était le poison,
il but et offrit aussi à boire à son camarade,
de quoi aussitôt ils moururent tous les deux.
Mais, certes, je suppose qu’Avicennes
890ne décrivit jamais, dans un canon ni aucun fen[377],
de plus merveilleux signes d’empoisonnement
que n’en eurent ces deux misérables avant leur fin.
Ainsi finirent ces deux homicides
et pareillement le perfide empoisonneur aussi.


Ô péché maudit, plein de malédiction !
Ô traîtres homicides, ô méchanceté !
Ô gloutonnerie, luxure et jeu !
Ô toi qui blasphèmes le Christ avec vilenie
et avec de grands jurements, par habitude et par orgueil !
Ô péché maudit, plein de malédiction !
900Hélas ! genre humain, comment se peut-il
qu’envers ton créateur qui t’a façonné,
et du sang précieux de son cœur t’a racheté,
tu sois si félon et si méchant, hélas !
    Or, braves gens, Dieu vous pardonne vos fautes,
et vous garde du péché d’avarice.
Mon saint pardon peut vous guérir tous
pourvu que vous m’offriez des doubles d’or ou des esterlins,
ou encore des broches d’argent, des cuillers ou des anneaux ;
courbez la tête sous cette sainte bulle !
Venez, femmes, offrez de votre laine.
910J’inscris ici vos noms sur mon rôle tout de suite ;
à la béatitude céleste vous arriverez ;
je vous absous par mon grand pouvoir,
vous qui allez faire offrande, et vous rends aussi purs et nets
qu’à votre naissance. Et voilà, messires[378], comment je prêche ;
et Jésus-Christ, qui est le mire de nos âmes,
vous accorde ainsi de recevoir son pardon.

Car c’est le mieux, je ne veux pas vous tromper.
Mais, messires, j’oubliais un mot dans mon histoire :
920j’ai des reliques et des pardons dans mon sac,
aussi beaux qu’homme d’Angleterre,
qui me furent donnés par la main du pape.
Si quelqu’un de vous, par dévotion,
veut faire offrande et avoir mon absolution,
qu’il avance aussitôt et s’agenouille ici
et humblement reçoive mon pardon ;
ou encore prenez des pardons en route,
tout neufs et tout frais, au sortir de chaque village,
pourvu que vous offriez toujours de nouveaux et de nouveaux
930nobles d’or et des sols qui soient bons et de poids.
C’est un honneur pour tous ceux qui sont ici
que d’avoir un pardonneur autorisé
pour vous absoudre, cependant que vous chevauchez par le pays,
dans les aventures qui peuvent vous arriver :
d’aventure un ou deux peuvent tomber
de cheval et se rompre le col.
Songez quelle sécurité c’est pour vous tous
que je sois tombé dans votre compagnie,
moi qui puis vous absoudre, grands et petits,
quand votre âme quittera le corps.
940Je conseille que notre hôte que voici commence,
car il est des plus enfoncés dans le péché.
Avance, messire hôte, et fais d’abord quelque offrande,
et tu baiseras les reliques, toutes et chacune ;
oui, pour un denier, desserre vite ta bourse. »
— « Non, non, (dit l’autre,) que plutôt Christ me maudisse !
Laisse, dit-il, je n’en ferai rien, parbleu !
Tu voudrais me faire baiser tes vieilles chausses,
et me jurer que c’est une relique de saint,
fussent-elles barbouillées par ton fondement !
950Mais, par la croix qu’a trouvée Sainte Hélène,
j’aimerais mieux avoir tes couilles dans ma main
au lieu de reliques et de saintetés ;
laisse-les moi couper, je t’aiderai à les porter ;
on les enchâssera dans un étron de porc. »
Le pardonneur ne répondit pas un mot ;
il était si en colère qu’il ne voulut dire mot.

« Allons, (dit notre hôte), je ne veux plus plaisanter davantage
avec toi, ni avec aucun homme en colère. »
960Mais tout aussitôt le digne Chevalier se mit
à parler quand il vit que tout le monde riait :
« Finissons ceci, car c’en est bien assez ;
messire Pardonneur, soyez gai et de mine joyeuse,
et vous, messire hôte, qui m’êtes si cher,
je vous prie, donnez un baiser au Pardonneur ;
et, Pardonneur, je te prie, rapproche-toi,
et comme avant, rions et plaisantons. »
Aussitôt ils s’embrassèrent et la chevauchée reprit son chemin.


Ci finit le Conte du Pardonneur.


Groupe D


Conte de la Femme de Bath


Le Prologue du Conte de la Femme de Bath[379].


« Expérience, alors que nulle autorité
n’existerait au monde, suffirait bien pour que
je parle, moi, des maux qui sont en mariage.
Car, messeigneurs, depuis qu’ont sonné mes douze ans,
5grâces à Dieu de qui la vie est éternelle,
j’ai pris mari cinq fois, au porche de l’église.
Oui, messeigneurs, oui-dà, j’ai eu mes cinq maris.
Et, chacun en son rang, tous furent gens de bien.
Mais je me laissai dire, il n’y a pas longtemps,
10que puisque Christ alla une fois seulement
aux noces à Cana, ville de Galilée,
par cet exemple même il m’avait enseigné
que je ne me devais marier qu’une fois.
Écoutez donc aussi quelle verte parole
15au bord d’un puits Jésus, l’Homme-Dieu, prononça,
en réprobation de la Samaritaine :
« Tu as eu cinq maris, (dit-il à cette femme)[380],
et cet homme-là qui te possède aujourd’hui,
il n’est point ton mari ! » Ainsi dit-il sans faute.
20Ce qu’il a voulu dire par là, je ne le sais,
mais je voudrais savoir pourquoi le cinquième homme
ne fut point un mari pour la Samaritaine.
Combien en mariage pouvait-elle avoir d’hommes ?
Je n’ai encor jamais de ma vie entendu
25déterminer ce nombre.
On peut épiloguer et gloser haut et bas,
mais ce que sans mentir je sais expressément,

c’est que Dieu nous a dit : Croissez, multipliez,
Ce gentil texte-là je puis bien le comprendre.
30Et je sais bien aussi qu’il a dit que mon homme
doit laisser père et mère et m’emmener chez lui[381] ;
mais de nombre quelconque il n’a fait mention,
que ce soit bigamie ou bien octogamie.
Pourquoi faut-il qu’on vienne en dire vilenie ?
35Prenez le sage roi, Dom Salomon. Eh bien !
des femmes m’est avis qu’il en eut, lui, plus d’une[382].
Plût à Dieu qu’il me fût à moi-même loisible
de tâter du nouveau moitié aussi souvent !
Quel don de Dieu[383] il eut d’avoir toutes ces femmes !
40Un tel don nul ne l’a qui respire en ce monde.
Ce noble roi, à mon avis, Dieu sait s’il n’eut,
en la première nuit, plus d’un joyeux assaut
avec chacune d’elles, tant la vie lui fut bonne !
Béni soit Dieu que j’aie épousé cinq maris !
[Et des plus fins des cinq j’ai fort bien su vider
et la bourse d’en bas et mêmement le coffre[384].
Il n’est clerc accompli que d’écoles diverses,
et pratique diverse en maint divers ouvrage,
sans point de faute, fait l’ouvrier accompli :
de cinq maris divers je suis, moi, l’écolière[385].]
45Bienvenu le sixième le jour qu’il s’offrira !
Parbleu, je ne me veux maintenir toute chaste.
Quand mon mari aura passé hors de ce monde[386],
il faudra qu’un chrétien m’épouse incontinent,
car je suis libre alors, à ce que dit l’apôtre,
50de prendre selon Dieu le mari qu’il me plaît.
Prendre mari, dit-il, cela n’est point péché ;
mieux vaut prendre mari, pour lui, que de brûler[387].
Que n’importe après tout qu’on dise vilenie
de Lamech le maudit et de sa bigamie[388]?

55Je sais bien qu’Abraham a été un saint homme.
Et Jacob en fut un, pour autant que je sache.
Et ils ont eu pourtant chacun plus de deux femmes.
Et maint autre saint homme encore en eut plus d’une.
Quand vites-vous jamais en un âge quelconque
60les hauts décrets de Dieu défendre mariage
en mots qui soient exprès, de grâce, dites-moi ?
Et la virginité, où l’a-t-il commandée ?
Je sais tout aussi bien que vous, sans aucun doute,
ce que l’apôtre a dit touchant virginité.
65Il a dit n’avoir pas pour elle de précepte[389].
On peut bien conseiller femmes de rester vierges,
mais conseil, vous savez, n’est pas commandement
Il a laissé le point à notre jugement.
Car, dès que Dieu aurait enjoint virginité,
70par là même il aurait condamné mariage. ;
et certes, s’il n’était semé aucune graine,
virginité, alors d’où donc sortirait-elle ?
Paul, pour dire le moins, n’eût osé commander
chose sur quoi son maître n’avait point dicté d’ordre.
75Au but est mis le dard, prix de virginité[390] :
l’emporte qui pourra ! Voyons qui court le mieux.
    Mais ce précepte-là n’a point de lieu partout,
sauf où il plaît à Dieu lui prêter de sa force.
Je sais parfaitement que l’apôtre était vierge ;
80mais pourtant, quoiqu’il ait écrit et qu’il ait dit
qu’il eût voulu que tous fussent comme lui-même[391],
ce n’est tout que conseil prônant virginité,
et de me marier il m’a donné congé[392]
indulgemment : partant il n’y a point de crime
85à m’avoir, si de vie à trépas va mon homme,
sans qu’on puisse objecter que ce soit bigamie.
S’il est avantageux de ne point toucher femme[393], —

c’est, entendait l’apôtre, en son lit, en sa couche,
car d’assembler étoupe et feu c’est grand péril —
90vous savez ce que peut figurer cet exemple ;
Somme toute, il tenait virginité parfaite
plus que n’est mariage en la faiblesse humaine —
faiblesse, selon moi, c’est si mari et femme
passaient toute leur vie en gardant chasteté[394].
95Je reconnais pour moi qu’il ne me vient envie
à voir virginité exceller bigamie.
Il leur plaît d’être purs en leur corps et leur âme :
de ma condition, moi, je n’entends me vanter.
Car, comme vous savez, seigneur en sa maison
100n’a pas pour tous vaisseaux vaisseaux d’or seulement,
mais il en a de bois qui lui font bon service[395].
Dieu en plusieurs façons appelle à lui les gens
et chacun a de Dieu son don particulier[396] :
l’un ceci, cela l’autre — selon que Dieu le veut.
105    Virginité, au vrai, c’est perfection grande,
et continence aussi, avec dévotion.
Mais Jésus, de qui sourd toute perfection,
n’a jamais ordonné que chacun allât vendre
tout ce qu’il possédait et le donnât aux pauvres,
110et dès lors le suivit et marchât sur ses traces[397].
Il parlait à ceux-là qui veulent vie parfaite,
et, par votre congé, messeigneurs, je n’en suis.
Je veux, moi, consacrer la fleur de mon bel âge
aux actes et aussi aux fruits de mariage.
115De grâce, dites-moi encore à quelle fin
ont été faits les membres de génération[398].
Dites à quel propos l'on a été bâti.

Ces membres, croyez-m’en, ne sont pas pour néant,
en dépit des gloseurs qui disent haut et bas
120que, s’ils ont été faits, c’est pour purgation
d’urine et selon qui nos deux petites choses
sont là pour distinguer aussi mâle et femelle
et pour nulle autre fin. — Que non pas, dites-vous ?
Expérience sait qu’il n’en est point ainsi.
125Pour que clercs contre moi ne s’aillent courroucer,
je dirai donc qu’ils ont été faits aux deux fins,
à savoir pour office et ensuite pour aise
d’engendrure, en tels cas où l’on n’offense Dieu.
Autrement pourquoi donc marquerait-on aux livres
130qu’à sa femme mari doit acquitter son dû[399] ?
Or avec quoi mari ferait-il son paiement
s’il n’y employait pas son benoît instrument ?
Ils ont donc été faits au corps des créatures
et pour purger l’urine et à fin d’engendrure.
135    Mais je ne prétends point que chacun soit tenu,
parmi ceux-là qui ont tel harnois que j’ai dit,
d’aller en faire usage au métier d’engendrure.
De chasteté alors personne n’aurait cure.
Jésus-Christ était vierge et fait tout tel qu’un homme,
140et, depuis que le monde est monde, plus d’un saint.
Ils ont vécu pourtant en chasteté parfaite.
Je ne veux envier nulle virginité.
Que les chastes soient pain de pur grain de froment
et que nous autres femmes ne soyons que pain d’orge.
145Et pourtant de pain d’orge, à ce que nous dit Marc,
notre Seigneur Jésus restaura plus d’un homme.
Dans la condition où m’a appelée Dieu[400]
je veux persévérer, précieuse ne suis.
En épouse je veux user mon instrument
150sans le plaindre plus que Celui qui me le fit.
Si j’y fais des façons, Dieu me donne chagrin !
Et mon mari l’aura le matin et le soir,
tout dès qu’il lui plaira venir payer sa dette.
Il me faut un mari — je n’en démordrai pas —

155qui soit mon débiteur, qui soit aussi mon serf,
et qui, avec cela, ait tribulations
dans sa chair tout le temps que je serai sa femme[401].
En ma puissance j’ai, durant ma vie entière,
le corps de mon mari, dont il n’est plus le maître[402].
160C’est cela mémement que l’apôtre m’a dit.
Et il a commandé que nos maris nous aiment[403].
Cette sentence toute est très fort à mon gré. »

    Le Pardonneur alors tout soudain sursauta :
« Or ça, dame (dit-il), par Dieu et par Saint Jean,
165vous faites un prêcheur merveilleux sur ce cas.
J’étais, moi, sur le point de prendre femme : hélas !
faudra-t-il qu’à ma chair il en cuise si fort ?
Mieux me vaudrait alors remettre à prendre femme ! »
— « Attends ; mon conte encor n’est commencé (dit-elle).
170Par ma foi, tu boiras bien d’un autre tonneau[404],
devant que je m’en aille, et moins bon que cervoise,
et lorsque je t’aurai dit jusqu’au bout mon conte
de tribulations en cours de mariage,
où je me connais bien par ma vie tout entière
175— entends bien : le fléau, c’est moi qui l’ai été —
tu verras bien alors si tu veux t’abreuver
à ce même tonneau que je vais mettre en perce.
Sache-le bien avant que d’en approcher trop,
car je te citerai d’exemples plus de dix.
180Quiconque ne consent à apprendre d’autrui,
à autrui il sera un exemple lui-même[405].
Ce sont propres paroles qu’écrivit Ptolémée.
Lis en son Almageste et les y va trouver[406]. »
— « Dame, je vous en prie, si vous y consentez,
185(dit lors le Pardonneur), comme vous commençâtes,
contez nous votre conte et n’épargnez quiconque.
Montrez votre pratique à nous qui sommes jeunes. »
— « Je le veux (ce dit-elle), si cela peut vous plaire.

Mais pourtant je prierai toute la compagnie,
190si je devise ici selon ma fantaisie,
que l’on ne prenne à cœur chose que je dirai,
pour ce que mon propos n’est que de plaisanter.

« Or, messeigneurs, or donc, je conterai mon conte.
Puissé-je ne jamais boire vin ni cervoise
195si je ne vous dis vrai, les maris que j’ai eus,
comme trois furent bons, et mauvais les deux autres.
Ces trois maris étaient bons et riches et vieux :
à peine pouvaient-ils observer le statut
selon quoi ils étaient par devers moi tenus, —
200Ainsi m’assiste Dieu, je ris lorsque je pense
comme je les faisais peiner dur nuitamment,
et, par ma foi, de ce ne tenais-je nul compte.
Ils m’avaient tout donné, leur or et leur trésor ;
205plus ne m’était besoin de faire diligence
à gagner leur amour ni leur montrer égards.
Ils me chérissaient tant, par Dieu qui est là-haut,
que je ne faisais cas aucun de leur amour.
Femme sage toujours voudra se mettre en frais
210pour qu’elle soit aimée là où elle ne n’est pas.
Mais puisque dans ma main je les tenais très bien
et qu’ils m’avaient donné leur terre tout entière,
qu’avais-je à faire, moi, de songer à leur plaire,
à moins que ce ne fût pour mon profit et aise ?
215Mes maris, par ma foi, je les fis tant peiner
que mainte et mainte nuit ils chantèrent : « hélas ! »
Le bacon n’était pas pour eux, ce m’est avis,
que détiennent d’aucuns, en Essex, à Dunmow[407].
Si bien les gouvernai-je, en appliquant ma loi,
220que chacun d’eux était bien heureux et content
quand il me rapportait beaux habits de la foire.
Ils étaient bien contents d’avoir bonnes paroles,
car Dieu sait si bien fort je ne les grondais pas.
    Or écoutez comment je sus me gouverner,
225prudes femmes, ô vous qui saurez me comprendre.

Ainsi parlerez-vous et leur en ferez croire ;
car homme ne saurait aussi effrontément
que femme ni jurer ni mentir, il s’en faut[408] !
Je ne dis point cela pour qui est prude femme[409],
230sauf quand il lui advient d’être malavisée.
Prude femme qui sait ce qui est pour son bien
saura lui faire accroire que la corneille est folle[410]
et prendra à témoin sa propre chambrière
pour renfort. Mais oyez ce que je lui disais :
235    « Messire le cagnard, est-ce ainsi que tu fais ?
Dis, pourquoi la voisine est-elle ainsi parée ?
On la voit honorer en quelque lieu qu’elle aille.
Moi, je reste au logis ; je n’ai pas de bon drap.
Dis, qu’est-ce que tu vas faire chez la voisine ?
240Est-elle donc si belle ? Es-tu si amoureux ?
Que parlez-vous tout bas, grands dieux ! à la servante ?
Messire le paillard, laissez là tous vos tours.
Quand, moi, j’ai un compère ou que j’ai un ami,
en tout bien tout honneur, tu cries comme un beau diable
245si seulement je vais ou cours à sa maison !
Tu rentres au logis aussi soûl qu’une grive !
et prêches sur ton banc avec raisons mauvaises !
Tu me contes alors que c’est trop grand méchef
de prendre femme pauvre, attendu la dépense[411].
250Et si c’est femme riche ou bien de haut parage,
tu contes en ce cas que c’est trop grand tourment
de souffrir son orgueil et son humeur méchante.
Et si c’est femme belle, franc gredin que tu es,
le beau premier ribaud, dis-tu, aura la belle,
255car celle-là ne peut demeurer longtemps chaste
qui se voit assaillie de l'une et l’autre part.
    Tu contes que d’aucuns nous veulent pour richesses,
d’aucuns pour un beau corps, d’aucuns pour de beaux traits,
d’aucuns pour ce qu’on sait ou chanter ou danser,
260d’aucuns pour maintien noble et pour galants devis.

d’aucuns pour un bras rond et pour une main fine.
Ainsi donc, à ton compte, tout s’en va au malin.
Tu contes qu’on ne peut tenir mur de castel,
pour peu qu’il soit longtemps assailli de partout[412].
265    Et si c’est laideron, tu contes qu’elle va
convoiter le premier galant qu’elle verra[413]
et sautera sur lui comme fait épagneul,
tant qu’à trouver marchand laideron réussisse —
car il n’est oie si grise allant dessus l’étang
270qui, contes-tu toujours, ne rencontre son jars.
Et tu contes qu’il est bien dur de manier
chose que de son gré nul ne voudrait tenir —
ainsi vas-tu contant, butor, quand tu te couches —
et qu’homme de bon sens ne se doit marier,
275ni celui-là non plus qui veut gagner le ciel.
Que la foudre tonnante et le feu de l’éclair
te rompent ton vieux cou au cuir parcheminé !
    Tu contes que maison où tombe pluie, fumée,
femme encline à tancer, font s’ensauver les hommes
280de leur propre logis[414]. Ah, benedicite !
qui prend ce vieux mari de gronder de la sorte ?
    Tu contes que nous, femmes, savons cacher nos vices
tant qu’on rive la chaîne, puis après les montrons.
Oh ! comme voilà bien proverbe de grognon !
285    Tu contes que chevaux, bœufs, et ânes, et chiens,
on les met à l’essai à reprises diverses,
aiguières, bassins — devant qu’on les achète —
cuillers et escabeaux, et autres meubles tels,
comme aussi l’on fait pots, et linge, et vêtements.
290Mais femmes, contes-tu, on n’en fait point l’essai
qu’on ne soit marié, méchant vieux radoteur,
et alors, contes-tu, nous faisons voir nos vices.
    Et tu contes aussi que je prends du dépit
si jamais tu oublies de vanter ma beauté,

295si tu ne tiens tes yeux fichés sur mon visage
et si tu ne me dis : « Belle dame » en tous lieux ;
si tu ne fais encore une fête du jour
où je suis née, et moi vêtue de neuf et belle ;
si encore tu ne fais honneur à ma nourrice
300et à ma chambrière en mon appartement
et à tous les parents et alliés de mon père.
Ainsi vas-tu contant, vieux sac à menteries[415].
    Et encor, notre propre apprenti, Janequin,
pour ses cheveux frisés brillants autant qu’or fin
305et ce qu’il m’accompagne en guise d’écuyer,
tu as conçu de lui un injuste soupçon.
Je ne veux pas de lui, si tu crevais demain.
    Mais dis-moi donc ceci : Pourquoi cacher, que diable,
de ton coffre les clefs de peur que je n’y touche ?
310Eh, pardi, c’est mon bien tout autant que le tien.
Crois-tu que tu feras de ta femme une idiote ?
Non, non, par ce seigneur qu’on appelle Saint Jacques,
tu ne seras jamais, dusses-tu enrager,
et maître de mon corps et maître de mon bien.
315Tu t’en départiras, en dépit de tes yeux.
    De moi qu’est-il besoin t’enquérir et m’épier ?
Tu voudrais, que je crois, m’enfermer dans ton coffre !
Mais tu devrais me dire : « Femme, va où tu veux,
prends ton ébatement, je ne croirai nul conte :
320je vous sais, dame Alice, une épouse fidèle ».
Nous n’aimons pas celui qui prend soin et souci
du lieu où nous allons ; nous voulons être au large.
    Entre tous les humains il doit être béni
ce sage astrologien — voire Dom Ptolémée —
325qui dans son Almageste écrivit ce proverbe :
« Sur tous les autres hommes il s’élève en sagesse
qui ne se soucie point qui possède la terre ».
Tu dois par ce proverbe entendre ce qui suit :
Quand tu as suffisance, à quoi sert de songer
330quelle joyeuse vie peut bien mener autrui ?
    Certes, vieux radoteur, avec votre congé,
de mon bas vous aurez, la nuit, suffisamment.

Trop chiche serait-il qui ne voudrait permettra
qu’un autre à sa lanterne allumât sa chandelle[416].
335Après il n’en aura pas moins de feu, pardi.
Quiconque a suffisance il ne lui faut se plaindre.
    Et tu contes aussi que si nous nous parons
de cottes et de tels accoutrements de-prix,
c’est alors grand péril pour notre chasteté.
340Et puis, la peste ! il faut, pour renforcer ton dire,
que tu cites ces mots, empruntés à l’apôtre :
« D’habits qui soient toujours et chastes et modestes
vous vous revêtirez, ô femmes (a-t-il dit[417]) ;
point de cheveux tressés, point de gaies pierreries,
345comme perles, point d’or, point de riches atours ».
Sur ton texte, vois-tu, comme sur ta rubrique,
je prétends me régler autant que sur cela.
Tu as aussi conté que je ressemblais chatte :
car à chatte quiconque irait brûler la peau[418],
350chatte dorénavant resterait au logis ;
au contraire si chatte a peau luisante et belle,
elle ne restera demi-jour en l’hôtel,
mais elle en sera hors devant que le jour crève
pour étaler sa peau et aller au matou.
355D’où si j’ai beaux atours, messire le grognon,
je m’en irai courir pour montrer mon bureau.
    Messire le vieux sot, qui te prend d’épier ?
Quand tu prierais Argus, oui, Argus aux cent yeux[419],
de veiller sur mon corps du mieux qu’il le pourrait,
360voire, il ne me gardera qu’autant que je voudrai.
Je lui ferais la barbe à lui tout comme à toi.
    Tu as aussi conté qu’il existe trois choses,
lesquelles choses font le tourment de ce monde,
et que la quatrième on ne peut l’endurer[420].
365Cher sire le grondeur, Dieu abrège tes jours !
Tu sermonnes et dis que femme acariâtre

est comptée comme l’un de ces quatre fléaux.
Ne se trouve-t-il point d’autres similitudes
qui à tes paraboles offrent comparaisons,
370sans qu’une pauvre femme doive en faire les frais ?
    Tu compares l’amour de la femme à l’enfer,
à la terre stérile où nulle eau ne séjourne[421],
et puis tu le compares encore au feu grégeois,
lequel feu plus il brûle et plus il a désir
375de consumer tout ce qui peut être brûlé.
« Tout comme vers, dis-tu, causent la mort de l’arbre,
tout en même façon femme perd son mari[422] :
ceux-là le savent bien qui sont serfs d’une femme. »
    Et voilà, messeigneurs, comme vous l’avez-vu,
380ce que sans sourciller j’accusais mes maris
de m’avoir dégoisé sous le coup de l’ivresse ;
et c’était menterie, mais j’avais pour témoins
d’une part Janequin et d’autre part ma nièce.
Dieu ! la peine et les maux que je leur fis souffrir
385aux pauvres innocents, par les doux maux du Christ !
Car, comme fait cheval, je savais mordre et geindre.
Si j’étais en défaut, je savais bien me plaindre,
sans quoi, souventes fois, j’étais fort mal en point.
Qui premier au moulin arrive, premier doit moudre.
390Première je geignais, dont s’apaisait la noise.
Ils étaient trop heureux de s’excuser bien vite
de faute qu’en leur vie ils n’avaient point commise.
    De courir cotillons j’accusais mon mari,
quand à peine, malade, il se tenait debout.
395Cela ne laissait pas de chatouiller son cœur :
il croyait, en effet, que je l’avais si cher[423] !
Je jurais mes grands dieux que mes sorties de nuit
étaient pour épier filles qu’il caressait.
Moyennant ce prétexte, je goûtai maint déduit.
400Car tel esprit nous vient quand nous venons au monde :
tromper, pleurer, filer, sont les dons naturels
que, pour toute leur vie, Dieu a donnés aux femmes.
Et je puis sans mentir me vanter d’une chose :

je finissais en tout par avoir le dessus,
405fût-ce par ruse, ou force, ou par quelque autre biais,
comme continuel murmure ou gronderie.
C’était surtout au lit que mari pâtissait.
C’est là que je grondais et donnais peu de joie !
Je ne prétendais point rester couchée au lit,
410si je sentais son bras passer dessus mon flanc,
tant qu’il eût consenti à me payer rançon.
Alors il avait droit de faire la folie.
Et c’est pourquoi vous tous à qui je dis ce conte,
qui pourra gagner gagne, puisque tout est à vendre.
415On ne peut, les mains vides, affaiter épervier[424] :
pour gagner, j’endurais qu’il fît tout son plaisir
et savais me donner même un appétit feint ;
et pourtant pour le lard jamais je n’eus grand goût,
ce qui fit que toujours je grondai mes maris.
420Car le pape eût-il même été assis près d’eux,
je ne les aurais pas, à leur table, épargnés.
Car, soit dit sans mentir, je rendais mot pour mot.
Que Dieu omnipotent me refuse son aide
si, dussé-je aujourd’hui faire mon testament,
425je leur redois encore mot que je n’aie rendu.
Je menais tellement, par mon esprit, les choses
qu’il valait mieux pour eux de quitter la partie
ou sinon nous n’aurions jamais eu de repos.
    Car messire eût-il pris l’air d’un lion furieux
430qu’il n’eût pu davantage avoir le dernier mot.
    Et puis je lui disais : « Mon bon ami, regarde
quel aspect débonnaire a Guilquin notre agneau.
Viens ça, mon cher époux, que je baise ta joue !
Vous devez être tout patient, débonnaire,
435et avoir conscience et tendre et délicate,
vous qui tant nous prêchez de Job la patience.
Montrez-vous endurant, vous qui prêchez si bien.
Sinon soyez certain que nous vous apprendrons
qu’il fait toujours fort bon tenir sa femme en paix.
440Il faut, c’est trop certain, que l’un de nous deux plie,
et, puisqu’ainsi va-t-il qu’homme est plus raisonnable

que femme, c’est à vous qu’il sied d’être endurant.
Qui tous prend de grogner ainsi et de gémir ?
Vous voudriez avoir mon bas à vous tout seul ?
445Mais prenez le tout, là ! ayez-le tout entier.
Par Saint Pierre ! du diable ai vous ne l’aimez fort !
Eh ! si je voulais bien vendre ma belle chose[425],
je me pourrais montrer aussi fraîche que rose[426].
Mais on la gardera, sire, pour votre bec.
450Vous êtes à blâmer, pardieu, je vous dis vrai. »
    Tels étaient les propos qu’ensemble nous tenions.
Or de mon quart mari je vous veux deviser.
    Mon quart mari était coureur de guilledou,
ce qui revient à dire qu’il avait sa ribaude.
455Et j’étais jeune alors, pleine de fringuerie,
volontaire et gaillarde, et gaie autant que pie[427].
Bien savais-je danser à la petite harpe
et chanter, oui vraiment, ainsi que rossignol,
tout dès que j’avais bu un coup de vin sucré.
460Métellius[428], le vilain, le rustre, le pourceau,
qui à coups de bâton fit trépasser sa femme
pour avoir bu du vin, eusse-je été la sienne,
pour peur il ne m’eût pas fait renoncer à boire,
et je pense, après boire, aux plaisirs de Vénus.
465Car, aussi sûrement que froid engendre grêle,
qui dit friand au piot dit friand au déduit.
Chez femme qui a bu il n’est plus de défense[429] :
c’est ce que tout paillard sait par expérience.
    Mais, Seigneur Jésus-Christ, lorsque je me rappelle[430]
470le temps de ma jeunesse et ma joliveté[431],
je me sens chatouillée aux racines du cœur.
Aujourd’hui même encore mon cœur se rébaudit
de ce que, dans mon temps, j’ai joui de la vie.
Mais l’âge, hélas, qui vient pour empoisonner tout
475m’a désormais ôté et beauté et vigueur.

Or, soit ! n’y pensons plus ; le diable les emporte !
La farine s’en est allée, et voilà tout.
Il me faut désormais vendre le son au mieux.
N’empêche que je veux tâcher d’avoir bon temps.
480Je m’en vais vous conter maintenant de mon quatre.
    J’avais donc en mon cœur conçu fort grand dépit
de ce qu’avec une autre il prenait son déduit.
Mais il me le paya, par Dieu et par Saint Josse !
Oui-dà, du même bois je sus lui faire crosse[432].
485Non que, pour me venger, j’aie vilené mon corps.
Mais, certes, aux galants je faisais telles mines
que dans son propre jus je vous le faisais frire
de colère ainsi que de âne jalousie.
Sur la terre, pardi eu, je fus son purgatoire.
490Aussi ai-je l’espoir que son âme est au ciel.
Car très souventes fois, Dieu le sait, il chantait
quand fort cruellement son soulier le blessait.
Nul ne saura jamais, Dieu et lui exceptés,
comme en mille façons je le tourmentai dur.
495Il mourut — je venais lors de Jérusalem —
et il est enterré au-dessous du jubé,
encor qu’il n’ait tombeau curieusement fait
comme fut le sépulcre à cet autre, Darius,
qu’Apelle l’imagier ouvra subtilement.
500Sépulcre de grand prix pour lui c’était folie.
Qu’il soit heureux ; que Dieu donne paix à son âme.
Il est donc dans la tombe et dedans son cercueil.
    De mon cinq maintenant je m’en vais vous conter.
Dieu veuille que son âme échappe au feu d’enfer !
505Et pourtant il fut bien pour moi le plus méchant.
Mes côtes, à la file, encore s’en ressentent
et s’en ressentiront jusqu’à mon dernier jour.
Mais au lit il était si vaillant, si gaillard,
puis encore il savait si bien me cajoler,
510alors qu’il convoitait d’avoir ma belle chose[433],
que quand sur tous les os le traître m’eût battue
il aurait tout soudain reconquis mon amour.

Je crois que je l’aimais surtout parce que lui
était de son amour avare à mon endroit.
515Nous, femmes, nous avons, s’il ne vous faut mentir,
en semblable matière étrange fantaisie.
Tout cela qu’il ne nous est point aisé d’avoir,
à grands cris tout le jour nous le réclamerons ;
défendez une chose et nous la désirons ;
520talonnez-nous de près, et alors nous fuirons.
Nous faisons cent façons pour sortir nos denrées.
Grande presse au marché fait chère marchandise,
et à trop bon marché on tient denrée pour vile.
Toute femme le sait pour peu qu’elle soit fine.
525    Mon cinquième mari, Dieu bénisse son âme !
que je pris par amour et non point pour richesse,
il avait été clerc jadis à Oxenford,
avait quitté l’école et prenait pension
chez ma commère, qui habitait notre ville,
530Dieu ait son âme ! Elle avait pour nom Alison.
    Elle savait mon cœur[434] et aussi mes secrets
mieux que notre curé, ainsi m’assiste Dieu !
Pour elle je n’avais nulle chose cachée.
Car mon mari eût-il fait de l’eau contre un mur,
535ou fait chose qui dût mettre en péril sa vie,
à ma commère et à une autre prude femme,
et à ma nièce, à qui je portais grand amour,
je leur aurais conté son secret de tous points.
Et c’est ce que je fis bien souvent, Dieu le sait,
540et qui bien souvent fit monter à son visage
le rouge de la honte, et il se voulait mal
de m’avoir confié un aussi grand secret.
    Et ainsi il advint un jour, en un carême
(j’allais souventes fois visiter ma commère,
545car je ne laissais pas d’aimer à me parer
et à courir ainsi, en mars, avril et mai,
de maison en maison afin d’ouïr nouvelles),
que Janequin, le clerc, Alison ma commère,
et moi, de compagnie nous allâmes aux champs.
550Pendant tout ce carême mon mari[435] fut à Londres ;

j’en eus plus de loisir à prendre mes ébats,
à aller voir galants et à me faire voir
d’iceux, car, sans cela, comment au rais-je su
où, en quel lieu, j’irais octroyer mes faveurs ?
555C’est pour cette raison que je fis mes visites,
aux fêtes de vigile, et aux processions[436]
aux prêches mêmement et aux pèlerinages,
aux miracles joués ainsi qu’aux mariages ;
et j’avais sur le dos gaies robes d’écarlate..
560Il n’y eut ver, il n’y eut teigne, il n’y eut mite,
j’en jure sur mon âme, qui en mangea un fil :
et la raison ? C’est que robes étaient portées !
    Or m’en-vais-je vous dire ce qui lors m’arriva.
Nous étions donc allés nous promener aux champs,
565si bien qu’en vérité nous eûmes tels devis,
ce clerc et moi, qu’enfin, par fine prévoyance,
je lui parlai et dis au galant comment lui,
si je me trouvais veuve, il serait mon mari :
car certes, je le dis sans vanité aucune,
570je n’ai jamais été sans avoir pourvoyance
de mariage ou bien d’autres choses encore.
Pour moi cœur de souris ne vaut pas un poireau,
qui n’aurait qu’un pertuis pour unique refuge[437],
car, s’il vient à manquer, du coup tout est perdu.
575    Je fis accroire au clerc qu’il m’avait enchantée[438].
C’était un de ces tours que je tiens de ma mère.
De lui, toute la nuit, j’avais rêvé, lui dis-je :
il voulait me tuer, moi couchée sur le dos,
et mon lit tout entier était couvert de sang.
580Et pourtant, je l’espère, il me fera du bien :
car sang est signe d’or, à ce qu’on m’a appris.
Tout était menterie, je n’avais rien rêvé,
mais je suivais toujours les leçons de ma mère
tant en ce point ici qu’en beaucoup d’autres points.
585    Mais, messire, voyons, qu’allais-je donc vous dire ?…
Ah, ah, pardieu, je tiens le fil de mon histoire.

Lorsque mon quart mari fut mis en son cercueil,
je pleurai sans arrêt et fit mine attristée,
comme épouse le doit, puisque l’usage est tel,
590et de mon couvrechef je couvris mon visage.
Mais pour ce que j’étais pourvue d’un épouseur,
je ne pleurai que peu, et vous pouvez m’en croire.
    A l’église on porta au matin mon mari.
Les voisins étaient là qui pour lui menaient deuil,
595et parmi les deuillants Janequin notre clerc.
Ainsi m’assiste Dieu, quand je le vis marcher
derrière le cercueil, il me parut avoir
et la jambe et le pied si bien tournés et beaux
qu’au jouvenceau mon cœur tout entier fut donné.
600Il avait, que je crois, vu passer vingt hivers,
moi quarante, s’il faut vous dire vérité.
Mais j’avais toujours, moi, gardé dent de pouliche.
J’avais dents écartées et cela m’allait bien.
J’étais marquée au sceau de madame Vénus.
605Ainsi m’assiste Dieu, j’étais une luronne,
et belle et riche et jeune et de joyeuse humeur ;
et au vrai, comme me le disaient mes maris,
j’avais le plus fameux quoniam[439] qu’on pût trouver.
Car, pour certain, je suis vénérienne toute
610de sentiment, tandis que mon cœur est martien.
Vénus m’a octroyé mon feu, ma paillardise,
et Mars m’a octroyé ma hardiesse intrépide.
Mon ascendant, ce fut le Taureau, où fut Mars.
Pourquoi faut-il, hélas, qu’amour ce soit péché ?
615J’ai sans cesse suivi mon inclination,
ma constellation exerçant sa vertu.
De là vient que jamais je n’ai su refuser
ma chambre de Vénus[440] à nul bon compagnon.
Et je porte de Mars le signe sur ma face[441]
620et aussi en un autre endroit qui est caché.
Car, vrai comme j’espère avoir de Dieu salut,
je n’ai jamais aimé avec discrétion,

mais j’ai, toute ma vie, suivi mon appétit,
que l’on fût court ou long, que l’on fût noir ou blanc[442] ;
625je ne regardais pas, quand le galant m’allait,
s’il était pauvre hère ou d’un rang qui fût bas.
    Que vous dirai-je plus ? A la fin de ce mois,
ce gaillard Janequln, ce clerc si gracieux,
et moi fûmes unis en solennité grande,
630et je lui apportai tout l’avoir et la terre
qu’à moi-même, devant, on avait apportés.
Mais avant bien longtemps il m’en repentit fort.
Il ne me passait point la moindre volonté.
Pardieu, il me donna un beau jour tel soufflet,
635pour ce que de son livre j’arrachai un feuillet,
que du coup j’eus l’oreille qui resta toute sourde.
J’étais une indomptable, j’étais une lionne,
et j’avais langue prête à toujours quereller,
et ne cessai d’aller, tout ainsi que devant,
640de maison en maison, quoi qu’il en eût juré.
C’est pourquoi bien souvent mon mari sermonnait
et des gestes parlait des Romains d’autrefois[443],
comment Simplicius Gallus quitta sa femme
et de toute sa vie ne la reprit jamais,
645pource que seulement il la vit tête nue
qui, par un beau matin, regardait à sa porte.
    Il me nommait encore certain autre Romain
qui, pour ce que sa femme fut à des jeux d’été,
à son insu, l’avait, lui aussi, délaissée,
650et puis dedans sa Bible il allait me chercher
ce diable de proverbe de l’Ecclésiaste
où l’écrivain enjoint cette défense étroite :
« Mari ne laissera femme courir la rue[444] ».
Puis il disait encore ce qui suit, sans nul doute :
655« Qui bâtit en osier sa maison tout entière,
et pique son cheval aveugle en les jachères,
et permet à sa femme de courir sanctuaires,
il est digne d’orner fourches patibulaires ».

Rien n’y fit ! Je n’aurais point donné une airelle
660de tous ses beaux proverbes ni de son vieux dicton,
ni d’être corrigée par lui n’avais-je envie.
Je hais celui-là qui me reproche mes vices,
et ainsi, Dieu le sait, font d’autres gens que moi.
Et cela contre moi le mettait hors du sens.
665Je ne lui passais rien, mais rien, en aucun cas.
    Or vais-je vous conter vraiment, par Saint Thomas,
pourquoi je déchirai un feuillet de son livre,
dont il me souffleta que j’en suis restée sourde.
    Il avait certain livre où toujours, nuit et jour,
670pour son ébatement», il se plaisait à lire.
Il disait que c’était Valère[445] et Théophraste[446].
Lequel livre toujours bien fort le faisait rire.
Et puis c’était un clerc qui fut jadis à Rome,
un cardinal, lequel avait nom Saint-Jérôme,
675qui contre Jovinien avait écrit un livre.
Et dans ce livre encore se trouvaient Tertullien,
Chrysippus, Trotula[447] et aussi Héloïse,
qui non loin de Paris autrefois fut abbesse.
Puis c’était Salomon avec ses paraboles,
680L’art d’Ovide, et plusieurs autres livres encore.
Et tout cela était relié en un volume.
Et, la nuit ou le jour, il avait pour coutume,
dès qu’il avait loisir et qu’il se trouvait libre
de toute autre besogne ou affaire mondaine,
685de lire là-dedans touchant femmes méchantes.
Il savait d’elles plus de légendes et vies
qu’en la Bible il n’en est de femmes vertueuses.
Car, vous pouvez m’en croire, il est tout impossible
que clerc qui soit consente à dire bien des femmes,
690hormis seul de la vie d’une benoîte sainte ;
mais de toute autre femme jamais il n’en dira.
Qui peignit le lion, hein, dites-le-moi[448] ?

Si femmes, de par Dieu, eussent écrit histoires,
ainsi que clercs ont fait dedans leurs oratoires,
695elles eussent prêté aux hommes plus de mal
que tous les fils d’Adam n’en sauraient corriger.
Les enfants de Mercure et ceux-là de Vénus[449]
sont à se gouverner entièrement contraires.
Car il faut à Mercure et sagesse et science,
700et il faut à Vénus et orgie et dépense.
Chaque astre étant divers en disposition,
l’exaltation d’un est la chute de l’autre.
Et ainsi, Dieu le sait ! Mercure est désolé
dans les Poissons, là où Vénus est exaltée[450] ;
705et Vénus est déchue là où monte Mercure.
Aussi n’est-il de femme qui soit de clerc louée.
Clerc, quand il se fait vieux et ne peut plus rien faire
aux travaux de Vénus qui son vieux soulier vaille,
il se met à sa table et, vieil enfant, écrit
710que femmes ne sauraient être épouses fidèles.
    Mais venons au propos : comment, je te l’ai dit,
je fus jadis battue pour un livre, pardi.
Un beau soir, Janequin, qui était notre époux,
lisait donc en son livre, assis au coin du feu,
715d’Eve premièrement, dont la méchanceté
fit tomber tout le genre humain dans la misère,
ce pour quoi Jésus-Christ même fut mis à mort,
qui nous a rachetés au prix de tout son sang.
Voilà qui de la femme dit d’expresse manière
720que la femme a perdu l’humanité entière.
    Puis il me lut comment perdit sa chevelure
Samson. Dormant, sa femme au ciseau la coupa[451],
trahison par laquelle il perdit ses deux yeux.
    Puis il me lut encore, à ne vous point mentir,
725l’aventure d’Hercule et de sa Déjanire[452]
qui fut cause que lui se consuma tout vif.

    Point n’eut-il en oubli la peine et le tourment
que Socrate endura avec ses deux épouses ;
comme il reçut le pot de Xantippe à la tète.
730Le sot ne remua non plus que s’il fût mort.
Il s’essuya la tête et il n’osa mot dire
hormis : « Tant tonne-t-il qu’à la fin pluie descend ».
    Quant à Pasiphaë, qui fut reine de Crète,
dans sa méchanceté, il goûtait son histoire.
735Fi, ne me parlez pas — c’est chose repoussante —
de son horrible envie et de son goût pervers.
Celle de Clytemnestre, avec sa paillardise,
qui fit traîtreusement trépasser son époux,
fort dévotieusement il se mit à la lire.
740    Il me conta encore quelle fut la raison
pourquoi Amphiaras perdit la vie à Thèbes.
Mon mari possédait l’histoire de la dame,
Eriphile, laquelle, au prix d’un collier d’or,
alla perfidement dire aux Grecs le secret
745du lieu dont son mari avait fait sa cachette,
dont il advint grand mal à Thèbes au pauvre homme.
    De Livie conta-t-il, et de Lucilia.
Elles firent, ces deux, trépasser leur mari :
l’une agit par amour et l’autre agit par haine.
750Livie, elle, le sien, avant dans la soirée,
elle l’empoisonna, étant son ennemie.
Lucilia, paillarde, aima tant son mari
que, pour que constamment sa pensée fût à elle,
elle lui donna philtre amoureux ainsi fait
755qu’avant que le matin parût il était mort.
Et c’est ainsi toujours que deuil vient aux maris.
    Et puis il me conta comment Latumius
venait chez Arrius son compère se plaindre
de ce qu’en son jardin il poussait arbre tel
760que, à ce qu’il contait, tour à tour ses trois femmes,
ayant cœur dépiteux, étaient allées s’y pendre.
« O mon cher compagnon, repartit Arrius,
donne-moi donc un plant de cet arbre béni
et dedans mon jardin je m’en vais le planter[453]. »

765De date moins ancienne alors vinrent des femmes,
femmes qui dans leur lit tuèrent leur mari»
et puis par leur ribaud se laissèrent trousser,
cependant que le corps gisait sur le plancher ;
femmes qui ont percé la cervelle d’un clou
770à l’homme qui dormait et ainsi l’ont occis ;
femmes qui lui ont mis poison dans son breuvage.
Il disait plus de maux qu’on n’en pourrait rêver.
Et puis il connaissait proverbes plus nombreux
que ne sont ici-bas brins de gazon ni herbes.
775    « Il vaut mieux (disait-il), il vaut mieux habiter
avec un lion cruel, ou un dragon affreux,
qu’avec femme qui est de gronder coutumière[454]. »
« Il vaut mieux (disait-il), loger haut sous le toit
qu’en bas dans la maison avec femme colère[455] :
780si méchant est ce peuple et si contrariant ;
cette engeance hait toujours ce que mari approuve, u
« Femme (encor disait il), met sa vergogne bas
alors qu’elle met bas sa chemise », et aussi :
« Femme belle qui n’est aussi chaste que belle,
785c’est comme un anneau d’or au groin d’une truie[456] ».
Qui pourrait supposer, qui pourrait concevoir
la peine que j’avais au cœur et le tourment ?
    Et quand je m’avisai qu’il ne comptait finir
de lire en ce maudit livre toute la nuit,
790voilà que tout soudain j’arrache trois feuillets
du livre, tandis qu’il lisait, et que de plus
je lui donne du poing un tel coup sur la joue
qu’à l’envers dans le feu il s’en alla tomber.
Lui de bondir, ainsi que lion en furie,
795et du poing il m’assène un tel coup sur la tête
que je restai pour morte étendue sur le sol.
Et quand il me vit là qui restais sans grouiller,
il demeura stupide et s’en serait sauvé
si enfin je n’étais sortie de pâmoison :
800« Oh ! m’as-tn donc tuée, faux larron ? (lui criai-je),
et pour avoir mes biens m’as-tu ainsi occise ?

Devant mourir pourtant il faut que je te baise. »
    Et lui de s’approcher et de s’agenouiller
et de dire : « Alison, chère sœur Alison,
805Dieu m’est témoin, jamais je ne te frapperai.
De ce que j’ai fait là la faute est à toi-même.
Pardonne-le-moi donc, pardonne, je t’en prie ! »
Et moi incontinent je le frappe à la joue
et dis : « Vilain larron, d’autant suis-je vengée.
810Or veux-je trépasser, je ne puis plus parler. »
Mais pourtant l’on finit, à grand peine et tourment,
par conclure un accord, passé entre nous deux.
Il dut abandonner la bride en ma main toute.
J’eus le gouvernement du logis et des biens
815et celui de sa langue et celui de sa main,
et je lui fis brûler son livre incontinent.
Et dès le moment où je me fus assurée,
grâce à ce maître coup, souveraineté pleine,
du moment qu’il eut dit : « Ma chère et bonne femme,
820fais ce que tu voudras tant que tu auras vie ;
garde bien ton honneur et garde aussi mes biens »,
à partir de ce jour jamais on n’eut querelle.
Ainsi m’assiste Dieu, je lui fus aussi bonne
comme femme qui soit de Danemark en Inde
825et tout aussi fidèle, et lui en fit autant.
Je prie Dieu qui là haut trône en sa majesté
qu’il bénisse son âme, en sa miséricorde !
Or dirai-je mon conte, si vous voulez l’ouïr. »


S’ensuivent les propos échangés entre le Semoneur et le Frère,


Ayant ouï cela, Frère se mit à rire :
830« Oh ! oh ! dame (dit il), ainsi sois-je sauvé
comme voilà un long préambule à un conte. »
Et quand le Semoneur entend crier le frère :
« Là (dit le Semoneur), par les deux bras de Dieu !
frère toujours prétend fourrer son nez partout.
835Oui, bonnes gens, oui-dà, il faut que mouche ou frère
se fourrent dans tout plat comme dans toute affaire.
Eh ! que parles-tu donc de préambulation ?

Eh ! va l’amble, le trot, le pas[457], ou va t’asseoir ;
tu troubles nos plaisirs avec ces façons-là. »
840     — « Ah ! c’est ainsi, messire Semoneur (dit le Frère),
eh bien, ma foi, je veux, avant que je m’en aille,
conter d’un semoneur un petit conte ou deux
qui feront rire un brin tous les gens qui sont là. »
    — « Or bien-, mon Frère, or bien, que le diable t’emporte,
845(dit lors le Semoneur), et qu’il m’emporte aussi,
si je ne conte, moi, deux contes ou bien trois
de frères, devant que j’arrive à Sidingborne,
et qui feront, je crois, quelque peine à ton cœur ;
car, je le sais assez, ta patience est morte. »
850     Notre hôte s’écria : « Paix donc et tout à l’heure »,
et dit : « Laissez conter son conte à cette femme.
Vous vous gouvernez là comme gens soûls de bière.
Allez, dame, contez, et cela vaudra mieux. »
— « Messire, volontiers, tout comme il vous plaira,
855pourvu que j’aie congé de cet honnête frère. »
— « Oui-dà, dame (dit-il), contez, je vous écoute. »


Ici finit le Prologue de la Femme de Bath.


*
*   *


Le Conte de la femme de Bath[458].


Jadis, au temps de ce roi Arthur
que les Bretons célèbrent et grandement honorent,
tout ce pays était rempli de fées.
860La reine des Elfes avec sa joyeuse compagnie
dansait très souvent en maint pré vert ;

c’était l’ancienne croyance, à ce que je lis ;
je parle d’il y a bien des centaines d’années ;
mais aujourd’hui on ne peut plus voir d’Elfes du tout.
Car maintenant la grande charité et les prières
des limitours[459] et d’autres saints frères,
qui visitent toutes les terres et toutes les eaux,
et foisonnent comme poussières dans le rai du soleil,
bénissant salles, chambres, cuisines, chambres des dames,
870villes, bourgs, castels, hautes tours,
villages, granges, étables, laiteries,
ceci fait qu’il n’y a point de fées.
Car là où avait coutume d’aller un elfe,
là va maintenant le limitour lui-même
dans les après-midi et dans les matinées,
et il dit ses matines et ses saintes oraisons
tout en cheminant dans son territoire.
Les femmes peuvent aller en sécurité par toute la contrée ;
sous tous les halliers ou sous tous les arbres
880il n’y a pas d’autre incube que lui,
et il ne leur fera rien que déshonneur[460].

    Or donc il advint que ce roi Arthur
avait en sa maison un gaillard bachelier
qui un jour revenait à cheval de voler en rivière[461] ;
et il arriva que, seule et sans nulle compagnie[462]
il vit une fille marchant devant lui,
à laquelle fille, aussitôt, malgré sa résistance,
de force il ravit sa virginité ;
et pour cette violence fut faite telle clameur
890et telle plainte auprès du roi Arthur,
que ce chevalier fut condamné à mourir
suivant la loi, et eût perdu sa tête,
par aventure, telle était la règle alors,

n’était que la reine et d’autres dames encore
implorèrent si longtemps la grâce du roi
qu’il lui laissa la vie en ce lieu,
et le donna à la reine tout à sa discrétion,
pour choisir si elle le voulait sauver ou faire mourir.
La reine remercia le roi de tout son cœur,
900et après cela elle parla ainsi au chevalier,
quand elle vit son moment, un certain jour :
« Tu es toujours (dit-elle), en tel état
que tu n’es point encore assuré de ta vie.
Je t’accorde la vie sauve si tu peux me dire
quelle est la chose que les femmes désirent le plus.
Penses-y bien et garde ta nuque du fer.
Et si tu ne peux le dire à cette heure,
eh bien ! je te donnerai loisir d’aller
douze mois et un jour pour chercher et apprendre
910une réponse convenable à cette question.
Et avant que tu partes, je veux avoir caution
que tu livreras ton corps en ce lieu. »
Le chevalier fut bien affligé et soupira tristement,
mais quoi ! il ne peut faire tout comme il lui platt.
Et à la fin il choisit de partir
et de revenir sûrement à la fin de l’année,
avec la réponse que Dieu lui voudrait fournir ;
puis prend son congé et se met en route.
Il cherche par toutes maisons et tous endroits
920où il espère avoir l’heur
d’apprendre quelle chose les femmes aiment le plus ;
mais il ne réussit à aborder sur aucune côte
où il pût découvrir sur ce point
deux personnes pour s’accorder ensemble.
Les uns dirent que les femmes aiment mieux la richesse,
d’aucuns dirent l’honneur, d’aucuns dirent les plaisirs,
les uns, riches atours, les autres mener déduit au lit
et plusieurs fois se trouver veuves et se remarier.
Les uns dirent que nos cœurs sentent le plus d’aise
930quand nous nous voyons flattées et chatouillées ; —
qui dit cela touche de près la vérité, je l’avoue ;
un homme nous gagnera le mieux par la flatterie ;
c’est par les attentions et par les services

que nous sommes engeignées, grandes dames et petites. —
Et d’aucuns disent que nous aimons sur toute chose
être libres et faire tout ce qui nous plaît,
et que nul ne nous reproche nos vices,
mais qu’on dise que nous sommes sages et en rien sottes ;
car vraiment il n’y a nulle de nous toutes,
940si on nous égratigne sur la plaie,
qui ne regimbe de ce qu’on a dit vrai ;
qu’on essaie et verra bien qui le fait.
Car si vicieuses que nous soyons en dedans,
nous voulons être tenues pour sages et nettes de péché.
Et d’aucuns disent qu’il nous fait grand plaisir
d’être estimées stables, et discrètes aussi,
et fermes et constantes en une résolution prise,
et incapables de trahir un secret qu’on nous dit ;
mais cette opinion ne vaut pas seulement un manche de râteau ;
950pardieu ! nous autres femmes ne savons rien cacher ;
témoin Midas ; voulez-vous en ouïr le conte ?
Ovide, entre autres petites histoires,
a dit que Midas avait, sous ses longs cheveux,
croissant sur sa tête, deux oreilles d’âne,
lequel défaut il cachait du mieux qu’il pouvait
avec grande subtilité aux yeux de tous,
de façon que, sauf sa femme, nul autre n’en savait rien.
Il l’aimait par-dessus tout et aussi se fiait à elle ;
il la supplia qu’à âme qui vive
960elle ne dit qu’il était ainsi défiguré.
Elle lui jura que certes, fût-ce pour tout le royaume du monde,
elle ne voudrait commettre cette vilenie ou péché,
de faire porter à son mari si laide renommée ;
elle ne le voudrait dire par honte pour elle-même.
Mais pourtant il lui sembla que c’était mourir
de cacher si longtemps un secret ;
il lui sembla que cela enflait si fort autour de son cœur
que par force il lui faudrait en lâcher quelque mot ;
et, puisqu’elle ne l’osait dire à qui que ce fût,
970à un marais tout proche elle courut ;
jusqu’à ce qu’elle y fût, son cœur était en feu,
et, comme un butor tonne dans la vase,
elle coucha sa bouche en bas jusqu’à l’eau :

« Ne me trahis pas, eau, par ton bruit,
(dit-elle), je te le dis à toi et à nul autre :
mon mari a deux longues oreilles d’âne !
Voici mon cœur tout remis, maintenant que c’est sorti ;
je ne le pouvais garder plus longtemps, vraiment. »
Par ceci vous pouvez le voir, quoiqu’un temps nous résistions,
980il faut que cela sorte, nous ne pouvons cacher de secret ;
si vous voulez ouïr le reste du conte,
lisez Ovide, et là vous le pourrez apprendre[463].
Ce chevalier, qui est le sujet de mon conte,
quand il vit qu’il ne pouvait réussir,
c’est-à-dire, à savoir ce que les femmes aiment le plus,
en sa poitrine son âme fut tout affligée ;
mais il revient en son pays, il ne pouvait demeurer.
Le jour était arrivé qu’il devait s’en retourner,
et chemin faisant il lui advint de chevaucher,
990en tout ce souci, sous l’orée d’un bois,
où il vit se mouvoir en danse
vingt-quatre dames, et davantage encore ;
vers laquelle danse il se dirigea tout empressé,
dans l’espoir d’y pouvoir trouver quelque instruction.
Mais certes avant qu’il arrivât tout auprès,
cette danse s’était évanouie, il ne savait où.
Il ne vit nul être qui eût vie,
sauf que sur la prairie il vit assise une femme ;
créature plus horrible ne se peut imaginer.
1000Devant le chevalier cette vieille femme se leva
et dit : « Sire chevalier, il n’y a pas de chemin par ici.
Dites-moi ce que vous cherchez, en toute vérité.
D’aventure vous vous en trouverez fort bien ;
nous autres vieilles gens savons beaucoup de choses », dit-elle.
« Ma chère mère (dit le chevalier), certes,
je suis homme mort, si je ne peux pas dire
quelle est la chose que les femmes désirent le plus ;
si vous pouviez m’instruire, j’en payerais bien le prix. »
« Engage-moi ta foi, ici, dans ma main (dit-elle),
1010que la première chose que de toi je requerrai,
tu la feras, si elle est en ton pouvoir ;

et je vais te le dire avant qu’il soit nuit. »
« Reçois ici ma foi (dit le chevalier), je te la donne. »
« Alors (dit-elle), j’ose bien me vanter
que ta vie est sauve, car je me fais forte
sur ma vie, que la reine dira comme moi.
Voyons quelle sera la plus glorieuse d’elles toutes
qui porte sur la tête couvre-chef ou réseau,
1020qui osera contredire à ce que je vais t’apprendre ;
allons, en route sans plus de discours. »
Lors, elle lui chuchota sa leçon en l’oreille,
et lui dit de se réjouir et de n’avoir crainte.
Quand ils furent arrivés à la cour, le chevalier
dit qu’il revenait au jour fixé, comme il l’avait promis,
et sa réponse était, disait-il, prête.
Mainte noble dame et mainte fille
et mainte veuve, car celles-ci sont avisées,
la reine elle-même siégeant comme juge,
sont assemblées, pour ouïr sa réponse ;
1030et ensuite le chevalier reçut l’ordre de paraître.
A tout le monde fut commandé silence,
et le chevalier fut invité à dire en l’audience
quelle chose les femmes de ce monde aiment le mieux.
Le chevalier ne se tint pas muet comme fait une bête,
mais à la question aussitôt répondit,
d’une voix forte, si bien que toute la cour l’entendit :
« Ma dame suzeraine, partout (dit-il),
les femmes désirent avoir souveraineté
aussi bien sur leur mari que sur leur amant,
1040et d’être les maîtresses et de les dominer ;
c’est là votre plus grand plaisir, dussiez-vous me faire mourir,
faites ce que vous voudrez, je suis entre vos mains. »
En toute la cour il n’y eut ni femme ni fille
ni veuve qui contredit son dire,
mais toutes s’écrièrent qu’il était digne d’avoir la vie.
Et sur ce mot se leva la vieille femme
que le chevalier avait ue assise en la prairie :
« De grâce (dit-elle), madame ma reine souveraine,
avant que votre cour se sépare, faites moi droit.
1050J’ai enseigné cette réponse au chevalier,
pour laquelle il m’a juré sa foi là-bas,

que la première chose que je requerrais de lui
il la ferait, si elle était en son pouvoir.
Devant la cour donc, je te prie, sire chevalier,
(dit-elie), de me prendre pour femme ;
car tu sais bien que tu me dois la vie.
Si j’en ai menti, dénie-le sur ta foi. »
Le chevalier répondit : « Hélas et malheur !
Bien sais-je que telle fut ma promesse.
1060Pour l’amour de Dieu je te prie de choisir une autre
prends tout mon bien et renonce à moi. »
« Si je le fais (dit-elle), malédiction sur toi et sur moi !
Car bien que je sois vieille et laide et pauvre,
je ne voudrais pour tout le métal et tout le minerai
qui sous la terre est enfoui, ou qui gît au-dessus,
renoncer à être ta femme et aussi ton amante ! »
« Mon amante (dit-il), non, ma damnation !
Hélas ! qu’aucun de ma race
fasse jamais si hideuse mésalliance ! »
1070Mais tout fut vain ; la fin est qu’il
fut contraint : il lui fallut l’épouser ;
or prend sa vieille femme et se met au lit.
   A présent d’aucuns diraient d’aventure
que c’est par paresse que je ne prends soin
de vous dire la joie et toute l’ordonnance
de la fête qui se fit en ce jour-là.
Et à ce reproche je répondrai brièvement :
je dis qu’il n’y eut ni fête ni joie du tout ;
il n’y eut que tristesse et grande affliction ;
1080car en secret il l’épousa un matin,
et tout le jour ensuite se cacha comme un hibou,
tant il était marri, si laide était sa femme.
Grande fut la peine que le chevalier eut en son cœur,
quand avec sa femme il fut couché au lit ;
il se tourne et se roule d’un côté et de l’autre.
Sa vieille femme était couchée ne cessant de sourire,
et disait : « Cher mari, benedicite !
Tout chevalier agit-il comme vous avec sa femme ?
Est-ce la règle dans la maison du roi Arthur ?
Tous ses chevaliers sont-ils aussi dédaigneux ?
1090Je suis votre propre mie et aussi votre femme ;

je suis celle qui vous a sauvé la vie ;
et certes jamais je ne vous fis nul tort ;
pourquoi me traitez-vous ainsi cette première nuit ?
Vous agissez comme homme qui aurait perdu l’esprit.
Quelle est ma faute ? pour l’amour de Dieu, dites-le,
il y sera porté remède, si c’est en mon pouvoir. »
« Remède (dit le chevalier), hélas ! nenni !
Il n’y aura pas de remède, non jamais !
1100Tu es si hideuse et si vieille aussi,
et avec cela issue de si basse extraction,
que ce n’est pas merveille si je me tourne et me roule.
Plût à Dieu que mon cœur pût éclater ! »
« Est-ce là (dit-elle), ce qui vous agite ? »
« Oui, bien (dit-il), et ce n’est pas merveille. »
« Or ça, messire (dit-elle), je pourrais amender tout ceci,
s’il me plaît, avant qu’il fût trois jours,
pourvu qu’envers moi vous agissiez bien.
Mais pour ce que vous dites de la noblesse
1110qui vient par descendance de richesse ancienne,
et que cela fait qu’on est gentilhomme,
une telle prétention ne vaut pas seulement une poule.
Voyez qui est le plus vertueux toujours
en sa conduite publique et privée, et qui toujours s’emploie
à faire les nobles actions qu’il peut,
et celui-là regardez-le comme le meilleur gentilhomme.
Christ veut que sur lui nous fondions notre noblesse,
et non sur nos ancêtres pour leur ancienne richesse,
car bien qu’ils nous transmettent tout leur héritage,
1120ce pourquoi nous prétendons être de haut parage,
pourtant ils ne peuvent nous léguer en rien
à aucun de nous leur vie vertueuse,
qui fait qu’ils furent appelés gentilshommes,
et par laquelle nous leur succédons en leur condition.
   Bien sait le sage poète de Florence,
qui s’appelait Dante parler en ce sens ;
voici en quels vers s’exprime Dante[464] :
« Bien rarement monte jusqu’aux rameaux derniers
l’excellence humaine ; car Dieu, en sa bonté,

1130veut que sur lui nous fondions notre noblesse ; »
car de nos ancêtres nous ne pouvons rien prétendre
que biens temporels que l’homme peut endommager ou mutiler.
Chacun sait ceci tout aussi bien que moi,
que si noblesse était plantée par nature
en une certaine lignée et descendait dans ce lignage,
en leur vie publique et privée, ils ne pourraient jamais cesser
de faire beaux offices de noblesse ;
ils ne pourraient faire chose vilaine ou vicieuse.
Prends du feu et porte-le dans la maison la plus sombre
1140entre ce pays et le mont du Caucase,
et qu’on ferme les portes et qu’on s’en aille ;
pourtant le feu brûlera et flambera aussi clair
que si vingt mille hommes le pouvaient regarder ;
il fera toujours son propre office naturel,
je l’affirme sur ma vie, jusqu’à ce qu’il meure.
Par ceci vous pouvez bien voir comment la noblesse
n’est point liée à la possession
puisque les hommes ne font pas leur œuvre
toujours comme fait le feu, voyez, selon sa nature !
1150Car Dieu le sait, on peut voir bien souvent
le fils d’un seigneur faire vilaine action honteuse ;
et celui qui veut avoir la louange de sa noblesse
parce qu’il est né d’une noble maison,
et qu’il a eu des ancêtres nobles et vertueux,
et ne veut faire lui-même de nobles actions,
et imiter ses nobles ancêtres qui sont morts,
il n’est point noble, qu’il soit duc ou comte ;
car les actions mauvaises de vilain font un manant.
Car la noblesse n’est que le bon renom
1160de tes ancêtres pour leur haute vertu,
qui est chose étrangère à ta personne.
Ta noblesse provient de Dieu tout seul ;
donc notre vraie noblesse vient par la grâce,
et ne nous a été nullement léguée avec notre manoir.
Pense combien noble, comme dit Valérius[465],
fut ce grand Tullus Hostilius,
qui de pauvreté s’éleva à haute noblesse.

Lis Sénèque, et lis aussi Boêce,
là vous verrez clairement qu’il n’est point douteux
1170qu’il est noble celui qui fait des actions nobles ;
et en conséquence, cher mari, je conclus ainsi :
quand même il serait que mes ancêtres furent vilains,
pourtant le Dieu céleste peut, et c’est mon espoir,
m’accorder la grâce de vivre vertueusement.
Donc suis-je noble si je m’adonne
à vivre vertueusement et renonce au péché.
Pour le reproche que vous me faites de pauvreté,
le Dieu céleste auquel nous croyons
en pauvreté volontaire élut de passer sa vie.
1180Et certes tout homme, fille ou femme,
peut comprendre que Jésus, Dieu du ciel,
ne voulut point choisir une vie vicieuse.
La pauvreté acceptée est une chose honorable, certes ;
Sénèque[466] et d’autres clercs le disent.
Quiconque se tient pour content de sa pauvreté,
je l’estime riche, n’eût-il point de chemise.
L’homme pauvre est celui qui convoite[467],
car il voudrait avoir ce qui n’est point en son pouvoir.
Mais celui qui n’a rien et ne convoite rien
1190est riche, quand même vous ne le compteriez que pour un croquant.
La vraie pauvreté, elle chante par nature ;
Juvénal[468] dit de la pauvreté plaisamment :
« Le pauvre homme quand il va par les routes,
devant les voleurs il peut chanter et s’ébattre ».
La pauvreté c’est un bien mal gracieux et, comme je crois[469],
elle sait bien vous tirer hors du souci,
elle sait bien aussi rendre la sagesse
à celui qui la prend en patience.
Pauvreté c’est ceci, quoiqu’elle semble peineuse :
1200une possession que personne ne veut vous disputer[470]. ;
Pauvreté très souvent quand un homme est abaissé,
lui fait connaître son Dieu et se connaître soi-même.
La pauvreté est une lunette, comme il me semble,

avec laquelle il peut voir ses vrais amis.
Et c’est pourquoi, messire, puisque je ne vous fais nul mal,
ne me faites plus un reproche de ma pauvreté.
Maintenant, messire, vous me reprochez d’être vieille ;
et certes, messire, quand aucun texte
ne le dirait en aucun livre, vous, gentilshommes d’honneur,
1210dites que l'on doit rendre hommage à un vieil homme
et l’appeler père, par courtoisie ;
et je trouverais des autorités, je pense.
Or de ce que vous me dites que je suis laide et vieille,
donc ne craignez point d’être fait cocu ;
car laideur et vieillesse sur mon salut
sont de puissants gardiens de la chasteté.
Mais néanmoins puisque je sais ce qui vous plaît
je contenterai votre appétit de nature.
Choisissez donc (dit-elle), l’une de ces deux choses,
1220de m’avoir laide et vieille jusqu’à ma mort,
et d’être pour vous une femme humble et fidèle,
et ne vous déplaire jamais de toute ma vie,
ou autrement de m’avoir jeune et belle,
et courir l’aventure de la foule qui viendra
en votre maison, attirée par moi,
ou en quelqu’autre endroit, il se peut bien.
Or choisissez vous-même ce que vous préférez. »
Le chevalier délibère et soupire bien fort,
mais à la fin il s’exprima ainsi :
1230« Ma dame et ma mie et ma très chère femme,
je me remets à votre sage discrétion ;
choisissez vous-même, ce qui sera pour notre plus grand plaisir
et notre plus grand honneur à vous comme à moi ;
il ne m’importe lequel des deux,
car ce que vous déciderez me conviendra. »
« Donc j’ai obtenu d’être la maîtresse (dit-elle),
puisque je peux choisir et gouverner à mon gré.
— Oui, certes, femme (dit-il), je le tiens pour le mieux.
— Baise-moi (dit-elle), nous ne sommes plus fâchés ;
1240car, sur ma foi, je veux être pour vous l'une et l’autre,
c’est-à-dire, oui bien, et belle et bonne.
Je prie Dieu qu’il me fasse mourir folle,
si je ne suis envers vous aussi loyale et fidèle

que fut jamais femme depuis que le monde fut fait.
Et si je ne suis demain aussi belle à voir
qu’aucune dame, empérière ou reine,
qui vit entre l’orient et l’occident,
prononcez sur ma vie et sur ma mort comme vous voudrez.
Levez la courtine, voyez ce qu’il en est. »
1250Et quand le chevalier vit vraiment ceci,
qu’elle était si belle et si jeune aussi,
de joie il la prit entre ses deux bras,
le cœur tout baigné d’un bain de félicité ;
il se mit à la baiser mille fois de suite.
Et elle lui obéit en toute chose
qui pouvait lui donner agrément ou plaisir.
Et ainsi ils vivent jusqu’à la fin de leur vie,
en parfaite joie ; et Jésus-Christ nous envoie
des maris obéissants, jeunes et frais au lit,
1260et la grâce de survivre à ceux que nous épousons.
Et aussi je prie Jésus d’accourcir la vie
de ceux qui ne veulent être gouvernés par leurs femmes ;
et aux vieux courroucés chiches à la dépense,
que Dieu envoie bientôt sa male peste.


Ici finit le conte de la Femme de Bath.



Le Conte du Frère.


Le Prologue du Frère.


Le digne « limiteur », le noble frère,
faisait toujours une façon de mine renfrognée
au semoneur, mais par décence
il ne lui avait adressé jusqu’ici nul mot discourtois.
Mais à la fin il dit à la Femme:
1270 « Dame (dit-il), le ciel vous donne bonne vie !
sur mon salut ! vous avez ici touché
un point de doctrine très difficile ;
vous avez dit maintes choses excellentes, je l’affirme;
mais, madame, ici comme nous chevauchons sur la route
il ne nous sied d’avoir que de joyeux devis,
et au nom de Dieu de laisser les textes
aux prêcheurs et aux écoles des clercs aussi.
Mais, si cela plaît à cette compagnie,
je vais vous dire un joyeux conte d’un semoneur.
1280Pardieu, vous pouvez bien savoir par ce nom
que d’un semoneur on ne peut rien dire de bien;
je vous prie tous de ne rien prendre en mal.
Un semoneur est un homme qui court de ci de là,
citant les gens pour fornication,
et battu au bout de chaque village. »
Notre hôte dit alors : « Ah ! messire, vous devriez être honnête
et courtois, comme il sied à votre état ;
en cette compagnie nous ne voulons avoir de débat.
Dites votre conte et laissez le semoneur. »
1290 « Oh ! (dit le semoneur), qu’il me dise
ce qui lui plaira ; quand viendra mon tour,
par Dieu ! je le paierai jusqu’au dernier liard.
Je lui dirai quel grand honneur c’est
d’être un limiteur aux discours cajoleurs
et lui dirai ce que c’est que son emploi, croyez-m’en ! »

Notre hôte répondit : « Paix, assez là-dessus, »
et après ceci il dit au Frère,
« Allons ! dites votre conte, mon bon cher maître. »


Ici finit le Prologue du Frère.



Ici commence le conte du Frère[471]


Jadis demeurait en mon pays,
1300 un archidiacre, un noble dignitaire.
qui vaillamment faisait exécution
en châtiment de fornication,
de sorcellerie et aussi de maquerelage,
de diffamation et d’adultère,
de vols faits à l’église[472], et en matière de testaments,
de contrats et de sacrements négligés,
et aussi pour maint autre genre de crime
qu’il n’est point nécessaire de redire à cette heure,
et pour usure et pour simonie aussi.
Mais certes il punissait surtout les paillards ;
1310 il leur fallait crier bien fort, s’ils étaient pris.
Et payeurs de petites dîmes étaient rudement tancés ;
si quelque curé se plaignait d’eux,
ils ne pouvaient, eux, s’en tirer par simple peine pécuniaire.
Pour petites dîmes et pour petites offrandes
il faisait crier piteusement les gens.
Car avant que l’évêque les prît avec sa crosse,
ils étaient inscrits sut les livres de l’archidiacre.

Alors avait-il dans sa juridiction
1320 pouvoir de leur infliger correction.
Il avait un semoneur sous la main,
il n’était en Angleterre de gaillard plus subtil,
car habilement il avait ses espions,
qui l’informaient de ce qui lui pouvait profiter.
Il savait épargner un débauché ou deux
pour lui en indiquer vingt et quatre autres.
Car quand ce semoneur ici en deviendrait fou comme un lièvre[473],
je dirai sans ménagement toute sa méchanceté ;
car nous ne sommes point soumis à sa juridiction ;
1330 ils n’ont point sur nous d’autorité,
ni n’en auront jamais de toute leur vie.

« Par Saint-Pierre ! c’est tout comme les femmes des bourdeaux[474],
(dit le semoneur), qui sont aussi hors de mes attributions ! »
« Paix ! à la male heure et à la male chance,
(ainsi parla notre hôte), et laissez-lui dire son conte.
Donc contez, quand même le semoneur se récrie,
n’épargnez rien, mon bon cher maître. »

Ce déloyal voleur, ce semoneur (dit le Frère),
avait toujours en main des maquereaux aussi bien dressés
1340 que faucons d’Angleterre obéissant au leurre,
qui lui rapportaient tous les secrets qu’ils savaient,
car leur connaissance ne datait pas d’hier.
Ils étaient en cachette ses agents ;
il tirait de ceci grand profit ;
son maître ne connaissait pas toujours ses gains.
Sans citation, s’il avait affaire à un ignorant,
il s’entendait à l’appeler sous peine d’excommunication ;
et ils étaient trop contents de remplir son escarcelle,
et de le faire bien godailler aux tavernes.
1350 Et tout comme Judas avait sa petite bourse[475]
et était un voleur, voleur tout pareil était-il ;
son maître ne recevait que la moitié de son dû.

Il était, si je lui dois donner sa louange,
un voleur et aussi un semoneur et un maquereau.
Il avait aussi des filles à son service,
qui, soit que ce fût messire[476] Robert ou messire Hugues,
ou Jeannot ou Raoul, ou qui que ce pût être,
qui couchât avec elles, elles le lui disaient à l’oreille ;
ainsi la fille et lui étaient d’accord.
1360 Et il apportait une fausse citation
et l’un et l’autre les appelait devant le chapitre,
et pillait l’homme et laissait aller la fille.
Puis il disait : « Ami, je vais, pour l’amour de toi,
la faire effacer de notre livre noir ;
ne te mets plus en peine du tout de cette affaire ;
je suis ton ami en toutes choses où je te puis servir. »
Certes il connaissait plus de tours de fripon
qu’on ne pourrait en rapporter en deux ans.
Car en ce monde il n’y a chien suivant l’arc du chasseur,
1370 qui sache discerner un daim blessé d’un autre qui ne l’est pas,
mieux que ce semoneur ne reconnaissait un dissimulé paillard
ou un adultère ou un galant.
Et comme c’était le principal de son revenu,
il y employait donc toute sa diligence.
Et il advint qu’un beau jour,
ce semoneur, toujours en quête de sa proie,
allait à cheval citer une veuve, une vieille sèche comme rebec[477],
prétendant un procès car il voulait soutirer de l’argent.
Et il se trouva qu’il vit devant lui à cheval
1380 un yeoman[478] bravement paré, à l’orée d’un bois.
Il avait un arc et des traits brillants et acérés ;
il portait un court manteau vert ;
un chapeau sur la tête à franges noires.
« Messire (dit le semoneur), salut ! soyez le bien rencontré ! »

 « La bienvenue à vous (dit l’autre), et à tout bon compagnon !
Où vas-tu, chevauchant sous ce bosquet vert ?
(dit le yeoman). Vas-tu loin aujourd’hui ? »
Notre semoneur lui répondit que non :
« Ici tout près (dit-il), j’ai l’intention
1390 d’aller pour recouvrer une somme d’argent
qui appartient et revient à mon seigneur. »
« Es-tu donc un bailli[479] ? » « Oui ! » dit-il.
Il n’osa point, à cause de l’infamie et de la honte,
dire qu’il était semoneur, tant ce nom est laid.
« Depardieu ! (dit le yeoman), cher frère,
tu es bailli et moi de même.
Je suis étranger en ce pays ;
lions connaissance, je te prie,
et soyons frères aussi, si vous le voulez bien.
1400 J’ai de l’or et de l’argent dans mon coffre ;
s’il t’arrive de venir en notre province,
tout sera à toi et bien à ton service ! »
« Grand merci (dit notre semoneur), sur ma foi ! »
Frappant chacun dans la main de l’autre, ils promettent
d’être frères jurés toute leur vie.
Devisant plaisamment ils vont leur chemin.
Notre semoneur qui était aussi plein de babil
que pleins de cruauté sont les faucons laniers[480],
et toujours curieux de toutes choses :
1410 « Frère (dit-il), où donc est votre logis,
si quelqu’autre jour je vous allais voir ? »
Le yeoman lui répondit doucement :
« Frère (dit-il), bien loin au nord[481]
et j’espère bien un jour t’y voir.
Avant que nous nous séparions, je te l’indiquerai si bien,
que tu ne pourras manquer de trouver ma maison. »
« Or çà, frère (dit notre semoneur), je vous prie,
enseignez-moi pendant que nous faisons route,
puisque vous êtes bailli comme moi,
quelque tour subtil, et dites-moi en toute sincérité
1420 comment je peux le plus gagner en mon office ;

point de réserve ni par conscience ni par crainte de péché,
mais en frère dites-moi comment vous vous y prenez. »
« Or çà, sur ma foi, cher frère (dit-il),
je vais certes vous dire la vérité entière ;
mes gages sont bien maigres et bien petits.
Mon seigneur est dur pour moi et chiche,
et mon labeur est très pénible ;
aussi je vis d’extortions,
1430 car sur ma foi je prends tout ce qu’on veut bien me donner ;
n’importe comme, par dol ou par violence,
d’une année à l’autre je gagne ma subsistance.
Je ne puis mieux dire en toute franchise. »
« Ores certes (dit le semoneur), ainsi fais-je ;
je n’hésite à m’emparer, Dieu le sait,
que de ce qui est trop lourd ou trop chaud à tenir[482].
Ce que je peux prendre en secret et sans souffler mot,
je ne m’en fais cas de conscience aucun ;
n’était ce que j’extorque, je ne pourrais pas vivre,
1440 et de ces tours je ne veux point me confesser.
Je ne connais ni pitié ni conscience ;
je maudis les pères confesseurs tous tant qu’ils sont.
Notre rencontre est heureuse, par Dieu et par Saint Jacques !
Mais, très cher frère, dis-moi donc ton nom. »
Ainsi parla notre semoneur et cependant
le yeoman de sourire un petit.
« Frère (dit-il), veux-tu que je te le dise ?
Je suis un diable, mon séjour est en l’enfer.
Et je vais ici à cheval en quête de mon gain,
1450 cherchant si on me donnera quelque chose.
Mon gain est la source de tout mon revenu.
Vois ! tu chevauches avec le même désir,
pour gagner profit : il ne te chaut de quelle façon ;
et moi de même, car je chevaucherais bien en ce moment
jusqu’au bout du monde pour trouver une proie. »
« Ah ! (dit notre semoneur), benedicite, que dites-vous ?
Je pensais que vous étiez un yeoman vraiment.
Vous avez tout comme moi une forme humaine ;

avez-vous donc une figure définie
1460 dans l’enfer, où c’est votre condition de vivre ? »
« Non certes (dit-il), là nous n’en avons point ;
mais, quand nous le voulons, nous pouvons en prendre une,
ou bien vous faire croire que nous sommes faits
quelquefois comme des hommes, quelquefois comme des singes ;
ou bien sous forme d’ange je puis chevaucher ou marcher.
Il n’est merveille s’il en est ainsi ;
un jongleur pouilleux sait te tromper,
et pardieu, je sais encore plus de tours d’adresse que lui. »
« Pourquoi ! (dit notre semoneur), allez-vous donc à pied ou à cheval
1470 sous diverses formes et pas toujours la même ? »
« C’est que (dit-il), nous nous nous faisons la forme
qui est la plus propre à saisir notre proie. »
« Pourquoi donc vous donnez-vous toute cette peine ? »
« Pour bien des raisons, cher messire semoneur,
(dit le démon), mais il y a temps pour tout.
Le jour est court et il est passé prime[483],
et je n’ai rien encore gagné d’aujourd’hui.
Je veux m’appliquer à gagner, si je peux,
et non pas me mettre à révéler nos tours.
1480 Car, mon frère, ton esprit, est bien trop pauvre
pour comprendre, quand même je te les aurais dits.
Mais puisque tu demandes pourquoi nous travaillons,
c’est que parfois nous servons d’instruments à Dieu[484],
et de moyens pour exécuter ses commandements,
quand il lui plaît, sur ses créatures,
par divers arts et sous diverses figures.
Sans lui nous n’avons certes point de puissance,
s’il lui convient de s’opposer à nous.
Et parfois sur notre prière il nous laisse loisir
1490 de ne faire du mal qu’au corps et non à l’âme ;
témoin Job, que nous fîmes souffrir.
Et parfois nous avons pouvoir sur l’un et l’autre,
c’est à savoir sur l’âme comme sur le corps.
Et parfois il nous est permis d’aller tenter
un homme et de tourmenter son âme,
et non son corps, et tout est pour le mieux.

Quand il résiste à notre tentation,
il s’assure son salut ;
quoique ce n’ait pas été notre intention
1500 qu’il fût sauvé, et que nous voulions l’emporter.
Et nous sommes parfois les serviteurs de l’homme,
comme pour l’archevêque Saint Dunstan ;
et je fus aussi serviteur des apôtres. »
« Mais dites-moi (dit le semoneur), sans mentir,
vous faites-vous de nouveaux corps ainsi chaque fois
composés d’éléments ? » Le démon répondit : « Non ;
tantôt nous sommes formes vaines, et tantôt nous nous levons
en des corps morts, de très diverses façons,
et parlons aussi raisonnablement et justement et bien
1510 que Samuel parla à la pythonisse[485].
Et pourtant d’aucuns prétendent que ce n’était pas lui ;
il ne me chaut de votre théologie.
Mais je t’avertis d’une chose, je ne plaisante pas,
tu sauras en tous cas comment nous sommes formés ;
tu viendras après cette vie, mon cher frère,
là où tu n’auras pas besoin d’apprendre de moi.
Car tu seras capable par ta propre expérience
d’être lecteur en chaire et traiter ce sujet
mieux que Virgile, pendant qu’il était en vie,
1520 ou que Dante aussi ; or ça chevauchons vite.
Car je veux demeurer en ta compagnie
jusqu’au moment où tu me quitteras. »
« Non (dit notre semoneur), ceci n’arrivera pas ;
je suis yeoman[486], c’est chose connue loin à la ronde ;
je tiendrai ma parole certes en cette affaire.
Car fusses-tu le diable Satanas lui-même,
je tiendrai parole à mon frère,
comme j’ai juré, et nous avons juré l’un à l’autre
d’être frères loyaux en cette affaire ;
1530 et ensemble nous allons à notre profit.
Tu prendras ta part, quoi que l’on veuille te donner,
et moi la mienne ; ainsi nous gagnerons notre vie.
Et si l’un de nous deux a plus que n’a l’autre,
qu’il soit loyal et partage avec son frère. »

« Je le veux (dit le diable), sur ma foi ! »
Et sur ce mot ils continuent leur route.
Et tout à l’entrée du bout de la ville
à laquelle notre semoneur se proposait d’aller,
ils virent un chariot qui était chargé de foin,
1540 qu’un charretier conduisait sur le chemin.
Ce chemin était creux, aussi le chariot était arrêté.
Le charretier frappait et criait comme un forcené :
« Hue Blaireau ! hue l’Escot ! Avez-vous peur des pierres ?
Le diable (dit-il), vous emporte corps et os,
sans laisser pièce des poulains que vous fûtes,
tant et tant avec vous j’ai connu de misères !
Le diable emporte tout, et chevaux et chariot et foin ! »
Notre semoneur dit : « Ici nous allons rire » ;
et s’approcha du démon comme si de rien n’était,
1550 tout secrètement, et lui chuchota à l’oreille :
« Écoute, mon frère, écoute, sur ta foi ;
n’entends-tu pas ce que le charretier dit ?
Happe bien vite, car il t’a tout donné,
et foin et chariot et ses trois chevaux avec. »
« Nenni (dit le démon), Dieu sait que non ;
ce n’est point ce qu’il pense, sois-en bien sûr ;
demande-lui toi-même, si tu ne m’en crois point,
ou attends un peu et tu verras. »
Le charretier caresse ses chevaux sur la croupe
1560 et ils se mettent à tirer et se tendre en avant :
« Allez, maintenant ! (dit-il), Jésus-Christ vous bénisse,
et toutes ses créatures, les grandes et les moindres !
C’est bien tiré, mon bon gris, mon garçon !
Veuille Dieu te sauver et monsieur Saint Éloi[487] !
Voici mon chariot hors du bourbier, pardi ! »
« Eh ! frère (dit le démon), que te disais-je ?
Ici vous pouvez voir, mon cher frère bien-aimé,
que le gaillard parlait d’une façon, mais il pensait d’une autre.
Continuons d’aller notre chemin ;
1570 je n’ai nul droit d’attelage à percevoir ici[488]. »

Quand ils furent arrivés un peu hors de la ville,
le semoneur chuchota à son frère :
« Frère (dit-il), ici habite une vieille, sèche comme rebec[489],
qui aimerait presque mieux qu’on lui coupât le cou
que donner un sou de son bien.
J’en veux avoir douze doubles sols[490], en deviendrait-elle folle,
ou je la citerai devant notre officialité,
encore que bien sûr je ne sache point qu’elle soit en faute.
Et puisque tu ne peux pas en ce pays
1580 te procurer ta subsistance, prends ici exemple sur moi. »
Notre semoneur heurta à la porte de la veuve.
« Viens hors (dit-il), vieille sorcière !
Je gage que tu as chez toi quelque frère ou prêtre ! »
« Qui frappe (dit la veuve), benedicite !
Dieu vous garde, messire, qu’y a-t-il pour votre service ? »
« J’ai ici (dit-il), un mandat de comparution ;
sous peine d’excommunication prends soin de te trouver
demain aux genoux de l’archidiacre,
pour répondre à la cour sur certaines choses. »
1590 « Oh ! Seigneur (cria-t-elle), Jésus-Christ, roi des rois,
viens à mon aide, aussi vrai que je ne peux pas y aller.
Je suis malade et depuis bien longtemps.
Je ne puis aller si loin, à pied ni à cheval,
que je n’en meure, tant j’ai mal au côté.
Ne puis-je demander un mémoire, messire Semoneur,
et répondre là-bas par mon procureur
à telle chose que l’on veut m’imputer ? »
— « Allons (dit notre semoneur), paie-moi sur l’heure, voyons,
douze doubles sols, et je te tiendrai quitte.
1600 Je n’aurai comme profit là-dessus que peu de chose ;
mon maître a le profit et non pas moi.
Fais vite, que je m’en aille tout de suite ;
donne-moi douze gros sous, je ne peux pas m’arrêter. »
« Douze gros sous (dit-elle), que madame Sainte Marie
me sorte de peine et de péché,
aussi vrai que, quand ce serait pour acquérir le monde entier,
je n’ai pas douze gros sous en ma possession.
Vous savez bien que je suis pauvre et vieille ;

montrez-vous charitable pour moi, pauvre chétive. »
1610 « Non certes (dit-il), que le vilain diable m’emporte,
si je t’en tiens quitte, dusses-tu en mourir ! »
« Hélas ! (dit-elle), Dieu sait que je n’ai rien fait. »
« Paie-moi (dit-il), ou, par la douce Sainte Anne,
j’emporterai ta poêle neuve
pour la somme que depuis longtemps tu me dois,
du temps où tu fis ton mari cocu,
et où j’ai payé à mon officialité ton amende. »
« Tu mens (dit-elle), sur mon salut !
Je n’ai jamais été jusqu’aujourd’hui, veuve ou mariée,
1620 citée à votre cour, de toute ma vie ;
je n’ai jamais été qu’honnête de mon corps.
Au vilain diable noir horrible à regarder
je te donne toi et ma poêle avec ! »
Et quand le diable l’entendit faire cette malédiction
à genoux, il parla de cette façon :
« Or ça, Amable, ma très chère mère,
est-ce votre désir pour de bon que vous dites ? »
« Le diable (dit-elle), l’emporte tout vivant,
et poêle et tout, à moins qu’il ne se repente ! »
1630 « Non, vieille jument, ce n’est pas mon dessein,
(dit notre semoneur), de me repentir,
pour tout ce que j’ai jamais eu de toi ;
je prendrais bien ta chemise et toutes tes hardes ! »
« Or çà, frère (dit le diable), ne te courrouce pas ;
ton corps et cette poêle m’appartiennent de droit.
Ce soir même tu viendras avec moi dans l’enfer
où tu connaîtras de nos affaires secrètes
plus que n’en sait un maître en théologie. »
Et sur ce mot ce vilain diable le happe ;
1640 corps et âme avec le diable il alla
au lieu où les semoneurs ont leur patrimoine.
Et Dieu qui a fait à son image les hommes,
nous garde et nous sauve tous tant que nous sommes,
et veuille que ce semoneur ici devienne honnête !
Mes maîtres, j’aurais pu vous dire (continua le frère),
si ce semoneur ici m’en laissait le loisir,
d’après l’autorité du Christ et de Paul et de Jean,
et d’un grand nombre de nos autres docteurs,

telles peines, que vos cœurs en frissonneraient, —
1650 bien que la langue d’aucun homme ne puisse dire,
quand j’en parlerais l’espace de mille hivers,
les peines de cette maudite demeure d’enfer.
Mais pour nous préserver de ce lieu maudit
veillez bien et priez Jésus que par sa grâce
il nous protège, je l’en supplie, du tentateur Satanas.
Écoutez cette parole et soyez sur vos gardes :
le lion se tient aux embûches toujours[491]
pour tuer l’innocent, s’il le peut faire.
Disposez toujours vos cœurs à résister
1660 à l’ennemi qui voudrait nous réduire en servitude et esclavage.
Il ne pourra vous tenter au delà de vos forces[492] ;
car le Christ sera votre champion et chevalier.
Et priez que ces semoneurs se repentent
de leurs méfaits avant que le diable les emporte.

Ici finit le conte du Frère.


Le conte du Semoneur
.


Le Prologue du Semoneur[493].


  Le Semoneur se dressa haut sur ses étriers ;
il était si furieux dans son cœur contre le frère,
qu’il frémissait de colère comme la feuille du tremble.
« Messieurs (dit-il), je ne désire qu’une chose,
et je l’implore de votre courtoisie ;
1670puisque vous avez entendu ce faux frère mentir,
souffrez qu’à mon tour je dise mon conte !
Ce frère se vante qu’il connaît l’enfer,
et, Dieu le sait, ce n’est point grand merveille ;
frères et enfer ne se séparent guère.
Car, pardieu, vous avez souventefois ouï conter
qu’un frère fut ravi en enfer
certain jour par une vision, en esprit ;
et comme un ange le conduisait deçà delà,
pour lui montrer les peines qu’on y souffrait,
1680dans tout ce séjour il ne vit pas un frère ;
d’autres sortes de gens il en vit assez, dans les tourments.
Le frère s’adressa donc à l’ange en ces termes :
« Or çà (dit-il), beau sire, telle grâce est-elle départie aux frères,
qu’aucun d’eux ne vienne en ce séjour ? »
— « Oui-dà, repartit l’ange, des millions et des millions. »
Et il le conduisit jusqu’à Satan tout au fond.
« Or Satan (ajouta-t-il) a une queue
plus large que n’est la voile d’une caraque.
Sus, relève la queue, Satan (dit-il),
1690découvre ton cul, et fais voir au frère
où nichent les frères en ce séjour. »
Et devant le trou, sur une longueur de cinquante toises,
tout comme l’essaim des abeilles s’éparpille hors de la ruche,

du cul du diable s’élancèrent vingt mille frères en troupe,
et dans l’enfer s’éparpillèrent en tout sens,
puis revinrent, aussi vite qu’ils pouvaient aller,
et dans le cul chacun rentra en rampant.
Le diable rabattit sa queue et se tint tout coi.
1700Quand le frère eut considéré tout son soûl
les supplices de ce cruel séjour,
Dieu, dans sa grâce, ramena son esprit
dans son corps et il s’éveilla ;
mais pourtant il en tremblait encore de peur,
tant lui restait toujours en pensée le cul du diable
qui est son héritage par vraie nature.
Dieu vous sauve tous, sauf ce maudit frère !
Je finirai mon prologue de cette manière. »


Ici finit le Prologue du conte du Semoneur.


*
*   *


Le Conte du Semoneur[494]


Messires, il est dans le comté d’York, si je ne m’abuse,
1710un pays marécageux qui s’appelle Holderness.
Certain « limitour[495] » le parcourait dans tous les sens
pour y prêcher, et aussi pour y mendier, sans aucun doute.
Or il advint qu’un jour ce frère
avait prêché dans une église à sa manière,
et spécialement, par-dessus toute chose,
excité dans son sermon les fidèles
à faire dire des trentains[496] et à donner, pour l’amour de Dieu,
de quoi bâtir de saintes maisons,
où le service divin soit honoré,
1710non où l’argent est gaspillé et dévoré,

ni là où point n’est besoin de donner,
comme aux bénéficiers, lesquels peuvent vivre,
Dieu merci ! dans la richesse et l’abondance.
« Les trentains, (disait il), délivrent des peines
l’âme de nos amis, aussi bien vieux que jeunes ;
oui bien, mais il faut qu’ils soient chantés sans retard[497],
et non destinés à tenir quelque curé en joie et en gaieté,
lequel ne chante qu’une messe par jour.
« Oh ! délivrez, (poursuivit-il), vivement les Ames ;
1730il leur est bien dur d’être déchirées avec des crocs et des fers pointus,
ou de brûler et de cuire ;
donc hâtez-vous promptement, pour l’amour du Christ. »
Et quand le frère eut dit tout ce qu’il voulait,
sur un qui cum patre il se disposa à se mettre en route.
  Dès que les gens qui étaient dans l’église lui eurent fait leur offrande,
il reprit son chemin, sans vouloir s’arrêter davantage,
avec sa besace et son bâton ferré, retroussant haut sa robe.
Dans toutes les maisons son regard fouille et furette,
il demande de la farine, du fromage ou bien du blé.
1740Un compère le suit portant un bâton à bout de corne,
une paire de tablettes d’ivoire
et un poinçon soigneusement poli,
et, debout, il inscrit, — sans faute, — les noms
de tous ceux qui lui donnent quelque chose,
quasiment comme s’il se proposait de prier pour eux.
« Donnez-nous un boisseau de froment, de drèche ou de seigle,
une galette du bon Dieu ou un petit morceau de fromage,
ou bien ce que vous voudrez, nous n’avons pas à choisir,
un petit sou du bon Dieu on un gros sou pour dire une messe,
1750ou donnez-nous de votre pâté de cochon, si vous en avez ;
un morceau de votre couverture, bonne dame, —
allons, ma chère sœur, j’inscris votre nom :
lard ou bœuf, ou toute autre chose que vous trouverez. »
Un vigoureux valet marche toujours derrière eux ;
c’est le serviteur de leur hôte[498] ; il porte un sac

et ce qu’on lui donne, il le jette sur son dos.
Et dès qu’ils ont repassé le seuil d’une maison,
le frère efface aussitôt tous les noms
qu’il venait d’inscrire sur ses tablettes :
1760il ne sert aux gens que nasillements et fables.

« Nenni, ici tu mens, Semoneur, » dit le Frère.
— « Paix ! (dit notre hôte), par la sainte mère de Dieu !
Continue ton conte et n’épargne rien. »
— « Sur mon salut ! (reprit le Semoneur), ainsi ferai-je. »

Après être allé longtemps ainsi de maison en maison,
il atteignit enfin une demeure où il avait coutume
de se rafraîchir plus qu’en cent endroits.
Le maître du logis était malade
et au lit, étendu sur une couche basse.
1770« Deux hic[499] (dit-il), Thomas, mon ami, bonjour !
(fit le frère d’un ton courtois et doux).
Thomas ! (dit-il), Dieu vous guérisse ! Bien souvent
j’ai passé de bien bons moments sur ce banc-ci,
et j’ai ici mangé plus d’un joyeux repas. »
Ce disant il chassa le chat du banc,
déposa son bâton et son chapeau,
ainsi que sa besace, et s’assit tout doucement.
Son compère s’en était allé à la ville
avec le valet, dans l’hôtellerie
1780où lui-même se proposait de coucher cette nuit.
  « O mon cher maître ! (répondit le malade),
comment allez-vous depuis le commencement de mars ?
Voilà quinze jours ou plus que je ne vous ai vu. »
« Dieu sait, (reprit le frère), que j’ai durement travaillé ;
et j’ai spécialement pour ton salut
dit mainte et mainte précieuse oraison,
et aussi pour nos autres amis, Dieu les bénisse !
J’ai été aujourd’hui dans votre église pour la messe
et fait un sermon selon mon simple esprit,
1790et qui n’est pas tout entier dans le texte des Saintes Écritures ;
car ce texte est pour vous difficile, je suppose,

aussi veux-je vous apprendre toute la glose.
La glose est chose glorieuse assurément,
car la lettre tue, comme nous disons, nous autres clercs.
Là j’ai enseigné aux fidèles à être charitables
et à dépenser leurs biens où il convient,
et là je vis la dame de céans ; mais où est-elle ?
— « Je crois qu’elle est par là, dans la cour,
(dit l’homme) ; elle ne va pas tarder à venir. »
1800— « Eh ! maître ! soyez le bienvenu, par Saint Jean !
(dit la femme), allez-vous comme vous voulez ? »
Le frère se lève très courtoisement
et la serre étroitement dans ses bras,
et lui donne un tendre baiser et lui dit en pépiant des lèvres
comme un moineau : « Madame, tout à fait bien,
en homme qui est votre serviteur de toute manière.
Dieu soit loué, qui vous donna l’âme et la vie !
de tout le jour je n’ai vu si jolie femme
dans toute l’église, aussi vrai que j’espère faire mon salut. »
110« Mon Dieu ! (repartit-elle), le Seigneur corrige nos défauts !
de toute façon vous êtes le bienvenu, par ma foi ! »
— « Grand merci, madame, je m’en suis toujours aperçu.
Mais dans votre grande bonté, avec votre permission,
je vous prierais de ne pas vous en contrarier,
si je désire parler un petit moment avec Thomas.
Les curés sont bien négligents et bien lents
à tâter délicatement une conscience.
À confesser, à prêcher je mets mon zèle,
et à bien étudier les paroles de Saint Pierre et de Saint Paul.
1820Je vais pêchant des âmes chrétiennes,
pour rendre à Jésus-Christ son propre bien ;
répandre sa parole est tout mon désir. »
« Eh bien ! avec votre permission, cher monsieur, (dit-elle),
grondez-le bien, par la Sainte Trinité !
Il est coléreux comme une fourmi pisseuse,
quoiqu’il ait tout ce qu’il peut désirer.
J’ai beau le couvrir la nuit et lui tenir chaud,
et poser sur lui ma jambe ou mon bras,
il grogne comme notre verrat, qui est couché dans l'étable.
1830D’autre déduit, je n’en puis attendre de lui ;
je n’arrive à lui plaire en aucun cas. »

— O Thomas! Je vous dis[500], Thomas ! Thomas !
C’est là l’œuvre du démon, c’est chose qu’il faut amender.
La colère est un vice que le Dieu du ciel défend,
et à ce sujet je veux dire un mot ou deux :
— « Voyons, maître » (dit la femme), avant que je ne parte,
que voulez-vous pour dîner ? je vais m’en occuper. »
— « Mon Dieu ! notre dame, (répondit-il), je vous dis, sans doute[501],
quand je n’aurais que le foie d’un chapon,
1840et qu’une petite tranche de votre pain tendre,
et après cela la tête d’un petit cochon rôti
(mais je ne voudrais à aucun prix qu’on tuât une bête pour moi),
alors j’aurais chez vous l’humble nourriture qui me suffit.
Je suis un homme qui a besoin de peu pour se soutenir.
Mon esprit a son aliment dans la Bible.
Le corps est en tout temps si préparé et tant se peine
à veiller, que mon estomac est détruit.
Je vous en prie, madame, ne soyez pas fâchée
que je vous ouvre si amicalement mes secrets ;
1850Dieu sait que je ne les voudrais dire qu’à bien peu. »
— « Encore un mot, monsieur, (dit-elle), avant que je m’en aille ;
mon enfant est mort, il y a moins de deux semaines,
peu après votre départ de notre village. »
— « J’ai vu sa mort par révélation,
dit le frère, au couvent, dans notre dortoir.
J’ose dire que, moins d’une demi-heure
après sa mort, je l’ai vu ravi dans la félicité
en ma vision, Dieu me pardonne !
De même l’ont vu notre sacristain et notre infirmier,
1860qui sont depuis cinquante ans de bons et fidèles frères ;
ils peuvent maintenant, Dieu soit loué de ses dons !
fêter leur jubilé et aller seuls[502].
Alors je me levai, et tout notre couvent aussi,
bien des larmes coulant le long de mes joues,
sans bruit ni fracas de cloches. ;
nous chantâmes le Te Deum et rien autre,
sauf que je fis à Jésus-Christ une oraison,

lui rendant grâce de sa révélation.
Car, messire, et yod», madame, croyez-moi bien,
1870nos oraisons sont plus efficaces,
et nous voyons plus des choses secrètes du Christ
que les laïques, quand ce seraient des rois.
Nous vivons dans la pauvreté et dans l’abstinence,
et les laïques dans la richesse et la dépense
du manger et du boire, et dans leurs impures voluptés.
Nous avons en haine tous les plaisirs de ce monde.
Lazare et le Mauvais Riche[503] vécurent différemment,
aussi eurent-ils récompenses différentes.
Quiconque veut prier, il lui faut jeûner et être pur,
1880et engraisser son âme et amaigrir son corps.
Nous vivons comme le veut l’Apôtre ; vêtement et nourriture
nous suffisent, quand même ils ne seraient pas très bons.
C’est la pureté et le jeûne de nous autres frères
qui fait que le Christ accepte nos prières.
  Voyez, Moïse[504] jeûna quarante jours et quarante nuits,
avant que le grand Dieu tout-puissant
lui parlât sur la montagne de Sinaï.
C’est le ventre vide, à jeun depuis maint jour,
qu’il reçut la loi écrite
1890par le doigt du Seigneur, et Élie[505], vous le savez bien,
sur le mont Horeb, avant qu’il eût entretien
avec le Très-Haut, qui est le médecin de nos âmes,
resta longtemps dans le jeûne et la contemplation.
  Aaron[506] qui eut le temple sous ses lois,
et de même chacun des autres prêtres,
quand ils devaient aller dans le temple
prier pour le peuple, et célébrer le service divin,
ils refusaient de boire toute espèce
de boisson qui pût les enivrer ;
1900ils priaient et veillaient dans l’abstinence,
de peur d’être frappés de mort. Prenez bien garde à ce que je dis :
si ceux qui prient pour le peuple ne sont pas sobres, —
faites attention à ce que je dis ; — mais assez, cela suffit !

Notre Seigneur Jésus, comme le dit la Sainte Écriture,
nous a donné l’exemple du jeûne et de la prière.
C'est pourquoi, nous autres, mendiants, nous simples frères,
nous sommes mariés à la pauvreté et à la continence,
à la charité, à l’humilité et à l’abstinence,
à la persécution pour la vertu,
1910aux pleurs, à la miséricorde et à la pureté.
Et c’est pourquoi vous pouvez voir que nos prières, —
je parle de nous, les mendiants, de nous, les frères, —
sont plus agréables au Très Haut
que les vôtres, avec les festins où vous vous attablez.
C’est pour sa gloutonnerie, à ne pas mentir,
que l’homme fut d’abord chassé du Paradis,
et qu’il fut chassé du Paradis, c’est certain.
    Mais écoute bien, Thomas, ce que je vais dire.
Je n’ai pas de texte pour cela, je crois,
1920mais je le trouverai bien dans quelque glose :
c’est spécialement des frères qu’a parlé
notre doux Seigneur Jésus, quand il a dit :
« Heureux les pauvres d’esprit »,
et ainsi de suite ; vous pouvez voir tout l’Évangile ;
ceux de notre profession ne lui sont-ils pas plus conformes
que ceux qui nagent dans l’abondance ?
Fi de leur pompe et de leur gloutonnerie,
et pour leur débauche, je les honnis.
    Ils me paraissent ressembler à Jovinien[507],
1930gros comme une baleine et marchant comme un canard[508] ;
aussi plein de vin que la bouteille dans la dépense.
Leur prière est vraiment pleine de grand respect ;
quand ils disent pour les âmes le psaume de David,
écoutez : « Beu ! (disent-ils), cor meum eructavit[509] ».
Qui suit l’Évangile du Christ et sa voie,
si ce n’est nous qui sommes humbles, chastes et pauvres,
artisans du verbe de Dieu, et non des trésoriers ?
C’est pourquoi, tout comme le faucon d’un vif essor
s’élance dans l’air, tout de même les prières

1940des frères actifs si charitables et chastes
prennent leur essor vers les deux oreilles de Dieu.
Thomas ! Thomas ! je veux perdre bras et jambes,
et j’atteste le seigneur qui s’appelle Saint Yves,
si tu n’étais pas notre frère, rien n’irait bien pour toi !
Dans notre chapitre nous prions nuit et jour
le Christ de t’envoyer santé et force,
afin que tu puisses vite reprendre l’usage de ton corps. »
    « Dieu sait, (répliqua l’autre), que je n’en ressens rien ;
le Christ m’ôte son aide, si, en quelques années,
1950je n’ai point dépensé, près de diverses espèces de frères,
mainte et mainte livre ! pourtant je ne m’en porte pas mieux.
Vraiment j’y ai employé presque tout mon bien.
Adieu, mon or ! car il est tout parti ! »
Le frère repartit : « O Thomas ! est-ce possible ?
qu’avez-vous besoin de chercher diverses confréries ?
Quel besoin a celui qui possède un médecin parfait
de chercher d’autres médecins dans la ville ?
Votre inconstance fait votre ruine.
Nous tenez-vous donc, moi ou notre couvent,
1960insuffisants pour prier pour vous ?
Thomas, cette plaisanterie-là ne vaut pas un liard ;
votre maladie vient de ce que nous avons trop peu.
« Ah ! donnez à ce couvent-ci un demi-quart d’avoine 1 »
« Ah ! donnez à ce couvent-là vingt-quatre deniers. »
« Ah ! donnez à ce frère un gros sou et qu’il s’en aille ! »
Non, non, Thomas ! les choses ne peuvent se passer ainsi.
Qu’est-ce qu’un liard partagé en douze ?
Songez-y ; toute chose qui ne fait qu’un en soi
est plus forte que si elle est éparpillée.
1970Thomas, je ne te flatterai pas, moi :
tu voudrais avoir notre labeur pour rien.
Le Très-Haut, qui a créé tout l’univers,
dit que l’ouvrier a droit à son salaire.
Thomas ! je ne désire rien de votre trésor
pour moi-même ; mais c’est que notre couvent
est toujours si zélé à prier pour vous
et à bâtir la véritable église de Jésus-Christ.
Thomas ! si vous voulez apprendre à faire de bonnes œuvres,
vous trouverez s’il est bon de bâtir

1980des églises, dans la vie de saint Thomas de L’Inde[510].
Vous êtes là couché, plein de colère et d’ire,
dont le diable a enflammé votre cœur,
et vous grondez cette pauvre innocente,
votre femme, qui est si patiente et si douce.
Et c’est pourquoi, Thomas, crois-moi, s’il te plaît,
ne te dispute pas avec ta femme, dans ton intérêt ;
et, sur ta foi ! emporte ce mot-ci :
écoute ce que dit le sage touchant ce sujet :
« Ne sois pas un lion dans ta propre maison ;
1990n’opprime pas tes sujets ;
ne mets pas tes amis en fuite. »
Et Thomas, je te le recommande de nouveau,
garde-toi de l’ennemi qui dort dans ton sein ;
garde-toi du serpent qui rampe si perfidement
sous l’herbe et pique si subtilement.
Prends garde[511], mon fils, et écoute avec patience,
que vingt mille hommes ont perdu la vie
pour s’être disputés avec leurs concubines et leurs femmes.
Or, puisque vous avez une si sainte et si douce femme,
2000qu’avez-vous besoin, Thomas, d’entrer en dispute ?
Il n’est assurément nul serpent aussi cruel,
quand on lui marche sur la queue, ni moitié aussi féroce,
que la femme quand la colère la saisit ;
la vengeance est alors tout ce qu’elles désirent.
La colère est un péché, un des plus grands des sept,
abominable devant le Dieu du ciel,
et mène l’homme à sa destruction.
Le premier vicaire ou curé venu, tout ignorant qu’il soit,
peut vous dire que la colère engendre l’homicide.
2010La colère est, en vérité, l’exécutrice de l’orgueil.
Je pourrais rapporter sur la colère tant de douloureuses choses
que mon récit durerait jusqu’à demain.
Et c’est pourquoi je prie Dieu jour et nuit,
qu’à l’homme colérique Dieu donne petite puissance !
C’est grand mal, certes, et grande pitié

de placer un homme colérique en haut rang.
Il y eut jadis un podestat colérique,
nous dit Sénèque[512], durant la magistrature duquel
deux chevaliers partirent un jour pour une chevauchée,
2020et la fortune voulut
qu’un seul rentrât au logis, et l’autre pas.
Aussitôt le chevalier est amené devant le juge
qui lui dit : « Tu as tué ton compagnon,
et pour ce je te condamne à mort, sans rémission. »
Et il donne à un autre chevalier l’ordre suivant :
« Conduis-le à la mort, je te l’enjoins ».
Or il arriva que, comme ils étaient en route
pour le lieu où le condamné devait mourir,
le chevalier revint, que l’on croyait mort.
2030On se dit donc que le mieux à faire
était de les ramener tous deux devant le juge.
« Seigneur, (lui dit-on), le chevalier n’a pas tué
son compagnon : le voici devant vous tout vivant. »
« Vous allez mourir, (dit notre homme), sur ma vie !
je veux dire, l’un et l’autre, et tous les trois ! »
Et il s’adressa au premier en ces termes :
« Je t’ai condamné, il faut que tu meures de toute façon.
Et toi aussi[513] tu dois nécessairement perdre ta tête,
car tu es cause que ton compagnon meurt. »
2040Et au troisième chevalier il dit ces mots :
« Tu n’as pas fait ce que je t’ai ordonné. »
Et ainsi il les fît mettre à mort tous les trois.
    Le colérique Cambyse[514] était de plus ivrogne
et il mettait tout son plaisir à être barbare.
Or il advint qu’un seigneur de sa suite
qui aimait à moraliser vertueusement
lui parla un jour qu’ils étaient entre eux en ces termes :
« Un seigneur est perdu s’il a des vices,
et l’ivrognerie est une honteuse renommée
2050pour tout homme, et spécialement pour un seigneur.
Il y a bien des yeux et bien des oreilles

qui surveillent un seigneur, sans qu’il en sache rien.
Pour l’amour de Dieu, buvez plus modérément ;
le vin fait perdre misérablement à l’homme
son esprit, et de plus chacun de ses membres. »
« Tu vas voir le contraire sans tarder, (repartit Cambyse) ;
et tu feras la preuve, par ta propre expérience,
que le vin ne fait pas si grand mal aux gens.
Il n’y a pas de vin qui me prive de ma force •
2060de main ni de pied, ni de mon coup d’œil. »
Et de rage, il se mit à boire cent fois plus
qu’il n’avait fait auparavant ;
et sur-le-champ, ce maudit scélérat colérique
fit amener devant lui le fils du chevalier
et lui ordonna de se tenir debout en face de lui.
Et soudain il prit dans sa main son arc,
et tira la corde jusqu’à son oreille
et d’une flèche tua l’enfant sur place :
« Eh bien ! ai-je la main assurée ou non ?
2070(demanda-t-il), ai-je perdu toute ma force et tout mon esprit ?
le vin m’a-t-il privé de mon coup d’œil ? »
A quoi bon rapporter la réponse du chevalier ?
Son fils était tué, il n’y a plus rien à dire.
Prenez donc garde à la façon dont vous jouez avec les seigneurs.
Chantez Placebo[515] et pour ma part je ferai de même si je puis,
sauf s’il s’agit d’un pauvre homme.
A un pauvre homme on doit dire ses vices,
mais non à un seigneur, dût-il aller en enfer.
    Vois comment le colérique Cyrus[516], ce roi persien,
2080détruisit la rivière de Gysen[517],
à cause qu’un sien cheval s’y était noyé,
lorsqu’il allait conquérir Babylone.
Il rendit la rivière si petite
que les femmes la pouvaient traverser à gué.
Oyez ! que dit-il celui[518] qui enseigne si bien ?
« Ne fais pas ton ami d’un homme colérique ;

ne fais pas route avec un fou
de peur de t’en repentir » ; il n’y a rien de plus à dire.
Or ça, Thomas, mon cher frère, laisse là ta colère ;
2090tu me trouveras aussi juste qu’une équerre.
Ne tiens pas toujours le couteau du diable contre ton cœur ;
ta colère te fait trop cruellement souffrir ;
confesse-toi plutôt à moi de tout !
— « Non pas, (reprit le malade), par saint Simon !
je me suis confessé aujourd’hui même à mon curé ;
je lui ai conté tout l’état de mon âme ;
il n’est plus besoin d’en parler, (dit-il),
à moins que je ne veuille le faire par humilité. »
— « Alors donne-moi de ton or pour bâtir notre cloître,
2100(dit le frère), car tandis que les autres hommes vivaient à l’aise,
nous avons eu pour toute nourriture mainte moule et mainte huître,
tant nous épargnons pour élever notre cloître.
Et pourtant, Dieu le sait ! c’est à peine si les fondations
sont achevées, et il n’y a pas encore un seul carreau
pour le pavage de nos cellules.
Par Dieu, nous devons quarante livres pour pierres de taille 1
Aide-nous donc, Thomas, au nom de Celui qui dépouilla l’enfer 1
autrement il nous faudra vendre nos livres,
et si notre prédication vous manque,
2110alors le monde ira tout à la destruction.
Car quiconque nous enlèverait de ce monde,
je jure sur mon salut, Thomas, avec votre permission,
qu’il enlèverait à ce monde le soleil.
Car qui peut enseigner et opérer comme nous ?
Et cela ne date pas d’hier, (ajouta-t-il),
mais depuis le temps d’Élie ou d’Élisée[519]
il y a eu des frères, — je trouve la chose dans les livres, —
vivant dans la charité, notre Seigneur en soit loué !
Allons, Thomas, à notre aide, par la Sainte Charité ! »
2120Et à ces mots il se jeta à genoux.
    Le malade pensa devenir fou de colère ;
il aurait voulu que le frère allât dans les flammes
pour sa fausseté et sa dissimulation.

« Ce qui est en ma possession
(dit-il), je puis donner cela et pas autre chose.
Vous me dites comme cela que je sois élu de votre confrérie[520] ? »
    « Oui, certes, (répondit le frère), soyez-en sûr ;
j’ai apporté à la dame de céans notre lettre avec notre sceau. »
    « C’est bien (dit l’homme), et je veux donner quelque chose
2130à votre saint couvent pendant que j’ai vie encore,
et tu l’auras dans ta main sur-le-champ ;
à cette condition, et à nulle autre,
que tu répartiras mon don, mon cher frère,
de manière que chaque frère en ait autant que les autres.
Tu vas me jurer cela sur ta profession de foi
sans fraude et sans équivoque. »
    « Je le jure, (dit le frère), sur ma foi ! »
Et ce disant il mit sa main dans celle du malade.
    « Vois, tu as ma parole, et je n’y manquerai pas. »
2140    « Eh ! bien donc, enfonce ta main le long de mon dos,
(dit l’homme), et fouille bien par derrière ;
sous ma fesse tu trouveras
une chose que j’ai cachée là en lieu secret. »
    « Ah ! (se dit le frère), cela sortira d’ici avec moi. »
Et il plonge la main jusqu’à la fente des fesses,
dans l’espoir d’y trouver un don.
Et quand le malade sentit le frère
qui tâtonnait de çà de là autour du trou,
il lui lâcha au beau milieu de la main un pet :
2150il n’est cheval tirant la charrette
qui aurait pu lâcher un pet de tel fracas.
Le frère bondit comme un lion furieux.
a Ah ! perfide rustre, (dit-il), par les os de Dieu,
tu as fait cela pour me dépiter, ma parole !
tu me payeras ce pet, si je peux ! »
Les gens du malade, entendant ce tapage,
accoururent et chassèrent le frère ;
et le voilà qui s’en va, le visage tout courroucé,
chercher son compagnon, celui qui gardait les provisions.
2160Il a l’air d’un sanglier sauvage,
il grince des dents, tant il est en fureur.

D’un pas résolu, il de dirige vers le château,
où habitait un homme de grand honneur
dont il avait été de tout temps le confesseur ;
cet homme honorable était le seigneur de ce village.
Le frère arrive comme un furieux
au moment où le seigneur, assis à sa table, mangeait.
C’est à peine si le frère pouvait prononcer un mot,
enfin il dit : « Dieu vous garde ! »
2170    Le seigneur le considéra et dit : « Benedicite !
Eh bien, frère Jean, dans quel monde vivons-nous ?
Je vois bien que quelque chose va de travers.
On dirait à votre air que le bois est plein de voleurs.
Asseyez-vous d’abord et dites ce qui vous tourmente,
et j’y mettrai bon ordre, si c’est en mon pouvoir. »
    « Je viens (dit le frère), d’éprouver un affront aujourd’hui,
Dieu vous assiste ! au bas de votre village,
tel qu’il n’est en ce monde si pauvre page
qui n’aurait en abomination
2180la façon dont j’ai été traité dans votre ville.
Et pourtant rien ne m’afflige aussi cruellement
que la manière dont ce vieux rustre aux cheveux blancs
a de plus blasphémé notre saint couvent. »
    « Voyons, maître, (dit le seigneur), je vous en prie. »
    « Non pas maître, messire, (dit le frère), mais serviteur,
bien que j’aie obtenu cet honneur dans l’école[521].
Dieu n’aime pas qu’on nous appelle « Rabbi[522] »,
ni sur la place du marché, ni dans votre grande salle. »
    « N’importe, (dit l’autre), mais dites-moi tout votre ennui. »
2190    « Messire, (reprit le frère), un odieux outrage
a été fait aujourd’hui à mon ordre et à moi-même,
et ainsi, per consequens, à tous les degrés
de la sainte Église, dont Dieu veuille vite la venger ! »
    « Messire, (dit le seigneur), vous savez ce qu’il y a à faire.
Ne vous emportez pas ; vous êtes mon confesseur ;
vous êtes le sel de la terre et sa saveur[523].
Pour l’amour de Dieu, prenez patience

et dites-moi votre ennui ». Et aussitôt le frère lui raconta
ce que vous avez déjà entendu, vous savez bien quoi.
2200    La dame du logis se tint tranquillement assise,
jusqu’à ce qu’elle eût entendu tout ce que le frère conta :
« Eh ! Sainte mère de Dieu, (dit-elle), bienheureuse vierge,
y a-t-il autre chose ? dites-le-moi fidèlement. »
    « Madame, (dit le frère), que pensez-vous de cela ? »
    « Ce que j’en pense, (reprit-elle), Dieu m’abandonne
si je ne pense pas que le rustre a fait action de rustre.
Que dirai-je ? Dieu lui refuse la santé !
Sa tête malade est pleine de folies,
je le tiens pour une sorte de frénétique. »
2210« Madame, (dit le frère), par Dieu je ne veux point mentir ;
mais j’ai d’autres façons de me venger.
Je veux le diffamer partout où je parlerai,
ce perfide blasphémateur, qui m’a chargé
de répartir ce qui ne saurait être réparti
entre tous également, le diable l’emporte ! »
    Le seigneur restait immobile comme en rêve
et dans son cœur roulait en tout sens ces pensées :
« Comment ce rustre eut-il l’imagination
de proposer un tel problème au frère ?
2220Jamais jusqu’à ce jour je n’avais ouï pareille chose ;
je crois que c’est le diable qui lui a mis cela dans l’esprit.
En la cul-métrie[524] on ne trouverait pas
jusqu’à présent une semblable question.
Qui pourrait faire la démonstration
comme quoi chaque homme aurait part égale
du son ou de la saveur d’un pet ?
Oh ! ce fou, cet effronté de rustre ! maudite soit sa figure !
    Voyons, messieurs (poursuivit le seigneur, d’un air sévère),
qui a ouï parler de pareille chose avant cette heure ?
2230A chacun part égale ? dites-moi comment.
C’est impossible, cela ne peut pas se faire.
Ah ! ce fou de rustre, Dieu lui refuse la santé !
Le grondement d’un pet, comme tout autre son,
n’est que la réverbération de l’air,
et s’en va se perdant petit à petit.

Il n’est personne, par ma foi, qui puisse juger
s’il a été réparti également.
Voyons, mon rustre[525], voyons ! et de quelle maudite façon
il a aujourd’hui parlé à mon confesseur !
2240Je le tiens certes pour démoniaque !
Allons, mangez votre viande, et laissez le rustre à son jeu,
qu’il aille se faire pendre, au diable ! »
    Or l'écuyer du seigneur était debout près de la table,
à découper la viande, et il entendait, mot pour mot,
toutes les choses que je viens de vous dire.
    « Mon seigneur, (dit-il), ne vous en déplaise,
je gage le drap d’un manteau que je pourrais dire
à vous, messire frère, si cela ne vous fâche point,
comment ce pet devrait être distribué
2250parmi ceux de votre couvent, si je le voulais. »
    « Parle, (dit le seigneur), et tu auras sans retard
le drap d’un manteau, par Dieu et par Saint Jean ! »
    « Mon seigneur, (dit-il), quand le temps sera beau,
sans vent et sans perturbation de l’air,
faites apporter une roue de charrette ici dans la salle,
mais veillez à ce qu’elle ait tous ses rayons.
Une roue de charrette a ordinairement douze rayons.
Puis qu’on m’amène douze frères, savez-vous pourquoi ?
parce que treize font un couvent, je pense.
2260Le confesseur ici présent, en raison de sa dignité,
parfera le nombre voulu.
Tous s’agenouilleront d’un commun accord
et un frère mettra son nez, de cette manière,
très exactement au bout de chaque rayon.
Votre noble confesseur, Dieu l'ait en sa grâce !
tiendra son nez juste sous le moyeu.
Puis notre rustre sera amené ici,
le ventre raide et tendu comme un tambour ;
on l’assoira exactement sur la roue de la charrette,
2270au-dessus du moyeu, et on lui fera lâcher un pet.
Et vous verrez, j’en jure sur ma tête,
par preuve démonstrative
que le son se propagera en parts égales,

et aussi l’odeur, vers l’extrémité des rayons ;
sauf que ce digne homme, votre confesseur,
à cause que c’est un homme de grande dignité,
aura les prémices, comme il est juste ;
n’est-ce pas le noble usage des frères
que les plus dignes d’entre eux soient les premiers servis ?
2280et certes, celui-ci le mérite bien.
Il nous a aujourd’hui même enseigné de si bonnes choses,
en prêchant dans la chaire où il était monté,
que je ne demanderais pas mieux, à parler pour moi,
que de lui accorder la première odeur de trois pets ;
et son couvent tout entier y souscrirait sans aucun doute ;
il se conduit si noblement et si saintement ! »
    Le seigneur, la dame et tous, sauf le frère,
dirent que Janquin[526] avait parlé sur la question
aussi bien qu’Euclide ou Ptolémée.
2290Touchant le rustre, c’était, dirent-ils, la subtilité
et le grand esprit qui le firent parler comme il avait fait ;
il n’était ni sot ni démoniaque.
    Et Janquin a gagné un manteau neuf. —
Mon conte est fini ; nous voici presque en ville.


Groupe E.


Le Conte du Clerc.


Le Prologue du Clerc.


Ci-suit le Prologue du conte du clerc d’Oxford.


« Messire Clerc d’Oxford (dit notre hôte),
vous chevauchez aussi coi et muet que pucelle
nouvellement épousée, assise au repas de noces ;
de ce jour n’entendis-je un mot de votre langue.
Je crois que vous étudiez quelque sophisme,
mais Salomon a dit : « Un temps pour chaque chose ».

Pour l’amour de Dieu, faites-nous meilleure mine :
ce n’est point ici le moment d’étudier.
Racontez-nous quelque joyeuse histoire, pardieu !
10car tout homme qui est entré en un jeu
doit nécessairement à ce jeu consentir.
Mais ne prêche pas, comme frère en carême
pour nous faire pleurer nos vieux péchés,
et que ton histoire ne nous fasse point dormir.

Raconte-nous quelque joyeuse aventure :
vos phrases, vos images et vos figures,
gardez-les en réserve jusqu’à ce que vous rédigiez
dans le grand style dont on écrit aux rois.
À présent, parlez assez simplement, je vous en prie,
20pour que nous puissions comprendre ce que vous direz. »

Ce digne clerc répondit bénignement :
« Hôte (dit-il), je suis sous votre férule ;
pour l’instant vous nous avez en votre gouverne,
aussi vous rendrai-je obéissance
autant que le veut la raison, c’est certain.
Je vais vous raconter une histoire[527], laquelle

j’appris à Padoue d’un clerc dont le mérite
est prouvé par ses paroles et par ses œuvres.
Il est mort maintenant et cloué dans son coffre :
30Dieu veuille accorder le repos à son âme !

François Pétrarque, poète lauréat,
ainsi s’appelait ce clerc, dont la rhétorique douce
illumina toute l’Italie de poésie,
comme Linien[528] le fit de philosophie,
de jurisprudence ou d’autres arts particuliers[529] ;
mais la mort, qui ne souffre pas que nous demeurions ici-bas
plus d’un clin d’œil pour ainsi dire,
tous deux les a tués, et tous nous devons mourir.

Mais pour revenir à ce digne homme
40qui m’enseigna le conte dont je parlais,
je dis que d’abord il compose dans le grand style,
avant d’arriver au cœur de son récit,
un poème, dans lequel il décrit
le Piémont et le pays de Saluces,
et où il parle des Apennins, ces hautes collines
qui sont à l’ouest les confins de la Lombardie,
et du mont Vésule en particulier
où le Pô dans une petite fontaine
prend son premier essor et sa source
50pour augmenter sans cesse en coulant vers l’est
jusqu’à l’Emilie[530], jusqu’à Ferrare et Venise :
toutes choses qu’il serait long de détailler.
Et vraiment, à mon jugement,
il me semble que ce sont choses impertinentes,
sauf qu’il veut ainsi amener son sujet.
Mais voici son histoire, si vous voulez l’entendre. »


Conte du Clerc.


Ici commence le conte du clerc d’Oxford.


Il est sur le flanc ouest de l’Italie,
tout à la racine du froid Vésule,
une plaisante[531] plaine, abondante en victuaille,
60où maint château et village[532] se peuvent voir
qui furent fondés au temps de nos vieux pères,
ainsi que maint autre spectacle délectable,
et Saluces est le nom de ce noble pays.

Un marquis, autrefois, était seigneur de cette terre,
comme l’avaient été ses dignes ancêtres avant lui ;
obéissants et tout prêts sous sa main
étaient tous ses vassaux, petits et grands ;
ainsi vit-il dans les délices et y a-t-il vécu depuis longtemps,
par la grâce de la fortune aimé et craint
70et des seigneurs et des communes.

Pour parler de sa lignée il était, en outre,
le plus noble de toute la Lombardie par sa naissance,
beau de sa personne, et fort, et jeune de son âge,
et plein d’honneur, ainsi que de courtoisie,
assez prudent pour régir ses états,
sauf en quelques points où il était blâmable,
et Gualtier était le nom de ce jeune seigneur.

Si je le blâme, c’est qu’il ne considérait pas
ce qu’à l’avenir il pourrait lui arriver,
80mais que toutes ses pensées allaient à ses plaisirs présents,
comme à la chasse au faucon ou à courre de tous côtés :
presque tous les autres soucis, il les laissait glisser loin de lui,
et, pis que tout le reste, il refusait aussi
d’épouser aucune femme, quoi qu’il pût advenir.

Sur ce point seulement ses sujets s’affligeaient si fort,
qu’un jour, en troupe, ils allèrent vers lui,

et l’un d’entre eux, comme le plus sage et le plus savant,
ou comme celui dont le seigneur accepterait le mieux
qu’il lui dit ce que son peuple pensait,
90ou comme celui qui pouvait le mieux exposer telle matière,
c’est lui qui dit au marquis ce que vous allez ouïr :

« O noble marquis, votre bienveillance
nous rassure et nous donne le courage,
toutes les fois que s’en présente l’occasion et la nécessité,
de venir vous confier nos chagrins[533] ;
consentez aujourd’hui, seigneur, dans votre bonté,
que, le cœur affligé, nous nous plaignions à vous,
et que votre oreille ne soit pas sourde à ma voix.

Bien que je n’aie point plus de part en cette affaire
100qu’aucun autre homme ici présent,
cependant, puisque vous, mon seigneur si cher,
m’avez toujours témoigné faveur et grâce,
j’oserai d’autant mieux vous demander quelques instants
d’audience, pour vous exposer notre requête,
et vous, mon seigneur, en ferez tout juste ce qu’il vous plaira.

Car, certes, seigneur, nous vous aimons tant,
vous et vos œuvres, et toujours vous avons tant aimé[534],
que nous ne saurions nous-mêmes imaginer comment
on pourrait vivre avec plus de félicité,
110sauf en un point, seigneur : si c’était votre volonté
et votre bon plaisir de devenir époux,
alors votre peuple aurait le souverain repos du cœur.

Courbez la tête sous ce bienheureux joug,
fait de souveraineté et non de servitude,
et que l’on appelle épousailles ou mariage ;
et réfléchissez, seigneur, dans vos sages pensées,
combien vite passent nos jours, de diverses manières :
car en sommeils ou en veilles, promenades ou chevauchées,
toujours s’enfuit le temps, il ne s’arrête pour personne.

120Et bien que votre verte jeunesse fleurisse encore,
vieillesse se glisse sans cesse, roide comme pierre,
et la mort menace tous les âges et frappe’
toutes les conditions, car nul ne lui échappe ;
et si, pour certain, nous savons tous
que nous devons mourir, tout incertains sommes-nous
du jour où la mort tombera sur nous.

Agréez donc les intentions loyales
de nous qui n’avons jamais refusé vos ordres,
et alors, seigneur, si vous y voulez consentir,
130nous vous choisirons femme en peu de temps, tout au moins
née des plus nobles et des plus grands
de tout ce pays, en sorte que ce mariage doive paraître
honorer Dieu et vous, à notre avis.

Délivrez-nous de toutes ces craintes inquiètes,
et prenez femme, pour l’amour du Très-Haut ;
car s’il arrivait — à Dieu ne plaise —
qu’à votre mort votre lignée s’éteignit
et qu’un étranger vous succédât et prit
votre héritage, oh, malheur à nous vivants !
140aussi nous vous prions de vous marier en hâte. »

Leurs douces prières et leur air constristé
inspirèrent la pitié au cœur du marquis.
« Vous voulez (dit-il), miens et chers sujets,
me contraindre à ce que je n’avais jamais pensé faire.
Je me réjouissais de ma liberté,
et rarement on la trouve en mariage ;
alors que j’étais libre, je deviendrai esclave.

Mais cependant je vois vos intentions loyales,
et j’ai confiance en votre sagesse, comme toujours :
150aussi, de ma libre volonté, je consens
à me marier aussitôt que possible.
Mais, comme vous m’avez offert aujourd’hui
de me choisir une femme, je vous tiens quittes
de ce choix, et vous prie de renoncer à cette offre.

Car, Dieu le sait, les enfants bien souvent
diffèrent de ce qu’étaient leurs dignes parents avant eux ;

la vertu vient toute de Dieu, et non de la race
qui les a engendrés et conçus ;
j’ai foi en la bonté divine, et c’est pourquoi
120mon mariage, mes dignités et mon repos,
je les confie à Dieu : qu’il en fasse ce qu’il voudra.

Laissez à moi seul le choix d’une femme :
cette charge, je la veux porter sur mon dos.
Mais je vous prie et vous ordonne sur votre vie
de me promettre, quelle que soit la femme que je prenne,
que vous la respecterez, tant que durera sa vie,
en paroles et en actions, ici et partout ailleurs,
comme si elle était la fille d’un empereur.

Et, en outre, je veux que vous me juriez
170de ne jamais maugréer ou lutter contre mon choix ;
car puisque je vais renoncer à ma liberté
sur vos instances, aussi vrai que j’espère être heureux
je n’épouserai que là où se sera fixé mon cœur ;
et si vous ne voulez souscrire à de telles conditions,
je vous en prie, ne parlons plus de cette affaire. »

Volontiers et de tout cœur ils jurèrent et acquiescèrent
à toutes ces choses, et nul n’y contredit ;
mais comme faveur, avant de partir, ils le supplièrent
de bien vouloir leur fixer le jour certain
180de ses épousailles, aussi rapproché que possible,
car, malgré tout, le peuple craignait encore un peu
que ce marquis ne se résolût pas à prendre femme.

Il leur accorda tel jour qu’il lui plut de fixer :
alors il se marierait sûrement,
et tout cela, dit-il, il le faisait à leur requête ;
et eux, d’un cœur humble et soumis,
tombant à genoux, très respectueusement
tous ils le remercient : ainsi arrivés aux fins
qu’ils se proposaient, ils s’en retournent chez eux.

190Et là-dessus il ordonne à ses officiers
de pourvoir à la fête,
et à ses chevaliers ou écuyers privés
il donne telles charges qu’il lui plaît de leur imposer ;

et eux obéissent à son commandement,
chacun faisant toute diligence
pour que la fête soit dignement célébrée.


Explicit prima pars.


Incipit secunda pars.


Non loin de ce palais vénérable
où le marquis préparait son mariage,
se trouvait un hameau, au site délectable,
200où les pauvres villageois
tenaient leurs bêtes et s’hébergeaient,
par leur labeur tirant leur subsistance
des dons plus ou moins abondants de la terre.

Parmi ces pauvres gens habitait un homme
que l’on tenait pour le plus pauvre de tous ;
mais le Tout-Puissant parfois envoie
sa grâce dans une humble crèche :
Janicule, ainsi l’appelaient les gens de ce hameau.
Il avait une fille, suffisamment belle à la vue,
210et Grisilde[535] était le nom de cette jeune vierge.

Mais s’il s’agit de beauté vertueuse,
alors elle était des plus belles sous le soleil ;
car, pauvrement élevée comme elle l’était,
jamais désir sensuel n’avait traversé son cœur ;
c’était plus souvent à la fontaine qu’à la tonne
quelle buvait, et, voulant plaire à la vertu,
elle connaissait bien le labeur, mais non point l’oisiveté et ses aises.

Et quoique cette enfant fût d’âge tendre,
néanmoins, dans le sein de sa virginité,
220était enclos un cœur sérieux et mûr ;
et avec grand respect et grande charité
elle soignait son pauvre vieux père ;
tout en filant, elle gardait quelques brebis dans les champs :
point ne voulait-elle être oisive jusqu’au dormir.

Et lorsqu’elle revenait à la maison, elle rapportait
souvent des racines ou d’autres herbes
qu’elle hachait et faisait bouillir pour leur nourriture ;
elle se faisait son lit bien dur et nullement doux ;
et toujours elle prolongeait la vie de son père
230par toute l’obéissance et tout l’empressement
d’une enfant qui s’applique à honorer son père.

Sur Grisilde, sur cette humble créature,
bien souvent le marquis avait fixé les yeux,
lorsque par aventure il passait en chassant ;
et quand il arrivait qu’il la pût apercevoir,
ce n’étaient pas les regards licencieux du vice
que ses yeux jetaient sur elle, mais de façon grave
bien des fois il considérait pensivement son visage,

louant à part lui son sérieux de femme
240et aussi sa vertu, que nul n’égalait
à un âge si tendre, aussi bien en manières qu’en actions.
Car si le peuple n’est pas grand connaisseur
en vertu, lui, il rendait pleine justice
à ses qualités, et avait résolu qu’elle seule
serait sa femme, si jamais il se mariait.

Le jour du mariage est venu, mais personne ne peut
dire qui sera la mariée ;
de ce mystère beaucoup de gens s’étonnent
et disent, lorsqu’ils se parlent en secret :
250« Notre seigneur ne renoncera-t-il jamais à ses frivolités ?
ne veut-il donc pas se marier ? hélas, hélas, malheur à nous !
pourquoi nous jouer ainsi et s’abuser soi-même ? »

Mais, néanmoins, le marquis a fait faire,
avec des gemmes serties d’or et de pierre d’azur,
broches et anneaux destinés à Grisilde ;
et pour ses vêtements il a fait prendre mesure
sur une jeune fille de stature égale,
ainsi que pour tous les autres ornements
que nécessitent de telles épousailles.

260La troisième heure de ce même jour
approche, où le mariage se doit faire,

et tout le palais a été mis en bel ordre,
salles et chambres, chacune selon son importance :
des offices, bourrées à foison,
s’y peuvent voir, remplies des friandes victuailles
que l'on peut trouver aussi loin que s’étend l’Italie.

Ce royal marquis, richement accoutré,
accompagné de seigneurs et de dames
qu’il avait priés à la cérémonie,
270et escorté des bacheliers de sa suite,
aux sons divers de mélodies variées,
en cet appareil et par le plus droit chemin a pris la route
du village dont je vous ai parlé.

Grisilde, Dieu le sait, fort innocente,
et ne se doutant guère que tout cet apparat fût pour elle,
était allée chercher de l’eau à la fontaine
et revenait à la maison le plus vite qu’elle pouvait.
Car elle avait entendu dire que, ce même jour,
le marquis devait se marier, et, s’il lui était possible,
280elle désirait bien voir un peu de ce spectacle.

Pensait-elle : « Je me tiendrai avec d’autres jeunes filles,
mes compagnes, sur notre porte, et je verrai
la marquise : aussi vais-je essayer
d’achever chez nous aussi vite que possible
le labeur qui me regarde,
et alors j’aurai le loisir de la contempler,
si elle prend ce chemin pour se rendre au château. »

Et comme elle allait passer le seuil,
le marquis survint et se mit à l’appeler,
290et elle déposa son pot d’eau en grand’hâte
auprès du seuil, dans un coin de l’étable,
et à deux genoux elle se laissa choir,
et, grave dans son maintien, resta à genoux,
prête à entendre les ordres de son seigneur.

Pensif, le marquis parla à la jeune fille
d’un ton sérieux, et lui dit ces mots :
« Où est votre père, Grisilde ? » dit-il,
et elle, d’un air respectueux et humble,

répondit : « Seigneur, il est tout près d’ici »,
300et, entrant sans plus tarder,
elle conduisit son père vers le marquis.

Celui-ci prit le vieillard par la main
et lui dit, le menant à l’écart,
« Janicule, il ne m’est loisible ni possible
de celer plus longtemps le plaisir de mon cœur.
Si tu me l’accordes, quoi qu’il advienne,
je prendrai, avant de repartir, ta fille
comme épouse, jusqu’à la fin de ses jours.

Tu m’aimes, je le sais bien et pour certain,
310et tu es mon fidèle homme lige par naissance ;
et tout ce qui me plaît, j’ose affirmer
que cela te plaît, et en particulier donc
dis-moi, sur le point dont je viens de te parler,
si tu veux incliner à mon projet,
et m’accepter pour gendre ? »

Ce coup soudain étonna tant cet homme
qu’il en devint rouge, confus, et qu’il en resta
tout tremblant : à peine put-il prononcer quelques mots,
ceux-ci seulement : « Seigneur (dit-il), ma volonté
320est la vôtre ; je ne veux rien de contraire
à votre désir, tant vous êtes mon seigneur bien aimé :
tout comme il vous plaira, conduisez cette affaire. »

« Cependant je voudrais (dit doucement le marquis),
que, dans ta chambre, moi et toi et elle
nous ayons un colloque, et sais-tu pourquoi ?
c’est que je tiens à lui demander si elle veut consentir
à être ma femme et à se régler sur mes désirs :
et tout ceci se fera devant toi,
je m’abstiendrai de lui parler hors de ta présence. »

330Et, dans la chambre, pendant qu’ils étaient à
leur entretien, que vous allez bientôt entendre,
le peuple s’assembla autour de la maison,
admirant de quelle manière honnête
et attentive elle soignait son père bien-aimé,

et Grisilde pouvait bien s’étonner profondément,
car jamais encore n’avait-elle vu pareil spectacle.

Il n’était pas étonnant qu’elle s’émerveillât
de voir si grand personnage les venir visiter,
car point n’était habituée à de pareilles visites,
340et son visage en paraissait tout pâle.
Mais, pour poursuivre ce conte en peu de mots,
voici les paroles que le marquis adressa
à cette bénigne, vraie, fidèle jeune fille :

« Grisilde (dit-il), il vous faut bien comprendre
qu’avec l’assentiment de votre père il me plait
de vous épouser, et il se peut faire,
je le veux croire, que vous y consentiez aussi.
Mais d’abord je vous poserai cette question (dit-il) :
puisque tout se doit conclure de façon hâtive,
350y voulez-vous consentir, où préférez-vous réfléchir ?

Je vous le demande : vous prêterez-vous de bon cœur
à tous mes caprices, et pourrai-je librement,
comme bon me semblera, vous causer joie ou chagrin
sans que jamais vous murmuriez, de jour ou de nuit ?
et lorsque je dirai oui, jamais vous ne direz non
soit en paroles, soit d’un froncement de sourcils ?
jurez-le, et ici même je jure notre union. »

Stupéfaite de ces mots, tremblante de crainte,
elle dit : « Seigneur, tout indigne, tout incapable
360que je sois de cet honneur que vous m’offrez,
comme vous le voudrez, je le voudrai aussi.
Et ici je jure que jamais à mon escient
je ne vous désobéirai en actes ou en pensées,
dusse je en mourir, et il me serait dur de mourir. »

« Cela suffit, ma Grisilde ! » dit-il,
et, d’un air fort grave, il alla
jusqu’à la porte, elle le suivant ;
et il parla au peuple de cette manière :
« C’est ma femme (dit-il), que voici.
370Honorez-la et aimez-la, je vous en prie,
vous tous qui m’aimez : c’est tout ce que j’ai à dire. »

Et pour que rien de ses vieux habits
ne fût apporté au palais, il ordonna
que des femmes l’en dépouillassent là même,
de quoi ces dames ne furent point fort aises,
d’avoir à manier les habits dont elle était vêtue.
Mais, néanmoins, cette jeune fille aux fraîches couleurs
des pieds à la tête a été tout de neuf habillée par elles.

Elles ont peigné ses cheveux restés sans tresses
380et en désordre, et de leurs doigts menus
ont disposé une couronne sur sa tête,
et l’ont couverte de joyaux, grands et petits ;
sur sa parure, pourquoi plus de détails ?
C’est à peine si le peuple la reconnut, tant elle était belle,
une fois transfigurée sous de telles richesses.

Le marquis lui a mis l’anneau des épousailles
qu’il avait apporté tout exprès, et puis l’a placée
sur un cheval, blanc comme neige et allant bien l’amble,
et jusqu’à son palais, sans plus s’attarder,
390parmi une foule joyeuse qui la menait ou venait à sa rencontre,
il l’a conduite, et ainsi ont-ils passé la journée
en fêtes, jusqu’au déclin du soleil.

Et, pour poursuivre ce conte en peu de mots,
je dis qu’à cette nouvelle marquise
Dieu, dans sa grâce, a départi tant de faveurs
qu’à en juger d’après les vraisemblances, on n’eût pas dit
qu’elle était née et avait été élevée dans la rudesse
d’une chaumière ou d’une étable,
mais plutôt qu’elle avait été nourrie dans le palais d’un empereur.

400Elle est devenue si chère à chacun,
si vénérable, que les gens de son village,
qui, depuis sa naissance, l’avaient connue d’année en année,
en pouvaient à peine croire leurs yeux, et auraient presque juré
que, de ce Janicule dont je vous ai. parlé,
elle n’était point la fille, car à leur idée
elle semblait être une autre créature.

Car bien qu’elle eût toujours été vertueuse,
elle était arrivée à une telle perfection

de bonnes mœurs assises dans une grande bonté,
410elle était si discrète et belle d’éloquence,
si douce et si digne de respect,
elle savait si bien conquérir les cœurs de ses sujets,
que chacun l’aimait, rien qu’à voir son visage.

Ce n’était pas seulement dans la ville de Saluces
qu’était publiée sa belle renommée,
mais, ailleurs aussi, dans mainte région,
quiconque parlait bien d’elle trouvait assentiment,
si loin s’était répandu le bruit de sa haute vertu
qu’hommes et femmes, jeunes et vieux,
420venaient à Saluces pour la contempler.

C’est ainsi que Gualtier, humblement certes, mais royalement
marié, honoré et prospère[536],
dans la paix du Seigneur vivait fort à son aise
à son foyer, et au dehors jouissait d’un ample crédit ;
et parce qu’il avait su voir qu’une humble condition
recèle souvent la vertu, le vulgaire le tenait
pour un homme avisé, ce qui se voit très rarement.

Et non seulement Grisilde, par son intelligence,
connaissait tous les soins d’une épouse dans sa maison,
430mais encore, lorsque l’occasion l’exigeait,
elle pouvait faire justice dans l’intérêt public.
Il n’était pas de discorde, de haine ou de rancune
en tout ce pays, qu’elle ne pût apaiser,
ramenant, par sa sagesse, le calme et le bien-être.

    Quand son mari était absent pour un temps,
s’il arrivait que des nobles, ou quelques autres de ses sujets
se querellassent, elle les réconciliait :
si sages et si pondérées étaient ses paroles,
si grande l’équité de ses jugements,
440qu’elle semblait envoyée par le Ciel, pensait-on,
pour le salut public et pour redresser tous les torts.


Peu de temps après que cette Grisilde
se fut mariée, il lui vint une fille,
bien qu’elle eût préféré avoir un enfant mâle.
Fort aises en furent le marquis et le peuple,
car, bien que son premier enfant fût une fille,
elle pourrait arriver à avoir un garçon,
selon toute vraisemblance, puisqu’elle n’était pas stérile.


Explicit secunda pars.


Incipit tercia pars.


Il advint ce qui arrive fréquemment :
450à peine cette enfant était-elle à la mamelle
que le marquis conçut en son cœur tel désir
de tenter Grisilde et de juger de sa constance,
qu’il ne put rejeter de son cœur
cet étrange dessein d’éprouver sa femme :
bien inutilement. Dieu le sait, il voulut l’effrayer.

Il l’avait suffisamment éprouvée déjà,
et toujours l’avait trouvée bonne : fallait-il donc
la tenter encore, et toujours plus cruellement ?
Bien que certains y louent une invention subtile,
460pour moi, je dis qu’il sied mal
d’éprouver une femme lorsque c’est inutile,
et de lui causer angoisse et terreur.

Pour ce faire, le marquis s’y prit de cette façon :
une nuit, il vint tout seul où elle était couchée,
et, avec un visage sévère et un air troublé,
il lui parla ainsi : « Grisilde (dit-il), le jour
où je vous tirai de votre pauvre condition
et vous mis en ce rang de haute noblesse,
vous ne l’avez pas oublié, je pense ?

470Grisilde, dis-je, cette dignité présente
où je vous ai élevée, je ne suppose pas
qu’elle vous ait rendue oublieuse
que je vous pris en pauvre et très humble sort ;

si grande que soit votre fortune, vous devez vous connaître[537].
Prenez garde à chacun des mots que je vous dis :
il n’est personne qui les entende, sauf nous deux.

Vous savez bien vous-même comment vous vîntes ici,
en cette maison, il n’y a pas si longtemps ;
et, bien qu’à moi vous soyez chère et précieuse,
480à mes nobles vous ne l’êtes nullement ;
ils disent que c’est pour eux grand’honte et malheur
que d’être tes sujets et d’être tes esclaves
à toi, qui es née dans un petit village.

Et c’est surtout depuis la naissance de ta fille
que ces paroles ont été prononcées, j’en suis sûr ;
mais je désire, maintenant comme toujours,
vivre avec eux en paix et repos ;
je ne puis, en cette affaire, être inconsidéré.
Il faut que de ta fille je fasse pour le mieux,
490non pas comme je voudrais, mais comme il plaira à mon peuple.

Et, cependant, Dieu le sait, ce m’est fort pénible,
mais néanmoins, à votre insu
je ne veux rien faire, mais ce que je veux (dit-il),
c’est votre assentiment en cette chose.
Montrez-moi, par vos actes, cette patience
que vous m’avez promise et jurée dans votre village,
le jour où se fit notre mariage. »

Quand elle eut écouté tout ceci, elle ne s’émut
ni en paroles, ni dans son air, ni sur son visage ;
500car, semblait-il, elle n’en avait point de douleur.
Elle dit : « Mon seigneur, tout dépend de votre bon plaisir ;
mon enfant et moi, d’un cœur soumis,
nous sommes tout à vous, et vous pouvez sauver ou détruire
votre propre chose : faites à votre volonté.

Sur mon âme, que Dieu bénisse, il n’est rien
de ce qui vous plaît qui me puisse déplaire,
rien que je désire posséder,

rien que je craigne de perdre, sauf vous seul :
cette volonté est dans mon cœur et y sera toujours ;
510ni longueur de temps ni trépas ne l’en pourront effacer,
ni changer de place mon cœur. »

Le marquis fut heureux de cette réponse,
et cependant feignit de ne l’être pas :
fort sombres étaient son air et son regard
lorsqu’il se disposa à sortir de la chambre.
Bientôt après, à quelque temps de là,
il fit secrètement part de toutes ses intentions
à un homme qu’il envoya auprès de sa femme.

Ce confident était une sorte de sergent[538]
520qui s’était souvent montré fidèle
dans de grandes choses, et était aussi de ces gens qui peuvent
exécuter de mauvais desseins.
Le seigneur savait bien en être aimé et craint,
et lorsque ce sergent connut la volonté de son maître,
il pénétra à pas de loup dans la chambre.

« Madame (dit-il), il faut que vous me pardonniez
si j’exécute chose où je suis contraint ;
vous êtes si sage que vous savez fort bien
que les ordres d’un seigneur ne peuvent être éludés :
530on peut en gémir et s’en plaindre,
mais il faut nécessairement obéir à leurs exigences,
et c’est ce que je vais faire, sans plus de paroles.

Cet enfant, j’ai ordre de le prendre.»
Et il se tut ; mais il saisit l’enfant
méchamment, et avec l’air d’un homme
qui eût voulu le tuer avant que de partir.
Grisilde doit tout souffrir et à tout consentir :
douce et muette comme un agneau elle reste assise,
laissant ce cruel sergent faire sa volonté.

540Suspecte était la renommée de cet homme,
suspect son visage, suspectes aussi ses paroles,

suspecte l’heure où il agissait ainsi.
Hélas ! sa fille qu’elle aimait tant,
elle pensait qu’il allait la tuer sur-le-champ,
et néanmoins elle ne pleurait ni ne soupirait,
consentante au bon plaisir du marquis.

Mais, enfin, elle se mit à parler
et doucement implora le sergent,
en digne gentilhomme qu’il était,
550de la laisser embrasser son enfant avant qu’il ne mourût,
et, sur son sein, elle posa ce petit enfant
et d’un visage bien triste se mit à baiser l’enfant
à le bercer, et puis à le bénir.

Et ainsi disait-elle, de sa voix bénigne :
« Adieu, mon enfant, je ne te reverrai plus jamais,
mais, puisque je t’ai marquée du signe de la croix,
puisses-tu être bénie de ce Père
qui mourut pour nous sur le bois de la croix.
Ton âme, petit enfant, je la lui confie,
560car, cette nuit, tu dois mourir à cause de moi[539]. »

Je crois que pour une nourrice dans ce cas,
il eût été dur de voir cette cruauté :
plus encore une mère aurait-elle pu crier : hélas !
et cependant elle resta si constante, si ferme,
qu’elle endura toute cette adversité
et dit doucement au sergent :
« Reprenez maintenant votre pauvre petite fille.

Allez (dit-elle), exécutez les ordres de mon seigneur ;
pour une chose seulement, j’implore votre pitié :
570si mon seigneur ne vous l’a défendu, enterrez
du moins ce petit corps en un lieu
où bêtes ni oiseaux ne le viennent déchirer. »
Mais lui, sans dire un mot à ce propos,
saisit l’enfant et alla son chemin.

Le sergent vint retrouver son maître ;
sur les paroles et l’attitude de Grisilde
il le renseigna point par point, brièvement et simplement,
et lui remit sa fille bien aimée.
Le marquis montra quelque pitié dans son air ;
580néanmoins il poursuivit son projet,
comme en usent les puissants quand ils veulent faire leur volonté.

Il enjoignit à ce sergent d’envelopper en secret
et, très délicatement, d’emmailloter cet enfant
avec tous soins nécessaires et toute tendresse,
puis de le transporter dans un coffre ou dans un drap :
mais, sous peine de se faire trancher la tête,
il ne devait révéler son dessein à personne,
ni dire d’où il venait ni où il allait.

Mais à Bologne, où résidait sa sœur,
590qui en ce temps-là était comtesse de Panique[540],
le sergent se rendrait, lui expliquerait la chose,
la prierait de faire son affaire
d’élever cette enfant en toute sollicitude ;
mais de qui c’était l’enfant, elle devrait le celer
à tous, quoi qu’il pût advenir.

Le sergent est parti et s’est acquitté de ce message ;
mats c’est au marquis que nous revenons à présent,
car, maintenant, il va s’enquérant sans cesse
s’il ne peut découvrir sur le visage de sa femme
600ou dans ses paroles apercevoir
un changement ; mais il ne put jamais la surprendre
autrement que constante et douce, comme toujours.

Aussi heureuse, aussi humble, aussi empressée dans ses services
et dans son affection qu’elle l’avait jamais été,
elle le restait envers lui de toutes sortes de façons ;
et de sa fille, jamais elle ne disait un mot.
Nulle inégalité d’humeur, en aucune contrariété[541]

ne se voyait en elle, et jamais elle ne mentionnait
le nom de sa fille, sérieusement ou par jeu.


Explicit tercia pars.


Sequitur pars quarta.


610En cet état se passèrent quatre années
avant qu’elle ne portât enfant ; mais il plut à Dieu
qu’elle donnât à ce Gualtier un enfant mâle
fort gracieux et beau à voir.
Et lorsqu’on le vint dire à son père,
non seulement lui, mais tout le pays, se réjouissant
de cet enfant, rendirent grâces et louanges à Dieu.

Quand il eut deux ans, et eut été sevré
du sein de sa nourrice, le marquis
s’éprit un jour d’un second désir
620de tenter sa femme une fois de plus, s’il le pouvait.
Oh ! inutile de la tenter en cette épreuve !
Mais les maris ne connaissent pas de mesure,
lorsqu’ils rencontrent patiente créature[542].

« Femme (dit le marquis), vous savez déjà
que mon peuple supporte mal notre mariage,
et, surtout depuis la naissance de mon fils,
c’est pis que ce ne fut jamais de tout notre temps.
Ces murmures me frappent au cœur et à l’âme,
car la rumeur en parvient à mes oreilles, si poignante
630que mon cœur en est presque anéanti.

Maintenant ils disent : « Gualtier disparu,
c’est le sang de Janicule qui succédera
et sera notre maître, car nous n’en aurons point d’autre » ;
telles sont les paroles que prononce mon peuple, sans nul doute.
C’est mon devoir de prendre garde à de tels murmures,
car, assurément, je redoute pareils jugements,
bien qu’ils ne se déclarent pas ouvertement en ma présence.

Je voudrais vivre en paix, si c’est possible :
aussi suis-je absolument décidé,
640comme j’ai disposé de sa sœur nuitamment,
tout de même à disposer de celui-ci en secret.
Je vous en avertis, pour que, soudain,
l’affliction ne vous mette pas hors de vous-même ;
soyez patiente, c’est ce dont je vous prie. »

« J’ai dit (répondit-elle), et je dirai toujours
que je ne veux ni ne refuse rien, soyez-en sûr,
que d’après votre bon plaisir : je ne m’afflige pas
quand même ma fille a été tuée et que mon fils le doive être,
du moins puisque c’est sur vos ordres.
650Je n’ai eu d’autre part à mes deux enfants
que la maladie d’abord, et ensuite l’affliction et la peine.

Vous êtes notre seigneur, faites de votre propre chose
tout ce qu’il vous plaira ; ne me demandez point conseil.
Car, de même que je laissai à la maison tous mes vêtements
lorsque je vins auprès de vous, de même (dit-elle),
je laissai ma volonté et toute ma liberté
en prenant vos vêtements : aussi, je vous en prie,
faites votre bon plaisir, et j’obéirai à vos désirs.

Et certes, si j’avais assez de prescience
660pour deviner votre volonté avant que de l’entendre,
je l’exécuterais sans négligence ;
mais, du moment que je connais votre désir et ce que vous voulez,
ferme et constante je me conformerai à votre bon plaisir[543],
car, si je savais que ma mort pût vous satisfaire,
très volontiers je mourrais pour vous plaire.

La mort ne saurait être mise en comparaison
avec votre amour. » Et, lorsque le marquis vit
la constance de sa femme, il baissa
les deux yeux et s’étonna qu’elle pût
670patiemment souffrir toute cette affaire ;
et puis il s’éloigna, l’air sombre,
mais à son cœur c’était fort grand plaisir.

Ce vilain[544] sergent, de la même façon
qu’il avait pris sa fille, de même
ou pis, si pire se peut imaginer,
a saisi son fils, qui était plein de beauté.
Et si constamment patiente resta-t-elle
qu’elle n’eut pas un visage affligé,
mais embrassa son fils et se mit à le bénir,

680implorant seulement le sergent, s’il le pouvait,
de bien vouloir enfouir en terre ce petit enfant
pour que ses tendres membres, délicats à la vue,
fussent protégés contre bêtes et oiseaux.
Mais elle ne put obtenir aucune réponse.
Il s’éloigna, comme si de rien n’avait cure.
Mais à Bologne il l’a mené tendrement.

Le marquis s’étonne toujours davantage
de sa patience, et s’il
n’eût su de science certaine, auparavant,
690qu’elle aimait parfaitement ses enfants,
il aurait pensé que c’était par subtilité
et par méchanceté ou cruauté de cœur
qu’elle avait souffert tout cela d’un visage impassible.

Mais il savait bien qu’après lui-même, pour sûr
c’était ses enfants qu’elle aimait le mieux de toute manière.
Et maintenant je demanderais volontiers aux femmes
si ces épreuves n’auraient pas pu suffire ?
que pouvait imaginer encore un mari opiniâtre
pour éprouver la constance de sa femme,
700en persistant toujours dans son opiniâtreté ?

Mais il est des gens d’une nature telle
que, lorsqu’ils ont pris une certaine résolution,
ils ne peuvent s’arrêter dans leurs desseins ;
mais, tout comme s’ils étaient attachés à un poteau[545],

ils ne veulent pas se relâcher de leur intention première.
De même ce marquis est pleinement résolu
à tenter sa femme, comme il se l’était proposé d’abord.

Il la guette pour voir si, à ses paroles ou à son air,
elle a, envers lui, changé de sentiments.
710Mais jamais il ne peut trouver de différence.
Elle était toujours la même de cœur et de visage,
et, plus elle avançait en âge,
plus elle lui était fidèle, si c’est possible,
et dans son amour et dans ses soins.

Aussi semblait-il qu’à eux deux
ils n’eussent qu’une volonté ; car, de ce que désirait Gualtier,
elle s’en faisait aussi désir et plaisir,
et, Dieu merci, tout allait pour le mieux.
Elle montrait bien qu’aucune anxiété terrestre
720ne doit pousser une femme à vouloir d’elle-même
rien faire autrement que son mari l’a voulu.

Sur le nom de Gualtier, souvent et loin se répandait l’esclandre
que, par cruauté de cœur et par forfait,
sous prétexte qu’il avait épousé une femme pauvre,
il avait fait assassiner ses deux enfants en secret.
Ce bruit était courant dans le pays,
et ce n’est pas étonnant, car aux oreilles du peuple
n’était parvenue aucune nouvelle, sauf qu’ils avaient été tués.

Aussi, tandis que ses sujets jusqu’alors
730l’avaient beaucoup aimé, le scandale de son infamie
le leur avait fait prendre en haine.
Être appelé meurtrier est un nom odieux.
Mais, malgré tout, pour rien au monde
il ne voulait se détourner de son cruel dessein :
à éprouver sa femme allaient toutes ses pensées.

Lorsque sa fille eut l’âge de douze ans,
il informa subtilement la cour de Rome
de son désir, et y envoya son messager
avec l'ordre de faire confectionner une bulle
740qui pût seconder son cruel dessein,

et d’après quoi le pape, comme pour tranquilliser son peuple,
l’inviterait à prendre une autre femme, s’il le voulait.

Je dis qu’il ordonna de forger
une bulle du pape, faisant mention
qu’il était autorisé à quitter sa première femme
de par une dispense papale
et pour arrêter rancunes et dissentiments
entre son peuple et lui : voilà ce que disait la bulle
que l'on a fait publier tout au long.

750Nul ne s’étonnera que le peuple ignorant
ait cru fermement qu’il en était bien ainsi ;
mais, lorsque la nouvelle en parvint à Grisilde,
j’imagine que son cœur en fut fort affligé ;
mais elle, toujours également constante,
se résolut, humble créature,
à endurer toutes les adversités du sort.

Car elle restait soumise au plaisir et désir de celui
à qui elle s’était donnée, corps et âme,
comme à son unique bien sur terre.
760Mais, pour continuer ce récit en peu de mots,
le marquis a en particulier pris soin d’écrire
une lettre où il révèle ses projets,
et l’a secrètement envoyée à Bologne.

Au comte de Panique, qui avait alors
épousé sa sœur, il demandait tout particulièrement
de lui ramener ses deux enfants
en honorable et public appareil.
Une chose surtout il lui demande instamment,
c’est qu’à personne, même à qui le questionnerait,
770il ne dise à qui étaient ces enfants,

mais qu’il réponde que cette jeune fille doit être,
sans plus tarder, mariée au marquis de Saluces.
Et comme le comte en était prié, ainsi fit-il :
au jour fixé il s’est mis en chemin
vers Saluces, avec maints seigneurs
en riche atour, pour conduire cette damoiselle
à côté de laquelle chevauchait son jeune frère.

Elle était parée en vue de son mariage,
cette fraîche pucelle, et couverte de clairs joyaux ;
780son frère, qui avait sept ans d’âge,
était, lui aussi, fraîchement paré à sa manière.
C’est ainsi qu’en grande splendeur et avec un air de fête,
poursuivant leur voyage vers Saluces,
jour après jour, ils s’en viennent chevauchant.


Explicit quarta pars.


Sequitur quinta pars.


Cependant, selon sa perverse coutume,
le marquis, pour tenter sa femme encore plus
et mettre ses sentiments à l’épreuve extrême,
pour s’assurer pleinement et savoir
si elle restait aussi constante qu’auparavant,
790un jour, en audience publique,
il lui a tenu d’une voix fort rude ce langage :

« Certes, Grisilde, j’avais plaisir en suffisance
à vous avoir comme femme, tant est grande votre vertu, .
votre fidélité et votre obéissance,
à défaut de lignée et de richesse ;
mais je tiens maintenant comme la vérité même
qu’en grande seigneurie, à s’en bien aviser,
est grande servitude, de diverses façons.

Je ne puis ce que peut le moindre laboureur ;
800mon peuple me contraint à prendre
une autre femme, et ne cesse de clamer tout le jour ;
et le pape aussi, pour éteindre toute rancune,
y consent, j’ose m’en porter garant ;
et, pour vous dire très franchement la chose,
ma nouvelle femme est en chemin, elle arrive.

Soyez courageuse, et, sans plus, videz sa place,
et cette dot que vous m’avez apportée,
remportez-la, je vous l’accorde en grâce ;
retournez à la maison de votre père (dit-il),
810personne ne peut avoir prospérité parfaite ;

d’un cœur patient supportez, je vous le conseille,
ce coup de la fortune ou du sort. »

Et elle répondit avec soumission :
« Mon seigneur (dit-elle), je sais et j’ai toujours su
qu’entre votre magnificence
et ma pauvreté, il est impossible à quiconque
de faire comparaison, on ne le peut nier.
Je ne me suis jamais tenue digne, en aucune manière,
d’être votre épouse, non, pas même votre chambrière.

820Et dans cette maison, où vous me fîtes dame, —
j’en prends le Très-Haut à témoin,
et puisse t-il réconforter mon âme aussi sûrement que je dis vrai ! —
jamais je ne me considérai comme souveraine ou maîtresse,
mais comme l’humble servante de votre altesse,
ce que je resterai toujours, tant que durera ma vie,
plus qu’aucune autre créature humaine.

De ce que vous m’ayez si longtemps, dans votre bonté,
tenue en honneur et noblesse,
alors que je n’étais pas digne de l’être,
830j’en remercie Dieu et vous, et je le prie
de vous en récompenser : c’est tout ce que je puis vous dire.
Je retournerai volontiers chez mon père,
et j’habiterai avec lui jusqu’à la fin de mes jours.

Là où je fus élevée comme petit enfant,
jusqu’à ma mort je mènerai la vie
d’une veuve, chaste toujours, de corps et de pensée.
Car, puisque je vous ai donné ma virginité
et que je suis votre fidèle épouse, n’en doutez pas,
Dieu garde la femme d’un tel seigneur de prendre
840un autre homme comme mari ou conjoint !

Et avec votre nouvelle femme, puisse Dieu, dans sa grâce,
vous accorder bien-être et prospérité !
car je lui céderai volontiers cette place
où j’avais accoutumé d’être heureuse ;
car puisque vous, mon seigneur (dit-elle),
vous autrefois le souverain bien de mon cœur,
vous voulez que je parte, je partirai quand il vous plaira.

Mais, puisque vous m’offrez la dot
que je vous ai apportée, j’ai bien souvenance
850que c’étaient mes misérables vêtements, nullement beaux,
lesquels il me serait difficile de retrouver maintenant.
O Dieu bon ! combien doux et combien aimable
vous sembliez, de visage et de paroles,
le jour où se fit notre mariage !

Mais ce qu’on dit est vrai, — du moins je le trouve véritable,
car en effet je l’éprouve à présent —
l’amour vieilli n’est plus ce que jeune il était.
Mais soyez sûr, mon seigneur, que nulle adversité,
dût la mort s’ensuivre, ne fera jamais
860qu’en actes ou en paroles je me repente
de vous avoir donné mon cœur sans retour[546].

Mon seigneur, vous savez que, dans la maison de mon père,
vous me fîtes dépouiller mes pauvres vêtements
et m’habillâtes richement, en votre grâce.
A vous je n’apportai rien autre, je le sais,
que ma foi et mon dénûment et ma virginité.
Et maintenant je vous rends mes vêtements
ainsi que mon anneau nuptial, pour jamais.

Le reste de vos joyaux est tout prêt
870dans votre chambre, j’ose l’affirmer sans crainte.
Nue je quittai la maison de mon père (dit-elle),
et nue je dois y retourner.
A tout votre bon plaisir j’obéirai volontiers.
Cependant, j’espère que ce n’est pas votre intention
que je parte de votre palais sans une chemise.

Vous ne pouvez faire chose si déshonnête
que d’exposer, nu, au peuple, chemin faisant,
le sein même qui porta vos enfants :
aussi, je vous en prie,
880faites que je n’aille pas mon chemin comme un ver.
Souvenez-vous, mon bon seigneur tant aimé,
que j’étais votre femme, quelque indigne que je fusse.

Aussi, en échange de ma virginité
que je vous ai apportée et ne remporte pas,
daignez m’accorder, comme récompense,
une chemise comme celles que j’avais coutume de porter,
afin que j’en couvre le sein de celle
qui fut votre femme, et je prends ainsi congé
de vous, mon bon seigneur, pour ne vous point affliger. »

890« La chemise (dit-il), que tu as sur le dos,
qu’elle y reste, et emporte-la avec toi. »
Mais c’est à grand’peine qu’il put prononcer ces mots,
et il s’éloigna de douleur et de pitié.
Devant l’assistance elle se dévêt,
et en chemise, tête et pieds nus,
elle s’en va vers la maison de son père.

Le peuple la suit en pleurant le long de la route
et en maudissant la fortune, chemin faisant ;
mais elle, loin de pleurer, gardait les yeux secs,
900et, en ce moment, ne disait pas un mot.
Son père, qui avait déjà appris la nouvelle,
maudit le temps et le jour où la nature
fit de lui créature vivante.

Car, assurément, le pauvre vieillard
avait toujours eu ce mariage en soupçon ;
car il avait pensé, dès le début,
qu’une fois que le seigneur aurait satisfait son désir,
il jugerait que c’était mésalliance
en son rang que de condescendre si bas,
910et qu’il la chasserait aussi vite que possible.

A rencontre de sa fille, il se porte en hâte,
car, à la rumeur de la foule, il savait qu’elle venait,
et de ses[547] vieux habits, tels quels,
il la couvrit en pleurant amèrement.
Mais à son corps il ne les put ajuster,
car grossière était l’étoffe et vieillie
de bien des années depuis son mariage.

C’est ainsi qu’avec son père, pendant quelque temps,
habite cette fleur des patientes épouses,
920et, ni par ses paroles ni sur son visage,
en présence du peuple ou loin de tout regard,
elle ne montre qu’elle a souffert injure,
et de sa haute condition elle n’avait pas
souvenance, à en juger par son air.

Et ce n’est pas étonnant, car, dans son élévation,
son âme avait gardé simplesse et humilité :
jamais de fine bouche ou de goût délicat,
jamais de pompe ou de façons royales,
mais toujours la bénignité patiente
930d’une femme discrète et sans orgueil, toujours vénérable,
et constamment attachée et douce à son mari.

On parie de Job comme d’un modèle d’humilité,
car les clercs, quand ils le veulent, s’entendent à bien écrire,
surtout au sujet des hommes, mais, en vérité,
bien que les clercs louent assez peu les femmes,
il n’est pas d’homme qui, en humilité, puisse s’acquitter
aussi bien que les femmes, ni qui puisse être moitié si fidèle
que les femmes le sont, ou le cas est très récent[548].


[Pars sexta.]


Le comte de Panique arrivait de Bologne,
940ce dont le bruit s’est répandu parmi petits et grands,
et aux oreilles du peuple tout entier
il est revenu qu’une nouvelle marquise
l’accompagnait, en si grande pompe et richesse
que jamais, de mémoire d’homme, on n’avait vu
si noble appareil dans tout l’ouest de la Lombardie.

Le marquis, qui avait préparé et savait tout cela,
avant l’arrivée du comte envoya son messager
chercher cette simple et pauvre Grisilde,
et elle, d’une âme soumise et d’un visage heureux,
950et non pas le cœur gros de pensées irritées,

se rendit à ses ordres, et, se mettant à genoux,
respectueusement et sagement le salua.

« Grisilde (dit-il), je veux absolument
que cette jeune fille que je dois épouser
soit demain reçue aussi royalement
qu’il est possible de l’être en ma maison.
Et je veux aussi que chaque personne, à son rang,
trouve, selon ses droits, place et service
et grand plaisir, au mieux de mes moyens.

960Je n’ai point de femmes capables, je le crains,
de mettre en ordre les chambres
comme je le voudrais : aussi souhaiterais-je
te charger de tout cet arrangement ;
depuis longtemps, en outre, tu connais tous mes désirs :
bien que tes vêtements soient laids et mal en point,
tu pourras, à tout le moins, t’acquitter de ce devoir. »

« Non seulement, seigneur, serai-je heureuse (dit-elle),
de faire comme il vous plaira, mais je désire en outre
vous servir et vous plaire en ma condition
970sans faiblir[549], et ainsi ferai je toujours.
Et jamais, en advienne bonheur ou malheur,
les sentiments de mon cœur ne cesseront
de vous aimer plus que tout, de toutes mes pensées fidèles ».

Et, ce disant, elle se mit à nettoyer la maison,
à placer des tables et à faire des lits,
s’efforçant de peiner le plus possible,
exhortant les chambrières, pour l’amour de Dieu,
à se hâter, à balayer et secouer au plus vite ;
et elle, de toutes la plus laborieuse,
980a mis en ordre les chambres et aussi la grande salle.

Vers la troisième heure arriva le comte,
amenant avec lui les deux nobles enfants :
alors le peuple accourut voir le spectacle
de leur appareil, si richement ordonné.
Et, aussitôt, tous de se dire entre eux

que Gualtier n’était pas un sot d’avoir voulu
changer de femme, puisque c’était pour le mieux.

Car elle est plus belle, leur semble-t-il à tous,
que ne l'était Grisilde, et d’un âge plus tendre ;
990et d’elle viendraient des fruits plus beaux
et plus charmants à cause de sa haute lignée ;
son frère aussi était si beau de visage
que le peuple prend plaisir à les voir
et loue maintenant la conduite du marquis.

L’auteur[550], — « O peuple tempétueux, inconstant et toujours infidèle,
toujours irréfléchi et changeant comme girouette,
et te plaisant toujours aux bruits qui sont nouveaux !
semblable à la lune, tu crois et décrois sans cesse ;
tu abondes en caquets qu’un liard[551] paierait trop cher ;
1000ton jugement est faux, ta constance supporte mal l’épreuve ;
bien fol est qui se fie à toi ! »

Ainsi parlaient les gens sérieux de cette ville,
tandis que la foule regardait, avide
et tout aise de la seule nouveauté
d’avoir une nouvelle souveraine en ses murs.
Mais, de cela je ne veux plus faire mention,
et je reviens maintenant à Grisilde,
pour raconter sa constance et ses soucis. —

Fort occupée était Grisilde à toutes les choses
1010qui se rapportaient au festin.
Elle n’était nullement humiliée par ses habits,
bien qu’ils fussent grossiers et aussi quelque peu déchirés.
Mais, d’un visage heureux, elle est allée à la porte,
avec d’autres personnes, pour saluer la marquise,
et après cela elle a repris ses occupations.

Elle reçoit les invités d’un air si heureux
et de façon si entendue, chacun selon son rang,

qu’aucune erreur ne se peut apercevoir ;
et tous se demandent qui peut bien être celle
1020qui, sous ses pauvres habits,
sait faire les honneurs avec tant de cérémonie,
et l'on donne de justes éloges à sa sagesse[552].

Et pendant tout ce temps elle ne cessait
de louer la jeune fille et aussi le frère,
de tout son cœur et dans une intention bienveillante,
à tel point que ses éloges ne pouvaient être surpassés.
Mais enfin, lorsque les gentilshommes allèrent
prendre place à table, le marquis se mit à appeler
Grisilde, qui était occupée dans la grande salle.

1030« Grisilde (dit-il) comme pour se jouer,
comment te plaît ma femme et sa beauté ? »
« Fort bien, mon seigneur (répondit-elle), car, par ma foi,
jamais ne vis-je plus beau visage que le sien.
Je prie Dieu qu’il lui accorde prospérité,
et j’espère aussi qu’à vous il enverra
plaisir en suffisance jusqu’à la fin de vos jours.

D’une chose je vous supplie et vous avertis aussi :
ne harcelez point des piqûres du tourment
cette tendre jeune fille, comme vous l’avez fait à d’autres[553],
1040car elle a été nourrie et élevée
plus délicatement et je crois
qu’elle ne pourrait pas endurer l’adversité
aussi bien que le peut créature pauvrement élevée. »

Et lorsque Gualtier vit sa patience,
son visage heureux et son cœur sans rancune,
alors qu’il lui avait si souvent fait injure,
tandis qu’elle restait ferme et constante comme un mur,
sans jamais se départir de son innocence, —
alors cet opiniâtre marquis se disposa en son cœur
1050à prendre en pitié sa fidélité d’épouse.

« Voilà qui suffit, ma Grisilde (dit-il) :
n’aie plus de crainte ou de mécontentement ;
ta foi et ta bénignité
je les ai éprouvées, autant que femme le fut jamais,
en haute condition et sous de pauvres habits.
Maintenant je connais, ma chère femme, ta constance ; »
et, la prenant dans ses bras, il lui donna un baiser.

Et elle, de surprise, en devint insensible
et n’entendit pas les mots qu’il lui disait ;
1060elle semblait s’éveiller en sursaut d’un sommeil
et à la longue elle sortit de sa stupeur :
« Grisilde (dit-il), par Dieu qui mourut pour nous,
tu es mon épouse et je n’en ai point d’autre
ni n’en eus jamais, par mon âme que Dieu sauve !

Voici ta fille que tu pensais
devoir être ma femme ; cet autre, sur ma foi,
sera mon héritier, comme je me le suis toujours proposé :
tu l’as porté en ton corps, sans nul doute.
A Bologne je les ai fait garder en secret :
1070reprends-les, car maintenant tu peux dire
que tu n’as perdu ni l’un ni l’autre de tes deux enfants.

Et les gens qui ont dit autre chose de moi,
je les avertis que j’ai fait cette action
nullement par méchanceté et par cruauté,
mais pour éprouver en toi tes vertus de femme
et non pas pour tuer mes enfants, à Dieu ne plaise !
mais pour les tenir en secret et cachette
jusqu’à ce que je connusse ta pensée et toute ton âme. »

Ce qu’entendant, elle tombe en défaillance[554]
1080sous le coup de cette joie douloureuse, puis, reprenant ses sens,
elle appelle ses deux jeunes enfants vers elle,
et dans ses bras, pleurant à faire pitié,
elle les serre, et, les baisant tendrement

et maternellement, de ses larmes amères
elle baigne et leur visage et leurs cheveux.

Oh ! qu’il faisait pitié de la voir
s’évanouir, et d’entendre son humble voix !
« Grand merci, mon seigneur, je vous sais gré (disait-elle),
de m’avoir conservé mes enfants chéris !
1090Maintenant, peu m’importe de mourir ici même ;
puisque vous me gardez votre amour et votre grâce,
je n’ai cure de mourir, vienne l’heure de rendre l’esprit !

O mes tendres, mes chers, mes jeunes enfants aimés,
votre mère affligée était trop persuadée
que des chiens cruels ou une hideuse vermine
vous avaient dévorés ; mais Dieu, dans sa merci,
et votre bienveillant père, tendrement
vous ont fait garder », et, en ce même instant,
tout soudain, elle chut à terre, évanouie.

1100Et, dans sa pâmoison, elle tenait si fort
ses deux enfants qu’elle avait embrassés,
que ce ne fut pas sans grande adresse et grande difficulté
qu’on put arracher ces enfants de ses bras.
Oh, que de larmes sur maint visage ému
coulaient parmi les assistants :
c’est à peine s’ils pouvaient rester auprès d’elle.

Gualtier la réconforte et calme son chagrin ;
elle sort, étourdie, de sa torpeur,
et tout le monde, l’appelant a la joie, lui fait fête,
1110si bien qu’elle finit par reprendre contenance.
Gualtier s’empresse si fidèlement à lui plaire
qu’il était délicieux de voir le doux accueil,
qu’ils se faisaient, maintenant qu’ils étaient réunis.

Ses dames, lorsqu’elles en virent le moment,
la prirent, et, la conduisant dans sa chambre,
la dépouillèrent de ses grossiers habits,
et, vêtue d’un drap d’or éclatant,
avec une couronne semée de riches pierreries
sur la tête, la menèrent dans la grande salle
1120où elle reçut les honneurs qui lui étaient dus.

Ainsi se terminent heureusement les tristesses de cette journée,
car tous, hommes et femmes, font de leur mieux
pour finir ce jour en réjouissances et gaieté
jusqu’à l’heure où apparaissent au ciel les claires étoiles.
Car plus solennelle aux yeux de tous
était cette fête et de plus grande dépense
que ne l’avait été le festin de ses noces.

Pendant bien des années de haute prospérité
vécurent ces deux époux en concorde et repos,
1130et richement il maria sa fille
à un seigneur, l’un des plus nobles
de toute l’Italie ; et puis en paix et repos
il nourrit à sa cour le père de sa femme,
jusqu’à ce que l’âme s’évanouit du corps du vieillard.

Son fils succède à son héritage
en repos et paix, après la mort de son père ;
et lui aussi fut heureux en mariage,
mais ne mit pas sa femme à grande épreuve.
Le monde n’est pas aussi fort, on ne peut le nier,
1140qu’il l’était au vieux temps de jadis :
écoutez donc ce que mon auteur[555] dit là-dessus.

Cette histoire est racontée, non pas pour que les épouses
imitent Grisilde dans son humilité,
car elles ne pourraient le supporter, le voulussent-elles ;
mais pour que chacun de nous, en sa condition,
soit ferme dans l’adversité
comme le fut Grisilde : c’est pour cela que Pétrarque a écrit
cette histoire qu’il a rédigée dans le grand style.

Car, puisqu’une femme fut si patiente
1150envers un homme mortel, bien plus encore devons-nous
prendre en gré tout ce que Dieu nous envoie,
car il est bien juste qu’il éprouve sa créature.
Mais jamais il ne tente l’homme qu’il racheta,
comme le dit saint Jacques, si vous lisez son épltre[556] ;
seulement il nous éprouve tous les jours, sans aucun doute,

et, comme discipline, il souffre
que l’âpre fouet de l’adversité
bien souvent s’abatte sur nous de diverses manières ;
non point pour mieux connaître notre âme, car, certes,
1160même avant notre naissance, il connaissait toute notre fragilité,
et c’est toujours pour notre bien qu’il nous gouverne :
vivons donc en vertueuse patience[557].

Mais un mot encore, messires, avant que j’en finisse :
il serait fort difficile de trouver aujourd’hui
dans une ville entière deux ou trois Grisildes
car, si on les mettait à de telles épreuves[558],
l’or qu’elles contiennent a maintenant si mauvais alliage
de cuivre que, quelque belle que soit cette monnaie à la vue,
elle se briserait en deux plutôt que de plier.

1170Aussi, pour l’amour de la bourgeoise de Bath,
que Dieu garde — et toutes ses adeptes —
en haute maîtrise, autrement serait-ce dommage, —
je vais, d’un cœur joyeux, frais et vert,
vous dire une chanson qui vous réjouira, je pense,
et brisons là tout propos trop sérieux : —
Écoutez ma chanson qui s’exprime de cette manière.


L’envoi de Chaucer.


Grisilde est morte, sa patience avec elle,
et toutes deux ensemble sont enterrées en Italie :
aussi proclamé-je devant cette assistance
1180qu’aucun mari n’ait l’audace d’assaillir
la patience de sa femme, dans l’espoir de trouver
celle de Grisilde, car, pour certain, il échouerait.

O nobles femmes, pleines de haute sagesse,
que jamais l’humilité ne vous cloue la langue,
et que pas un clerc ne prenne occasion ou soin
d’écrire sur vous histoire tant merveilleuse
que celle de Grisilde patiente et bonne :

autrement Chichevache[559] vous engloutirait dans ses entrailles !
Imitez l’écho qui ne garde pas le silence,
1190mais répond toujours comme contre-taille[560] ;
ne soyez point victimes de votre innocence,
mais prenez vigoureusement en main le gouvernail.
Imprimez bien cette leçon dans votre esprit,
puisqu’elle peut servira l’intérêt commun.

O maîtresses femmes, tenez-vous sur la défensive,
puisque vous êtes fortes comme l’est un grand chameau ;
ne souffrez pas qu’un homme vous fasse offense ;
et vous, faibles femmes, impuissantes à la bataille,
soyez ardentes comme l’est un tigre là-bas, dans l’Inde :
1200jasez comme cliquet de moulin, je vous le conseille.

Ne le crains pas, ne lui aie point de respect :
car, même si ton mari est armé de mailles,
les flèches de ton éloquence acerbe
lui perceront la poitrine et même le ventail[561] ;
tiens-le aussi, je te le conseille, par la jalousie,
et tu le feras se tapir comme caille.

Si tu es jolie, en présence des gens
montre ton visage, étale ta toilette ;
si tu es laide, sois large dans ta dépense,
1210travaille toujours à te faire des amis ;
sois toujours aussi joyeuse et légère que feuille de tremble[562],
et laisse-le se ronger et pleurer, se tordre les mains et gémir !


Ici finit le conté du Clerc d’Oxford.




Le Conte du Marchand


Le Prologue du Marchand.



« Pleurs, gémissements, soucis et chagrins de toute sorte
je sais bien ce que c’est, le soir comme le matin
(dit le Marchand) ; et c’est le cas de bien d’autres
qui sont mariés, je suis porté à le croire,
car je sais bien qu’il en est ainsi pour moi.
J’ai une femme, la pire qui soit au monde ;
si le diable était marié avec elle,
1220c’est elle qui aurait le dessus, je le jure.
À quoi bon vous dire en détail
toute sa méchanceté ? C’est une mégère de tout point.
Il y a en long et en large belle différence
entre la grande patience de Griselidis
et l’extrême cruauté de ma femme.
Si j’en étais délivré, aussi vrai que Dieu bénisse mon bien !
jamais plus je ne retomberais dans le piège.
Nous autres, hommes mariés, nous vivons en peine et souci.
En essaie qui voudra, et il verra
1230que je dis vrai, par saint Thomas de l’Inde,
du moins pour la plupart, je ne dis pas tous ;
à Dieu ne plaise qu’il en soit ainsi !
Ah ! messire l’hôte, je suis marié
depuis deux mois, sans plus, pardi,
et pourtant, je crois que celui qui toute sa vie
est resté garçon, quand même on le percerait
jusqu’au cœur, ne pourrait en aucune manière
parler de peines pareilles à celles que dès maintenant
je pourrais dire, à cause de la maudite méchanceté de ma femme. »
1240« Or donc (dit notre hôte), Marchand, Dieu vous bénisse,
puisque vous connaissez tant de choses là-dessus,
instamment je vous prie de nous en faire part. »
« Très volontiers (dit-il), mais de mon propre chagrin,
tant mon cœur a de peine, je ne peux parler davantage. »


Ici commence le Conte du Marchand.[563]


Jadis résidait en Lombardie
un digne chevalier qui était natif de Pavie
où il vivait en grande prospérité,
et soixante ans il vécut non marié,
et tout ce temps chercha le plaisir de son corps
1250auprès des femmes, selon que le portait son appétit,
comme font ces fous qui vivent dans le siècle.
Et quand il eut passé soixante ans,
fut-ce dévotion ou radotage,
je ne puis dire, mais un tel désir
prit ce chevalier d’être marié
que jour et nuit il fit tout ce qu’il put
pour apercevoir où il pourrait se marier,
priant notre Seigneur de lui faire cette grâce, qu’il
pût un jour connaître la benoîte vie
1260qui est celle d’un mari avec son épouse,
et vivre dans ce lien sacré
par lequel, au commencement, Dieu unit l’homme et la femme.
« Nulle autre vie (disait-il) ne vaut un pois chiche,
car l’état de mariage est si plaisant et pur
qu’en ce monde il est un paradis. »
Ainsi parlait ce vieux chevalier qui était si sage.
Et certainement, vrai comme Dieu est roi,
prendre femme est chose glorieuse,
et surtout quand un homme est vieux et chenu,
1270alors une femme est le fruit de son trésor[564] ;
c’est alors qu’il lui faut prendre femme jeune et belle
de qui il puisse engendrer un héritier
et vivre en joie et en soûlas,

tandis que les vieux garçons chantent « Hélas ! »
quand ils rencontrent quelque adversité
dans leurs amours, qui ne sont que vanité puérile,
et vraiment il convient bien qu’il en soit ainsi,
que les célibataires aient souvent peine et souci ;
sur un sol instable ils bâtissent, et c’est instabilité
1280qu’ils trouvent, alors qu’ils croient trouver sécurité.
Ils vivent comme oiseaux ou comme bêtes,
en liberté, sans nulle contrainte,
tandis qu’un époux dans l’état de mariage
mène vie heureuse et ordonnée,
lié sous le joug du mariage ;
son cœur peut à bon droit déborder de joie et d’allégresse.
Car qui peut être aussi soumis qu’une épouse,
qui est aussi fidèle et si diligent en même temps
à veiller sur lui, malade ou bien portant, que l’est sa femme ?
1290Dans l’heur ou le malheur, elle ne l’abandonne pas.
Elle ne se lasse pas de l’aimer et servir,
fût-il alité, impotent, jusqu’à ce qu’il meure.
Pourtant certains clercs disent qu’il n’en est pas ainsi ;
et de ceux-là Théophraste[565] en est un.
Qu’importe s’il plaît à Théophraste de mentir ?
« Ne prends pas femme (dit-il), pour tenir ta maison ;
pour ce qui est d’épargner dans ton ménage la dépense,
un serviteur fidèle met plus de diligence
à conserver ton bien que ne le fait ta propre femme :
1300car elle réclamera moitié pour elle toute sa vie,
et si tu tombes malade, sur mon salut je te le dis,
tes vrais amis ou un valet fidèle
te soigneront mieux que celle qui guette sans cesse
ton bien, et l’attend depuis de longs jours,
et si tu prends une femme en ta garde,
bien aisément tu peux être cocu. »
Cette sentence, et cent autres choses pires,
cet homme les écrit, Dieu pour cela maudisse ses os !
Mais ne prends pas garde à de telles sottises ;
1310défie Théophraste et crois-moi.
Une femme est un don de Dieu, en vérité ;

tous les autres dons ou presque,
tels que terres, rentes, pâtures, droits seigneuriaux[566],
ou biens meubles, tous sont dons de la fortune,
qui passent comme une ombre sor un mur.
Mais assurément, si je peux parler franc,
une femme demeure, et dans ta maison restera,
et plus longtemps que tu ne voudrais, par aventure.
Le mariage est un très grand sacrement.
1320Celui qui n’a pas de femme, je le tiens pour misérable,
il vit sans aide et tout désolé ;
je parle des gens de l’état séculier.
Et écoutez pourquoi (je ne dis pas cela sans raison)
la femme est pour l’aide de l’homme créée.
Le Très Haut, quand il eut fait Adam,
et le vit tout seul, le ventre nu,
Dieu dans sa grande bonté dit alors :
« Faisons à cet homme un aide
semblable à lui », et alors il créa pour lui Eve.
1330Par là vous pouvez voir, et par là vous pouvez prouver
que la femme est l’aide de l’homme et sa consolation,
son paradis terrestre et sa joie,
tant elle est obéissante et vertueuse
qu’ils ne peuvent que vivre en parfaite union.
Ils sont même chair, et une même chair, je présume,
n’a qu’un seul cœur, dans l’heur ou la détresse.
    Une femme ! ah ! Sainte Marie, benedicite !
comment éprouverait-il aucune adversité, l’homme
qui a une femme ? Certes, je ne puis le dire.
1340Le bonheur qui existe entre eux deux,
nulle langue ne peut le dire, nul cœur l’imaginer.
S’il est pauvre, elle l’aide à travailler ;
elle ménage son bien, et ne gaspille rien,
tout ce que son mari désire, elle le veut aussi.
Elle ne dit pas une fois : « Non », quand il dit : « Oui ».
« Fais ceci », dit-il. « Tout de suite, seigneur», dit-elle.
O bienheureux et précieux état de mariage,
tu es si plaisant, et si vertueux aussi,
et si recommandé, si approuvé avec cela,

1350que tout homme qui estime qu’il vaut un poireau,
sur ses genoux nus, devrait toute sa vie
remercier son Dieu qui lui a envoyé une femme,
ou autrement prier Dieu de lui envoyer
une femme, qu’il conserve jusqu’à la fin de ses jours.
Car dès lors sa vie est mise en sécurité,
il ne peut plus être trompé, j’imagine,
pourvu qu’il agisse d’après l’avis de sa femme ;
alors il peut hardiment porter haut la tête ;
elles sont si fidèles et en même temps si avisées ;
1360c’est pourquoi, si tu veux agir en sage,
fais toujours comme les femmes te conseilleront.
Vois comment Jacob, ainsi que lisent les clercs,
d’après le sage conseil de sa mère Rébecca,
se mit la peau d’un chevreau autour du cou
et par là gagna la bénédiction de son père.
Vois Judith, comme l’histoire aussi peut le dire :
par sage conseil elle préserva le peuple de Dieu,
et tua Holopherne tandis qu’il dormait.
Vois Abigail[567], comment par bon conseil elle
1370sauva son mari Nabal, au moment où
il allait être tué, et vois Esther aussi :
par bon conseil, elle délivra du malheur
le peuple de Dieu, et fit que Mardochée
fut par Assuérus élevé très haut.
Il n’y a rien au degré superlatif,
comme dit Sénèque, au-dessus d’une humble femme.
Supporte la langue de ta femme, comme le conseille Caton ;
elle commandera, et tu le souffriras,
et pourtant elle obéira par courtoisie,
1380Une femme est la gardienne de ton ménage ;
un malade peut bien se lamenter et pleurer
là où il n’est pas de femme pour tenir la maison.
Je t’en avertis, si sagement tu veux agir,
aime bien ta femme, comme le Christ aime son église.
Si tu t’aimes toi-même, tu aimeras ta femme ;
nul homme ne hait sa propre chair, mais pendant sa vie
il la nourrit, et en conséquence, je t’en conjure,

chéris ta femme, ou jamais tu ne prospéreras.
Mari et femme, quoi qu’on dise pour gaber ou rire,
1390entre les gens de ce monde ont pris la voie sûre ;
ils sont si bien unis, que nul mal ne leur peut advenir,
et surtout du côté de la femme.
Et c’est pourquoi ce Janvier, dont j’ai parlé,
a considéré, sur ses vieux jours,
la vie délicieuse et la paix vertueuse
qu’il y a dans le mariage doux comme miel,
et il envoya un jour quérir ses amis
pour leur dire l’effet de sa réflexion.
D’un visage grave il leur fit son récit.
1400Il leur dit : « Amis, je suis vieux et chenu,
et presque, Dieu le sait, sur le bord de la tombe.
A mon âme il me faut un peu penser.
J’ai follement dépensé mon corps ;
béni soit Dieu ! cela sera réparé,
car, par ma foi, j’entends me marier,
et cela bientôt, en toute la hâte que je pourrai,
avec quelque pucelle belle et d’âge tendre.
Je vous en prie, arrangez mon mariage
tout de suite, car je ne veux pas attendre ;
1410et je vais chercher à découvrir, de mon côté,
à qui je puis me marier promptement.
Mais étant donné que vous êtes plus que moi,
vous devez trouver ce que je cherche plus tôt
que moi, et où il convient le mieux que je m’aille.
Mais d’une chose je vous préviens, mes chers amis,
je ne veux d’une vieille femme, en aucune façon ;
elle ne doit pas avoir passé vingt ans, certes ;
vieux poisson et jeune chair, voilà ce que je préfère.
Mieux vaut (dit-on) brochet que brocheton,
1420et meilleur que le vieux bœuf est le tendre veau.
Je ne veux pas d’une femme qui ait trente ans d’âge,
ce n’est que tige de fèves séchée, et grand fourrage.
Et puis, quant aux vieilles veuves, Dieu le sait,
celles-là apprennent tant de malices sur le bateau de Wade[568],

tant de méchants tours et retours, quand il leur plaît,
qu’avec elles je ne vivrais jamais tranquille.
Car plusieurs écoles rendent les clercs subtils ;
femme qui fut à mainte école est la moitié d’un clerc.
Mais, en vérité, une jeunesse on peut la former,
1430tout comme on peut façonner la cire chaude avec les mains.
C’est pourquoi, je vous le dis tout net, en un mot,
je ne veux pas d’une vieille femme pour cette raison.
Car s’il arrivait que j’aie la malchance
de ne pouvoir avec elle trouver nul plaisir,
alors je mènerais une vie d’adultère,
et j’irais droit au diable, quand je mourrai.
D’elle je n’engendrerais point d’enfants ;
pourtant j’aimerais mieux être mangé des chiens
que de laisser mon héritage tomber
1440en mains étrangères, et cela je vous le dis à tous.
Je ne radote pas, je sais pourquoi
les hommes doivent se marier, et de plus je sais
que maints hommes parlent du mariage
qui ne savent pas plus que mon page
pour quelles raisons un homme doit prendre femme.
S’il ne peut mener une vie chaste,
qu’il prenne femme avec grande dévotion
en vue de légitime procréation
d’enfants, pour l’honneur de Dieu là-haut,
1450et non pas seulement par désir et passion ;
mais pour ce que l'on doit éviter la luxure
et payer ses dettes quand elles sont échues ;
ou encore afin que chacun des deux époux aide l’autre
dans le malheur, comme une sœur aide son frère,
et vive en chasteté bien saintement.
Mais, messires, avec votre congé, ce dernier n’est pas mon cas,
car, Dieu merci, j’ose m’en vanter,
je sens mes membres forts et capables
de faire tout ce qui appartient à l’homme ;
1460je sais mieux que personne ce que je puis faire.

Bien que je sois tout blanc, je suis comme un arbre
qui fleurit avant de porter fruit.
Un arbre en fleurs n’est ni sec ni mort
Je ne me sens nulle part blanc que sur ma tête ;
mon cœur et tous mes membres sont aussi verts
que le laurier que l’on voit vert toute l’année
et puisque vous avez entendu tout mon dessein
je vous prie de consentir à ce que je veux. »
Divers amis diversement lui citèrent
1470sur le mariage maints exemples anciens.
D’aucuns blâmèrent le mariage, d’autres le louèrent, certes,
mais enfin, pour être bref,
comme toujours se produit une altercation
entre amis dans les disputoisons,
il advint une querelle entre ses deux frères
dont l’un se nommait Placebo[569]
et Justinus en vérité était le nom de l’autre.
Placebo dit, « O Janvier, mon frère,
vous n’aviez guère besoin, mon cher seigneur,
1480de demander le conseil d’aucun de ceux qui sont céans,
n’était que vous êtes si plein de sagesse
qu’il ne vous plaît, dans votre haute prudence,
de vous écarter de la parole de Salomon.
Cette parole dit à un chacun de nous :
« Ne fais rien sans conseil (ainsi dit-il),
et tu ne te repentiras pas de ce que tu auras fait[570] ».
Mais quoique Salomon ait dit cette parole,
mon bien cher frère et mon seigneur,
vrai comme je prie Dieu de conduire mon âme au repos,
1490je tiens que votre propre conseil est le meilleur.
Car, mon frère, écoutez mon opinion :
j’ai été homme de cour toute ma vie,
et, Dieu le sait, si indigne que je sois,
j’ai occupé un rang très élevé
près de seigneurs de très haute condition,
pourtant avec aucun d’eux je n’eus jamais de querelle ;
je ne les ai jamais contrariés, en vérité.
Je sais bien que mon seigneur en sait plus long que moi.

Ce qu’il dit, je le tiens pour ferme et assuré ;
1500je dis donc même chose, ou bien chose semblable.
Bien fol est le conseilleur
qui sert un seigneur haut et puissant
et ose présumer, ou même penser,
que son conseil surpasse l’esprit de son maître.
Non, les seigneurs ne sont pas des sots, sur ma foi !
Vous ayez vous-même montré ici aujourd’hui
un si haut jugement, si saintement et si bien,
que j’approuve et confirme en tout point.
toutes vos paroles, et votre opinion.
1510Par Dieu, il n’est homme en toute cette ville,
ni dans toute l’Italie, qui eût su mieux dire ;
le Christ se tient pour satisfait de votre décision.
Et vraiment, c’est marque d’un grand cœur,
chez un homme avancé en âge,
que de prendre une jeune femme ; par mes ancêtres,
vous avez le cœur monté à un joyeux cran.
Faites donc en cette affaire juste comme il vous plaît,
car finalement je tiens que cela est le mieux. »
Justinus, qui, tout ce temps, siégeait et écoutait en silence,
1520en cette manière répondit à Placebo :
« Maintenant, mon frère, soyez patient, je vous prie,
puisque vous avez parlé, et écoutez ce que je vais dire.
Sénèque, entre autres paroles sages,
dit qu’un homme doit bien aviser
à qui il donne sa terre ou son chatel[571].
Or, puisque je dois bien aviser
à qui je donne mon bien,
bien plus encore dois-je aviser
à qui je donne mon corps ; car en tout temps,
1530je vous en avertis, ce n’est pas jeu d’enfants
que prendre une femme sans avisement.
On doit s’enquérir, tel est mon sentiment,
si elle est sage, ou sobre, ou biberonne,
ou orgueilleuse, ou encore si elle ne serait point une mégère,
femme grondeuse, ou dépensière de ton bien ;
si elle est riche ou pauvre, ou encore furieuse virago.

Bien que personne ne puisse trouver
en ce monde un être qui trotte bien de tout point,
homme ou bête, tel qu’on pourrait l’imaginer,
1540néanmoins, il devrait suffire,
chez une femme, qu’elle ait
plus de bonnes qualités que de vices ;
et tout cela demande loisir pour s’enquérir.
Car Dieu le sait, j’ai pleuré maintes larmes,
à part moi, depuis que j’ai une femme ;
vante qui voudra la vie d’un homme marié,
certes, je n’y trouve que dépenses et souci,
et observances, de tout plaisir dénuées,
et pourtant, Dieu le sait, mes voisins d’alentour,
1550et notamment maintes et maintes femmes,
disent que j’ai l’épouse la plus constante
et aussi la plus douce qui soit en vie.
Mais je sais mieux que personne où mon soulier me blesse.
Vous pouvez, pour ce qui est de moi, faire à votre guise ;
mais avisez bien, vous qui êtes homme d’âge,
comment vous contracterez mariage
et surtout avec femme jeune et belle.
Par Celui qui a fait l’eau, la terre, et l’air,
l’homme le plus jeune qui soit en toute cette assemblée
1560a bien assez à faire pour réussir
à garder sa femme pour lui seul, croyez-moi.
Vous ne lui plairez pas trois années pleines,
c’est-à-dire vous ne lui donnerez pas tout son plaisir.
Une femme réclame maintes observances.
Je vous prie de ne point prendre mal mes paroles. »
« Eh bien (dit Janvier) as-tu dit ?
Foin de ton Sénèque et de tes proverbes.
Je n’estime pas tant qu’un panier plein d’herbes
tous ces termes d’école ; de plus sages que toi,
1570comme tu l’as entendu, approuvaient tout à l’heure
mon dessein ; Placebo, que dites-vous ? »
« Je dis que c’est homme maudit (dit-il),
celui qui s’oppose au mariage, en vérité ! »
Et sur ce mot, ils se lèvent soudain,
et tous approuvent pleinement qu’il
se marie quand il lui plaira et où il voudra.

    Son imagination excitée et son ardeur extrême
de jour en jour font entrer plus avant, en l’âme
de Janvier, son désir de mariage.
1580Maintes belles femmes, et maints beaux visages
passent à travers son cœur, nuit après nuit ;
comme qui prendrait un miroir poli et brillant
et le mettrait sur la place du marché,
verrait alors maintes images passer
dans son miroir ; de la même manière
Janvier, en son esprit, se mit à songer
aux jeunes filles qui demeuraient dans le voisinage.
Il ne savait où se fixer,
car si l’une avait la beauté du visage,
1590une autre s’était si bien concilié les bonnes grâces de toutes gens
par son sérieux et sa bénignité
qu’elle avait pour elle, par-dessus toutes, la voix du monde.
Quelques-unes étaient riches et avaient mauvais renom.
Mais néanmoins, mi-sérieux, mi par jeu,
à la fin il arrêta sa pensée sur une,
et laissa toutes les autres sortir de son cœur,
et il la choisit de sa propre autorité ;
car l’amour toujours est aveugle, et ne peut voir.
Et quand on l’avait porté dans son lit,
1600il se mettait à portraire, en son cœur et sa pensée,
sa fraîche beauté, et son âge tendre ;
sa taille mince, ses bras longs et fins,
sa sage gouvernance, sa gentillesse,
son gracieux déport, et son sérieux.
Et quand il eut condescendu vers elle,
il pensa que son choix ne pouvait être amendé,
car quand il eut ainsi conclu lui-même,
il pensa que le jugement de tous lui donnerait même conseil,
et qu’il était impossible d’objecter rien
1610à son choix ; telle était son idée.
Il envoya chercher ses amis, avec requête instante,
et les pria de lui faire le plaisir
de venir en hâte le trouver ;
il voulait abréger leurs recherches à tous.
Plus ne leur est besoin pour lui de courir à pied ou à cheval,
il avait trouvé où se fixer.

Placebo vint, et bientôt aussi ses amis,
et d’abord il leur demanda à tous cette grâce
que nul d’entre eux n’argumentât
1620contre le propos qu’il avait formé.
« Ce propos était agréable à Dieu (dit-il),
et le fondement même de sa prospérité. »
Il dit qu’il y avait dans la ville une jouvencelle
qui de beauté avait grand renom,
encore qu’elle fût de modeste condition ;
pour lui, sa jeunesse et sa beauté suffisaient
Cette jouvencelle, disait-il, il la voulait pour femme,
pour mener dans l’aise et la sainteté sa vie.
Et Dieu soit loué ! il pourra l’avoir toute à lui,
1630et nul homme de son bonheur n’aura part.
Et il les pria de l’aider en cette affaire,
et de faire si bien qu’il ne manquât pas de réussir ;
car alors, (disait-il), son esprit serait à l'aise.
« Alors (dit-il) rien ne pourra me faire déplaisir,
sauf une seule chose qui tourmente ma conscience,
et cette chose je veux l’exposer en voire présente.
J’ai (dit-il) entendu dire, il y a bien longtemps,
que personne ne peut avoir deux bonheurs parfaits,
à savoir, sur terre et aussi dans le ciel.
Car, bien qu’il se garde des sept péchés,
1640et même de toute branche de cet arbre[572],
pourtant il y a si parfaite félicité,
et tant d’aise et plaisir dans le mariage,
que je reste épouvanté, dans le grand âge où je suis,
à l'idée que je vais mener une vie si heureuse,
si délicieuse, sans chagrin ni querelle,
et que je vais avoir mon paradis sur cette terre.
Car puisque le vrai ciel s’achète si cher
par tribulations et grande pénitence,
1650comment donc pourrais-je, moi qui vis en telle félicité,
comme le font tous les maris avec leurs femmes,
parvenir au bonheur là où Christ vit éternellement ?
C’est là ma crainte, et vous, mes deux frères,

résolvez-moi cette question, je vous prie. »
Justinus, qui détestait sa folie,
répondit aussitôt, plein de moquerie,
et comme il voulait abréger sa longue histoire,
il ne voulut alléguer aucune autorité
mais dit : « Messire, s’il n’est d’obstacle
1660que celui-là, Dieu, par grand miracle,
dans sa miséricorde, peut pour vous faire en sorte
que, même avant de tenir votre droit de la sainte Église,
vous ayez regret du mariage
dans lequel, dites-vous, il n’est ni chagrin ni querelle.
Et aussi bien, à Dieu ne plaise qu’il n’envoie
à un homme marié la grâce de se repentir
bien plus souvent qu’à un célibataire !
Et par conséquent, messire, voici le meilleur avis que je sache :
ne vous désespérez pas, mais ayez en mémoire
1670que par aventure elle peut être votre purgatoire.
Peut-être sera-t-elle l’instrument de Dieu, le fouet de Dieu
qui fera sauter votre âme jusqu’au ciel,
plus vite que la flèche ne quitte l’arc !
J’espère que, grâce à Dieu, plus tard vous saurez
qu’il n’est assez grande félicité
en mariage, et qu’il n’en sera jamais assez
pour faire obstacle à votre salut,
pourvu que vous usiez, comme c’est sagesse et raison,
des désirs de votre femme avec modération,
1680et que vous ne lui complaisiez pas trop amoureusement,
et que vous vous gardiez aussi d’autre péché.
J’ai dit mon dire, car mon esprit est pauvre.
N’ayez de crainte là-dessus, mon bon cher frère. »
— Mais laissons là ce sujet.
La femme de Bath, si vous avez bien compris,
à propos de mariage, sujet dont nous traitons,
nous a exposé de bien bonnes choses en peu de mots[573]. —
« Maintenant, portez-vous bien, Dieu vous ait en sa grâce. »

Et sur ce mot Justin et son frère[574]
1690ont pris congé, et chacun d’eux prit congé de l’autre.

Donc, ayant vu qu’il fallait qu’il en fût ainsi,
ils firent en sorte, par subtile et sage entremise,
que cette jouvencelle, qui s’appelait Mai,
aussi promptement que faire se pouvait,
fût mariée à Janvier.
Je pense que ce serait trop vous retarder
si je vous parlais de tous les écrits et contrats
par lesquels elle reçut en douaire la terre de Janvier,
ou si je vous décrivais tout son riche trousseau.
1700Mais enfin est venu le jour
où à l’église tous deux se sont rendus
pour recevoir le saint Sacrement du mariage.
Voici venir le prêtre, l’étole autour du cou,
et il lui recommande d’être comme Sara et Rebecca
en sagesse et fidélité conjugale,
et dit ses oraisons, comme d’usage,
et signa les époux, et pria Dieu de les bénir,
et fit tout le nécessaire avec la religion.
Ainsi les voilà mariés avec solennité,
1710et au festin ils prennent place, elle et lui,
avec autres convives d’importance, à la table haute.
Tout plein de joie et d’allégresse est le palais,
et plein d’instruments, et des victuailles
les plus recherchées de toute l’Italie.
En face d’eux étaient tels instruments de musique
que ni Orphée, ni Amphion de Thèbes
ne firent jamais pareille mélodie ;
à chaque service résonnaient accords de ménestrels,
tels que n’en fit jamais la trompette de Joab[575] ;
1720et Theodomas[576] ne fit jamais musique moitié si claire
à Thèbes quand la ville était en péril ;
Bacchus leur verse du vin à la ronde
et Vénus rit à chacun ;
car Janvier est devenu son chevalier,

et a voulu essayer tour à tour son courage
dans la liberté, et aussi dans le mariage ;
son brandon à la main
elle danse devant l’épousée et toute l’assemblée.
Et certainement, j’ose le dire,
1730Hymeneus, qui est le dieu du mariage,
n’a de sa vie vu si joyeux marié.
Fais silence, ô toi, poète Marcien[577],
qui nous décris les noces joyeuses
de Philologie et de Mercure,
et les chansons que les Muses chantèrent.
Trop petites sont et ta plume et ta langue,
pour décrire ce mariage.
Quand la tendre jeunesse épouse la vieillesse courbée,
il y a tant de gaîté qu’on ne peut le décrire.
1740Essayez-en vous-mêmes, alors vous pourrez voir
si je mens ou non en cette matière.

Mai se tenait assise avec un si doux visage
que la contempler semblait chose féerique ;
La reine Esther ne regarda jamais avec de tels yeux
Assuérus — tant son regard était timide !
Je ne puis vous décrire toute sa beauté,
mais pourtant de sa beauté je puis vous dire
qu’elle était comme le brillant matin de mai
rempli de toute beauté et toutes délices.
1750Janvier est ravi en extase,
chaque fois qu’il regarde son visage ;
mais en son cœur il commence à la menacer
de la presser cette nuit-là dans ses bras
plus fort que jamais Pâris ne fit Hélène.
Mais, néanmoins, il avait grande pitié
que cette nuit-là il lui fallût l’offenser ;
il se disait : « Hélas ! ô tendre créature,
veuille Dieu que vous puissiez endurer
toute mon ardeur, tant elle est aiguë et vive.
1760J’ai peur que vous ne la puissiez soutenir,

mais Dieu garde que je lasse tout ce que je pourrais !
Maintenant plût à Dieu qu’il fût nuit
et que cette nuit durât toujours !
Je voudrais que tous ces gens fussent partis. »
Et, finalement, il fait tous ses efforts
autant qu’il se pouvait, l’honneur sauf,
pour leur faire quitter la table de subtile manière.
L’heure vint où ce fut raison de se lever,
et, après cela, on dansa et but ferme,
1770et l’on jeta par toute la maison des épices,
et chacun était plein de joie et d’allégresse,
sauf un écuyer, nommé Damien,
qui découpait devant le chevalier depuis maint et maint jour.
Il était si ravi de sa dame Mai
que de peine il était presque fou.
Il défaillait et se pâmait presque à son poste,
tant douloureusement Vénus l’avait blessé du brandon
qu’elle tenait à la main en dansant.
Et il alla se mettre au lit promptement.
1780De lui, pour le moment, je ne parierai plus,
mais le laisse là pleurer tout son saoul et lamenter
tant que la fraîche Mai ait pitié de sa peine.

L’Auteur. — Ô feu dangereux qui prend dans la paillasse !
Ô ennemi familier qui vous offre ses services !
Ô félon serviteur, faux valet du logis[578],
semblable à la couleuvre traîtresse, réchauffée dans le sein,
Dieu nous garde tous de tous connaître !
Ô Janvier, ivre de la joie
du mariage, vois comme ton Damien,
1790ton propre écuyer et ton vassal-né,
se propose de te faire vilenie ;
Dieu t’accorde de découvrir ton ennemi domestique !
Car en ce monde il n’est pire pestilence
qu’un ennemi domestique, qu’on a tous les jours en sa présence.

Le soleil a parcouru son arc diurne ;
son globe ne peut davantage séjourner

à l’horizon, en cette latitude.
La nuit de son manteau sombre et rude
commençait à recouvrir notre hémisphère ;
1800aussi cette joyeuse assemblée prend congé
de Janvier, avec des remerciements de part et d’autre.
Vers leurs demeures, ils chevauchent gaiement,
et là font toutes choses qu’il leur plaît,
et quand ils voient qu’il est l’heure, vont se reposer.
Bientôt après, l’impatient Janvier
voulut aller se coucher, il ne voulut plus attendre.
Il boit de l’hypocras, du clairet[579], du vernage[580]
épicé et chaud, pour se donner du cœur,
et but quantité d’électuaires très forts,
1810tels que ce maudit moine dom Constantin[581]
les mentionne dans son livre De Coïtu.
A les prendre tous il ne fut point rétif.
Et à ses amis intimes il parla ainsi :
« Pour l’amour de Dieu, aussitôt que possible,
faites sortir tout le monde de façon courtoise. »
Et ils firent ainsi qu’il le recommandait.
Les hommes vident leur verre, et vite on tire les rideaux ;
la mariée fut menée au lit aussi immobile qu’une pierre
et, quand le lit eut par le prêtre été béni,
1820hors de la chambre chacun s’est retiré.
Et Janvier a saisi et serré dans ses bras
sa fraîche Mai, son paradis, sa femme ;
il la cajole et lui donne maints baisers
avec les poils épais de sa barbe rude,
pareille à la peau d’un chien de mer, piquante comme la ronce,
car il était rasé de frais à sa manière.
Il se frotte contre son tendre visage
et parle ainsi : « Hélas ! il me faut faire déplaisir
à vous, mon épouse, et grandement vous offenser,
1830avant que l’heure vienne où je descendrai de cette chambre ;
mais néanmoins considérez ceci (dit-il) :
il n’est pas d’ouvrier, quel qu’il soit,
qui puisse ouvrer à la fois vite et bien ;

cela veut être fait à loisir et parfait..
Peu importe combien de temps nous nous ébattrons ;
en légitime mariage nous sommes unis tous deux,
et béni soit le joug sous lequel nous sommes,
car dans nos actes nous ne pouvons faire de péché.
Un homme ne peut pas faire de péché avec sa femme,
1840ni se blesser avec son propre couteau ;
car nous avons congé de nous esjouir de par la loi. »
Ainsi besogne-t-il jusqu’à ce que le jour commence à poindre ;
alors il prend une soupe de fort clairet
et il se met sur son séant dans le lit,
et après cela il chante haut et clair,
et embrasse sa femme et fait mille folies.
Il était tout comme un poulain plein de folâtrerie
et bavard comme une pie tachetée.
La peau flasque de son cou tremble
1850pendant sa chanson, tant il chante et chevrote.
Mais Dieu sait ce que Mai pensait en son cœur,
quand elle le vit sur son séant, en chemise,
en bonnet de nuit, et le cou maigre ;
elle n’estime pas son jeu tant qu’un pois chiche.
Alors il dit ainsi : « Je vais prendre mon repos,
maintenant que le jour est venu ; je ne peux veiller davantage. »
Et il posa sa tête sur l’oreiller et dormit jusqu’à prime.
Et ensuite, quand il vit l’heure venue,
Janvier se lève, mais la fraîche Mai
1860garda la chambre jusqu’au quatrième jour,
selon la coutume des épousées, et c’est pour le mieux.
Car tout travail doit parfois avoir un répit
ou bien l’ouvrier ne peut longtemps résister,
je veux dire nulle créature vivante,
qu’elle soit poisson, oiseau, bête ou homme.


L’Auteur. — Or je vais parler du malheureux Damien
qui languit d’amour, comme vous allez l’entendre.
Donc je lui parle de cette manière ;
je dis : « 0 pauvre Damien, hélas !
1870réponds à ma demande ; en cette affaire,
comment feras-tu pour dire à ta dame, la fraîche Mai,

ton tourment ? Toujours elle dira non,
et, de plus, si tu parles, elle révélera ta peine.
Dieu t’assiste, je ne peux pas mieux dire. »

Ce dolent Damien du feu de Vénus
brûle tellement, qu’il se meurt de désir ;
c’est pourquoi il mit sa vie en aventure.
Plus longtemps, de la sorte, il ne pouvait souffrir,
mais, secrètement, il commença par emprunter une écritoire,
1880et dans une lettre il écrivit toute sa douleur,
en façon de complainte ou de lai
adressé à sa belle et fraîche dame Mai ;
et dans une bourse de soie suspendue à sa chemise
il la mit et la plaça sur son cœur.
La lune qui, à midi, le jour
où Janvier avait épousé la fraîche Mai,
était dans le second degré du Taureau, était maintenant entrée dans le Cancer,
tant Mai était restée longtemps dans sa chambre,
comme c’est la coutume de toutes ces nobles personnes.
1890Une jeune mariée ne mange pas dans la salle
avant que quatre jours ou trois au moins
soient passés ; alors on la laisse paraître au festin.
Les quatre jours révolus, comptés de midi à midi,
quand la grand messe eut été dite,
dans la salle prirent place Janvier et Mai,
elle aussi fraîche qu’un brillant jour d’été.
Et il arriva que le bon homme
se souvint de Damien
et dit : « Sainte Marie, comment peut-il se faire
1900que ce n’est pas Damien qui me serve ?
Est-il toujours malade, ou quelle en est la raison ? »
Ses écuyers, qui se tenaient près de lui,
excusèrent Damien sur sa maladie
qui l’empêchait de remplir ses devoirs ;
nulle autre cause n’aurait pu le retenir.
« Cela me fait grand pitié (dit Janvier),
c’est un gentil[582] écuyer, sur ma foi !
S’il mourait, ce serait dommage et deuil ;

il est sage, discret et secret
1910autant qu’homme que je connaisse dans sa condition,
et avec cela vaillant et de bon service aussi,
et très capable de faire un homme prospère.
Mais, après le repas, aussitôt que je pourrai,
j’irai le visiter moi-même, et Mai aussi,
pour le réconforter autant que je pourrai. »
Et pour cette parole chacun le bénit
de ce que, par bonté et noblesse d’âme,
il voulait ainsi réconforter dans sa maladie
son écuyer, car c’était là action courtoise.
1920« Dame (dit Janvier) ayez bien soin
après diner, vous et toutes vos femmes,
quand vous serez allées dans la chambre au sortir de la salle,
d’aller toutes voir ce Damien ;
divertissez-le, c’est un gentil homme,
et dites-lui que j’irai le visiter
quand je me serai quelque peu reposé,
et faites vite, car j’attendrai
que vous soyez bien endormie à mon côté. »
Et sur cette parole il se mit à appeler
1930un écuyer qui était maréchal de sa maison
et lui dit diverses choses qu’il avait à lui dire.

La fraîche Mai alla droit son chemin
avec toutes ses femmes jusqu’à Damien.
A côté de son lit elle s’assit alors,
le réconfortant du mieux qu’elle peut.
Damien, quand il vit le moment propice,
en secrète manière tira sa bourse et aussi le billet
où il avait écrit son désir,
et les lui mit dans la main, sans plus,
1940sauf qu’il pousse soupirs profonds et dolents à merveille,
et doucement il lui dit :
« Ayez merci ! et ne me dénoncez pas,
car je suis mort si cette chose est connue. »
Cette bourse, elle la cacha dans son sein,
et s’en alla, vous ne m’en ferez pas dire plus.
Mais elle est arrivée près de Janvier
qui sur le bord de son lit est assis très mollement.

Il la prend, il lui donne maints baisers,
et se couche pour dormir, et cela sur-le-champ.
1950Elle feignit d’être obligée d’aller
où vous savez que chacun doit par nécessité,
et quand de ce billet elle eut pris connaissance
elle le déchira en petits morceaux, à la fin,
et dans le privé doucement le jeta.
Qui est songeuse maintenant sinon cette belle et fraîche Mai ?
Elle est couchée près du vieux Janvier
qui dort jusqu’à ce que la toux l’ait éveillé ;
aussitôt il la prie de se mettre toute nue ;
il voulait d’elle, dit-il, prendre son plaisir,
1960et disait que ses vêtements lui faisaient encombre ;
et elle obéit, bon gré mal gré.
Mais de peur que gens précieux ne se fâchent contre moi,
comment il besogne, je n’ose vous le conter,
ni si elle trouva que ce fût le Paradis ou l’Enfer,
mais ici je les laisse besogner à leur guise,
tant que vêpres sonnèrent et qu’il leur fallut se lever.
Fut-ce destinée ou aventure,
fut-ce influence ou nature[583],
ou la constellation qui en telle position
1970se trouvait dans le ciel, que le moment était favorable
pour remettre un billet dicté par Vénus
(car toute chose a son temps, comme disent les clercs)
à une femme, en vue d’obtenir son amour,
je ne puis le dire ; que Dieu puissant là-haut,
qui sait que nul acte n’est sans cause,
en décide, pour moi j’aime mieux m’en taire ; —
mais le fait est que la fraîche Mai
à reçu ce jour-là une telle impression
de pitié pour ce dolent Damien
1980que de son cœur elle ne peut chasser
la pensée de lui donner réconfort.
« Certes (pensait-elle) s’en offense qui voudra,
il ne me chaut, car ici je lui promets
de l’aimer mieux qu’aucune créature,
ne possédât-il rien que sa chemise. »

Voyez, la pitié est prompte à couler dans un cœur gent.
Ici vous pouvez voir quelle excellente générosité
ont les femmes quand elles examinent de près les choses.
Un tyran comme il en est beaucoup,
1990dont le cœur est aussi dur qu’une pierre,
l’aurait laissé mourir sur place
plutôt que de lui accorder ses grâces,
et se serait applaudi de son orgueil cruel
sans se soucier d’être homicide.
La gentille Mai, remplie de pitié,
de sa propre main écrivit une lettre,
où elle lui accorde toutes ses grâces ;
il ne manque seulement que le jour et le lieu
où elle pourrait satisfaire son désir ;
2000il en sera comme il le décidera.
Et quand elle vit le moment, un jour,
à ce Damien Mai s’en va faire visite,
et, subtilement, elle poussa cette lettre
sous son oreiller, pour qu’il la lût s’il lui plaisait.
Elle prit sa main, et très fort la serra,
si secrètement que nul ne s’en aperçut,
lui souhaita bonne guérison, et s’en fut
retrouver Janvier, dès qu’il l’envoya quérir.
Damien se lève le lendemain matin ;
2010disparues étaient sa maladie et sa peine ;
il se peigne, s’attife et se pare,
il fait tout ce que sa dame aime et désire,
et, de même, de Janvier il s’approche aussi humble
que le fut jamais chien devant la baguette.
Il est si aimable envers chacun
(car ruse est tout, il ne faut que savoir s’y prendre),
que chacun ne peut s’empêcher de lui parler courtoisement,
et il était tout à fait dans les bonnes grâces de sa dame.
Là-dessus je laisse Damien à son désir
2020et je poursuis mon récit.

Quelques clercs considèrent que la félicité
réside dans les délices ; et de fait certain,
le noble Janvier, autant qu’il le pouvait,
en honorable manière, comme il convient à un chevalier,

s’arrangeait pour vivre très délicieusement.
Sa maison, sa parure étaient aussi riches
pour son rang que celles d’un roi.
Entre autres choses de luxe,
il avait fait faire un jardin, tout clos de murs de pierre ;
2030si beau jardin, je n’en connais nulle part,
car sans le moindre doute, je présume
que celui qui écrivit le Roman de la Rose[584]
n’aurait pu, comme il faut, en décrire la beauté ;
et Priape[585] non plus ne pourrait suffire,
quoiqu’il soit le dieu des jardins, à dire
la beauté de ce jardin et de la fontaine
qui sortait de dessous un laurier toujours vert.
Souventes fois, Pluton et sa reine
Proserpine, et son escorte de fées,
2040prenaient leurs ébats et menaient mélodie
près de cette fontaine et dansaient, à ce qu’on raconte.
Ce noble chevalier, ce vieil Janvier
trouvait telles délices à s’y promener et divertir
qu’il ne souffrait pas que personne en eût la clé
sauf lui-même ; car de la porte
il avait toujours sur lui une petite clé d’argent,
avec laquelle, quand il lui plaisait, il ouvrait cette porte.
Et quand il voulait payer sa dette à sa femme,
dans la saison d’été, il s’y rendait
2050avec Mai, sa femme, et nul autre avec eux,
et les choses qui n’étaient pas faites dans le lit,
dans le jardin il les parfaisait et réussissait.
En telle guise, maints jours joyeux
passèrent Janvier et la fraîche Mai,
mais les joies de ce monde ne peuvent toujours durer,
pas plus pour Janvier que toute autre créature.

L’Auteur. — O bonheur passager, fortune instable,
semblable au scorpion si trompeur,
qui flattes avec ta tête lorsque tu veux piquer ;
2060ta queue, c’est la mort, à cause de ton venin.
O joie fragile ! ô doux venin étrange !

Ô monstre qui si subtilement sais peindre
tes dons, leur donnant couleur de sécurité,
que tu trompes de même façon grands et petits,
pourquoi as-tu ainsi trompé Janvier,
après l’avoir traité comme ton grand ami ?
Et maintenant tu l’as privé de ses deux yeux,
et pour le chagrin qu’il en a il désire mourir.

Hélas ! le noble et généreux Janvier,
2070au milieu de son plaisir et de sa prospérité,
est devenu aveugle, et cela tout soudain.
Il pleure et se lamente piteusement,
et en même temps le feu de la jalousie,
la crainte que sa femme ne tombe à quelque folle,
brûle tellement son cœur, qu’il voudrait
que quelqu’un l’ait tué et sa femme avec lui.
Car, ni quand il sera mort, ni pendant qu’il vit,
il ne voudrait qu’elle soit amante ou épouse,
mais qu’elle vive dans le veuvage, en vêtements noirs,
2080 seule comme la tourterelle qui s perdu sa compagne.
Mais à la fin, au bout d’un mois ou deux,
son chagrin commence à se calmer, à vrai dire,
car lorsqu’il vit qu’il n’en pouvait être autrement,
il prit en patience son malheur ;
sauf, en vérité, qu’il ne peut s’empêcher
d’être jaloux toujours autant ;
et cette jalousie était si violente
que ni dans son hôtel, ni dans une autre maison,
ni en nul autre lieu, jamais plus,
2090 il ne voulait souffrir qu’elle allât à pied ou à cheval,
à moins qu’il n’eût la main sur elle toujours ;
et pour cela, bien souvent, pleure la fraîche Mai,
qui aime Damien si tendrement
qu’il lui faut ou mourir soudain,
ou bien l’avoir comme elle le désire ;
elle s’attend à ce que son cœur se brise.
De son côté Damien
est devenu l’homme le plus affligé
qui fut jamais ; car ni la nuit, ni le jour,
2100il ne pouvait dire un seul mot à la fraîche Mai

de son dessein ou de telle matière,
sans être sûr d’être entendu de Janvier
qui avait une main sur elle, sans cesse.
Mais néanmoins, par billets échangés
et par signes secrets, il sut ce qu’elle désirait,
et elle aussi connaissait les fins de son intention.

L’Auteur. — Ô Janvier, à quoi te servirait-il
d’être capable de voir aussi loin que vaisseaux font voile ?
car autant vaut être aveugle et trompé
2110 que d’être trompé quand on peut y voir.
Vois, Argus qui avait cent yeux,
si bien qu’il pût voir et de près et de loin,
pourtant il fut trompé ; et, Dieu le sait, beaucoup d’autres le sont
qui se croient bien sûrs de ne pas l’être.
Ignorance est bonheur, je n’en dis pas plus.

Cette fraîche Mai, dont je parle depuis si longtemps,
avec de la cire tiède a pris l’empreinte de la clé
que portait Janvier, la clé de la petite porte
par laquelle dans son jardin souvent il se rendait ;
2120 et Damien qui savait bien où elle voulait en venir,
contrefit cette clé secrètement ;
il n’y a rien de plus à en dire, mais bientôt
quelque merveille se produira grâce à cette clé,
et vous l’apprendrez, si vous voulez attendre un peu.

L’Auteur. — Ô noble Ovide, comme tu dis vrai, Dieu le sait.
Quelle ruse est-il, si longue et périlleuse qu’elle soit,
qu’un amant n’imagine d’une façon ou d'une autre ?
Par Pyrame et Thisbé on peut l’apprendre ;
bien qu’ils fussent très longtemps étroitement gardés,
2130 ils se mirent d’accord, en chuchotant à travers un mur,
là où personne n’aurait pu découvrir une telle ruse.

Mais maintenant, au fait ; avant que huit jours
fussent passés du mois avant juillet, il advint
que Janvier prit une si grande envie,
sa femme l’y excitant, de s’ébattre
dans son jardin, et nul autre qu’eux deux,
qu’un matin à Mai il a dit :

« Lève-toi, ma femme, mon amour, ma gentille dame ;
on entend la voix de la tourterelle, ma douce colombe ;
2140 l’hiver est passé, avec toutes ses humides pluies.
viens maintenant, avec tes yeux de colombe !
Comme tes seins sont meilleurs que le vin !
Le jardin est tout enclos de murs ;
viens, ma blanche épouse ; en vérité
tu m’as blessé au cœur, ô ma femme !
et jamais de ma vie je n’ai trouvé de tache en toi[586].
Viens, et prenons notre déduit ;
je t’ai choisie pour ma femme et ma consolation. »
Telles étaient les vieilles folies qu’il lui disait.
2150 À Damien elle fit signe
de partir devant avec sa clé.
Ce Damien donc a ouvert la petite porte
et le voici entré, et de telle façon
que nul ne peut le voir ni l’entendre
et sans bouger il s’assit aussitôt sous un buisson.
Janvier aussi aveugle que l’est une pierre,
tenant Mai par la main, et sans personne d’autre,
dans son frais jardin est entré,
et a refermé vivement la porte.
2160 « Maintenant, ma femme (dit-il) il n’y a ici que toi et moi,
et tu es la créature que j’aime le mieux,
car, par le Seigneur qui siège là-haut dans le ciel,
j’aimerais mieux périr sous le couteau
que de t’offenser, fidèle et chère femme !
Pour l’amour de Dieu, pense comment je t’ai choisie,
non par convoitise, en vérité,
mais seulement pour l’amour que j’avais pour toi.
Et quoique je sois vieux et ne puisse voir
sois-moi fidèle, et je vais te dire pourquoi.
2170 Trois choses, certes, tu gagneras par là :
d’abord l’amour du Christ ; pour toi-même, l’honneur ;
et tout mon héritage, village et castel,
je te le donne ; fais les chartes comme tu voudras ;
cela sera fait demain avant que le soleil se couche,
vrai comme je prie Dieu de conduire mon âme à la félicité.

Je vous prie d’abord, en signe d’accord, baisez-moi,
et bien que je sois jaloux, ne m’en blâmez pas.
Vous êtes si profondément gravée dans ma pensée
que quand je considère votre beauté
2180 et en même temps ma déplaisante vieillesse,
je ne puis pas, par ma foi, en dussé-je mourir,
m’abstenir d’être en votre compagnie
tant je vous aime ; cela est hors de doute.
Maintenant baisez-moi, ma femme, et promenons-nous. »
La fraîche Mai, quand elle entendit ces mots,
d’un ton bénin répondit à Janvier,
mais d’abord, et avant tout, elle se mit à pleurer.
« J’ai (dit-elle) une âme à sauver
aussi bien que vous, et aussi mon honneur,
2190 et cette tendre fleur de ma pureté d’épouse
que j’ai remise dans vos mains
alors que le prêtre unit à vous mon corps ;
c’est pourquoi je veux répondre en cette manière,
avec votre permission, mon seigneur si cher :
je prie Dieu que jamais ne luise le jour
où je ne meure, aussi honteusement que femme peut mourir,
si jamais je fais aux miens cette honte,
ou si je salis assez mon nom
pour être déloyale ; et si je commets cette faute,
2200 dépouillez-moi de mes vêtements et mettez-moi dans un sac,
et dans la plus prochaine rivière noyez-moi.
Je suis gente femme et non pas une ribaude.
Pourquoi parlez-vous ainsi ? mais les hommes sont toujours infidèles
et les femmes ont de vous des reproches toujours nouveaux ;
vous n’avez autre contenance, je crois,
que de nous accuser d’infidélité et de honte. »
Et sur ce mot, elle vit où Damien
était assis dans le buisson, et se mit à tousser
et du doigt fit signe
2210 à Damien de grimper dans un arbre
qui était chargé de fruits, et l’y voilà monté ;
car en vérité il comprenait tout le dessein de la belle
et chaque signe qu’elle pouvait faire
bien mieux que Janvier qui était son mari,
car dans une lettre elle lui avait tout dit

à ce sujet, de ce qu’il devait faire.
Et ainsi je les laisse, lui assis dans le poirier,
et Janvier et Mai flânant joyeusement.

Brillant était le jour, et bleu le firmament.
2220 Phébus envoie ses rayons d’or
réjouir toutes les fleurs de sa chaleur.
Il était à cette heure in Geminis[587], je pense,
mais peu éloigné de sa déclinaison
dans le Cancer[588], qui est l’exaltation de Jupiter[589].
Et il advint, par ce brillant matin,
que dans ce jardin, à l’autre bout,
Pluton qui est le roi des fées,
et maintes dames en sa compagnie,
suivant sa femme, la reine Proserpine,
2230 l’une derrière l’autre, en ligne bien droite,
(tandis qu’elle cueillait des fleurs dans la prairie,
dans Claudien[590] vous pouvez lire l’histoire,
comment il la ravit dans son terrible char) ;
le roi des fées donc s’assit
sur un banc de gazon frais et vert
et tout aussitôt s’adressa ainsi à sa reine :
« Ma femme (dit-il) nul n’y peut contredire,
l’expérience prouve chaque jour
les félonies que les femmes font à l’homme.
2240 Dix fois cent mille histoires je puis raconter
qui montrent votre déloyauté et votre fragilité.
Ô, sage Salomon, le plus riche en richesse,
rempli de sapience et de la gloire du monde,
bien dignes de mémoire sont tes paroles
pour quiconque peut apprendre et raisonner.
Voici pourtant comment il loue la bonté de l’homme :
« Parmi mille hommes j’en ai encore trouvé un,
mais parmi toutes les femmes je n’en ai pas trouvé une seule. »
Ainsi parle le roi qui connaît votre malignité ;

2250 et Jésus, filius Syrak[591], j’imagine,
ne parle de vous qu’avec peu de révérence.
Puissent le feu sacré[592] et la pestilence purulente
tomber sur vos corps dès ce soir !
Ne voyez-vous pas cet honorable chevalier ?
Parce que, hélas ! il est aveugle et vieux,
son propre serviteur va le faire cocu.
Voyez-le assis, cet impudique, dans l’arbre.
Or je veux faire cette grâce, par ma majesté,
à ce digne chevalier vieux et aveugle,
2260 qu’il recouvrera l’usage de ses yeux
au moment où sa femme voudrait lui faire vilenie ;
alors il connaîtra tout son dévergondage,
à sa honte à elle, et à celle de bien d’autres. »
« Vous le ferez (dit Proserpine), si vous le voulez ;
mais alors, sur l’âme du père de ma mère[593], je jure
que je donnerai à cette femme une réponse suffisante,
et à toutes les femmes après elle, pour l’amour d’elle ;
si bien que, même prises en faute,
d’un front hardi elles se justifieront,
2270 et confondront ceux qui voulaient les accuser.
Faute d’une réponse prête, aucune d’elles ne mourra.
Quand même un homme aurait vu une chose de ses deux yeux,
pourtant, nous autres femmes, nous ferons hardiment face,
et avec des pleurs, des serments, des reproches subtils,
ferons si bien que vous, les hommes, serez bêtes comme des oies.
Que m’importe l’autorité que vous citez ?
Je sais bien que ce Juif, ce Salomon,
a trouvé parmi nous des folles en grand nombre,
mais quoiqu’il n’ait pas trouvé de bonne femme,
2280 cependant bien d’autres hommes ont trouvé
des femmes très fidèles, très bonnes et vertueuses.
Témoins celles qui demeurent dans la maison du Christ :
par le martyre elles ont prouvé leur constance.
Les Gestes des Romains[594] font mention
aussi de maintes femmes vraiment fidèles.
Mais, seigneur, ne vous mettez pas en colère, quoi qu’il en soit.

Bien qu’il ait dit qu’il n’a pas trouvé de bonne femme,
je vous prie de bien comprendre l’idée de cet homme :
il a voulu dire par là que bonté souveraine
2290 n’est qu’en Dieu seul, qui siège dans la Trinité.
Oui, de vrai Dieu il n’y en a qu’un.
Pourquoi faites-vous tant de cas de Salomon ?
Qu’importe qu’il ait bâti un temple, maison de Dieu ?
Qu’importe qu’il ait été riche et glorieux ?
Il construisit aussi un temple pour les faux dieux ;
comment a-t-il pu faire cette chose interdite entre toutes ?
Pardi, vous avez beau plâtrer son nom,
ce fut un débauché, un idolâtre,
et dans sa vieillesse il abandonna le vrai Dieu.
2300 Et si ce Dieu, comme dit le Livre, ne l’avait
épargné pour l’amour de son père,
il aurait perdu son royaume plus tôt qu’il n’eût voulu.
Je ne fais pas plus de cas de toutes les vilenies
que vous écrivez des femmes, que d’un papillon.
Je suis femme, il faut bien que je parle,
ou bien que j’enfle jusqu’à ce que mon cœur éclate.
Car puisqu’il dit que nous sommes des jacasses,
aussi vrai que j’espère conserver entières mes tresses,
je ne me priverai pas, par courtoisie,
2310 de parler mal de celui qui nous voulut vilenie. »
« Dame (dit Pluton), ne soyez plus en colère,
j’accorde tout ; mais puisque j’ai fait le serment
de lui rendre la vue,
certes, ma parole sera tenue, je vous en préviens.
Je suis roi, il ne me sied pas de mentir,
« Et moi (dit-elle), je suis la reine des fées.
Elle aura réponse prête, je m’en charge.
Ne nous querellons plus là-dessus,
car en vérité je ne veux vous contrarier plus longtemps. »

2320 Maintenant revenons à Janvier,
qui dans le jardin avec sa belle Mai
chante plus joyeux qu’un papegai.
« C’est vous que j’aime le mieux et aimerai, et nulle autre. »
Si longtemps par les allées il s’est promené
que le voici revenu à ce poirier

où Damien est assis fort joyeux,
en haut, parmi les fraîches feuilles vertes.
La fraîche Mai, qui est si brillante et belle,
se prit à soupirer et dit : « Hélas ! mon côté !
2330 Or ça, messire (dit-elle), quoiqu’il en puisse advenir,
il faut que j’aie de ces poires que je vois,
ou j’en mourrai, tant est grande mon envie
de manger de petites poires vertes.
Aidez-moi, pour l’amour de celle qui est reine du ciel.
Je vous le dis : femme dans mon état
peut avoir de fruit si grand appétit
qu’elle peut mourir, si elle n’en a point. »
« Hélas ! (dit-il) que n’ai-je ici un valet
qui puisse grimper ! hélas, hélas ! (dit-il), quelle misère
2340 d’être aveugle ! » — « Ah ! messire, cela ne fait rien (dit-elle) ;
mais si vous daigniez, pour l’amour de Dieu,
prendre le poirier entre vos bras
(car je sais bien que vous vous défiez de moi),
alors moi je grimperais sans grand’peine (dit-elle),
si je pouvais mettre le pied sur votre dos. »
« Certes (dit-il), je n’y faudrai point.
Je voudrais vous servir avec le sang de mon cœur ! »
Il se baisse, et sur son dos elle monta,
se saisit d’une branche, et la voilà qui grimpe.
2350 Mesdames, je vous prie de ne point vous fâcher ;
je ne sais pas gazer, je suis un homme rude.
Et tout soudain ce Damien
se mit à relever la chemise, et le voilà qui point.
Et quand Pluton vit cette grande vilenie,
à Janvier il rendit la vue,
et le fit voir aussi bien qu’il avait jamais vu.
Et quand il eut recouvré la vue,
oncques ne fut homme si content ;
mais sa pensée était toujours avec sa femme,
2360 en haut de l’arbre il jeta les deux yeux,
et vit que Damien avait accoutré sa femme
en telle manière que cela ne peut s’exprimer,
sauf si je voulais parler de façon discourtoise.
Et il poussa un rugissement et un cri,
comme fait la mère quand l’enfant va mourir.

« À moi ! Au secours ! Hélas ! Haro ! {se mit-il à crier),
Ô femme impudente et sans vergogne, que fais-tu ? »
Et elle de répondre : « Messire, qu’avez-vous ?
Ayez patience et raisonnez en votre esprit
2370 que j’ai guéri vos deux yeux aveugles,
au péril de mon âme, sans mentir,
car il me fut enseigné, qu’afin de guérir vos yeux,
il n’y avait rien de meilleur, pour vous faire voir,
que de lutter avec un homme sur un arbre.
Dieu sait que je l’ai fait à bonne intention ! »
« Lutter ! (dit-il), oui-da ! en tout cas il a bouté dedans.
Dieu vous donne à tous deux mort honteuse !
Il te besognait, je l’ai vu de mes yeux,
ou autrement, que je sois pendu par le cou ! »
2380 « Alors (dit-elle), c’est que mon remède est faux :
car certainement, si vous y pouviez voir,
vous ne me diriez pas telles paroles ;
vous avez la berlue et non la vue parfaite. »
« Je vois (dit-il) aussi bien que j’ai jamais vu,
grâces à Dieu ! et de mes deux yeux ;
et, par ma foi, il m’a semblé qu’il t’arrangeait ainsi. »
« Vous rêvez, vous rêvez, mon bon seigneur (dit-elle).
Voilà mes remerciements pour vous avoir rendu la vue !
Hélas ! (dit-elle) pourquoi ai-je été si bonne ? »
2390 « Allons ! Madame (dit-il), oublions tout cela ;
descendez, mon amour, et si j’ai mal parlé,
Dieu m’est témoin que j’en suis bien fâché.
Mais, sur l’âme de mon père, j’avais cru voir
que ce Damien était couché près de toi
et que ta chemise était relevée contre sa poitrine. »
« Oui-dà, Messire (dit-elle), croyez ce que vous voulez.
Mais, messire, un homme qui s’éveille de son sommeil
ne peut pas subitement bien prendre garde
à quelque chose, ni le voir parfaitement,
2400 tant qu’il n’est pas complètement éveillé.
De même, un homme qui est aveugle depuis longtemps
ne peut pas subitement y voir aussi bien,
dès le premier moment où sa vue lui revient,
que celui qui voit depuis un jour ou deux.
Tant que votre vue ne sera pas bien rétablie,

bien des choses que vous verrez pourront vous tromper.
Prenez garde, je vous en prie, car, par le roi du ciel,
bien des hommes croient voir une chose,
et la vérité est toute autre que ce qu’il semble.
2410Celui qui conçoit mal juge mal. »
Et sur ce mot elle saute à bas de l’arbre.
Ce Janvier, qui est plus content que lui ?
Il la baise et l’accole mainte et mainte fois,
et lui caresse tout doucement le sein,
et chez lui dans son palais la ramène.
Maintenant, braves gens, je prie que vous soyez contents.
Ainsi finit ici mon conte de Janvier,
Dieu nous bénisse et sa mère Sainte Marie !


Ici finit le Conte de Janvier dit par le Marchand.



Epilogue du Conte du Marchand.


« Eh ! merci Dieu (dit alors notre hôte),
2420d’une telle femme je prie Dieu de me garder.
Voyez, quelles fourberies et quelles subtilités
il y a chez les femmes ! toujours aussi occupées qu’abeilles
à nous tromper, nous autres simples hommes ;
et de la vérité toujours elles se détournent ;
par ce conte du Marchand cela est bien prouvé.
Pour moi j’ai une femme aussi sûre que l’acier,
sans aucun doute, quoiqu’elle soit pauvre ;
mais pour la langue, c’est une mégère intarissable
2430et de plus elle a un tas d’autres vices ;
n’importe, passons sur toutes ces choses.
Mais, savez-vous quoi ? je le dis en secret,
il me repent amèrement d’être à elle lié,
car, si je disais tous les vices
qu’elle a, assurément je serais trop sot
et pour cause ; cela lui serait rapporté
et redit par quelqu’un de cette compagnie ;
par qui ? il n’est pas besoin de le dire,
puisque les femmes s’entendent à déballer ces denrées-là ;
aussi bien mon esprit ne suffit pas
2440à dire tout ; c’est pourquoi mon histoire est finie. »

Groupe F.


Conte de l’Écuyer[595].


Prologue de l’Écuyer.


« Écuyer, approchez, s’il ne vous en déplaît,
et dites-nous quelque histoire d’amour ; car, pour sûr,
là-dessus en savez aussi long que personne. »
« Non, Messire (dit-il), mais je dirai comme je sais,
de bon cœur ; car point ne veux me rebeller
contre votre désir ; je veux bien dire un conte.
Excusez-moi si je m’exprime mal,
j’ai bon vouloir ; et, tenez, voici mon histoire. »



Ici commence le conte de l’Écuyer.


À Sarray[596], au pays de Tartarie,
10 vivait un roi qui contre la Russie fit guerre,
ce qui causa la mort de maint homme vaillant.
Ce noble roi avait nom Cambinskan[597],

qui en son temps avait si grand renom
qu’il n’était nulle part, en nulle région,
si excellent seigneur en toutes choses ;
il ne lui manquait de rien de ce qui fait un roi,
et à la religion dans laquelle il était né
il gardait la foi jurée ;
et il était en outre hardi, et sage, et riche,
20 et pitoyable et juste, toujours pareillement ;
fidèle à sa parole, bienveillant, honorable,
d’un caractère aussi stable qu’un centre[598] ;
jeune, frais, vigoureux, aussi ardent aux armes
que n’importe lequel des bacheliers de sa maison.
Il était bien de sa personne et fortuné,
et toujours tenait si bien état royal
que nulle part n’était homme pareil.
Ce noble roi, ce Tartare Gambinskan
avait deux fils d’Elpheta son épouse,
30 dont l’aîné s’appelait Algarsyf,
et l’autre fils avait nom Cambalo.
Ce digne roi avait une fille aussi,
qui était la plus jeune, et que l’on nommait Canacée.
Mais vous dire combien elle était belle
n’est au pouvoir de ma langue ni de mon savoir ;
je n’ose entreprendre si haute tâche.
Mon anglais d’ailleurs est insuffisant ;
il faudrait être rhéteur excellent,
connaissant les couleurs propres à cet art,
40 pour la décrire en toutes ses parties.
Je ne suis tel, il me faut parler comme je peux.
Or il advint que lorsque Cambinskan
eut pendant vingt hivers porté son diadème,
comme il avait coutume chaque année, je suppose,
il fit proclamer la fête de sa nativité
aux quatre coins de Sarray, sa cité,
le dernier jour des Ides de Mars, selon le cours de l’année.
Phébus le soleil était moult joyeux et clair,

car il n’était pas loin de son exaltation
50 dans la face[599] de Mars, et dans sa mansion[600]
en Ariès[601], le signe bouillant de la colère.
Le temps était tout joyeux et bénin ;
aussi les oiseaux dans la clarté du soleil,
la saison aidant et aussi la jeune verdure,
bien haut chantaient leurs amours ;
il leur semblait avoir obtenu protection
contre l’épée aiguë et froide de l’hiver.
Ce Cambinskan, dont je vous ai parlé,
en vêtements royaux est assis sur son dais[602],
60 diadème en tête, au haut bout de la table en son palais,
et célèbre sa fête, tant splendide et riche
qu’il n’en fut point de pareille en ce monde.
Et s’il m’en fallait dire tout l’arroi,
cela prendrait une journée d’été ;
point n’est besoin non plus de décrire
l’ordonnance du service à chaque plat.
Je ne parlerai pas de leurs sauces étranges
non plus que de leurs cygnes, ou de leurs héronceaux.
D’ailleurs en ce pays-là, à ce que racontent de vieux chevaliers,
70 il est des aliments tenus pour délicieux
dont les gens de chez nous ne font que peu de cas.
Il n’est au pouvoir de personne de tout relater ;
je ne veux pas vous retarder, car il est prime[603]
et qu’il n’en résulterait que perte de temps ;
je m’en reviens a mon premier sujet.
Adonc il advint qu’après le troisième service,
tandis que le roi trônait ainsi en grand apparat,
écoutant ses ménestrels jouer leurs airs
devant lui à la table délectablement,
80 à la porte de la salle tout soudain
arriva un chevalier sur un coursier de bronze,

et tenant dans sa main un grand miroir de verre ;
au pouce il avait bague d’or
et à son flanc une épée nue pendait ;
et le voilà qui pousse son cheval vers le haut bout de la table.
Dans toute la salle personne ne soufflait mot
dans l’émerveillement de ce chevalier ; et pour le contempler
le suivent attentivement du regard jeunes et vieux.
Cet étrange chevalier qui arrivait ainsi soudain,
90 tout armé, sauf le chef, moult richement,
salue le roi, la reine, et tous les seigneurs,
selon le rang qu’ils occupaient dans la salle,
avec si grand respect et obéissance
aussi bien dans son discours que dans son maintien,
que Gauvain[604], avec sa vieille courtoisie,
s’il était revenu du pays des fées,
n’eût pu en rien le surpasser.
Et après ceci, devant la haute table,
il dit d’une voix mâle son message,
100 selon la forme usitée en son langage,
sans une faute de syllabe ou de lettre ;
et, pour que son récit parût meilleur,
avec ses paroles il accordait son visage,
ainsi que l’art du discours l’enseigne à ceux qui l’étudient ;
bien que je ne puisse imiter sa manière,
ni ne puisse franchir aussi haute barrière[605],
je redirai cependant en clair langage
ce à quoi revient tout son discours,
si toutefois je l’ai bien en mémoire.
110 Il dit : « Le roi d’Arabie et de l’Inde,
mon seigneur lige, en ce jour solennel,
vous salue du mieux qu’il est en son pouvoir,
et, en l’honneur de votre fête, vous envoie
par moi, qui suis tout à votre commandement,
ce coursier d’airain qui aisément et bien
peut, en l’espace d’un jour naturel[606],
c’est-à-dire en vingt et quatre heures,

partout où il vous plaira, par temps sec ou pluvieux,
vous transporter en tout lieu
120 où vous pousse votre désir,
et ce, sans nul danger, par beau ou vilain temps ;
ou bien s’il vous plaît de voler dans les airs aussi haut
que fait l’aigle, quand il lui sied de s’élever,
ce même coursier voue portera toujours
sans aucun mal, jusqu’à ce que vous soyiez où vous voulez aller,
quand même vous dormiriez ou reposeriez sur son dos,
et s’en reviendra si vous tournez une cheville.
Celui qui le fabriqua connaissait plus d’une invention ;
il observa mainte constellation
130 avant d’avoir achevé cette opération ;
il connaissait maints sceaux[607] et maints sortilèges.
Et ce miroir aussi, que j’ai là dans ma main,
a pouvoir tel qu’on y peut lire
le moment où adviendra quelque malheur
à votre royaume ou à vous-même aussi,
et clairement qui est votre ami ou votre ennemi.
Et, plus encore, quelque belle dame
à quelqu’un a-t elle donné son cœur,
s’il la trompe, elle verra sa trahison,
140 son nouvel amour et toute son astuce,
si clairement que rien ne restera celé.
Donc, pour cette joyeuse saison d’été,
ce miroir et cette bague, que vous pouvez voir,
il les envoie à la princesse Canacée,
votre excellente fille ici présente.
La vertu de cette bague, si vous voulez l’apprendre,
est telle que s’il lui plaît de la porter
au pouce, ou de la tenir en sa bourse,
il n’est oiseau qui vole sous le ciel
150 dont elle ne puisse bien comprendre le langage,
et connaître clair et net la pensée,
et elle pourra lui répondre en sa langue.
Et toutes les herbes qui poussent sur racine
elles les connaîtra, et qui elles peuvent guérir,
si profondes et si larges que soient ses blessures.

Cette épée nue, qui pend à mon côté,
a telle vertu que, qui que vous en frappiez,
elle taillera et percera son armure de part en part,
fût-elle aussi épaisse que chêne branchu ;
160 et l’homme qui par ce coup sera blessé
jamais ne guérira, à moins qu’il ne vous plaise, par merci,
de le frapper avec le plat à l’endroit même
de sa blessure : ceci revient à dire
qu’il faut avec le plat de l’épée
le frapper de nouveau sur sa blessure, et elle se fermera ;
ceci est la vérité pure, sans glose :
une fois dans la main, cette arme ne faudra point. »
Et quand le chevalier eut ainsi dit son conte,
il poussa son cheval hors de la grand’salle, et mit pied à terre.
170 Son coursier, qui resplendissait comme clair soleil,
se tient dans la cour, immobile comme une pierre.
Le chevalier à sa chambre aussitôt est conduit,
on le désarme et on le fait asseoir au festin.
En grande pompe on envoie chercher les présents,
à savoir l’épée et le miroir,
et on les fait porter incontinent dedans la haute tour
par certains officiers commandés pour cela ;
et à Canacée la bague est apportée
solennellement, à l’endroit où elle est assise à table.
180 Mais ce qu’il y a de sûr, sans fable aucune,
c’est que le cheval de bronze qu’on ne peut remuer
reste là debout, comme s’il était collé au sol.
Personne qui puisse le faire bouger de sa place,
serait-ce en employant treuil ou poulie ;
et pourquoi ? C’est qu’ils ne connaissent pas le secret.
Aussi le laisse-t-on en place
jusqu’à ce que le chevalier ait enseigné la manière
de le faire partir, comme vous le verrez tout à l’heure.
Grande était la foule, qui fourmillait en tous sens,
190 pour contempler ce cheval qui est là debout ;
car il était si grand, si large et long
et si bien proportionné pour être fort
qu’on eût dit tout à fait destrier de Lombardie ;
avec cela si parfait et l’œil si vif
qu’il semblait être un noble coursier de la Pouille.

Car, en vérité, depuis la queue jusqu’au bout de l’oreille,
la nature ni l’art n’auraient pu amender
la plus petite chose : c’était l’avis de tous.
Mais ce qui les faisait toujours s’émerveiller le plus,
200 c’était comment il pouvait marcher, étant d’airain ;
il était du pays des fées, supposait-on ;
divers étant les gens, divers étaient les avis ;
autant de têtes il y a, autant d’opinions.
Ils bourdonnaient comme fait un essaim d’abeilles,
et donnaient des raisons selon leur imagination,
répétant les vieilles poésies,
et disaient qu’il était comme Pégase.
ce cheval qui avait des ailes pour voler ;
ou encore c’était le cheval du grec Sinon
210 qui amena la destruction de Troie,
ainsi qu’on le peut lire dans les vieilles gestes.
« Mon cœur (disait l’un) est tout en émoi ;
je crois qu’il y a là-dedans des hommes d’arme,
qui ont fait dessein de prendre cette ville.
11 serait bon de tirer tout cela au clair. »
Un autre parlait tout bas à son compagnon,
disant : « Il ment, ce semble être plutôt
une apparence produite par quelque tour de magie
comme en les grandes fêtes les jongleurs en pratiquent. »
220 Sur diverses suppositions ainsi ils bavardent et dissertent,
selon la coutume des ignorants qui jugent
de choses fabriquées trop ingénieusement
pour qu’en leur ignorance ils les puissent comprendre ;
ils opinent volontiers pour le mal.
Et quelques-uns se demandaient à propos du miroir
qui avait été porté dans la maîtresse tour,
comment on y pouvait voir de telles choses.
Un autre répliquait que ce pouvait bien être produit
naturellement, par des combinaisons
230 d’angles, et d’adroites réflections,
et l’on disait qu’à Rome[608] en était un pareil.
Ils parlaient d’Allozen[609] et de Vitello[610]

et d’Aristote, qui écrivirent en leur temps
sur des lentilles et d’étranges miroirs,
comme le savent ceux qui ont ouï parler de leurs livres.
Et d’autres gens s’émerveillaient de l’épée
qui pouvait transpercer n’importe quelle chose ;
et se mettaient à parler du roi Télèphe[611]
et d’Achille et de sa lance merveilleuse
240 avec laquelle il pouvait aussi bien guérir ou blesser,
tout comme il est possible avec cette épée
dont vous-mêmes avez ouï parler tout à l’heure.
Ils parlent de diverses trempes de métal,
et parlent aussi de médecines,
et comment et quand il doit être trempé[612] ;
mais cela m’est à moi tout-à-fait inconnu.
Puis ils parlèrent de l’anneau de Canacée,
et dirent tous que d’une pareille merveille
dans l’art de faire des anneaux aucun n’avait ouï parler,
250 sauf que le fameux Moïse et le roi Salomon
eurent renom d’habileté en cet art.
Ainsi parlent les gens en se tirant à l’écart.
Mais cependant certains disaient que c’était
merveille de fabriquer du verre avec des cendres de fougère,
et pourtant le verre n’est pas pareil aux cendres de fougère ;
mais comme c’est chose que les hommes savent depuis longtemps,
alors cessent leurs bavardages et leurs étonnements.
D’aucuns s’étonnent aussi fort des causes du tonnerre,
du flux et du reflux, des fils de la Vierge et du brouillard
260 et de toutes choses, jusqu’à ce qu’ils aient découvert la cause
Ainsi ils bavardent et jugent et devisent
jusqu’à ce que le roi se lève de table.
Phébus avait quitté l’angle méridional[613],
et la bête royale montait encore,
le noble Lion avec son Aldiran[614],
quand ce roi tartare, ce Cambinskan

se leva de table, où il était assis à la plus haute place.
Devant lui vont les musiques sonores,
jusqu’à ce qu’il arrive à sa chambre de parade
270 en laquelle résonnent les instruments divers ;
à les entendre on se serait cru au paradis.
Maintenant dansent les enfants chéris de la joyeuse Vénus[615],
car dans le Poisson[616] leur dame assise au plus haut
d’un œil bienveillant les contemple.
Le noble roi est installé sur son trône.
Le chevalier étranger vers lui est aussitôt conduit,
et il entre en danse avec Canacée.
Ce sont là réjouissances et divertissements
qu’il n’est pas au pouvoir d’un esprit morne de raconter.
280 Il faut avoir connu l’amour et son service,
et être un festoyeur aussi frais que le mois de mai,
pour pouvoir vous décrire un tel arroi.
Qui pourrait vous dire les figures de danse
si étranges, et les visages si frais,
les si subtils regards, les airs dissimulés
pour ne point donner l’éveil aux jaloux ?
Personne si ce n’est Lancelot[617], et il est mort.
Aussi je passe sur toutes ces réjouissances ;
je n’en dis pas davantage, et à leurs ébats
290 je les laisse, jusqu’à ce qu’ils se rendent au souper.
L’intendant a ordonné qu’on apporte vite les épices,
et aussi le vin, au milieu de toute cette harmonie.
Huissiers et écuyers y sont allés,
et vins et épices bientôt sont arrivés.
On mange, on boit, et quand ceci a pris fin,
au temple on se rend, comme de raison.
Le service fini, ils soupent tous en ce jour.
A quoi bon vous narrer tout cet arroi ?
Chacun sait bien qu’à la fête d’un roi
300 il y a toison pour grands et pour petits,
et des mets délicats plus que je n’en connais.

Après souper le noble roi
va voir le cheval de bronze, avec toute la foule
des seigneurs et des dames autour de lui.
Tant on s’émerveilla de ce cheval de bronze
que, depuis qu’eut lieu le grand siège de Troie
où un cheval aussi causa tant d’étonnement,
oncques ne fut pareil émerveillement.
Finalement le roi demande au chevalier
310 la vertu du coursier et son pouvoir,
et le prie de lui dire comment on le dirige.
Le cheval se prit à sauter et à danser
dès que le chevalier eut mis la main sur sa bride,
disant : « Messire, voici la chose :
quand vous voulez qu’il vous porte quelque part,
il vous faut tourner une cheville placée dans son oreille ;
je vous la désignerai entre nous.
Il faudra aussi lui nommer l’endroit
ou le pays où vous voulez aller.
320 Et en arrivant là où vous voulez vous arrêter,
dites-lui de descendre et tournez une autre cheville ;
car c’est là que réside l’effet de tout l’engin,
et alors il descendra et fera votre vouloir,
et en cet endroit demeurera tranquille,
quand le monde entier aurait juré le contraire ;
de là ne pourra-t-on le tirer ni le faire bouger.
Ou bien si vous voulez l’en faire partir,
tournez la cheville, et il s’évanouira aussitôt
aux yeux de tout le monde,
330 et reviendra, fût-ce de jour ou de nuit,
lorsqu’il vous plaira de le rappeler,
par tel moyen que je vous dirai
entre vous et moi, et cela tout à l’heure.
Montez-le quand il vous plaira, il n’y a rien autre à faire. »
Lors donc que le roi eut été renseigné par le chevalier,
et se fut exactement mis dans l’esprit
la disposition et la forme de tout l’appareil,
satisfait et joyeux, ce noble et vaillant roi
s’en revint à sa fête comme devant.
340 La bride à la tour est portée,
et rangée parmi ses joyaux chers et précieux.

Le cheval, je ne sais comme, s’évanouit
hors de vue ; ne m’en demandez pas davantage.
Mais je laisse ainsi en liesse et joyeuseté
ce Cambinskan festoyant ses seigneurs
jusqu’à ce que le jour fût près de se lever.

Explicit prima pars.


Sequitur pars secunda.

Le nourricier de la digestion, le Sommeil,
tourna vers eux ses yeux clignotants, et les invita à considérer
que force libations et fatigues demandent du repos
350 et en bâillant tous les embrassa,
et dit qu’il était temps de s’en aller coucher,
car le sang était en son moment de domination[618] ;
« soignez le sang, ami de la nature », dit-il.
Ils le remercièrent en bâillant, par deux, par trois,
et chacun de s’en aller au repos
comme le Sommeil les y invitait ; c’était le mieux à faire.
Leurs rêves, je ne vous les dirai pas ;
pleine était leur tête des fumées
qui causent les songes, mais peu importe.
360 Ils dormirent jusqu’à prime passée[619],
pour la plupart, sauf pourtant Canacée ;
elle était très tempérante, comme le sont les femmes.
En effet de son père elle avait pris congé
pour s’en aller coucher, tôt après vêpre ;
point n’avait-elle envie d’être toute pâlie
et au matin de paraître languissante ;
et elle dormit son premier sommeil, et puis s’éveilla.
Car telle joie elle avait en son cœur
de son miroir et de sa bague étrange
370 que vingt fois elle changea de couleur ;
et dans son sommeil, sous l’impression
de son miroir, elle eut une vision.

Aussi, avant que le soleil commençât sa montée,
elle appela sa gouvernante auprès d’elle
et lui dit qu’elle avait envie de se lever.
Comme ces vieilles femmes qui aiment à faire les sages,
sa gouvernante lui répondit aussitôt
et dit : « Madame, où voulez-vous aller
si matin ? car tout le monde repose. »
380 — « Je veux (dit-elle) me lever, car point ne me soucie
de dormir plus longtemps, et je m’en vais promener. »
La gouvernante appelle des femmes en grand nombre,
et les voilà qui se lèvent, bien dix ou douze ;
se lève aussi la fraîche Canacée,
vermeille et étincelante comme le jeune soleil,
qui a parcouru quatre degrés dans le Bélier[620] ;
il n’était pas monté plus haut[621] quand elle fut prête ;
et la voilà partie allègrement au pas,
vêtue selon la gaie et douce saison,
390 pour s’éjouer gaîment[622] et faire marche à pied,
avec pas plus de cinq ou six suivantes ;
et par un chemin creux elle s’enfonce dans le parc.
Les vapeurs qui de la terre montaient
faisaient paraître le soleil large et rougeâtre ;
mais néanmoins c’était si beau spectacle
qu’il leur rendait à toutes le cœur léger,
tant par la saison et la matinée
que par les oiseaux qu’elle entendait chanter ;
car aussitôt elle savait ce qu’ils disaient
400 par leurs chants, et connaissait toute leur pensée.
Le nœud[623] en vue de quoi tout ce conte est conté,
s’il est retardé jusqu’à ce que soit refroidie la curiosité
de ceux qui l’attendent depuis longtemps,
la saveur en disparaît d’autant plus,
par satiété de sa prolixité.

Et pour cette raison il me paraît
qu’il me faut arriver à ce nœud
et mettre tôt un terme à cette promenade.
Au milieu d’un arbre tout desséché, blanc comme orale,
410 tandis que Canacée jouait en se promenant,
était perchée une fauconnette bien haut au-dessus de sa tête,
qui d’une voix piteuse tant se mit à crier
que tout le bois résonna de ses cris.
Et si piteusement elle s’était frappée
de ses deux ailes, qu’un sang vermeil
coulait le long de l’arbre où elle était.
Et elle ne cessait de se lamenter et de pousser des cris
et de son bec se piquait de telle façon
qu’il n’est ni tigre, ni bête si cruelle,
420 vivant dedans les bois ou les forêts,
qui n’eussent pleuré, si toutefois ils pouvaient pleurer,
par pitié d’elle, si fort elle criait sans cesse.
Car il n’est homme au monde
(si je savais bien décrire une fauconnette)
qui ait ouï parler d’une pareille en beauté,
aussi bien pour le plumage que pour la délicatesse
de forme, et tout ce qui est à considérer.
Elle semblait fauconnette pèlerine[624]
venue de terres étrangères ; et pendant tout le temps qu’elle resta là,
430 elle défaillit plusieurs fois par manque de sang,
au point de choir presque de l’arbre.
Cette belle fille de roi, Canacée,
qui à son doigt portait l’anneau étrange
grâce auquel elle comprenait parfaitement
tout ce qu’un oiseau en son latin pouvait dire,
et savait à son tour lui répondre en même langage,
a compris ce que disait la fauconnette
et de pitié faillit presque mourir.
Et vers l’arbre elle marche en grand’hâte
440 et regarde l’oiseau pitoyablement,
et tient sa jupe étendue, sachant bien
que sûrement la fauconnette tomberait de la branchette,
quand elle aurait une autre faiblesse, par manque de sang.

Elle resta là longtemps à la guetter ;
enfin elle parla en cette manière
à l’oiseau, ainsi que vous allez l’entendre :
« Pour quelle cause, si tous pouvez la dire,
êtes-vous dans ce furieux tourment d’enfer ?
(dit Canacée à l’oiseau au-dessus d’elle).
450 Est-ce par chagrin d’une mort ou par perte d’amour ?
Car, m’est avis, ce sont là les deux causes
qui le plus font souffrir gentil cœur ;
d’autres maux point n’est besoin de parler.
Car c’est vous qui tournez votre fureur contre vous-même,
ce qui prouve bien qu’amour ou angoisse de cœur
doit être la raison de votre acte cruel,
puisque je ne vois nul autre être vous poursuivre.
Pour l’amour de Dieu, je vous prie, faites-vous grâce à vous-même,
ou acceptez ce qui peut vous être remède, car à l’ouest ni à l’est
460 oncques n’ai vu encore oiseau ni bête
qui ait si piteusement agi envers lui-même.
Votre chagrin me tue véritablement,
tant j’ai de vous grande compassion.
Pour l’amour de Dieu, descendez de votre arbre ;
et aussi sûr que suis fille de roi,
si je savais la cause véritable
de votre douleur, et si c’était en mon pouvoir,
j’y porterais remède, devant qu’il fût nuit,
aussi vrai que je souhaite l’aide du grand Dieu de Nature ;
470 et je trouverai des herbes bien assez
pour guérir promptement vos blessures. »
Alors cria la fauconnette plus lamentablement
que jamais, et aussitôt tomba à terre,
et là elle gît évanouie, morte, et comme une pierre ;
Canacée l’a prise en son giron,
jusqu’à ce qu’elle s’éveillât de son évanouissement.
Et lorsque de sa pâmoison elle vint à sortir,
en son langage de faucon elle parla ainsi :
« Que la pitié est prompte à couler en gentil cœur,
480 lequel se sent compatir aux douleurs cuisantes,
cela est prouvé tous les jours, comme on peut le voir,
aussi bien par les actes que par l’autorité des livres ;
car un cœur délicat montre délicatesse.

Je vois bien que de ma détresse vous avez
compassion, ma belle Canacée,
par véritable bonté féminine
que Nature a mise en vos principes.
Non par espoir de m’en porter mieux,
mais pour obéir à votre cœur généreux,
490 et mettre autrui en garde par mon exemple,
comme sur le dos du chien est châtié le lion[625],
pour cette cause et ce résultat,
tant que j’en ai loisir et occasion,
je veux, avant que de partir, confesser mon malheur. »
Et pendant tout le temps que l’une disait sa peine,
l’autre pleurait, comme si elle s’allait changer en eau,
jusqu’à ce que la fauconnette la priât de se calmer ;
et, avec un soupir, ainsi dit-elle ce qui était dans son cœur :
« À l’endroit où je fus conçue (hélas ! jour cruel !)
500 et élevée dans un roc de marbre gris
si tendrement que je ne connaissais nulle peine,
j’ignorai ce qu’était l’adversité,
jusqu’au moment où je pus voler bien haut dans le ciel.
Alors tout près de moi vivait un tiercelet
qui semblait source de toute noblesse ;
bien que plein de traîtrise et de félonie,
il savoit si bien s’envelopper d’humilité,
et d’un tel semblant de loyauté,
et de charme, et d’attentions empressées,
510 que personne n’eût pu supposer qu’il savait feindre,
tant il teignait à fond ses couleurs[626].
Tout comme un serpent se cache sous les fleurs,
jusqu’à ce qu’il voie le bon moment pour mordre,
de même ce dieu d’amour, cet hypocrite,
fait ses cérémonies et ses obéissances,
et remplit en apparence toutes les observances
qui sont en conformité avec courtoisie d’amour.
De même que dans un tombeau tout est beauté au-dessus,

et que dessous est le cadavre, ainsi que vous savez[627],
520 tel était cet hypocrite, tout ensemble froid et chaud ;
et il tenait son but caché de telle sorte
que (sauf le diable) personne ne connaissait ses desseins.
Enfin si longtemps il pleura et se lamenta,
et pendant tant d’années me simula ses hommages,
que mon trop pitoyable et simple cœur,
tout crédule devant sa suprême fourberie,
par crainte de sa mort, — je le croyais, du moins, —
sur la foi de ses serments et de ses assurances,
lui accorda son amour, à cette condition
530 que toujours mon honneur et renom
seraient saufs, et en privé et en public ;
bref, me fiant à ses mérites,
je lui donnai tout mon cœur et toute ma pensée,
— Dieu sait et lui aussi que sans cela je ne l’eusse fait, —
et pris son cœur en échange du mien pour toujours.
Mais on dit justement, et c’est un vieux proverbe :
« Honnête homme et voleur ne pensent pas de même. »
Et quand il vit la chose avancée à ce point
que je lui avais accordé pleinement mon amour
540 de la façon que j’ai dit tout à l’heure,
et donné mon cœur loyal aussi sincèrement
que lui-même jurait m’avoir donné son cœur,
voilà qu’alors ce tigre plein de duplicité
tombe à genoux avec si dévote humilité,
avec si grand respect, et, à juger par son air,
si semblable en ses manières à un gent amoureux,
si transporté de joie, à ce qu’il semblait,
que jamais Jason, ni Paris de Troie,
— Jason ? que dis-je ? ni aucun autre homme
550 depuis que vécut Lamech, qui fut le premier
à aimer deux femmes, comme d’aucuns l’ont écrit jadis, —
non, jamais depuis que naquit le premier homme,
personne ne put, pour la vingt-millième partie,
imiter les sophismes de son art,
ni n’eût été digne de lui déboucler sa galoche[628],

s’il s’agissait de faire des approches avec duplicité et feintise,
ni oncques ne sut créature remercier comme il me remercia !
Voir ses manières était le ciel
pour une femme, si sage qu’elle fût ;
560 il était si joliment peint et peigné,
aussi bien dans ses discours que dans sa personne,
et tant je l’aimais pour son obéissance
et la sincérité que je croyais être en son cœur,
que s’il lui arrivait quelque peine,
fût-ce la plus légère, et que je la connusse,
il me semblait sentir la mort tordre mon cœur.
Bref, si loin allèrent les choses,
que ma volonté devint l’instrument de la sienne,
c’est-à-dire que ma volonté obéissait à la sienne
570 en toutes choses, aussi loin qu’allait la raison,
sans jamais sortir des limites de mon honneur.
Non, jamais rien ne me fut aussi cher, ni plus cher
que lui, Dieu le sait ! et jamais ne le sera.
Et ce temps dura plus d’une année ou deux
où je ne supposais de lui que du bien.
Mais, finalement, il advint en conclusion
que le hasard voulut qu’il dût quitter
les lieux où je vivais.
Si je fus désolée, ne peut faire de doute ;
580 je ne saurais en faire description ;
car je peux dire hardiment une chose,
c’est que je sais par là ce qu’est la douleur de mourir,
tant je sentis de peine qu’il ne pût pas rester.
Donc un jour il prit de moi congé,
si triste lui aussi que je crus vraiment
qu’il ressentait autant de mal que moi,
lorsque je l’entendis parler et que je vis sa mine.
Quoi qu’il en soit, je le croyais sincère,
et aussi qu’il reviendrait
590 au bout de peu de temps, à dire vrai ;
et la raison voulait aussi qu’il s’en allât
pour son honneur, comme il advient souvent ;
aussi fis-je de nécessité vertu,

et pris bien la chose, puisqu’il le fallait.
Et du mieux que je pus je lui cachai ma peine
et lui saisis la main, prenant saint Jean pour garant[629],
et lui parlai ainsi : « Oui, je suis toute à tous,
soyez tel pour moi que pour vous j’ai été et serai. »
Ce qu’il répondit, point n’est besoin de le redire ;
600 qui mieux que lui sait parler, qui plus mal sait agir ?
Quand il a bien dit tout, il a tout fait.
« Il lui faut une bien longue cuillère
à celui qui mange avec le diable », ai-je ouï dire.
Donc à la fin il dut se mettre en route,
et le voilà qui s’envole, tant qu’il arriva où il voulait.
Et quand il lui vint en pensée de se reposer,
je crois bien qu’il avait ce texte dans l’esprit,
à savoir que a tout être revenant à sa nature
s’en réjouit » ; ainsi dit-on, je crois ;
610 les hommes par nature aiment le changement,
tout comme les oiseaux qu’on nourrit dans des cages,
car bien que nuit et jour vous en preniez souci,
que leur cage ait jonchée belle et douce comme soie,
que vous leur donniez sucre, miel, pain et lait,
malgré tout, aussitôt que la porte est levée,
d’un coup de patte l’oiseau renverse sa tasse,
et le voilà parti au bois manger des vers[630] ;
ainsi sont-ils gourmands de nourriture neuve,
et par nature aiment la nouveauté ;
620 aucune noblesse de sang ne les peut retenir.
Ainsi en fut-il de ce tiercelet, hélas !
Bien qu’il fût de noble naissance, et frais et brillant,
et plaisant à voir, et humble et généreux,
il vit un jour une buse[631] voler,
et tout soudain il s’éprit d’elle tant
que son amour s’en alla de moi tout entier,
et ainsi fut-il parjure à sa foi ;
voilà comment la buse a mon amant à son service,
et que moi je suis perdue sans remède ! »

630 Et à ces mots la fauconnette se mit à pleurer,
et s’évanouit de nouveau dans le sein de Canacée.
Grand fut le chagrin que pour les maux de l’oiseau
montrèrent Canacée et toutes ses femmes ;
elles ne savaient comment faire pour l’égayer.
Mais Canacée l’emporte à la maison dans les plis de sa robe,
et avec précaution l’enveloppa d’un emplâtre,
là où avec son bec elle s’était blessée.
Maintenant Canacée ne sait faire qu’arracher des herbes
de la terre, et préparer des onguents nouveaux
640 d’herbes précieuses et belles de couleur,
pour en guérir la fauconnette ; du jour à la nuit
elle fait sa besogne et tout ce qu’elle peut.
Et à son chevet elle fit mettre une mue[632]
et en couvrit le dessus de velours bleu[633],
en signe de la fidélité qui se voit chez les femmes.
Et toute en dehors la mue est peinte en vert,
et sur ce vert étaient peints tous ces oiseaux déloyaux
tel que mésanges[634], tiercelets, hiboux,
et en mépris d’eux furent peintes à leur côté
650 des pies, pour leur crier après et pour les houspiller[635].
Je laisse Canacée en train de soigner son oiseau ;
je ne parlerai plus pour l’instant de sa bague,
jusqu’à ce qu’il redevienne à propos de dire
comment la fauconnette recouvra son amant
repentant, ainsi que l’histoire le raconte[636],
par l’entremise de Cambalus,
le fils du roi, dont je vous ai parlé.
Mais maintenant je vais poursuivre mon récit
en parlant d’aventures et de batailles,
660 telles qu’on n’ouit jamais si grandes merveilles.
Et d’abord je vous parlerai de Cambinskan
qui en son temps conquit mainte cité ;

et puis je parlerai d’Algarsyf[637],
comment il conquit Théodora pour épouse ;
pour elle il fut souvent en grand péril,
heureusement qu’il fut aidé par le cheval de bronze ;
et puis je parlerai de Cambalo[638],
qui avec les deux frères combattit en lice
pour Canacée, avant qu’il la pût obtenir.
670 Et je reprendrai là où je me suis arrêté.

Explicit secunda pars.


Incipit part tertia.


Apollon pousse dans les airs son char tourbillonnant
jusqu’à ce que dans la demeure du Dieu Mercure, le rusé[639],

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .



Ci suivent les paroles du Franklin à l’Écuyer,
et celles de l’Hôte au Franklin.


« Par ma foi, Écuyer, tu t’es bien acquitté de ta tâche,
et gracieusement[640] ; je loue fort ton esprit,
(dit le Franklin), étant donné ta jeunesse ;
tu parles avec tant de sentiment, messire, et je t’en félicite.
À mon avis, il n’est personne ici
qui te sera égal en éloquence,
si Dieu te prête vie ; qu’il t’accorde bonheur
680 et en vertu te fasse persévérer !
car j’ai pris grand plaisir à tes propos.
J’ai un fils, et, par la Sainte Trinité,
plutôt que vingt livres[641] de bonne terre,

me viendrait-elle de tomber tout juste entre les mains,
j’aimerais mieux le voir homme d’aussi grand sens
que toi ! Fi des richesses
si l’on n’a pas en outre la vertu !
J’ai gourmandé mon fils, et le ferai encore,
car il ne veut guère incliner à la vertu ;
690 mais jouer aux dés, et dépenser,
et perdre tout ce qu’il a, voilà ses habitudes.
Et il aimera mieux causer avec un page
que converser avec aucun gentilhomme,
près duquel il pourrait s’initier aux bonnes manières. »
— « Au diable vos bonnes manières ! (dit notre hôte).
Mais parbleu, Franklin, tu sais bien, messire,
que chacun de nous doit dire au moins
un conte ou deux, sous peine de rompre sa promesse. »
— « Je le sais bien, messire (dit le Franklin) ;
700 de grâce, ne me faites point avanie,
si à ce compagnon je dis un mot ou deux. »
— « Raconte donc ton histoire, sans plus de mots. »
— « Avec plaisir, messire hôtelier (dit-il), je vais obéir
à votre volonté ; et maintenant écoutez ce que je dis.
Je ne veux vous contrarier en rien,
je vais du moine faire du mieux de mon esprit ;
je prie Dieu que ce conte vous agrée,
et dans ce cas l’estimerai assez bon. »


Conte du Franklin[642].


Prologue du Conte du Franklin.


« Ces vieux gentils Bretons, en leur temps,
710 de diverses aventures faisaient des lais
rimés en leur première langue bretonne.
Ces lais, ils les chantaient avec leurs instruments,
ou bien ils les lisaient pour leur plaisir.
Et j’ai l’un d’eux en ma mémoire
Je vais le dire bien volontiers, comme je sais.
Mais, messires, parce que je suis un homme illettré,
en commençant je vous supplie d’abord
de m’excuser pour mon langage rude.
Je n’ai jamais appris la rhétorique, sûrement :
720 la chose que je dis ne peut qu’être nue et simple.
Je ne dormis jamais sur le mont du Parnasse,
ni n’appris Marcus Tullius Ciceron.
De couleurs, je n’en connais aucune, n’en doutez point,
excepté ces couleurs qui poussent dans la prairie,
ou bien celles que les hommes teignent ou peignent.
Les couleurs de rhétorique me sont trop étranges ;
mon esprit ne sent rien de telles affaires,
mais, si vous voulez, vous allez entendre mon conte. »



Le Conte du Franklin.


Ici commence le conte du Franklin[643]


Dans l’Armorique, qui est appelée Bretagne,
730 il y avait un chevalier qui aimait et qui se mettait en peine
de servir une dame, du mieux qu’il savait ;

et bien des labeurs, bien de grandes entreprises,
il accomplit pour sa dame, avant qu’elle fût conquise.
Car elle était unique, la plus belle sous le soleil,
et, en plus, elle venait de si haut lignage
qu’à grand peine osa ce chevalier, de crainte,
lui dire son mal, sa peine et sa détresse.
Mais à la fin, elle, à cause des mérites du chevalier,
et surtout pour son humble obéissance,
740 fut prise d’une telle pitié pour sa souffrance
que privément elle tomba d’accord avec lui
pour le prendre comme mari et seigneur,
de cette seigneurie qu’ont les hommes sur leurs femmes[644] ;
et pour couler d’autant mieux leur vie dans le bonheur,
de sa libre volonté il lui jura, foi de chevalier,
que jamais de toute sa vie, ni jour ni nuit,
il ne s’arrogerait aucune domination
contre sa volonté à elle, ni ne lui montrerait aucune jalousie,
mais lui obéirait et suivrait sa volonté en toute chose,
750 comme tout amoureux le doit à sa dame,
sauf qu’il aurait de nom la souveraineté,
pour ne point faire honte à son rang.
Elle le remercia, et avec une bien grande humilité,
elle dit : « Sire, puisqu’en votre gentillesse
vous m’offrez d’avoir la rêne si ample,
veuille Dieu que jamais entre nous deux,
par ma faute, il n’y ait ni guerre ni lutte.
Sire, je veux être votre humble et loyale femme ;
recevez ici ma foi, jusqu’à ce que mon cœur se brise. »
760 Ainsi ils sont tous deux en tranquillité et repos.
Une chose, messires, j’ose vous dire assurément :
que des amis doivent s’obéir l’un à l’autre
s’ils veulent longtemps aller de compagnie.
L’amour ne veut pas être contraint par seigneurie ;
quand seigneurie vient, le dieu d’amour, tout de suite,
bat des ailes, et adieu ! il est loin.
L’amour est chose libre comme un esprit ;

les femmes, par nature, désirent la liberté,
et de n’être pas contraintes, comme est un serf ;
770 et aussi les hommes, s’il faut dire la vérité.
Regardez qui est le plus patient en amour ;
celui-là est à son avantage, au-dessus de tous les autres.
La patience est une haute vertu, certes,
car elle triomphe, comme disent les clercs,
où la rigueur n’obtiendrait jamais rien.
Pour chaque mot, on ne doit pas gronder ou se plaindre.
Apprenez à supporter, ou bien, sur ma vie !
vous l’apprendrez, que vous le vouliez ou non ;
car, dans ce monde, sûrement, il n’est pas un être
780 qui ne fasse ou ne dise mal quelquefois.
L’ire, la maladie, ou la constellation[645]
le vin, le malheur, ou le changement de complexion
bien souvent font mal agir ou parler ;
de chaque tort il ne sied pas de se venger ;
selon la circonstance il faut que modère sa règle
tout être qui se connaît en gouvernement.
Et par conséquent ce sage et preux chevalier,
pour vivre en tranquillité, fui promit patience,
et elle, de son côté, très sagement lui jura
790 qu’il n’y aurait jamais manquement en elle.

Ici les hommes peuvent voir un accord humble et sage ;
ainsi elle a pris son serviteur et son seigneur,
serviteur en amour, seigneur en mariage ;
ainsi était-il lui-même à la fois en seigneurie et en servage.
Servage ? non, mais en seigneurie suprême,
puisqu’il a à la fois sa dame et son amour ;
sa dame, certes, et sa femme aussi,
choses que la loi d’amour accorde ensemble.
Et lorsqu’il eut gagné cette félicité,
800 il s’en alla avec sa femme chez lui dans son pays,
non loin de Penmarck, là où était sa maison,
et où il vit dans le bonheur et la joie.
Qui pourrait dire, s’il n’avait été marié,
la joie, l’aise, la félicité

qu’il y a entre un mari et sa femme ?
Une année et plus dura cette vie bienheureuse,
jusqu’à ce que ce chevalier, dont je parle ainsi,
qui s’appelait Arveragus de Kayrrud,
résolut d’aller demeurer une année ou deux
810 en Angleterre, qui était appelée aussi Bretagne,
pour chercher dans les armes dignité et honneur,
car il mettait tout son plaisir en ce labeur ;
et il demeura là deux ans ; le livre le dit.

Maintenant, je vais laisser cet Arveragus,
et je vais parier de Dorigène, sa femme,
qui aime son mari comme la vie de son cœur.
À cause de son absence, elle pleure et soupire
comme font ces nobles femmes, quand il leur plaît.
Elle pleure, veille, se lamente, jeûne, se plaint ;
820 le désir de sa présence l’afflige tellement
que tout ce vaste monde, elle l’estime à rien.
Ses amis, qui connaissaient sa pénible pensée,
la consolent en tout ce qu’ils peuvent ;
ils la sermonnent, ils lui disent nuit et jour
que, sans cause, elle se tue elle-même, hélas !
Et toute consolation possible dans ce cas,
ils la lui donnent, de tous leurs efforts,
tout cela pour faire cesser son affliction.

Par persévérance, comme vous le savez tous,
830 on peut si longtemps creuser dans une pierre,
que quelque figure y soit empreinte.
On l’a consolée pendant si longtemps qu’elle
a reçu, par espérance et par raison,
l’empreinte de leur consolation,
d’où vint que son grand chagrin commença à se calmer ;
elle ne pouvait toujours demeurer en telle passion.
Et aussi, Arveragus, au milieu de tout ce souci,
lui a envoyé des lettres où il était dit qu’il prospérait,
et qu’il reviendrait de nouveau promptement ;
840 sans cela, ce chagrin lui aurait tué le cœur.

Ses amis virent que son chagrin commençait à diminuer,
et la prièrent à genoux, pour la grâce de Dieu,

de venir se promener en leur compagnie,
pour chasser loin sa noire humeur.
Et, finalement, elle accorda cette demande,
car elle voyait bien que c’était pour le mieux.

Or, son castel se dressait tout près de la mer,
et souvent avec ses amis elle se promenait,
pour son plaisir, en haut, sur la falaise,
850 d’où elle voyait maint bateau et mainte barque
faisant voile vers le lieu où ils voulaient aller.
Mais alors ceci devenait parcelle de son chagrin.
Car elle-même, très souvent : « Hélas ! (se disait-elle),
n’y a-t-il pas de bateau, parmi tant que j’en vois,
qui ramènera à la maison mon seigneur ? Alors serait mon cœur
tout guéri de ses douleurs cruelles et amères. »

Une autre fois, elle restait assise là et songeait,
et jetait les yeux en bas, du bord de l’abîme ;
mais lorsqu’elle voyait les horribles rocs noirs,
860 de pure peur son cœur se mettait à trembler tellement
que sur ses pieds elle ne pouvait se soutenir.
Alors elle s’asseyait sur l’herbe verte,
et piteusement regardait la mer,
et disait ainsi, avec de tristes soupirs glacés :
« Dieu éternel, qui, par ta providence,
conduis le monde, d’après un gouvernement certain,
comme le disent les hommes, tu ne fais rien en vain.
Mais, Seigneur, ces horribles et diaboliques rochers noirs,
qui semblent plutôt être une confusion hideuse
870 d’œuvres, qu’une belle création
d’un Dieu si parfaitement sage et stable,
pourquoi avez-vous fait cette œuvre déraisonnable ?
car, par cette œuvre, au nord ni au sud, à l’est ni à l’ouest,
n’est nourri ni homme, ni oiseau, ni bête.
Elle ne fait point de bien, à mon sens, mais rien que tourment
Ne voyez-vous, Seigneur, comme elle détruit le genre humain ?
Cent milliers de corps de la race humaine
ont été tués par ces rocs, quoiqu’il n’en soit plus souvenir,
et cette race humaine est une part si belle de ton œuvre
880 que tu l’as faite à ta propre image.

Il semblait donc que tu avais un grand amour
pour le genre humain ; mais comment alors peut-il se faire
que tu crées de tels moyens pour le détruire,
qui ne font aucun bien aux hommes, mais rien que tourment ?
Je sais bien que les clercs diront, à leur guise,
par des arguments, que tout est pour le mieux,
quoique moi je ne puisse pas connaître les causes.
Mais ce Dieu, qui a fait souffler les vents,
qu’il garde mon seigneur ! voilà ma conclusion ;
890 aux clercs je laisse toute disputoison.
Mais plût à Dieu que tous ces rochers noirs
fussent enfoncés dans l’enfer, pour l’amour de mon ami !
Ces rochers tuent mon cœur de crainte. »
Ainsi disait-elle avec mainte larme pitoyable.

Ses amis virent que ce ne lui était plaisir
d’errer près de la mer, mais déconfort,
et résolurent de s’éjouer autre part.
Ils la mènent au bord des rivières et des sources
et aussi en d’autres lieux délectables ;
900 on danse, on joue aux échecs et aux tables[646].

Ainsi un jour, dès la matinée,
dans un jardin qui était tout près de là
où ils avaient fait leurs préparatifs
de vivres et d’autres provisions,
ils vont et s’amusent toute la journée.
Et c’était le sixième matin de mai,
lequel mai avait peint de ses douces averses
ce jardin, plein de feuilles et de fleurs.
Et l’industrie de la main de l’homme si curieusement
910 avait arrangé ce jardin, en vérité,
que jamais il n’y eut jardin de tel prix,
à moins que ce ne soit le paradis même.
L’odeur des fleurs et leur frais aspect
auraient fait s’alléger n’importe quel cœur
qui soit jamais né, à moins que trop grande maladie
ou trop grand chagrin ne le tint en détresse,
si plein était-il de beauté et de plaisance.

L’après-diner ou s’en va danser
et chanter aussi, sauf Dorigène seule,
920 qui toujours faisait sa plainte et sa lamentation,
car elle ne le voyait point figurer dans la danse
celui qui était son mari et aussi son amour.
Mais cependant il lui fallut quelque temps demeurer
et avec bon espoir laisser son chagrin s’adoucir.

À cette danse, parmi d’autres hommes,
dansait un écuyer devant Dorigène,
qui était plus frais et plus joli d’accoutrement,
d’après mon jugement, que n’est le mois de mai.
Il chante, danse, dépassant tout homme
930 qui vive ou ait vécu, depuis que le monde commença.
Avec cela, il était, si l’on avait à le décrire,
un des hommes vivants qui se comportait le mieux,
jeune, fort, très vertueux, et riche, et sage,
et beaucoup aimé, et tenu en grande estime.
Et, en un mot, ai je dois dire la vérité,
sans que Dorigène le sût du tout,
ce brave écuyer, servant de Vénus,
que l’on appelait Aurélius,
l’avait aimée mieux que toutes les créatures,
940 depuis deux ans et plus, par aventure,
mais il n’osait jamais lui dire sa souffrance.
Il buvait sans coupe[647] toute sa peine.
Il était désespéré ; il n’osait rien dire,
sauf que, dans ses chansons, il révélait un peu
son mal, comme dans une plainte générale.
Il disait qu’il aimait, et n’était en rien aimé.
Sur un tel sujet il fit bien des lais,
chants, complaintes, rondels, virelais,
où il se plaignait de n’oser pas dire son chagrin,
950 et de languir comme une furie dans l’enfer :
il lui fallait mourir, disait-il, comme mourut Écho
pour Narcisse, pour ce qu’elle n’osa pas dire son mal.
D’aucune autre manière que celle que vous m’entendez dire
il n’osait lui révéler, à elle, sa souffrance ;

sauf que, d’aventure, quelquefois aux danses,
où les jeunes gens se font des politesses,
il se peut bien qu’il regardât son visage
de la façon dont un homme demande une grâce ;
mais elle ne savait rien de son sentiment.
960 Cependant il arriva, qu’avant de partir de là,
comme il était son voisin,
et était homme de rang et d’honneur,
et qu’elle l’avait connu au temps jadis,
ils se mirent à causer ; et voilà que de plus en plus
vers son but s’avança Aurélius,
et, lorsqu’il vit le moment, il parla ainsi :

« Madame (dit-il), par Dieu qui a fait ce monde,
si j’avais su que cela pourrait réjouir votre cœur,
j’aurais voulu, le jour où votre Arveragus
970 s’en fut outre-mer, que moi, Aurélius,
m’en fusse allé d’où je ne serais jamais revenu ;
car je sais bien que mon service est en vain.
Ma récompense n’est que d’avoir le cœur brisé ;
madame, ayez pitié de ma peine cruelle,
car d’un mot vous pouvez me tuer ou me sauver.
Ici, à vos pieds, plût à Dieu que je fusse enterré !
Je n’ai pas loisir, maintenant, d’en dire davantage.
Ayez merci, douce dame, ou vous me ferez mourir. »

Elle leva alors les yeux sur Aurélius :
980 « Est-ce là votre désir (dit-elle), et parlez-vous ainsi ?
Jamais auparavant (dit-elle), je n’avais su ce que vous vouliez
Mais maintenant, Aurélius, que je connais votre pensée,
par ce Dieu qui me donna l’âme et la vie,
je ne serai jamais une femme infidèle
en parole ni en acte, tant que j’aurai ma raison ;
je veux être à celui à qui je suis liée ;
prenez ceci comme réponse finale de moi. »
Mais après cela, en plaisantant, elle dit ainsi :
« Aurélius (dit-elle), par le dieu qui est là haut sur nous,
990 je vous accorderai pourtant d’être votre amour,
puisque je vous vois si piteusement vous lamenter ;
écoutez : le jour où, le long de la Bretagne,

vous enlèverez tous les rochers, pierre par pierre,
afin qu’ils n’empêchent navire ni bateau de voguer,
lorsque, dis je, vous aurez si bien débarrassé la côte
de rochers qu’on n’y verra aucune pierre,
alors je vous aimerai mieux que tout autre homme ;
recevez ma foi, c’est tout ce que je pourrai jamais pour vous[648]. »
— « N’y a-t-il pas d’autre grâce à attendre de vous ? » dit-il.
1000 — « Non, par le Seigneur (dit-elle), qui m’a créée,
car je sais bien que cela n’adviendra jamais.
Laissez de telles folies s’en aller de votre cœur.
Quel plaisir peut trouver un homme, dans sa vie,
à aller aimer la femme d’un autre homme
qui a son corps toutes les fois qu’il lui plaît ? »

Aurélius à mainte reprise pousse de tristes soupirs ;
bien malheureux Aurélius fut lorsqu’il entendit cela,
et, d’un cœur attristé, il répondit ainsi :
« Madame (dit-il), ceci serait impossible !
1010 puissé-je donc mourir de mort soudaine et horrible ! »
Et, sur cette parole, il s’en alla aussitôt.
Alors viennent ses autres amis en nombre,
et, dans les allées, ils se promenèrent ça et là.
Ils ne savaient rien de cette conclusion,
mais soudain commencèrent des jeux nouveaux
jusqu’à ce que le brillant soleil perdît sa couleur ;
car l’horizon ravit au soleil sa lumière,
ce qui revient à dire que vint la nuit.
Et tous s’en vont à la maison pleins de joie et de soûlas,
1020 excepté seulement le malheureux Aurélius, hélas !

Lui s’en est allé chez lui le cœur attristé ;
il voit qu’il ne peut échapper à la mort.
Il lui semblait qu’il sentait son cœur froid ;
vers le ciel, il se mit à tendre les mains,
et sur ses genoux nus il s’agenouilla,
et dans sa fièvre il dit son oraison.
Son malheur lui faisait perdre la raison ;
il ne savait pas ce qu’il disait, mais pariait ainsi :

d’un cœur piteux il a commencé sa lamentation
1030 aux dieux, et d’abord au soleil,
disant : « Apollon, dieu et gouverneur
de chaque plante, herbe, arbre et fleur,
qui donnes, d’après ta déclinaison[649],
à chacun d’eux son temps et sa saison,
suivant que ton logis change, haut ou bas[650],
seigneur Phébus, jette un regard de merci
sur moi, malheureux Aurélius, qui suis tout délaissé.
Vois, seigneur ! ma dame a juré ma mort
sans que j’aie commis de crime, à moins que ta bénignité
1040 n’ait quelque pitié de mon cœur blessé à mort ;
car je sais bien, seigneur Phébus, que si vous le voulez
c’est vous qui pouvez, sauf ma dame, m’aider le mieux.
Maintenant permettez que je vous décrive
comment je puis être aidé, et en quelle manière.
Votre sœur bienheureuse, Lucine la brillante,
qui de la mer est la première déesse et reine,
quoique Neptune ait pouvoir divin en la mer,
cependant elle est impératrice au-dessus de lui ;
vous savez bien, seigneur, que, de même que son désir
1050 est d’être vivifiée et éclairée de votre feu,
pour lequel elle vous suit si diligemment,
de même aussi la mer désire naturellement
la suivre, comme celle qui est déesse
à la fois dans la mer et les rivières grandes et petites.
C’est pourquoi, seigneur Phébus, ceci est ma requête,
— fais ce miracle, ou brise-moi le cœur, —
que lors de la prochaine opposition
qui se fera dans le signe du Lion[651],
tu la pries d’envoyer une si grande marée,
1060 que de cinq toises au moins elle recouvre
le plus haut rocher de l’Armorique Bretonne ;

et que ce débordement dure deux années ;
alors certes à ma dame je pourrai dire :
« Tenez votre promesse ; les rochers n’y sont plus. »
Seigneur Phébus, faites ce miracle pour moi ;
priez-la qu’elle n’aille pas plus vite que vous dans son cours ;
je vous le répète, priez votre sœur qu’elle n’aille
pas d’un cours plus rapide que vous ces deux années.
Alors elle restera dans son plein, toujours,
1070 et la marée du printemps durera à la fois nuit et jour[652].
Et, si elle ne condescend pas de cette manière
à m’accorder ma chère dame souveraine,
prie-la d’enfoncer bien bas tous les rochers
jusque dans sa propre région sombre
sous le sol, là où Pluton demeure[653],
ou bien jamais je ne gagnerai ma dame.
À ton temple, à Delphes, nu-pieds je me rendrai ;
seigneur Phébus, vois les larmes sur ma joue,
et de ma peine aie quelque compassion. »
1080 Et à cette parole il tomba évanoui,
et pendant longtemps il resta sans connaissance.
Son frère, qui connaissait sa peine,
le releva et l’emporta dans son lit.
Désespéré dans son tourment et dans sa pensée,
je laisse ce malheureux gisant.
Qu’il choisisse, pour ce qui est de moi, s’il veut vivre ou mourir.

Arveragus, en santé et grand honneur,
comme celui qui était la fleur de chevalerie,
est revenu à la maison, avec d’autres hommes valeureux.
1090 Oh ! tu es heureuse maintenant, toi, Dorigène,
qui as ton vaillant mari dans tes bras,
le jeune chevalier, le preux homme d’armes,
qui t’aime comme la vie même de son cœur.
Il ne pensa point à soupçonner
si quelque homme, pendant qu’il était absent,

avait parlé d’amour à sa femme ; il n’en avait aucune crainte.
Il ne s’occupe point de telles affaires,
mais danse, s’amuse, lui fait joyeux visage,
et ainsi dans la joie et le bonheur je les laisse demeurer,
1100 et d’Aurélius malade je vais parler.
Dans la langueur et dans un tourment furieux,
deux ans et plus, resta couché le malheureux Aurélius,
avant qu’il pût faire un seul pas sur la terre,
et pendant ce temps il n’eut aucune consolation,
excepté de son frère, qui était un clerc,
et qui connaissait seul tout son mal et tout son souci,
car à aucune autre créature, sûrement,
de ce sujet Aurélius n’avait osé dire un mot.
Dans son sein il le portait plus secret
1110 que jamais Pamphile ne porta le sien pour Galathée[654].
Son sein était intact, à le voir au dehors,
mais dans son cœur était la flèche aiguë.
Et vous savez bien que d’une soursaneüre[655]
en chirurgie la cure est périlleuse,
si l’on ne peut pas toucher la flèche, ou y arriver.
Son frère pleurait et se lamentait secrètement,
jusqu’à ce qu’à la fin il lui vient en mémoire
que, tandis qu’il était à Orléans en France,
comme tous les jeunes qui sont avides
1120 de s’instruire dans les arts occultés,
et cherchent dans tous les coins et recoins
des sciences spéciales à apprendre, —
il se rappela qu’un certain jour,
à Orléans dans une étude, il vit un livre
de magie naturelle, que son camarade,
qui était alors bachelier en droit,
quoiqu’il fût là pour apprendre un autre savoir,
avait secrètement laissé sur son pupitre.
Ce livre parlait des opérations
1130 touchant les vingt-huit mansions
qui appartiennent à la lune[656] et autres folies semblables,

qui, de nos jours, ne valent pas une mouche ;
car la foi de sainte Église, dans notre croyance,
ne souffre qu’aucune illusion nous tourmente.
Et quand ce livre fut dans son souvenir,
aussitôt de joie son cœur commença à danser,
et il se dit à lui-même, secrètement :
« Mon frère sera bien vite guéri,
car je suis sûr qu’il y a des sciences
1140 par lesquelles les hommes produisent des apparences
comme celles que font les subtils bateleurs.
Car souvent en des fêtes, j’ai bien entendu dire
que des faiseurs de tours, dans une grande salle,
ont fait entrer une pièce d’eau et une barque
et d’un bout à l’autre de la salle sont allés en ramant.
Quelquefois on a cru voir un lion terrible,
quelquefois des fleurs pousser comme dans une prairie,
quelquefois une vigne et des raisins blancs et rouges,
quelquefois un castel, tout de chaux et de pierre ;
1150 et lorsqu’il leur plaisait, ils le faisaient disparaître aussitôt ;
ainsi semblait-il à la vue de chacun.
Maintenant donc je conclus ceci, que si je pouvais
à Orléans trouver quelque ancien camarade
qui aurait dans l’esprit ces maisons de la lune,
ou une autre magie surnaturelle,
il ferait bien gagner a mon frère son amour.
Car, par une apparence, un clerc peut faire
qu’à la vue d’un homme tous les rochers noirs
de la Bretagne aient disparu jusqu’au dernier,
1160 et que les vaisseaux aillent et viennent près du rivage,
et que, sous cette forme, cela dure un jour ou deux.
Alors mon frère serait guéri de son mal.
Alors il faudrait bien qu’elle tint sa promesse,
ou sans cela, il lui ferait honte tout au moins. »

Pourquoi allongerais-je cette histoire ?
Vers le lit de son frère il s’en vint
et le réconforta si bien, pour qu’il pût aller
à Orléans, que sur-le-champ il se lève

et aussitôt en route le voilà parti,
1170 dans l’espoir d’être soulagé de son souci.

Lorsqu’ils furent arrivés près de cette cité,
n’en étant plus qu’à deux cents toises ou trois,
ils rencontrèrent un jeune clerc se promenant tout seul,
qui, en latin, d’un ton encourageant, les salua,
et après cela dit une chose merveilleuse :
« Je sais (dit-il) la cause de votre venue. »
Et, avant qu’ils eussent fait un pas de plus,
il leur dit tout ce qu’ils avaient dans l’esprit.

Le clerc breton lui demanda des nouvelles de camarades
1180 qu’il avait connus dans les vieux jours,
et celui-ci lui répondit qu’ils étaient morts,
ce pourquoi, à plus d’une reprise, il versa mainte larme.
A bas de son cheval Aurelius descendit aussitôt,
et le voilà qui s’en va avec ce magicien,
chez lui, dans sa maison, et là prirent bien leurs aises ;
il ne leur manqua aucun mets qui pût leur plaire ;
de maison si bien fournie que celle-là,
Aurélius, sa vie durant, n’en avait jamais vu.

L’hôte lui montra, avant de s’en aller souper,
1190 des forêts, des parcs remplis d’animaux sauvages ;
là il vit des cerfs aux hautes cornes,
les plus grands qu’œil eût jamais vus.
Il en vit une centaine tués par les chiens,
et quelques-uns, percés de flèches, saignant de leurs blessures cuisantes.
Il vit, lorsque ces animaux sauvages eurent disparu,
des fauconniers sur une belle rivière,
qui, avec leurs faucons, ont tué le héron ;
puis il vit des chevaliers joutant dans une plaine.
Et après ceci le clerc lui procura le plaisir
1200 de lui montrer sa dame dans une danse
dans laquelle lui-même dansait, à ce qu’il lui semblait.
Et quand ce maître, qui avait accompli cette magie,
vit qu’il était temps, il frappa dans ses mains,
et adieu ! tout notre jeu avait disparu.
Et cependant ils n’avaient jamais bougé de la maison

pendant qu’ils voyaient ce spéciale merveilleux ;
mais dans son étude, là où étaient ses livres,
ils étaient assis sans bouger, et personne qu’eux trois.

Lors le maître appela à lui son écuyer,
1210 et lui dit ceci : « Notre souper est-il prêt ?
Il y a presque une heure, je crois,
que je vous ai dit de préparer notre souper,
quand ces dignes hommes sont venus avec moi,
dans mon étude, là où sont mes livres. »
« Sire (dit l’écuyer), quand il vous plaira.
Il est tout prêt, quand même vous le voudriez immédiatement. »
— « Allons donc souper (dit-il), car c’est le mieux ;
ces gens amoureux doivent parfois prendre repos. »

Après souper, ils se mirent à discuter
1220 quelle somme devrait être la récompense de ce maître
pour enlever tous les rochers de Bretagne,
et aussi depuis la Gironde jusqu’à l’embouchure de la Seine.
Il fit le difficile, et jura sur son salut
qu’il ne voulait pas avoir moins de mille livres[657]
et que même, pour cette somme, il ne partirait pas volontiers.
Aurélius aussitôt, le cœur plein de joie,
répondit ainsi : « Fi d’un millier de livres !
Le vaste monde, que les hommes disent être rond,
je le donnerais si j’en étais le seigneur ;
1230 le marché est bien conclu, cor nous sommes d’accord.
Vous serez payé fidèlement, par ma foi !
Mais prenez garde maintenant que, par négligence ou paresse,
vous ne nous attardiez par ici plus longtemps que demain. »
— « Nenni (dit le clerc), recevez ici ma foi pour gage. »
Au lit s’en est allé Aurélius quand il lui a plu,
et presque toute la nuit il prit du repos ;
tant à cause de son labeur que de son espoir de joie,
son cœur malade fut allégé de sa souffrance.

Le lendemain, aussitôt qu’il fut jour,
1240 de la Bretagne ils prirent droit le chemin,
Aurélius et ce magicien aussi,

et ils descendirent là où ils voulaient séjourner,
et c’était, comme les livres me le rappellent,
la froide saison glacée de décembre.
Phébus devenait vieux, et prenait une teinte de laiton,
lui qui, dans sa chaude déclinaison,
brillait comme de l’or brûlant, avec des rayons éclatants :
mais maintenant dans le Capricorne il descendait[658],
où il brillait très pâle, je puis bien dire.
1250 Les gelées mordantes, avec le verglas et la pluie,
ont détruit la verdure dans tous les jardins.
Janus est assis à côté du feu avec sa double barbe[659],
et boit le vin dans son cor de chasse.
Devant lui est placée la chair du sanglier aux fortes défenses,
et « Noël » est le cri de tout homme joyeux[660].

Aurélius, en tout ce qu’il peut,
offre à son maître bon visage et révérence,
et il le prie de faire diligence
pour le tirer de sa peine cruelle,
1260 ou qu’avec une épée il lui fende le cœur.
Le clerc subtil avait tant pitié de cet homme,
que nuit et jour il s’employait autant qu’il le pouvait
à guetter le moment d’accomplir son œuvre ;
c’est-à-dire de produire telle illusion
par des apparences ou de la jonglerie
— je ne connais pas les termes d’astrologie —
qu’elle, et tout le monde, s’imaginerait et dirait
que de la Bretagne les rochers avaient disparu.
1270 Or, à la fin, il a trouvé son temps
pour faire ses tours et son œuvre misérable
d’une telle superstition maudite.
Il apporta ses tables tolétanes[661],

très bien corrigées, et il ne manquait rien,
ni ses années groupées ou éparses,
ni ses racines, ni ses autres instruments,
qui sont ses centres, ses arguments,
et ses rapports proportionnels
pour ses équations en toutes choses.
1280 Et, par sa huitième sphère, dans son travail,
il connut fort bien à quelle distance Alnath s’était éloignée
de la tête du Bélier fixe, au-dessus,
que l’on voit dans la neuvième sphère.
Très subtilement il calcula tout ceci.
Lorsqu’il eut trouvé sa première maison,
il connut le reste par les proportions ;
et il connut bien le lever de sa lune,
et dans quelle face, et son terme, et tous les détails,
et il connut très bien la maison de la lune
1290 d’après son opération,
et il savait aussi toutes les autres règles à observer
pour les illusions et les mauvais sorts
dont se servaient les païens en ces temps.
C’est pourquoi il ne tarda plus,
mais, par sa magie, pendant une semaine ou deux,

il sembla que tous les rocs eussent disparu.
Aurélius, qui est encore dans le désespoir,
ne sachant s’il aura son amour ou échouera,
attend nuit et jour le miracle.
1300 Et lorsqu’il vit qu’il n’y avait aucun obstacle,
que ces rochers étaient enlevés, jusqu’au dernier,
il tomba aussitôt aux pieds de son maître,
et dit : « Moi, pauvre Aurélius,
je vous remercie, seigneur, et ma dame Vénus,
qui m’avez aidé dans mes soucis glaçants ».
Et vers le temple il dirige ses pas,
où il savait qu’il devait voir sa dame.
Et ; lorsqu’il vit son heure, sur-le-champ,
avec un cœur craintif et un visage très humble,
1310 il salua sa dame souveraine et chère.
« Ma vraie dame (dit cet homme malheureux),
que je crains le plus et que j’aime de toutes mes forces,
et à qui, dans tout l’univers, je voudrais le moins déplaire,
si ce n’était qu’à cause de vous j’ai une telle langueur
qu’il me faut mourir ici à vos pieds, sur-le-champ,
je ne voudrais rien dire du malheur qui m’a saisi,
mais certes, ou bien il me faut mourir ou me lamenter.
Vous me tuez, innocent, à force de douleur.
Mais quoique de ma mort vous n’ayez nulle pitié,
1320 avisez, avant de manquer à votre foi,
avant de me tuer parce que je vous aime.
Car, madame, vous savez bien ce que vous avez promis ;
non que je réclame rien par mon droit
de vous, ma souveraine dame, mais par votre grâce ;
mais, dans un jardin là-bas, à tel endroit,
vous savez très bien ce que vous m’avez promis ;
et dans ma main vous avez engagé votre foi
de m’aimer plus que tous ; Dieu le sait, vous l’avez dit,
1330 tout indigne que je sois de cela.
Madame, je parle ainsi pour votre honneur à vous,
plus que pour sauver en ce moment-ci la vie de mon cœur ;
j’ai fait comme vous me l’avez commandé ;
et, si vous le daignez, vous pouvez aller voir.
Faites comme il vous plaira ; pensez à votre promesse,
car, mort ou vif, vous me trouverez là ;

de vous tout dépend : me faire vivre ou mourir ;
mais ce que je sais bien, c’est que les rochers ont disparu ! »

Il prend congé, et elle demeura étonnée ;
1340 dans tout son visage il ne restait pas une goutte de sang ;
elle ne pensait pas s’être jamais mise en un tel piège.
« Hélas (dit-elle), se peut-il que ce soit arrivé ?
Car je ne croyais pas que jamais, par possibilité,
un tel prodige ou une telle merveille pût se faire !
c’est contre la loi de nature. »
Et elle s’en retourne chez elle, créature affligée,
elle pleure, se lamente, pendant tout un jour ou deux,
et s’évanouit, c’est pitié de la voir.
1350 Mais pourquoi cela était, elle ne le dit à personne,
car Arveragus était parti hors de la ville.
Mais elle se parlait à elle-même, disant ainsi,
le visage pâle, la mine toute dolente,
dans sa lamentation, somme vous allez l’entendre :

« Hélas (disait-elle), c’est de toi, Fortune, que je me plains,
qui à mon insu m’as enveloppée dans ta chaîne ;
et, pour en échapper, je ne connais aucun secours,
excepté seulement la mort, ou bien le déshonneur ;
une de ces deux choses il faut que je choisisse.
1360 Mais, cependant, j’aimerais mieux perdre
ma vie que d’être déshonorée dans mon corps,
ou savoir que je suis infidèle, ou perdre mon renom,
et, par ma mort, je peux m’acquitter, vraiment.
N’y a-t-il pas bien des nobles femmes avant ceci,
et bien des vierges qui se sont tuées, hélas !
plutôt que de commettre péché avec leur corps ?
Oui certes, les histoires en portent témoignage[662] ;
quand les Trente Tyrans, pleins de malice,
eurent tué Phédon à Athènes, à la fête,
1370 ils ordonnèrent d’arrêter ses filles
et de les amener devant eux, par mépris,
toutes nues, pour accomplir leur plaisir sordide,

et dans le sang de leur père ils les firent danser,
sur le pavé, que Dieu les maudisse !
C’est pourquoi ces jeunes filles infortunées, pleines de crainte,
plutôt que de consentir à perdre leur virginité,
s’élancèrent secrètement dans un puits,
et se noyèrent, comme le disent les livres.

Ceux de Messénie firent chercher et amener
1380 de Lacédémone, pareillement, cinquante jeunes filles
sur lesquelles ils voulaient assouvir leur luxure ;
mais il n’y en eut aucune de toute cette troupe
qui ne fût tuée et qui, en bonne intention,
ne choisit plutôt de mourir que de consentir
à se voir ravir de force sa virginité.
Pourquoi alors aurais-je peur de mourir ?
Voyez encore le tyran Aristoclide[663]
qui aimait une jeune fille appelée Stimphalide.
Lorsque son père fut tué, une nuit,
1390 elle s’en alla tout droit au temple de Diane,
et saisit la statue de ses deux mains,
et de cette statue ne voulut jamais se partir.
Et personne ne put lui en détacher les mains,
jusqu’à ce qu’elle fût tuée, juste à cet endroit même.
Or, puisque des jeunes filles ont eu telle horreur
d’être souillées par l’impur plaisir de l’homme,
une épouse devrait bien plutôt se tuer elle-même
que d’être souillée, à ce qu’il me semble.

Que dirai-je de la femme d’Asdrubal,
1400 qui, à Carthage, s’ôta elle-même la vie ?
car, quand elle vit que les Romains avaient conquis la ville,
elle prit tous ses enfants, et elle sauta d’en haut
dans le feu, et elle choisit de mourir
plutôt qu’aucun Romain lui fit vilenie.
Lucrèce ne s’est elle pas tuée elle-même, hélas !
à Rome, lorsqu’elle fut violée par Tarquin,
car il lui parut que c’était une honte
de vivre lorsqu’elle avait perdu son renom.

Les sept vierges de Milet aussi
1410 se sont tuées de crainte et de douleur
plutôt que d’être violées par les gens des Gaules[664].
Il est plus d’un millier d’histoires, je pense,
que je pourrais dire sur ce sujet.
Quand Abradate[665] fut tué, sa femme si chère
se tua elle-même et laissa son sang couler
dans les blessures profondes et larges d’Abradate,
disant : « Mon corps, au moins,
ne sera souillé par aucun homme, si c’est en mon pouvoir. »
Pourquoi dirais-je d’autres exemples de ceci,
1420 puisqu’un si grand nombre se sont tuées
plutôt que de vouloir être souillées ?
Je veux conclure qu’il est meilleur pour moi
de me tuer que d’être souillée ainsi.
Je veux être fidèle à Arveragus,
ou plutôt me tuer de quelque manière,
comme fît la chère fille de Démocion[666],
parce qu’elle ne voulut pas être souillée.
Ô Cédase[667] ! c’est bien grand pitié
de lire comment tes filles moururent, hélas !
1430 qui se tuèrent pour la même raison.
C’est grande pitié, ou bien plus grande encore,
la jeune fille thébaine qui à cause de Nicanor
se tua, exactement pour le même malheur[668].
Une autre jeune Thébaine fit de même,
a cause d’un Macédonien qui l’avait violée[669] ;
par sa mort elle racheta sa virginité.
Que dirai-je de la femme de Nicerate[670]

qui, dans les mêmes circonstances, s’ôta la vie ?
Combien aussi fut fidèle à Alcibiade
1440 son amante, qui choisit plutôt de mourir
que de voir son corps rester sans sépulture[671] !
Et quelle femme était Alceste ! (dit-elle).
Que dit Homère de la bonne Pénélope ?
Toute la Grèce connaît sa chasteté.
Pardi, il écrit ceci de Laodamie,
que lorsqu’à Troie Prothésilée fut tué[672],
elle ne voulut pas vivre plus longtemps après lui.
La même chose pourrais-je dire de la noble Portia ;
elle ne put vivre sans Brutus,
1450 à qui elle avait donné son cœur tout entier.
La parfaite foi conjugale d’Artémise
est honorée d’un bout à l’autre du pays des Barbares.
Ô Teuta, reine ! ta chasteté d’épouse,
pour toutes les épouses peut être un miroir[673].
La même chose je puis dire de Bilie[674],
de Rodogune[675] et aussi de Valérie[676]. »

Ainsi se lamenta Dorigène un jour ou deux,
toujours se disant qu’elle voulait mourir.
Mais cependant, la troisième nuit,
1460 Arveragus, le digne chevalier, rentra chez lui
et lui demanda pourquoi elle pleurait si tristement.
Alors elle se mit à pleurer encore plus.
« Hélas ! (dit-elle), je voudrais n’être jamais née !
Voici ce que j’ai dit, voici ce que j’ai juré » dit-elle ;
et elle lui raconta tout, comme vous l’avez déjà entendu,

ce n’est pas la peine de vous le raconter une autre fois.
Le mari, d’un air joyeux et d’un ton amical,
lui répondit et dit ce que je vais tous exposer.
« N’y a-t-il pas autre chose que ceci, Dorigène ? »
1470 — « Non, non (dit-elle), aussi vrai que Dieu m’aide !
c’est trop déjà, n’était que c’est la volonté de Dieu ! »
— « Allons, ma femme, laissez dormir ce qui est tranquille[677] ;
tout peut aller bien d’aventure, et aujourd’hui même.
Vous devez tenir votre parole, par ma foi !
Car, aussi vrai que Dieu ait pitié de moi,
j’aimerais bien mieux être poignardé,
à cause de l’amour que j’ai pour vous,
que de ne pas vous voir tenir et respecter votre foi.
La foi donnée, c’est la plus haute chose qu’on puisse garder. »
1480 Mais à ces mots, il se mit à éclater en larmes,
et dit : « Je te défends, sous peine de mort,
de jamais, tant qu’il te restera vie ou souffle,
dire à personne cette aventure.
Du mieux que je pourrai, je supporterai mon malheur,
et je ne prendrai point un air affligé
pour que les gens pensent du mal de vous, ou en imaginent. »
Et, incontinent, il appela un écuyer et une servante.
« Partez tout de suite avec Dorigène (dit-il),
et emmenez-la à tel endroit immédiatement ».
1490 Ils prennent congé, et se mettent en route ;
mais ils ne savaient point pourquoi elle s’en allait la.
Il n’avait voulu dire sa pensée à âme qui vive.

Peut-être bon nombre d’entre vous, je pense,
le considéreront comme un insensé en cela,
qu’il veut mettre sa femme en péril.
Écoutez l’histoire, avant de crier contre lui ;
Dorigène pourra avoir meilleure fortune qu’il ne vous semble,
et quand vous aurez entendu l’histoire, jugez[678].

L’écuyer qui s’appelait Aurélius
1500 et qui de Dorigène était si amoureux,
d’aventure se trouva la rencontrer

au milieu de la ville, en plein dans la rue la plus animée,
alors qu’elle se dirigeait tout droit
vers le jardin où elle avait promis d’aller.
Et lui s’en allait vers ce jardin aussi,
car il épiait bien pour voir quand elle irait
de chez elle vers quelque endroit.
Mais ils se rencontrèrent ainsi, par hasard ou providence ;
et il la salua, l’esprit plein de joie,
1510 et il lui demanda de quel côté elle allait.
Et elle répondit, comme si elle était à moitié folle :
« Au jardin, comme mon mari me l’a commandé,
afin de tenir ma promesse, hélas ! hélas ! »

Aurélius commença à s’émerveiller de la chose,
et dans son cœur il lui vint grande compassion
d’elle et de ses lamentations,
et d’Arveragus, le digne chevalier,
qui lui avait dit de tenir tout ce qu’elle avait promis,
tellement il lui répugnait que sa femme manquât à sa parole.
1520 Et dans son cœur il fut saisi d’une grande pitié,
considérant ce qu’il y avait de mieux des deux côtés,
et qu’il lui serait meilleur de se priver de son plaisir
que d’accomplir une vilenie si grande et si grossière,
contre toute noblesse et toute générosité ;
c’est pourquoi en peu de mots il dit ceci :
« Madame, dites à votre seigneur Arveragus,
que puisque je vois sa grande noblesse d’âme
envers vous, et que je vois bien aussi votre détresse,
et qu’il aimerait mieux sa honte (et ce serait grand dommage)
1530 que si vous manquiez ainsi à votre parole envers moi,
j’aime bien mieux toujours être malheureux
que de diviser l’amour qu’il y a entre vous deux.
Je vous remets, madame, entre les mains,
acquittés, tout serment et tout contrat
que vous m’avez faits avant ce jour
depuis le moment où vous êtes née.
Je vous donne ma foi que jamais je ne vous rappellerai
aucune promesse, et ici je prends congé de vous
comme de la meilleure et de la plus fidèle des épouses
1540 que j’aie connue jusqu’ici de toute ma vie.

Mais que chaque femme fasse attention à ses promesses,
et qu’elle se rappelle au moins Dorigène.
Ainsi un écuyer peut faire une noble action,
aussi bien qu’un chevalier, sans aucun doute. »

Elle le remercia, à genoux sur la terre,
et elle s’en revint à la maison vers son mari,
et lui raconta tout ce que vous m’avez entendu vous dire ;
et soyez sûrs qu’il fut si satisfait
qu’il me serait impossible de le décrire.
1550 Pourquoi parlerais-je plus longtemps de cette affaire ?
Arveragus et Dorigène sa femme
dans un bonheur parfait continuent leur vie.
Et jamais depuis il n’y eut de colère entre eux ;
il la chérit comme si elle était une reine,
et elle lui fut fidèle à tout jamais.
De ces deux-là, je ne vous dirai plus rien.

Aurélius, qui a perdu tout son argent,
maudit le jour où il est né :
« Hélas (dit-il), hélas ! j’ai promis,
1560 de l’or pur, mille livres en poids,
à ce philosophe ! que vais-je faire ?
Tout ce que je vois, c’est que je suis ruiné.
Mon héritage, il me faut nécessairement le vendre
et devenir mendiant ; ici je ne puis plus demeurer,
car en ce lieu je ferais honte à tous mes parents,
à moins que je n’obtienne de lui conditions plus douces.
Mais cependant, je veux lui proposer
à jours fixés, année par année, de le payer,
et le remercier de sa grande courtoisie ;
1570 je veux tenir ma parole, sans mentir. »

Le cœur triste, il s’en va à son coffre,
et porte de l’or à ce philosophe,
la valeur de cinq cents livres d’or, je crois,
et il le supplie, dans sa générosité,
de lui accorder un délai pour le reste,
et dit : « Maître, j’ose bien me vanter
de n’avoir jamais encore manqué à ma parole ;
car, sûrement, ma dette sera acquittée

envers vous, même si je sais réduit
1580 à aller mendier, sans rien que mon manteau.
Mais si tous vouliez m’accorder, but des garanties,
deux ans ou trois pour m’acquitter,
alors tout serait bien ; sans cela, il faut que je vende
mon héritage ; il n’y a pas autre chose à dire. »

Le philosophe répondit gravement,
et parla ainsi, après avoir entendu ses paroles :
« N’ai-je pas accompli mon engagement envers toi ? »
— « Si, certes, bien et fidèlement » dit-il.
— « N’as-tu pas eu ta dame comme tu le voulais ? »
1590 — « Non, non » dit-il, et il soupire tristement.
— « Quelle en a été la cause ? dis-le moi si tu le peux. »
Aurélius commença alors son histoire,
et lui dit tout, comme vous l’avez déjà entendu ;
ce n’est pas la peine de vous le raconter une autre fois.
Il dit : « Arveragus, par noblesse d’âme,
eût mieux aimé mourir dans le chagrin et la douleur
que de voir sa femme faillir à sa promesse. »
Il lui raconta aussi le chagrin de Dorigène,
combien elle avait horreur d’être une mauvaise épouse,
1600 et qu’elle eût mieux aimé ce jour-là perdre la vie,
et qu’elle avait donné sa parole innocemment :
« Elle n’avait jamais encore entendu parler d’illusions,
c’est ce qui m’a fait avoir d’elle tant de pitié.
Et, tout aussi généreusement qu’il l’envoya vers moi,
aussi généreusement je la lui renvoyai de nouveau.
C’est là toute l’affaire ; il n’y a pas autre chose à dire. »

Le philosophe répondit : « Cher frère,
chacun de vous a agi noblement envers l’autre.
Tu es écuyer et lui est chevalier,
1610 mais Dieu ne veuille, dans sa puissance bénie,
qu’un clerc ne puisse pas accomplir une noble action,
aussi bien que n’importe lequel d’entre vous, sans aucun doute.
Messire, je te laisse quitte de tes mille livres,
aussi bien que si tu venais à l’instant de sortir de terre,
et si jamais jusqu’à présent tu ne m’avais connu.
Car, messire, je ne veux pas prendre un sou de toi

pour toute ma science, ni rien pour mon travail.
Tu as bien payé pour ma nourriture ;
c’est assez ; et adieu, porte-toi bien. »
1620Et il prit son cheval, et le voilà en route.

Seigneurs, je voudrais vous poser cette question :
Quel a été le plus généreux, à ce qu’il vous semble[679] ?
Or, dites-le-moi, avant que vous alliez plus loin.
Je ne sais rien de plus ; mon histoire est à sa fin.


Ici finit le conte du Franklin.


Groupe G


Le Conte de la Seconde Nonne[680].


Le Prologue du Conte de la Seconde Nonne.


La servante et la nourrice des vices
qu’on appelle en anglais « Ydelnesse »[681],
qui est gardienne de la porte des délices[682], —
à l’éviter, et par son contraire l’accabler,
c’est-à-dire par licite industrie,
nous devrions bien mettre tous nos efforts,
de peur que le démon par oisiveté nous prenne.

Car lui, qui avec ses mille lacets retors
est toujours à l’affût pour nous attraper,
10 quand il peut apercevoir homme oisif,
il sait si prestement le prendre à son piège,
que tant qu’il n’est agrippé par la basque,
il ne s’avise que le démon l’a en main ;
nous devrions bien travailler et combattre oisiveté.

Et même si l’homme ne craignait point de mourir,
il voit pourtant bien clairement, en raison,

qu’Oisiveté n’est que mollesse pourrie,
de qui oncques il ne sort bon fruit ;
et voit que la paresse la[683] tient en laisse
20 pour qu’elle ne fasse que dormir et que manger et boire
et dévorer le labeur d’autrui.

Et pour nous garder de telle oisiveté,
qui est cause de si grande confusion,
je me donne ici pour tâche fidèle,
suivant la légende[684] de traduire
ta glorieuse vie et passion,
toi à la guirlande tissue de roses et de lis ;
c’est toi que je veux dire, vierge et martyre sainte Cécile.


Invocation à Marie.


Et toi qui es fleur de toutes les vierges,
30 dont plut à Bernard[685] si bien écrire,
c’est toi qu’à mon début d’abord j’invoque ;
ô notre réconfort, pauvres pécheurs, donne moi d’écrire
la mort de ta servante, qui gagna par son mérite
la vie éternelle et victoire sur le démon,
comme on peut ci-après lire en son histoire.

Toi vierge et mère, fille de ton fils[686],
toi puits de merci, cure de l’âme pécheresse,
en qui Dieu, par bonté, voulut habiter,
toi humble, et haute plus qu’aucune créature,
40 tu as ennobli à tel point notre nature,
que le créateur n’a pas eu mépris de notre engeance,
pour vêtir et envelopper son fils de sang et de chair.

Dedans le cloître béni de tes flancs
reçut forme humaine l’éternel amour et paix
qui du triple espace[687] est roi et guide,
que la terre et la mer et le ciel n’ont cesse

de louer ; et toi, vierge sans tache,
tu as enfanté, et restes vierge pure,
le créateur de toute créature.

50 En toi sont réunies la magnificence
et la merci, bonté et pitié telles
que toi, qui es le soleil d’excellence,
non seulement aides ceux qui te prient,
mais maintes fois, en ta bénignité,
généreusement, avant que l’homme implore ton aide,
tu le préviens et te fais le médecin de sa vie.

Or aide, ô douce et bienheureuse gente vierge,
moi, pauvre exilé en ce désert de fiel ;
pense à la Chananéenne, qui disait
60 que les petits chiens mangent des miettes
qui de la table de leurs maîtres sont tombées[688] ;
et bien que, indigne fils d’Ève[689],
je sois pécheur, pourtant accepte ma foi.

Et puisque la foi est morte sans les œuvres,
pour travailler donne-moi sapience et temps,
que je sois quitte des lieux qui sont si noirs !
Ô toi, qui es si belle et pleine de grâce,
sois mon avocate en ce haut séjour
où sans fin on chante « Hosanna »,
70 toi mère du Christ, fille chère d’Anne !

De ta clarté illumine mon âme prisonnière,
qui est troublée par la contagion
de mon corps et aussi par le poids
des désirs terrestres et des fausses affections ;
ô port de refuge, ô salut
de ceux qui sont en douleur et détresse,
or aide-moi, car à mon œuvre je me veux mettre.

Mais je vous prie, vous qui lisez ce que j’écris[690],
pardonnez-moi si je ne fais diligence
80 à rédiger avec art cette histoire-ci ;

car j’ai et les mots et les phrases
de celui qui par révérence pour la sainte
écrivit l’histoire, et je suis sa légende,
et vous prie de bien vouloir mon œuvre amender.


Interprétation du nom de Cécile que propose frère Jacob de Voragine dans la Légende Dorée.


Tout d’abord je voudrais vous expliquer le nom
de sainte Cécile, comme on peut lire en son histoire ;
il veut dire en anglais « hevenes lilie »[691],
pour la chasteté pure de sa virginité ;
ou bien, pour ce qu’avait la blancheur de l’honneur,
90 et la verdeur de la conscience, et de bon renom
la suave odeur, « lis » était son nom.

Ou Cécile veut dire « le chemin des aveugles »[692],
car elle fut un exemple par sa bonne doctrine ;
ou bien Cécile, comme en écrit je trouve,
est formé, par une sorte d’assemblage,
de « ciel » et de Lia » ; et ici, au figuré,
le « ciel » est mis pour ses pensers de sainte,
et « Lia »[693] pour sa constante activité.

Cécile peut aussi s’expliquer de cette manière,
100 « exempte de cécité »[694] pour sa grande lumière
de sapience, et pour ses vertus claires ;
ou bien, voici ! le nom brillant de cette vierge
vient de « ciel » et de « leos »[695] pour ce que, fort justement
on pouvait l’appeler « le ciel du peuple »,
étant l’exemple de toutes bonnes et sages œuvres.

Car « leos » veut dire « peple »[696] en anglais,
et tout comme on peut voir dans le ciel
le soleil et la lune et les étoiles de toutes parts,
de même, spirituellement, en cette vierge généreuse,

110 voyait-on la magnanimité de la foi,
et aussi la clarté parfaite de sapience,
et œuvres diverses, brillantes d’excellence.

Et de même que les philosophes écrivent
que le ciel est rapide et rond et ardent[697],
de même était cette belle Cécile la blanche
très rapide et active toujours en bonnes œuvres,
et ronde et parfaite en bonne persévérance,
et ardente toujours en charité très brillante ;
or vous ai déclaré quel était son nom.


Explicit.


Ci commence le conte de la Seconde Nonne, sur la vie de sainte Cécile.


120 Cette vierge brillante Cécile, dit sa vie,
était issue des Romains, et de noble race,
et dès le berceau élevée dans la foi
du Christ, et portait son évangile en l’esprit ;
jamais elle ne cessait, comme en écrit je trouve,
sa prière, et d’aimer et craindre Dieu,
l’implorant de garder sa virginité.

Et lorsque cette vierge dut un homme
épouser, lequel était fort jeune d’âge,
et avait nom Valérien,
130 et que le jour fut venu de son mariage,
elle, moult dévote et humble en son cœur,
sous sa robe d’or qui seyait moult bellement,
s’était contre la chair revêtue d’une haire.

Et tandis que les orgues faisaient mélodie,
à Dieu seul en son cœur ainsi chantait-elle :
« Ô Seigneur, garde mon âme et mon corps aussi
sans tache, de peur que je sois perdue »,
et pour l’amour de Celui qui est mort sur la croix,
tous les deux ou trois jours elle jeûnait,
140 toujours priant en ses oraisons très ardemment.

La nuit vint et au lit elle dut aller
avec son mari, comme souvent est coutume,
et privément elle lui dit bientôt :
« Ô doux cher époux bien-aimé,
il est un secret, si vous voulez l’entendre,
que bien volontiers je voudrais vous dire,
si vous jurez que vous ne me trahirez pas. »

Valérien lui jura fermement
qu’en aucun cas, quoiqu’il advienne,
150 jamais il ne la trahirait.
Alors pour commencer elle lui dit :
« J’ai un ange qui m’aime,
et qui avec grand amour, que je veille ou dorme,
est prêt toujours à garder mon corps.

Et s’il peut sentir (n’en doutez pas)
que vous me touchez ou aimez pour vilenie,
incontinent il vous tuera sur le fait
et dans votre jeunesse ainsi vous mourrez ;
et si vous me guidez en amour pur,
160 il vous aimera comme moi, pour votre pureté,
et vous montrera sa joie et son éclat. »

Valérien, corrigé comme Dieu voulait,
repartit : « Si tu veux que je me fie à toi,
fais-moi voir cet ange et le contempler ;
et si c’est un ange vrai,
lors je ferai comme tu m’as prié ;
mais si tu aimes un autre homme en vérité,
de cette même épée je vous tuerai tous deux. »

Cécile répondit aussitôt en cette guise :
170 « Il ne tient qu’à vous de voir cet ange :
croyez au Christ et vous baptisez.
Allez-vous en à la voie Appienne (fait-elle)
qui de cette ville n’est loin que de trois milles[698],
et, aux pauvres gens qui y habitent,
parlez-leur tout comme vais vous dire.


Dites-leur que moi, Cécile, vous ai envoyé à eux
pour qu’ils vous montrent le bon vieillard Urbain[699],
pour secrète nécessité et à bonne intention.
Et lorsqu’aurez vu saint Urbain,
180 dites-lui les paroles que je vous ai dites ;
et quand il vous aura purgé du péché,
lors verrez-vous cet ange, avant de vous partir. »

Valérien en ce lieu s’en est allé,
et comme on l’en avait instruit et informé,
il trouva bientôt le saint vieillard Urbain
mussé parmi les sépulchres des Saints[700].
Et lui, sans faire longue demeure,
fit son message ; et quand il l’eut dit,
Urbain de joie leva les mains au ciel.

190 De ses yeux les larmes tombèrent :
« Seigneur tout-puissant, ô Jésus-christ (dit-il),
semeur de chaste conseil, pasteur de nous tous,
le fruit de cette semence de chasteté
que tu as semée en Cécile, recueille-le !
Vois ! comme une abeille diligente, sans fraude,
te sert toujours ta servante Cécile !

Car cet époux, qu’elle prit naguère
tout pareil au fier lion, elle l’envoie ici
aussi doux que jamais fut agneau, devers vous ! »
200 Et à ce mot voici qu’apparut
un vieillard, vêtu de blancs habits clairs,
qui avait un livre à lettres d’or en main,
et s’arrêta debout devant Valérien.

Valérien tomba comme mort de peur
quand il le vit, et lui le releva alors,
et sur son livre il se mit à lire ce qui suit :
« Un seigneur, une foi, un Dieu sans plus,
un baptême, un seul père de tous,
qui est au-dessus de tous et parmi tous partout[701]. »
210 Ces mots étaient tous d’or écrits.


Quand cela fut lu, alors dit ce vieillard,
« Crois-tu cette chose ou non ? dis oui ou non. »
« Je crois tout cela (dit Valérien)
car chose plus vraie qu’icelle, j’ose bien dire,
aucun être sous le ciel ne peut penser. »
Lors s’évanouit le vieillard, il ne sut où,
et le pape Urbain le baptisa sur le-champ.

Valérien s’en va chez lui, et trouve Cécile
dedans sa chambre avec un ange debout ;
220 cet ange avait de roses et de lis
deux couronnes, lesquelles il tenait à la main.
Et d’abord à Cécile, à ce que je comprends,
il donna l’une et puis il offrit
l’autre à Valérien, son mari.

« Le corps pur et sans tache la pensée,
gardez toujours bien ces couronnes (dit-il) ;
du Paradis vous les ai-je apportées,
et jamais elles ne pourriront,
ni perdront leur douce senteur, croyez-moi ;
230 et jamais être ne les verra de ses yeux
qu’il ne soit pur et haïsse vilenie.

Et toi, Valérien, pour ce que bien vite
tu consentis à bon conseil aussi,
dis ton désir et il te sera accordé. »
« J’ai un frère (lors dit Valérien)
que j’aime plus que personne au monde.
Je vous prie que mon frère ait grâce
de connaître la vérité, comme je fais en ce lieu. »

L’ange dit : « Dieu aime ta requête,
240 et tous deux, avec la palme du martyre,
vous viendrez à sa fête bienheureuse. »
Et sur ce mot son frère Tiburce s’en vient,
et lorsqu’il flaira la senteur
que les roses et les lis répandaient,
en son cœur il se prit à s’émerveiller fort.


Et dit : « J’admire en ce temps de l’année
d’où vient cette douce odeur
de roses et de lis que je sens ici.
Car même si je les avais en mes deux mains,
la senteur ne pourrait en moi entrer plus profond.
250 La douce odeur qu’en mon cœur je trouve
m’a changé tout en une autre espèce. »

Valérien dit : « Deux couronnes avons-nous,
blanc de neige et rouge de rose, qui brillent clair,
et que ton œil n’a puissance de voir ;
et comme tu les sens par ma prière,
de même tu les verras, frère très cher,
si tu veux, sans mollesse,
bien croire et connaître la vérité vraie. »

260 Tiburce répondit : « Me dis-tu cela
pour vrai, ou est-ce en rêve que je l’entends ? »
« En rêves (dit Valérien), nous avons été
jusqu’à présent, mon frère, pour certes.
Pour la première fois en la vérité est notre demeure. »
« Comment sais-tu cela (dit Tiburce), en quelle guise ? »
Dit Valérien : « C’est ce que je vais te conter.

L’ange de Dieu m’a enseigné la vérité
Que tu verras aussi, si tu veux renier
les idoles et être pur, et rien autre. »
270 — Et du miracle de ces deux couronnes
saint Ambroise dans sa préface a bien voulu parler ;
solennellement le noble cher docteur
l’atteste, et dit ainsi que suit :

Pour recevoir la palme du martyre,
sainte Cécile, comblée des dons de Dieu,
le monde et voire sa chambre se prit à délaisser ;
témoin la confession de Tiburce et de Valérien,
à qui Dieu dans sa bonté voulut dispenser
deux couronnes de fleurs doux fleurantes,
280 et leur fit par son ange porter ces couronnes :

La vierge a mené ces hommes à la félicité céleste ;
le monde a su ce que vaut, en vérité,

d’aimer chasteté dévotement[702]. —
Lors lui montra Cécile, clair comme le jour,
que toutes les idoles ne sont que chose vaine ;
car elles sont muettes et, qui plus est, sont sourdes,
et le somma de quitter ses idoles.

« Quiconque ne croit pas ceci est une bête,
(lors fit Valérien) s’il faut ne pas mentir. »
290 Elle se prit à baiser son sein, lorsqu’elle ouït cela,
et fut fort joyeuse qu’il pût voir la vérité.
« En ce jour je te prends pour mien parent »,
dit cette bienheureuse gente vierge chère ;
après quoi elle dit ce qu’allez ouïr :

« Vois, ainsi que l’amour du Christ (dit-elle),
m’a faite épouse de ton frère, tout de même
sur l’heure je te prends ici pour parent,
puisque tu veux mépriser tes idoles.
Va-t’en avec ton frère maintenant et te baptise
300 et purifie ; pour que tu puisses contempler
la face des anges dont ton frère a parlé. »

Tiburce dit en réponse : « Frère cher,
d’abord dis-moi où aller et devers qui ? »
« Devers qui ? (dit-il). Viens-t’en avec joyeux visage,
je veux te mener au pape Urbain. »
« À Urbain ? Valérien, mon frère,
(lors fit Tiburce), c’est là que tu veux me mener ?
Me semble que ce serait grand’merveille.

Ne veux-tu pas dire Urbain (lors fit-il),
310 qui tant de fois fut condamné à mort,
et demeure toujours en cachettes ci et là,
et n’ose mie montrer sa tête ?
On l’arderait en un feu tant rouge
si on le trouvait ou pouvait l’entrevoir ;
et nous aussi, pour lui tenir compagnie.

Et tandis que nous cherchons cette divinité
qui est celée dans le secret du ciel,

nous n’en serions pas moins ardés ici-bas ! »
À quoi Cécile répondit fièrement :
320 « On pourrait redouter avec bonne raison
de perdre cette vie, ô mon cher frère,
si elle était la seule vie sans nulle autre.

Mais il est une vie meilleure en autre lieu,
que jamais on ne perdra, n’en aie crainte,
comme le Fils de Dieu nous l’a dit par sa grâce ;
le Fils du Père[703] a créé toutes choses ;
et tout ce qui a été créé par une pensée raisonnable,
l’Esprit qui du Père procéda d’abord,
l’a doué d’une âme, sans aucun doute.

330 Par paroles et par miracles, le Fils de Dieu
quand il était en ce monde, déclara ici
qu’il est une autre vie où l’homme peut séjourner. »
À quoi Tiburce répondit : « Ô chère sœur,
n’as-tu pas dit tout à l’heure en propres termes,
qu’il n’y a qu’un Dieu, Seigneur en vérité,
et maintenant de trois comment peux-tu porter témoignage ? »

« C’est ce que je te dirai (fait-elle), avant de partir.
Tout comme un homme a trois sapiences,
mémoire, engin[704] et intellect aussi,
340 ainsi, en un seul être de divinité,
trois personnes peuvent fort bien être. »
Alors elle se mit à lui prêcher fort diligemment
sur la venue du Christ et à lui enseigner ses douleurs,

et nombreux points de sa passion ;
comment le Fils de Dieu en ce monde fut retenu,
pour la pleine rédemption du genre humain,
qui était dans les chaînes du péché et des froids soucis :
toutes ces choses dit-elle à Tiburce.
Et après cela Tiburce, en bonne intention,
350 avec Valérien alla trouver le pape Urbain,


qui remercia Dieu, et, le cœur joyeux et léger,
le baptisa, et le fit en ce lieu
parfait en savoir, chevalier de Dieu.
Et désormais Tiburce obtint grâce telle
que chaque jour il voyait, dans le temps et l’espace,
l’ange de Dieu ; et toutes les sortes de faveurs
qu’il demandait à Dieu, étaient bien vite exaucées.

Fort malaisé serait de dire dans l’ordre
combien de merveilles Jésus fit pour eux ;
360 mais à la fin, pour faire court et clair,
les sergents de la ville de Rome les quérirent,
et devant Almache le préfet les menèrent,
qui les questionna, connut toute leur pensée,
et vers l’image de Jupiter les envoya,

et dit : « Quiconque ne veut sacrifier,
qu’on lui tranche la tête, c’est ma sentence. »
Sur l’heure ces martyrs dont est mon conte,
un certain Maxime qui était officier,
du Préfet et son « corniculaire »[705],
370 les saisit ; et quand il emmenait les martyrs,
lui-même il pleurait, de pitié qu’il avait.

Lorsque Maxime eut écouté la doctrine des saints,
il obtint congé des tourmenteurs,
et les conduisit à sa maison sans plus ;
et tant prêchèrent, qu’avant le soir
ils avaient arraché les tourmenteurs
et Maxime et chacun de ses gens
à la fausse foi, pour croire en Dieu seul.

Cécile vint, quand il fit nuit,
380 avec des prêtres qui les baptisèrent tous ensemble,
et ensuite, lorsque vint la lumière du jour,
Cécile leur dit d’un visage fort calme :
« Or, très chers et très aimés chevaliers du Christ,
rejetez tous les œuvres des ténèbres
et armez-vous d’une armure de lumière.


En vérité vous avez livré grande bataille,
avez achevé votre course, avez gardé votre foi ;
allez à la couronne de vie qui ne peut pas faillir ;
le juste Juge que vous avez servi
390 vous la donnera comme l’avez méritée. »
Et quand cela fut dit comme je le raconte,
on les conduisit faire le sacrifice.

Mais quand ils furent amenés au lieu dit,
pour faire courte la conclusion,
ils ne voulurent mie encenser ni sacrifier,
mais à genoux ils se mirent par terre
avec humble cœur et grave dévotion,
et perdirent tous deux leur tête sur-le-champ.
Leurs âmes s’en allèrent devers le roi de grâce.

400 Ce Maxime, qui vit la chose arriver,
avec larmes piteuses dit incontinent
qu’il voyait leurs âmes glisser au ciel
avec des anges pleins de clarté et de lumière,
et de sa parole en convertit plus d’un ;
pour quoi Almache le fit tant battre
d’un fouet plombé, qu’il en perdit la vie.

Cécile le prit et l’enterra sur l’heure
près de Tiburce et de Valérien doucement,
dedans leur sépulture, sous la pierre.
Et puis après, Almache en hâte
410 envoya ses ministres quérir publiquement
Cécile, pour qu’elle vint en sa présence
faire sacrifice et encenser Jupiter.

Mais eux, convertis à sa sage parole,
pleuraient grièvement et donnaient pleine créance
à sa parole et criaient de plus en plus :
« Christ, Fils de Dieu sans différence,
est vrai Dieu, c’est là toute notre pensée,
lui qui pour le servir a si bonne servante ;
420 nous le croyons d’une seule voix, dussions-nous mourir !

Almache, qui ouït dire le fait,
fit quérir Cécile, pour qu’il pût la voir,

et tout d’abord, voici quelle fut sa demande :
« Quelle sorte de femme es-tu ? » lors fit-il.
— « Je suis née gentille femme » dit-elle.
— « Je te demande (dit-il), mal gré que tu en aies,
ta religion et ta croyance. »

« Vous avez commencé votre question sottement,
(dit-elle), qui voudriez deux réponses enclore
430 en une demande ; c’est s’enquêter en ignorant. »
Almache répondit à ce jugement :
« D’où vient que tu réponds si rudement ? »
— « D’où ? (dit-elle, à cette question),
de conscience et de bonne foi non feinte. »

Almache dit : « N’as-tu donc cure
de mon pouvoir ? » Elle répondit :
« Votre puissance (dit-elle) est bien peu à craindre ;
car le pouvoir de tout mortel n’est
que comme une vessie, pleine de vent, pour certes.
440 Car avec une pointe d’aiguille, quand elle est gonflée,
toute son enflure peut être mise bien bas. »

— « Tu étais en pleine faute en commençant (dit-il),
et maintenant dans ta faute tu persévères ;
ne sais-tu pas que nos puissants princes généreux
ont ainsi commandé et fait ordonnance,
que tout chrétien souffrira pénance
s’il n’abjure pas sa chrétienté,
mais s’en ira quitte, s’il veut la renier ? »

— « Vos princes errent comme fait votre noblesse,
450 (dit lors Cécile), et par folle sentence
vous nous faites coupables et ce n’est pas vrai ;
car vous, qui savez bien notre innocence,
pour ce que nous faisons révérence
au Christ, et que nous portons nom chrétien,
vous nous l’imputez à crime et à blâme.

Mais nous qui savons que ce nom veut dire
vertueux, ne pouvons pas l’abjurer. »
Almache répondit : « Choisis entre les deux ;
faire sacrifice ou renier chrétienté

460 pour que tu puisses ores échapper par là. »
À quoi la sainte bienheureuse gente vierge
se prit à rire et dit au juge :

« Ô juge, confondu en ta sottise,
veux-tu que je renie l’innocence
pour me faire créature perverse ? (dit-elle).
Voyez ! il dissimule ici en audience,
il a l’œil écarquillé et il enrage en m’écoutant. »
À quoi Almache : « Pauvre misérable,
ne sais-tu pas jusqu’où mon pouvoir peut s’étendre ?

470 Nos puissants princes ne m’ont-ils pas donné,
oui, et pouvoir et autorité
de faire les gens mourir ou vivre ?
Pourquoi alors me parler si orgueilleusement ? »
« Je ne parle que fermement (dit-elle),
non orgueilleusement, car je le dis, quant à nous,
nous haïssons mortellement le vice d’orgueil.

Et si tu ne crains pas d’entendre vérité,
lors je veux te montrer tout clairement, par raison,
que tu as dit fort grand mensonge en ceci.
480 Tu dis que tes princes t’ont donné pouvoir
et de meurtrir et de faire vivre une créature,
toi, qui ne peux rien que ravir la vie seule ;
tu n’as pas d’autre pouvoir ni congé !

Il t’est permis de dire que tes princes t’ont fait
ministre de mort ; si tu en dis davantage,
tu mens, car ta puissance est toute nue[706]. »
— « Quitte cette hardiesse (dit Almache alors),
et sacrifie à nos dieux, avant de partir ;
point[707] ne me chaut des injures que tu m’adresses,
490 car je peux les souffrir en philosophe ;

mais les injures que je ne peux endurer
sont celles que tu dis de nos dieux » (fit-il).
Cécile répondit : « Ô sotte créature,

tu n’as pas dit un mot depuis que tu me parles
que je n’y reconnaisse ta sottise ;
et que tu es, en toute manière et guise,
officier ignorant et juge vain.

Rien ne manque aux yeux de ton corps
pour que tu sois aveugle, car chose que nous voyons tous
500 être pierre, ainsi qu’il est visible,
cette même pierre tu veux l’appeler Dieu.
Je te le conseille, que ta main s’y pose,
et tâte la bien, tu t’apercevras qu’elle est pierre,
puisque tu ne vois mie avec tes yeux aveugles.

C’est une honte que le peuple doive
te mépriser ainsi et rire de ta folie ;
car on sait bien communément et partout
que Dieu puissant est dans son ciel là-haut,
et ces images, tu peux bien le voir,
510 ni à toi ni à elles-mêmes ne peuvent en rien servir,
car en effet elles ne valent pas une miette. »

Elle dit ces paroles et d’autres pareilles,
et lui se courrouça et ordonna qu’on la conduisit
chez elle, « et en sa maison (dit-il),
brûlez-la dans un bain de flammes rouges[708] ».
Et tout comme il avait ordonné ainsi fut fait ;
car dans un bain ils l’enfermèrent,
et nuit et jour grand feu dessous allumaient.

La longue nuit et un jour encore,
malgré tout le feu et l’ardeur du bain,
520 elle resta toute froide, ne sentit point de souffrance,
cela ne la fit pas suer une goutte.
Mais en ce bain elle devait perdre la vie ;
car lui, Almache, avec le très méchant dessein
de la meurtrir dans le bain envoya son messager.

De trois coups sur le col il la férit alors,
le tourmenteur, mais il eut beau faire,
il ne put mie trancher le col en deux ;

et pour ce qu’il y avait en ce temps une ordonnance
530 que nul homme ne devait à homme infliger la pénance
de férir le quart coup, doux ou grief,
ce bourreau n’osa en faire davantage.

Mais mi-morte, le col tranché,
il la laissa gisante et alla son chemin.
Les chrétiens qui étaient autour d’elle
avec des linges ont capté son beau sang.
Trois jours vécut-elle en ce tourment
et jamais ne cessa de leur enseigner la foi ;
à ceux qu’elle avait édifiés, elle se mit à prêcher.

Elle leur donna ses meubles et son bien
540 et au pape Urbain les confia alors
et dit : « J’ai demandé au roi du ciel
d’avoir répit trois jours et pas davantage,
pour vous recommander, avant que je parte,
ces âmes que voyez et pour que je puisse faire
de ma maison ici à jamais une église. »

Saint Urbain avec ses diacres privéement
emporta le corps et l’ensevelit la nuit
parmi ses autres saints dignement.
550 Sa maison fut appelée l’église de Sainte-Cécile ;
Saint Urbain la consacra comme bien il pouvait ;
et là, encore aujourd’hui, en noble guise,
on rend hommage au Christ et à sa sainte.


Ci finit le conte de la Seconde Nonne.




Conte du Valet[709] du Chanoine.


Prologue du Conte du Valet du Chanoine.


Quand fut finie la vie de sainte Cécile,
avant que nous eussions bien chevauché cinq milles,
à Boghton-sous-Blee nous rattrapa
un homme qui était vêtu de vêtements noirs,
et en dessous portait un blanc surplis.
Sa haquenée qui était tout gris pommelé
560 tant suait que c’était merveilleux à voir ;
on eût dit qu’il avait éperonné trois milles de suite.
Le cheval aussi que montait son valet
tant suait qu’à peine pouvait-il aller.
Autour du poitrail montait haut l’écume ;
l’homme était tacheté d’écume, on eût dit une pie.
Sur sa croupière il avait une besace double,
il semblait porter fort petit bagage.
Le digne homme portait habit d’été léger,
et je commençais à me demander à part moi
570 ce qu’il était, lorsqu’enfin je saisis
que son manteau était cousu au capuchon,
en foi de quoi, quand j’eus bien réfléchi,
je jugeai que c’était quelque chanoine.
Son chapeau lui pendait au dos par un ruban,
car il avait marché plus qu’au trot et au pas ;
il n’avait cessé d’éperonner comme s’il était fou.
Sous son capuchon il avait une feuille de bardane
contre la sueur, et pour garder son chef du chaud.
Mais c’était grande joie de le voir suer !
580 Son front dégouttait comme un alambic,
qui serait rempli de plantain et de pariétaire.
Et quand il fut arrivé, il commença par s’écrier :
« Dieu garde (dit-il), cette joyeuse compagnie !

J’ai piqué ferme (dit-il), à cause de vous,
car je souhaitais fort vous rattraper,
pour chevaucher en si gaie compagnie ! »
Son valet aussi était rempli de courtoisie
et dit : « Messires, lorsque ce matin
de votre hôtellerie je vous ai vus sortir,
590 j’ai averti mon maître et seigneur que voici,
qui est tout désireux de faire route avec vous
pour son déportement, car il aime baguenauder. »
— « Ami, pour cet avis, Dieu te donne bonne chance !
(dit lors notre hôte), car certes il semblerait
que ton maître soit savant homme, et je le crois volontiers ;
il est fort jovial aussi, je parierais.
Pourra-t-il donc conter un joyeux conte ou deux,
dont il puisse réjouir cette compagnie ? »
— « Qui, messire ? Mon seigneur ? Oui, oui, sans mentir,
600 il en sait de joyeux et de plaisants aussi,
bien plus qu’assez ; de plus, messire, croyez-moi,
si vous le connaissiez aussi bien que je fais,
vous admireriez comme bien et adroitement
il sait travailler, et cela de façons diverses.
Mainte grande entreprise a-t-il prise sur lui,
qui pour n’importe quel d’ici serait bien dure
à mener à bonne fin, s’ils n’apprenaient de lui.
Il a beau cheminer simplement parmi vous,
si vous le connaissiez, vous en auriez profit ;
610 vous ne voudriez pas perdre sa connaissance
pour bonne somme, j’en oserais risquer
tout ce que j’ai en ma possession.
C’est un homme de très grand jugement,
je vous en avertis, c’est un homme étonnant ! »
— « Voyons (dit notre hôte), je t’en prie, dis-moi donc,
est-il clerc ou non ? Dis-nous ce qu’il est ! »
— « Oui-dà ! il est bien mieux que clerc, assurément,
(dit le valet), et pour le faire court,
hôte, je veux vous montrer un peu de son savoir-faire.
620 Mon seigneur, dis-je, possède telle subtilité
(mais tout son art ne pouvez le savoir de moi,
malgré que j’aide un peu à son travail)
que tout le sol sur quoi nous cheminons

d’ici jusqu’à la ville de Canterbury,
il pourrait tout net le retourner sens-dessus-dessous,
et le paver entièrement d’argent et d’or. »
Et quand ce valet eut ainsi parlé
à notre hôte : « Benedicite (dit celui-ci),
une chose est pour moi merveille étonnante,
630 puisque ton seigneur est de si haute prudence,
en vertu de quoi les gens lui doivent révérence,
pourquoi de sa dignité fait-il si peu cas ?
Son surtout ne vaut pas un liard
effectivement, pour lui, sur ma vie !
il est tout sale et déchiré aussi.
Pourquoi ton maître est-il si marmiteux, je te prie,
lorsqu’il pourrait s’acheter de meilleurs habits,
si son pouvoir s’accorde à ton discours ?
Dis-moi cela ; dis-le, je t’en supplie ».
640 — « Pourquoi ? (dit le valet) pourquoi ? me demandez-vous ;
Dieu me garde, c’est parce que jamais il ne réussira !
(Mais je ne veux pas avouer tout haut ce que je dis,
aussi tenez le bien secret, je vous en prie).
Il est trop savant, ma foi, je le crois ;
ce qui est à l’excès ne tourne pas
à bien, disent les clercs ; c’est un vice.
C’est en quoi je le tiens pour ignorant et sot,
car quand un homme a trop grand esprit,
souventes fois advient qu’il en mésuse ;
650 ainsi de mon seigneur, ce qui me fait grand deuil.
Dieu corrige le mal ! je n’en puis dire plus. »
— « Ne t’inquiète de cela, bon valet (dit notre hôte) ;
puisque tu connais les talents de ton maître,
dis-nous comment il fait, je t’en prie de tout cœur,
puisqu’il est si habile et si malin.
Or, où habitez-vous, si cela se peut dire ? »
— « Dans les faubourgs d’une ville (dit-il),
tapis en des recoins et culs-de sac,
là où les brigands et voleurs, naturellement,
660 ont leur résidence secrète et peureuse,
en gens qui n’osent point trahir leur présence ;
ainsi vivons nous, s’il faut parler vrai. »
— « Or ça (dit notre hôte), permets encore un mot :

pourquoi es-tu si décoloré de visage ? »
— « Par Saint-Pierre (dit-il), le diable emporte le métier !
je suis si accoutumé à souffler le feu,
que ma couleur en a changé, je pense ;
je n’ai point l’habitude de lorgner un miroir,
mais de peiner dur pour apprendre à multiplier[710].
670 Nous nous aveuglons à toujours surveiller le feu,
et malgré tout nous manquons notre but,
car toujours nous échappe notre conclusion !
À bien des gens nous faisons illusion,
nous empruntons de l’or, soit une livre ou deux,
soit dix ou douze, et bien des sommes plus grandes,
et nous leur faisons croire, à tout le moins,
que d’une livre nous pourrons en faire deux !
Cela est faux pourtant, mais toujours nous avons bon espoir
d’y arriver, et nous y tâtonnons.
680 Mais cette science est si loin devant nous
que nous ne pouvons pas, malgré tous nos serments,
la rattraper, tant vite elle nous fuit.
Elle fera de nous des gueux pour finir ! »
Tandis que ce valet bavardait de la sorte,
le chanoine s’approcha et entendit tout
ce que le valet disait, parce que le soupçon
des propos des gens tenait toujours ce chanoine.
Car, dit Caton[711], celui qui est coupable
pense que toute parole a trait à lui, vraiment.
690 C’est pourquoi il s’approcha si près
de son valet pour écouter tout son discours.
Et alors il parla à son valet ainsi :
« Tiens ta langue et ne dis plus mot,
car si tu continues, chèrement tu le paieras ;
tu me calomnies ici en cette compagnie,
et tu découvres aussi ce que tu devrais cacher. »
— « Va (dit notre hôte), continue, quoiqu’il arrive,
et de toutes ses menaces ne t’inquiète mie ! »
— « Ma foi (dit-il), je ne m’en soucie guère plus ».
700 Et quand ce chanoine vit qu’il n’en serait rien,

mais que son valet voulait conter ses secrets,
il s’enfuit de chagrin et de male honte.
« Ah ! (dit le valet), on va s’amuser un peu ;
tout ce que je sais, je vais le dire incontinent.
Puisqu’il est parti, que le méchant diable le tue !
car jamais plus désormais ne veux le rencontrer,
pour sol ni pour livre, je vous le promets !
Celui qui m’attira d’abord en pareil jeu,
avant sa mort qu’il ait honte et chagrin !
710 car, sur ma foi ! c’est pour moi très sérieux ;
je le sens bien, quoi qu’on m’en puisse dire.
Et cependant, malgré toute ma souffrance et tout mon chagrin,
malgré toute ma peine, mon labeur et mes misères,
jamais je n’ai pu m’en détacher en aucune manière !
Or plût à Dieu que mon esprit suffit
à vous raconter tout ce qui tient à cet art !
Mais en tout cas vous en dirai partie ;
puisque mon maître est parti je n’épargne rien ;
tout ce que je connais, je le veux déclarer.


Ici finit le prologue du Conte du Valet du Chanoine.



Conte du valet du chanoine[712].


Ici le Valet du Chanoine commence son conte.


Prima Pars.

720 Avec ce chanoine j’ai habité sept ans,
mais dans sa science je ne suis pas plus avancé.
Tout ce que j’avais, je l’ai perdu ainsi,
et, Dieu le sait, bien d’autres avec moi.
Alors que j’avais coutume d’être frais et gai
en mes habits et tout mon appareil,

maintenant j’en suis à porter des chausses sur ma tête ;
et tandis que mon teint était frais et rose,
il est aujourd’hui blême et couleur de plomb.
Quiconque en use ainsi, chèrement l’expiera.
730 Et pour tout mon labeur, me voilà refait :
voyez quel profit on trouve à « multiplier » !
Cette science fuyante m’a mis tellement nu,
que je n’ai plus nul bien, où que je me tourne ;
et si suis-je endetté tellement par là
pour l’or que j’ai emprunté, véritablement,
que de toute ma vie ne pourrai m’acquitter.
Que tout homme soit averti par mon exemple à jamais !
Quel qu’il soit qui se livre à ce jeu,
s’il continue, je tiens sa fortune perdue.
740 Aussi vrai que Dieu m’aide, au lieu de gagner
il videra sa bourse et épuisera ses esprits.
Et quand, par sa folie et sa sottise,
il aura perdu son bien à jeu parti[713],
alors il poussera les autres gens
à perdre leur bien comme il fit le sien.
Car pour les pauvres diables c’est joie et soûlas
de voir leurs pareils en peine et souffrance,
comme un jour je l’appris d’un clerc.
Mais n’importe cela, parlons de nos travaux.
750 Quand nous sommes au lieu où nous devons exercer
notre lutinant métier, nous semblons merveilleusement sages,
tant nous usons de mots savants et curieux.
Moi, je souffle le feu jusqu’à ce que le cœur me faille.
Pourquoi vous dire ici toutes les proportions
de toutes les choses avec quoi travaillons,
comme de cinq ou six onces, peut-être bien,
d’argent, ou telle autre quantité ;
et pourquoi prendre la peine de vous réciter les noms
d’orpiment, d’os brûlés, d’écaillés de fer,
760 qui sont en poudre broyés bien menu ?
ni comment tout est mis en un pot de terre,
avec du sel dedans, et du poivre[714] aussi,

avant ces poudres que je viens de dire,
le tout bien recouvert d’une lame de verre,
et moult autres choses qu’il y avait là ?
ni que le pot et le verre sont clos de mastic
pour que de l’air rien ne passe dehors ?
Point ne parlerai du feu modéré, et du vif aussi,
que l’on faisait, ni du souci et de la peine
770 que nous prenions pour sublimer[715] nos matières,
et pour amalgamer, pour calciner
le vif-argent, que dénommons Mercure cru !
Malgré tous nos tours nous ne pouvons aboutir.
Notre orpiment et Mercure sublimé,
notre litharge aussi broyée sûr le porphyre,
de toutes ces matières un nombre d’onces précis, —
cela ne sert de rien, notre labeur est vain.
Ni non plus l’ascension de nos esprits[716],
ni les matières qui restent au fond,
780 ne peuvent à notre œuvre en rien profiter.
Car tout notre labeur et travail est perdu ;
et toute la dépense, de par tous les diables !
que nous avions risquée, perdue aussi.
Il y a en outre beaucoup d’autres choses,
lesquelles appartiennent à notre métier ;
pourtant ne puis les réciter dans l’ordre,
pour ce que je suis un homme ignorant ;
je les dirai comme elles me viennent en l’esprit,
bien que ne les puisse ranger par espèces :
790 ainsi le bol armoniaque, le vert de Grèce[717] et le borax,
et divers vaisseaux faits de terre et de verre,
nos urinais, nos descensoires[718],
fioles, creusets, sublimatoires,
cucurbites[719] et alambics aussi,
et tant d’autres qui seraient chers au prix d’un poireau.

Pas n’est besoin de les réciter tous :
eaux rougissantes et noix de galle,
arsenic, soufre et sel armoniaque ;
et d’herbes aussi j’en pourrais nommer beaucoup :
800 l’aigrimoine, la valériane et la lunaire,
et bien d’autres aussi, si je voulais tarder.
Dirai-je nos lampes brûlant jour comme nuit,
pour faire aboutir notre art, si nous pouvons ?
Et nos fourneaux aussi, pour la calcination,
et pour l’albification du liquide,
plâtre non dissous, chaux et glaire d’œuf,
poudres diverses, cendres, fumier, urine, argile,
sachets cirés, salpêtre, vitriol,
et feux divers, de bois et de charbon ;
810 le sel de tartre, l’alcali, le sel préparé,
les matières comburées et coagulées,
l’argile avec du poil de cheval ou d’homme, et l’huile
de tortre, l’alun, le verre, la levure, le moût, l’argoil[720],
le résalgar, et l’imbibition de nos matières ;
et aussi l’incorporation de nos matières ;
et la citrination[721] de notre argent,
notre cimentation, notre fermentation,
nos éprouvettes, lingots, et puis que sais-je encore ?
Je vais vous dire, ainsi que je l’appris aussi,
820 les quatre esprits et les sept corps,
dans l’ordre, comme j’ouïs souvent mon maître les nommer.
Le premier esprit est appelé vif-argent.
le second orpiment, le troisième, pour sûr,
sel armoniaque, soufre le quatrième.
Les sept corps, écoutez, les voici maintenant :
Sol est l’or, et l’argent nous l’appelons Luna ;
nous nommons Mars le fer, le vif-argent Mercure.
Saturnus est le plomb, Jupiter l’étain,
et Vénus le cuivre, par la race de mon père !
830 Ce maudit métier, quiconque le veut exercer,
il n’aura point de bien qui puisse lui suffire ;

car tout le bien qu’il dépense à cela,
il le perdra, de ceci je n’ai doute,
Quiconque voudra mettre à l’air sa sottise,
qu’il vienne et apprenne à multiplier ;
et tout homme qui a quelque chose en son coffre,
qu’il apparaisse et se fasse philosophe.
Peut-être cette science est facile à apprendre ?
Non, non, Dieu le sait, fût-il moine ou frère,
840 prêtre ou chanoine, ou tout autre homme,
quand il resterait nuit et jour penché sur son livre,
à apprendre cette sotte et lutinante science,
tout serait vain, et pardieu ! bien plus encore !
D’apprendre à un ignorant cette subtilité,
fi ! ne m’en parlez pas, la chose est impossible ;
qu’il connaisse l’art de lecture ou non,
en fait pour lui cela reviendra au même ;
car tous les deux[722], par mon salut !
aboutissent, dans la multiplication,
850 également bien quand ils ont tout fini ;
c’est à savoir, qu’ils échouent tous les deux.
Pourtant j’ai oublié de vous faire mention
des eaux corrosives et de la limaille,
et de la mollification des corps,
et aussi de leur induration,
des huiles, des ablutions et du métal fusible :
à dire tout on passerait le plus gros livre
qui soit nulle part ; aussi vaudra-t-il mieux
que de tous ces noms-là je me repose.
860 Car je crois bien vous en avoir appris assez
pour évoquer un démon, tant fût-il revêche !
Ah ! non, laissons cela ! La pierre philosophale
qu’élixir on dénomme, nous la cherchons tous ardemment,
car si nous la tenions, alors nous serions saufs ;
mais, au Dieu du ciel j’en fais l’aveu,
malgré tout notre art, quand nous avons tout fait,
et toute notre adresse, point ne veut nous venir.
Elle nous a fait dépenser force bien,
ce qui nous rend presque fous de chagrin,

870 n’était le bon espoir qui se glisse en nos cœurs,
toujours supposant, bien que nous souffrions dur,
que nous serons par elle soulagés plus tard,
espérance et supposition qui sont aiguës et fortes ;
je vous en avertis, elle sera toujours à trouver.
Ce temps futur a poussé les gens à se séparer,
en confiance, de tout ce qu’ils avaient.
Cependant dans cet art ils ne peuvent s’assagir,
car il a pour eux une douceur amère ;
ainsi semble-t-il, car s’ils n’avaient qu’un drap
880 pour s’y envelopper durant la nuit,
et qu’un couvre-dos pour se promener dans le jour,
ils les vendraient pour les dépenser à ce mystère ;
Ils ne savent pas s’arrêter, qu’il ne reste plus rien.
Et toujours, en tout lieu où ils vont,
on peut les reconnaître à leur odeur de soufre ;
pour tout au monde, ils puent comme le bouc !
leur odeur de bélier est si chaude
qu’un homme qui serait à un mille de là,
par leur odeur, croyez-moi, serait infecté ;
890 ainsi donc, voyez-vous, par leur odeur et leur habit râpé,
on peut, si l’on veut, reconnaître nos gens.
Et si l’on veut leur demander dans le privé
pourquoi ils sont accoutrés si misérablement,
aussitôt ils vous chuchoteront dedans l’oreille
et vous diront que, s’ils étaient connus,
on les tuerait en raison de leur science ;
voilà comme ces gens trahissent l’innocence !
Laissons cela ; j’arrive à mon histoire :
Avant donc que le pot ne soit mis sur le feu,
900 avec certaine quantité de métaux,
mon maître les tempère, et nul autre que lui,
—- maintenant qu’il est parti, je puis le dire hardiment —
car, comme on dit, il sait habilement faire ;
en tout cas je sais bien qu’il a tel renom ;
souventes fois pourtant il tombe en faute ;
or savez-vous comment ? bien des fois il arrive
que notre pot se brise ! Adieu ! tout est parti !
Ces métaux ont si grande violence
que nos murs ne sauraient leur faire résistance,

à moins d’être bâtis et de pierre et de chaux ;
910 ils percent donc et traversent le mur,
et quelques-uns s’enfoncent dans la terre,
— ainsi avons-nous parfois perdu maintes livres —
et certains se répandent par tout le plancher,
certains sautent jusqu’au toit ; sans nul doute,
bien que le démon ne se montre pas à nos yeux,
je crois bien qu’il est avec nous, ce mauvais-là !
Dedans l’enfer où il est le maître et seigneur,
il n’est pas plus de douleur, ni de rancœur, ni de colère.
920 Lorsque notre pot est brisé, comme j’ai dit,
chacun grommelle et se tient mal payé.
L’un dit que c’était en raison du feu ;
l’autre dit non, que cela dépend du souffleur,
(et alors j’avais peur, car c’était mon office).
« Fi ! (dit le tiers), vous êtes ignorants et sots ;
il[723] n’a pas été trempé comme il devait l’être ! »
« Non (dit le quatrième), taisez-vous et écoutez-moi ;
c’est que notre feu n’était pas fait de hêtre,
voilà la raison, la seule, sur mes écus ! »
930 Moi, je ne saurais dire quelle était la cause,
mais je sais qu’il y a grand débat entre nous.
« Allons ! (dit mon maître), il n’y a plus rien à faire,
de ces périls dorénavant je me garderai ;
je suis bien sûr que le pot était fêlé.
Quoi qu’il en soit, ne soyez point abasourdis ;
comme c’est l’usage, qu’on balaie aussitôt le plancher ;
remettez-vous le cœur, soyez joyeux et contents ! »
Tous les débris sont balayés, mis en un tas ;
sur le plancher on jette une toile,
940 et tous les débris, mis dans un tamis,
sont triés et passés maintes fois.
« Pardieu ! (dit l’un), un peu de notre métal
est encore là, si nous n’avons pas tout !
Bien que l’affaire ait manqué cette fois,
une autre fois elle peut réussir,
il faut bien aventurer notre avoir ;
un marchand ne saurait, pardieu ! toujours demeurer,

croyez-m’en bien, dans sa prospérité ;
parfois son bien est noyé dans la mer,
950 et parfois il arrive sauf jusqu’à la terre ! »
— « Paix ! (dit mon maître), la prochaine fois je m’efforcerai
de mettre notre art en meilleure posture ;
si je ne le fais point, mes sires, à moi le blâme ;
il y eut faute en quelque point, je le sais bien. »
Un autre dit : « Le feu était trop chaud » ;
mais, chaud ou froid, j’ose affirmer ceci,
que nous terminons toujours de travers.
Nous manquons ce que nous voulions obtenir,
et dans notre folie toujours délirons.
960 Et quand nous nous trouvons ensemble réunis,
chacun de nous paraît un Salomon !
Mais tout ce qui reluit comme de l’or
n’est pas de l’or, ainsi que je l’ai ouï dire ;
ni toute pomme qui est belle aux yeux
n’est bonne, quoi que les gens débitent et crient !
Il en va tout de même, voyez, parmi nous ;
celui qui semble le plus sage, par Jésus !
est le plus sot, quand on vient à l’épreuve ;
et qui paraît le plus loyal est un voleur ;
970 vous le saurez devant que je vous quitte,
lorsque j’aurai conté jusqu’au bout mon histoire.


Explicit prima pars.


Et sequitur pars secunda.


Il y a un chanoine en religion
parmi nous, qui infecterait toute une ville,
fut-elle aussi grande que l’était Ninive,
Troie, Rome, Alexandrie et trois autres encore.
Ses tours et sa fausseté infinie,
nul homme ne pourrait, que je crois, les décrire,
quand même il vivrait mille années.
Dans tout ce monde de tromperie il n’a point son égal,
980 car dans ses termes il s’entortille si bien
et dit ses mots de façon si retorse,
quand il doit converser avec n’importe qui,
qu’il le fera devenir sot tout droit,

à moins que ce ne soit, comme lui-même, un diable.
Il a friponné bien des gens jusqu’ici,
et il continuera, s’il peut vivre encore quelque temps ;
et pourtant on fait bien des milles, à cheval et à pied,
pour le chercher et pour faire sa connaissance,
ne sachant pas sa trompeuse conduite.
990 Et s’il vous plait de me donner audience,
je vais la dire ici devant vous tous,
Mais, vénérables et pieux chanoines,
ne croyez pas que je médise de votre maison,
bien que mon histoire parle d’un chanoine.
En tout ordre, pardi ! il y a un coquin ;
et Dieu garde que toute une compagnie
paye pour la sottise d’un particulier !
Médire de vous n’est nullement mon intention,
je voudrais seulement corriger ce qui est fautif.
1000 Ce conte ne fut pas dit seulement pour vous,
mais pour d’autres aussi ; vous savez bien
que parmi les douze apôtres du Christ
il n’y avait de traître que Judas ;
aussi pourquoi blâmerait-on tous les autres
qui étaient innocents ? De vous j’en dis autant.
Sauf pourtant ceci, si vous voulez m’écouter,
que si quelque Judas vit en votre couvent,
éloignez-le à temps, je vous le conseille,
si la honte ou la perte sont à craindre.
1010 Et ne soyez nullement mécontents, je vous prie,
mais en cette affaire écoutez ce que je vais dire.

À Londres était un prêtre, un annuelier[724],
qui avait habité là bien des années,
lequel était tant serviable et tant plaisant
à la femme chez qui il prenait pension,
qu’elle ne voulait pas souffrir qu’il payât rien
pour la table ni l’habillement, si brave se fit-il ;
et pour l’argent de poche il en avait assez.
Laissons cela ; je vais maintenant poursuivre,
1020 et raconter mon histoire du chanoine,

qui mena ce prêtre à la ruine.
Ce chanoine fourbe s’en vint un beau jour
en la chambre où couchait le prêtre,
le suppliant de lui prêter certaine somme
d’or, en promettant qu’il s’en acquitterait.
« Prête-moi un mark (dit-il), rien que trois jours,
et au jour dit je te le repaierai,
et si tant est que me trouves trompeur,
une autre fois me feras pendre par le cou ! »
1030 Le prêtre lui donna un mark[725], et cela aussitôt ;
notre chanoine maintes fois lui dit merci,
puis prit congé et alla son chemin,
et le tiers jour rapporta son argent,
rendit au prêtre l’or qu’il avait reçu,
dont celui-ci fut étrangement heureux et content.
« Certes (dit-il), il ne me gêne en rien
de prêter à quelqu’un un noble[726], ou deux, ou trois,
ou n’importe quoi se trouvant en ma possession,
lorsqu’il est de disposition si loyale
1040 qu’il ne voudrait aucunement manquer à l’échéance :
à tel homme ne pourrai-je oncques dire non. »
— « Quoi (dit le chanoine), pourrais-je être déloyal ?
Hé ! ce serait chose toute nouvelle !
Loyauté est chose que toujours garderai
jusques au jour où je descendrai
dedans ma tombe, à Dieu ne plaise qu’il en soit autrement !
croyez ceci non moins sûr que votre Credo.
Merci Dieu, ceci soit dit à la bonne heure,
nul homme jamais n’a eu à se plaindre
1050 pour or ou pour argent qu’il m’eût prêté,
et jamais en mon cœur n’ai médité tromperie.
Or ça, monsieur (dit-il), entre nous maintenant,
puisque vous fûtes si généreux envers moi
et me marquâtes si grande gentillesse,
pour reconnaître un peu votre bonté,
je vais vous faire voir, et, s’il vous plaît d’apprendre,
je vous enseignerai clairement la façon
dont je travaille à la philosophie

Faites bien attention, vous verrez de vos yeux
1060 que je ferai un coup de maître avant de partir ».
— « Oui dà (dit le prêtre), oui dà, monsieur, vraiment ?
Sainte Marie ! je vous en prie de tout mon cœur ! »
— « À vos ordres, monsieur, en toute vérité,
(dit le chanoine,) ou sinon, qu’à Dieu ne plaise ! »
Voyez comme ce voleur savait offrir son service !
Bien vrai est-il qu’un service offert
pue[727], ainsi que l’attestent les vieux sages ;
et cela bientôt vais-je le prouver
avec ce chanoine, racine de toute traîtrise,
1070 qui toujours prend plaisir et contentement
— tant les diaboliques pensées s’impriment en son cœur ! —
à mettre à mal les gens de Christ ;
Dieu nous protège de sa feintise trompeuse !
Point ne savait le prêtre à qui avait affaire,
et il ne sentait rien du mal qui lui venait.
Ah ! pauvre prêtre ! Ah ! pauvre innocent !
Par convoitise bientôt tu seras trompé !
Ô prêtre privé de la grâce ! bien aveugle est ta pensée,
tu ne l’avises aucunement de la tromperie
1080 que ce renard a façonnée pour toi !
Ses tours subtils, tu ne saurais les fuir.
Aussi pour arriver à notre conclusion,
autant vaut dire à ta confusion,
malheureux ! tout de suite je vais me hâter
de conter ta sottise et ta folie,
comme la fourberie de l’autre misérable,
autant du moins que s’étend mon savoir.
Ce chanoine est mon maître, à ce que vous pensez ?
Sire hôte, en vérité, par la reine des cieux,
1090 c’est un autre chanoine, et non pas lui,
qui possède cent fois plus de subtilité !
Il a trahi les gens mainte et mainte fois !
De conter en rime sa fourberie, cela m’exaspère ;
chaque fois que je parle de sa fourberie.
je sens pour lui mes joues rougir de honte ;
elles commencent à brûler tout au moins,

car de rougeur je n’en ai pas, fort bien le sais,
en mon visage ; car les diverses fumées
de ces métaux, que vous m’avez ouï nommer,
1100 ont consumé et détruit ma rougeur.
Or prenez garde à la malignité de ce chanoine !
« Monsieur (dit-il au prêtre), envoyez votre valet chercher
du vif-argent, que nous l’ayons bientôt ;
et qu’il en apporte deux ou trois onces ;
et quand il reviendra, vous verrez aussitôt
une chose étonnante que jamais encore n’avez vue ! »
— « Messire (dit le prêtre), ce sera fait, sur ma foi ! »
Il dit à son serviteur de lui chercher la chose,
lequel était tout prêt à son commandement ;
1110 il s’en alla et revint sans tarder
avec ce vif-argent, pour dire la vérité,
et porta les trois onces au chanoine,
et celui-ci les étendit bien comme il faut,
et pria le serviteur de lui apporter des charbons,
afin qu’il pût se mettre aussitôt à l’ouvrage.
Aussitôt les charbons lui furent apportés,
et notre chanoine tirant un creuset
de sa poitrine, le montra au prêtre
« Cet instrument, (lui dit-il), que tu vois,
1120 prends-le en ta main et toi-même mets-y
une once de ce vif-argent ; et commence ainsi,
au nom du Christ, à devenir un philosophe.
Il y en a bien peu à qui je voudrais offrir
de leur montrer autant de ma science.
Car ici vous allez voir par expérience
que je m’en vais mortifier[728] ce vif-argent,
tout de suite à vos yeux sans mentir,
et en faire d’aussi bel et bon argent
qu’il y en a dans ma bourse ou la vôtre,
1130 ou ailleurs, et le rendre malléable ;
sinon, tenez-moi pour faux et indigne
de paraître jamais en compagnie !
J’ai une poudre ici qui m’a coûté fort cher ;
elle fera tout réussir, étant la cause

de tout mon art, que je vais vous montrer.
Écartez le valet et qu’il reste dehors,
et fermez l’huis, tandis que nous serons après
notre secret, que nul ne nous épie,
tandis que nous travaillerons en la philosophie. »
1140 Tout ce qu’il commandait fut en fait accompli,
le serviteur alla dehors tout aussitôt,
son maître immédiatement ferma la porte,
et à leur travail ils se mirent sans tarder.
Notre prêtre, sur l’ordre du maudit chanoine,
dessus le feu mit la chose aussitôt,
souffla le feu, et s’agita bien fort ;
notre chanoine dans le creuset jeta
une poudre — point ne sais de quoi elle était
faite, avec du verre ou de la chaux,
1150 ou outre chose qui ne valait pas une mouche —
pour éblouir ce prêtre ; et le pria de se hâter
de placer les charbons tout au-dessus
du creuset : « Car à preuve que je t’aime,
(dit le chanoine), ce sont tes deux mains
qui accompliront toute chose qui sera faite ici ».
« Grand merci » (dit le prêtre) et il était tout aise,
et posait les charbons, comme l’autre avait dit.
Or, tandis qu’il était occupé, ce misérable diabolique,
ce fourbe chanoine, que le mauvais diable l’emporte !
1160 de son sein tira un charbon de hêtre,
où fort subtilement était percé un trou,
dans lequel on avait mis de limaille d’argent
une once, puis bouché le trou sans faute
avec de la cire, pour y maintenir la limaille.
Et comprenez bien que cet engin trompeur
ne fut point fait là, mais était fait d’avance ;
et je dirai d’autres choses encore,
mais plus tard, qu’avec lui il avait apportées.
Avant de venir là il méditait de le jouer,
1170 et ainsi fit-il devant qu’ils se fussent séparés ;
avant qu’il ne l’eût écorché il n’eut pas de cesse.
Cela m’exaspère quand je parle de lui ;
de sa fourberie je voudrais me venger,
si je savais comment ; mais il est ici et là,

il est si mobile qu’il ne demeure nulle part.
Or maintenant, attention, pour l’amour de Dieu, messires !
Il prend donc ce charbon, dont j’ai parlé plus haut,
et dans sa main le porte secrètement.
Et tandis que le prêtre activement disposait
1180 les charbons, comme j’ai déjà dit,
« Vous vous y prenez mal, ami, (dit le chanoine) :
ceci n’est point placé comme il devrait être ;
mais j’aurai bientôt tout arrangé (lui dit-il).
Or laissez-moi m’en mêler rien qu’un instant,
car de vous j’ai pitié, par saint Giles !
Vous êtes tout échauffé, je vois bien comme vous suez,
prenez-moi ce mouchoir et essuyez cette moiteur ! »
Et tandis que le prêtre essuyait son visage,
notre chanoine prit son charbon (que le diable l’emporte !)
1190 et le posa dessus, sur le milieu
du creuset, et souffla ensuite vigoureusement,
tant que les charbons commencèrent à brûler bien fort.
« Maintenant donne-nous à boire (dit le chanoine alors),
tout ira bien dans un instant, je le garantis ;
asseyons-nous et faisons réjouissance. »
Et lorsque le charbon de hêtre du chanoine
fut brûlé, toute la limaille par le trou
dans le creuset se répandit aussitôt ;
et fallait bien qu’il en fût ainsi, forcément,
1200 puisqu’il était placé si juste au-dessus ;
mais de cela le prêtre, hélas ! ne savait rien.
Il croyait tous les charbons également bons,
car de la ruse il ne soupçonnait rien.
Et quand notre alchimiste vit son moment venu ;
« Levez-vous, sire prêtre (dit-il), et restez près de moi ;
et comme je sais bien que vous n’avez pas de lingot[729],
allez dehors et rapportez-nous un morceau de chaux ;
car j’en ferai un de la même forme
qu’est un lingot, si j’en puis avoir la chance.
1210 Et apportez aussi avec vous un bol ou une casserole
remplis d’eau, et vous verrez bien alors
comment notre affaire tournera et réussira.

Et cependant, pour que vous n’ayez nul soupçon,
ni mauvaise pensée de moi dans votre absence,
je ne veux point rester hors de votre présence,
mais aller avec vous, et revenir avec vous. »
La porte de la chambre, pour le faire court,
ils ouvrirent et fermèrent, et allèrent leur chemin.
Et avec eux ils emportèrent la clef,
1220 et ils revinrent sans aucun retard.
À quoi bon tarder toute la sainte journée ?
Il prit la chaux et la pétrit en forme
de lingot, comme je vais vous le raconter.
Je dis donc qu’il prit dans sa propre manche
une lame d’argent (puisse-t-il mal finir !)
qui n’avait guère plus d’une once de poids,
et faites attention maintenant à sa maudite ruse.
Il pétrit son lingot de la longueur et la largeur
de cette lame, sans le moindre doute,
1230 si subtilement que le prêtre ne s’en aperçut,
et dans sa manche il la cacha de nouveau ;
et ensuite enleva du feu sa matière,
et dans le lingot la mit d’un air joyeux,
puis dans le vase d’eau il le jeta
quand il lui plut, et dit au prêtre alors :
« Regarde ce qu’il y a, mets-y ta main et cherche ;
tu y trouveras de l’argent, j’espère ;
Quoi ! diable d’enfer, serait-ce autre chose ?…
Feuille d’argent est de l’argent, pardi »[730]
1240 L’autre mettait sa main dedans et tirait une lame
de bel argent, et heureux dans toutes ses veines
fut-il quand il vit qu’il en était ainsi.
« La bénédiction de Dieu, et de sa mère aussi,
et de tous les saints, soit avec vous, sire chanoine !
(dit ce prêtre) et avec moi leur malédiction,

si, quand vous aurez consenti à m’enseigner
cette noble science et cette subtilité,
je ne suis à vous de tout mon pouvoir désormais ! »
Dit le chanoine : « Encore veux-je essayer
1250 une seconde fois, pour que vous preniez garde
et deveniez expert en ceci, et qu’au besoin
un autre jour vous puissiez essayer en mon absence
cette discipline et cette science secrète.
Prenons une autre once (dit-il alors),
de vif-argent, et, sans plus de paroles,
faites avec elle ce que vous avez fait avant
avec l’autre, qui est maintenant de l’argent. »
Notre prêtre s’applique autant qu’il le peut
pour faire ainsi que le chanoine (maudit homme) !
1260 lui commandait, et fortement il souffle le feu
pour arriver au but de son désir.
Pendant ce temps notre chanoine
était tout prêt a tromper le prêtre de nouveau,
et, comme contenance, en sa main il portait
un bâton creux (faites attention et prenez garde !)
au bout duquel une once, pas davantage,
de limaille d’argent était placée, comme tantôt
dans son charbon, le tout bouché de cire
pour maintenir toute la limaille au dedans.
1270 Et tandis que le prêtre était à son affaire,
le chanoine avec son bâton se mit à lui parler
bientôt encore, et dedans jeta sa poudre
comme devant (le diable hors de sa peau
l’écorche, j’en prie Dieu ! pour sa fourberie,
car fourbe il fut toujours de pensée et d’action),
et au-dessus du creuset, au moyen de ce bâton
qui était préparé avec ce déloyal agencement que j’ai dit,
il agita les charbons, jusqu’à ce que se mît à fondre
la cire au feu, comme tout homme,
1280 à moins d’être un sot, sait bien qu’il doit arriver,
et tout ce qui était dans le bâton sortit dehors,
et dans le creuset vilement tomba.
Or, bons messieurs, que voulez-vous de mieux que bien[731] ?

Lorsque ce prêtre ainsi fut de nouveau joué,
ne supposant, à dire vrai, que loyauté,
il fut si content que je ne puis exprimer
en aucune façon sa joie et son contentement ;
et au chanoine il s’offrit aussitôt
corps et biens : « Oui (dit lors le chanoine),
1290 si pauvre que je sois, tu me trouveras habile ;
je t’avertis qu’il reste quelque chose encore.
Y a-t-il du cuivre ici ? » (dit-il).
« Oui (dit l’autre), je pense bien qu’il y en a ».
— « Autrement va m’en acheter, et cela tout de suite ;
maintenant, bon sire, va ton chemin et presse-toi. »
Il alla son chemin, revint avec le cuivre,
et notre chanoine dans sa main le prit,
et de cuivre il ne prit que le poids d’une once.
Bien trop simple est ma langue pour proclamer,
1300 en servante de mon esprit, la duplicité
de ce chanoine, racine de toute méchanceté.
À qui ne le connaissait pas il semblait aimable,
mais de cœur et de pensée c’était un diable.
Cela me fatigue de parler de sa fourberie,
et néanmoins je la veux raconter,
afin qu’ainsi les gens soient avertis,
et pour nulle autre cause, en vérité.
Il plaça son once de cuivre dans le creuset,
et aussitôt il le mit sur le feu,
1310 et jeta dedans la poudre, priant le prêtre de souffler,
et dans son travail de se baisser bien bas,
comme il avait déjà fait, — et tout cela n’était qu’un tour ;
tout comme il voulait, il menait l’autre par le nez ;
ensuite il jeta la matière dans le lingot,
et la mit enfin dans la casserole
d’eau, puis y plongea la main,
et dans sa manche (comme auparavant
vous m’avez ouï dire) il avait une lame d’argent.
Il la tira furtivement, le misérable coquin,
1320 — sans que le prêtre s’aperçut de sa ruse trompeuse —
au fond de la casserole il la déposa,
dans l’eau il farfouilla dans tous les sens,
et fort discrètement aussi il reprit

la lame de cuivre, à l’insu du prêtre,
et la cacha ; puis il le prit par son habit à la poitrine,
et lui parla, et lui dit en plaisantant :
« Baissez-vous, de par Dieu, vous êtes à blâmer,
aidez-moi maintenant, comme je fis tantôt pour vous ;
plongez là votre main, voyez ce qui s’y trouve ».
1330 Notre prêtre aussitôt en tira cette lame d’argent,
et lors dit le chanoine : « Allons
avec ces trois lames que nous avons faites,
chez quelque orfèvre, pour savoir si elles valent quelque chose
Car, par ma foi, je ne voudrais, pour mon camail,
qu’elles ne fussent de bel et bon argent,
et cela va être prouvé sur l’heure. »
Chez l’orfèvre donc avec ces trois lames
ils allèrent, et mirent ces lames à l’essai,
au feu et au marteau ; nul ne pouvait nier
1340 qu’elles ne fussent ainsi qu’elles devaient être.
Qui fut jamais plus ravi que ce prêtre sot ?
Jamais oiseau ne fut plus joyeux de revoir le jour,
ni rossignol, en la saison de mai,
oncque ne fut qui eût plus de joie à gazouiller,
ni dame ne montra meilleur cœur à chanter des rondes,
ou à parler d’amour et de féminité,
ni chevalier armé à faire action d’éclat
pour les bonnes grâces de sa dame chérie,
que ce prêtre ne fut aise d’apprendre ce triste savoir ;
1350 et au chanoine ainsi il parla et dit :
« Pour l’amour de Dieu, qui pour nous tous mourut,
et autant que je puis le mériter de vous,
que coûtera cette recette ? dites-moi ! »
— « Par Notre-Dame (dit le chanoine), elle est chère,
bien vous en avertis, car, sauf moi et un frère mendiant,
en Angleterre aucun ne la peut faire. »
— « Peu importe ! (dit-il) Voyons, pour l’amour de Dieu,
que vous dois-je payer ? Dites-moi, je vous prie. »
— « Certes (dit-il), c’est très cher, vous dis-je :
1360 messire, en un seul mot, si vous voulez l’avoir,
il faut payer quarante livres[732], sur mon salut !

et n’était l’amitié que vous m’avez montrée
auparavant, vous paieriez certes davantage ».
Notre prêtre aussitôt la somme de quarante livres
s’en va quérir en nobles, et les apporte tous
à ce chanoine pour ladite recette :
(toute son opération n’était que fraude et tromperie !)
« Messire prêtre (dit-il), j’ai souci de n’avoir nulle perte
de mon savoir, car je le voudrais tenir caché ;
1370 et si vous m’aimez, tenez le secret ;
car si les gens connaissaient toute ma subtilité,
par Dieu, ils en prendraient si grande haine
de moi, en raison de ma philosophie,
qu’ils me feraient mourir, point ne serait d’autre issue ! »
— « Dieu vous en garde ! (dit le prêtre), que dites-vous ?
J’aimerais encore mieux dépenser tout le bien
que j’ai (sinon, que je devienne fou !)
plutôt que de vous voir tomber en tel malheur ! »
— « Pour votre bon vouloir, je Vous souhaite toute bonne chance,
1380 messire (dit le chanoine) ; adieu et grand merci ! »
Il alla son chemin ; le prêtre ne le revit
jamais depuis ce jour ; et quand celui-ci s’avisa,
au temps qu’il le voulut, de faire l’essai
de la recette, adieu ! rien n’alla plus !
Et voilà comme il fut berné et dupé !
C’est ainsi que ce chanoine savait s’introduire
pour mener les gens à leur destruction.
Considérez, messieurs, comment, dans toute condition,
il y a querelle entre les hommes et l’or
1390 à tel point qu’il n’en est guère de pareille[733].
La multiplication a tant dupé de gens
que je crois bien qu’elle est, en bonne foi,
la plus grande raison de cette disette d’or.
Les philosophes parlent si brumeusement
en ce mystère, que personne n’y peut rien entendre,
malgré tout l’esprit qu’on a aujourd’hui.

Ils peuvent bien jacasser comme font les geais,
et mettre dans leurs grands mots leur plaisir et leur peine ;
mais pour leur but, jamais ne l’atteindront.
1400 On apprendra fort aisément, si l’on a quelque chose,
à multiplier… et à perdre tout son bien.
Voyez ! ce joli jeu donne tant à gagner
qu’il changera la gaieté d’un homme en chagrin,
et videra aussi les bourses grandes et lourdes,
en procurant aux gens les malédictions
de ceux qui ont prêté leur bien pour cette fin.
Ô fi ! quelle honte ! Ceux qui furent échaudés
hélas ! ne peuvent-ils fuir la chaleur du feu ?
Vous qui en usez, je vous conseille de cesser,
1410 crainte de perdre tout ; mieux vaut tard que jamais.
Ne jamais réussir, c’est date trop lointaine.
Quand vous chercheriez toujours, jamais ne le trouveriez ;
vous êtes aussi aventureux que Bayard l’aveugle[734],
qui s’en va au hasard sans considérer nul péril ;
il est aussi hardi pour courir contre une pierre
que pour passer à côté sur la route.
Ainsi va-t-il, encore un coup, de vous qui multipliez.
Que si vos yeux ne peuvent pas bien voir,
gardez que votre esprit ne perde pas la vue.
1420 Car si grands que vous ouvriez et écarquilliez les yeux,
vous ne gagnerez pas un teston à ce métier,
mais vous perdrez tout ce que vous aurez pu attraper et happer.
Écartez le feu, de peur qu’il ne brûle trop fort ;
j’entends par là, ne vous mêlez plus de cet art,
sinon, votre épargne sera perdue tout net.
Et maintenant je vais vous conter ici
ce que les philosophes disent en la matière.
Voyez ! que dit Arnould de la Ville Nouvelle[735],
comme est fait mention dans son Rosaire ?
1430 il dit tout droit, et je ne mens en rien,
que nul homme ne peut mortifier Mercure,
sinon avec le secours de son frère ;

comment celui qui le premier dit cette chose,
des philosophes était le père, Hermès[736] ;
il dit comment le dragon, sans nul doute,
ne meurt pas, à moins qu’il ne soit tué
à l’aide de son frère ; et voici ce que cela vient à dire :
par le dragon, c’est Mercure et nul autre
qu’il entendait, et par son frère le soufre,
1440 qui tirent naissance de Sol et de Luna.
« Aussi (disait-il), prenez garde à mes paroles :
que nul ne s’occupe à rechercher cet art,
à moins que des philosophes il ne puisse
comprendre l’intention et le langage,
et s’il le fait, c’est un sot homme ;
car cette science et cet art, disait-il,
est celle du secret des secrets[737], par dieu ! »
Il était aussi un disciple de Platon
qui une fois dit à son maître,
1450 comme son livre Senior[738] en fera foi,
et sa demande était, en bonne vérité :
« Dis-moi le nom de la pierre secrète ? »
Et aussitôt Platon lui répondit :
« Prends la pierre qu’on nomme Titanos. »
— « Quelle est-elle ? » dit-il. « C’est Magnesia »,
dit Platon. « Oui da, monsieur, est ce ainsi ?
C’est expliquer ignotum per ignotius[739].
Qu’est-ce que Magnésie, bon monsieur, je vous prie ? »
— « C’est une eau qui est faite, te dis-je,
1460 des quatre éléments, » dit Platon.
Lors l’autre lui dit : « Dites-moi la racine
de cette eau, si c’est votre plaisir. »
— « Non, non (lui dit Platon), je n’en ferai rien, certes,
les philosophes ont juré tous et chacun
qu’ils ne la découvriraient à personne,
et qu’ils ne l’écriraient jamais en aucun livre ;

car à Christ elle est si précieuse et si chère
qu’il ne veut pas qu’elle soit découverte,
sauf où il plaît à Sa Divinité
1470 d’inspirer l’homme, comme aussi de le protéger[740]
quand il lui plaît ; et là, c’est le dernier mot. »
Et je conclus ainsi : puisque Dieu dans le Ciel
ne veut pas que les philosophes mentionnent
comment on peut obtenir cette pierre,
je tiens qu’il est mieux de la laisser là.
Car quiconque se rend Dieu adversaire
en tâchant d’opérer chose contraire
à son vouloir, certes, jamais il ne réussira,
quand il multiplierait toute sa vie durant.
1480 Ici mettons un point ; mon histoire est finie ;
que Dieu soulage de son mal tout honnête homme ! Amen.

Ici finit le Conte du Valet du Chanoine.




Groupe H


Conte du Manciple[741].


Prologue du Manciple.


Ci suit le prologue du Conte du Manciple.


Ne savez-vous pas où se trouve un petit village
qui s’appelle Bob-up-and-down[742],
sous la forêt de Blean, sur le chemin de Canterbury.
Là notre hôte se mit à plaisanter et à railler
et dit : « Messeigneurs, qu’est ceci ! le grison est embourbé[743] !
N’y a-t-il personne qui, pour or ni pour prière,
ne veuille réveiller notre compagnon, le traînard là-bas ?
Un voleur pourrait tout à l’aise le détrousser et le lier,
voyez comme il somnole ! voyez, palsambleu[744],
10 s’il ne va pas sur l’instant tomber de cheval.
Est ce là un cuisinier de Londres, la peste soit de lui ?
qu’on l’amène ici, il connaît sa pénitence,
car il doit nous dire un conte, sur ma foi[745] !
quand même son conte ne vaudrait pas une botte de foin !
Réveille-toi, cuisinier (s’écria-t-il), que Dieu t’afflige !
Quel mal as-tu pris que tu dormes dès le matin ?
As-tu eu des puces toute la nuit, ou es-tu saoul,
ou as-tu besogné quelque garce toute la nuit,
que tu ne puisses tenir haute la tête ? »
20 Le cuisinier qui était toute pâle et nullement rouge,

dit à notre hôte : « Dieu me bénisse,
je me sens par tout le corps une telle pesanteur,
je ne sais pourquoi, que j’aimerais mieux dormir
que de boire le meilleur gallon[746] de vin de tout Cheapside ».
— « Eh bien (s’écria le manciple), si cela t’est agréable
à toi, messire cuisinier, sans déplaire à aucune personne
qui chevauche ici en cette compagnie,
et si notre hôte le veut bien, en sa courtoisie,
je t’excuserai pour le moment de dire ton conte ;
30 car, en bonne foi, ton visage est bien pâle,
tes yeux aussi sont brouillés, il me semble,
et, j’en suis sûr, ton haleine pue l’aigre,
ce qui montre bien que tu n’es pas en bon état.
Ce n’est pas moi, certes, qui vais te flatter.
Regardez-le bâiller, là, l’ivrogne ;
ne dirait-on pas qu’il veut nous avaler du coup ?
Ferme la bouche, l’ami, par la race de ton père !
Que le diable d’enfer mette le pied dedans !
Ta maudite haleine nous empoisonnera tous.
40 Fi, le pourceau qui pue, fi, que honte t’advienne !
Eh ! prenez garde, messires, à ce gaillard-là.
Or ça, mon doux seigneur, voulez-vous courir le quintan[747] ?
Pour ce jeu je crois que vous êtes tout dispos !
Je pense que vous avez bu du vin de singe[748],
et c’est alors que les hommes s’amusent d’une paille. »
À ce discours le cuisinier devint colère et furieux,
et contre le manciple il secoua sa tête lourde,
faute de pouvoir parler, et se jeta à bas de son cheval,
et il resta à terre, jusqu’à ce qu’on le relevât ;
50 ce fut là belle chevauchée de cuisinier !
Hélas ! que ne s’était-il pas tenu à sa cuiller à pot[749] !
Et avant qu’il ne fut de nouveau en selle,
il fallut grande poussée de ci de là
pour le soulever, et force soins et peine,
tant était peu maniable ce pauvre fantôme blême.

Et notre hôte s’adressa alors au manciple :
« Puisque la boisson a soumis cet homme
à sa domination, sur mon salut,
je pense qu’il dirait mal son conte.
60 Car, que ce soit du vin, ou de la bière vieille ou fraîche
qu’il ait bu, il parle du nez,
et renifle fort, et enfin il a un rhume en la tète.
Il a aussi plus qu’il ne peut faire
pour se garder lui et son cheval du bourbier ;
et s’il tombe de son cheval tout à l’heure,
alors nous aurons assez à faire
à soulever son lourd corps d’ivrogne.
Dis-nous ton conte, de lui je n’ai cure.
Mais pourtant, manciple, sur ma foi, tu es bien imprudent
70 de lui reprocher ainsi ouvertement son vice,
un autre jour il pourra par aventure
te réclamer et te faire revenir au leurre[750] ;
je veux dire qu’il parlera de petites choses,
que, par exemple, il épluchera tes comptes,
qui ne seraient pas honnêtes, si l’on en venait à la vérification. »
— Oh ! (s’écria le manciple), ce serait un’grand malheur !
Il pourrait à son aise m’attirer dans le piège.
J’aimerais encore mieux payer le prix de la jument
qu’il monte, que d’engager cette lutte avec lui ;
80 je ne veux pas l’irriter, vrai comme Dieu m’assiste !
Ce que j’ai-dit, je l’ai dit pour rire ;
et savez-vous une chose ? j’ai ici dans une gourde
une gorgée de vin, oui da, et d’un fameux cru,
tout de suite vous allez voir une bonne plaisanterie.
Ce cuisinier eu boira, si je peux ;
sous peine de mort, il ne me dira pas non ! »
Et certes, s’il faut dire ce qui se passa,
dans ce vaisseau le cuisinier but ferme, hélas !
quel besoin en avait-il ? Il en avait bu bien assez déjà
90 Et quand il eut soufflé dans ce cor,
il rapporta la gourde au manciple ;
et de ce breuvage le cuisinier fut merveilleusement content,
et l’en remercia de telle façon qu’il put.

Alors notre hôte se mit à rire aux éclats, que c’était merveille,
et dit : « Je le vois bien, il est nécessaire,
partout où nous allons, d’emporter bonne boisson avec nous ;
car elle tournera la rancœur et le déplaisir
en bon accord et affection, et apaisera plus d’une injure.
Ô Bacchus, béni soit ton nom,
100 toi qui peux ainsi changer en jeu des choses sérieuses !
Honneur et grâces soient rendus à ta divinité !
Sur ce sujet, vous ne m’en ferez pas dire plus long.
Dis-nous ton conte, manciple, je te prie ! »
« Soit ! messire ; or (dit l’autre), écoutez ce que j’ai à dire ».


Ainsi finit le prologue du Manciple.



Conte du Manciple.


Ici commence le Conte du Manciple sur le Corbeau[751].


Quand Phébus demeurait ici-bas sur cette terre,
comme les vieux livres en font mention,
c’était le plus gaillard bachelier[752]
du monde entier, et aussi le meilleur archer.
Il tua Python le serpent, tandis que celui-ci
110 dormait étendu en plein soleil certain jour ;
et bien d’autres nobles exploits
accomplit-il avec son arc, comme on peut le lire dans les livres.
Il savait jouer de tout instrument de musique,
et chanter, que c’était une mélodie
d’entendre le son de sa voix claire.
Certes le roi de Thèbes, Amphion,
qui par son chant emmura cette ville,
ne sut jamais chanter moitié aussi bien que lui.
De plus c’était l’homme de plus belle mine
120 qui soit ou fut depuis le commencement du monde.
Quel besoin y a-t-il de décrire ses traits ?
car en ce monde nul être vivant n’a été si beau.
Il était avec cela confit en noblesse,

en honneur et en parfait mérite.
Notre Phébus qui était la fleur des bacheliers,
aussi bien en largesse qu’en chevalerie,
pour son divertissement, en signe aussi de sa victoire
sur Python, comme le raconte l’histoire,
avait accoutumé de porter en sa main un arc.
130 Or ce Phébus avait dans sa maison un corbeau[753],
que dans une cage il soignait depuis plus d’un jour,
et il l’avait dressé à parler, comme on dresse un geai.
Blanc était ce corbeau, comme l’est un cygne blanc de neige,
et il savait bien contrefaire le parler de tout homme,
quand il rapportait une histoire.
Avec cela, dans le monde entier nul rossignol
ne pouvait, à cent mille fois près,
chanter d’une voix si merveilleusement plaisante et belle,
Or notre Phébus avait dans sa maison sa femme[754]
140 qu’il aimait par-dessus sa vie,
et nuit et jour se montrait diligent
à lui plaire et à lui faire hommage,
à cela près, s’il faut que je dise vrai,
qu’il était jaloux et aurait bien voulu la garder de près,
car il lui était odieux d’être dupé ;
et c’est le sentiment de tout homme en cette condition ;
mais c’est bien en vain, car les précautions sont de nul effet.
Une honnête femme, qui est pure de fait et d’intention[755],
ne doit pas être tenue en surveillance, assurément ;
150 et, en vérité, c’est un labeur inutile
de surveiller une libertine, car cela ne se peut.
Je tiens que c’est une véritable folie
- de perdre sa peine à surveiller les femmes ;
ainsi l’ont écrit les clercs d’autrefois en leur vie.
Mais maintenant au sujet, tel que je l’ai commencé.
Le noble Phébus fait tout ce qu’il peut
pour lui plaire, supposant par telles plaisances,
et en raison de sa bravoure et de sa conduite,
que nul autre ne le remplacerait dans les grâces de sa femme ;

160 mais, Dieu m’est témoin, il n’est pas au pouvoir de l’homme[756]
de maîtriser l’instinct dont la nature
a naturellement doué une créature.
Prends un oiseau et mets-le dans une cage
et emploie tous tes efforts et tes soins
à le nourrir tendrement de vivres et de breuvage,
de toutes les friandises auxquelles tu peux songer,
et tiens-le aussi proprement que tu le pourras ;
sa cage d’or aura beau être belle,
cet oiseau préférera vingt mille fois mieux
170 aller dans une forêt qui sera sauvage et froide
manger des vers et autre vile pâture.
Car cet oiseau s’appliquera toujours
à échapper de sa cage, s’il le peut ;
c’est sa liberté que cet oiseau désire toujours.
Prenez un chat, nourrissez le bien de lait
et de chairs tendres, et faites-lui une couche de soie ;
s’il voit une souris passer près du mur,
aussitôt il laisse là lait, chair et tout,
et toutes les friandises qui sont dans la maison,
180 tel appétit il a de dévorer une souris.
Voyez, c’est qu’ici le désir exerce sa domination,
et que l’appétit chasse la sagesse.
Une louve aussi a nature de vilain ;
le loup le plus grossier qu’elle pourra trouver,
ou du plus mauvais renom, est celui qu’elle prendra,
au temps où elle aura désir d’un compagnon.
Tous ces exemples je les cite pour les maris
qui sont infidèles et nullement pour les femmes.
Car les hommes ont toujours un appétit charnel
190 d’avoir jouissance de viles créatures,
plutôt que de leurs épouses, si belles soient-elles,
ou si fidèles ou si débonnaires.
La chair aime tant la nouveauté (mal lui en prenne !)
que nous ne pouvons trouver plaisir à rien
qui tende tant soit peu à la vertu.
Phébus, qui ne pensait à aucune fraude,
était trompé malgré tous ses beaux mérites ;

car au-dessous de lui elle en avait un autre,
homme de petite réputation,
200 indigne en comparaison de Phébus.
Le dommage n’en est que plus grand ; telle chose arrive souvent,
dont naissent bien des maux et des misères.
Adonc il advint, pendant l’absence de Phébus,
que sa femme fît tôt quérir son bon ami[757] ;
son bon ami ? certes, le terme est peu courtois,
pardonnez-le moi, je vous en supplie.
Le sage Platon dit, comme vous pouvez le lire,
que le mot doit nécessairement convenir au fait ;
si l’on veut raconter proprement une chose,
210 il faut que le mot soit le cousin de l’acte[758].
Je suis un homme au franc parler, je le dis tout net,
il n’y a point, vraiment, de différence
entre une femme qui est de haut lignage,
si elle fait folie de son corps,
et une pauvre fille ; point d’autre que celle-ci
— s’il advient qu’elles se conduisent mal toutes les deux —
à savoir que la femme noble, de haute condition,
sera appelée sa dame par l’amoureux ;
et parce que l’autre est une pauvre femme,
220 elle sera appelée sa garce ou sa bonne amie.
Et, Dieu m’est témoin, mon cher frère[759],
que les hommes mettent l’une aussi bas que gît l’autre.
De même, entre un tyran sans titre
et un brigand ou un voleur de grand chemin,
j’affirme aussi qu’il n’y a point de différence.
C’est à Alexandre que fut dite cette vérité[760] :
que, parce que le tyran a une plus grande puissance
pour tuer d’un coup par la force de son armée,
et brûler maisons et foyers, et faire partout le désert,
230 voilà pourquoi il est appelé capitaine ;
et parce que le brigand n’a qu’une petite bande

et ne peut faire autant de mal que lui,
ni réduire un pays à un tel degré de misère,
les hommes l’appellent brigand ou voleur.
Mais, comme je suis un homme mal versé dans les textes,
je ne vous citerai point de texte à l’appui ;
je reviens à mon conte, tel que je l’ai commencé.
Quand la femme de Phébus eut fait quérir son bon ami,
ils se livrèrent aussitôt à leur plaisante folie.
240 Le blanc corbeau qui était toujours suspendu dans sa cage,
vit leur besogne et ne dit pas un mot.
Et quand Phébus le seigneur fut de retour,
le corbeau chanta : « Coucou ! coucou ! coucou ! »
« Eh quoi, l’oiseau (dit Phébus), quelle chanson nous chantes tu ?
N’avais-tu pas accoutumé à chanter si joyeusement
que pour mon cœur c’était une jouissance
d’ouïr ta voix ? Hélas, quelle chanson est la tienne ! »
— « Par Dieu (dit l’autre), je ne chante pas faux ;
Phébus (dit-il), malgré ton mérite,
250 malgré toute ta beauté et ta noblesse,
malgré toutes tes chansons et toutes tes musiques,
malgré toutes tes attentions, ton œil a un bandeau
que t’a mis un homme de petite réputation,
qui ne vaut près de toi, si l’on fait comparaison,
pas le prix d’un moucheron ; j’en réponds sur ma vie !
car sur ton lit je l’ai vu caresser ta femme. »
Que voulez-vous de plus ? le corbeau lui eut tôt dit,
par des signes certains et de franches paroles,
comment sa femme avait eu son déduit,
260 lui infligeant grand’honte et grande vilenie ;
et lui répéta qu’il avait vu la chose de ses yeux.
Phébus se détourna vivement,
il lui semblait que son cœur de douleur éclatait en deux ;
il banda son arc, y posa une flèche,
et dans sa colère lors il tua sa femme.
Voilà l’événement, il n’y a plus rien à dire[761] ;
dans sa douleur il brisa ses instruments de musique,
et harpe et luth et rebec et psaltérion,
et enfin il brisa ses flèches et son arc.

270 Et après cela il parla ainsi au corbeau :
« Traître (s’écria-t-il), à la langue de scorpion[762],
c’est toi qui m’as réduit au désespoir !
Hélas ! pourquoi suis-je né ? que ne suis-je pas mort ?
Ô femme chérie, ô joyau de délices,
toi qui m’étais si dévouée et avec cela si fidèle,
te voilà étendue morte à présent, la figure décolorée,
toute innocente, j’oserais en faire le serment, en vérité.
Ô main précipitée qui as commis une erreur si noire ;
ô esprit dérangé, ô colère irréfléchie,
280 qui dans son aveuglement frappes l’innocent !
Ô méfiance, pleine de faux soupçons,
où étaient ton sens et ta sagesse ?
Ô hommes, prenez garde tous à la précipitation ;
ne croyez rien sans témoignages assurés ;
ne frappez pas trop tôt, avant de savoir pourquoi,
et réfléchissez bien et sagement,
avant de faire une exécution,
dans votre colère, sur un soupçon.
Hélas ! un millier de gens ont été, par une colère trop prompte
290 A jamais détruits, et sont tombés dans le bourbier.
Hélas ! de chagrin je veux me tuer ! »
Et se tournant vers le corbeau : « Ô perfide voleur (dit-il),
je veux te payer sur l’heure ton conte mensonger !
tu chantais naguère comme un rossignol ;
maintenant, perfide voleur, tu perdras ta voix,
et aussi tes plumes blanches jusqu’à la dernière,
et jamais de toute ta vie tu ne parleras plus.
C’est ainsi que l’on doit se venger d’un traître ;
toi et ton engeance, vous serez éternellement noirs,
300 et vous ne ferez jamais entendre de doux chants,
mais vous crierez sans cesse pour annoncer tempête et pluie,
en témoignage que c’est à cause de toi que ma femme est tuée. »
Et sur le corbeau il se précipita, et cela sans tarder,
et lui arracha ses blanches plumes jusqu’à la dernière,
et le rendit noir et le priva de tout son chant
et aussi de sa parole et le jeta par la porte
au diable, à qui je le laisse ;

et c’est pour ce fait que tous les corbeaux sont noirs.
Messeigneurs, par cet exemple, je vous en prie,
310 soyez avertis, et faites attention a ce que je dis :
ne racontez jamais de votre vie à nul homme
comment un autre a habillé sa femme ;
il vous haïra mortellement, pour sûr.
Dom Salomon, comme le rapportent de sages clers,
enseigne à l’homme à bien retenir sa langue[763] ;
mais, je l’ai déjà dit, je ne sais point les textes.
Mais néanmoins c’est ainsi que m’enseignait ma mère[764] :
« Mon fils, songe au corbeau, au nom de Dieu ;
mon fils, garde bien ta langue et tu garderas ton ami.
320 Une méchante langue est pire qu’un démon ;
Mon fils, les hommes peuvent exorciser un démon.
Mon fils, Dieu dans son infinie bonté,
entoura ta langue d’une muraille de dents et aussi de lèvres,
afin que l’homme réfléchît à ce qu’il allait dire.
Mon fils, bien souvent, pour avoir trop parlé,
plus d’un homme s’est perdu, comme l’enseignent les clercs,
mais pour de brèves paroles prononcées avec réflexion
nul ne vient à mal, à parler généralement.
Mon fils, tu dois modérer ta langue
330 en tout temps, sauf quand tu t’efforces
de parler de Dieu, en adoration et prière.
La prime vertu, fils, si tu veux l’apprendre,
c’est de modérer et bien retenir ta langue ; —
c’est ainsi qu’apprennent les enfants quand ils sont jeunes. —
Mon fils, d’une abondance de paroles mal avisées
où moins de paroles auraient bien suffi,
il naît abondance de maux, ainsi qu’on me l’a dit et enseigné.
Dans les propos abondants le péché ne manque point.
Sais-tu à quoi sert une langue précipitée ?
340 Tout comme une épée coupe et tranche
un bras en deux, cher fils, tout de même
une langue coupe en deux l’amitié.
Un bavard est abominable devant Dieu ;

lis Salomon, si sage et si digne d’honneur ;
lis David en ses psaumes, lis Sénèque.
Mon fils ; ne parle point, mais fais un signe de tête.
Prétends que tu es sourd, si tu entends
un bavard parler d’un sujet périlleux.
Le Flamand dit, et apprends cela, s’il te plaît,
350 que court bavardage procure longue paix[765].
Mon fils, si tu n’as dit aucune mauvaise parole,
tu n’auras pas besoin de craindre la trahison ;
mais celui qui a parlé mal à propos, j’ose bien le dire,
il ne peut aucunement rappeler son mot.
Chose qui est dite, est dite ; et elle s’envole,
bien qu’on s’en repente, ou qu’on en ait plaisir ou peine.
On est l’esclave de celui à qui on dit
une histoire, dont on a maintenant bien du regret.
Mon fils, prends garde et ne sois pas le premier auteur[766]
360 de nouvelles, qu’elles soient vraies ou fausses.
Partout où tu iras, chez les grands ou les humbles,
retiens bien ta langue et pense au corbeau. »

Ci finit le conte du Manciple sur le Corbeau[767].



Groupe I.


Conte du Curé.


Prologue.


Ci suit le prologue du Conte du Curé.



Quand le manciple eut fini son conte,
le soleil avait décliné de la ligne du sud
si bas qu’il n’était plus, à mes yeux,
qu’à la hauteur de vingt et neuf degrés.
Il était quatre heures alors, suivant mon calcul :
car onze pieds, ou guère plus ni moins,
mesuraient mon ombre à cette heure, en ce lieu,
de ces pieds qui eussent divisé ma taille
en six pieds égaux en proportion[768].
10D’ailleurs l’exaltation de la Lune,
je veux dire la Balance[769], commençait son ascension,
comme nous arrivions à l’entrée d’un hameau ;
c’est pourquoi notre hôte, qui avait accoutumé de guider,
comme dans ce cas, notre joyeuse compagnie,
parla en ces termes : « Messeigneurs, tous et chacun,
maintenant il ne nous manque plus qu’un seul conte.
On a exécuté ma décision et mon arrêt ;
je pense que nous en avons ouï de toute sorte.
On a presque tout exécuté selon mon ordonnance ;
20je prie Dieu qu’il donne bonne chance
à celui qui nous dira ce conte joyeusement.
Messire prêtre (dit-il), es-tu vicaire ?
ou es-tu curé ? dis vrai, par ta foi !
Qui que tu sois, n’interromps pas notre jeu,
car chacun ici, sauf toi, a dit son conte.

Ôte la boucle et montre-nous ce que tu as dans ton sac ;
car vraiment m’est avis, à ta mine,
que tu dois bien savoir ourdir une grande histoire.
Dis-nous un conte, bien vite, palsambleu ! »
30 Notre curé lui répondit tout aussitôt :
« Tu n’auras pas de fable contée, pour ce qui est de moi ;
car Paul, écrivant à Timothée,
blâme ceux qui s’écartent de la vérité
et content des fables et autres sottises.
Pourquoi irais-je semer la balle de ma main,
quand je peux semer le froment, si cela me plaît ?
C’est pourquoi je dis que s’il vous plaît d’écouter
une moralité et une matière édifiante,
et puis si vous voulez me prêter l’oreille,
40 je vous donnerai volontiers, en toute révérence envers le Christ,
divertissement permis, de mon mieux.
Mais sachez-le bien, je suis homme du sud ;
je ne sais pas conter en répétant les lettres — rum, ram, ruf[770] ;
et, Dieu m’est témoin, je n’estime guère mieux la rime ;
et c’est pourquoi, s’il vous plait, je n’userai pas de périphrases.
Je vous dirai un plaisant conte en prose
pour terminer toute cette fête et pour en finir.
Et que Jésus, dans sa bonté, m’envoie la sagesse
de vous montrer la route, pendant notre voyage,
50 de ce parfait et glorieux pèlerinage
que l’on appelle la Jérusalem céleste !
Et, si vous le permettez, sans plus
je commencerai mon conte, sur lequel je vous prie
de me donner votre avis, je ne peux mieux dire.
Mais néanmoins, cette méditation,
je la soumets à toute correction
des clercs, car je ne suis pas textuel,
je ne prends que le sens, croyez-moi bien.
Aussi je fais déclaration
60 que j’accepterai toute correction. »
Là-dessus nous nous hâtâmes de donner notre assentiment,
car, nous semblait-il, c’était chose à faire

de terminer par quelque instruction édifiante,
et de donner au curé temps et audience ;
et nous invitâmes notre hôte à lui dire
que nous le priions tous de dire son conte.
Notre bote prit la parole pour nous tous :
« Messire prêtre (dit-il), que le ciel vous bénisse !
Dites ce qu’il vous plaira et nous écouterons avec joie. »
70 Et à ces paroles il ajouta quelques mots en cette sorte :
« Contez-nous (dit-il), votre méditation,
mais hâtez-vous, le soleil va se coucher.
Parlez fructueusement, et cela en peu de temps,
et de bien faire que Dieu vous donne la grâce. »


Explicit Prohemium.



Le Conte du Curé[771].


Ici commence le Conte du Curé.


[Malgré l’avis prudent de l’hôtellier, le bon Curé ne devait pas se hâter de dire son conte ou plutôt son sermon. Le texte de cette homélie en prose tient 43 pages sur deux colonnes très serrées dans le Student’s Chaucer. Ici encore un résumé s’imposait, la matière n’étant pas neuve, l’original existant pour une bonne part en français, comme on le verra dans la note. On trouvera donc dans les pages suivantes une brève analyse pour laquelle ont été employés dans la mesure du possible les mots même de la Somme française. Nous indiquons au cours de cette analyse notre sentiment sur l’authenticité de l’œuvre, question qui ne paraît pas avoir beaucoup préoccupé les commentateurs.]

State super vias et videte et interrogate de viis antiquis, quæ sit via bona ; et ambulate in ea, et invenietis refrigerium animabus vestris. (Jer.)

Exorde. — Les chemins qui conduisent à Notre Seigneur Jésus-Christ et au règne de gloire sont nombreux. L’un d’eux s’appelle Pénitence. Il importe à tout homme de s’en enquérir. C’est pourquoi le prédicateur définira Pénitence, montrera comment elle agit, et quelles en sont les différentes sortes. Mais quelles choses sont nécessaires à vraie et parfaite Pénitence ? Trois choses : Contrition de cœur, Confession de bouche, et Satisfaction. Pénitence est comme un arbre dont la racine est Contrition, Confession les branches et les feuilles, Satisfaction le fruit.

Premier point. — Contrition est la douleur que l’homme éprouve en son cœur pour ses péchés. Elle doit être déterminée par six causes : et d’abord « la souvenance des péchés ; pensez en effet que d’enfants de Dieu vous êtes devenus membres du démon, un scandale pour Sainte Église, la pâture du perfide serpent ; vous retombez souventefois en le mal, comme le chien retourne à son vomissement ». Telles réflexions inspirent à l’homme de la honte pour son péché. Les autres causes sont le sentiment d’être esclave du péché, la crainte de l’enfer, la souvenance des bonnes œuvres rendues vaines par l’inconduite qui s’ensuivit ou des bonnes œuvres qui par insouciance ne furent point faites ; c’est bien à propos que celui qui n’a point fait de bonne œuvre, pourra chanter cette récente chanson française : « J’ay tout perdu, mon temps et mon labeur ». La cinquième cause est la souvenance de la Passion de Notre Seigneur pour nos péchés, et la dernière est l’espoir du pardon, de la sanctification et de la vie éternelle. — L’homme doit maintenant connaître les modes de la contrition, laquelle sera universelle et totale. Repentance ne concerne pas seulement les actes mais aussi les intentions ; pas seulement les faits, mais aussi les paroles. Contrition s’accompagne de merveilleuse angoisse, Contrition est continuelle, car tant qu’elle dure, l’homme peut espérer le pardon obtenir. — Contrition a enfin pour effet de libérer l’homme du péché. « Elle détruit la prison d’enfer, elle énerve et affaiblit les forces du diable, rétablit les dons du Saint-Esprit et de toutes bonnes vertus. Moult sage est qui veut s’appliquer à ces choses, car en vérité pendant toute sa vie il n’aura jamais courage de pécher, mais adonnera son corps et son Âme au service de Jésus-Christ, et lui en fera hommage, car en vérité, notre doux Seigneur Jésus-Christ nous a si débonnairement épargnés en nos folies que, si point n’avait eu pitié des âmes des hommes, nous serions tous dans le cas de chanter triste chanson. »

Second point. — La seconde partie de Pénitence est Confession, laquelle est signe de Contrition. Confession est l’acte par lequel on démontre vraiment ses péchés au prêtre ; vraiment, c’est-à-dire sans détour. Pour ce, il faut savoir d’où viennent les péchés, comment ils s’aggravent, quels ils sont. — Causes de péché : Le péché est entré dans le monde avec Adam, quand celui-ci a enfreint le commandement de Dieu. Le péché originel résume en soi tous les péchés : « l’idée première en vient du démon, si comme le montre le serpent ; on y voit ensuite le plaisir charnel, si comme le montre Ève ; et après cela le consentement de la raison, si comme le montre Adam ». Le péché a donc trois causes : tentation de Satan, concupiscence de la chair, assentiment de la raison. — Par quoi se peut comprendre le développement du péché. Ayant son origine dans la chair, il grandit par la faiblesse de l’homme qui se soumet au diable. « Comme une épée coupe une chose en deux, ainsi le consentement sépare l’homme de Dieu. » « Péché est mortel, ou véniel : mortel, quand on aime la créature plus que Jésus-Christ ; véniel, quand on aime Jésus-Christ moins qu’on ne doit. » Prenons garde aux péchés véniels : « Une grosse vague de la mer vient parfois avec si grande violence qu’elle engloutit la nef. Et même malheur, ce sont parfois de petites gouttes d’eau qui le produisent, quand elles pénètrent par une mince fente en la sentine et de là jusques au fond de la nef, si les matelots n’ont cure d’icelle vider. » Nombre de péchés qu’on croit insignifiants sont dangereux : à savoir, boire et manger à l’excès, trop parler, ne pas écouter les pauvres avec bienveillance, négliger les jeûnes, arriver en retard aux offices, accorder trop d’affection à femme et enfants. Les remèdes à tous ces manquements sont faciles : c’est la communion, c’est l’eau bénite, les aumônes, la récitation du Confiteor à la messe, c’est la bénédiction des évêques et des prêtres, et moult autres bonnes œuvres.

[Ici le sermon est interrompu. Le prédicateur — c’est peut-être un zélé orthodoxe qui a voulu par une fraude pieuse revêtir de l’autorité de Chaucer un chapitre particulièrement populaire de la « Somme le Roy » — passe sans transition à la question des Sept Péchés capitaux.]

Sequitur de Septem Peccatis Mortalibus et eorum dependenciis circumstanciis et speciebus. « Maintenant il convient de dire quels sont les péchés mortels, c’est-à-dire capitaux, car on les appelle capitaux, parce que ce sont les chefs d’où proviennent tous les autres. Orgueil est la racine d’où issent et naissent certaines branches, Ire, Envie, Paresse, Avarice, Gourmandise, et Luxure. Chacun de ces péchés capitaux a ses branches et ses rameaux comme il appert ci-après. »

De Superbia

D’Orgueil naissent tant de rameaux que n’est clerc qui les sut nombrer. Il faut se contenter d’en citer quelques-uns, à savoir : Révolte, Vanterie, Hypocrisie, Dépit, Arrogance, Impudence, Insolence, Impatience, Présomption. « Il existe deux sortes d’Orgueil, l’un est au-dedans du cœur, l’autre au-dehors. Mais l’un est signe de l’autre, comme le gai bouchon de la taverne est signe du vin qui se trouve au cellier. » Orgueil se rencontre dans les vêtements superflus, « non seulement les broderies, mais la fourrure des manteaux, manteaux trop longs en vérité, qui traînent dans la boue et les ordures, en sorte que la partie qui traîne se perd, au lieu de la donner aux pauvres, au grand dam de ces pauvres gens ». Orgueil se voit aussi dans l’insuffisance des vêtements, si serrés qu’au lieu de couvrir et de voiler, ils découvrent et déshabillent. « Le péché d’ornement est en choses qui regardent l’équitation, tel le nombre des chevaux de grand prix, et les nombreux coquins qui sont nourris à cause d’eux, les harnais curieux, les selles, croupières, poitrails et brides, recouverts d’étoffes précieuses et riches, de barres et de plaques d’or et d’argent. » À quoi bon aussi entretenir grande maisonnée là où il n’y a nul profit à ce faire. La table fait apparaître Orgueil dans l’excès des viandes et des boissons, l’excès des vaisseaux de métal précieux, l’abus de la musique. Enfin « Orgueil vient des biens de nature comme santé, force, beauté du corps, subtil esprit pour bien trouver, bonne mémoire pour bien retenir ; des biens de fortune comme richesses, honneurs, prospérités ; des biens de grâce comme science,contemplation vertueuse, force de résister à la tentation ».

Le remède à Orgueil est humilité et douceur. « Or il y a trois sortes d’humilité, celle du cœur, celle des lèvres, celle des œuvres. Il y a quatre sortes d’humilité de cœur : la première quand l’homme s’estime rien en face de Dieu ; la seconde quand il ne méprise aucun autre homme ; la tierce quand il n’a pas cure du mépris d’autrui ; la quarte quand il ne regrette point sa vergogne. » De même il y a quatre sortes d’humilité des lèvres et d’humilité des œuvres.

De Invidia.

« Après Orgueil il convient de parler d’Envie qui est, selon le philosophe, chagrin pour la prospérité d’autrui, et selon saint Augustin, chagrin pour le bonheur d’autrui et joie pour le mal advenant à autrui. » Envie vient de Méchanceté. Méchanceté est de deux sortes : dureté de cœur et opposition à vérité. « Certes Envie est le pire des péchés, car tandis que tous les autres péchés combattent une vertu particulière, Envie les combat toutes. » Envie peut être le chagrin que cause la prospérité d’autrui ou la joie éprouvée an malheur d’autrui, ce qui fait ressembler l’homme au Diable son père, qui se délecte toujours du malheur des hommes. Envie engendre Médisance dont voici un exemple : « Quelques-uns font l’éloge de leur voisin avec mauvaise intention, faisant toujours un mais en terminant qui est digne de plus de blâme que ne vaut tout l’éloge ». Il y a cinq manières de Médisance. Après viennent Murmures fréquents parmi les serviteurs « qui, n’osant résister ouvertement aux commandements du seigneur, disent du mal de lui, le dénigrant, et murmurent par dépit », puis Aigreur de cœur, Discorde, Mépris, Accusations, Malignité.

L’amour de Dieu et du prochain est le remède de ce péché. « Le prochain, il faut le considérer comme un frère, puisque tous les hommes ont mêmes parents selon la chair, à savoir Adam et Ève, et même père spirituel, c’est-à-dire Notre Père céleste. » Fais à autrui ce que tu voudras qu’il te soit fait. Ne fais tort à ton prochain, ni en sa personne, ni en ses biens, ni en son âme, en le séduisant par de mauvais exemples. Ne convoite ni sa femme ni chose qui lui appartienne. Aime ton ennemi. Quand il dit du mal de toi, prie pour lui ; quand il te fait du tort, donne lui des preuves de bonté : Jésus-Christ n’est-il pas mort pour ses ennemis ? « Comme le Diable est confondu par Humilité, ainsi est-il blessé à mort par notre amour pour notre ennemi. Certes Amour est la médecine qui purge le cœur de l’homme du venin d’Envie. »

De Ira.

Colère suit Envie, car quiconque envie son prochain, trouve sans peine matière à colère contre lui. Saint Augustin définit la colère la volonté de se venger par des paroles ou des actes. Il y a « deux manières de Ire : l’une est juste, l’autre est mauvaise ». La juste colère est sans rancune, ce sont les méfaits des hommes, non les hommes eux-mêmes qui la provoquent. Il y a deux mauvaises colères : l’une soudaine, l’autre calculée ; l’une est vénielle, l’autre mortelle. « Colère est agréable au diable, car elle est la fournaise du diable, qu’échauffe le feu d’Enfer. De même que nul élément n’est plus puissant que le feu pour détruire les choses terrestres, ainsi Colère est puissante pour détruire toutes choses spirituelles. Voyez comme ce feu de braise, presque mort sous la cendre, se réveillera au contact du soufre ; ainsi Colère se réveillera, si elle est touchée par Orgueil qui sommeille au fond du cœur humain. » Rancune nourrit et entretient Colère. « Il y a une espèce d’arbre, selon saint Isidore, qui, si les hommes en font du feu et en couvrent la flamme avec de la cendre, le feu en durera un an et plus. » Il en est ainsi de la rancune. De Ire sont engendrés Haine, Discorde, Guerre, Homicide. Homicide est spirituel ou matériel. Il y a six sortes d’homicide spirituel : homicide par haine, médisance, mauvais conseil, non paiement de gages, usure, refus de faire aumône ; et quatre sortes d’homicide matériel : par jugement, nécessité, imprudence, luxure. Autres péchés sont engendrés par Ire : ce sont jurons, parjures, conjurations de démons : « Que dire, en effet, de ceux qui croient aux divinations tirées du vol des oiseaux, des sorts, des rêves, d’une porte qui crie, d’un rat qui ronge, ou autres sottises pareilles ». Mais il faut en venir aux tromperies, que facilitent les mensonges et la flatterie. Doit-on parler des malédictions, des reproches, des mépris du cœur courroucé ? Colère inspire les mauvais conseils du traître, encourage l’homme à semer la discorde parmi ses semblables, à proférer des menaces et de vaines paroles, à prolonger les discussions, à prodiguer les moqueries.

Le remède est cette vertu qu’on appelle Mansuétude ou Bénignité. Patience est une autre vertu dont il existe quatre variétés qui aident respectivement à souffrir les mauvaises paroles, le tort matériel, le mal physique, le travail excessif. « Un jour un philosophe, voulant châtier son disciple, chercha un bâton, et quand l’enfant vit le bâton, il dit à son maître : Que pensez-vous faire ? — Je veux te frapper, dit le maître, afin de t’amender. — En vérité, s’écria l’enfant, vous devriez commencer par vous amender vous-même, qui avez perdu toute votre patience pour une faute d’enfant. — En vérité, s’écria le maître tout en larmes, tu dis vrai ; prends moi le bâton et châtie-moi pour mon impatience. » De Patience vient Obéissance qui est parfaite, quand un homme fait tout ce qu’il doit faire.

De Aggidia.

Si Envie aveugle le cœur de l’homme et si Colère le trouble, Paresse l’alourdit. C’est un péché mortel, car le Livre dit : Maudit soit celui qui fait le service de Dieu négligemment. En quelque état que se trouve l’homme, Paresse est son ennemi. « Dans l’état d’innocence, il doit travailler à glorifier et adorer Dieu ; dans l’état de péché, à prier pour son amendement ; dans l’état de grâce, il est tenu d’accomplir les œuvres de pénitence. » Or Paresse ne souffre ni peine ni pénitence. Pour combattre ce péché l’homme doit s’habituer à accomplir de bonnes œuvres. « Le travail, dit saint Bernard, donne à l’ouvrier des bras forts et des muscles durs, Paresse l’affaiblit et l’énerve. » Puis vient Désespoir engendré par une douleur ou une crainte excessives. Celui qui désespère n’hésite devant aucun péché, témoin Judas. Que ne songe-t-il à la miséricorde divine dont tout pécheur repentant peut-être l’objet, au fils prodigue, au bon larron sur la croix ? Somnolence vient ensuite qui engourdit le corps et l’âme, et Négligence, « nourrice de tout mal comme Ignorance en est la mère », et Tarditas qui éloigne l’homme de Dieu, et Tristicia qui cause la mort de l’âme.

La vertu appelée Fortitudo est le remède à employer contre ce péché. « Elle est en diverses sortes : Magnanimité, c’est-à-dire grand courage, Magnificence, quand un homme achève les grandes œuvres de bien qu’il a commencées, Constance ou stabilité de courage. » Il y a d’autres remèdes à ce péché dans diverses œuvres, dans la méditation sur les peines éternelles et les joies du Paradis, dans la foi en la grâce du Saint-Esprit.

De Avaricia.

Avarice, d’après saint Augustin, est concupiscence du cœur pour les biens de la terre. Il faut distinguer Avarice et Convoitise, « Convoitise c’est convoiter ce que tu n’as pas, Avarice c’est garder ce que tu as, sans en avoir besoin ». « Quelle différence y a-t-il entre un idolâtre et un avare fors que l’idolâtre par aventure n’a qu’une idole ou deux, et l’avare en a plusieurs ? Car tous les florins de son coffre sont des idoles pour lui. » De convoitise vient rapine des seigneurs, lesquels prétendent que c’est justice d’écorcher leurs pauvres hommes par tailles et coutumes excessives, disant que le serf n’a aucun bien temporel qui n’appartienne à son seigneur. Or le servage n’est point prescrit par la nature, il est seulement la punition d’une faute. « Les seigneurs ne se doivent mie glorifier de leurs seigneuries puisque dans leur condition naturelle ils ne sont pas seigneurs de serfs. Pensez que de cette semence dont serfs sont nés, sont aussi nés seigneurs. Serf peut être sauvé aussi bien que seigneur. La même mort qui prend esclave, prend seigneur. Adonc je dis : agis avec ton serf comme voudrais que ton seigneur fit avec toi, si tu étais dans telle triste condition. Tout pécheur est serf envers péché. » Que dire de ceux qui dépouillent et pillent l’Église ? L’épée donnée au chevalier signifie qu’il doit défendre la Sainte Église, non la voler, et celui qui ainsi fait, est traître envers Christ. Puis vient Losengerie (flatterie, duperie) entre marchands, car commerce est de deux façons, l’un est honnête, enjoint par Dieu, l’autre fait de parjures et mensonges. Simonie est « commerce spirituel deshonnête, c’est-à-dire désir d’acquérir ce qui concerne le sanctuaire de Dieu et la cure des âmes. Par Simonie les voleurs sont introduits dans l’Église pour voler les âmes de Jésus-Christ et détruire son patrimoine. C’est chasser l’élu de Dieu et mettre à sa place l’enfant du Diable. » Puis viennent le jeu, les faux témoignages qui permettent de dépouiller autrui, le vol spirituel ou sacrilège.

Miséricorde et pitié sont les remèdes d’Avarice. Il faut imiter Notre Seigneur qui nous fit don de sa personne. Un autre remède est dépense raisonnable, et ici, il faut rendre grâces pour les biens qu’on possède et se souvenir qu’on ne sait ni quand ni comment l’on mourra, et en donnant, se garder de la prodigalité. « Qui dépense mal à propos, il est comme un cheval qui cherche à boire de l’eau troublée au lieu de boire l’eau de la claire fontaine. »

De Gula.

Gloutonnerie est un appétit démesuré pour manger et boire. C’est le péché qui a corrompu le monde comme on le voit au péché d’Adam et d’Ève. Celui qui y succombe ne peut résister à nul autre. Ce péché est de plusieurs sortes : Ivrognerie est la sépulture de la raison humaine ; quand un homme est ivre, il perd la raison et c’est péché mortel ; pourtant si un homme n’est pas habitué aux boissons fortes ou ne connaît pas la force de la boisson, ou a trop peiné, et se laisse surprendre par la boisson, le péché est véniel. « Ivrognerie cause dérangement d’esprit et perte de mémoire. Excès de viandes amène corruption des humeurs corporelles. » Saint Grégoire distingue autrement les branches de ce péché : « La première est manger devant heure, la seconde est rechercher viande et boisson délicates, la troisième est manger outre mesure, la quatrième est curiosité à cuire et appareiller les viandes, la cinquième est manger gloutonnement. Ce sont là les cinq doigts de la main du diable, au moyen desquels il attire les hommes au péché. »

Abstinence est le remède de Gloutonnerie, dit Galien ; mais il n’est point méritoire de la pratiquer seulement pour la santé du corps. Saint Augustin veut qu’elle soit accompagnée de patience. Autres remèdes sont Attempérance, Honte, Sobriété, Économie.

De Luxuria

Après Gloutonnerie vient Luxure, car ces deux péchés sont cousins. « Ce péché est chose déplaisante pour Dieu qui a dit : Ne forniquez point. » Aussi, dans les anciennes lois, a-t-il prescrit des peines sévères contre ce péché. Une femme esclave coupable de ce péché mourait sous le bâton, une femme de naissance noble était lapidée, une fille d’évêque brûlée. Parlons d’abord d’Adultère qui sera puni en Enfer par feu et soufre. Ce péché moult grief perd l’âme, consume le corps, dissipe les biens. Il enlève à l’homme et à la femme leur bonne renommée et tout leur honneur. « C’est l’autre main du diable avec ses cinq doigts pour entraîner le peuple à vilenie : le premier doigt est fol regard, le second faux attouchements, car quiconque touche femme prend dans ses doigts serpent qui mord ou poix qui tache, le tiers est paroles sales semblables à feu qui dévore le cœur, le quart est baisers : en vérité insensé est celui qui approche les lèvres d’une fournaise, même en légitime mariage, car on peut se tuer avec son propre couteau ou s’enivrer en buvant à sa tonne. Le cinquième doigt est le péché puant de Paillardise. Certes, les cinq doigts de Gloutonnerie, le diable les met dans le ventre de l’homme, et des cinq doigts de Paillardise il le saisit par les reins et le précipite dans la fournaise d’Enfer, où il souffrira éternellement par le feu et le ver rongeur, et il y aura des pleurs et des gémissements, extrême faim et soif, et l’horreur des diables qui le fouleront aux pieds, sans répit et sans fin. » Luxure est de différentes sortes, comme fornication entre personnes qui n’ont nul lien de mariage, défloration de vierge, adultère ; et bien qu’adultère ait été mentionné, il est bon d’y revenir. Adultère est un vol, c’est violation d’un sacrement, le coupable peut sans le savoir avoir commerce avec une parente. Que dire aussi des folles femmes qui pour un peu de gain s’abandonnent à péché, quelquefois au profit du mari. Adultère est Homicide, puisqu’il sépare ceux dont Dieu a fait une seule chair. Néanmoins par la loi de Jésus-Christ qui est loi de pitié, le pardon de cet énorme péché est accordé après pénitence, ainsi que Jésus-Christ le dit à la femme prise en adultère et qui devait être lapidée selon la loi des Juifs : Va, lui dit Notre Seigneur, et n’aie plus volonté de pécher, ou bien veuille ne plus commettre péché. Il y a d’autres variétés encore à ce péché : quand les coupables sont hommes de religion, démons et non anges de lumière, fils d’Hélie et enfants de Bélial, car certes un mauvais prêtre suffit pour corrompre toute une paroisse, comme un taureau lâché est assez pour toute une ville ; le mariage aussi peut devenir adultère quand ce sacrement n’est pas traité honnêtement ni gardé en grande révérence ou quand le mari et la femme sont parents à un certain degré ; adultère enfin est ce péché abominable que à grande peine peut-on nommer. « Ce péché déplaît tant à Dieu qu’il en fit pleuvoir feu ardent et soufre sur la cité de Sodome et de Gomorrhe et en fondit cinq cités en abîmes. » Adonc les hommes doivent se comporter sagement sans quoi ils peuvent très grièvement pécher.

Chasteté et Continence sont les remèdes de Luxure. Chasteté est de deux façons, dans le mariage et dans le veuvage. Mariage est union légitime de l’homme et de la femme lesquels reçoivent par la vertu du sacrement le lien qui ne peut être séparé pendant toute la vie, c’est-à-dire pendant qu’ils vivent tous deux. Afin de sanctifier le mariage, Dieu assista a des noces où il changea l’eau en vin. Mariage efface fornication et réunit les cœurs aussi bien que la chair de ceux qui sont mari et femme. Tel est vrai mariage. L’homme se doit comporter avec sa femme en patience et respect : ce n’est point du chef d’Adam que Dieu tira la femme, pour qu’elle eût empire sur lui, ni de son pied pour qu’elle fût outre mesure abaissée, mais de la côte d’Adam, afin qu’elle fût sa compagne. La femme doit obéir au mari, le servir honnêtement, être de mise modeste, avoir de la mesure et de la retenue dans ses propos et sa conduite, enfin lui garder la foi comme il la lui garde. Car mariage a trois fins, avoir lignée, se faire réciproquement don de son corps, éviter paillardise. — Chasteté est aussi dans le veuvage. Veuves doivent être nettes de cœur aussi bien que de corps et de pensée, modestes en leur mise, sobres dans le boire et le manger, en paroles et en actes. — Rester vierge est tierce façon d’être chaste. Virginité mérite les louanges de ce monde, elle rapproche des martyrs, elle a en soi ce que lèvres ne peuvent dire ni cœur concevoir. — Autres remèdes sont de fuir les excès de table, et les mauvaises compagnies et qu’aucun homme ne se fie à sa propre perfection à moins d’être plus fort que Samson, plus saint que David, plus sage que Salomon.

Maintenant, après avoir énuméré les sept péchés capitaux, quelques-unes de leurs branches et leurs remèdes, je voudrais, si je le pouvais, vous parler des dix commandements ; mais une si haute doctrine, je la laisse aux théologiens. Néanmoins qu’il plaise à Dieu qu’on ait été touché par ce traité, tous jusqu’au dernier.

[Ici le prédicateur revient à son sujet par une transition assez maladroite, laissant soupçonner l’interpolation].

De Confessione.

Or, comme la seconde partie de Pénitence consiste en Confession des lèvres, ainsi qu’il a été dit au premier chapitre, je dis, selon saint Augustin, que péché est toute parole, tout acte, toute intention contraire à la loi de Jésus-Christ, c’est-à-dire pécher par le cœur, les lèvres, en fait, par les cinq sens. Il faut considérer qui tu es qui commets le péché, si tu es homme ou femme, jeune ou vieux, noble ou serf, affranchi ou esclave, en bonne santé ou malade, marié ou célibataire, dans les ordres ou non, sage ou fol, clerc ou séculier. Autre circonstance est si le péché a été commis par fornication, adultère ou inceste ; si c’est un homicide, un horrible grand péché ou un petit, et combien de temps le péché s’est prolongé. Autre considération est le lieu où l’on a péché, quels en furent les complices, le nombre de fois qu’on a failli, par suite de quelles tentations et en quelle manière. L’homme et la femme, chacun de son côté, diront tout ouvertement, afin que le prêtre, qui est un juge, prononce son arrêt en connaissance de cause, après contrition du pécheur. — Pour que Confession soit profitable, il faut quatre conditions ; premier elle doit être faite dans l’amertume et le chagrin du cœur ; laquelle condition a cinq signes : honte, humilité, larmes, désir de parler malgré honte ressentie, obéissance à la pénitence imposée, chacun desquels signes se voit dans la confession du publicain, de saint Pierre et de Madeleine. Une autre condition à Confession est qu’elle soit faite rapidement, de peur de mort subite. Néanmoins il n’y faut pas mettre de la précipitation puisque la récapitulation des péchés exige quelque réflexion. Autres conditions sont les suivantes : Confession doit être faite librement, un prêtre régulièrement ordonné doit la recevoir, elle ne doit renfermer aucun mensonge, enfin elle doit être fréquente. « Une fois l’an au moins, car certes une fois l’an toutes choses sont renouvelées. »

Troisième et dernier point. — La troisième partie de Pénitence est satisfaction qui consiste en aumône et en peines corporelles. Aumônes sont de trois sortes : contrition de cœur, quand l’homme fait offrande de soi à Dieu ; compassion pour autrui ; don de bons conseils spirituels et temporels. L’homme en effet a besoin de nourriture, de vêtements, de refuge, de conseils charitables, de visites quand il est en prison ou malade, d’une sépulture après sa mort. Telles sont aumônes et tu en ouïras parler au jour du jugement. Ces aumônes tu les feras selon tes capacités et en t’en cachant. — Peines corporelles sont prières, veilles, jeûnes, enseignement d’oraisons. La prime oraison est le Paternoster, en lequel Jésus a compris la plupart des choses ; en trois choses est cette oraison privilégiée : Jésus-Christ la fit, elle est courte et facile à retenir, elle renferme en soi toutes les autres. Cette prière il la faut dire avec foi, en honnêteté et charité. Après il faut veiller, car veillez, a dit Jésus-Christ, et priez de peur de tomber dans la tentation. Ensuite jeûner, or jeûnes sont de trois sortes, selon que l’homme s’abstient de viandes, de réjouissances, de péchés. Enseignement ou discipline consiste à donner l’exemple par la parole, l’écrit, la conduite ; à porter le cilice, à se frapper la poitrine, se flageller, rester à genoux, supporter grandes et pitoyables tribulations. Quatre choses troublent Pénitence : peur, honte, espoir, désespérance ; peur de la souffrance ; honte de réciter ses péchés ; espoir de vivre longtemps et de mériter la pitié du Christ ; désespérance de la miséricorde divine et de son propre amendement.

Péroraison. — Ainsi pourra-t-on comprendre quel est le fruit de Pénitence, à savoir, selon la parole de Jésus-Christ, l’éternelle béatitude du ciel ; là, joie n’a ni contrariété de malheur ni chagrin ; là, c’en est fini de tous les maux de la présente vie ; là, le corps de l’homme, naguère ord et noir, est plus brillant que le soleil ; là, le corps, naguère maladif, frêle et faible et mortel, est immortel et si fort et si sain que rien ne pourra lui nuire ; là, n’est ni soif, ni faim, ni froid, ainsi chaque âme est portée à la perfection par la vue et la connaissance de Dieu. Ce règne de béatitude, les hommes peuvent l’acquérir par la pauvreté en esprit, cette gloire par l’humilité ; cette abondance de joie par la faim et la soif ; et le reste par l’excès de leur labeur ; et la vie par la mort et la mortification du péché.


Ici l’auteur du livre prend congé de ses lecteurs.


« Maintenant je prie tous ceux qui entendent lire ce petit traité ou le lisent, s’il renferme quelque chose qui leur plaise, d’en remercier Notre Seigneur Jésus-Christ, dont procèdent toute intelligence et toute bonté, Et si le traité renferme quelque chose qui leur déplaise, je les prie aussi de l’attribuer à la faute de mon ignorance, et non à ma volonté, laquelle aurait bien volontiers dit mieux si j’avais eu science. Car notre livre dit : tout ce qui est écrit est écrit pour nous instruire, et telle est mon intention. Or donc je vous supplie humblement au nom de Dieu miséricordieux, de prier pour moi, afin que Christ ait miséricorde et me pardonne mes péchés et, nommément, mes traductions et éditions de vanités terrestres, lesquelles je répudie dans mes rétractations : telles sont le livre de Troilus, le livre de Renommée, le livre des Dix-neuf Dames ; le livre de la Duchesse ; le livre de la Saint-Valentin du Parlement des Oiseaux ; les Contes de Canterbury, pour autant qu’ils induisent en péché ; le livre du Lion, et maints autres livres si je me les rappelais, et maint chant et maint lai luxurieux, que Christ, dans sa grande miséricorde, m’en pardonne le péché ! Mais pour la traduction de Boëce de Consolatione et autres livres de légendes des Saints, d’homélies, moralité et dévotion, j’en remercie Notre Seigneur Jésus-Christ et sa mère bienheureuse et tous les saints du ciel, les suppliant dorénavant et jusqu’à la fin de ma vie, de m’envoyer la grâce de pleurer mes péchés et de m’appliquer au salut de mon âme : et de m’accorder la grâce de faire vraie pénitence, confession et satisfaction en cette présente vie ; par la bienveillante grâce de Celui qui est roi des rois, prêtre dessus tous prêtres, qui nous racheta du précieux sang de son cœur ; afin que je sois l’un de ceux qui au jour du jugement seront sauvés : qui cum patre, etc[772]. »


Ci finit le livre des Contes de Canterbury, compilé par Geoffroy Chaucer, de l’âme duquel puisse Jésus-Christ avoir miséricorde. Amen.
CORRECTIONS ET ADDITIONS


―――


P.2 v. 33 Au lieu de et fis convenance lire et nous convînmes.
v. 43 Au lieu de un digne homme, lire un vaillant homme, un preux.
note 1 Au lieu de cotte de paysan, lire blouse.
P.3 v. 60 Débarquement. — Dans la plupart des manuscrits on lit armee au lieu de aryve, mot inusité au sens proposé par Skeat. Avec armee le sens vrai serait : « Il avait été en mainte noble armée de mer. »
v. 65 Au lieu de oncques, lire naguère ou un temps.
v. 69 Au lieu de de son port, lire en son port.
P.4 v. 85 Au lieu de oncque, lire naguère ou un temps.
v. 87 Par espace, entendez espace de temps, durée.
v. 94 Au lieu de manteau, lire robe (V. F. gonne).
v. 100 Au lieu de coupait, lire tranchait.
v. 107 Au lieu de Ses flèches ne pendaient pas avec plumes basses, lire : Ses flèches ne retombaient pas les plumes en bas. Elles étaient bien faites et volaient bien.
v. 119 Au lieu de qui de son sourire, lisez de qui le sourire.
P.5 v. 130 Au lieu de et bien l’y garder, que… lire, et bien garder que…
v. 134 Au lieu de sur sa coupe, lire dans sa coupe. La lèvre de dessus est si bien essuyée qu’elle ne laisse pas trace de graisse dans la coupe, pas d’œil de graisse dans le breuvage.— Cf. les vers 126-136 avec Rom. de la Rose, éd. Méon, v. 13 612, etc.
v. 136 La traduction proposée est conforme à l’explication de Skeat, et, croyons-nous, de tous les éditeurs. Ils font

venir raughte de reach, tendre vers, atteindre. Il est beaucoup plus probable que raughte est ici le prétérit de retch, roter. (Cf. N. E. D. « For them that raughte up blood at the mouth. ») Le sens serait donc :

« Très décemment elle rotait après son dîner. »

Sans doute elle mettait la main devant sa bouche. Le sens admis jusqu’ici paraît très plat et n’ajoute rien à ce qui précède.

P.6 v. 164 Trois Prêtres. Skeat fait justement observer que Preestes three n’est qu’une rime d’attente. Chaucer ne mentionnera dans la suite qu’un seul prêtre de non-
nains, et si la Prieure en avait trois avec elle, le

nombre des pèlerins serait non de 29 mais de 31.

P. 7 v. 195 Au lieu de capuchon, lire chaperon.

Pour un nœud d’amour, lire un lacs d’amour.

v. 209 Un fort gai compagnon. C’est l’interprétation de Skeat pour solempne man. Mais il n’explique guère le sens inattendu qu’il prête ici à solemn. Lire plutôt :

Un limitour, homme de haute importance.

Ce Frère est un joyeux drille mais sa fonction est considérable.

P. 8 v. 240 Pour ville lire village, sens fréquent de town dans Chaucer.

v. 244 Pour à son mérite, lire à sa profession.

P. 9 v. 271 Par bigarré (mottelee) entendre soit mi-parti, comme le costume des fous de cour, soit vêtu de drap mêlé, c’est-à-dire de drap mélangé, dont la chaîne et la trame sont de laines de différentes couleurs.

P. 10 v. 306 Au lieu de rapide pour quick on pourrait aussi comprendre vivant, quelque chose comme suggestif, dirait-on aujourd’hui,

v. 312 Pour d’âme fort révérente, lire très respectable.

P. 11 v. 341 Des meilleurs. Mot à mot : de même qualité (supérieure).

v. 348 Pour régime, lire dîner. « Meal » est le repas principal (d’où le sens de viande qui a pris la place du sens primitif de nourriture), par opposition au « souper » dont la soupe fait le fond.

P. 12 v. 377 Au lieu de « et d’aller aux veillées de fêtes avant tout le monde », lire « et de prendre aux vigiles le pas sur toutes les autres femmes ».

P. 12 v. 378 Au lieu de porter, lire apporter, selon la note de Speght, qui nous apprend que les dames se faisaient pour ces fêtes apporter leurs manteaux à l’endroit du festin.

P. 13 v. 413 Au lieu de pour parler médecine, lire à parler de médecine, c’est-à-dire pour ce qui est de la médecine,

v. 414-5 En changeant la ponctuation de Skeat et en mettant au lieu d’un point une virgule après astronomye, on obtient un sens très supérieur : « Pour ce qu’il savait l’astronomie, il veillait… »

P. 14 v. 443-4 Lire :

Pour ce que l’or est en médecine un cordial, il aimait donc l’or spécialement.

P. 15 v. 465 « Pour Bologne lire Boulogne. Il s’agit de Boulogne-sur-Mer en France, où il y avait une image vénérée de la Vierge.

P. 17, v. 545 En l’occasion. C’est le seul sens proposé par les commentateurs pour ce for the nones qui revient assez souvent à la rime dans Chaucer. C’est à n’en pas douter le sens premier et littéral, et il est parfois retenu par le poète. Mais l’expression semble aussi être devenue un simple renforcement de l’épithète, comme ici : « Le meunier était un gars fameusement robuste. » On pourrait traduire ici et ailleurs par pour le coup ou à la bonne heure ! ou ma parole ! (Cf. l’emploi de pour une fois en belge). De même plus haut, A 522, au lieu de à propos, il conviendrait sans doute de lire de la belle manière. Cf. pour ce dernier sens : A 3126 et 3469, B 1165, 3132 et 4523 ; peut-être aussi D 14 et presque sûrement 2154.

P. 18 v. 593 Au lieu de garder, lire régir. Au lieu de cellier, lire huche.

P. 19 v. 600-2 Lire :

Et d’après son contrat il rendait ses comptes,
depuis que son maître avait vingt ans d’âge.
Par nul homme il ne se laissait mettre en arriéré.

Non pas, comme pense Skeat : « Nul homme ne pouvait prouver qu’il était en arriéré ». — Le sens de ces trois vers est peut-être celui-ci : Il était parfaitement exact à rendre ses comptes depuis la majorité de son maître (ce qu’il faisait auparavant, quand le maître était mineur, nous n’en parlerons pas). S’il n’était jamais en retard dans ses comptes, c’est d’ailleurs qu’il était sans oreilles pour les plaintes des fermiers et valets, etc., et ne se laissait pas duper par eux.

P. 19 v. 611 Sur son propre bien. Entendez probablement : sur le bien du maître. Il prêtait au maître ce qu’il lui avait retenu d’ailleurs.

P. 22 v. 727 Au lieu de simplement, lire tout franc, crûment.

P. 25 v. 841 Au lieu de n’étudiez plus, lire ne rêvassez plus.

P. 94 v. 3336 Au lieu de pourvu il, lire pourvu qu’il.

P. 109 v. 3381 Au lieu de nous ne nous pouvons, lire nous ne pouvons.

P. 183 v. 1908 Au lieu de il était né, lire il est né.

v. 1910 Au lieu de Popering, lire Poperinghe.

P. 185 v. 1954 Au lieu d’éventée, lire vieille. C’est la bière de l’an précédent, sans plus de sens péjoratif que dans « du vin vieux ».

P. 188 v. 2055 Symphonie est le nom d’un instrument de musique.

P. 241 v. 4649 Au lieu de cuirasse, lire plates, c’est-à-dire lames de fer.

P. 241 v. 4649 Au lieu de Brésil lire bresil. C’est, comme on sait, le bois de teinture rouge dit bresil qui devait donner son nom au pays encore inconnu (voir Littré).

P. 253 Avec le Prologue du Conte du Pardonneur, comparer la prédication du Frère Ciboule dans le Décaméron, 6e journée, nouvelle 10.




TABLE DES MATIÈRES


Liste des traducteurs v
AVERTISSEMENT vii
INTRODUCTION ix
 
Groupe A.
LE PROLOGUE 1
CONTE DU CHEVALIER 27
   Prologue du Conte du Meunier 88
CONTE DU MEUNIER 90
   Prologue du Conte de l’Intendant 109
CONTE DE L’INTENDANT 111
   Prologue du Conte du Cuisinier 123
CONTE DU CUISINIER 124
 
Groupe B.
   Introduction au Prologue de l’Homme de Loi 127
   Prologue du Conte de l’Homme de Loi 130
CONTE DE L’HOMME DE LOI 131
   Prologue du Marinier 161
CONTE DU MARINIER 162
   Prologue de la Prieure et du Conte de la Prieure 174
CONTE DE LA PRIEURE 176
   Prologue de Sire Topaze 182
CONTE DE CHAUCER SUR SIRE TOPAZE 182
   Prologue du Mellibée 190
CONTE DE CHAUCER SUR MELLIBÉE 191
   Prologue du Moine 196
CONTE DU MOINE 199
   Prologue du Conte du Prêtre de Nonnains 223
CONTE DU PRÊTRE DE NONNAINS 224
   Épilogue du Conte du Prêtre de Nonnains 241
 
Groupe C.
CONTE DU MÉDECIN 243
   Paroles de l’Hôte au Médecin et au Pardonneur 251
   Prologue du Conte du Pardonneur 253
CONTE DU PARDONNEUR 256
 
Groupe D.
   Prologue de la Femme de Bath 271
CONTE DE LA FEMME DE BATH 295
   Prologue du Frère 307
CONTE DU FRÈRE 308
   Prologue du Semoneur 319
CONTE DU SEMONEUR 320
 
Groupe E.
   Prologue du Clerc 337
CONTE DU CLERC 339
   Prologue du Marchand 373
CONTE DU MARCHAND 374
   Épilogue du Conte du Marchand 405
 
Groupe F.
   Prologue de l’Écuyer 407
CONTE DE L’ÉCUYER 407
   Paroles du Franklin à l’Écuyer et de l’Hôte au Franklin 426
   Prologue du Conte du Franklin 428
CONTE DU FRANKLIN 428
 
Groupe G.
   Prologue du Conte de la Seconde Nonne 455
CONTE DE LA SECONDE NONNE 459
   Prologue du Conte du Valet du Chanoine 472
CONTE DU VALET DU CHANOINE 476
 
Groupe H.
   Prologue du Conte du Manciple 499
CONTE DU MANCIPLE 502
 
Groupe I.
   Prologue du Conte du Curé 511
CONTE DU CURÉ 513
Corrections et additions 525
Table des matières 529

  1. Je dis le Prêtre et non les trois Prêtres. Voir la note du vers 164, p. 525.
  2. Le soleil entre dans la constellation du Bélier en mars, et la quitte vers le milieu d’avril. « Sa demi-course » veut donc dire : la seconde moitié de sa course. La date des faits racontés par le Prologue peut être fixée approximativement aux 16 et 17 avril 1387.
  3. Les « paumiers » se distinguaient des pèlerins ordinaires en ce qu’ils allaient jusqu’à Jérusalem, ou du moins jusqu’à Rome ; ils rapportaient de leur voyage une branche de palmier ; d’où leur nom.
  4. Thomas Becket, archevêque de Canterbury, assassiné dans sa cathédrale en 1172. Sa tombe était le lieu de pèlerinage le plus fréquenté d’Angleterre.
  5. Southwark est un faubourg du vieux Londres, au sud de la Tamise, à la tête de la route du Kent, qui mène à Canterbury — Le « tabard » était une cotte d’armes à manches courtes, portée surtout par les hérauts. Au vers 541, le mot désigne une blouse* de paysan.
  6. Par Pierre de Lusignan, roi de Chypre, en 1365.
  7. Chez les chevaliers de l’ordre Teutonique.
  8. Prise au roi Maure de Grenade en 1344.
  9. Belmarie et Tramissène (Benmarin et Tremezen) étaient de petits royaumes maures du Maghreb.
  10. Villes d’Asie Mineure, prises par Pierre de Lusignan.
  11. La Méditerranée.
  12. Principauté d’Anatolie, restée chrétienne après la conquête turque.
  13. Au vieux sens du mot : veste ou casaque.
  14. Dans un appareil à friser par la pression.
  15. Ce mot oscille à l’époque de Chaucer entre les sens de : serviteur attaché à la personne d’un maître, et de : suivant militaire, archer. C’est le second sens qui domine ici.
  16. Une image de saint Christophe, qui conjurait le mauvais sort.
  17. Couvent de Bénédictines, près de Londres. On y parlait l’« Anglo-Normand », comme à la cour et dans la haute société d’Angleterre.
  18. Nom donné aux délégués ecclésiastiques qui surveillaient et inspectaient les manoirs et terres appartenant aux couvents. Nous risquons la traduction du mot latin, « exequitator » ; Chaucer emploie le nom germanique, « outrider ».
  19. Saint Augustin, dont les écrits fournirent la matière des Canons qui portent son nom.
  20. Fourrure grise très recherchée.
  21. Nœud compliqué avec boucles.
  22. Frère mendiant auquel était assigné un certain territoire pour l’exercice de sa profession.
  23. Dominicains, Franciscains, Carmes et Augustins.
  24. Après en avoir fait ses maîtresses.
  25. Riches fermiers, petits gentilshommes de campagne.
  26. Professionnel des combats judiciaires.
  27. Ces deux vers ne se trouvent que dans un manuscrit.
  28. Début de l’Évangile selon saint Jean (In principio erat Verbum), fréquemment cité par les moines mendiants.
  29. Le produit de sa mendicité.
  30. Jours réservés pour le règlement pacifique des querelles par des arbitres, le plus souvent ecclésiastiques.
  31. Port et estuaire de Hollande, où se faisait un commerce actif de laine.
  32. Étudiant de l’Université, se destinant à la prêtrise.
  33. Le « philosophe » était aussi d’ordinaire un « alchimiste ».
  34. Au porche de l’église de Saint-Paul, où se réunissaient les gens de loi.
  35. Personne ne s’entendait comme lui aux transmissions de biens ; il savait délier toute propriété des charges ou substitutions qui pouvaient y être attachées ; et ses actes en ce genre n’étaient jamais contestables pour vices de forme.
  36. Ornements attachés au tissu de la ceinture et le plus souvent en forme de barres ou de clous.
  37. Voir plus haut la note du vers 215.
  38. Du vin où trempaient des morceaux de pain.
  39. Saint Julien avait le mérite particulier de procurer bon souper et bon gite à ses fidèles.
  40. Par opposition avec les tables mobiles, supportées par des tréteaux.
  41. Représentant au Parlement de l’ensemble d’un comté.
  42. 1. Gouverneur de comté.
  43. Ce vieux mot signifie : vérificateur des comptes ; il répond exactement au texte : « countour ».
  44. Vassal qui ne recevait pas l’investiture du roi, mais d’un autre vassal.
  45. Ornement placé vers la pointe du fourreau.
  46. Le sens parait être : comme les gaines de leurs couteaux, leurs ceintures et leurs bourses n’étaient ornées que d’argent.
  47. Président d’une corporation.
  48. Les femmes des principaux bourgeois faisaient porter leurs manteaux, en cérémonie, aux réunions joyeuses des paroissiens la veille des fêtes.
  49. Poudre piquante employée comme assaisonnement.
  50. Sorte de soupe épaisse à la viande ou au poisson.
  51. Il le jetait par-dessus bord.
  52. Marquées par les astres.
  53. C’est la croyance sur laquelle est fondé l’envoûtement.
  54. Ces noms de médecins ont en français, comme dans l’anglais de Chaucer, une forme parfois très différente de l’original.
  55. Étoffe de soie mince et riche.
  56. Les fidèles allaient eux-mêmes porter à l’officiant leurs offrandes de pain et de vin.
  57. Le prêtre unissait les époux au porche de l’église, et allait ensuite à l’autel célébrer la messe de mariage.
  58. Les dents séparées par un intervalle étaient un signe de chance heureuse dans les voyages.
  59. Les fidèles qui ne payaient point leurs dîmes.
  60. Les ressources qu’il tirait des offrandes.
  61. Le sens précis du texte (spyced conscience) est : conscience analogue à celle d’un magistrat qui se donne des aire d’autant plus scrupuleux et méticuleux qu’il a déjà reçu des épices d’une des parties.
  62. Voir note 1, page 2.
  63. Prix ordinaire des concours de force à la lutte.
  64. Sorte de bouffon qui égayait les repas des gens riches par des vers plaisants, des propos satiriques et des grossièretés.
  65. C’est-à-dire : et pourtant c’était un honnête meunier. — Le pouce des meuniers acquiert un tact spécial par le toucher des grains. De là le proverbe satirique à double entente : Un meunier honnête a un pouce d’or (il fait admirablement ses affaires).
  66. Personne chargée d’acheter en gros les provisions pour un collège, une communauté.
  67. Sorte de collège juridique, de communauté ouverte formée par les gens de loi.
  68. Contrôleur chargé de l’épuration des comptes.
  69. Somnour ou semoneur, sorte d’huissier ou d’appariteur ecclésiastique employé pour appeler les coupables devant les juridictions d’Église.
  70. Abréviation familière de Walter.
  71. Formule juridique très commune, signifiant : la question est, quelle est la loi ? (sur le point en cause).
  72. Premier mot de la formule ordinaire des excommunications.
  73. Ces enseignes étaient souvent faites de cercles entre-croisés et ornés de fleurs ou de rubans.
  74. Marchand d’indulgences ou « pardons ».
  75. L’hôpital de ce nom, à Londres, dépendait du Prieuré de Roncevaux en Navarre.
  76. Une Sainte-Face en miniature.
  77. Du nord au sud de l’Angleterre.
  78. Notre hôte, c’est-à-dire l’hôtelier du Tabard.
  79. Rue habitée par la grosse bourgeoisie commerçante, dans la cité. Southwark où se trouvait le « Tabard », n’était qu’un faubourg.
  80. Endroit connu des pèlerins, sur la route de Canterbury.
  81. Si les intentions du lendemain s’accordent avec celles de la veille.
  82. « Les vieilles histoires » auxquelles Chaucer se réfère sont la Thébaïde de Stace dont il traduit directement quelques vers, et surtout la Teseide de Boccace. D’après un fragment qui a été conservé sous le titre d’Anelida et Arcite, il semble que Chaucer eût d’abord composé une imitation fidèle du poème italien, rendant en stances les stances de l’original. Il remania cette ébauche pour en faire son conte du chevalier, écrit en distiques. Il transposa le mode lyrique en ton narratif, résuma en quelques vers les aventures de Thésée qui n’intéressaient pas l’histoire des amours de Palamon et d’Arcite (d’où les excuses réitérées qu’il fait au début pour passer outre), et réduisit le tout au roman d’amour qui a son héroïne en Émilie. Du conte de Chaucer Shakespeare et Fletcher ont tiré leur pièce des Deux nobles cousins (The two noble Kinsmen).
  83. Féminie était le nom jadis fréquemment donné au royaume des Amazones, qui avaient pour reine Hippolyte.
  84. Capanée, l’un des sept chefs qui vinrent mettre le siège devant Thèbes. Sa femme s’appelait Évadné.
  85. Le champ, c’est-à-dire le fond (de la bannière) ; terme de blason.
  86. Aspect, terme d’astrologie, qui désigne la distance angulaire de deux planètes.
  87. Par amour, en français dans le texte.
  88. « Le vieux clerc » est Boèce, De Consolalione Philosophiæ, lib. 3, met. 12 :

    Quis legem det amantibus ?
    Major lex amor est sibi.

  89. Les vieux livres ; entendez ici Le Roman de la Rose, v. 8186, où Chaucer a trouvé cet incident.
  90. La locution anglaise plus récente est « ivre comme un rat ».
  91. Locution curieuse qu’on trouve dans Chaucer sous diverses formes : pâle comme buis (box), pâle comme bois de buis (box-tree, box-wood).
  92. Le Vendredi, c’est-à-dire le jour de Vénus
  93. Seul et sans compagnon. L’anglais dit « allone as he was born ». C’est une expression qui paraît avoir été courante (cf. le conte de la Bourgeoise de Bath, v. 29). Elle nous semble une extension de « naked as he was born », i. e. nu comme au jour de sa naissance.
  94. Boccace emploie la même épithète au commencement de la Teseide, I, 3, O Marte rubicondo. Elle est amenée par la couleur rouge de la planète
  95. C’est-à-dire se consoler de son mieux, avec quelque jeu puéril, de sa félicité manquée.
  96. Les Thébains, c’est-à-dire Palamon et Arcite
  97. Oisiveté est le portier du jardin de Beauté (la rose) dans le Roman de la Rose
  98. Tenir champ parti, i. e. balancer la victoire.
  99. Plaintes armées, allusion probable aux soulèvements populaires sous Richard II (Wat Tyler). Le peuple se plaint et prend les armes ; cf. v. 2459.
  100. Julius, i. e. Jules César.
  101. Noms de deux figures en géomancie.
  102. Ovide, Fastes, II, 153. Calistopée ou Callisto, compagne de Diane, métamorphosée en la constellation de la Grande-Ourse.
  103. Arcas, fils de Callisto, la compagne de Diane, devient la constellation d’Arctophylax ou Bootes.
  104. Dané, ou Daphné, aimée par Apollon. V. Ovide, Met., I, 450.
  105. Vert tiré de l'indigo par le mélange de la gaude (teinture jaune).
  106. Lucina, nom sous lequel Diane présidait à l'enfantement.
  107. C’est-à-dire deux heures avant le lever du soleil ce jour-là, à compter d’après la règle donnée dans le vieux Kalendrier des Bergers (1500)
  108. 2. C’est-à-dire en quelque condition que je sois, en toute circonstance.
  109. Dans le système astrologique, le jour, du lever au coucher du soleil, et la nuit, du coucher à son lever, étant divisés chacun en douze heures, il est clair que les heures du jour et de la nuit n’étaient égales qu’aux équinoxes. Les heures attribuées aux planètes avaient le même caractère d’inégalité. (Note de Tyrwhitt.)
  110. Cerrial, de cerre (cerreus), espèce de chêne au gland armé de piquants.
  111. I. e. dans la Thébaïde de Stace, où d’ailleurs il n’y a rien de pareil. (Note de Skeat.)
  112. Diane est la déesse triformis : au ciel, la lune ; sur terre, Diane et Lucine ; en enfer, Proserpine.
  113. Ovide raconte qu’Actéon fut changé en cerf dans la vallée de Gargaphie. C’est sans doute ce nom qu’estropie ici Chaucer. (Métam., III, 156).
  114. Pour Belmarie, voir p. 3, n. 3.
  115. La médecine comptait trois vertus ou propriétés communiquées par l’âme au corps : la vertu naturelle, la vertu vitale et la vertu animale. La vertu animale avait son siège dans le cerveau et la vertu naturelle dans le foie. La vertu vitale siégeait dans le cœur.
  116. I.e. dans le texte de Boccace.
  117. Ce discours de Thésée est fait de trois passages de Boèce, lib. II, met. 8 ; lib. IV, pr. 6 et lib. III, pr. 10.
  118. C’est-à-dire du ton de stentor que prenaient les acteurs quand ils jouaient
    le rôle de Pilate dans les Mystères.
  119. L’intendant était aussi charpentier (voir plus haut, v. 614).
  120. On n’a pas encore découvert l’original du Conte du Meunier, mais il ne semble pas que ce conte soit plus que les autres de l’invention de Chaucer. De fortes analogies se rencontrent dans des nouvelles allemandes ou italiennes postérieures. La farce du déluge se retrouve dans Nachtbüchlein de Valentin Schumann, 1559 (1er conte de la 1e partie, histoire d’un marchand qui avait peur de la venue du dernier jour). La farce du baiser, entre Absalon et Nicolas, figure dans la nouvelle 49 du recueil de Massuccio di Salerno (vers 1410). De cette même farce il existe aussi diverses versions allemandes plus modernes. Il n’est pas invraisemblable de supposer qu’il y ait à l’origine du Conte un ou deux fabliaux français aujourd’hui perdus.
  121. Nom ancien de la zédoaire
  122. Jetons marqués de chiffres arabe qui lui servaient pour calculer
  123. Le noble était une pièce d’or de très belle frappe. La Monnaie était alors à la Tour de Londres.
  124. Breuvage fabriqué au moyen de miel et de bière qu’on faisait fermenter ensemble (N. E. D.).
  125. Littéralement : un œil de cochon, expression qui n’est que caressante en anglais.
  126. Le texte est obscur. Il semble que le meunier s’adresse tour à tour à deux des pèlerins.
  127. Oseneye, faubourg d’Oxford où il y avait une abbaye de chanoines augustins.
  128. Tref ou travail, machine où on met les chevaux pour les ferrer.
  129. Les plumes grises de l’oie sauvage étaient alors fort employées pour les flèches et les plumes à écrire.
  130. Vaciet, vieux nom de l’airelle ; couleur violette.
  131. C’est-à-dire le rôle d’Hérode dans la représentation des Mystères.
  132. C’est-à-dire se consoler comme il pourra.
  133. Il est naturel que le charpentier invoque cette sainte, attendu qu’il y avait à Oxford un prieuré de Sainte-Frideswide.
  134. Le charpentier répète et embrouille une formule populaire d’exorcisme.
  135. Allusion à une scène comique des mystères, où la femme de Noé, incrédule et revêche, refuse longtemps de monter dans l’arche.
  136. C’est-à-dire vers six heures du matin.
  137. Ce qui était signe de joie.
  138. Plante de l’Inde, aussi appelée grain de paradis.
  139. Herbe à Paris ou parisette (Paris quadrifolia). Le mot anglais a trewe love signifie aussi un lacs d’amour.
  140. Alison semble faire ici usage des mots d’une chanson familière.
  141. Contraction de Benedicite.
  142. C’est-à-dire plus de fil à retordre.
  143. Noël pour Noé ; c’est le charpentier qui parle.
  144. C’est-à-dire qu’il n’eut le temps de rien faire, que sa chute fut l’affaire d’un instant. Cette curieuse expression est littéralement prise au français.
  145. En français dans le texte.
  146. C’est l’hiver : le cheval n’est plus mis au vert, on le nourrit de fourrage
    sec, à, l’écurie.
  147. Luc, VII, 32.
  148. C’est-à-dire sept heures et demie du matin.
  149. Ces « mots vilains », nous avons cru devoir les atténuer un peu.
  150. Chaucer a repris ici le sujet de deux fabliaux, De Gombert et des .II. clers et Le Meunier et les .II. clers (A. de Montaiglon, Recueil général et complet des Fabliaux des XIIIe et XIVe siècles, I, 238, V, 83), sujet repris également par Boccace dans son Décaméron (nouvelle VI de la IXe journée), d’où La Fontaine, à son tour, a tiré le conte du Berceau (IV, 202). Plusieurs éditeurs écrivent que le même sujet est traité dans les Cent Nouvelles nouvelles (sans préciser davantage) et dans le Parangon des nouvelles (nouv. 30), mais nos recherches dans ces recueils ont été vaines. Il y a, dit Skeat, dans Hazlitt’s Popular Poetry (III, 98), un conte intitulé A mery lest of the Mylner of Abyngton wilh his Wife and his Daughter, and the two povre Scholers of Cambridge, qui serait tiré du conte de Chaucer.
  151. Vieille forme de Cambridge.
  152. Diminutif de Simon.
  153. Vassal, aurait-on dit alors en France.
  154. Pièce d’étoffe qui tombait du chaperon.
  155. Son illégitimité.
  156. Dans le sens, qui semble inconnu en vieux français, d’officier chargé des provisions de bouche.
  157. Maître ou président du collège. C’est du français du Nord.
  158. Le langage des clercs a des traits dialectaux du Nord. Comment conserver cet élément de charme ? La Fontaine nous suggère ces jurons qui seuls, donnent quelque couleur locale à ses Normands du conte des Troqueurs.
  159. Il est du Nord et jure par l’apôtre de Northumbrie.
  160. En français dans le texte.
  161. Lieu du Norfolk où il y avait un morceau de la vraie croix.
  162. Diminutif de Roger.
  163. Insinuation qu’il se trouvait des mouches dans la farce persillée de l’oie.
  164. Ce qu’un vieux fabliau exprime ainsi : « N’est si mal gas (gab, cf. gaber)
    comme le voir (vrai) » A. de Monlaiglon, Fabliaux, VI, p. 96.
  165. Marchands de victuailles.
  166. Ou Pierrot le fringant.
  167. Le marché, aujourd’hui Cheapside, rue de Londres.
  168. « Et qu’il allât parfois en musique à Newgate » comprend Skeat, se basant sur ce passage du Liber Albus : « Item, si ascun advoutoure soit enpesche,… soit amesne a Newgate, et dilleoqes, ove mynstralcye, parmy Chepe, tanqes a le Tonelle sur Cornhulle, illeoqes a demourrere a volunte dez Maire et Aidermans ».
  169. Rabatteur, selon Skeat ; compagnon de débauche, selon le N. E. D. Exemple unique du mot louke.
  170. L’arc du jour artificiel est l’arc de cercle que parcourt le soleil de son lever a son coucher.
  171. Il faut ici, comme l’aubergiste, tenir compte de la distance parcourue, sur le cercle de l’horizon, par le soleil à partir du point où il s’est levé. Un quart de l’arc du jour artificiel, à la date du 18 avril (soit le 26 d’après notre calendrier), correspond à 56 degrés ou à 9 h. 20 du matin. D’autre part l’égalité de longueur de l’ombre et de l’arbre qui la projette, en avril 1387, époque indiquée pour le pèlerinage, se produisit le 18 à 10 heures, de sorte que l’expression « une demi-heure et plus » équivaut exactement à quarante minutes, suivant le calcul du professeur Skeat.
  172. En français dans le texte.
  173. Dans son poème The Book of the Duchesse.
  174. Les légendes des Saintes de Cupidon forment l’ouvrage connu maintenant sous le nom de La Légende des Femmes Vertueuses (The Legend of Good Women).
  175. Isiphile, i. e. Hypsophyle.
  176. Ladomée, i. e. Laodamie.
  177. L’histoire de Canacée comme celle d’Apollonius de Tyr est racontée dans la Confessio Amantis (liv. III et VIII) par Gower dont Chaucer semble ici critiquer le choix. Il insinue que lui-même, poète d’amour, ne se permet pas d’aussi abominables contes que son rival, le pieux et moral Gower.
  178. C’est-à-dire à ces fausses Muses, à ces filles de Pierus qui disputèrent le prix aux Muses et furent changées en pies. Voir Ovide, Métam., liv. V.
  179. L’homme de loi veut dire ou bien qu’il parle en prose par profession comme Chaucer en vers, ou bien qu’il laisse au poète le soin de rimer son conte. Le premier sens est le plus plausible, mais alors il faut admettre que Chaucer lui aurait d’abord réservé une histoire en prose, comme le conte de Mélibée, puis lui aurait changé son conte sans avoir le temps de remanier l’introduction.
  180. Ces trois strophes sont une paraphrase poétique d’un passage emprunté au traité du Pape Innocent 111, De Contemptu Mundi, sive de Miseria Conditionis Humanae (liv. I, en. xvi). Nous avons là sans doute des extraits d’un ouvrage perdu de Chaucer, cité dans le premier prologue (vers 414) de la Legend of Good Women. Ce sont, comme en plusieurs autres endroits du poème, des vers de jeunesse insérés tels quels par Chaucer, sans qu’il eût le temps de les remanier ou de faire une soudure.
  181. Le double as était un coup de dés malheureux, tandis que le six-cinq était favorable au joueur du jeu de « hasard ».
  182. Le Conte de l’Homme de Loi, que la naïveté du récit et la division en stances permettent d’attribuer à la jeunesse du poète, est emprunté, comme le passage analogue de Gower dans sa Confessio Amantis, liv. II, à la Vie de Constance narrée en français vers 1334 dans sa Chronique Anglo-normande par Nicholas Trivet, Dominicain anglais du xive siècle. Certains motifs du conte, tels que la trahison de la seconde belle mère et le stratagème du meurtrier d’Hermengilde, se retrouvent dans le Pecorone de Ser Giovanni de Florence (1378) et dans la version anglaise des Gesta Romanorum. Chaucer suit d’assez près le texte français de Nicholas Trivet, mais en condensant certaines parties et en ajoutant des réflexions personnelles. Nous signalons en note les principales additions faites par Chaucer. — On peut prendre l’histoire de Constance pour l’allégorie du christianisme, des persécutions qu’il subit près des infidèles et des barbares, et de son triomphe final.
  183. Il s’agit de l’empereur Tibère Constantin mort en 582. Il régna à Constantinople, non à Rome. Chaucer commet un anachronisme en parlant de foi musulmane dans cette partie de son récit (vers 224, etc.), puisque Mahomet est né en 570.
  184. Ces deux stances (vers 273-287) ont été ajoutées par Chaucer à l’original.
  185. Ces trois stances (vers 295-315) sont originales, sauf pour l’apostrophe au « premier mobile » inspirée de Boèce.
  186. D’après le système de Ptolémée la terre était immobile au centre de l’univers. Autour d’elle se mouvaient neuf sphères, celles des sept planètes (dont la lune et le soleil), celles des étoiles fixes et la dernière ou primum mobile (la première en partant du dehors), qui entraînait tout vers l’ouest en sens inverse de la marche du soleil dans le Zodiaque.
  187. Le seigneur est Mars qui règne dans le signe du Taureau. Les signes du Zodiaque, du Capricorne aux Jumeaux compris, étaient dits obliques, comme faisant un angle plus aigu que les autres dans leur ascension au-dessus de l’horizon. Au milieu se trouvaient les signes obliques les plus néfastes, le Poisson et le Bélier. Mars avait deux maisons : le Bélier et le Scorpion, et cette dernière demeure passait pour la plus sombre et la plus désastreuse.
  188. Al tasir, « influence », en langue arabe, et, plus tard, « influence néfaste ».
  189. La lune se trouvait probablement en conjonction avec Mars dans le signe fatal du Scorpion.
  190. Vers 360 et 370-371. Il y a ici une allusion à la tradition d’après laquelle le Tentateur se présenta à Ève sous la forme d’un serpent avec un visage de femme.
  191. Ce passage, ainsi que les vers 771-177, 925-931 et 1134-1141, est imité du traité d’Innocent III, De Contemptu Mundi. Cf. ci-dessus, vers 99.
  192. Ces deux stances (vers 449-462) ne sont pas prises dans Trivet, mais on trouve le même sentiment dans plus d’une hymne latine, e. g. Crux fidelis de V. Fortunatus.
  193. Les cinq stances qui suivent (vers 470-504) sont originales.
  194. Par les clercs entendez Boèce, à qui Chaucer emprunte la donnée de ce passage.
  195. Il s’agit d’une sainte du v* siècle après J.-C. qui passa 47 ans au désert au-delà du Jourdain.
  196. Alla ou Aella fut roi de Northumberland de l’an 560 à 561.
  197. Machination pareille à celle du chevalier contre Constance est contée dans les Gesta Romanorum, chapitre CI.
  198. Vers 631-658. Les 4 belles stances si pathétiques qui suivent sont entièrement de Chaucer.
  199. Peut être faut-il comprendre « et pourtant je me suis tu », car l’original français porte ici (en latin) : « Haec fecisti et tacui ». Chaucer dit : » and yet holde I my pees », où yet et holde (présent) semblent être en contradiction.
  200. Cette stance est encore tirée du traité du Pape Innocent III, De Contemptu Mundi, liv. II, chapitre XIX.
  201. Pour les 8 stances suivantes (vers 813-868), Trivet n’a fourni que des indications. Les beaux vers 834-864 sont en entier de Chaucer.
  202. Vers 903-922. Pareille tentative de viol est décrite dans les Gesta Romanorum, chapitre CI.

  203. Vers 932-945. Insertion faite par Chaucer pour faire pendant à l’apostrophe des vers 470-504.
  204. C’est-à-dire de Gibraltar et Ceuta.
  205. Presque tout dans ces 4 stances (vers 1038-1071), est original.
  206. Vers 1135-1130. Encore un emprunt au Pape Innocent III. De Contemptu Mundi, I, c. 22.
  207. Sources inconnues : Cf. un conte analogue dans le Dicaméron (8e jour, 1re Nouv.) et la Fontaine, ii. 9, i. 10. « À Femme Avare, galant Escroc » . — Les vers 1404. (« Qui là ? »), 1306, 1341, 1386, 1448, supportent l’hypothèse d’un fabliau français comme source de ce conte.
  208. Chaucer dit Jankin, diminutif de John. « Sir John » est l’ordinaire et ironique
    façon de désigner un prêtre. Cf. les paroles de l’Hôte au Moine, B. 3119,
    et notre « Jean Chouart ».
  209. Lollard, mot d’abord appliqué aux disciples de l’hérésiarque W. Lollard,
    au début du xive s., puis, à la fin du même siècle, aux disciples de Wycliffe. Il
    avait dans la bouche des gens de vie libre le même sens qu’a pris depuis le
    mot de puritain.
  210. De ce que le marin emploie tout à coup « nous », il n’est peut-être pas nécessaire, mais il est possible de croire avec M. Skeat, que le conte fut d’abord placé dans la bouche d’une femme. Cf. D 337-9.
  211. Arroyer, c’est-à-dire équiper, parer. Voir Cotgrave.
  212. Maisnie, maisonnée, c’est-à-dire à tous les gens et serviteurs du lieu.
  213. Vernage, de vernaccia, raisin à pelure épaisse, « Vin rouge, doré et sucré, assez fort, de Toscane et de Gènes > (Skeal).
  214. C’est-à-dire jusqu’après neuf heures du matin.
  215. Portehors, bréviaire portatif, fait pour qu’on le porte au dehors.
  216. Au vieux sens de confidences.
  217. C'est-à-dire par les vœux que j’ai prononcés en me faisant moine.
  218. Palsgrave 205/1, espèce de petit cadran solaire portatif (pas dans Godefroy).
  219. En français dans le texte.
  220. C’est-à-dire décamper en prétextant un pèlerinage.
  221. C’est-à-dire, pas d’un quart d’heure.
  222. « Composition faite avec aucun, par solution, atermoiement, novation ou autrement, sur quelque différent debts ou obligation » (Nicot). Cette définition précise celle de M. Skeat : contrat pour emprunt d’argent.
  223. Une certaine somme était à payer en acompte de la dette.
  224. Au vieux sens de répudier.
  225. « Score it upon my taille », sans doute avec un jeu de mots, dans l’original français supposé.
  226. Source inconnue, semblable à celle de la Légende d’Alphonse de Lincoln. Cf. Fortatitium Fidei, Lugdun., 1500. Cf. aussi l’histoire du Paris beggar boy murdered by a Jew (Vernon MS., publié par la Chaucer Society, 1871). Wordsworth a fait un arrangement peu heureux de ce conte.
  227. C’est-à-dire a changé l’homme en singe, l’a rendu ridicule, l’a dupé.
  228. Cette stance est une paraphrase du Ps. VIII, 1-2.
  229. On croit voir ici une imitation de Dante. Parad., XXXII, 16.
  230. C’est-à-dire un quartier juif.
  231. Clergeon, enfant de chœur, choriste.
  232. Voir Apocalypse, XIV, 34.
  233. L’histoire de Hugh de Lincoln, petit garçon qu’on disait égorgé par les Juifs, est placé par Mathieu Paris en l’an 1255.
  234. Dans ce conte, Chaucer parodie les romans de chevalerie qui, de son temps, avaient dégénéré en ballades ou poèmes populaires demi-lyriques. Il désigne en passant, comme ou le verra plus loin, ceux de ces poèmes qui ont surtout attiré sa raillerie. La traduction suffit à faire ressortir la parodie de la matière, mais non celle de la forme. Chaucer s’amuse en effet, sans presque exagérer pourtant, à souligner l’inconsciente drôlerie des stances, avec leur rythme sautillant, leurs épithètes traditionnelles et leurs constantes chevilles. Pour essayer de faire sentir un peu les malices de sa versification, nous donnons quelques stances qui reproduisent assez fidèlement la forme extérieure des siennes et leur trot saccadé.

    Oyez, seigneurs, prêtez l’oreille,
    Si vous diroi-je grand’merveille,
    Histoire de renom,
    D’un chevalier bel et courtois
    Dans la bataille et les tournois ;
    Sire Topaze a nom.

    Sur terre étrange il vint au monde,
    En Flandre, outre la mer profonde ;
    Popering est le lieu ;
    Son père estoit homme d’honneur
    Et de tout le pays seigneur
    Par la grâce de Dieu.

    Si grandit-il en preux varlet ;
    Sa face est blanche comme lait,
    Sa bouche est de coral ;
    Son teint semble écarlate en graine,
    Et, tenez la chose certaine,
    Son nez n’a pas d’égal…

    Pucelles belles comme jour
    Soupirent pour lui dans la tour
    D’amour,
    Feroient mieux de dormir ;
    Mais il est chaste et non lécheur,
    Plus pur que l’églantier en fleur
    Que l’été fait rougir…

    Il a fourreau d’ivoire blanc,
    Heaume de clair laiton brillant,
    Jambière de cuir brune ;
    D’un os de rochal est sa selle,
    Son mors comme un soleil ruisselle,
    Ou comme un clair de lune…

  235. Jeune gentilhomme.
  236. Panis dominicus, pain de luxe sur lequel était gravée l’effigie du Sauveur.
  237. À la cochenille, i. e. il a le teint cramoisi.
  238. Riche étoffe orientale à dessins et brodée d’or ; doublet d’écarlate.
  239. Jane : petite monnaie génoise.
  240. La chasse au faucon se faisait surtout au bord de l’eau.
  241. Lécheur, au vieux sens de débauché.
  242. Ou zagaie, javeline mauresque, longue et mince.
  243. Vieux nom de la zédoaire.
  244. Courage = cœur.
  245. Enfant, i. e. jeune écuyer. Termagant ou Tervagant, divinité païenne supposée.
  246. Exactement staff sling = fronde fixée au bout d’un bâton.
  247. Tunique courte et sans manches.
  248. Cotte de mailles.
  249. Jewes werk ou travail juif, porte ici le texte ; mais ce semble être une faute pour jewel-work.
  250. Dent de morse.
  251. Horn, Sir Bevis de Hampton, Sir Guy de Warwick étaient des héros de romans célèbres en Angleterre. Ypotis est le héros d’une légende pieuse. Libeux (Libœus Desconus, ou le bel inconnu) vient de France, comme sans doute Plein-d’amour.
  252. Rym doggerel. L’expression est devenue courante en anglais pour désigner les vers irréguliers, surtout burlesques.
  253. Il semblerait que Chaucer montre ici le petit livre français qu’il va traduire, et qu’il suppose connu de quelques pèlerins. Il n’y ajoutera pas en réalité de proverbes, mais force mots qui font redondance.
  254. Ce j’écris (au lieu de je débite) témoigne d’un oubli de Chaucer, ou plutôt d’un manque de remaniement, comme s’il avait d’abord destiné ces vers pénibles à l’introduction d’une traduction séparée du Mellibée.
  255. Écrit en latin vers 1246 par Albertanus, avocat de Brescia, le Conte de Mellibée fut traduit en français par « Frère Renaut de Louhans » de l’ordre des Frères prêcheurs, c’est-à-dire, d’après M. Paul Meyer, par Jean de Meung. Le texte de Chaucer est traduit sur la version française. Le conte d’Albertanus a été édité pour la Chaucer Society par M. Thor Sundby (Albertani Brixiensis Liber Consolalionis et Consilii, 1873). On trouvera la version française dans le Ménagier de Paris (Paris, Crapelet, 1846, 2 vol. ; vol. 1, pp. 186-235). Il existe de nombreux manuscrits du Livre de Mellibée et Prudence : M. Skeat en signale deux au Musée britannique ; l’éditeur du Ménagier, M. Pichon, s’est servi de divers manuscrits existant soit en France, soit en Belgique. Certaines variantes au texte qu’il donne sont empruntées au Ms. 518 de la Bibliothèque nationale (fonds français, ancien fonds) et concordent d’une façon frappante avec la traduction de Chaucer. J’en signalerai une entre autres :
    Texte de Chaucer. Ménagier. Ha. 578.
    This wrong which that is doon to the is engendred of the hate of thyne enemys ; and of the vengeance-takinge upon that wolde engendre another vengeance, and muchel sorwe and wastinge of richesses (2531 ssq.). Injure est engendrée de haine, acquisition d’ennemis enflambés de vengeance, de haine et contens guerres naissent, et degastment de tous biens. Injure est engendrée de la haine de tes ennemis ; de la vengeance se engendrera autre vengence, hayne, contens, guerre et dégastemens de tes biens (fol. 61).

    On peut, il est vrai, noter quelques divergences : Senek seith (Chaucer 2173), le sage dist (Ms. 578) ; appeered rather to a womman than to his apostles (Cb. 2265), à femme qu’à homme car il apparut premier à Marie Magdalaine que aux apostres (Ms. 578) ; après : hir conseil is nat rype (2388), Chaucer ne traduit pas une phrase qui se trouve dans le texte français, etc. La traduction de Chaucer est parfois très heureuse et très fidèle ; elle renferme cependant des erreurs de sens ; ainsi : La petite vivre occist le grant torel (fol. 63), est traduit : the litel wesele wol slee the grete bole (2515), Chaucer a vu dans vivre le latin viveira (le furet) et non vipera (la vipère). On lit dans la version anglaise : « Somme folk han greet lust to deceyve, but yet they dreden hem to be deceyved » (2518), ce qui traduit la phrase française : « aucunes gens ont enseignié eulx décevoir, mais ils ont trop doubté qu’on ne les déceust » (fol. 63). Mais cette phrase veut dire : « à force de se défier des autres, leur ont montré à les tromper », interprétation confirmée par la citation latine rappelée ici : « Quidam fallere docuerunt, dura falli timent » (Sénèque, Epist., III, § 3). Le texte anglais, quand on le compare à la version française, est souvent lourd : Chaucer est prolixe ; il délaye en traduisant. Aussi, l’impression d’ennui qu’on a à le lire, on l’éprouve bien moins à lire « Frère Renaut de Louhans. » Qu’on rapproche les passages suivants :

    Texte français. Traduction de Chaucer.
    Beaulx seigneurs, la besoingne pour quoy nous sommes icy assemblés est moult haute et pesant, pour raison de l’injure et du maléfice qui est moult grant, et pour raison des grans maulx qui s’en pevent ensuivre ou temps advenir, et pour la force des richesses et des puissances des parties ; pour lesquelles choses il seroit grant peril errer en ceste besoingne. (Ms. 578. f. 57). Cf. Ménagier, p. 190.

    Je, dist Mellibee, entends ainsi que je doy garnir ma maison de tours, de chastaolx, d’eschifes, et de autres édiffices par lesquels je me puisse garder et deffendre, et pour cause desquels les ennemis doubteront approuchier ma maison (Id., f. 63). Cf. id., p. 209.

    Car fortune est une verrière qui de tant comme elle est plus belle et plus clere et plus resplendissant, de tant est-elle plus tost brisée (Id., f. 65). Cf. id., p. 214.

    Lordinges, the nede for which we been assembled in this place is a ful hevy thing and an heigh matere, by-cause of the wrong and of the wikkednesse that hath be doon, and eek by resoun of the grete damages that in tyme cominge been possible to fallen for this same cause ; and eek by resoun of the grete richesse and power of the parties bothe ; for the whiche resouns it were a fui greet péril to erren in this matere (2311 ssq.).

    Melibeus answerde and seyde : Certes I understande it in this wise ; that I shal warnestore myn house with toures, swiche as han castelles and othere manere edifices, and armure and artelleries, by whiche thinges I may my persone and myn hous so kepen and defenden, that myne enemys shul been in drede myn hous for to approche (2522 ssq.).

    The more cleer and the more shyning that fortune is, the more brotil and the soner broken she is (2639 sq.).

    Nous nous contentons dans les pages ci-dessus de donner quelques extraits de la version française (Ms. 578) reliés par une courte analyse. Ces extraits ne sont pas des citations ; l’orthographe, et, dans le cas d’un petit nombre de mots difficiles à comprendre, le texte, sont modernisés.

  256. Corpus madrian, c’est-à-dire le corps de saint Mathurin.
  257. Singe, avec le sens alors fréquent de dupe. Voir B, vers 1630.
  258. Et non pâturage communal, où il reste peu à brouter.
  259. i. e. pourvu du bénéfice appelé sacristie dans certains monastères.
  260. Cellérier. L’aubergiste semble confondre ici plaisamment deux mots : le préposé au cellier, et le chef d’une celle, petit monastère dépendant d’un plus grand. Voir A, v. 172.
  261. Le capuchon du moine était ample (voir A, v. 262) :
  262. Le texte a « treding », qui désigne la copulation des volatiles.
  263. Luxembourgs, monnaie dépréciée qui n’a pas cours : dans P. Plowman, liv, XV, 342, on lit que l’alliage des pièces importées du Luxembourg est mauvais.
  264. Probablement le roi Édouard le Confesseur.
  265. Allusion au livre de Boccace De casibus Virorum, où l’ordre chronologique est à peu près respecté.
  266. Ce conte est sur le modèle du De Casibus Virorum Illustrium de Boccace. On verra dans les notes que Chaucer tantôt reproduit Boccace, tantôt prend ses tragédies au Roman de la Rose, à Boèce, à Dante, à la Bible.
  267. Le De Casibus Virorum de Boccace commence par le chapitre « De Adam et Eva », où se trouve le passage suivant : « Et ex agro, qui postea Damascinus, …… ductus in Paradisum deliciarum ». Damas avait été souvent considéré comme le lieu de la création d’Adam.
  268. L’histoire de Samson est aussi dans Boccace, mais Chaucer semble surtout s’être servi de la Bible, Judicum, cap. XIII, — cap. XVI.
  269. La naissance de Samson fut annoncée à sa mère par un ange, Judicum, XIII, 3.
  270. Il épousa d’abord une Philistine de Timnath, puis il aima Dalila de la vallée du Sorec ; à la première il confia la solution de son énigme et à la seconde le secret de sa force.
  271. Chaucer emploie le mot « sicer » copié textuellement dans la Bible : « cave ergo ne bibas vinum ac siceram », dit l’ange à la mère de Samson. Sicera comme le grec σίχερα désigne une boisson fermentée.
  272. C’est-à-dire « fit voir à ses ennemis en quoi résidait sa force » ; la Bible anglaise donne (Judges, XVI, 9) à propos d’une première tentative infructueuse de Dalila, « so his strength was not known » : ainsi sa force ne fut pas connue, passage que la Vulg. traduit : « et non est cognitum in quo esset fortitudo ejus ».
  273. Pour ce récit Chaucer s’est moins inspiré de Boccace qui dit peu de choses d’Hercule, que d’Ovide (Métamorphoses, IX) et surtout de Boèce, De cons. Phil., liv. IV. 7.
  274. Chaucer confond ici deux travaux d’Hercule, l’un contre Busirus qui mettait à mort tous les étrangers, l’autre contre Diomède qui nourrissait ses chevaux de chair humaine.
  275. C’est-à-dire les deux points extrêmes de l’Europe et de l’Afrique.
  276. Quel est ce Trophée ? Il paraît difficile de le savoir. C’est Guido delle Colonne qui, racontant les Travaux d’Hercule dans son « Historia Trojana », parle des fameuses colonnes : ni Ovide ni Boèce n’en font mention.
  277. D’après Ovide et Boccace Dejanire ignorait que la tunique dût produire ces effets terribles.
  278. Chaucer a tiré ce récit de la Bible, Daniel, I-IV.
  279. Chaucer commet ici une erreur : ils étaient trois, Shadrach, Mesbach et Abednego.
  280. Boccace, dans son De Casibus Virorum Illustrium, rapporte très brièvement l’histoire de Balthasar. Chaucer s’est aussi inspiré de la Bible (Daniel, V).
  281. L’histoire de Zénobie a été racontée par Boccace à la fois dans son De Mulieribus Claris, cap. xcviii, et dans le De Casibus Virorum Illustrium, lib. viii, 6.
  282. Chaucer écrit ce mot Palimerie.
  283. Erreur de Chaucer : elle était de la race des Ptolémées.
  284. C’est-à-dire Odénat II.
  285. Ce n’est pas Pétrarque mais Boccace qui rapporte la vie de Zénobie ; Chaucer a fait une confusion.
  286. Heremianus et Timolaus dans Boccace.
  287. Coiffe. Chaucer dit vitremyte, mot inconnu.
  288. Pierre le Cruel, qui régna sur la Castille de 1350 à 1369. Chaucer prend son parti et le plaint parce qu’il était l’allié des Anglais contre son frère Enrique.
  289. Armes de Bertrand Du Guesclin (d’argent à l’aigle de sable bandé de gueules), qui désignent Bertrand lui-même. C’est, paraît-il, dans la tente de Du Guesclin que le roi Pedro fut assassiné par son frère Enrique.
  290. Le « mauvais nid » ou « mau ni », c’est-à-dire Olivier de Mauny. Il était cousin de Bertrand Du Guesclin. Quand Pedro, se sentant perdu au siège de Monteil, fit offrir 200 000 doublons d’or à Du Guesclin pour trahir Enrique, Mauny conseilla à Du Guesclin d’avertir Enrique de la proposition qui lui était faite.
  291. L’Olivier de Charlemagne dont le nom est symbolique d’honneur et de loyauté.
  292. Olivier Ganelon. Le nom de Ganelon, au contraire, évoquant l’idée de trahison, ces mots signifient un Olivier traître comme Ganelon. Olivier de Mauny était Breton, de là l’expression « celui d’Armorique ».
  293. Pierre de Lusignan, roi de Chypre, fut assassiné en 1369. Le Chevalier qui figure parmi les pèlerins est supposé avoir combattu sous ses ordres aux sièges de Satalie et de Layas.
  294. Barnabo Visconti, duc de Milan, mourut en prison en 1385 ; Chaucer avait été envoyé en 1378 pour traiter avec lui, et le connaissait donc personnellement.
  295. Barnabo était cruel et débauché, mais grand protecteur des lettres et des arts.
  296. Chaucer nous indique lui-même l’original où il a puisé cette « Tragédie » cf. v. 3650.
  297. Dante parle de quatre fils.
  298. Roger, c’est-à-dire l’archevêque Ruggieri degli Ubaldini, qui était l’ennemi d’Ugolin.
  299. Boccace, De Casibus Virorum, lib. VII, 4 ; Boëce, De Cons. Phil., II, 6, et III, 4. Le Roman de la Rose renferme aussi un passage sur Néron.
  300. Chaucer ne suit pas le récit de Suétone de très près. Il le mentionne surtout à titre de référence. C’est plutôt Boccace et Boëce qu’il imite.
  301. Tout ce passage (v. 3669-3684) est presque littéralement traduit de Boëce, II. 6.
  302. Découpler. Expression de vénerie, litt. lâcher les chiens sur une proie, en détachant la laisse qui les couple.
  303. L’histoire d’Holoferne se trouve racontée au livre de Judith.
  304. La Bible anglaise donne Joacim comme étant le nom du grand prêtre, mais la Vulgate l’appelle Eliachim.
  305. Antiochus Epiphanes, roi de Syrie, cf. 2, Machabées, IX.
  306. C’est-à-dire au Livre des Machabées.
  307. C’est-à-dire régner sur la terre, jusqu’à tous les bouts de l’horizon.
  308. Pour cette « tragédie », Chaucer n’a eu qu’à puiser dans ces œuvres innombrables qui forment le cycle d’Alexandre.
  309. I Machabées, I, 7.
  310. D’après Quinte-Curce Alexandre aurait été empoisonné par Antipater ; c’est la version adoptée généralement dans le cycle d’Alexandre.
  311. Allusion au jeu de dés où le 6 est le meilleur point et l’as le moins avantageux. Une autre allusion au même jeu est faite dans le Prologue de l’Homme de loi (B. 124).
  312. C’est-à-dire la fortune et le poison.
  313. Boccace ne parle de César qu’incidemment. Pour ce récit Chaucer lui-même nous reporte à Lucain, Suétone et Valère.
  314. Les quatre meilleurs manuscrits ont ici « humble bed », humble lit. César appartenait en réalité à l’illustre famille Julia.
  315. Pompée était non le beau-père, mais le gendre de César, ayant épousé sa fille Julia ; la confusion vient peut-être de ce qu’une des femmes de César s’était appelée Pompeia.
  316. La vie de Pompée est tout au long dans Boccace, De Casibus Virorum, lib. VI, 9.
  317. Chaucer confond en une seule personne Brutus et Cassius ; il n’a d’ailleurs pas été seul à faire cette erreur.
  318. Lucain dans la Pharsale, Suétone dans la Vie des douze Césars, Valère Maxime dans son De Factis Dictisque memorabilibus.
  319. Chaucer a trouvé l’histoire de Crésus dans Boccace, De Casibus Virorum, III, 20. Crésus survécut à Cyrus ; Chaucer lui attribue une mort prématurée.
  320. Comparer le Prologue du Moine, v. 3163 et suiv. Ici encore Chaucer suit Boèce, B. 2, Prose 2.
  321. L’église Saint-Paul à Londres.
  322. Ceci s’adresse au Chevalier.
  323. Sur moi, c’est-à-dire ici : sur son auditeur.
  324. Ainsi désignait-on familièrement les prêtres.
  325. Chaucer a vraisemblablement emprunté les matériaux de ce Conte à un passage du Roman de Renart (454 vers, v. 1267-1720), qui est lui-même un développement d’une petite fable de Marie de France (38 vers, Poésies de Marie de France, éd. par B. de Roquefort, P. 1832, voL II, p. 240, Dou Coq et Dou Werpil). Les principaux incidents de l’action se trouvent déjà dans Marie de France ; le Roman de Renart contient l’épisode du songe.
  326. C’est-à-dire, le progrès de l’ombre sur le cadran solaire équinoxial ; 15° marquent une heure. Il chantait donc ponctuellement toutes les heures.
  327. Probablement ici au sens étymologique : de bonne aire (ou extraction), c’est-à-dire bien élevée.
  328. Refrain du temps.
  329. Combinaisons des humeurs, ou liquides organiques, que la science du temps désignait sous les noms de sang, bile ou colère, atrabile ou mélancolie.
  330. C’est-à-dire d’un mélange de sang et de bile.
  331. Dionysius Cato, auteur de Disticha de Moribus, livre très lu dans les écoles du temps (lib. 2, dist.32).
  332. Ici, combinaison générale des humeurs, tempérament.
  333. Ciceron, De Divinatione, lib. 1, c. 27.
  334. Macrobe a simplement annoté le Somnium Scipionis de Cicéron.
  335. L’autorité de Chaucer est ici Le Roman de la Rose (y. 6312-6511, éd. Méon), cf. Conte du Moine, v. 3917.
  336. Ce songe d’Andromaque ne se trouve pas dans Homère. Il a été ajouté à l’épisode célèbre par Dares Phrygius (c. 24).
  337. Proverbe latin du moyen-àge, qu’on trouve dans Vincent de Beauvais. Speculum Historiale, X, 71. Cf. Conte de Mélibée, v. 2296.
  338. Neuf heures du matin.
  339. Professeur de l’Université d’Oxford dans le second quart du XVIe siècle ; auteur d’un traité De causa Dei.
  340. C’est-à-dire le Bestiaire ou Physiologus de naturis d’un certain Theobaldus.
  341. Brunellus seu Speculum Stultorum de Nigel Wireker.
  342. Vendredi (Veneris dies) est le jour de Vénus.
  343. On remarquera le ton de benoite raillerie, que prend Chaucer à l’égard du larmoyant Geoffroy de Vinsauf, auteur d’un poème latin sur la mort de Richard I.
  344. En 1381, Jack Straw, Wat Tyler et les « Jacques » anglais assassinèrent plusieurs Flamands.
  345. Une note de l’un des manuscrits indique qu’il s’agit de l’archevêque de Cantorbéry.
  346. C’est-à-dire de teinture de pourpre, que les Anglais importaient alors du Portugal.
  347. L’histoire que va raconter le médecin se trouve, pour la première fois, chez Tite Live (livre III). Il est peu probable que Chaucer ait lu Tite Live lui-même ; il a emprunté son Conte au Roman de la Rose, dans lequel l’histoire de Virginia occupe soixante-dix vers (Cf. édition Méon, 5613-5683). Gower (Confessio Amantis 264-210) a brièvement traité le même sujet.
  348. 2. Ovide, Met., X, 247.
  349. Zanzis, pour Zeuxis.
  350. Ce mot, et la plupart des réflexions contenues dans ce passage, sont pris au Roman de la Rose, Ed. Meon, v. 16379-16970. passim
  351. V. 32-34. Cf. Roman de la Rose, 16443-16446.
  352. Saint Augustin.
  353. Chaucer emploie churl : rustre, être grossier, traduisant le sens latin de plébéien, client à travers li ribaus du Roman de la Rose.
  354. Cf. Roman de la Rose, 5623-5627.
  355. Cf. Roman de la Rose, 5636-5638.
  356. Cf. Roman de la Rose, 5628-5633.
  357. Cf. Roman de la Rose, 5648-5654.
  358. Cf. Roman de la Rose, 5660-5682.
  359. C’est-à-dire tes breuvages préparés selon les recettes d’Hippocrate et de Galien.
  360. Saint Ronyan, corruption de saint Renan, évêque d’Irlande au VIIIe siècle.
  361. Ou thériaque, c-a-d. antidote.
  362. Il existait une divination, au moyen d’une omoplate de mouton, appelée spatulamancia.
  363. Le marc valait alors environ 13 shillings 4 pence. Cent marcs feraient aujourd’hui plus de 17 000 francs.
  364. C’est-à-dire s’en aillent vagabonder, aillent à l’aventure.
  365. Ce conte se compose de deux parties ; tout d’abord une véritable digression sous forme de sermon, puis le conte lui-même, qui semble emprunté à un fabliau perdu. Le sujet de ce fabliau est conservé dans un recueil italien de la fin du XIIIe siècle, contenant des romans de chevalerie, des fabliaux et d’anciennes chroniques d’Italie, intitulé Cento Novelle Antiche. L’histoire contée par le Pardonneur est la quatre-vingt-deuxième du recueil. Il est à peu près démontré que le sujet du fabliau lui-même est d’origine orientale.
  366. Chaucer songe au De contemptu mundi du Pape Innocent : « Tam brevis est gulæ voluptas, ut spatio loci vix sil quatuor digitorum. » Lib. II, cap. 17.
  367. I Cor., VI, 13.
  368. De contemptu mundi, lib. II, cap. 17. Les termes sont pris à la scolastique. Les cuisiniers déguisent la substance sous des apparences de forme, de couleur ou de goût.
  369. Vin d’Espagne. Lépé est près de Cadix.
  370. Mr. Skeat suppose que Chaucer, dont le père était marchand de vin, raille ici les coupages pratiqués dans les caves malgré les règlements.
  371. Proverbes, XXXI, 4, 5.
  372. Appelé Chilon dans Jean de Salisbury à qui Chaucer emprunte cette anecdote. (Polycrat, lib. I, c. 5.)
  373. Jean de Salisbury, qui conte cette histoire à la suite de la précédente.
  374. Hayles, abbaye du comté de Gloucester.
  375. Termes techniques du jeu de hasard ou jeu de dés.
  376. Le coffre placé au pied du lit où l’on mettait jadis ses plus beaux vêtements et ses choses précieuses.
  377. Fen, de l’arabique fann, désigne les chapitres de la traduction latine du Canon de médecine d’Avicenne. Chaucer prend à tort le mot canon au sens de division du livre alors qu’il désigne le livre entier.
  378. Ceci et ce qui suit est adressé aux pèlerins.
  379. Les principales sources du Prologue sont l’Épitre de saint Jérôme contre Jovinien et le Roman de la Rose.
  380. Saint Jean, IV, 18.
  381. Saint Mathieu, XIX, 5.
  382. I, Rois, XI, 3.
  383. I, Cor., VII, 7.
  384. Rom. de la Rose, 7 441, éd. elzév.
  385. Ces six derniers vers ne figurent pas dans tous les manuscrits.
  386. I, Cor., VII, 39 ; Rom., VII, 3.
  387. I, Cor., VII, 9, 28.
  388. Gen., IV, 19.
  389. I, Cor., VII, 6, 25. Saint Paul dit qu’il parle sur ce sujet en son nom et non en celui de Dieu.
  390. 1, Cor., IX, 24. — Il semble qu’une arme, javelot ou dard, ait été parfois donnée au gagnant pour prix de la course. Le vers de Chaucer pourrait d’ailleurs couvrir une équivoque.
  391. I, Cor., VII, 7.
  392. I, Cor., VII, 6.
  393. I, Cor., VII, 4.
  394. Skeat, imprimant but-if(tandis que nous lisons but (= only) if comprend : > Fragilité s’entend, mais non pour homme et femme qui passeraient leur vie entière en chasteté » et cette interprétation est d’accord avec ce que les théologiens déduisent de l’Épître de saint Paul : « L’état de mariage n’est pas mauvais, mais l’état de chasteté dans le mariage est plus agréable au Seigneur ». Cependant le mouvement du passage nous a imposé notre interprétation. La réflexion égrillarde que lui suggère le double sens de frailty est bien dans le caractère, dans les allures de la bonne commère. Le clepe I d’ailleurs n’indique-t-il-pas qu’elle ne donne pas à ce frailty le sens que l’apôtre y aurait attaché ?
  395. II, Tim., II, 20.
  396. I, Cor., VII, 7.
  397. Saint Math., XIX, 21. — Roman de la Rose, 11923, éd. elzév.
  398. Rom. de la Rose, 7257-7270, elzév.
  399. I, Cor., VII, 3.
  400. I, Cor., VII, 20.
  401. I, Cor., VII, 28.
  402. I, Cor., VII, 4.
  403. Éphés., V, 25.
  404. Rom. de la Rose, 7096, elz. ; aussi 11012.
  405. Cf. Rom. de la Rose, 8313, elz.
  406. Cf. Rom. de la Rose, 7330, elz.
  407. Où l’on récompensait d’une flèche de bacon ou moitié d’un porc salé, le ménage qui avait vécu un an et un jour sans querelle. (Nares, s. v. Dunmow.)
  408. Rom. de la Rose, 18817, elz.
  409. Rom, de la Rose, 10261, elz.
  410. Allusion à la corneille d’un conte. Elle eut la langue trop longue et jasa de
    sa maîtresse. D’aucuns disent que ce fut un perroquet. Voir le Conte du Manciple.
  411. Rom. de la Rose, 8905, elz.
  412. Rom. de la Rose, 8925, elz.
  413. Rom. de la Rose, 8927, elz.
  414. Fumus et mulier et stillicidia Expellunt hominera a domo propria, etc. (Vers des Goliards. V. Edélestand Duméril ; Poésies populaires latines du Moyen Age). — Fumée et pluye, Et femme tençant sans raison Chacent l’homme de sa maison (Les Lamentations de Matheolus, II, 68, éd. Van Hamel).
  415. « Vieux baril plein de lie », dit la commère, avec un jeu de mots sur l’anglais lyes = lie et mensonges.
  416. Rom. de la Rose, 7711, elz.
  417. Tim., II, 9.
  418. Cf. : « Escourlez sa cowe, e copés les orailles, e broillés la peel, e elle demorra a meison. » N. Bozon, Contes moralisés (Soc. des anc. text. fr.), p. 74. Cf. aussi, Matheolus, II, 3871.
  419. Rom. de la Rose, 9469 et 14983, elz.
  420. Prov., XXX, 21-23.
  421. Prov., XXX, 16.
  422. Prov., XXV, 20 (Vulgate).
  423. Cf. Rom. de la Rose, 14435, elz.
  424. Rom. de la Rose, 7820, elz.
  425. En français dans le texte.
  426. Cf. Rom. de la Rose, 14327, elz.
  427. Rom. de la Rose, 9511, elz.
  428. Valère Maxime, lib. VI, cap. 3.
  429. Rom. de la Rose, 14030, elz.
  430. Rom. de la Rose, 13520, elz.
  431. Rom. de la Rose, 13330, elz. : mon tens jolis.
  432. Cf. Rom. de la Rose, 44820, elz., et Testament de Jean de Meung, 464 : « Si li refait sovent d’autel fust une croce ».
  433. En français dans le texte.
  434. « Dit à son oncle son cuer et sa pensée. » Ronc. dans Littré.
  435. Celui-là, c’est seulement le quatrième.
  436. Rom. de la Rose, 9364, elz.
  437. Rom. de la Rose, 13742, elz. et Cotgrave : La souris qui n’a qu’une entrée est incontinent happée ; et, Tost attrapée est la souris qui n’a pour giste qu’un pertuis.
  438. Rom. de la Rose, 14289, elz
  439. Cf. Cent Nouv., LXXVIII : « Sa bonne femme ne fut pas si oiseuse qu’elle ne presta son quoniam à trois compaignons ».
  440. Rom. de la Rose, 13938, elz.
  441. Quicunque Martem ascendentem habet, omnino cicatricem in facie habebit.
  442. Rom. de la Rose, 8838, elz.
  443. Quoique l’allusion soit à la collection appelée Gesta Romanorum (dont on trouvera des extraits traduits dans Medieval Tales de la Morley’s Universal Library), Chaucer puise à plusieurs sources, Valerius Maximus, etc.
  444. Ecclesiasticus, XXV, 25.
  445. Epistola Valerii ad Rufinum de non ducenda uxore, attribuée par Wright à Walter Mapes (Skeat).
  446. Un certain Theophrastus, auteur de l’Aureolus Liber de Nuptiis, dont un long extrait se trouve dans le livre de Jérôme contre Jovinien (Skeat).
  447. « Trotule, ou l’emperris de Rome, Es secres qu’elle mist en somme, Dit qu’on doit les femmes doubter, Et qu’on n’y doit foy adjouster ». (Matheolus, II, 3519).
  448. Allusion à la fable d’Esope.
  449. Les enfants de Mercure sont les lettrés, les clercs ; ceux de Vénus sont les femmes.
  450. Mercure était supposé être a son exaltation, a son plus haut degré
    d’influence, dans le signe de la Vierge, signe où Vénus, dont l’exaltation était dans les Poissons, atteignait son moindre degré d’influence ou déclin.
  451. Rom. de la Rose, 9539, elz.
  452. Rom. de la Rose, 9523, elz.
  453. On trouvera cette anecdote dans le volume Medieval Tales de la collection Morley’s Universal Library sous le titre The Tree of Palatinus, p. 132.
  454. Ecclesiasticus, XXV, 16. Cf. Prov., XXI, 19.
  455. Prov., XXI, 9, 10.
  456. Prov., XI, 22.
  457. En disant « le pas », nous corrigeons le texte, qui porte « la paix ». Le premier copiste a dû écrire pees au lieu de pace, comme il semble bien que, plus loin (G, 762), il a mis papeer pour peper.
  458. Le même conte est donné par Gower dans Confessio amantis. Livre 1. — Gower a dû, comme Chaucer, imiter des originaux français.
    Cf. The weddynge of Syr Gawen and Dame Ragnell, imprimé par Sir F. Madden dans son Syr Gawaine.
    Cf. Ballad of King Henrie, inséré par Walter Scott dans « Minstrelsy of the Scottish Border ». Voir l’étude de M. W. H. Clouston (Originale and Analogues, Chaucer Society, 1887, p. 483). M. Clouston cite des contes islandais, gaéliques, turcs qui ont la même donnée.
    Cf. la version de Dryden et le conte de Voltaire : Ce qui plait aux dames.
  459. Frères mendiants auxquels était assigné un certain territoire pour leurs quêtes.
  460. Une variante du texte donne cet autre sens : « Et ce n’est pas avec lui qu’il leur adviendrait déshonneur. »
  461. C’est-à-dire d’aller chasser au faucon sur le bord de la rivière. — Cf. le conte de Sire Topaze, vers 1927. — Cr. Froissart, V. 1, c. 140. Le comte de Flandre estoit tousjours en rivière, un jour advint qu’il alla voler en la rivière.
  462. Le texte dit : « seule comme au jour de naissance. » Voir la note : Conte du Chevalier, vers 1633.
  463. Dans Ovide, c’est le barbier de Midas qui trahit le secret. Chaucer adapte le conte à sa satire de la femme.
  464. Purgat., VII, 121-123. « Rade volte risurge per le rami humana probitate »,etc.
  465. Valérius Maximus, lib. III, cap. 4.
  466. Sénèque, Êpîtres, II, 54.
  467. Roman de la Rose, 18166.
  468. Juvénal, Sat.. X, 22.
  469. Vincent de Beauvais, Speculum historiale, X, 71.
  470. Traduit l’expression « absque calumnià » de Vincent de Beauvais.
  471. 1. On trouve un conte analogue dans un ouvrage latin de 1480 publié en Allemagne et dont l’auteur est Jean Héroit, frère dominicain de Bâle, connu sous le nom de Discipulus. — Voir « Originals and Analogues, Chaucer Society », 1872, p. 105. La première partie du livre de Héroit se compose de sermons ; la seconde d’historiettes destinées à servir d’exemples. Cf. le conte de Advocato et Diabolo inséré dans Promptuarium Exemplorum du commencement du xvie siècle et imprimé par M. T. Wright pour la Percy Society, vol. VIII, p. 70.
  472. L’anglais porte « chirche-reves » qui désigne habituellement les marguilliers. C’est dans ce sens que l’entend ici M. Skeat. Mais ce nom d’homme est déconcertant, parmi cette énumération de péchés et de délits. Nous entendons reves au sens de vols, qu’il avait en moyen anglais. (Voir Concise Dictionary of Middle English by Mayhew et Skeat. — Cf. dans Murray : « The reavers and robbers of all churches and images », 1583.) Peut-être aussi reves est-il une simple erreur de copiste pour renes, et alors nous aurions une survivance du mot anglo-saxon cyric-rena — vol d’église, sacrilège (V. Bosworth-Toller).
  473. « Fou comme un lièvre » et plus spécialement « fou comme un lièvre de mars » sont locutions courantes en anglais.
  474. La repartie du semoneur s’explique par la loi d’après laquelle les maisons publiques ne relevaient pas de l’autorité ecclésiastique.
  475. Voir l’Évangile de Saint Jean, XII, 6.
  476. Messire, titre donné à un membre du clergé séculier.
  477. Dans l’anglais ribybe, violon mauresque à deux cordes. Littré cite l’expression proverbiale « sec comme rebec et plat comme punaise » pour un avare. Cf. Visages de rebec, figures grotesques taillées dans les manches des rebecs. Rabelais, II, iii. De là, on a appelé visage de rebec un visage sec et mal fait, etc. (Note de l’édition Favre, Paris, Champion, 1876.) M. Skeat suppose qu’il y a dans le mot « rebekke », vers 1573, une plaisanterie : rebekke serait à la fois une forme de « ribybe » et le nom Rébecca mis pour femme mariée parce que ce nom se trouve dans l’office du mariage.
  478. Yeoman, ici « archer ». V. p. 4, note 1.
  479. Bailli (auj bailiff en ang.) avec les 2 sens : 1o d’huissier ou recors, 2o d’intendant.
  480. Le laneret empale les scarabées et les petits oiseaux sur des épines.
  481. L’enfer était situé au nord. Cf. Milton, Paradis perdu, v. 755-760.
  482. Cf. : « Ne laissoient riens à prendre, s’il n’estoit trop chaud, trop froid, ou trop pesant ». (Froissart, V. 1, c. 229.)
  483. Neuf heures du matin.
  484. Cf. Boëce, de Consolatione philosophie, IV, pr. 6, 62-71, et Job, I, 12 ; II, 6.
  485. I, Samuel, 18, 7.
  486. « Parole de yeoman » équivaut à notre « caution bourgeoise ».
  487. Saint Éloi était le patron des orfèvres, des maréchaux-ferrants, des forgerons et des charretiers.
  488. Le fermier payait un droit à son seigneur, s’il voulait être dispensé de mettre son attelage à son service.
  489. Voir la note du vers 4377. C’est le sens d’avare qui domine ici.
  490. Quinze shellings en monnaie d’aujourd’hui.
  491. V. Psaumes, X, 9.
  492. Cf. I, Cor., X, 13.
  493. On ne sait où Chaucer a trouvé l’histoire contée dans ce prologue, mais il a sûrement eu dans la pensée l’enfer de Dante, dont il semble faire ici une adaptation populaire et grotesque.
  494. L’anecdote grasse qui sert d’intrigue à l’histoire se trouve dans Li Dis de la Vescie à Prestre, de Jacques de Basiu, ou Boisieux (voir Fabliaux ou Contes, Fable» et Romans du XIIe et du XIIIe siècle, par Legrand d’Aussy, 1829, vol. IV, p. 18 de l’Appendice). Une plaisanterie analogue à celle du rustre est attribuée à Jean de Meun qui aurait légué à des frères Jacobins de grands coffres, soi-disant pleins d’or et qui en réalité ne contenaient que de l’ardoise. Tout le reste du conte est original.
  495. Voir la note du Prologue A, v. 209.
  496. Service de trente messes en autant de jours pour les âmes du Purgatoire.
  497. Les frères chantaient parfois tes trente messes en un jour, gagnant ainsi aux âmes du Purgatoire vingt-neuf jours de répit.
  498. C’est-à-dire, d’après H. Skeat, le serviteur chargé du soin des hôtes du couvent. Mais ce sens français du mot host serait exceptionnel en anglais, et l’on peut croire qu’il s’agit du valet de l’aubergiste désigné plus loin au vers 1799.
  499. /Dieu toit avec vous !
  500. En français dans le texte.
  501. En français dans le texte.
  502. Les frères devaient selon la règle sortir par deux. C'est le cas de celui du conte (voir v. 1 740). L’exemption étafit une faveur accordée à la piété et à l’âge.
  503. Saint Luc, XVI, 19-20.
  504. Exode, XXXIV, 28.
  505. Livre des Rois, XIX, 8.
  506. Lévitique, X, 9.
  507. Le Jovinien, ennemi des jeûnes et des prières, qu’invectiva si violemment
    saint Jérôme.
  508. Mot a mot : comme un cygne.
  509. Allusion irrévérencieuse au texte de la Vulgate ; 44e Psaume de David :
    « Cor meun eructavit verbum bonum ».
  510. L’apôtre saint Thomas passe pour avoir prêché dans l’Inde. Une légende le représente employant & bâtir une église, l’argent que lui avait donné le roi Gondoforus pour bâtir un palais.
  511. Cette mise en garde contre les femmes est imitée du Roman de la Rose,
    v. 107-79 et suivants.
  512. De Ira, I, 16.
  513. Ceci s’adresse au deuxième chevalier.
  514. Chaucer a encore pris cette histoire, qui remonte à Hérodote, dans Sénèque,
    De Ira, 3, 14.
  515. Vulgate, Psaume CXIV, 9. Placebo Domino in regione vivorum. Ces mots employés dans l’office des Morts étaient devenus familiers, « Chanter placebo » signifiait « être un complaisant ».
  516. Sénèque, De Ira, 3, 21. La source est encore Hérodote.
  517. Gyndes, dans les sources.
  518. Salomon, Proverbes, XXII, 24-25.
  519. Les Carmélites faisaient remonter la fondation de leur ordre au prophète Élie, quand il se retira sur le mont Carmel). (Livre des Rois, I, XVIII, 19-20.)
  520. Les frères accordaient à certains bienfaiteurs laïques des lettres de fraternité qui assuraient à ceux-ci des avantages spirituels.
  521. Le Frère s’était fort bien laissé appeler maître par la femme du malade. Il fait ici acte d’humilité, tout en insinuant qu’il, a vraiment obtenu le titre de maître en divinité.
  522. Voir Saint Mathieu, XXIII, 7-8.
  523. Saint Mathieu, V. 111.
  524. Il y a dans Chaucer un grossier jeu de mots sur arismétique (vieille forme de arithmétique) dont il fait arse-metrik, c’est-à-dire mensuration du fondement.
  525. Mon rustre : le seigneur l’appelle ainsi parce qu’il est son dépendant.
  526. En anglais Jankin, diminutif de Jean, mais sans la signification péjorative de Jeannot. L’écuyer est jeune, mais ce n’est ni un rustre, ni un nigaud.
  527. Empruntée par Chaucer à la traduction latine que fit Pétrarque du dernier conte de Boccace dans le Decameron. Les deux textes originaux ont été publiés par la Chaucer Society (2nd series, no 10) en 1875 sous le titre : Original and Analogues of some of Chaucer’s Canterbury Tale», p. 153-172.
  528. Giovanni di Lignano, mort en 1383, professeur de droit canon à Bologne.

  529. C’est-à-dire distincts, sans doute par opposition aux « artes liberales », dans leur ensemble.
  530. Région de l’Italie qui tirait son nom de l’ancienne via Æmilia et comprenait les provinces de Bologne, de Ferrare, etc.
  531. Pétrarque : grata planitie.
  532. Id. : vicis et castellis.
  533. Nous préférons isoler le vers 94, au lieu de le rattacher au vers 95, comme fait M. Skeat, qui ne met aucune ponctuation entre les deux.
  534. H. Skeat interprète autrement : « Nous vous aimons tant, tous et vos œuvres, et (tous et elles) avez toujours fait en sorte que nous ne saurions nous imaginer…, etc. »
  535. Grisélidis.
  536. Nous supprimons la virgule que M. Skeat met à la fin du vers 421 (après royalement). Nous sommes ainsi plus près du texte de Pétrarque : « Sic Gualtherus humili quidem sed insigni ac prospéra matrimonio, honestalis summa domi in pace, extra vero summa cum gratia hominuin vivebat ».
  537. Le vers 474 est assez obscur, surtout avec la ponctuation de M. Skeal.
    Nous avons ajouté un point et virgule, après le vers 473, que l’éditeur rattachait au suivant sans aucune ponctuation.
  538. Comme en vieux français, serviteur, officier de justice ou homme d’armes,
    peut-être le dernier sens est-il ici préférable. Pétrarque dit : « unum suorum satellitum fldissimum sibi ».
  539. Ces deux stances (v. 547-560) qui rappellent celles de l’Homme de Loi (p. 151-2, v. 834-848), sont presque entièrement de Chaucer. Pétrarque dit seulement : « Sed tranquilla fronte puellulam accipiens, aliquantulum respexit, et simul exosculans, benedixit, ac signum sanctæ crucis impressit, porrexitque satelliti » .
  540. Pays inconnu, jusqu’ici. Boccace dit « Panago » (Skeat, V, 347) et Pétrarque « Panico ».
  541. « Nul signe accidentel d’aucune calamité, » explique M. Skeat.
  542. Ici Pétrarque dit seulement : « Quo nutrici ab urbe post biennium subducto, ad curiositatem solitam reversus pater, uxorem rursus affatur…. »
  543. Ce vers pourrait aussi bien signifier : « Je tiens tout votre bon plaisir comme ferme et stable » (i. e. votre résolution comme inébranlable), mais la traduction donnée dans le texte est d’autant plus probable que Pétrarque dit : « Nunc animum tuum, quem prævenire non possum, libens sequor ».
  544. Inutile de dire que ce qualificatif est de Chaucer. On lit dans Pétrarque : « Admirans fœminæ constantiam, turbato vultu abiit, confestimque salellitem olim missum ad eam remisit…. »
  545. Comme l’ours qu’on faisait combattre contre les chiens.
  546. Ces dix derniers vers 852-861 appartiennent en propre à Chaucer, comme d’ailleurs l’accent humain de tout ce discours.
  547. Ceux de Grisilde, qu’il avait conservés.
  548. Toute cette stance humoristique est de Chaucer.
  549. Pétrarque : « Neque in hoc unquam fatigabor aut lentescam…. »
  550. Chaucer, de qui sont cette strophe et la suivante. Nous ne les trouvons pas aussi bonnes (so good) que le veut M. Skeat ; mais elles peuvent être quand même « une addition plus tardive » , suggérée par les incidents de la révolte des paysans en 1381. Ten Brink (English Literature, II, 123) propose l’année 1387 comme la date où ces deux strophes auraient été composées.
  551. « A jane », c’est-à-dire un sou génois.
  552. Exactement « prudence -, c’est-à-dire connaissance du monde, ce que nous appellerions le tact.
  553. Pétrarque avait écrit : « Ne hanc illis aculeis agites, quibus alteram agi tasti ».
  554. Les vers 1079-1113 sont presque entièrement de Chaucer. Pétrarque disait seulement : « Hæc illa audiens pene gaudio exanimis et pietate amena jucundissimisque cum lachrymis, suorum pignorum in amplexus ruit, fatigatque osculis, pioque gemitu madefacit ».
  555. Pétrarque.
  556. Épître de saint Jacques, I, 13 : « et Il ne tente aucun homme >.
  557. Ici s’arrête l’adaptation faite du récit de Pétrarque.
  558. Chaucer dit : si on les soumettait à telle pierre de touche.
  559. Caricature gauloise d’un monstre (Chichevache ou Chicheface) qui, prétendait-on, se nourrissait de patientes épouses et ne faisait pas gras tous les jours. (Cf. l’Histoire littéraire de la France, vol. XXI11 et la note de Skeat, vol. V, p. 351-2.)
  560. Seconde taille dont les boulangers se servaient comme moyen de contrôle et dont les coches devaient, par conséquent, répondre très exactement à celles de la première, comme l’écho répond aux bruits qui lui sont envoyés.
  561. On ne semble pas avoir compris l’intention de ce vers ironique : le « ventail » se trouvant à hauteur de la bouche, Chaucer veut dire que les traits de l’éloquence féminine non seulement frapperont le mari à la poitrine, mais, comme une flèche, lui cloueront la bouche.
  562. Chaucer dit « feuille de tilleul », expression toute faite en ancien anglais.
  563. D’après l’étude de M. Skeat (Complete Works of Chaucer, 3rd vol., p. 458), ce conte fut composé l’un des derniers. La source exacte n’est pas connue ; en revanche on connaît beaucoup de versions, plus ou moins différentes et plus ou moins anciennes, du même conte. (Clouston, Originals and Analogues, Chaucer Society, p. 171-341.) L’une de ces versions a servi à Boccace pour le conte qui se trouve dans le Décameron, à la septième journée. — Pope a composé une version modernisée du conte de Chaucer ; ce n’est qu’une œuvre de jeunesse, mais qui peut cependant servir parfois à l’intelligence du texte. — Cf. en France la fable de Marie de France Dou vileins qui vit un autre Hom od sa femme et l’adaptation du conte de Boccace par La Fontaine.
  564. C’est parce qu’il est riche qu’il trouve une femme.
  565. Liber Aureolus Theophrasti de Nupliis, conservé en partie par saint Jérôme.
  566. Commune, dit Chaucer, ce qui signifie exactement droit de pâture, de pêche, de coupe dé bois, etc., sur la propriété d’un autre.
  567. Abigail. — Cf. 1, Les Rois, 25, 18-35. Par ses sages paroles elle apaisa David qu’avait offensé son mari Nabal.
  568. Wade. — Allusion obscure à une légende Scandinave perdue. Wade, fils de Weyland, possédait un bateau magique appelé Wingelock ou Guinguelot, qui, semble-t-il, le transportait en quelques instants aux lieux les plus éloignés. Les veuves sont supposées avoir appris maint tour de passe-passe sur ce navire sorcier. M. Skeat conjecture qu’il y a ici une allusion à leur adroite façon de se tirer d’affaire par un alibi et de prouver qu’elles étaient à bien des lieues de l’endroit où on les accuse d’avoir été prises en faute.
  569. Pour ce mot, voir la note du vers D. 2075.
  570. Ecclésiastique, ch. xxxii, 24.
  571. Chatel, en normand : biens meubles.
  572. Les traités populaires sur le péché figuraient le péché par un arbre. Les péchés véniels étaient représentés par des branches plus petites qui se détachaient des rameaux principaux.
  573. C’est le marchand qui parle dans cette parenthèse, selon M. Skeat. Mais on peut aussi bien admettre dans ce conte plaisant que Janvier et ses amis sont supposés avoir entendu la Bourgeoise. Il faudrait alors faire rentrer les vers 1684-7 dans le discours de Justinus.
  574. C’est-à-dire Placebo.
  575. Samuel, 2, 28.
  576. Stace, Thébaïde, VIII, 343.
  577. Martianus Minneus Félix Capella, né à Carthage au ve siècle, écrivit De Nuptiis Philologiae et Mercurii, en deux livres, suivis de sept livres sur les sept sciences.
  578. Autre leçon : « fausse couleur de sainteté ! »
  579. Infusion de plantes odorantes dans du vin miellé et sucré.
  580. Vin de Toscane. Voir la note du vers 1261, B (p. 164).
  581. Écrivain de la fin du XIe siècle.
  582. Probablement au sens de noble, comme dans gentilhomme.
  583. C’est-à-dire : « était-ce dû à l’influence des astres ou était-ce simple effet naturel ? ».
  584. Guillaume de Lorris.
  585. « Hortorum decus et tutela Priapus. » (Ovide, Fast., I, 415.)
  586. Ce discours reproduit à peu près textuellement des passages du Cantique des Cantiques.
  587. Dans les Gémeaux.
  588. C’est le 11 juin que Jupiter entre dans le Cancer.
  589. C’est dans le Cancer que la planète Jupiter a son exaltation, c’est-à-dire qu’elle est supposée exercer son maximum d’influence.
  590. De raptu Proserpinæ, écrit par Claudien au ive siècle ap. J.-C.
  591. C’est-à-dire l’auteur de l’Ecclésiaste.
  592. C’est-à-dire l’érésipèle.
  593. C’est-à-dire « par Saturne, dieu de sagesse ».
  594. L’histoire romaine, mais Chaucer pense aussi au fameux Gesta Romanorum.
  595. Comme il est manifeste à première vue, le conte de l’Écuyer est d’origine orientale. Toute la magie en est familière aux lecteurs des Mille et une Nuits. Chaucer a pu connaître le cheval magique par le roman d’Adenet le Roi, Cléomades et Claremont, écrit vers la fin du XIIIe siècle. On trouve un peu partout avant lui les autres enchantements : le miroir, l’anneau qui permet d’entendre les oiseaux, etc. Quant au cadre du conte, la description du Khan, de sa cour et de ses fêtes, M. Skeat a montré que Chaucer l’avait emprunté aux voyages de Marco Polo.
    Spencer a raconté dans sa Reine des Fées (liv. IV, chant 2, st. 30-33) la joute dont Canacée est le prix et que Chaucer avait promis de décrire.
  596. 2. Aujourd’hui Tzarev, près de Sarepta. Ce lieu avait jadis grande importance et servait parfois à désigner la Caspienne, appelée par Marco Polo la mer de Sarain. C’est du reste par erreur que Chaucer fait régner le Khan dont il parle à Sarray. Il aurait dû dire à Cambalu (auj. Pékin), et c’est du reste à cette dernière ville qu’il songe dans sa description. M. Skeat pense que Chaucer a pris le mot de Cambalu pour en faire le nom d’un des deux fils du Khan, Cambalus ou Cambalo.
  597. Gengis-Khan. La suite du récit montre que Chaucer l’a confondu avec son petit-fils, Kubla-Khan.
  598. Considéré ici comme point de plus grande stabilité, — au sens de pivot. Cf. Paradise Regained, IV, 533 :
    Proof against all temptation as a rock
    Of adamant, and, as a centre, firm.
  599. La face est le tiers d’un signe du Zodiaque ou 10 degrés. Chaque signe était considéré comme ayant 30 degrés ou 3 faces. La 1re face d’Ariès était appelée face de Mars ; la 2e, face du Soleil, et la 3e, face de Vénus.
  600. Maison. « Les 28 mansions de la lune. » Chaque planète avait sa mansion dans un des signes du Zodiaque.
  601. On regardait Ariès comme le signe de l’« exaltation du soleil », c’est-à-dire le signe dans lequel le soleil avait le plus d’influence.
  602. Dais, au sens d’estrade.
  603. Prime, c’est-à-dire neuf heures du matin.
  604. Dans un grand nombre de romans arthuriens, Gauvain, neveu d’Arthur, est représenté comme le miroir de la courtoisie.
  605. Il semblerait que Chaucer raillât ici le grand style pompeux et fleuri des Orientaux.
  606. Le jour artificiel allait du lever au coucher du soleil.
  607. Sceaux. Une des opérations importantes de la magie médiévale consistait dans la composition des sceaux.
  608. Dans les Sept Sages, il est dit qu’il y avait à Rome un miroir magique placé là par l’enchanteur Virgile.
  609. Astronome arabe du xie siècle.
  610. Mathématicien polonais du xiiie siècle. Ces noms et d’ailleurs plus d’un des termes de ce passage sont empruntés au Roman de la Rose, v. 18234-18387.
  611. Télèphe, roi de Mysie, fut blessé, puis guéri, par la lance d’Achille.
  612. Chaucer imite les propos interrompus de la foule. Il = le métal.
  613. Le soleil quitte cet angle à midi. L’angle méridional est « la dixième mansion » du soleil.
  614. Étoile située dans le signe du Lion. Aldiran, en arabe, signifie les deux pattes de devant.
  615. Ces enfants de Vénus sont les belles dames et les galants seigneurs.
  616. Le signe du Poisson était appelé « l’exaltation de Vénus » ; de là l’expression « au plus haut ». C’est dans ce signe qu’elle était considérée comme exerçant le plus d’influence.
  617. Lancelot, le plus galant des chevaliers d’Arthur, l’amant de la reine Genièvre.
  618. D’après le Calendrier des Bergers, le sang avait la maîtrise pendant les six heures qui suivent minuit ; dans les six heures qui précèdent midi, c’est la colère (ou bile) ; dans les six heures après midi, régnait la mélancolie ; et enfin, dans les six heures avant minuit, le flegme.
  619. Jusqu’à neuf heures du matin, d’après Mr. Skeat.
  620. C’est-à-dire, comme le soleil printanier. C’est le 16 mars que le soleil est dans le quatrième degré du Bélier.
  621. C’est-à-dire, pas plus de quatre degrés au-dessus de l’horizon. Il n’était pas encore six heures un quart.
  622. M. Skeat supprime toute virgule à la fin du vers 390 et comprend : « Vêtue… légèrement ».
  623. Le nœud, c’est-à-dire l’intrigue, l’histoire. La phrase est embarrassée, presque inextricable grammaticalement. La rédaction de ce conte inachevé est très négligée depuis la fin de la première partie. Chaucer ne l’a pas révisé.
  624. On appelait faucon pèlerin une sorte de faucon très appréciée des chasseurs, très apprivoisable, mais dont le nid passait pour introuvable.
  625. Allusion au proverbe : « Battre le chien devant le lion », c’est-à-dire châtier un petit animal devant un plus gros, en vue d’effrayer celui-ci. Cf. Othello, II, iii, 272. « Even so as one would beat his offenceless dog to affright an imperious lion. »
  626. Couleurs a ici, outre son sens ordinaire, celui d’apparence, de faux semblant.
  627. Saint Mathieu, XXIII, 27.
  628. Allusion assez libre à l’Évangile de saint Marc, I, 7. Le mot galoche est dans Chaucer à plus d’une reprise. Il existait donc en français, selon toute vraisemblance, bien avant 1382, date que Littré donne comme celle de sa première apparition dans nos vieux textes.
  629. Saint Jean étant regardé comme l’apôtre de la fidélité.
  630. Les vers 611-617 sont imités de très près de Boëce, peut-être à travers Jean de Meun, Roman de la Rose, 14145.
  631. Chaucer dit exactement un milan, a kite, mais il nous faut un nom féminin. D’ailleurs le milan était méprisé des fauconniers, comme couard et inéducable.
  632. La mue est la cage où le faucon est mis pendant la mue.
  633. Le bleu était le signe de la fidélité, le vert de l’inconstance.
  634. Les données manquent pour déterminer le sens de « tidif ». Ce n’est que sous réserves que M. Skeat propose celui de « tit », i. e. mésange.
  635. Pour comprendre les vers 649-650 il est nécessaire d’admettre qu’ils ont été intervertis, comme le veut Tyrwhitt. Nous traduisons en conséquence.
  636. Peu de doute pour qui est familier avec les contes d’Orient que la fauconnette ne soit quelque princesse métamorphosée par sortilège et à qui l’anneau magique rendra sa forme première.
  637. Algarsyf est le fils aîné du roi (voir v. 30) et le frère de Cambalus, appelé Cambalo au vers 31.
  638. Ce nom doit être ici une erreur. Il s’agit cette fois non d’un frère, mais d’un amoureux de Canacée.
  639. Le reste du conte manque. Dans des vers célèbres, Milton en a déploré l’inachèvement. « Ô Mélancolie, ranime celui qui laissa à moitié contée l’histoire du valeureux Cambuscan, de Camball et d’Algarsife, et de celui qui prit pour femme Canacée à qui appartenaient le magique anneau et le miroir, et du merveilleux cheval de bronze que monta le roi de Tartarie.... » (Il Penseroso, v. 109-115).
  640. Ici encore nous nous écartons de la ponctuation de M. Skeat qui attribue un sens anormal au mot gentilly pour l’appliquer aux paroles du Franklin et non au conte du jeune écuyer.
  641. Livres, au sens de livres sterling.
  642. Franklin, c’est-à-dire petit propriétaire de campagne.
  643. Ce conte a une origine orientale (L’histoire de Mandanasena). Skeat suppose que Chaucer l’aurait imité d’un lai breton que nous n’avons plus. Il a été également raconté par Boccace (Decameron, X, 5 : Le jardin enchanté) avec des variantes.
  644. Cette seigneurie ou autorité est définie plus loin (vers 764 à 790).
  645. La constellation, c’est-à-dire l’influence des astres.
  646. Tables, vieux nom du trictrac.
  647. Sans coupe, d’après Mr. Skeat, signifierait « à grands traits », non par petites gorgées successives.
  648. Dans l’histoire indienne, la femme promet sans condition. Dans le Décaméron, elle demande un jardin plein de verdure et de fleurs au cœur de l’hiver.
  649. C’est-à-dire, d’après ta hauteur, ta place dans le ciel.
  650. Changement des saisons, suivant l’inclinaison de la terre sur l’écliptique, qui fait paraître le soleil plus haut ou plus bas.
  651. Ceci avait lieu le 6 mai (voir vers 906), le soleil, étant dans le signe du Taureau. Lorsque la lune se trouverait pour la première fois en opposition avec lui, elle serait par conséquent dans le signe du Scorpion. L’auteur veut dire : aussitôt que, dans son opposition, le soleil se trouvera être dans le Lion. À ce moment, d’après les astrologues, le pouvoir du soleil était le plus grand ; de même aussi l’influence des planètes qui se trouvaient dans ce signe.
  652. Si le soleil et la lune allaient de la même vitesse, après d’être trouvés un moment en opposition, ils y resteraient. Or, c’est lorsqu’ils sont, soit en opposition, soit en conjonction, que les marées sont les plus fortes. De là, la prière d’Aurélius.
  653. Diane, sœur d’Apollon, qui tout à l’heure était Lucine et la Lune, devient maintenant Hécate.
  654. Pamphilius Maurilianus, auteur d’un poème bien connu au xive siècle, le Liber de Amore, où Galathée est le nom de sa dame.
  655. Soursaneüre (de super-sanari), blessure guérie seulement à l’extérieur (V. Godefroy).
  656. Les parties du ciel où la lune se trouve pendant chacun des jours de sa révolution autour de la terre. Ces mansions ou maisons avaient chacune leur influence spéciale ; il y en avait 12 tempérées, 6 sèches et 10 humides.
  657. Livres, c’est-à-dire livres sterling.
  658. Au temps de Chaucer, le soleil entrait dans le Capricorne le 13 décembre.
  659. Janus annonce rapproche de Janvier.
  660. Cette description de l’hiver, d’ailleurs très pittoresque en soi, n’a rien à voir avec le conte du Franklin. Elle s’explique par contamination de la donnée de Chaucer avec celle qui a servi à Boccace. Dans Boccace la condition posée par la dame est que l’amoureux fasse fleurir son jardin au mois de janvier.
  661. Tables astronomiques, composées par Alphonse X de Castille, et adaptées à la longitude et la latitude de Tolède, d’où leur nom. Elles servaient à calculer le mouvement des planètes pendant une période donnée.
    Tout le passage qui suit (v. 1 273 à 1 293) est plein d’indications, de calculs astrologiques tels qu’on les faisait en ces temps. Les années groupées (ann collecti) étaient, dans les tables, les périodes d’années en nombres ronds (20, 40, 60 ans, etc.) ; les années éparses (anni expansi), les nombres qui se trouvaient entre deux de ces nombres ronds (par exemple de 1 à 19 ans), La racine était la position d’une planète à un moment fixe, indiqué par la table. On calculait alors l’intervalle écoulé depuis ce moment, en années groupées et en années éparses, et la table donnait le mouvement de la planète pendant ce temps.
    Le « centre » était la pointe de cuivre qui, dans un astrolabe, indiquait la position d’une étoile fixe ; l’« argument », la quantité fixe (angle ou nombre) à laquelle on ajoutait ou dont on déduisait une seconde quantité ; les « rapports proportionnels », la parité des tables indiquant les mouvements des planètes pendant des fractions d’année ; les « équations », les quantités exactes obtenues en additionnant le mouvement pendant les années groupées, les années éparses et les fractions d’année.
    La huitième sphère est celle des étoiles fixes ; la neuvième, celle du primum mobile. C’est dans la huitième que se trouve Alnath, l’α du Bélier, mais le vrai point de l’équinoxe, ce qu’on appelait la tête du Bélier, se trouve au-dessus, dans la neuvième sphère. On calculait la précession de l’équinoxe d’après la distance entre ces deux points.
    L’expression « première maison » se rapporte à la place de la lune dans le ciel ; elle s’appelait Alnath, d’après l’étoile du Bélier. Les mots face et terme désignent des divisions de chaque signe du Zodiaque. Ces signes se divisaient en trente degrés ; la face avait dix degrés et chaque face était assignée à une planète spéciale ; les termes étaient des divisions inégales et fantaisistes de chaque face.
  662. Tous les exemples qui suivent sont tirés du livre I de Hieronymus contra Jovinianum. Chaucer en a seulement changé l’ordre. Des annotations marginales indiquent même qu’il avait eu l’intention d’en allonger la liste.
  663. Tyran d’Orchomène (probablement en Arcadie) ; près d’Orchomène se trouve le district de Stymphale.
  664. Lors de l’invasion des Galates, appelés par des princes d’Asie Mineure (iie siècle av. J.-C).
  665. Abradate, roi de Suse, tué dans une bataille contre les Égyptiens {Cyropédie, livre VII).
  666. Démocion était un Aréopagite, dont la fille se tua après avoir appris la mort de son fiancé dans la guerre lamiaque (325 av. J.-C).
  667. Les filles du Leuctrien Cédase, violentées une nuit pendant son absence par deux jeunes gens ivres, se tuèrent mutuellement. Leur histoire est racontée par Plularque.
  668. À la prise de Thèbes par Alexandre (336 av. J.-C,), Nicanor, un de ses officiers, voulut épouser une de ses captives, qui préféra se tuer.
  669. Jérôme raconte qu’a cette même prise de Thèbes, une autre jeune fille, violée par un Macédonien, le tua pendant son sommeil et se tua elle-même ensuite.
  670. Nicerate, fils de Nicias, fut mis 4 mort par les Trente Tyrans (404 av. J.-C) et sa femme se tua pour échapper a leurs violences (voir Plutarque, Vie de Lysandre).
  671. Pharmabaze, chez qui Alcibiade s’était réfugié après la chute d’Athènes, le fit tuer et envoya sa tête à Lysandre, laissant son corps sans sépulture. Son amante Timandra l’ensevelit, malgré les ordres de son ennemi. (Plutarque, Vie d’Alcibiade.)
  672. Ovide, Héroïdes, ép. 13.
  673. Teuta, reine d’Illyrie, dont Jérôme loue la chasteté.
  674. Bilia, femme de Duilius, vainqueur des Carthaginois (260 av. J.-C.) au premier combat naval de Rome. Jérôme la loue pour sa patience à supporter la vieillesse et les infirmités physiques de son mari, infirmités dont elle n’avait pas conscience, les croyant communes à tous les hommes.
  675. Rodogune, fille de Darius, tua sa nourrice qui lui conseillait un second mariage, après la mort de son premier époux.
  676. Valérie, sœur de Messala, ayant perdu son mari Servius, refusa de se remarier, disant que pour elle Servius était toujours vivant.
  677. Proverbe analogue à « Ne réveillez pas le chat qui dort ».
  678. Ces six vers (1493-1498) sont omis dans la plupart des manuscrits.
  679. Dans Boccace, la reine prononce en faveur du mari.
  680. Ce conte est en grande partie traduit de la vie de sainte Cécile, telle qu’elle est racontée dans la Légende Dorée, compilation de Jacques de Voragine qui fut archevêque de Gênes à la fin du xve siècle. Abstraction faite du Prologue, la version est littérale jusqu’au vers 343 ; dans le reste du conte Chaucer a pris quelques libertés avec l’original. Il existe aussi de la Légende Dorée une version française par Jean de Vignay (imprimée à Paris en 1513) à laquelle Chaucer semble avoir emprunté l’idée de ses quatre premières strophes. — Le Conte de la Seconde Nonne est antérieur à la Légende des Femmes Vertueuses où il y est fait allusion sous le titre de Vie de sainte Cécile (Prologue, v. 426). Nous l’avons ici sous sa forme originale, car Chaucer ne l’a pas remanié en vue de l’insérer dans le cadre dramatique du pèlerinage. Le Prologue n’est pas une conversation entre l’hôte et la nonne. Le vers 62 : « moi, indigne fils d’Ève », et le vers 78 : « vous qui lisez ce que j’écris » prouvent que le conte n’était pas destiné à être mis dans la bouche d’une nonne ni même à être narré de vive voix. — La Seconde Nonne est l’« autre Nonne » du Prologue des Contes (v. 163).
  681. Idleness, l’Oisiveté, considérée comme une branche de la Paresse et personnifiée par une femme.
  682. Cf. dans le Roman de la Rose, la longue description de dame Oyseuse.
  683. La, i. e l’Oisiveté. Voir note 2, page 455.
  684. La Légende Dorée. Voir note 1, page 455.
  685. Saint Bernard composa le Missus est en l’honneur de la Vierge Marie.
  686. Ce passage, vers 36-51, est une traduction libre de Dante, Paradis, xxxiii, 22-27.
  687. Le triple espace, c’est-à-dire le Ciel, la Terre et la Mer.
  688. Cf. Mathieu, xv, 22-21.
  689. Voir plus haut, note 1, p. 455.
  690. Id., ibid.
  691. Heaven’s lily : lis du ciel. L’étymologie supposée est « cœli lilia ».
  692. I. e. Cœecis via.
  693. Lia : orthographe latine de Leah dans le Livre de la Genèse. Leah est considérée comme type de l’activité.
  694. Exempte de cécité. Étymologie sur le principe « lucus a non lucendo ».
  695. Leos : grec λεώς, forme attique de λαός : peuple.
  696. Peple : people, peuple.
  697. Ardent. Allusion à l’empyrée ou dixième sphère céleste qui contenait l’élément pur du feu.
  698. Erreur de Chaucer. Le latin dit : « Allez par la voie Appienne jusqu’au troisième mille.... »
  699. Urbain, pape, 222-230 ap. J.-C.
  700. Allusion aux Catacombes.
  701. Traduit de l’Épître aux Éphésiens, iv, 5-6. Le vieillard qui apparait est donc saint Paul.
  702. La longue parenthèse si gauche du vers 270 au vers 283 est traduite du latin.
  703. Il semble qu’il y ait ici une erreur du texte pour « le père de ce fils ».
  704. Habileté, intelligence dans l’action (ingenium).
  705. Greffier, secrétaire.
  706. Toute nue, c’est-à-dire « toute faible, misérable ».
  707. Presque tout ce qui suit dans ce passage est de Chaucer. Les vers 489-497 et 508-511 sont entièrement de lui.
  708. Le latin dit « dans un bain d’eau bouillante ».
  709. Ce valet est désigné comme un yeoman (Cf. la note 1 de la page 4).
  710. Multiplier, voir plus bas, vers 731.
  711. Dionysius Cato, poète latin du ive siècle après J.-C, auteur présumé d’un livre extrêmement populaire, intitulé : Disticha de Moribus ad Filium.
  712. Ce conte parait tout entier original. Remarquez l’introduction brusque dans la série d’un nouveau conteur avant que Chaucer ait eu le temps de faire parler tous les pèlerins désignés dans le Prologue. Il semble qu’il n’ait pu se tenir de dire leur fait aux alchimistes, comme s’il eût été témoin ou victime de quelque escroquerie récente.
  713. Un jeu parti (jocus partitus) était un jeu où les chances étaient exactement égales des deux côtés ; d’où le sens de l’anglais moderne jeopardy : hasard, péril.
  714. Au lieu de papeer (papier), nous lisons peper, croyant à une erreur du copiste. Voir la note 1 de la page 295, ci-dessus.
  715. Sublimer, c’est faire passer la matière à l’état de vapeur à l’aide du feu ; calciner, réduire un métal en oxyde.
  716. De nos esprits, c’est-à-dire de nos gaz ou vapeurs.
  717. Vert de Grèce, forme originale, croit-on, de notre « vert de gris ». Bol armoniaque (d’arménien, d’où auj. ammoniaque) = bol arménien, astringent minéral.
  718. Descensoires, vases employés par les alchimistes pour recueillir les huiles per descensum.
  719. Cucurbites, vases en forme de gourde.
  720. Argoil, dépôt de tartre formé sur les parois des tonneaux par les vins qui fermentent ; resalgar ou réalgar : sulfure rouge d’arsenic.
  721. Citrination, teinte de citron que devaient prendre les matériaux de la pierre philosophale quand ils approchaient de la perfection.
  722. Tous les deux, c’est-à-dire le savant et l’ignorant.
  723. Il, c’est-à-dire le métal.
  724. Annuelier, ou Annualier, prêtre qui était employé uniquement à chanter les messes d’anniversaire.
  725. Le mark valait 13 shillings 4 pence, soit les deux tiers de la livre sterling.
  726. Le noble valait 6 shillings 8 pence, soit la moitié du mark.
  727. « Marchandise offerte est à demi vendue (c’est-à-dire à demi-prix) », dit un vieux proverbe français dont on retrouve l’équivalent dans d’autres langues.
  728. Mortifier, en langage d’alchimiste, voulait dire : changer la forme d’un corps mixte.
  729. Lingot dans tout ce passage signifie exactement : moule à couler le lingot.
  730. Ces 2 vers 1233-9 manquent dans un des manuscrits. Le chanoine fait un instant mine de croire que l’opération n’a pas réussi, puis, voyant l’autre tirer la lame, il se déclare satisfait, bien que ce ne soit qu’une mince feuille d’argent. Cette lame provient de la limaille fondue et coulée au moule. La lame d’argent que le chanoine cache dans sa manche ne lui a servi jusqu’ici qu’à façonner le moule ; il l’emploiera directement dans la troisième opération. La seconde lame proviendra encore de la limaille fondue. Le moulage du lingot sur la limaille a pour objet de reproduire en fin de compte trois lames d’argent identiques, par quoi sera triplé l’émerveillement du prêtre naïf.
  731. « What wol ye bet than well ? » La même formule se trouve plus haut. A, v. 3370. Elle semble vouloir dire : « Qu’est-il besoin d’en dire plus ? »
  732. Entendez 40 livres sterling.
  733. Passage embarrassant. M. Skeat comprend : « à tel point qu’il ne reste presque plus d’or ». Mais cette idée est déjà dans le vers précédent, car dire qu’il y a querelle entre les hommes et l’or, signifie que beaucoup tirent le diable par la queue. Le conteur en appelle à ses auditeurs pour constater qu’il y a partout force plaintes de misères, et il poursuit en rejetant la faute pour une bonne part sur les pratiques des alchimistes.
  734. Bayard était un nom souvent donné aux chevaux.
  735. Arnoldus de Villa Nova (Arnoud de Villeneuve), 1235-1314, médecin, astrologue et alchimiste français. Il avait écrit un livre intitulé : Rosarium Philosophorum.
  736. Hermès Trismégiste, l’inventeur prétendu de l’alchimie.
  737. Allusion au Secreta Secretorum attribué à Aristote, recueil d’instructions que le philosophe aurait rédigées pour Alexandre le Grand.
  738. Senior. Ce livre se trouve imprimé dans le Theatrum Chemicum, vol. V, p. 191, éd. 1660, sous le titre Senioris Zadith fil. Hamulis Tabula Chemica. Chaucer a par inadvertance substitué Platon à Salomon.
  739. Ignotum per ignorius : une chose inconnue par une autre plus inconnue.
  740. « For to defende » dit l’anglais. Mr. Skeat comprend : « Comme aussi de l’interdire ».
  741. Manciple, ou économe d’un collège d’hommes de loi. Voir A, v. 567.
  742. Cette localité est ou Harbledon ou Up-and-down-Field, paroisse de Thannington. Bob-up-and-down, c’est-à-dire Sautille-de-haut-en-bas, serait dans tous les cas une corruption populaire du premier nom.
  743. Allusion au cri poussé dans un jeu rustique où il fallait mettre en mouvement une grosse poutre étendue sur le sol et qui figurait un grison, ou cheval embourbé. Le grison est ici le cuisinier et son cheval.
  744. Litt. : par les os de Dieu.
  745. Le cuisinier a bel et bien commencé un conte, voir p. 124. C’est un nouvel indice des tâtonnements de Chaucer.
  746. Gallon, mesure contenant quatre litres et demi.
  747. Mannequin monté sur un pivot et armé d’un bâton ; quand, le frappant maladroitement, on le faisait tourner, on recevait un coup.
  748. « Vin de singe rend les hommes joyeux, vin de lion, les rend colères. On disait aussi vin de mouton, vin de pourceau.
  749. Pourquoi n’était-il pas resté dans les cuisines ?
  750. Rappeler le faucon au poing par le moyen d’un leurre (c’est-à-dire ici : il s’arrangera pour te tenir en son pouvoir).
  751. Ce conte est emprunté à Ovide, Mét., II, 531-632.
  752. Bachelier, aspirant à la chevalerie.
  753. Corvus, garrula cornix, dit indifféremment Ovide, Chaucer fait de crow un substantif masculin, nous avons donc traduit par corbeau et non corneille.
  754. Ovide la nomme Coronis de Larissa.
  755. Les vers 148-154 sont la traduction d’un passage du Liber Aureolus de Nuptiis de Théophraste cité par saint Jérôme.
  756. Les vers 160-186 paraphrasent Boèce à travers le Roman de la Rose, v. 14145-14250 et v. 7799-7804.
  757. Le mot lemman (cher homme) qu’emploie ici Chaucer, est celui qu’il a mis dans la bouche de la fille du meunier causant au lit avec l’étudiant. Voir A, 4 240-7. Il était alors trivial.
  758. Cf. Prol. gén., v. 741-2.
  759. Ceci est sans doute adressé à l’aubergiste, avec un gros rire, comme en témoigne l’équivoque du vers suivant.
  760. Cette anecdote est contée dans le Gesta Romanorum, ch. cxlvi.
  761. Ovide au contraire s’attarde à décrire le drame.
  762. Le scorpion passait à la fois pour avoir un dard mortel et une langue trompeuse.
  763. Prov. XXI, 23.
  764. L’enfilade de sentences qui suit est surtout empruntée au De Arte loquendi et tacendi d’Alberlano de Brescia. Le comique consiste ici dans l’étourdissante prolixité avec laquelle la vieille dame recommande la brièveté ou le silence.
  765. Cf. un autre proverbe flamand, A, 4 357.
  766. « Rumores fuge, ne incipias novus auctor haberi ». Dion Caton, Dist., I, 12.
  767. Bien que Chaucer donne le conte du Curé comme ayant suivi celui du Manciple, Mr. Skeat introduit un nouveau groupe. Il fait observer, en effet, que le Manciple a parlé le matin (voir H, v. 16) et que le Curé parle le soir. Le sermon du Curé devant clore la série, il est évident que Chaucer aurait intercalé d’autres contes entre celui du Manciple et ce sermon final, s’il avait complété son poème.
  768. Ce passage serait peu intelligible si l’on ne se reportait au traité de Chaucer sur l’Astrolabe, II, 41-43 ; quand le soleil est à 29° au-dessus de l’horizon, le rapport entre la taille de Chaucer et la longueur de son ombre est à peu près comme six à onze.
  769. Il faudrait ici, selon M. Skeat, le Taureau ; la Balance est l’exaltation de Saturne.
  770. Allusion aux poèmes allitéralifs du Nord. Il est curieux de noter que Chaucer recourt probablement ici à une locution française : Ça n’a ni rim, ni ram, c’est-à-dire ni rime ni raison.
  771. Jusqu’à présent, en ce qui concerne les sources de ce conte, on en est réduit à des hypothèses. Trois systèmes ont été proposés par les critiques. D’après Skeat (Ed. Chaucer, III, 502 et suiv.), Pollard (Chaucer Primer, p. 124), Jusserand {Hist. Litt. peuple angl., I, 829) et la plupart, Chaucer a paraphrasé la Somme, composée en 1279 par le dominicain Laurent pour Philippe III de France et traduite en anglais vers 1340 par le moine Michel de Northgate sous le titre de The Ayenbite of Inwyt or Remorse of Conscience. Cette Somme est appelée tantôt Somme des Vices et des Vertus, tantôt Li Livres roiaux des Vices et des Vertus ou plus simplement la Somme le Roy. Pour M. G. Paris, c’est « un livre excellent…, où l’on trouve des tableaux de mœurs fort précieux, avec une prédication pleine d’onction, dont le ton rappelle parfois l’Imitation de Jésus-Christ ». (Litt. fr. au moyen âge, p. 187, 1901). On raconte qu’un exemplaire enchaîné à un pilier de l’Église des Innocents restait ouvert à la disposition des fidèles, preuve évidente de la popularité du livre. Il en reste dans les bibliothèques parisiennes une cinquantaine de manuscrits parmi lesquels sont signalés pour l’excellence de leur texte le manuscrit français 1824 de la Bibliothèque nationale (xiiie siècle) et le manuscrit 943 (xive siècle). La Somme fut traduite en provençal. Vers 1502 on en imprima un abrégé à Paris (in-4° caractères gothiques. Bibl. nat., Inv. 5 007). Divers manuscrits sont à l’étranger, l’un d’eux, qui se trouve à Parme, a été publié en partie avec la traduction italienne en regard (Trattatello delle virtu, in-12, Bologne, 1863). Si l’on compare à la Somme le texte de Chaucer, on s’aperçoit que les rapprochements sont peu nombreux, ils concernent d’ailleurs surtout la digression sur les péchés capitaux. Le professeur Liddell propose un autre système : pour lui les sources de Chaucer sont, outre la Somme, un traité anglais du xive siècle, The Clensyng of Mans Sowle, et diverses notes, fruit des lectures personnelles de l’auteur. Le Conte du curé serait donc dans l’ensemble une œuvre originale inspirée par des manuels de dévotion populaires (A New Source of the Parson’s Take, dans English Miscellany, Oxford, 1901). Enfin Kate O. Petersen croit que Chaucer a copié quelque compilation contemporaine où un moine aurait fondu deux traités latins, l’un du dominicain Raymond de Pennaforte (1238), l’autre la Summa seu Tractalvs de Vitiis de Guillaume Peraldus (av. 1261), ce dernier manuel étant la source de la digression sur les péchés capitaux (Sources of the Parson’s Tale, Ratcliffe Collège monographs, Boston, 1901).
  772. Si cette conclusion est de Chaucer, il faut supposer qu’il l’écrivit quand il était vieilli au point de n’être plus lui-même. Il est plus probable que la pieuse main qui remania le Conte du Curé, prêta au poète cette condamnation édifiante de ses meilleures œuvres. Dans tous les cas, ce serait, selon les termes mêmes de la dernière page, non la conclusion d’un des Contes de Canterbury, mais d’un « petit traité » de dévotion indépendant de la série.