Les Contes de Canterbury/Introduction


Traduction par collectif.
Texte établi par Émile LegouisFélix Alcan (p. ix-xxxii).


INTRODUCTION


L’œuvre dont la traduction est donnée dans ce volume a déjà été à plus d’une reprise célébrée chez nous par la critique. En des pages nombreuses et brillantes, tour à tour Taine et M. Jusserand, pour ne parler que d’eux, ont proclamé que les Contes de Canterbury étaient non seulement le premier chef-d’œuvre en langue anglaise, mais encore l’un des poèmes capitaux de l’Europe avant la Renaissance, qu’ils pourraient bien même en être de tous le plus vivant, le plus varié et le plus réjouissant. Nul des lecteurs de leurs belles études qui n’ait senti l’attrait du vieux livre dans leurs citations et à travers leurs analyses. Or c’est un indice curieux (et inquiétant aussi) de notre tournure d’esprit que le manque persistant d’une version accessible de ces Contes si bien loués. Comme il lui arrive trop souvent, le public s’est contenté de l’appréciation de l’ouvrage sans réclamer l’ouvrage même. Il a préféré le jeu d’idées qu’offre une étude littéraire à la lecture directe du livre. Le poème qu’on lui disait si français d’origine et si admirablement adapté aux goûts français, est resté lui-même inconnu, sauf du tout petit nombre de ceux qui le pouvaient lire dans l’anglais du XIVe siècle. En dehors des citations forcément courtes qu’offraient les littératures générales, on n’a mis que des bribes à la portée du public, soit dans le livre d’ailleurs utile de H. Gomont : G. Chaucer, Analyse et Fragments (Nancy, 1847), soit dans la brochure de la Nouvelle Bibliothèque populaire qui s’intitule à tort Les Contes de Canterbury. De traduction totale, une seule, si coûteuse et si excentrique qu’elle a passé inaperçue et qu’elle est presque introuvable ; c’est celle que fit paraître à Londres en 1856-1857 le Chevalier de Châtelain, — traduction en vers vraiment faciles et pédestres à l’excès, trop égayés d’un comique involontaire. À témoin ce court spécimen qui correspond aux vers 23-27 du Prologue général :

La nuit il arriva dans cette hôtellerie
Troupe de pèlerins tous dans leur braverie,
Au nombre de vingt-neuf, gens de tous les états,
De sexes différents et de tous les formats,
Que le hasard avait agglomérés sans doute,
Qui vers Canterbury comme moi faisaient route.

La finesse et l’art de Chaucer ne pouvaient guère transparaître sous ce prosaïsme et ces impropriétés. Les Contes de Canterbury sont donc restés pour la France un de ces chefs-d’œuvre qu’on salue de très loin et qu’on ignore. C’est ainsi qu’il manque au lecteur désintéressé un des livres de jadis qui peuvent le plus pour son amusement ; à l’historien un tableau unique de la vie populaire du xive siècle ; au littérateur un des plus remarquables prolongements à l’étranger de notre poésie nationale, et avec cela une œuvre qui, fondée sur le passé, fait mieux qu’aucune prévoir le progrès de la littérature européenne.

Il est un autre regret auquel le manque de cette traduction peut justement donner lieu. Faute de lire les Contes de Canterbury les Français se sont refusé la seule entrée de plain-pied qui leur fût possible dans la littérature anglaise. Ils ont de ce fait été contraints d’en escalader sur quelque point les murailles à pic, non sans souffrir certain dommage ni sans avoir à se plaindre de la fatigue et de la secousse. N’avaient-ils pas négligé le pont jeté sur le fossé, par où passait la grande route de France en Albion ? Pour qui suit cette large voie aplanie, la direction parait si claire et l’accès devient si commode ! En pénétrant ainsi dans la poésie anglaise, nulle impression d’effarement comme en pays perdu. On a la joie de se retrouver parmi une colonie française qui aurait prospéré outremer, tant l’accueil est souriant et amical. Sans doute elle a en partie changé son langage, mais les mots indigènes qu’elle a adoptés sont en somme l’unique obstacle à l’échange immédiat des idées. Ce pas est à peine franchi que la communion devient parfaite : pensées, sentiments, histoires, plaisanteries, tours d’esprit et de style, on y retrouve ce qu’on a laissé derrière. On y est chez soi, avec l’agrément d’être en même temps hors de chez soi ; on y apprend selon des modes familiers des choses curieuses sur un pays différent. Pas une fois on ne se butte à l’un de ces exotismes d’âme qui font trébucher l’explorateur. On n’a pas un seul de ces sursauts en présence d’un état de sensibilité différent qui empêchent avec l’entière intelligence l’entière sympathie. Nul écrivain anglais ne nous communique au même degré que Chaucer le sens de cette entente cordiale primitive. Ce n’est certes pas que nous songions à le revendiquer comme nôtre ; il nous est préférable que ses vers et ses contes aient essaimé de chez nous pour former au dehors une ruche nouvelle, riche et prolifique. Ainsi pouvons-nous dans la suite, après avoir séjourné quelque temps auprès de lui, passer mieux préparés aux autres grands poètes anglais, vrais indigènes ceux-là et parfois très étrangers à notre esprit, mais qui ont tous été à quelque degré ses élèves, et tous ont salué en lui le maître et le père.

De ce que rien dans Chaucer ne nous déconcerte, ne concluons point toutefois qu’il n’a rien à nous apprendre de neuf. Sa nouveauté relativement à nos trouvères est au contraire extrême. Il est leur disciple, mais un disciple de génie original. Il se distingue d’eux non en qualité d’étranger mais à titre d’innovateur. Il part d’eux pour tendre la main aux dramatistes de la Renaissance. Il prend sur nos écrivains du xive siècle la même avance que prenaient alors les Italiens, mais pour d’autres raisons et d’une autre manière. Ses Contes de Canterbury résument tout le Moyen Âge et portent en germe, quelquefois même déjà épanouis, les caractères principaux de l’âge moderne.

Le charme et la gaîté des récits apparaîtront assez, nous l’espérons, au lecteur de la traduction. Le tableau de mœurs dont l’attrait et l’instruction sont surtout dans les détails du poème perdrait presque toute sa couleur dans un résumé. Les sources où Chaucer a puisé sont signalées, autant qu’on les connaît, dans les notes mises à chacun des Contes. Dans ces conditions, il semble que la meilleure préparation à la lecture de l’œuvre consiste à fixer les aspirations et le dessein de Chaucer en la composant. Comment il a conçu l’idée de ce poème distinct de tous ceux de ses prédécesseurs, distinct aussi de tous ceux qu’il avait lui-même écrits ; comment, en puisant à pleines mains dans le trésor d’histoires courantes, il a pu construire une œuvre toute personnelle et originale où s’aperçoivent nettement les traits de la littérature à venir, ce sont là les seules indications qui trouveront place dans les quelques pages de cette préface.

En 1386, lorsqu’il se mit à écrire ses Contes de Canterbury, Chaucer avait environ quarante-six ans. En retournant les yeux, le fils du marchand de vin de Londres pouvait voir s’étendre une vie déjà longue et singulièrement variée. Ses souvenirs d’enfance lui parlaient d’un entrepôt au bord de la Tamise, d’un va-et-vient de marchands, de matelots et de clients. À ces impressions de commerce et d’existence bourgeoise avaient succédé vers dix-sept ans les élégances de la Cour où il était tour à tour page des enfants d’Édouard III et valet de chambre du roi lui-même. Il se revoyait entre temps guerroyant sur les chemins de France, et, prisonnier des Français, se consolant sans doute de ce déboire en se perfectionnant dans leur langue et en lisant leurs poètes. Par-dessus tout il chérissait dans sa mémoire le séjour d’une année, en 1372-1373, qu’une mission diplomatique lui avait permis de faire à Gênes, à Pise et à Florence, dans l’Italie tout illuminée des rayons de la première Renaissance. Puis le cercle de sa vie s’était refermé — sauf l’échappée de nouvelles missions qui devaient en 1378 le conduire en Flandre, en France et en Lombardie, — et depuis douze ans, rentré dans son milieu natal, il habitait une maison sise dans la tour d’Aldgate, porte fortifiée de la Cité, et il exerçait la charge de contrôleur des douanes pour le port de Londres. Que de gros livres de comptes le poète avait en soupirant couverts de son écriture ! Mais voici que cette tâche antipathique lui était enfin enlevée et que, par faveur royale, il avait obtenu le droit de se faire suppléer dans ses fonctions. Laissant la besogne à quelque commis il venait de s’installer hors de Londres, à Greenwich, qui était alors la vraie campagne. Une vie de loisir et d’aisance s’annonçait pour lui où il pourrait verser dans une grande œuvre la riche moisson d’un homme qui avait eu l’occasion de s’initier aux pratiques de mainte profession et aux mœurs des classes les plus diverses de la société anglaise, non sans visiter entre temps les pays d’Europe les plus féconds alors en nouveautés littéraires et artistiques.

Au cours de cette existence accidentée, où ne manquaient pas non plus les expériences amoureuses, galanteries de poète et de courtisan, joies et surtout peines de mariage, Chaucer avait trouvé le temps d’amasser une curieuse érudition. Il avait pris une teinture de toutes les connaissances alors accessibles ; sans oublier l’alchimie et surtout l’astrologie. Ses lectures encyclopédiques recouvraient, avec le vaste champ déjà parcouru par un Jean de Meung, les acquisitions faites depuis près d’un siècle. Déjà considérable était aussi sa production littéraire. Des milliers de vers et de nombreuses pages de prose attestaient son activité d’écrivain. Il avait certes le droit d’être fier en songeant à ce qu’il avait accompli. Grâce à lui plus d’un des livres fameux du temps passé ou des pays du continent avait été mis en anglais et gardait dans cette langue neuve une beauté de forme qui rivalisait avec celle des originaux. L’Angleterre lui devait une traduction de la Consolation de Boëce, une version du Roman de la Rose, une adaptation du roman poétique de Boccace, Troïle et Cressida. Chaucer avait capté pour en faire offrande à ses compatriotes les œuvres alors les plus réputées de la latinité, du français et de l’italien. La variété de ses connaissances et de ses goûts l’avait conduit à traiter tour à tour de religion et de philosophie, de chevalerie et d’amour. Et il avait su en chaque circonstance adapter souplement sa forme à la diversité de sa matière. Sa poésie comprenait tout un clavier allant des virelais et des ballades courtoises aux vastes compositions en stances ou aux longues suites régulières de distiques. Il excellait également à manier l’octosyllabe léger et le vers de dix syllabes ou « héroïque ». Il pouvait se dire avec complaisance qu’il avait sinon créé, du moins transfiguré la versification anglaise. Il l’avait trouvée crue et gauche, gênée par les exigences de la rime et le laissant voir, peinant pour atteindre à l’expression du sens, trop heureuse si elle y réussissait et n’osant encore porter plus haut son ambition, rarement capable de beauté, presque purement mnémotechnique. Très vite il avait employé le rythme à moduler, la rime à souligner, ses effets de tendresse ou d’humour. Il n’y aurait pas eu présomption de sa part à se considérer comme le premier artiste véritable en sa langue.

Toutefois la satisfaction avec laquelle Chaucer pouvait contempler son œuvre accomplie n’était pas entière et sans mélange. Il avait l’esprit trop critique, trop hostile à l’illusion, pour ne pas s’avouer qu’il n’avait encore été, avec tous ses dons, qu’un docte et habile écolier. La grande masse de ses écrits consistait après tout en traductions. Certaines de ces traductions étaient sans doute plus libres que les autres et il s’était çà et là ménagé des ouvertures par où exhaler un peu de ses goûts et de ses sentiments personnels. Mais il n’avait pas fait œuvre vraiment neuve. Peut-être même les changements qu’il s’était permis à tel poème célèbre, comme à cette histoire d’amour sensuel et d’infidélité féminine, Troïle et Cressida, tout en manifestant sa puissance propre, avaient-ils mis des disparates dans un ensemble primitivement harmonieux. Les mœurs anglaises s’y superposaient plutôt qu’elles ne s’y fondaient à celles de l’Italie. On avait ainsi la déconcertante inconséquence d’un tableau où un ciel inquiet du pays de Kent serait posé sur une chaude végétation napolitaine.

Encore, dans ce poème, qui restait son chef-d’œuvre jusqu’ici, Chaucer avait-il conduit l’entreprise jusqu’au bout. Mais, par deux fois au moins, il avait senti si promptement l’incompatibilité de son génie naturel avec celui de ses modèles qu’il avait lâché pied avant de gagner le terme. Tenté par la grande allégorie, selon la mode régnante, il avait imaginé sa Maison de la Renommée où il dirait la vanité des jugements humains et les caprices de la gloire. Il avait débuté avec verve, sur un vaste plan, pour s’arrêter à mi-chemin, découragé sans doute par ce que les machines de l’œuvre avaient de factice, de contraire à ses instincts de présentation libre et vivante. Ses lectures de Dante, qui l’avaient d’abord stimulé, l’avaient bientôt ensuite laissé inquiet et désemparé. Il l’avait dit. Il s’était senti emporter par un grand aigle jusqu’à la voie lactée d’où la Terre n’apparaissait plus que comme un point dans l’espace. Invité à s’instruire dans la science stellaire, il avait confessé la peur que lui donnait pareille altitude, et finalement déclaré qu’il s’en remettait à des yeux plus puissants que les siens pour lire les signes célestes. Il s’était séparé de l’aigle avec une révérence narquoise autant qu’admirative, donnant à entendre en bon réaliste d’Angleterre, comme le devait faire quatre siècles plus tard Wordsworth, que la haute région raréfiée des abstractions et des rêves ne lui était pas respirable et que le sol terrestre était son domaine à lui.

Il s’était rapproché de terre, en effet, dans le dernier poème qu’il eût composé depuis lors, sa Légende des Femmes exemplaires, gracieux et tendre sujet où, en expiation des sarcasmes qu’il avait préalablement décochés à l’amour et à la femme, il se proposait de canoniser — d’après Ovide et Boccace — les grandes amantes tragiques de la mythologie et de l’histoire qui furent les martyres de Cupidon, les victimes de la trahison de l’homme. Comme toujours il se lança de grand cœur dans ce martyrologe pour souffrir bientôt de ce que la kyrielle avait de partial et de monotone. Il se lassait de cette unique corde élégiaque sur laquelle il avait à frapper. Il y fallait un tempérament exclusif d’idéaliste, alors que son sens vif de la réalité le ramenait, malgré qu’il en eût, à la pensée des femmes diverses, inégales, capables de bien ou de mal. Un irrésistible sourire lui venait de place en place déchirant l’illusion qu’il avait pour tâche de créer. Et voici que ce poème encore s’arrêtait avant sa conclusion, que l’auteur s’en détournait avec une sorte d’écœurement, trop conscient de son parti pris, et aspirant après un thème qui lui permît de faire tourner devant les yeux, librement, les aspects changeants et contradictoires de la vie réelle.

Cependant l’âge venait pour lui. Il était temps qu’il mît la main sur un sujet apparenté à son génie et conforme à son expérience. Sans quoi il n’aurait été qu’un pionnier pour les poètes anglais à venir mais n’aurait lui-même rien laissé qui portât vraiment son empreinte. Ses succès incomplets, ses ébauches, ses découragements mêmes, lui avaient heureusement révélé, avec sa nature, le caractère de l’œuvre personnelle qu’il était fait pour créer. Il ne s’agissait plus d’un simple remaniement de livre étranger. Ce ne serait non plus ni une allégorie, ni une idéalisation à outrance. Ce serait avant tout un poème d’observation et de diversité.

Mais, au fait, pourquoi rejeter dédaigneusement tout ce qu’il avait déjà traduit ou inventé ? Parmi les œuvres de courte haleine que contenaient ses manuscrits, il en était plusieurs qui pouvaient, prises à part, lui paraître bien étroites, étant l’émanation chacune de quelque heure exclusive de sa vie, celle-ci écrite dans un jour de piété, celle-là de romanesque, cette autre de gauloiserie. Mais, réunies, ne composaient-elles pas déjà un curieux ensemble dont la monotonie était bien le moindre défaut ? Il y avait là une histoire de Grisélidis traduite en stances de la prose latine de Pétrarque, qu’il avait peut-être entendu lire à l’humaniste lui-même à Padoue, — et c’était sans doute une exaltation quintessenciée de la patience féminine, d’un sentimentalisme sans défaillance ; — mais il y avait aussi un monologue de certaine commère de Bath qui en était bien la contre-partie comique la plus tranchante ; tout le bien comme tout le mal qui peut être pensé ou dit de la femme tenait dans ces deux poèmes antithétiques. Chaucer trouvait encore dans ses tiroirs, mises par lui en anglais, des parties de sermons sur la pénitence et sur les sept péchés capitaux, une pieuse homélie en vers sur la vie de sainte Cécile, un conte moral en prose sur les vertus de dame Prudence, scolastique épouse de Mellibée, traduit d’Albertano de Brescia à travers Jean de Meung. En regard de ces ouvrages édifiants, il possédait à n’en pas douter plus d’un fabliau salé. Il avait aussi l’ébauche d’un roman de chevalerie sur la rivalité de Palamon et d’Arcite, tiré de la Théséide de Boccace et l’adaptation rimée d’une allégorie de Nicolas Trivet sur les épreuves de dame Constance, laquelle figurait le christianisme. Et quoi encore ? Nous pouvons plutôt conjecturer que donner précisément et complètement la liste des écrits qu’il avait dès 1386 achevés ou commencés. D’ailleurs il se sentait très capable d’ajouter presque indéfiniment à la série de ces compositions aux tons variés. S’il pouvait trouver le moyen de combiner ces contraires, il aurait atteint pour la première fois l’équilibre que réclamait son intelligence. Ainsi présenterait-il une vision mobile et contrastée, partant vraie, de la nature humaine. Combien serait neuf un recueil vaste qui pourrait associer de façon naturelle ces extrêmes, dans le sein complaisant duquel se placeraient sans effort le fabliau auprès du conte sentimental, le récit pieux à côté du roman chevaleresque, le sermon en face du dit satirique ! Et comme cela s’accorderait mieux avec sa nature, lui qui avait toutes ces humeurs à tour de rôle, et aucune de façon stable, de mettre au monde l’œuvre composite où il se manifesterait, selon les pages, lyrique, épique, conteur tendre, conteur leste, plein de poésie, ou de sentiment, ou d’humour, ou de jovialité !

Or le Moyen Âge avait produit, — et Chaucer les connaissait bien, — de longues séries d’histoires, inspirées de l’Orient, comme les Gesta Romanorum ou le Roman des Sept Sages. Si Chaucer ne semble pas avoir jamais eu entre les mains ce merveilleux Décaméron où Boccace venait de renouveler le genre en faisant de ses cent nouvelles un tableau vivant de la société florentine, il n’ignorait pas que, tout près de lui, son ami Gower venait d’écrire sa Confessio Amantis, où mainte compilation antérieure était mise à contribution. Mais, dans ces recueils, si le nombre et la diversité des histoires étaient partout, la variété des tons ne se trouvait nulle part. Nul ne s’était encore avisé de chercher à rompre l’inévitable monotonie de toute série de contes, même excellemment contés, qui sortent directement, du premier au dernier, des lèvres du poète, ou qui n’ont au mieux pour intermédiaires entre lui et le lecteur que des personnages irréels ou identiques, et en somme médiocrement existants. Il s’agissait pour Chaucer d’interposer entre lui et ses lecteurs des conteurs nombreux et distincts dont chacun aurait son individualité bien marquée. C’est alors que lui vint l’idée si simple et pourtant si neuve d’un pèlerinage où seraient réunis gens de toutes conditions. Depuis le printemps de 1385 il vivait, dans son logis de Greenwich, sur le chemin des pèlerins incessamment attirés de tous les comtés d’Angleterre vers le sanctuaire du martyr Thomas Becket, à Canterbury. Il avait eu mainte occasion de voir défiler ces cavalcades panachées où hommes et femmes, chevaliers et bourgeois, artisans et clercs, ecclésiastiques de tout ordre et de tout degré, se confondaient dans une camaraderie momentanée. Peut-être s’était-il lui-même, un beau jour, mû par la dévotion ou par la simple curiosité, joint à quelqu’une de ces troupes. L’idée trouvée, l’œuvre allait de soi : il n’y avait qu’à décrire ces pèlerins en donnant à chacun, avec les insignes de sa condition, ses traits individuels, puis qu’à placer dans chaque bouche des contes appropriés.

La galerie des portraits qui mène aux contes est la seule partie de l’édifice qui ait été achevée définitivement, ou presque définitivement. Les vingt-neuf compagnons de route de Chaucer y figurent fixés en des traits et des couleurs que les années n’ont fait, semble-t-il, qu’aviver. Par une réussite sans égale il a pu, tout en paraissant énumérer, une à une et sans ordre, des figures rassemblées par le hasard, peindre un large tableau de la société contemporaine. Sauf la royauté et la haute noblesse d’une part, de l’autre la canaille, ces deux extrêmes que la vraisemblance excluait du pèlerinage, il a représenté en raccourci presque toute la nation anglaise de son temps.

Ils sont là une trentaine appartenant aux professions les plus dissemblables. Le Chevalier avec son fils l’Écuyer et le Yeoman, ou valet d’armes de ce dernier, figurent les gens de guerre. Un Médecin, un Homme de loi, un Clerc d’Oxford et le poète en personne, donnent un aperçu des professions libérales. L’agriculture est représentée par un Laboureur, un Meunier, l’Intendant d’un seigneur, un Franklin ou franc-tenancier ; le commerce, par un Marchand et un Marin ; les industries par une Drapière de Bath, un Mercier, un Charpentier, un Tisserand, un Teinturier, un Tapissier ; les métiers de bouche par l’Économe d’un collège de légistes, par un Cuisinier ou traiteur et par l’aubergiste du Tabard, guide jovial et fort en gueule de la bande pèlerine. Le clergé séculier a son bon Curé de village et son odieux Semoneur ou huissier de tribunal ecclésiastique, auxquels viendra s’adjoindre en cours de route un Chanoine adonné à l’alchimie. Les ordres monastiques sont largement pourvus : riche Moine bénédictin, Prieure avec Nonne chapelaine, Frère mendiant ; non loin de ces religieux rôde l’équivoque Marchand de pardons.

Nul doute que Chaucer, en quête de conteurs distincts, ne se soit d’abord avisé de cette différenciation la plus facile et la plus nette qui consiste dans le contraste des professions. Cela fait — et faisait surtout alors — une bigarrure de couleurs et de costumes dont l’œil est saisi d’emblée, une suite d’habitudes et de tendances que l’esprit entend à demi-mot. Il suffisait de noter les traits génériques, les caractères moyens de chaque métier, pour obtenir déjà des portraits fortement accusés et qui ne risquaient pas d’être confondus. Plus d’une fois le poète s’en tient à un simple relevé des indices professionnels : c’est le cas de son Yeoman, de son Marchand, de son Marin, de ses cinq Artisans, membres d’une corporation, de son Homme de loi et de son Médecin. Néanmoins il va souvent au delà ; ces signes de métier qu’il n’omet jamais, et qui donnent à tous les pèlerins une généralité par quoi ils sont vraiment représentatifs, il lui arrive de les resserrer et de les diriger en inclinant soit à l’idéalisation, soit à la satire. Aussi vrai que son Chevalier est le parangon des preux, que son Curé de village est le modèle des bons pasteurs, que son Clerc d’Oxford est le type de l’amour désintéressé de l’étude, — inversement son Moine, son Frère, son Semoneur, son Pardonneur, rassemblent les traits les moins estimables de leurs congénères. Parfois aussi une généralisation d’une autre espèce vient croiser et enrichir celle du simple métier : l’Écuyer est en même temps la Jeunesse ; le Laboureur est encore la Charité parfaite chez les humbles ; la Drapière de Bath est du même coup l’essence de la satire contre la femme.

Enfin il ne s’en tient pas là ; il vivifie et rajeunit les descriptions convenues ou les généralisations antérieures en ajoutant des détails que lui fournit l’observation directe. Il superpose les traits individuels aux génériques ; il donne, même quand il peint le type, l’impression de peindre une personne unique, rencontrée par hasard. Ainsi va-t-il de son Meunier, de son Intendant, de la plupart de ses Ecclésiastiques, de son Aubergiste du Tabard, et surtout de ses deux femmes, la Prieure et la Bourgeoise de Bath. Cette combinaison des divers éléments est chez lui d’un dosage variable, extrêmement adroit sans qu’il y paraisse. Un peu plus de généralité, et ce serait le symbole figé, l’abstraction froide ; un peu plus de traits purement individuels, et ce serait la confusion où l’esprit s’égare faute de points de repère.

La vraisemblance est d’autant mieux obtenue que nulle trace d’effort ou de composition ne se révèle :

Ses nonchalances sont ses plus grands artifices.

Les détails semblent se succéder au petit bonheur : les traits de costume ou d’équipement alternent avec les notations de caractère ou de moralité. Cela paraît à peine trié et ordonné. Ajoutez que la naïveté des procédés rappelle sans cesse celle des peintres primitifs, par je ne sais quel air de gaucherie, par la raideur inexperte de certains contours, par une insistance sur des minuties qui fait d’abord sourire, par la recherche des couleurs vives et en même temps par l’unique emploi des teintes plates à l’exclusion des tons dégradés. La présentation des pèlerins est faite avec une simplicité monotone dont le plus rude artiste ne se contenterait pas aujourd’hui. Un à un, en des cadres rangés à égale distance l’un de l’autre, placés sur le même plan, et tous à la même hauteur, ils nous regardent tous de face. Les seules diversités extérieures consistent en deux toiles laissées vides (peut-être provisoirement) avec les noms seuls écrits au bas, celui de la Nonne qui sert de chapelaine à la Prieure, et celui du prêtre qui l’accompagne[1] ; ou bien encore en la réunion dans un même cadre des cinq artisans de la Cité, auxquels le poète n’a pas cru devoir consacrer de portraits séparés.

L’art, qui s’est abstenu d’intervenir dans la présentation et dans le groupement, semble s’être tout entier réservé pour peindre avec une application extrême tel objet ou emblème particulier qui, tout secondaire qu’il soit, fera saillie pour le regard et se fixera dans la mémoire. Voyez le vêtement du jeune Écuyer « tout brodé, comme serait une prairie, de fraîches fleurs blanches et rouges », et près de lui le forestier qui le sert, en veste et chaperon verts. Sur la blanche robe de la Prieure avec quel relief se détache, entourant la manche, ce chapelet de corail dont les dizaines sont marquées par de gros grains verts et au bout duquel pend un bijou d’or ! Quel saisissant contraste fait sur le teint sanguin du Franklin sa barbe blanche comme une pâquerette ! Comme elles nous frappent l’œil, les chausses de fine écarlate rouge si bien tirées que porte la Bourgeoise de Bath, ou encore la chevelure d’un jaune cireux du Pardonneur qui lui tombe comme un écheveau de filasse sur les épaules !

Des teintes plus calmes et plus amorties ne manquent pas non plus, aidant par le contraste à éclater les couleurs crues qui sont dans leur voisinage et témoignant mieux encore que celles-ci peut-être des intentions du coloriste : la casaque de futaine du preux et modeste Chevalier, toute rouillée par sa cotte de mailles ; le manteau râpé du pauvre Clerc ; l’habit grisâtre de l’Homme de loi ; le sourcot gris bleu du sec Intendant, et, plus saisissante encore, l’absence de toute notation de costume et de couleur dans le portrait du bon Curé que nous avons loisir d’imaginer éclairé par la seule lumière de ses yeux évangéliques.

C’est presque tout le Prologue qu’il faudrait citer en exemple de ces détails concrets par lesquels s’évoque une physionomie. Les caractères moraux essentiels sont mis en relief avec la même apparente simplicité, la même sûreté réelle de moyens que les couleurs ou les pièces de costume révélatrices. Simples renseignements biographiques, anecdotes suggestives, traits de métier et traits individuels, vers qui résument une nature, tout cela se combine ingénument en un ensemble qui fait saillie, qui a des contours nets et vigoureux, sans tremblement d’atmosphère, et qui ne s’oublie pas. Et la pensée retourne de nouveau à ces portraitistes primitifs vers lesquels nous allons d’abord avec l’indulgence supérieure de la maturité pour l’enfance, mais dont l’art se manifeste à la longue si consciencieux, si exact, si pénétrant jusqu’à l’âme aussi, qu’on se demande parfois si tous les progrès de la peinture n’ont pas depuis consisté en des adresses extérieures et des subtilités dont l’effet n’aurait été que d’éliminer ou d’obscurcir l’essentiel.

Chaucer a donc pu rivaliser avec le peintre. Ses portraits nous tiennent lieu d’enluminures ; la lecture de son Prologue écarte le regret de n’avoir pas ses pèlerins exposés en une galerie par un maître du temps. Mais le poète a des ressources refusées au peintre ; il dispose des sons comme des couleurs. Chaucer use de cet avantage avec un égal bonheur. Il nous fait entendre les grelots qui, à la bride du beau cheval brun monté par le Moine, tintent au vent siffleur « aussi clair et aussi fort que la cloche d’une chapelle ». Il saisit le joli zézaiement maniéré sur les lèvres du Frère, la petite voix de chèvre du Pardonneur, les trois ou quatre termes latins que le grossier Semoneur exhale avec son haleine qui sent le poireau, l’ail et l’oignon.

Mieux encore, ces portraits achevés, Chaucer s’est avisé de les faire descendre de leur cadre. Il ne passe pas du portrait au conte sans intermédiaire. Il ne nous permet pas d’oublier en route que le conteur est un être vivant, avec ses gestes à lui et son timbre de voix. Il fait au cours de la cavalcade deviser ses pèlerins entre eux ; il les montre s’interpellant, s’approuvant, et se gourmant surtout. Ils jugent les histoires les uns des autres et ce jugement trahit les préoccupations, les sentiments, les intérêts de chacun. Une véritable comédie en action circule ainsi d’un bout à l’autre du poème, en reliant les différentes parties, restée (il est vrai) à l’état d’ébauche, mais suffisante quoique inachevée pour témoigner des intentions de l’auteur. L’Aubergiste du Tabard, élu grand maître des cérémonies par la troupe, y joue le principal rôle. Il tient lieu du Chœur, a-t-on justement dit, dans le drame antique, applaudissant, censurant, comparant l’histoire dite avec son expérience personnelle, les héroïnes de vertu ou de vice avec sa propre femme, s’emportant à l’occasion contre le méchant d’un conte, comme un homme du peuple injurie encore aujourd’hui le traître d’un mélodrame. Parfois des pèlerins ennemis de métier ou de nature en viennent aux mots vifs, presque aux coups : l’athlétique Meunier et le maigre Intendant déblatèrent l’un contre l’autre ; le Frère se chamaille avec le Semoneur. Le Meunier puis le Cuisinier s’enivrent. Le Pardonneur et la Femme de Bath dissertent interminablement avant d’en venir à leur histoire. Les prologues et les épilogues particuliers ramènent sans cesse l’attention des contes aux pèlerins qui les disent ou les écoutent, et soulignent le dessein du poète : faire de chacun de ses récits l’expression naturelle et vraisemblable de tel ou tel individu.

Pour y atteindre, Chaucer s’est servi des disparates mêmes de ses matériaux. Ces histoires qu’il allait mettre dans la bouche de ses pèlerins, et dont il tenait plusieurs déjà écrites, se répartissaient en des genres fixes, aux contours roides, et si distincts qu’ils pouvaient paraître insociables. Si Chaucer avait connu le Décaméron, il aurait pu à bon droit désespérer d’imiter l’exemple de Boccace : il était trop tard pour qu’il jetât à la fonte, lui aussi, les récits comiques ou tragiques, en prose ou en vers, du temps passé, afin de les couler ensuite dans le moule d’une égale urbanité, d’un style moyen, tempéré, capable, sans s’élever ni s’abaisser, de traiter tous les sujets. Chaucer ne songea pas à unifier. Il tira profit de la discordance pour la variété dramatique. À pèlerins divers de costume et de caractère il prêta des contes différents de fond et de forme. Son poème est une sorte d’Arche de Noé où des spécimens de tous les gens littéraires alors existants ont trouvé place, chacun y gardant la singularité de sa physionomie. La prose, les distiques, les stances, se succèdent et se croisent. Voici un sermon pur et simple, la parodie d’une ballade, une élégie, un conte sentimental, et voici un lot de fabliaux. Les histoires arrivent là de toutes les sources, et, loin de cacher leur origine, souvent le poète lui-même la révèle : elles viennent de la Légende dorée, des contes merveilleux d’Orient, des lais celtiques, de l’histoire ancienne ; c’est une fable tirée d’Ovide ou une fable dérivée du Roman de Renard ; c’est une allégorie religieuse extraite de Trivet ou une épopée romanesque issue de Boccace ; c’est un dit, ou monologue à la façon de France.

Il fallait encore — et ce n’était pas le moins difficile de la tâche — attribuer à chaque pèlerin celui de ces contes qui convenait à sa caste et à sa nature. Cela encore Chaucer l’a fait admirablement où il a eu le temps de le faire, et la réussite est telle dans les parties achevées de son poème qu’on peut, qu’on doit admettre qu’il y eût triomphé d’un bout à l’autre s’il avait mené l’œuvre à sa conclusion. Son plan était immense. Chacun des trente pèlerins s’engageait à dire deux contes en allant à Canterbury et deux au retour. Cela eût fait cent vingt contes au total. Or Chaucer n’a pas même pu donner un seul conte à chacun des voyageurs. Ce qui est infiniment plus regrettable, il n’a pas toujours eu le loisir de faire, même pour les vingt-quatre contes vraiment contés, l’ajustement du conte au conteur. Il n’a pas même effacé partout les traces de ses hésitations : — le Marin semble parler tout d’un coup comme s’il était une femme, la seconde Nonne se désigne comme « un indigne fils d’Ève », l’Homme de loi annonce une histoire en prose et dit une légende en stances. On ne saurait donc parler de l’adaptation comme accomplie en chaque rencontre. Mais assez a été accompli pour que nous appréciions le dessein du poète et son talent d’exécution. Ce que nous avons permet d’affirmer que ce simple rattachement, où il a été fait, contenait le germe d’une transformation capitale dans la littérature et même dans l’esprit, — un progrès dont Chaucer ne trouvait le modèle nulle part.

Un conte peut en effet être considéré en soi ; le but de l’écrivain est alors de lui faire produire la plus forte impression par la manière dont il distribue les parties, dont il suspend et dénoue l’intrigue, dont il agence les détails en vue du coup de surprise final. Le conte sera donc excellent, simplement s’il a été adroitement conduit et s’il est écrit avec élégance ou vivacité. Mais le même récit peut encore être envisagé relativement au conteur. Dans ce cas l’auteur a pour consigne de se dérober, de sacrifier ses goûts propres, son intelligence, sa façon de juger, afin de céder la place à un second qui peut être ignorant, maladroit, sot, grossier, ou bien mû par des enthousiasmes ou des préjugés que le poète ne partage pas. Du même coup l’intérêt du lecteur tend à se déplacer ; il passe de l’histoire, de sa matière, de l’adresse du tour ou des charmes du langage, à la façon dont le conte adhère au personnage fictif qui a charge de nous le dire, qui demeure en scène, seul visible, et paraît endosser la responsabilité de ce qu’il narre. Chaucer a déduit la plupart des conséquences de ce principe dans les parties de son œuvre auxquelles il a pu mettre la dernière main. Il a eu grand soin de laisser se révéler le conteur en introduisant dans plus d’un conte des hors-d’œuvre, des digressions qui en rompent la ligne droite, mais par où s’écoule la science, le bavardage ou la manie de celui qui parle. Certes le conte n’est plus toujours, dans l’abstrait, si bon, si rapide, si lestement et habilement tourné qu’il pourrait l’être, ni si souvent relevé de spirituels mots d’auteur. Ce n’est plus autant un absolu ; c’est une partie dans un ensemble complexe et qui ne peut être jugée que par rapport à cet ensemble. Ainsi, pris à part, le conte de la Bourgeoise de Bath est inférieur en aisance, en dextérité et en brillant à Ce qui plaît aux Dames de Voltaire. Mais le conte tel qu’il est dans Chaucer ne sort pas de la bouche du poète ; il émane d’une commère qui y met sa philosophie de la vie et s’en fait un argument ; il lui sert à proclamer son idée des rapports entre mari et femme. Vu de cette manière, il prend une richesse et un comique qui font paraître minces et sans portée les vers agiles du poète français. D’ailleurs ce conte n’est ici que parcelle — la moins importante et savoureuse — de cette immense confession que nous fait la Bourgeoise. Du rôle principal il a passé à celui d’accessoire.

Le conte du Pardonneur gagnerait certes en vivacité d’allure s’il s’allégeait de certaine parenthèse de deux cents vers, vraie diatribe contre l’ivrognerie et les jeux de hasard. Mais sans cette excroissance nous n’aurions pas l’amusante reproduction des pratiques de notre marchand d’indulgences, de l’adresse avec laquelle il mélange le sermon le plus orthodoxe avec l’histoire la plus impressionnante pour en venir à ses fins intéressées. Comment les bons villageois douteraient-ils d’un homme qui cite les textes et attaque les vices tout comme monsieur le curé ? Mais avec combien plus de verve ! Car il pousse hardiment, lui, vers les effets burlesques, sa peinture des faits et gestes de l’homme qui a trop bu ; il est riche, pour cela de son expérience personnelle, — notez qu’il loue la sobriété d’une bouche encore humide de sa dernière lampée. Et, si l’on y prend garde, on sera cette fois encore tenté de préférer la digression au récit, pourtant si coloré et énergique.

On pourrait aisément relever pareils effets dans le conte que fait le valet du chanoine alchimiste, récit coupé d’exclamations indignées et arrêté par de mystérieuses réticences. Car le conteur est l’homme du peuple à qui la langue démange et qui, pourtant, a conscience du péril de trop parler. Et puis, il ne sait trop s’il admire plus ou s’il hait davantage la science de son maître. Même dupé, ruiné de bourse et de santé, il n’est pas encore tout à fait remis de l’éblouissement où il a vécu, au service d’un sorcier capable de paver d’or toute la route « d’ici à Canterbury ». Rien que de cette prétention à la puissance, il sent qu’il rejaillit sur lui du prestige. Il s’étourdit et étourdit ses auditeurs du nom de tous les instruments qu’il a maniés, des métaux et des sels qu’il a vainement aidé à transformer en or, des termes magiques dont faisait emploi son maître. Tout le long du récit, il va cahotant d’un reste d’illusion à la colère, et de la colère au bon sens ; l’histoire marchera comme elle pourra. Il n’a pas seulement à narrer une anecdote, il a aussi toutes sortes de sentiments contradictoires à épancher.

Mais il n’est pas même nécessaire à Chaucer, pour transformer le conte profondément, d’y faire entrer tant de traits réalistes, tant de traces visibles de la nature du conteur. En plus d’une rencontre l’attribution suffit, avec quelques mots ajoutés, ou même sans rien. Quel ingénieux choix que celui du pauvre Clerc idéaliste, tout à ses livres, vivant dans le recueillement, à distance des luttes d’intérêt, pour retracer les épreuves de la patiente Grisélidis, fontaine de douceur, parfait symbole de l’obéissance conjugale et de la résignation ! C’est déjà assez faire ressortir l’extraordinaire d’une telle vertu que de l’évoquer peu après que la Drapière de Bath a dit sa propre vie. Mais ce n’est pas tout. Le bon Clerc aux yeux baissés n’est point un benêt. Pour se complaire dans une histoire d’abnégation aussi incorruptible, il ne prétend pas qu’il faille trop y croire ni s’attendre à trouver en ce monde beaucoup de Grisélidis. Sans changer de ton, sans grimace ni enflure, avec seulement une lueur scintillante dans ses yeux de rêveur, en homme d’étude dont l’humour est concentré et intérieur, il préviendra les pèlerins que « Grisilde est morte » et que le temps est passé pour les hommes de tenter la patience de leur femme, pour les femmes de s’abîmer dans l’humilité.

Ainsi flotte-t-il un sourire autour de plus d’une des belles histoires romanesques du livre. Le joli portrait d’une douce ironie qui nous a été fait de la Prieure, il suffit de le rapprocher de l’histoire qu’elle nous dit, d’entendre la voix chantonnante et nasillarde qui s’échappe de ses lèvres minaudières, d’évoquer sa grâce coquette et ses pleurs faciles, pour que la légende du petit clergeon tué par les Juifs, de sa dévotion à Marie et du miracle que la Vierge opère pour révéler les meurtriers, — il suffit (dis-je) que l’idée du ton et de la manière de la conteuse nous suive pour que la légende nous paraisse moins une vérité d’Évangile que l’effusion, d’ailleurs exquise, d’une dévote au cœur sensible.

De même le miracle de sainte Cécile. Le poète qui l’avait d’abord célébré en son nom propre, le prête maintenant à une Nonne que, par malheur, il n’a pas pris le temps de décrire ; mais de ce fait ne sommes-nous pas invités à l’imaginer comme une représentante moyenne de sa profession ? Alors l’éloge véhément de la virginité conservée même en état de mariage, les explosions d’ironie à demi hystérique de la sainte devant un juge en somme bénin, la violence dure et l’excès presque inhumain de la vertu qui nous est retracée, — tout cela devient comme l’expression de la Nonne exaltée, et cesse d’avoir une vérité impérative en dehors d’elle. C’est moins la vie véridique d’une sainte que la véridique révélation, au moyen de cette histoire, des sentiments d’une religieuse et de l’atmosphère que l’on respire dans un couvent.

Même le sermon final du bon Curé, — tout plein d’une doctrine qu’approuve et révère le poète et qu’il fait exposer par le plus exemplaire de ses pèlerins, — n’apparaît pas moins comme un sermon, c’est-à-dire comme une suite de pieuses paroles qui est longue à l’ordinaire et risque de rendre les gens somnolents, quand nous entendons l’Aubergiste, avant de donner la parole au prêtre, lui recommander d’une voix inquiète « d’être fructueux en peu de temps, car le soleil va se coucher ». Immédiatement se dresse la pensée de la distance qui existe entre les plus belles instructions morales et la capacité bornée de l’humanité commune pour les entendre et s’y soumettre. Et il ne nous est pas interdit de garder en mémoire l’anxiété de « notre hôte » tandis que nous écoutons dévotement le curé de village.

Enfin, dernier pas, Chaucer va jusqu’à nous offrir des histoires dont il nous permet de nous moquer, si même il ne nous invite pas à les juger en soi fastidieuses ou ridicules. Le Moine essaie de compenser sa mine trop fleurie de joyeux veneur, sa carrure de grand « engendreur », en psalmodiant la plus lugubre des complaintes sur la fin tragique des illustres de ce monde ; il est assez cuirassé d’embonpoint et d’indifférence, lui, pour soutenir avec calme le choc de ces infortunes anciennes ; mais le bon cœur du Chevalier souffre et proteste ; l’Aubergiste bâille et déclare que « ce conte ennuie toute la compagnie ». Le chapelet funèbre ne sera pas égrené jusqu’au bout, et le Moine rentrera dans le silence, après avoir par la force soporifique de sa parole rétabli l’opinion de sa gravité dans l’esprit des pèlerins. Chaucer non plus ne pourra pas mener au terme le conte qu’il s’est attribué. L’Aubergiste sensé le rabrouera pour ce qu’il chante une ballade de chevalerie qui rime beaucoup mais ne rime à rien. Sommé de dire une histoire où il y ait moins d’assonances et plus de doctrine, il se vengera de son critique sournoisement en lui obéissant à la lettre. Il renoncera aux vers et répétera en prose la redoutable et interminable allégorie où Dame Prudence prouve à son époux, par tous les Pères de l’Église et tous les docteurs du stoïcisme, qu’il doit prendre en douceur les maux peu communs dont il est affligé. Dans ces trois cas, il serait malavisé, le lecteur qui chercherait son plaisir dans l’excellence des contes, au lieu de l’extraire, comme le poète, de leur absurdité ou de leur ennui.

Ainsi se transforment les contes, simplement par la justesse de l’attribution, alors que, pour le reste, ils conservent visible leur marque d’origine. Mais il faut se garder de croire qu’à l’intérieur même des contes nul progrès ne se révèle. Ne revenons pas sur les digressions qui y pénètrent, mais qui, après tout, n’en font point partie intégrante. La même faculté vivifiante qui donna corps et âme aux pèlerins court et circule dans beaucoup des récits qu’ils font. Ici sans doute l’apport de Chaucer est très inégal selon les cas. Si grande et légitime que soit l’admiration des Anglais pour le premier poète qui leur ait fait connaître les vers de tendresse et de grâce, il faut convenir que Chaucer est très faiblement original dans la partie sérieuse, proprement poétique, des Contes de Canterbury. L’histoire de ce genre qu’il ait le plus remaniée est sûrement la Théséide de Boccace ; il a réduit ce qui était presque une épopée chevaleresque en stances au point d’en faire surtout un drame de rivalité amoureuse, et il se trouve que le récit de Boccace, surchargé de descriptions, a gagné souvent à cette réduction. Mais ailleurs Chaucer est ou traducteur littéral, comme pour le conte de Mellibée, ou adaptateur très voisin du modèle comme pour le sermon du curé, pour la vie de sainte Cécile, le De Casibus du moine, la légende de Constance et la légende de Grisélidis. Sans doute il est admirable qu’il ait pu conter en stances si pures, dans une langue avant lui si incertaine, ces deux dernières histoires. La preuve de son véritable don de poésie tendre est encore plus manifeste si l’on songe que les quelques additions qu’il y a faites en sont à peu près sans exception les passages les plus pathétiques, les plus pleins de douceur humaine, et témoignent d’une exquise délicatesse de sensibilité. Toutefois les vers originaux ne sont là que quelques gouttes très pures apportées à de larges rivières. D’un goût plus douteux sont des parenthèses humoristiques qui dérangent quelquefois (sans justification dramatique) la teneur égale, l’unité d’impression d’une histoire qui a besoin de foi. Si chère que nous soit sa malice, avouons que Chaucer ne se retient pas toujours assez de sourire aux endroits où il devrait tenir sa gravité. À tout prendre, c’est surtout pour ses compatriotes qu’il est considérable comme poète de la piété, de la chevalerie ou du sentiment. À cet égard, si l’on fait exception pour les deux cents premiers vers si suaves du Conte du Franklin dont on n’a pas encore retrouvé la source immédiate, il n’a rien apporté de considérable à la poésie européenne.

Tout autre est le cas pour les histoires comiques et réalistes, analogues à nos fabliaux. Ici l’enrichissement est tel qu’on pourrait parler de création. Et cela reste en partie vrai, même si nous comparons Chaucer avec l’auteur du Décaméron, qui sut infuser à un genre originairement si sec tant de chaleur et de rougeur de sang. Mais tandis que Boccace, gardant la concision du genre, ne dépasse guère le tableau de mœurs, Chaucer, moins dense et moins passionné, s’avance progressivement vers l’étude des caractères ; il reproduit à l’intérieur de plus d’un de ces contes cet effort pour saisir l’individu qui fait la gloire de son Prologue. Boccace mène au roman picaresque ; Chaucer montre déjà la voie à Molière et à Fielding. C’est à ce point que chez lui l’intrigue, l’anecdote initiale, qui fut le tout du fabliau et qui reste le principal dans Boccace, passe à l’arrière-plan, s’efface, n’est plus guère qu’un prétexte. Dès le Conte du Meunier on s’en aperçoit à l’importance que prennent les portraits : celui de l’étudiant, celui du clerc Nicolas, celui d’Alison. Mais le plus caractéristique à cet égard est le Conte du Semoneur. Tout ce qui importe, ce sur quoi Chaucer s’étend, c’est la mise en scène du Frère mendiant, ses façons à la fois patelines et familières, ses extraordinaires efforts d’éloquence pour arriver à escroquer l’argent de son malade. Quand on atteint la grosse farce primitive, le meilleur du conte est achevé, et plus des deux tiers en est dit. Ce qui fut l’unique raison d’être du fabliau de Jacques de Basiu n’est plus ici que la simple conclusion d’une étude de caractère ensemble très approfondie et merveilleusement comique.

Il y a plus. L’étude des personnages ne peut se faire à une certaine profondeur sans ébranler la convention du genre. À l’état pur le fabliau repose sur le ridicule de cocuage. Le mari trompé est l’objet d’un éclat de rire. Ce que le fabliau recèle de sympathie, et c’est peu, va au contentement de voir se satisfaire la sensualité de la femme et de son ami. Qu’une note de vérité humaine se glisse dans le cadre traditionnel et voici qu’il menace d’éclater. Or, aussi vrai que Molière déconcerte le rire quand il nous met en face de la passion sincère et de la souffrance réelle d’Arnolphe, de même Chaucer n’est pas loin d’enrôler notre compassion, et jusqu’à notre préférence, pour le vieux Janvier du Conte du Marchand. Il est ridicule, ce Janvier, d’avoir voulu, sur ses vieux jours, épouser la jeune Mai. Il est grotesque, lorsqu’avec ses rides, et ses cheveux blancs, il caresse sa jolie femme, et le page Damien est singulièrement plus à l’aise que lui dans une semblable attitude. N’importe ! l’amour profond, attristé par le sentiment même de son âge, s’exprime si fortement par sa bouche ; il atteint si près du lyrisme dans ses appels à Mai ; il a un cri si déchirant de détresse quand il se voit trahi : « il poussa un rugissement comme la mère quand son enfant va mourir », que le lecteur souffre avec lui, oublie l’aveugle égoïsme du vieillard, et incline à condamner la cruauté de la jeune femme insensible à sa peine, toute à la satisfaction de son sensuel désir. À ce moment, ce n’est plus même la comédie simple ; c’est le drame plus complexe qui se joue devant nous, — le drame sans parti pris exclusif, oscillant entre le rire et la pitié. Et pourtant l’histoire qui nous est dite est purement le fabliau du Poirier, type par excellence du genre cynique. Il suffit, pour se rendre compte du pas fait en avant, de lire d’abord le Poirier Enchanté dans Boccace ou dans La Fontaine, puis d’ouvrir le Conte du Marchand de Chaucer.

Sans cesse nous éprouvons en lisant les Contes de Canterbury, surtout les contes plaisants, l’impression que quelque chose est en train de naître. Un levain d’observation et de vérité fermente à l’intérieur de genres fixes, qui eurent leur perfection spéciale, mais étroits et condamnés. Ce travail qui s’opère, c’est le théâtre moderne, voire le roman moderne, qui donnent leurs premiers signes manifestes d’existence.

Cet Anglais du xive siècle, parfois empêtré dans une syntaxe enfantine, encore imbu de scolastique, la mémoire surchargée de citations et d’autorités bibliques ou profanes, ayant sur sa tête un ciel astrologique plus étrange aux regards européens d’aujourd’hui que celui de l’hémisphère sud, — ce « translateur » docile d’œuvres disparates et souvent elles-mêmes surannées, — se trouve en vérité avoir ouvert une ère nouvelle. C’est qu’en lui le désir de voir et de comprendre la vie a passé avant l’ambition de la transformer. Poète exilé pour péché d’humour des régions les plus hautes de la poésie, la curiosité l’a décidément emporté chez lui sur la foi, et les joies des yeux ou de l’intelligence sur celles de l’enthousiasme. Les paroles qu’il a entendues lui ont paru toujours réjouissantes, et même véridiques, du moins comme indices de la nature et de la pâture de qui les disait. Il mène le groupe, sans cesse accru, des contemplateurs qui accepteront comme un fait, avec une indulgence amusée, sans prétendre à reteindre l’étoffe d’une couleur unique, l’entrecroisement des fils de diverses nuances dont se compose le tissu bigarré d’une société. Il a sans doute jugé certaines couleurs plus belles que d’autres, mais c’est sur le contraste de toutes qu’il a fondé à la fois sa philosophie de la vie et les lois de son art.

Émile Legouis.



  1. Je dis le Prêtre et non les trois Prêtres. Voir la note du vers 164, p. 525.