Les Contes de Canterbury/Conte de Chaucer sur Mellibée

Traduction par Charles Bastide.
Texte établi par Émile LegouisFélix Alcan (p. 190-195).



Le Conte de Chaucer sur Mellibée.


Prologue du Mellibée.


« Plus de ça, pour la dignité de Dieu !
2110(dit notre hôte) car tu me rends
si las de tes fieffées sottises
que, aussi sûr que Dieu me bénisse,
les oreilles me font mal de ton écœurante histoire.
Je donne au diable pareille rime !
Ce doit être rime de chien[1] » (dit-il).
« Pourquoi cela ? (lui dis-je). Pourquoi veux-tu m’empêcher
plus que les autres de dire mon conte,
puisque c’est la meilleure rime que je sache ? »
« Pardieu ! (dit-il) c’est que tout net, et en un mot,
2120ta rime écœurante ne vaut pas un étron ;
tu ne fais rien que perdre notre temps.
Messire, en un mot, tu ne rimeras pas davantage.
Voyons si tu peux nous conter quelque geste
ou nous dire du moins quelque chose en prose
où il y ait un peu d’amusement ou un peu de doctrine. »
« Volontiers (dis-je), par la passion du bon Dieu !
Je vais vous conter une petite chose en prose
qui devra vous plaire, je le suppose ;
autrement, certes, vous êtes trop difficile.
2130C’est un vertueux conte moral ;
il est vrai qu’il est parfois conté de diverse manière
par diverses gens, comme je vais vous l’expliquer ;
voici comme : vous savez que chaque évangéliste
qui nous raconte la passion de Jésus-Christ
ne dit pas tout comme son compagnon ;
mais néanmoins leur récit est toute vérité,
et tous s’accordent pour le sens

bien qu’il y ait dans leur manière des différences ;
car les uns en disent plus, et les autres moins
2140 quand ils décrivent sa piteuse passion ;
je parle de Marc et de Mathieu, de Luc et de Jean ;
mais sans nul doute leur sens ne fait qu’un.
Donc, vous tous, messeigneurs, je vous en supplie,
si vous trouvez que je varie dans mes paroles,
si, par exemple, je dis un peu plus
de proverbes que vous n’en avez ouï auparavant —
tels qu’ils sont compris dans ce petit traité-ci[2], —
afin de renforcer l’effet de ma matière,
et si je ne dis pas les mêmes mots
2150 que vous avez entendus, je vous en conjure tous,
ne m’en blâmez point ; car, pour le fond de mon récit,
vous ne trouverez pas grande différence
avec le sens de ce petit traité
d’après lequel j’écris[3] ce joyeux conte.
Écoutez donc ce que je vais vous dire
et laissez-moi conter toute mon histoire, je vous prie ».


Le Conte de Chaucer sur Mellibée[4].

[Ici il a paru bon de substituer à la traduction complète une rapide analyse. Le conte en prose de Mellibée a contre lui d’être très ennuyeux et très long. Il tient dans l’édition de Skeat (Student’s Chaucer) 25 pages sur deux colonnes très serrées. Il était d’ailleurs inutile de le traduire puisqu’il n’est lui-même, comme on le verra dans la note, qu’une traduction littérale du français et que l’original te trouve dans le charmant Ménagier de Paris, livre fort accessible. Toutefois il faut remarquer que la scolastique et insupportable longueur de cette histoire fait (dramatiquement) son intérêt, dans l’occurrence. Chaucer vient d’être bafoué pour sa ballade si fertile en rimes et si vide de raison. Il se venge en contant une histoire sans une rime cette fois, et chargée de raison, sagesse et doctrine, à en couler bas. Le plaisant est ici dans le bon tour qu’il joue aux pèlerins. Mais c’est beaucoup trop pour les patiences d’aujourd’hui qu’un volume entier où l’humour reste sous-entendu d’un bout à l’autre. Mieux vaut signaler l’énorme mystification que de la reproduire.]

« Un jouvenceau appelé Mellibée, puissant et riche, eut une femme nommée Prudence, et de cette femme eut une fille. Advint un jour qu’il alla s’ébattre et jouer et laissa en sa maison sa femme et sa fille. Les portes étaient closes. Trois de ses anciens ennemis appuyèrent échelles aux murs de sa maison, et par les fenêtres entrèrent dedans, et battirent sa femme, et navrèrent sa fille de cinq plaies et la laissèrent presque morte, puis s’en allèrent. »

Quand Mellibée revint, il s’abandonna au désespoir. « Pour ce Prudence se contint un peu de temps, et puis quand elle vit son temps, si lui dit : Sire, pourquoi vous faites-vous sembler fol ? Il n’appartient point à sage homme de mener si grand deuil. Votre fille échappera si Dieu plaît : si elle était ores morte, vous ne vous devez pas détruire pour elle, car Sénèque dit que le sage ne doit prendre grand déconfort de la mort de ses enfants, ains doit souffrir leur mort aussi légèrement comme il attend la sienne propre… Quand tu auras perdu ton ami, que ton œil ne soit ni trop sec ni trop moite, car, encore que la larme vienne à l’œil, elle n’en doit point issir ; et quand tu auras perdu ton ami, pense et efforce-toi d’un autre recouvrer, car il te vaut mieux un autre ami recouvrer que l’ami perdu pleurer. Si tu veux vivre sagement, ôte tristesse de ton cœur… Appelle donc tous tes loyaux amis et te gouverne selon le conseil qu’ils te donneront. »

Les amis de Mellibée s’assemblèrent très nombreux. On entendit parler successivement un chirurgien, un physicien, un avocat. Mellibée ne montrait que trop clairement combien était impatient de venger l’injure faite et de déclarer la guerre à ses ennemis. En vain un sage vieillard tenta-t-il de prêcher la conciliation : « lors les jeunes gens et la plus grande partie de tous les autres moquèrent ce sage et firent grand bruit et dirent que tout ainsi comme l’on doit battre le fer tant comme il est chaud, ainsi l’on doit venger l’injure tant comme elle est fraîche, et écrièrent à haute voix : guerre, guerre, guerre ! »

Heureusement Prudence avait vu le danger. Quand les conseillers se furent retirés, elle s’approcha de son mari, elle réfuta en un long discours préliminaire les arguments par lesquels il prétendait ne pas l’écouter, et termina par ce savoureux éloge de la femme : « Quand vous blâmez tant les femmes et leur conseil, je vous montre par moult de raisons que moult de femmes ont été bonnes et leur conseil bon et profitable. L’on a accoutumé de dire : conseil de femme, ou il est très cher ou il est très vil. Car encore que moult de femmes soient très mauvaises et leur conseil vil, toutefois l’on en trouve assez de bonnes et qui très bon conseil et très cher ont donné. Un maître fit deux vers ès quels il demande et répond et dit ainsi : Quelle chose vaut mieux que l’or ? Jaspe. Quelle chose plus que jaspe ? Sens. Quelle chose vaut mieux que sens ? Femme. Quelle chose vaut mieux que femme ? Rien. Par ces raisons et moult d’autres peux-tu voir que moult de femmes sont bonnes et leur conseil bon et profitable. Si donc maintenant tu veux croire mon conseil, je te rendrai ta fille toute saine et ferai tant que tu auras honneur en ce fait. » Mellibée consentit à écouter sa femme et voici les sages paroles qu’il entendit.

« Puisque tu te veux gouverner par mon conseil, je te veux enseigner comment tu te dois comporter en prenant conseil. Premièrement tu dois le conseil de Dieu demander devant tous autres, après tu dois prendre conseil en toi-même et lors dois-tu ôter trois choses de toi qui sont contrarieuses à conseil, assavoir ire, convoitise et hâtiveté. Enfin tu dois réunir tes conseillers. Tu dois appeler seulement tes bons et loyaux amis, surtout les vieillards, car ès anciens est la sapience, et te garder d’écouter les flatteurs, les faux amis et les jeunes fous. » Les conseillers réunis, il faut savoir les interroger, ne rien leur cacher, et la délibération terminée, exécuter ce qu’on a décidé. L’assemblée tumultueuse à laquelle Mellibée avait soumis sa querelle était incapable d’émettre un avis sage : c’étaient des « gens étranges, jouvenceaux, fols, losengeurs, ennemis réconciliés portant révérence sans amour. Tu as erré en refusant de suivre l’avis de tes amis sages et anciens, mais as regardé seulement le plus grand nombre et tu sais bien que les fols sont toujours en plus grand nombre que les sages et pour ce le conseil des chapitres et des grandes multitudes de gens où l’on regarde plus le nombre que les mérites des personnes erre souvent, car en tels conseils les fols ont toujours gagné ». Il faut aller au fond des choses : « L’injure qui t’a été faite a deux causes ouvrières et efficientes, la lointaine et la prochaine ; la lointaine est Dieu qui est cause de toutes choses, la prochaine sont tes trois ennemis. Qui me demanderait pourquoi Dieu a voulu et souffert qu’ils t’aient fait telle injure, je n’en saurais pas bien répondre pour certain, car, selon ce que dit l’Apôtre, la science et jugement Notre Seigneur sont si profonds que nul ne les peut comprendre ni encerchier suffisamment. Toutefois par aucunes présomptions je tiens que Dieu qui est juste et droiturier, a souffert que ce soit advenu pour cause juste et raisonnable… Tu as été ivre de tes richesses et as oublié Dieu ton créateur, ne lui as pas porté honneur et révérence ainsi comme tu devais. Tu as péché contre Notre Seigneur car les trois ennemis de l’humain lignage qui sont le monde, la chair et le diable, tu as laissé entrer en ton cœur tout franchement par les fenêtres du corps de sorte qu’ils ont navré ta fille, c’est assavoir l’âme de toi, de cinq plaies, c’est-à-dire de tous les péchés mortels qui entrèrent au cœur parmi les cinq sens du corps. Par cette semblance Notre Seigneur a permis à ces trois ennemis d’entrer en ta maison par les fenêtres et de navrer ta fille en la manière dessus dite. » Jusque-là Mellibée avait écouté patiemment le long discours de Dame Prudence, il l’arrête maintenant, il n’est pas du nombre des « bien parfaits », « son cœur ne peut être en paix jusques à tant qu’il soit vengé », n’est-il pas riche ? pourquoi ne pas profiter de l’avantage que donne la fortune puisque « toutes choses, selon Salomon, obéissent à pécune » ?

« La fiance, de vos richesses, répondit doucement Prudence, ne suffit pas à guerre maintenir. La victoire ne dépend pas du grand nombre de gens ou de la vertu des hommes mais de la volonté de Dieu. » Et elle conclut ainsi : « Je vous conseille que vous accordiez à vos ennemis et que vous ayez paix avec eux, car vous savez que un des plus grands biens de ce monde, ce est paix. Pour ce dit Jésus-Christ à ses apôtres : bienheureux sont ceux qui aiment et pourchassent paix, car ils sont appelés enfants de Dieu. »

Alors Mellibée se déclara convaincu par « ces paroles très douces » et s’en remit entièrement au jugement de Dame Prudence. Celle-ci manda les adversaires en secret lieu, et les ramena à de meilleurs sentiments. Ensuite elle réunit les amis de Mellibée qui conseillèrent à celui-ci le pardon. Par un suprême retour de l’esprit de vengeance, Mellibée se disposait à prononcer contre ses ennemis repentants une sentence sévère : l’exil et la confiscation des biens, quand Prudence intervint encore. « Quand Mellibée eut ouï les sages enseignements de sa femme, si fut en grande paix de cœur et loua Dieu qui lui avait donné si sage compagne, et quand la journée vint que ses adversaires comparurent en sa présence, il parla à eux moult doucement et leur dit : la grande humilité que je vois en vous me contraint à vous faire grâce et pour ce nous vous recevons en notre amitié et en notre bonne grâce, et vous pardonnons toutes injures et tous vos méfaits encontre nous, à celle fin que Dieu au point de la mort nous veuille pardonner les nôtres. »



  1. Rym doggerel. L’expression est devenue courante en anglais pour désigner les vers irréguliers, surtout burlesques.
  2. Il semblerait que Chaucer montre ici le petit livre français qu’il va traduire, et qu’il suppose connu de quelques pèlerins. Il n’y ajoutera pas en réalité de proverbes, mais force mots qui font redondance.
  3. Ce j’écris (au lieu de je débite) témoigne d’un oubli de Chaucer, ou plutôt d’un manque de remaniement, comme s’il avait d’abord destiné ces vers pénibles à l’introduction d’une traduction séparée du Mellibée.
  4. Écrit en latin vers 1246 par Albertanus, avocat de Brescia, le Conte de Mellibée fut traduit en français par « Frère Renaut de Louhans » de l’ordre des Frères prêcheurs, c’est-à-dire, d’après M. Paul Meyer, par Jean de Meung. Le texte de Chaucer est traduit sur la version française. Le conte d’Albertanus a été édité pour la Chaucer Society par M. Thor Sundby (Albertani Brixiensis Liber Consolalionis et Consilii, 1873). On trouvera la version française dans le Ménagier de Paris (Paris, Crapelet, 1846, 2 vol. ; vol. 1, pp. 186-235). Il existe de nombreux manuscrits du Livre de Mellibée et Prudence : M. Skeat en signale deux au Musée britannique ; l’éditeur du Ménagier, M. Pichon, s’est servi de divers manuscrits existant soit en France, soit en Belgique. Certaines variantes au texte qu’il donne sont empruntées au Ms. 518 de la Bibliothèque nationale (fonds français, ancien fonds) et concordent d’une façon frappante avec la traduction de Chaucer. J’en signalerai une entre autres :
    Texte de Chaucer. Ménagier. Ha. 578.
    This wrong which that is doon to the is engendred of the hate of thyne enemys ; and of the vengeance-takinge upon that wolde engendre another vengeance, and muchel sorwe and wastinge of richesses (2531 ssq.). Injure est engendrée de haine, acquisition d’ennemis enflambés de vengeance, de haine et contens guerres naissent, et degastment de tous biens. Injure est engendrée de la haine de tes ennemis ; de la vengeance se engendrera autre vengence, hayne, contens, guerre et dégastemens de tes biens (fol. 61).

    On peut, il est vrai, noter quelques divergences : Senek seith (Chaucer 2173), le sage dist (Ms. 578) ; appeered rather to a womman than to his apostles (Cb. 2265), à femme qu’à homme car il apparut premier à Marie Magdalaine que aux apostres (Ms. 578) ; après : hir conseil is nat rype (2388), Chaucer ne traduit pas une phrase qui se trouve dans le texte français, etc. La traduction de Chaucer est parfois très heureuse et très fidèle ; elle renferme cependant des erreurs de sens ; ainsi : La petite vivre occist le grant torel (fol. 63), est traduit : the litel wesele wol slee the grete bole (2515), Chaucer a vu dans vivre le latin viveira (le furet) et non vipera (la vipère). On lit dans la version anglaise : « Somme folk han greet lust to deceyve, but yet they dreden hem to be deceyved » (2518), ce qui traduit la phrase française : « aucunes gens ont enseignié eulx décevoir, mais ils ont trop doubté qu’on ne les déceust » (fol. 63). Mais cette phrase veut dire : « à force de se défier des autres, leur ont montré à les tromper », interprétation confirmée par la citation latine rappelée ici : « Quidam fallere docuerunt, dura falli timent » (Sénèque, Epist., III, § 3). Le texte anglais, quand on le compare à la version française, est souvent lourd : Chaucer est prolixe ; il délaye en traduisant. Aussi, l’impression d’ennui qu’on a à le lire, on l’éprouve bien moins à lire « Frère Renaut de Louhans. » Qu’on rapproche les passages suivants :

    Texte français. Traduction de Chaucer.
    Beaulx seigneurs, la besoingne pour quoy nous sommes icy assemblés est moult haute et pesant, pour raison de l’injure et du maléfice qui est moult grant, et pour raison des grans maulx qui s’en pevent ensuivre ou temps advenir, et pour la force des richesses et des puissances des parties ; pour lesquelles choses il seroit grant peril errer en ceste besoingne. (Ms. 578. f. 57). Cf. Ménagier, p. 190.

    Je, dist Mellibee, entends ainsi que je doy garnir ma maison de tours, de chastaolx, d’eschifes, et de autres édiffices par lesquels je me puisse garder et deffendre, et pour cause desquels les ennemis doubteront approuchier ma maison (Id., f. 63). Cf. id., p. 209.

    Car fortune est une verrière qui de tant comme elle est plus belle et plus clere et plus resplendissant, de tant est-elle plus tost brisée (Id., f. 65). Cf. id., p. 214.

    Lordinges, the nede for which we been assembled in this place is a ful hevy thing and an heigh matere, by-cause of the wrong and of the wikkednesse that hath be doon, and eek by resoun of the grete damages that in tyme cominge been possible to fallen for this same cause ; and eek by resoun of the grete richesse and power of the parties bothe ; for the whiche resouns it were a fui greet péril to erren in this matere (2311 ssq.).

    Melibeus answerde and seyde : Certes I understande it in this wise ; that I shal warnestore myn house with toures, swiche as han castelles and othere manere edifices, and armure and artelleries, by whiche thinges I may my persone and myn hous so kepen and defenden, that myne enemys shul been in drede myn hous for to approche (2522 ssq.).

    The more cleer and the more shyning that fortune is, the more brotil and the soner broken she is (2639 sq.).

    Nous nous contentons dans les pages ci-dessus de donner quelques extraits de la version française (Ms. 578) reliés par une courte analyse. Ces extraits ne sont pas des citations ; l’orthographe, et, dans le cas d’un petit nombre de mots difficiles à comprendre, le texte, sont modernisés.