Le Zend-Avesta (trad. Darmesteter)/Volume III/Chapitre IV/II


 
Traduction de James Darmesteter

Édition : Musée Guimet. Publication : Ernest Leroux, Paris, 1893.
Annales du Musée Guimet, Tome 24.


INTRODUCTION
CHAPITRE IV
Les éléments étrangers dans l’Avesta
II.
Le démon Bûiti. Son identité avec Buddha. — La tentation de Zoroastre et celle de Çâkyamuni. — Les controverses contre Gaotema Gotama. — Entrée du Buddhisme dans l’Iran oriental au iie ou au ier siècle avant notre ère.


II


Le Buddhisme, à l’inverse du Brahmanisme, n’est pas sans chronologie, et les emprunts ou les allusions buddhiques, s’il y en a, datent par là les textes où ils paraissent.

Le démon Bûiti (Bûiti daêvô) qui, sur l’ordre d’Ahriman, se précipite sur Zoroastre naissant pour le faire périr, est défini par le Bundahish^^2 « le

1. C’est ainsi que le Nirnngistân rend daêvayasna (§§ 10, 16).

2. Bundahish, XXVIII, 34 : cf. Vd. XIX, 1, note 4. démon qui est dans les bûl » (dans les idoles) et il est assimilé « au démon sous forme d’idoles que l’un adore dans l’Inde, celui qu’adora Bûtâsp ». On a déjà vu que Bûtâsp est, chez les Persans et les Arabes, le fondateur de la secte samanéenne ou buddhique 1[1], et son nom même n’est qu’une corruption du titre religieux de Câkyamuni, le Bodhisattva. Par suite, pour la tradition ancienne, Bûiti est le démon qui est l’objet du culte buddhique, c’est le Buddha en tant qu’adoré. La tradition a-t-elle raison et Bûiti est-il une corruption soit de Buddha, soit de Bodhi 2[2] ? Autrement dit, à l’époque où fut rédigé le récit de la tentation de Zoroastre, dont l’assaut de Bûiti est le premier acte, se représentait-on le Buddhisme comme la religion ou une des religions contre lesquelles il avait à lutter ? On a remarqué depuis longtemps le rapport frappant que présente l’histoire de la tentation de Zoroastre par Ahriman avec la tentation de Çâkyamuni par Mâra 3[3]. À l’un et l’autre le tentateur offre tous les biens du monde, et dans l’une et l’autre scène la tentation repoussée précède l’obtention de la vérité suprême. Si le rédacteur de l’Avesta a connu le Buddhisme, il n’y a rien d’étonnant qu’il ait emprunté à sa légende, pour la retourner contre lui, un trait si édifiant et si facile à utiliser.

Un passage du Yasht des Fravashis fait allusion à des polémiques victorieuses avec l’imposteur Gaotema 4[4]. Est-ce le divin Gotama ? Si les Zoroastriens de l’Avesta et les Buddhistes étaient voisins, rien de plus naturel que ces controverses, qui étaient dans l’esprit et les habitudes de l’une et l’autre religion : le Buddha Gotama dans les Jâtakas a passé sa vie à confondre les sectaires de tout ordre, et un des grands exploits que la tradition postérieure prête à Zoroastre est la conversion, après une controverse publique, du grand sage de l’Inde, Cangragaca 5[5].

Le Buddhisme a commencé à sortir de l’Inde dès le règne d’Açoka, qui envoie des missionnaires dans l’empire des Séleucides ; mais ce n’est que sous les princes grecs de la Bactriane qu’il se répand dans l’Iran orienlal. Fondé vers l’an 250, l’empire gréco-bactrien franchit l’Hindou-Kouch vers l’an 200, conquiert Caboul et le Panjâb et se transforme en empire indo-grec : dès l’an 190 avant notre ère, ses monnaies deviennent bilingues elle pâli d’Açoka prend place sur les légendes à côté du grec. L’empire gréco-bactrien périt vers l’an 125, l’empire indo-grec lui survit un siècle. Un de ses plus grands rois, Ménandre, laisse dans la tradition buddhique, sous le nom de Milinda, le renom d’un saint. Au commencement de l’ère chrétienne, les Scythes, qui ont déjà absorbé l’empire indo-bactrien, mettent un terme à l’empire indo-grec. Avec le plus grand d’entre eux, Kanishka, le Buddha paraît en personne sur les monnaies royales ; ces monnaies, du ier siècle de notre ère, offrent le premier spécimen connu du type divin, comme elles offrent le premier spécimen connu des divinités zoroastriennes.

De ces faits, résulte la conclusion que le Buddhisme a pu pénétrer l’Iran oriental dès le iie siècle avant notre ère, c’est-à-dire dès que les Gréco-Bactriens, en descendant dans les régions indiennes, eurent ouvert une voie de civilisation de l’Indus à l’Oxus. En fait, au ier siècle avant notre ère, il était établi en Bactriane. Alexandre Polyhistor, qui écrit vers l’an 80-60 avant le Christ, donne aux prêtres de la Bactriane le nom de Samanéens, Σαμαναῖοι[6] : c’est le nom vulgaire des prêtres buddhiques, Samana, altération palie et buddhique du Çramaṇa brahmanique ; c’est déjà le Shaman شمن de la littérature postérieure, destiné à une telle fortune dans toute l’Asie centrale[7]. Le Buddhisme, une fois installé dans ces régions, devait y subsister longtemps : il n’en fut extirpé que par l’Islam.

Si donc l’Avesta, dans sa forme actuelle, a des parties rédigées dans un voisinage buddhique, ces parties ne peuvent être antérieures au iie siècle, ou, pour laisser aux systèmes le temps suffisant de se connaître et de se mesurer, au ier siècle avant notre ère.


  1. 1. Vd. XIX, 1, note 4.
  2. 2. L’altération n’a rien d’exagéré dans un emprunt. Cette représentation de la dentale douce par t se retrouve peut-être dans le sanscrit kṛikadâçu devenu kahrkatâs (Vd. XVII, 15, note 26). On peut aussi se représenter Bûiti comme formé de Buddha (* Buta) sur le type ahura âhuiri. Le Vendidad XI, 9, présente d’ailleurs un doublet de Bùiti resté beaucoup plus proche de l’original : Bûidhî.
  3. 3. Senart, La légende du Buddha.
  4. 4. Yt XIII, 16, note 30.
  5. 5. M. Bréal, Essais de mythologie et de grammaire comparée, 201.
  6. Dans Clément d’Alexandrie, Stromates, I.
  7. Le shaman est proprement le prêtre du Bul, c’est-à-dire de l’idole buddhique (le Bul-parast). « Je fais adoration comme un Shaman aux Bul » (بر سآش كنم جون بتانر ا شمن).