Le Zend-Avesta (trad. Darmesteter)/Volume III/Chapitre IV/I


 
Traduction de James Darmesteter

Édition : Musée Guimet. Publication : Ernest Leroux, Paris, 1893.
Annales du Musée Guimet, Tome 24.


INTRODUCTION
CHAPITRE IV
Les éléments étrangers dans l’Avesta
I.
Rapports du Mazdéisme avec le Védisme et le Brahmanisme. — Traits communs anciens : Âhura et Varuna ; Mithra-Mitra ; mythes de Soma-Haoma ; Ahi et Azhi. — Traits communs récents. Les trois Contre-Amshaspands, Indra, Saurva, Nâouhaithya, sont trois dieux indiens choisis délibérément dans le panthéon d’une fausse religion pour en faire des démons. — Le Daêva est un Deva, un faux dieu.


I

Les rapports religieux il(> l’Inde et de l’Iran prêtent aisément h des confusions graves, parce que les doux systèmes présentent des similitudes qui remontent à des époques et tiennent h des causes différentes. 11 importe de distinguer les unes des autres.

Ouand on découvrit les Védas et que l’on commença une comparaison systématique du ^Mazdéisme avec les religions de l’Inde, on fut frappé du l’ail que le motdcva, qui signifie dieu en sanscrit, signifie démon (daêva) en zend ; que le mol asura, qui signifie démon en sanscrit, est dans l’Avesta le nom suprême de la divinité (Ahuni Mazda) ; que trois des principaux démons du système mazdéen liidra (ou Andra), Saurva, Nàonhaithya, portent des noms de divinités indiennes, Indra, Çarva, Nàsatya ; et ceci, joint au contraste de caractère que présentent les deux religions, l’une avec son polylhéisme exubérant, tout en mythologie, l’autre avec son quasi-monothéisme, tout en abstraction et en morale, conduisit à l’idée que le Zoroastrisme était sorti d’une révolution religieuse, qui, se produisant dans un milieu analogue ou identique au milieu brahmanique on védique, aurait jeté dans l’enfer les dieux de la veille. Zoroastre serait l’auteur de cette révolution Selon quelques-uns, c’est celle révolution qui aurait amené la séparation des tribus iraniennes et des tribus indiennes. Quand l’on entre dans le détail, on s’aperçoit que celle hypothèse n’explique rien, car il se trouve que l’Iran possède les principaux dieux el les principaux mythes des Védas. Le dieu suprême de l’Avesta, Ahura Mazda, « le Seigaeur omniscient », ancien dieu du ciel, analogue à Zeus et à Jupiter’, trouve son parallèle dans le dieu suprême des Védas, Varuna, rAsura Viçvavedas, x l’Asura qui sait toutes choses » ; Mithra^ l’Apollon iranien, est identique au Mitra védique et comme lui étroitement associé au Dieu du Ciel-. Les mythes d’orage, qui jouent un si grand rôle dans les Védas et mettent aux prises un dieu lumineux qui est la flamme de l’éclair, et un Serpent, le Dragon de la nuée ■ — Indra et Ahi, Indra et Vritra — mettent aux prises dans l’Avesta Atar, le Feu, avec le Serpent, Azhi Dahâka ; une des formes les plus particulières de ce mythe, la lutte de Trailana avec le Serpent à trois têtes, se retrouve transposée dans celle de ThraêtaonaavecleSerpentcà trois têtes (Azhi Dahâka thri-kameredha khshvash-ashi )’. Yama, fils de Vivasvat, le premier mortel, le premier mort, l’instituteur du culte, se reconnaît dans Yima, fils de Vîvahhant, fils du premier prêtre du Haoma, le créateur de la civilisation*. Le centre du culte esti dans une religion comme dans l’autre, le sacrifice de Soma-Haoma, et a pour foyer le feu sacré, ici Atar, là Agni. Tous ces traits sont anciens et appartiennent à la plus vieille couche connue de la religion de Zoroaslre : Ahura Mazda est, en effet, le dieu suprême de Darius ; Mithra était déjà adoré au temps d’fiérodole et peut-être peut-on le suivre jusqu’à l’époque de Cyrus^ Comment faut-il s’expliquer la parenté d’ Ahura et de Mithra avec l’Asura indien et Mitra ? Par une ancienne communauté religieuse entre l’Inde et l’Iran, par une vieille religion indo-iranienne ? Ou par un échange historique, par une propagande religieuse qui aura porté l’Asura du ciel et Mitra soit de l’Inde dans l’Iran, soit de l’Iran dans l’Inde ? La question pour l’instant me semble insoluble, dans l’absence de toute donnée historique sur Tàge et la formation du Védisme et des Védas. Pour le point qui nous occupe, il suffit de savoir que l’Ahura et Mithra sont à demeure dans l’Iran au v° siècle avant 1. Voir vol. 1, 22.

2. Vol. 1,14, note 39.

3. YasnaIX. 7, note 20.

4. Vol. 11, p. 17.

5. Vol. II, p. 442. notre ère. Il est probable, mais non certain, que le culte de Haoma et les mythes indo-iraniens de Vama-Vima et de Traitana-Thraêtaona y étaient déjà établis à cette heure : car les différences caractéristiques qui existent entre Varna et Yima, entre Trita-Traitana et Thraêtaona s’expliquent difficilement dans l’hypothèse que Yima et Thraôtaona seraient des emprunts récents. Il en est tout autrement des trois démons Indra (ou Andra), Saurva, Kâonhaithya. Ce sont, on le sait, les adversaires opposés par Ahriman à trois des Amshaspands, Asha Vahishta, le Génie de la Sainteté Parfaite ; Khshathra Vairya, le Génie du Bon Gouvernement ; Spenta Armaiti, le Génie de la Piété soumise^^1. Ces trois démons ne jouent qu’un rôle très effacé dans l’Avesta ; ce ne sont que des noms propres vides de sens ; leurs fonctions sont déterminées — par renversement — par celles des Amshaspands auxquels on les oppose : l’un détourne de la vertu, luulre pousse à la tyrannie, le troisième au mécontentement^2. Rien dans tout cela qui rappelle Indra, le Génie victorieux de l’orage, Çarva, le doublet du Rudra et de Çiva, et Nâsatya, l’Açvin : ce sont des noms morts : et ils sont si morts que certains textes remplacent Nilonhaithya par Tarômaiti, l’Orgueil, qui est l’opposé clair et intelligible d’Armaiti^^3. Par là l’on est conduit assez naturellement à penser que ces trois démons n’appartiennent pas au vieux fonds national, que leur présence des deux côtés de l’Indus n’est pas un héritage de la période que nous sommes convenus d’appeler indo-iranienne ; mais que le jour où les organisateurs du Mazdéisme avestéen, poursuivant l’ordonnance symétrique qui leur est si chère, eurent besoin de trois démons à opposer à trois de leurs Amshaspands, ils puisèrent délibérément dans le panthéon voisin de l’Inde : ils prirent trois noms de dieux étrangers, trois noms de faux dieux pour en faire des démons. La présence des noms d’Indra, Saurva, Nâoûhaithya^^4 dans l’Avesta

1. Cf. vol. I, 24.

2. Bundahish, XXVIII, 8-10.

3. Vol. I, 24.

4. On peut objecter que si Nâsatya est un emprunt récent, le s serait resté en zend. Le h du mot emprunté prouve seulement que la prononciation iranienne ne pouvait pas rendre le s sanscrit, que s sanscrit même à l’intérieur du mot, avait pour un Iranien le son du visarga. n’est donc pas la preuve d’une ancienne révolution religieuse qui a séparé l’Iran de l’Inde dans une époque préhistorique, mais simplement le signe d’une antipathie entre deux religions voisines dans une époque historique. L’époque où cet emprunt de démons s’est fait n’est point facile à déterminer du côté de l’Inde, les dieux indiens étant mal datés. Indra et Nâsatya sont des dieux védiques qui ont subsisté dans le Brahmanisme ; Çarva ne paraît que dans l’Atharva et les Brâhmanas, ce qui laisse supposer que l’emprunt n’appartient pas aux périodes anciennes, sans permettre toutefois de préciser la date. Mais évidemment l’emprunt n’a pu se faire avant que la doctrine des Amshaspands fût créée : et nous verrons plus loin (section IV de ce chapitre) les raisons de croire que celte doctrine est très postérieure à l’époque d’Alexandre.

L’opposition du Deva sanscrit au Daêva zend perd par là toute signification révolutionnaire. Dieu se dit en zend yazata, qui est le védique yajata, « l’être adorable ». Deva, ayant disparu de la langue religieuse du Mazdéisme, n’était plus pour les Zoroastriens que le nom des dieux brahmaniques, de faux dieux. Les Daêvas ne sont pas de vieux dieux nationaux qui ont eu des malheurs, ce sont les faux dieux du voisin. Les textes opposent le Daêvayasna au Mazdayasna, l’adorateur de Daêvas à l’adorateur de Mazda : c’est l’opposition de l’An-êr^^1, le non Iranien, l’étranger, à l’Iranien.