Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeTiersLivre/27

Alphonse Lemerre (Tome IIp. 133-135).

Comment frere Ian ioyeusement conseille Panurge.

Chapitre XXVII.


Par sainct Rigomé (dict frere Ian) Panurge mon amy doulx, ie ne te conseille chose que ie ne feisse, si i’estoys en ton lieu. Seulement ayez esguard & consyderation de tous iours bien lier & continuer tes coups. Si tu y fays intermission, tu es perdu, paouuret : & t’aduiendra ce que aduient es nourrisses. Si elles desistent alaicter enfans, elles perdent leur laict. Si continuellement ne exercez ta mentule, elle perdra son laict, & ne te seruira que de pissotiere : les couilles pareillement ne te seruiront que de gibbessiere. Ie t’en aduise, mon amy. I’en ay veu l’experience en plusieurs : qui ne l’ont peu quand ilz vouloient : car ne l’auoient faict quand le pouoient[1]. Aussi par non vsaige sont perduz tous priuileges, ce disent les clercs. Pourtant, fillol, maintien tout ce bas & menu populaire Troglodyte, en estat de labouraige sempiternel. Donne ordre qu’ilz ne viuent en gentilz homes : de leurs rantes, sans rien faire[2].

Ne dea[3] (respondit Panurge) frere Ian mon couillon guausche, ie te croiray. Tu vas rondement en besoigne. Sans exception ne ambages tu m’as apertement dissolu toute craincte qui me pouoit intimider. Ainsi te soit donné des cieulx, tousiours bas & roydde operer. Or doncques à ta parolle ie me mariray. Il n’y aura poinct de faulte. Et si auray tousiours belles chambrieres, quand tu me viendras veoir, & seras protecteur de leur sororité. Voy là quand à la premiere partie du sermon. Escoute (dist frere Ian) l’oracle des cloches de Varenes[4]. Que disent elle ? Ie les entends, (respondit Panurge). Leur son est par ma soif plus fatidicque que des chauldrons de Iuppiter en Dodone. Escoute. Marie toy, marie toy : marie, marie. Si tu te marie, marie, marie, tresbien t’en trouueras, veras, veras. Marie, marie. Ie te asceure que ie me mariray : tous les elemens me y inuitent. Ce mot te soit comme vne muraille de bronze[5].

Quant au second poinct, tu me semblez aulcunement doubter, voyre deffier de ma paternité : comme ayant peu fauorable le roydde Dieu des iardins. Ie te supply me faire ce bien de croire, que ie l’ay à commandement, docile, beneuole, attentif, obeissant en tout & par tout. Il ne luy fault que lascher les longes, ie diz l’aiguillette, luy monstrer de pres la proye : & dire, hale, compaignon. Et quand ma femme future seroit aussi gloutte du plaisir Venerien que fut oncques Messalina, ou la marquise de Oinsestre en Angleterre, ie te prie croire, que ie l’ay encores plus copieux au contentement. Ie ne ignore que Solomon dict[6], & en parloit comme clerc & sçauant : depuys luy Aristoteles[7] a declairé l’estre des femmes estre de soy insatiable : mais ie veulx qu’on saiche que de mesmes qualibre i’ay le ferrement infatiguable. Ne me allegue poinct icy en paragon les fabuleux ribaulx Hercules, Proculus Cæsar[8], & Mahumet, qui se vente en son Alchoran auoir en ses genitoires la force de soixante guallefretiers. Il a menty, le paillard. Ne me alleguez poinct l’Indian tant celebré par Theophraste, Pline, & Athenæus[9], lequel auecques l’ayde de certaine herbe le faisoit en vn iour soixante & dix fois & plus. Ie n’en croy rien, le nombre est supposé. Ie te prie ne le croyre. Ie te prie croyre (& ne croyras chose que ne soit vraye) mon naturel le sacre Ithyphalle messer Cotal d’Albingues, estre le prime del monde[10]. Escoute ça, couillette. Veidz tu oncques le froc du moine de Castres[11] ? Quand on le posoit en quelque maison, feust à descouuert, feust à cachettes, soubdain par sa vertus horrificque tous les manens & habitans du lieu entroient en ruyt bestes & gens : homes & femmes, iusques aux ratz & aux chatz. Ie te iure qu’en ma braguette i’ay aultres foys congneu certaine energie encores plus anomale. Ie ne te parleray de maison ne de buron : de sermon ne de marché : mais à la passion qu’on iouoit à sainct Maixent[12] entrant vn iour dedans le parquet ie veidz par la vertus & occulte proprieté d’icelle soubdainement tous tant ioueurs que spectateurs entrer en tentation si terrificque, qu’il ne y eut Ange, Home, Diable, ne Diablesse, qui ne voulust biscoter. Le Portecole abandonna sa copie : celluy qui iouoit sainct Michel, descendit par la volerie : les Diables sortirent d’enfer, & y emportoient toutes ces paoures femmelettes : mesme Lucifer se deschayna. Somme, voyant le desarroy, ie deparquay du lieu : à l’exemple de Caton le Censorin[13] : lequel voyant par sa præsence les festes Floralies en desordre, desista estre spectateur.


  1. « Quando potui non volui, & quando volui non potui, » dit un vieux brocard qu’on attribue à Saint Basile, De nugis curialium, VIi, 17.
  2. Cette idée revient souvent dans nos auteurs comiques : « Foi de demoiselle ! disoit ma mere pansant ses pourceaux, mon mari est aussi noble que le roi ; il aime bien à ne rien faire, & se donner du plaisir. » (Moyen de parvenir, p. 359)

    Je t’ay ja dit que j’estois gentilhomme,
    Né pour chommer, & pour ne rien sçavoir.

    Chacun d’eux resolut de vivre en Gentilhomme,
    Sans rien faire.

    « Ton état ? — Gentilhomme. — Que fais-tu ? — Rien. » (Chamfort, Le Marchand de Smyrne)

  3. Comme nê diâ. Voyez ci-dessus, p. 108, note sur la l. 4 de la p. 66,
  4. Dans l’Itinerarium paradisi de Jean Raulin (Parisiis, 1524, Sermo de viduitate, fol. 148 vo) on trouve le récit suivant : « Certaine veuve vint demander à son curé si elle devait se remarier. Elle alléguait qu’elle était sans aide et qu’elle avait un très bon valet, habile dans l’art de son mari. Alors le curé lui dit : Bien ! prenez-le. Elle répondit : mais il y a danger à le prendre, de mon valet je ferai un maître. Alors le curé dit : Bien, ne le prenez pas. Mais elle : Que ferai-je ? Je ne puis soutenir ce poids que soutenait mon mari, si je n’en ai un. Alors,1e curé dit : Bien, ayez-le. Et elle : Mais s’il était méchant et voulait perdre et usurper mon bien ? Alors le curé : Ne le prenez donc pas. Et ainsi, selon ses arguments, le curé se rangeait toujours à son avis. Mais voyant qu’elle voulait avoir ce valet et était à sa dévotion, il l’engagea à bien comprendre ce que lui diraient les cloches de l’église et à faire selon leur conseil. Les cloches sonnant, elle comprit, suivant son vouloir, qu’elles disaient : Prens ton varlet, prens ton varlet. L’ayant pris, le valet la battit de son mieux ; et elle devint servante, de maîtresse qu’elle était. Alors elle se plaignit au curé de son conseil, maudissant l’heure où elle l’avait cru. Mais celui-ci lui dit : Vous n’avez pas bien entendu ce que disent les cloches. Le curé les sonna, et elle comprit alors ce qu’elles disaient, car le tourment lui en avait facilité l’intelligence. »
  5. Hic murus alieneæus esto.

    (Horace, Épitres, i, 1, 60)

  6. « Tria sunt insaturabilia… infernus, et os vulvæ, et terra. » — Proverbes, xxx, 15, 16.
  7. Ἄπληστοι ὤςπερ αί γυναῖϰες. (Problèmes, IV, 26. Collect. Didot, t. IV, p. 141)
  8. « Proculus imperator… (ut testatur ejus ad Metianum epistola) ex captis centum Sarmaticis virginibus decem prima nocte inivit, omnes autem intra quindecim dies constupravit. Sed majus illo est quod poetæ narrant de Hercule, illum quinquaginta virgines (v. Diodor. Sic. V, 2) una nocte omnes mulieres reddidisse. (Henrici Cornelii Agrippæ… De incertitudine & vanitate omnium scientiarum. cap. lxiii. De arte meretricia)
  9. Voyez Théophraste, iii, 5 ; Pline, xxvi, 10 ; Athénée, i, 12.
  10. « Le premier du monde. » Locution italienne dont l’emploi, alors fréquent dans notre langue, est blâmé par Henri Estienne dans ses Dialogues du nouueau langage françois italianizé, A Envers., 1579, p. 76 et 85.
  11. Sur les effets du froc, voyez ci-dessus, p. 134, la note sur la l. 11 de la p. 145.
  12. Voyez t. II, p. 315.
  13. « Eodem ludos florales, quos Messius ædilis faciebat, spectante, populus ut mimæ nudarentur postulare erubuit : quod cum ex Favonio, amicissimo sibi, cognovisset, discessit e theatro, ne præsentia sua spectaculi consuetudinem impediret. » (Valère Maxime, ii, 10)