La Vie du Bouddha (Foucher)/Chapitre VIII

Payot (p. 211-240).

CHAPITRE VIII

LES PREMIÈRES CONVERSIONS

Si l’on voulait porter à la scène la vie de Çâkya-mouni, telle que ses fidèles l’ont conçue et continuent à la concevoir, le plan de la tragédie serait tout tracé d’avance. Les incidents qui ont déterminé sa sortie du monde formeraient tout naturellement l’exposition ; la quête et l’obtention de la Clairvoyance marqueraient ce qu’on est convenu d’appeler la péripétie ; la Première prédication et la fondation de la Communauté des moines constitueraient le non moins obligatoire dénoûment. C’est qu’en effet le spectateur n’aurait plus de nouveau coup de théâtre à attendre, vu que le protagoniste n’a plus d’autre situation dramatique à traverser. Le Bouddha, est-il écrit, a atteint son point de perfection et « fait tout ce qu’il avait à faire[1] ». Au degré de détachement des choses terrestres où il est parvenu, c’est à peine si pendant les quelques lustres qui lui restent à vivre il prendra désormais part aux événements qui se déroulent autour de lui. Comme mystérieusement passé derrière la glace sans tain de la sainteté parfaite, il n’appartient déjà plus à ce monde. Désormais rien ne saurait troubler son équanimité[2]. Sa charité ne consiste plus qu’à consentir à recevoir des aumônes, sources de mérites infinis pour ses bienfaiteurs. Il triomphe sans péril, comme il compatit sans douleur. Et cette transcendante passivité se reflète constamment dans les tableaux de sa vie : l’ancienne école indienne a pu représenter nombre de ses miracles en n’indiquant sa présence que par un symbole ; et quand l’école indo-grecque l’a installé enfin au centre de ses compositions, le plus souvent il affecte par avance, figé dans une attitude hiératique, la sereine immobilité de l’idole qu’il est destiné à devenir.

Il en va des textes comme des monuments figurés, avec cette circonstance aggravante que les écrivains, astreints à un certain ordre chronologique, ne peuvent pas se tirer d’affaire aussi aisément que les artistes. L’auteur du Lalita-vistara — nous avons déjà eu l’occasion de le dire — considérant sans doute que sa tâche s’achève avec celle du Maître, a pris le parti d’interrompre sa biographie aussitôt après la Première prédication. Son aide, qui en dépit de son intempérant verbiage et de son abus du merveilleux nous a été jusqu’à présent si utile, va désormais nous faire défaut ; et nous n’avons pas à compter sur l’œuvre des compilateurs tardifs qui, tant à Ceylan ou en Birmanie qu’au Tibet, ont tenté de reconstruire la chronologie, à jamais émiettée, des actes du Bouddha[3] entre le troisième et le quatrième Grand miracle. C’est seulement quand nous aborderons ses derniers jours que les souvenirs traditionnels s’organiseront à nouveau et se souderont entre eux pour former une narration continue. Toutefois nous aurions tort de jeter trop vite le manche après la cognée, car il nous reste cette chance que les sources anciennes ne nous abandonnent pas toutes en même temps. Le Mahâvagga nous conte en grand détail les retentissantes conversions obtenues au pays de Magadha par le Maître dans la primeur de sa suprême Clairvoyance. Le Mahâvastou et l’Abhinishkramana-soutra font de même et, poussant encore plus loin, nous renseignent sur la première visite, fertile en incidents, que le « Bouddha parfaitement accompli » fit à sa ville natale. Enfin la Nidâna-kathâ ne nous abandonne qu’après nous avoir menés avec lui jusqu’à l’offrande et l’acceptation du Djêtavana. De toute évidence, de même que l’histoire de la dernière année de sa vie, celle des débuts de son apostolat était restée particulièrement présente à la mémoire de sa Communauté. Il serait contraire à toute bonne méthode de ne pas recueillir précieusement ces quelques souvenirs, quitte à faire comme d’habitude la part des exagérations et des déformations inévitables[4].

Qu’on ne s’étonne pas de la complaisance avec laquelle les trois premiers de ces textes, qui font profession d’appartenir à la section des Écritures relative à la discipline monastique, s’étendent sur ces détails biographiques ; il s’agissait pour eux de faire remonter jusqu’au Bouddha l’institution des règles qui présidaient et président encore à l’entrée dans la Communauté bouddhique[5]. Nous avons déjà vu que, du fait seul de son Illumination, le Bienheureux s’était automatiquement trouvé ordonné moine ; et il le fallait bien pour qu’il eût juridiquement le droit d’en ordonner d’autres à son tour. Il va également de soi que les premières ordinations, opérées par le Maître en personne, ne pouvaient que revêtir au cours des temps un caractère merveilleux. Il aurait suffi qu’il étendît la main et laissât tomber de sa bouche la formule traditionnelle : « Viens, Ô moine mendiant, et pratique la vie religieuse pour mettre un terme à la douleur » : instantanément sur la personne des néophytes, qu’ils fussent un ou mille, qu’ils fussent clercs ou laïques, toutes les marques extérieures de leur condition première disparaissaient, et ils se trouvaient revêtus du costume monastique, la tête rasée et un vase à aumônes à la main, « en tout pareils dans leur comportement à des moines qui auraient été ordonnés depuis cent ans[6] ». Plus tard, quand le nombre des conversions devint trop considérable et que le champ de la propagande s’étendit à toute l’Inde centrale, le Bouddha fut bien obligé de transférer aux membres de sa Communauté le droit et le soin de recruter eux-mêmes leurs confrères. Tout d’abord il aurait jugé suffisante, pour l’admission des moines aussi bien que pour celle des fidèles laïques, la formule dite des « Trois refuges » : les uns comme les autres n’auraient eu qu’à répéter par trois fois, respectueusement accroupis devant un moine quelconque : « Je mets mon recours dans le Bouddha,… dans la Loi,… dans la Communauté. » Seulement le candidat à l’état de bhikshou devait s’être fait préalablement raser la tête et avoir déjà revêtu les trois pièces du costume monacal : moyennant quoi « sa sortie du monde » lui était désormais acquise. Mais bientôt l’expérience aurait appris au Bienheureux — tout omniscient qu’il fût censé être[7] — la nécessité d’entourer l’admission dans l’ordre de formalités plus rigoureuses. Depuis lors on exige du néophyte, avant de lui conférer la pleine ordination, qu’il soit âgé d’au moins vingt ans, qu’il ait subi un noviciat ou un stage, et qu’il soit présenté par un directeur de conscience responsable et ayant au minimum dix ans d’ancienneté par-devant un chapitre d’au moins dix moines qui le soumettent à un interrogatoire en règle[8]. Nous n’avons pas à nous inquiéter ici de ces complications liturgiques : toutes les investitures que nous allons passer en revue, depuis celle des cinq premiers disciples jusqu’à celle des cinq cents jeunes Çâkyas, qu’on les croie ou non réalisées comme par magie, furent prononcées par le Maître lui-même ; c’est seulement quand il s’agit de son fils Râhoula et de son demi-frère Nanda qu’il aurait préféré laisser à ses disciples le soin de procéder selon les règles ordinaires à l’entrée en noviciat de l’un et à l’ordination de l’autre[9].

Les conversions de Bénarès. — Suivons donc le fil de notre histoire jusqu’au moment où il se rompra définitivement dans notre main. Nous avons laissé le Bouddha au Bois-des-Gazelles fort occupé à catéchiser ses cinq anciens condisciples. Tous les textes sont d’accord pour dire que Kaoundinya fut le premier, et Açvadjit le dernier à comprendre la doctrine. La tradition pâli prêtera bientôt à ce dernier un rôle modeste dans la conversion des deux Grands disciples[10]. Quand à Kaoundinya la promptitude de son intelligence lui valut le surnom de « Connaisseur », sous-entendu de la « Bonne-Loi ». On veut par ailleurs qu’il ait survécu à son Maître. Près d’un demi-siècle plus tard, il aurait avec tous les Anciens pris part à ce Concile supposé de Râdjagriha, qui, au lendemain du Trépas du Bienheureux, se serait chargé de fixer le canon des Écritures. Quand on en vint aux Soutra, Ânanda commença par réciter celui des « Quatre nobles vérités » et de l’ « Impermanence du moi » — c’est-à-dire ceux-là mêmes que Kaoundinya avait jadis entendu prêcher pour la première fois par le Bouddha dans le Bois-des-Gazelles ; et, comme submergé sous l’afflux de ses souvenirs de jeunesse, le vieux moine, d’émotion, perdit par deux fois connaissance[11].

La légende qui pense à tout, bien que parfois un peu tardivement[12], s’est souvenue qu’il y avait encore au monde quelqu’un d’admirablement préparé à devenir l’un des convertis de la première heure : nous voulons parler du propre neveu[13] du grand rishi Asita. Son oncle, en mourant, lui avait fait promettre que, dès qu’il apprendrait l’avènement du nouveau Bouddha, il se hâterait d’aller l’écouter. L’exécution de sa promesse lui est d’autant plus facile que, nous assure-t-on, il était entré dans une confrérie brahmanique voisine de Bénarès. Converti d’office et connu en religion sous le nom de Mahâ-Kâtyâyana, il deviendra l’un des grands missionnaires de la secte. La légende veut qu’il ait évangélisé les Indes de l’Ouest et du Nord et porté la Bonne Loi jusqu’au cœur des Pâmirs.

Au récit de sa conversion s’enchevêtre celle d’un autre personnage qui avait aussi ses raisons de guetter l’apparition du nouveau Bouddha : nous voulons parler du roi des génies-serpents, Elâpattra. Ce Nâga-râdja habitait à une étape de Taxila, en marchant dans la direction de l’Indus, une merveilleuse source jaillissante, d’un débit considérable, au lieu dit aujourd’hui Hasan-Abdal ; Hindous et Musulmans, pour une fois d’accord, continuent à vénérer ce Vaucluse indien sous l’invocation du Gourou Nânâk, et ses desservants Sikhs veillent jalousement à ce qu’aucune fumée de tabac n’en vienne empoisonner l’atmosphère. Il nous faut savoir qu’au temps du Bouddha Kâçyapa, le prédécesseur immédiat de notre Câkya-mouni, Elâpattra était un de ses moines[14] : condamné à renaître comme Nâga en punition d’un geste d’impatience (il aurait écarté avec trop de colère une feuille de cardamome qui, en effleurant son front, troublait sa méditation), il ne devait être relevé de cette malédiction que par le Bouddha de notre âge : aussi ne tarde-t-il pas à venir au Bois-des-Gazelles lui demander la rémission de sa faute. Tantôt ses têtes de reptile polycéphale sont déjà parvenues à Bénarès que les derniers anneaux de sa queue ne sont pas encore sortis, à cinq cents lieues de là, de son aquatique retraite pandjâbie ; tantôt il se présente sous la forme beaucoup moins terrifiante, mais non plus croyable, d’un novice brahmanique. C’est qu’en effet ces extraordinaires ophidiens passaient et passent encore pour avoir le pouvoir d’assumer à volonté la forme humaine ; mais même alors (ainsi que nous l’ont assuré de la meilleure foi du monde les pandits du Cachemire) il est facile de les reconnaître au fait qu’ils ne peuvent empêcher que leurs cheveux ne restent humides et leurs mains moites : nous nageons en plein folklore de l’Inde du Nord.

La vieille tradition ne connaît pas ces lointaines divagations. Aussi bien, parmi les nombreux habitants de Bénarès même, il ne manquait pas d’âmes atteintes de ce que l’on a appelé le « mal du siècle » et éperdument désireuses de trouver un sens et un remède aux inexplicables misères de la condition humaine dans la certitude et la paix d’une nouvelle religion. En proie aux mêmes affres spirituelles dont était victorieusement sorti le Bouddha, c’était là autant d’adeptes désignés d’avance pour sa doctrine. Le premier et le plus célèbre de ces néophytes laïques était le fils d’un riche banquier[15] de Bénarès que les textes nomment Yasa, Yaças ou Yaçoda, et dont ils nous dévoilent même la naissance antérieure. Son père, désolé de n’avoir pas de postérité, s’adresse en désespoir de cause, et à l’instigation de sa femme, au génie d’un grand figuier indien[16] qui passait pour exaucer toutes les requêtes que les gens lui présentaient. Il lui promet en échange de lui bâtir un temple, mais, pour plus de sûreté, l’épouse stérile le menace en même temps, s’il reste sourd à ses vœux, de faire abattre à la hache l’arbre qui lui sert de résidence[17]. Voilà le pauvre sylvain fort en peine : car, si les femmes sont adonnées aux cultes populaires, il les sait d’autre part vindicatives, et la demande de celle-ci excède ses pouvoirs surnaturels. À son tour il va implorer l’aide de Çakra, l’Indra des Dieux, lequel le rassure. Il y a justement parmi les Trente-trois un dêva arrivé au terme de son existence paradisiaque et sur qui apparaissent déjà les signes prémonitoires de sa déchéance : puisqu’il lui faut « chuter », autant qu’il s’incarne dans le sein de la femme du banquier. L’autre fait d’abord des difficultés, car il se promettait de profiter de sa dernière existence humaine pour atteindre la délivrance, et, cinq siècles avant l’Évangile[18], il sait qu’il est particulièrement difficile à un riche de faire son salut. Les assurances de Çakra triomphent enfin de ses hésitations. Comme en mourant il a fixé sa pensée sur Bénarès et la famille du banquier, c’est effectivement là qu’il renaît, et qu’accueilli avec la plus grande allégresse, il est élevé au sein du luxe et des plaisirs. Mais sa nature déjà épurée l’empêche de s’enliser dans cette existence voluptueuse dont il a vite percé la vanité. C’est l’occasion de reprendre pour les mettre à son compte une bonne partie des récits relatifs à la jeunesse et à la vocation du Bodhisattva. On va même jusqu’à attribuer à Yaças le même sursaut de dégoût à la vue de son harem endormi ; et lui aussi s’enfuit de sa maison à la faveur des ténèbres. Fidèle aux promesses qu’il lui a faites, Çakra le mène tout droit à la retraite alors choisie par le Bouddha. L’antique cité de Kâçî doit son autre nom de Vânârâsî à deux petites rivières qui arrosent sa banlieue, la Vânârâ et l’Asî. Le Bienheureux campait alors sur la rive opposée de la première : mais rien n’arrête l’élan d’un jeune exalté, qu’il soit esclave de ses passions ou au contraire désabusé du monde, et Yaças traverse à gué[19] pour venir tomber aux pieds du maître souhaité. Ses précieuses sandales, qu’il a quittées sur l’autre bord, guident vers le Bouddha sa famille éplorée qui le recherche pour le ramener au bercail. Le prestige du Bienheureux agit à leur tour sur ses parents ; et, une fois devenus eux-mêmes fidèles laïques, ils ne peuvent plus décemment s’opposer, si fort que cela leur coûte, à l’ordination de ce fils unique et tant désiré. Cette conversion sensationnelle en détermine toute une cascade d’autres ; ce sont d’abord quatre amis intimes de Yaças qui suivent son exemple, et bientôt la contagion gagne cinquante de leurs ordinaires compagnons. Le nombre des disciples, devenus aussitôt autant de saints, s’élève déjà à soixante.

C’est le moment que, sans plus attendre, choisit la tradition pour nous livrer le secret de la rapide propagation de la nouvelle secte. La saison des pluies est à peine terminée que le Bouddha charge ces soixante moines d’aller, chacun de son côté, prêcher au peuple la Bonne-Loi. Le Christ aussi n’a pas tardé à envoyer ses apôtres annoncer le proche avènement du royaume de Dieu ; et qu’ils soient chrétiens ou bouddhistes, ces missionnaires improvisés ne doivent emporter ni argent, ni provisions, ni vêtements de rechange : la charité publique y pourvoira. Mais si de part et d’autre le but et l’abnégation sont semblables, les moyens diffèrent avec les temps et les milieux. Les apôtres vont deux par deux ; ils sont autorisés à loger dans les maisons amies, et il leur est recommandé de faire des miracles — comme toujours des miracles de guérison. Au contraire les bhikshou doivent (du moins au début et en attendant la multiplication de leur nombre) voyager isolément, et la manifestation de leurs pouvoirs surnaturels leur est interdite, de même que la résidence dans les villes[20]. Sur un point surtout le contraste est frappant. Jésus-Christ ne se fait aucune illusion sur l’accueil qui sera le plus souvent réservé à ses missionnaires, « agneaux égarés parmi les loups ». Fort d’une expérience contraire, le Bouddha Çâkya-mouni sait qu’il peut compter sur la douceur des mœurs indiennes. C’est par exception qu’il tiendra plus tard avec le moine Pourna la conversation que la traduction d’Eug. Burnouf a vite rendue célèbre, sur les sévices auxquels ce bhikshou s’expose de propos délibéré aux mains d’une population demeurée brutale aux frontières de l’Inde de l’Ouest[21]. Il n’appréhende rien de pareil de la part des habitants du Pays-du-Milieu :

Ô moines (mendiants), je suis libéré de tous les liens humains et divins, et, vous aussi, vous en êtes libérés. Mettez-vous donc en route, et allez pour le bien de beaucoup, pour le bonheur de beaucoup, par compassion pour le monde, pour l’avantage, pour le bien, pour le bonheur des dieux et des hommes. Ne suivez pas à deux le même chemin. Prêchez la Loi qui est bienfaisante en son début, bienfaisante en son milieu, bienfaisante en sa fin ; prêchez-la dans son esprit et dans sa lettre ; exposez dans la plénitude de sa pureté la pratique de la vie religieuse. Il y a des êtres qui, de nature, ne sont pas aveuglés par la passion ; mais s’ils n’entendent pas prêcher la Loi, ils sont perdus : ceux-là se convertiront à la Loi. Quant à moi, j’irai à Ouroubilvâ, le bourg du chef d’armée, pour prêcher la Loi.

C’est tantôt à Bénarès, tantôt sur le chemin du retour vers Ouroubilvâ que nos sources placent à ce moment un autre magistral coup de filet du nouveau Sauveur. Il convertit en bloc trente joyeux compères qui, pour se mieux divertir de compagnie, avaient fondé ensemble une sorte de club. Lors d’une partie de campagne, à l’un d’eux, le seul qui ne fût pas marié, ils avaient procuré une courtisane pour que sa solitude ne lui pesât point. Pendant qu’ils se livrent aux plaisirs du bain, cette femme sans scrupules s’empare de leurs parures et s’enfuit avec son butin. Quand ils s’aperçoivent de sa disparition et du larcin qu’elle a commis, tous courent de-ci de-là à sa recherche et, rencontrant par hasard le Bouddha, ils lui demandent s’il n’a pas vu passer leur voleuse. La réponse semble tomber de la bouche de Socrate : « Or donc, que pensez-vous, ô jeunes gens, qu’il vaille mieux pour vous, d’aller à la recherche de cette femme ou d’aller à la recherche de vous-mêmes ? » Il n’en faut pas davantage pour transformer et sceller leur destin. La voix du Maître les fait rentrer en eux-mêmes, et, renonçant à leurs joyeuses folies, ils écoutent docilement sa prédication. Ci trente moines de plus : on ne s’inquiète pas de nous dire ce qu’il advint des vingt-neuf épouses si prestement abandonnées[22].

Les conversions d’Ouroubilvâ. — Mais si le Bouddha revient ainsi directement de Bénarès au lieu de son Illumination, c’est parce qu’il rêve d’une pêche d’âmes encore plus miraculeuse. Il ne se peut pas que, dès sa venue à Ouroubilvâ, il n’ait eu connaissance de l’existence, dans le voisinage immédiat de ce village, d’une et même de trois importantes confréries d’anachorètes brahmaniques, ayant pour supérieurs trois frères, réputés descendants du grand rishi Kâçyapa. Coiffés d’un énorme tour de cheveux, vêtus de pagnes d’écorce[23], logeant sous des huttes de feuillage, vivant en bordure de la djangle avec leurs novices et leurs troupeaux et, grâce à ces derniers, se nourrissant à peu près eux-mêmes, pratiquant les sacrifices, les études et les méditations qui conviennent à ceux qui se sont retirés dans la forêt[24], ils formaient une sorte de colonie ou, si l’on préfère, d’avant-poste brahmanique aventuré dans un pays encore mal aryanisé. Leurs austérités, leurs rites compliqués, leurs traditions mythologiques et cosmogoniques, leur bagage littéraire et grammatical déjà considérable en « la langue parfaite » (entendez le sanskrit), les avaient vite imposés à la vénération populaire. Prétendre les convertir à la nouvelle doctrine alors que sur un point capital — la négation bouddhique du Soi et de l’Être-en-soi[25] — celle-ci était justement aux antipodes de leurs propres théories, c’était, pour dire le moins, s’attaquer à forte partie ; c’était aussi, en cas de succès, assurer par un coup d’éclat la prédominance de la Bonne-Loi[26]. Avant son excursion aller et retour à Bénarès, le Bouddha, dans l’enivrement de sa découverte, avait-il amorcé de ce côté quelque tentative dédaigneusement repoussée ? Nous ne pourrons jamais le savoir[27], car le premier soin de la légende aura été de faire le silence sur cet échec, si tant est qu’il se soit produit. Mais voici qu’à présent le Prédestiné revient porté sur les ailes de ses récentes victoires. Plus que jamais sûr de lui-même et convaincu de sa mission salvatrice, il engage sans désemparer la lutte et, fort astucieusement, commence par s’installer dans le camp ennemi. L’ainé des trois frères, le Kâçyapa d’Ouroubilvâ, vieillard extrêmement avancé en âge, ne peut faire autrement que de l’accueillir dans son ermitage ; mais en ce jeune çramane à la tête rasée, jouissant déjà de la faveur des villageois d’alentour, il ne tarde pas à soupçonner un dangereux rival. De l’aveu même de la légende, la contestation sera des plus dures et le Bouddha devra s’employer à fond. Il ne réussira à triompher de l’orgueil obstiné de son vieil adversaire qu’à coup de miracles — trois mille cinq cents, disent les textes pâli ; cinq cents, dit le Mahâvastou, pour une fois plus sobre. Par bonne chance nul n’a prétendu les décrire ni les énumérer tous, et le tri que les imagiers ont fait à leur tour parmi les plus importants d’entre eux achèvera de nous aider à reconnaître ceux qui, restés les plus vivants dans l’imagination populaire, seuls méritent à ce titre de retenir un instant notre curiosité.

Nous glisserons donc sur les disparitions ou réapparitions quasi instantanées du Bouddha — le temps que met un homme fort à déployer ou à reployer son bras — selon qu’il lit dans la pensée du rishi le désir d’être débarrassé de sa présence ou le regret de son absence ; et aussi sur les merveilleuses visites nocturnes que Brahma et Indra rendent au seul Prédestiné et qui illuminent toute la contrée. La verve des conteurs (et, à leur suite, celle des vieux imagiers) s’était particulièrement dépensée en variations comiques sur le thème inépuisable de « l’ermitage ensorcelé » : il est bien permis de s’amuser un peu aux dépens de ses adversaires. Tantôt c’est le sommaire mobilier ou les rares ustensiles de ménage des anachorètes qui deviennent invisibles au moment de s’en servir ; tantôt même ce sont les accessoires rituels du sacrifice qui refusent inopinément leurs services. Tour à tour le bois du bûcher ne consent plus à se laisser fendre, ni le feu sacré à s’allumer, ni l’oblation à se détacher de la cuiller : puis soudain tout rentre dans l’ordre. Chaque fois les brahmanes se doutent bien que ces phénomènes, qui pour eux n’ont rien de divertissant, ne s’expliquent que par l’intervention magique du « çramane Gaoutama », opérant à distance et sans avoir l’air de rien ; mais ils n’en continuent pas moins à se croire plus forts en magie et plus éminents en sainteté que leur mystificateur. Pour courber définitivement leur superbe on comprend que ces petites niches d’apprenti-sorcier ne suffisent pas. Il y faut un miracle sensationnel, et, chose curieuse à noter, ce miracle décisif n’est pas le même dans les deux grandes traditions dites du Sud et du Nord : en bref, pour brusquer le dénouement de ce conflit interminable, celle-là a fait intervenir l’eau et celle-ci le feu.

Toutes deux connaissent d’ailleurs ce dernier prodige bien qu’elles ne soient pas d’accord sur l’importance du rôle qu’il convient de lui attribuer. Le Bouddha demande à Kâçyapa d’Ouroubilvâ la permission de coucher dans la hutte où celui-ci conserve son feu sacrificiel ; et fort honnêtement le vieillard le détourne de commettre une aussi fatale imprudence, car ce lieu est hanté par un mauvais dragon redouté de tous. Çâkya-mouni passe outre à ces sages remontrances, et aussitôt entre le Nâga et lui s’engage une lutte terrible, fumée contre fumée et feu contre feu, si bien que l’édifice paraît en proie aux flammes ; mais le pouvoir surnaturel du Bienheureux parvient à dompter la rage du reptile, et son triomphe détermine à son tour, selon le Mahâvastou, la soumission de tous les anachorètes. Toutefois les textes pâli, à commencer par le Mahâvagga, estiment que pour achever de les subjuguer un autre miracle est encore nécessaire et — seconde surprise pour nous — ce prodige additionnel est parfaitement ignoré du Mahâvastou. Or donc, cette année encore, un orage hors saison se déchaîne sur le pays, amenant avec lui des pluies si torrentielles que la Naïrañjanâ déborde et inonde l’ermitage placé sur sa rive. Inquiet du sort de son hôte, le vieux Kâçyapa, dont il faut reconnaître que les mouvements répondent à de bons sentiments, se porte en barque à son secours ; mais il trouve le Bouddha en train de se promener paisiblement à pied sec au milieu des eaux déchaînées, affirmant ainsi de façon indiscutable la supériorité de ses pouvoirs surnaturels. Cette fois le brahmane se rend à l’évidence ; sa vieille perruque s’incline aux pieds du jeune tonsuré, et tous ses disciples suivent naturellement son exemple.

Il y a encore des millions de gens pour qui ces contes sont articles de foi. Pour nous, ce qui nous préoccupe en cette affaire est d’expliquer le désaccord que nous avons dû signaler entre les textes ; et ce qui peut nous intéresser, c’est de découvrir une fois de plus que cette explication nous est fournie par l’examen parallèle des monuments figurés[28]. Nous constatons en effet que l’école de l’Inde centrale et celle de l’Inde du Nord traitent également, de façon plus ou moins pittoresque, le motif du sanctuaire du feu. À Sâñchî comme au Gandhâra nous voyons les flammes jaillir de toutes les ouvertures de l’édifice, qui paraît embrasé, tandis que les vieux anachorètes restent frappés de stupeur et que les novices se précipitent avec des cruches pleines d’eau pour éteindre l’incendie ; mais il va de soi que c’est seulement sur les bas-reliefs gréco-bouddhiques et dans le récit du Mahâvastou que le Bouddha en personne présente par-dessus le marché aux brahmanes atterrés leur serpent docilement lové dans son bol-à-aumônes. En revanche c’est en vain que vous chercherez dans le répertoire gandhârien l’épisode de l’eau, et cela pour une raison aussi péremptoire que technique. Jamais en effet les artistes indo-grecs n’ont tenté de représenter un fleuve en sculpture. Ils ont donc dû renoncer à figurer aux yeux, entre autres prodiges, celui que provoque le dévergondage intempestif de la Naïrañjanâ, et dès lors il devient des plus vraisemblables que c’est à l’absence d’images de ce miracle qu’est dû l’oubli où il est tombé d’abord dans la tradition orale, puis dans la tradition écrite du Nord-Ouest. À la lacune de l’imagerie nordique correspond, en tout cas, le silence du Mahâvastou. Au contraire, ce n’était qu’un jeu pour les vieux sculpteurs indiens de représenter des eaux courantes par quelques lignes ondulées, entremêlées de poissons et d’oiseaux aquatiques ; et c’est sans doute pourquoi les auteurs de la porte Est du grand stoupa de Sâñchî sont d’accord avec le Mahâvagga pour mettre en vedette le miracle de l’inondation sur la façade du jambage de gauche. Par un autre trait encore se révèle l’influence que peuvent exercer les monuments figurés sur la teneur de la légende. Fidèles interprètes des idées populaires et d’ailleurs simplistes par définition, les bas-reliefs représentent couramment côte à côte les trois frères Kâçyapas — par exemple à Sâñchî dans leur barque, ou au Gandhâra devant le bol d’où émerge la tête du cobra. Pourtant le Mahâvagga stipule bien que c’est le vieux Kâçyapa d’Ouroubilvâ et ses cinq cents disciples qui furent les premiers à se convertir. Dans leur enthousiasme de néophytes, ils jettent à la rivière tous leurs accoutrements et leurs ustensiles brahmaniques, et c’est en voyant passer au fil de l’eau ces objets familiers que les deux autres frères, le Kâçyapa de la Rivière et celui de Gayâ, se doutent que quelque événement extraordinaire vient de se passer chez leur aîné. Pleins d’alarme, ils se hâtent d’accourir, l’un avec ses trois cents, l’autre avec ses deux cents disciples, et c’est alors seulement qu’ils se convertissent à leur tour. Quand donc le Mahâvastou transforme d’un seul coup en moines bouddhiques les mille anachorètes et leurs trois supérieurs, il est clair qu’il s’inspire de la version abrégée des imagiers. Toutefois il n’a pas voulu sacrifier le pittoresque détail de la Naïrañjanâ charriant dans ses flots le matériel brahmanique de l’ermitage d’amont : il a donc inventé pour la circonstance un neveu des trois Kâçyapas, placé encore plus bas sur la rivière avec ses deux cent cinquante disciples, si bien que le nombre total des anachorètes se trouve porté par lui de mille à douze cent cinquante[29]. La désinvolture avec laquelle il procède à cette augmentation induit à soupçonner que le chiffre original avait été déjà enflé dans le Mahâvagga par l’addition des congrégations particulières attribuées d’office au puîné et au cadet des Kâçyapas.

Les conversions de Râdjagriha. — Toutefois, au milieu des exagérations auxquelles se complaît la légende, elle garde toujours un certain sens des réalités. Il était admis — et nous n’avons aucune raison pour ne pas l’admettre avec elle — que le nouveau Bouddha avait remporté, moins d’un an après sa Sambodhi et sur les lieux mêmes qui en avaient été le théâtre, une victoire d’autant plus éclatante qu’elle avait été plus difficile à obtenir. Une confrérie brahmanique s’était convertie en masse à sa Loi : tout ce dont nous sommes libres de douter, c’est qu’il ait suffi pour la transformer sur-le-champ, « ainsi qu’un serpent change de peau », en une communauté de moines bouddhiques d’une magique formule d’ordination tombée des lèvres du Maître. Mais ce n’est pas tout que d’arracher d’un seul coup des centaines de gens sédentaires non seulement à leurs idées fausses et à leurs rites futiles, mais encore à leur résidence, à leurs troupeaux, à leurs provisions pour en faire des religieux errants et mendiants : il faut à présent nourrir cette horde famélique, et ni le village d’Ouroubilvâ, ni les hameaux voisins, ni même la ville de Gayâ n’y peuvent longtemps suffire. Aussi la tradition sait-elle que le Bienheureux se hâta d’emmener sa bande de nouveaux disciples à la capitale du Magadha, seule assez riche pour pourvoir sans difficulté à leur nourriture quotidienne. Bien entendu on nous donne pour ce déplacement d’autres raisons, et de plus édifiantes. Il est nécessaire de démontrer de visu aux habitants de Râdjagriha, du vieux Kâçyapa et du jeune Çâkya-mouni, lequel reconnaît la supériorité de l’autre[30] ; et le Bouddha prend soin qu’aucun doute ne puisse subsister sur ce point. Surtout il convient que le nouveau Bouddha tienne la promesse qu’il est censé avoir faite sept ans plus tôt au roi Bimbisâra. Peu importe que cette première entrevue nous ait paru (p. 127) n’être qu’un doublet rétrospectif de celle à laquelle on nous convie à présent : c’est déjà beaucoup de reconnaître que celle-ci est au fond vraisemblable et d’ailleurs confirmée par la suite des événements.

Le roi Bimbisâra. — On ne nous demande plus en effet de croire que le prestige personnel d’un jeune çramane inconnu, simple étudiant en quête d’un maître, ait suffi à révolutionner le bâzâr, à alerter la police et à déranger jusqu’au roi. Çâkya-mouni fait désormais figure de chef de secte ; il traîne à sa suite des centaines de disciples, et les hommages publics que lui rend docilement le vieux Kâçyapa achèvent de le porter au pinacle dans la dévotion populaire. Tout cela vaut bien des honneurs spéciaux ; on peut seulement s’attendre à ce que les hagiographes, désireux de se montrer à la hauteur de ces circonstances nouvelles, les aient magnifiés à plaisir. Fidèles observateurs de la règle ascétique, le Bouddha et son cortège se sont arrêtés en dehors de l’enceinte de Râdjagriha, dans le parc royal du « Bois-des-Perches[31] ». Le Mahâvastou veut que tous les habitants de la ville, monarque en tête, se soient portés en grande pompe à sa rencontre. Il nous donne même à cette occasion une énumération, fort intéressante pour l’historien de la civilisation, de toutes les catégories sociales et de tous les corps de métier que comportait la population d’une capitale indienne, il y a deux mille ans et plus. Bien entendu une conversion générale couronne cette démarche inusitée et visiblement imaginée après coup. Le Mahâvagga débute de façon beaucoup plus simple. La visite royale se déroule selon le protocole habituel et s’achève, comme de coutume, sur une invitation à dîner au palais pour le lendemain. C’est à l’occasion de cette entrée à Râdjagriha que le texte pâli organise à son tour une procession triomphale, et ne craint même pas de la faire précéder, en guise de tambourinaire, par Çakra, l’Indra des dieux ; celui-ci serait descendu tout exprès de son ciel sous la forme d’un novice brahmanique pour chanter à tue-tête les louanges du Bienheureux[32]. La suite du récit reprend heureusement une couleur plus historique :

Or donc le Bienheureux vint au palais du roi de Magadha, Sêniya Bimbisâra ; et y étant arrivé, il s’assit sur le siège qui lui avait été préparé ainsi que la Communauté des moines. Et alors le roi de Magadha, Sêniya Bimbisâra, de ses propres mains rassasia la Communauté des moines, le Bouddha en tête, avec d’excellente nourriture, tant compacte que diluée[33], et quand le Bienheureux eut mangé et lavé ses mains et son bol, il s’assit à ses côtés. Et comme il s’asseyait ainsi, il lui vint à l’esprit cette pensée : « Où pourrait séjourner le Bienheureux ? En quel endroit qui ne soit ni trop près ni trop loin de la ville, qui soit commode pour les allées et venues, accessible aux gens au gré des désirs de chacun, peu encombré le jour, peu bruyant la nuit, silencieux, respirant la solitude, retraite que ne troublent pas les hommes et qui soit favorable à la méditation ? » Et alors à l’esprit du roi de Magadha, Sêniya Bimbisâra, il vint cette pensée : « Il y a ce parc du Bois-des-Bambous[34] qui m’appartient et qui remplit justement toutes ces conditions : pourquoi ne donnerais-je pas ce parc du Bois-des-Bambous à la Communauté des moines, le Bouddha en tête ? » Et alors le roi du Magadha, Sêniya Bimbisâra, prit une aiguière d’or et versa de l’eau sur les mains du Bienheureux en disant : « Voici, Seigneur, que je donne le parc du Bois-des-Bambous à la Communauté des moines, le Bouddha en tête. » Le Bienheureux accepta le parc. Et alors le Bienheureux, après avoir par une pieuse homélie enseigné, encouragé, incité, réjoui le roi de Magadha, Sêniya Bimbisâra, se leva de son siège et s’en alla.

Ainsi pour la première fois l’errante confrérie se voit attribuer en toute propriété une résidence où les bhikshou de passage seront sûrs de trouver en tout temps un asile. C’est dans ce Boisdes-Bambous de Râdjagriha que le Bienheureux passera la prochaine saison des pluies, là qu’au cours de sa longue carrière enseignante il aura plus d’une fois l’occasion de revenir et de s’installer pour de périodiques séjours. Il ne tardera d’ailleurs pas, dinsi que nous verrons, à posséder un pied-à-terre analogue aux abords de la plupart des grandes villes de l’Inde centrale.

Au cours de sa tournée des places saintes du Magadha, Hiuan-tsang n’a pas manqué de visiter les deux parcs en question près de la vieille capitale, dès longtemps tombée en ruines. Il vaut la peine de retenir la notice qu’il consacre au Bois-des-Perches, car la légende qu’il a recueillie sur le site même semble faite tout exprès pour illustrer tour à tour les deux alternatives du vieil adage : aut ex re nomen, aut ex vocabulo fabula. Cet ancien parc royal était, nous dit-il, resté une véritable « forêt de bambous, exceptionnellement hauts et vigoureux », et, comme le nom l’indique, les gens du pays venaient s’y approvisionner de ces longues perches dont on fait aux Indes si grand usage. Mais ce fait prosaïque n’avait rien d’édifiant : il fallait imaginer quelque chose qui fût capable d’émouvoir le cœur et de stimuler la générosité des pélerins. Un cicerone ingénieux se rappela fort à propos la perche de bambou dont se serait naguère servi un jeune brahmane présomptueux pour essayer de mesurer la taille exacte du Bouddha. Ne pouvant y réussir, de dépit il jeta loin de lui cette toise improvisée ; et c’est celle-ci qui aurait miraculeusement pris racine, et qui, en sa qualité de plante traçante et drageonnante, aurait fini par couvrir de ses rejetons colline et vallée et par donner naissance au « Bois-des-Perches » ou « de la Perche[35] ». L’invention est joliment concertée : mais le guide trop bien informé et son trop crédule auditeur n’avaient oublié qu’un point : c’est qu’au témoignage formel des Écritures, le Yashti-vana existait déjà bien avant la venue du Bienheureux au Magadha.

Les deux grands disciples. — De l’aveu commun, le fait capital qui signale le premier séjour du Bouddha parfaitement accompli à Râdjagriha fut l’acquisition des deux grands disciples, Çâripoutra et Maoudgalyâyana. Les textes ne tarissent pas sur ces deux éminents personnages qui devaient devenir entre tous les membres de la Communauté, l’un « le premier de ceux qui ont une intelligence pénétrante » et l’autre, à un degré légèrement inférieur, « le premier de ceux qui possèdent des pouvoirs magiques ». Oupatishya, dit Çâripoutra du nom de sa mère, et Kolita, dit Maoudgalyâyana du nom de son clan, étaient originaires de villages assez voisins de la capitale. Issus de bonnes et riches familles brahmaniques, amis d’enfance et tous deux très bien doués, ils avaient fait ensemble de brillantes études et « tels des rois sans couronne » semblaient promis à un brillant avenir mondain. Mais un jour qu’ils s’étaient rendus à une grande assemblée — moitié pèlerinage et moitié foire, comme nos pardons de Bretagne — Çâripoutra est tout à coup frappé par la pensée que de toute cette multitude en fête[36] il ne resterait plus personne en vie dans cent ans. L’inconscience avec laquelle tous ces gens promis à la mort se livrent aux plaisirs de la vie le confond autant qu’elle l’afflige. Il n’a aucune peine à faire partager à son ami Maoudgalyâyana son sentiment profond de la vanité de ce monde ; et, faute de trouver mieux, tous deux entrent en religion sous la direction d’un des six chefs de secte hétérodoxes du nom de Sâñjayin, fils de Vaïratî. Mais comme son scepticisme amoral ne les satisfaisait pas, ils prennent le parti de se mettre, chacun de leur côté, à la recherche d’un meilleur directeur de conscience, non sans s’être réciproquement juré que le premier qui l’aurait découvert se hâterait d’en informer l’autre. Leur bonne étoile, comme nous dirions — leurs mérites passés, comme disent les Indiens — ne devaient pas tarder à leur faire rencontrer dans le Bouddha le seul maître qui fût digne d’eux. Mais mieux vaut passer la parole à la tradition, et mieux encore mettre synoptiquement sous les yeux du lecteur les deux versions anciennes qui nous ont été transmises, l’une en pâli, l’autre en prâkrit : leurs divergences de détail ne feront que mieux ressortir leur concordance foncière, indice d’authenticité. À la vérité le nom d’un des personnages, lequel est un rouage essentiel de l’histoire, est de part et d’autre différent. C’est le neveu qu’il a inventé aux Kâçyapas que le Mahâvastou fait aborder incontinent par Çâripoutra sur la route qui le mène à la capitale. Au contraire le Mahâvagga sous-entend que la Bande fortunée des Cinq est venue rejoindre le Maître à Râdjagriha et confie le rôle de l’informateur au moins bien doué d’entre eux, Assadji (skt Açvadjit) et comme Çaripoutra (pâli Sâripoutta) n’est censé l’apercevoir que déjà entré dans la ville, il attend poliment pour l’interroger que l’autre ait terminé sa quête et soit déjà sur le chemin du retour vers l’ermitage du Bois-des-Bambous : pour tout le reste, scénario, questions et réponses concordent, ainsi qu’on va voir :

Mahâvagga, I, 23-24. Mahâvastou, III, p. 57 s.

Or le révérend Assadji s’étant habillé au matin, ayant revêtu son manteau et pris son bol à aumônes entra dans Râdjagaha pour quêter sa nourriture. Et le religieux Sâripoutta aperçut le révérend Assadji qui faisait sa quête dans la ville avec une façon charmante d’avancer et de reculer, de regarder en avant et en arrière, d’étendre et de replier les bras, avec les yeux baissés et un port digne. Et l’ayant vu, il conçut cette pensée : « En vérité c’est là un de ces moines qui ou bien sont saints dès ce monde, ou bien sont entrés dans la voie de la sainteté. Il me faut absolument aborder ce moine et l’interroger… »

[Ici se placent les scrupules de politesse de Sâripoutta.]

Or le révérend Oupasêna, s’étant habillé au matin, ayant revêtu son manteau et pris son bol à aumônes se dirigea vers Râdjagriha pour y quêter sa nourriture. Et le religieux Çâripoutra aperçut de loin le révérend Oupasêna qui venait vers lui avec une façon charmante d’avancer et de reculer, de regarder en avant et en arrière, d’étendre et de replier les bras, de porter son costume et son bol, tel un juste[37] qui a accompli sa tâche, avec ses facultés toutes tournées vers le dedans, avec son esprit ferme, conforme à la Loi, les yeux fixés sur le sol à une longueur de joug devant soi. Et, l’ayant vu, il arriva qu’il se sentit l’âme tout à fait rassérénée « Attrayant en vérité est le comportement de ce moine : il faut absolument que je l’aborde. »

Et alors le rel. S. s’approcha du rév. A. ; s’en étant approché, après avoir échangé avec lui des salutations et engagé une conversation courtoise et amicale il se tint à ses côtés. Debout à ses côtés le rel. S. dit au rév. A. : « Ami, ton moral est plein de sérénité, ton teint est pur et clair. Sous la direction de qui es-tu sorti du monde ? Ou quel est ton maître ? Ou la doctrine de qui as-tu embrassée ? — « Ami, c’est le grand Samane, le fils des Sâkyas, qui est né dans la famille des Sâkyas et qui est sorti du monde. C’est sous sa direction à lui, le Bienheureux, que je suis sorti du monde ; c’est lui, le Bienheureux, qui est mon maître, et c’est sa doctrine à lui, le Bienheureux, que j’ai embrassée. » — « Et que dit ton maître, ami, et qu’enseigne-t-il ? » — « Ami, je ne suis qu’un novice, il n’y a pas longtemps que je suis sorti du monde ; je viens seulement d’embrasser cette doctrine et cette discipline. Je ne puis t’exposer la doctrine dans toute son ampleur, mais je puis t’en indiquer brièvement l’esprit. » — « Qu’il en soit ainsi, ami. Parle-m’en peu ou beaucoup, mais dis-m’en l’esprit ; c’est de l’esprit seul que j’éprouve le besoin ; pourquoi attacher tant d’importance à la lettre ? » Alors le rév. A. dit au rel. S. cette formule de la doctrine :

Et alors le rel. Ç. s’approcha du rév. Ou., et, s’en étant approché, après avoir échangé avec lui des salutations courtoises et engagé une conversation amicale, il se tint à ses côtés. Debout à ses côtés le rel. Ç. dit au rév. Ou. : « Votre Seigneurie est-elle un maître ou un disciple ? » — « Je ne suis qu’un disciple, ô révérend. » — « (S’il en est ainsi) quelle doctrine professe votre maître ? Que prêche-t-il ? Et comment enseigne-t-il la Loi à ses disciples ? Et en quoi consistent ses préceptes et ses instructions ? Il faut me l’exposer tout au long. » — « Je suis peu instruit : c’est seulement de l’esprit (de la doctrine) que je puis faire part au révérend. » À ces mots, le rel. Ç. dit au rév. Ou. :

« C’est de l’esprit que j’ai affaire ;
Pourquoi attacher tant d’importance à la lettre ?
C’est celui qui comprend l’esprit qui en recueille le prix,
C’est par l’esprit qu’il réalise le prix[38].
Et nous aussi, après avoir absorbé
Pendant bien des jours toute cette collection
De textes et de paroles futiles,
Précédemment, à chaque fois, nous avons été déçus. »

À ces mots le rév. Ou. dit au rel. Ç. :

« Les phénomènes qui naissent d’une cause,
Le Prédestiné en a dit la cause,
Il en a dit aussi la cessation :
Telle est la doctrine du grand Samane. »

Et dès que le rel. S. cette formule de la Loi, la vision claire et sans tache de la Loi se leva pour lui : « Tout ce qui est sujet à la production, tout cela est aussi sujet à la destruction ». (Et il dit à A.) : « Quand bien même la Loi ne serait que cela, tu n’en as pas moins atteint l’état où il n’y a plus de chagrin, état qui n’a pas été vu depuis bien des myriades d’âges du monde ».

« Après avoir montré que les phénomènes naissent d’une cause, le Maître en démontre la cessation ». Et alors, en vérité, pour le rel. Ç., sur-le-champ même, tel qu’il se tenait là, s’ouvrit la vision pure et sans tache de la Loi.

Et alors, ayant compris la Loi, rejeté les fausses doctrines, son attente comblée, ses doutes dissipés, la pensée adoucie, la pensée active, tout son être s’inclinant vers le nirvâna, il dit au rév. Ou. : « rév. Ou., où séjourne ton maître ? » — « Le Maître ? Au Bois-des-Bambous, dans le champ de Kalanda. » Et ayant ainsi parlé le rév. Ou. continua sa route vers la ville de Râdjagriha pour y quêter sa nourriture.

Et alors le rel. S. se rendit là où se trouvait le rel. Moggalâna ; et celui-ci le vit de loin qui s’approchait ; et, l’ayant vu, il lui dit : « Ami, ton moral est plein de sérénité ; ton teint est pur et clair : serait-ce, ami, que tu as découvert l’absence de mort ? » — « Oui, ami, je l’ai découverte. » — « Alors dis-moi, ami, comment tu l’as découverte. » — « Ici, ami, j’ai aperçu le moine Assadji qui se rendait à Râdjagriha pour sa quête…

[Ici s’intercale mot pour mot la répétition de tout le récit qui précède jusques et y compris la formule dite du credo bouddhique déjà citée supra p. 207 :]

Le rel. Ç. se rendit là où se trouvait le rel. Maoudgalyâyana ; et celui-ci le vit de loin qui s’approchait avec un teint pur de la couleur du lotus et un moral plein et l’ayant vu, il lui dit : « Pur et clair est le teint de Ç. et son moral est plein de sérénité. Serait-ce donc que tu as découvert l’absence de mort et le chemin qui y mène ? Comme un lotus épanoui l’étoffe de ton vêtement[39] est pure et claire, et ton moral apaisé. As-tu quelque part obtenu l’absence de mort[40] que de ta personne une aura deux fois plus éclatante irradie ? » — « L’absence de mort, rel. M., je l’ai trouvée et le chemin qui y mène :

Celui-là qui, disent les livres, se manifeste
(Aussi rarement) que la fleur du ficus glomerata dans la forêt[41],
Le Bouddha, ce bloc de splendeur,
Il s’est manifesté, lui, le flambeau du monde. »

À ces mots le rel. M. dit au rel. Ç. : Quelle est la doctrine du Maître ? Quelle est sa prédication ? » À ces mots Ç. répondit à M. :

« Les phénomènes qui naissent d’une cause,
Le Prédestiné en a dit la cause ;
Il en a dit aussi la cessation :
Telle est la doctrine du grand Samane. »

Et quand le rel. M entendit cette formule de la Loi, la vision claire et sans tache de la Loi se leva pour lui : « Tout ce qui est sujet à la production est sujet à la destruction ». Et il dit à S. : « Quand bien même la Loi ne serait que cela, tu n’en as pas moins atteint l’état où il n’y a plus de chagrin, état qui n’a pas été vu depuis bien des myriades d’âges du monde. » Et alors le rel. M dit au rel. S. : « Allons, ami, près du Bienheureux ; c’est lui, le Bienheureux, qui est notre Maître. » (Mais S. lui répondit) : « Ami, ces deux cent cinquante religieux, c’est par rapport à nous, par considération pour nous qu’ils demeurent (dans l’ermitage de Sañjaya). Informons-les donc (de notre intention) et ensuite ils feront ce qu’ils jugeront à propos ».

« Les phénomènes qui naissent d’une cause,
Le Prédestiné en a dit la cause ;
Il en a dit aussi la cessation :
Telle est la doctrine du grand Samane. »

Et alors, en vérité, pour le rel. rel. M., sur-le-champ même, tel qu’il se tenait là, s’ouvrit la vision pure et sans tache de la Loi. Et alors, ayant compris la Loi et rejeté les fausses doctrines, son attente comblée, ses doutes dissipés, la pensée adoucie, la pensée active, et toutes ses propensités s’inclinant vers le nirvâna, il dit à Ç. : « Où séjourne le Maître, ô révérend ? » — « Révérend, le Maître séjourne au Bois-des-Bambous, dans le champ de Kalanda, avec une grande communauté de moines, avec douze cent cinquante moines. Allons, après avoir invité Sañjayin, trouver le Maître au Bois-des-Bambous ; et par-devant le Bienheureux nous pratiquerons la vie religieuse. » À ces mots M. dit à Ç. : « Allons tout droit d’ici au Bois-des-Bambous ; à quoi bon aller voir ce faux docteur de Sañjayin ? » — « Non pas, ô révérend M. ; ce Sañjayin ne nous a pas moins rendu grand service : car c’est grâce à lui que nous sommes sortis de la maison ».

Et alors tous deux allèrent là où se trouvaient ces religieux, et, y étant allés, ils leur dirent : « Nous allons, amis, nous rendre auprès du Bienheureux ; c’est le Bienheureux qui est notre Maître » (Ils répondirent :) « C’est par rapport à vous, ô révérends, c’est par considération pour vous que nous demeurons ici ; si vous, ô révérends, vous allez mener la vie religieuse sous la direction du grand Samane, nous tous, tant que nous sommes, nous en ferons autant. » Et alors S. et M allèrent trouver le rel. Sañjaya et (par trois fois) ils lui dirent : « Ami, nous allons nous rendre auprès du Bienheureux ; c’est lui le Bienheureux qui est notre Maître. » Et (par trois fois) Sañjaya leur répondit : « Arrêtez, amis, ne vous en allez pas ; à nous trois nous dirigerons cette congrégation ». Et alors S. et M ayant pris avec eux ces deux cent cinquante religieux se rendirent au Bois-des-Bambous ; et à ce moment même de la bouche du rel. Sañjaya jaillit du sang chaud[42].

Et alors tous deux, s’étant rendus à l’ermitage, invitèrent Sañjayin en disant : « Allons près du Bienheureux grand Çramane pratiquer la vie religieuse. » À ces mots le rel. Sañjayin leur dit : « N’allez pas près du Cramane Gaoutama pratiquer la vie religieuse. J’ai là cinq cents religieux qui m’appartiennent : vous en dirigerez la moitié. » — « Bien prêchées par le Bienheureux sont la Loi et la discipline. Avec lui le succès est en vue et tous les voiles déchirés. Nous en avons assez d’attendre en vain la satisfaction de nos aspirations. » Et ainsi, après avoir invité Sañjayin, ils sortirent de son ermitage et se dirigèrent vers le Bois-des-Bambous ; et les cinq cents religieux s’en allèrent avec eux, et Sañjayin criait : « Ce n’est ni une, ni deux, ni trois, ni quatre, ce sont les cinq centaines qu’Oupatishya emmène avec lui ! »

Et le Bienheureux vit de loin S. et M s’approchaient ; et, les ayant vus, il s’adressa à ses moines : « Voici, ô moines, que s’approchent ces deux compagnons ; Kolita et Oupatissa : entre mes disciples ils seront le couple en chef, le couple fortuné… »

Et le Bienheureux au Bois-des-Bambous s’adressa à ses moines : « Préparez, ô moines, des sièges car les rel. Ç. et M. viennent avec un cortège de cinq cents pour pratiquer auprès du Prédestiné la vie religieuse : et ils seront entre mes disciples le couple en chef, le couple fortuné ; l’un, le chef de ceux qui ont une grande intelligence ; l’autre, le chef de ceux qui ont des pouvoirs magiques… »

La légende prend naturellement à tâche de confirmer ces paroles du Bouddha. Elle se plaît à nous le montrer encadré entre ces deux colonnes de son empire spirituel et les chargeant à l’occasion des missions les plus délicates[43]. Quand il agite devant sa congrégation des problèmes de plus en plus difficiles, Çâripoutra est le seul de tout le troupeau qui soit capable de suivre et de comprendre jusqu’au bout sa pensée. De son côté Maoudgalyâyana gravit ou descend à volonté les étages des cieux ou des enfers, et des choses vues au cours de ces voyages extraordinaires il rapporte des sujets d’exhortation qui lui permettent d’opérer d’innombrables conversions. Ni l’un ni l’autre ne devait — la tradition dit : ne voulut — survivre à son Maître. Ils se retirèrent chacun dans son village natal pour y mourir ; mais leurs précieuses reliques, vraies ou fausses, se distribuèrent entre les couvents de l’Inde bouddhique à mesure que se propageait la nouvelle religion. Le pèlerinage de l’empereur Açoka ne serait pas complet si, après les places sanctifiées par le passage de Çâkya-mouni, il ne visitait également les stoupa des deux grands disciples. Les pèlerins chinois ont trouvé leur culte établi dans nombre de monastères, et des cassettes de reliques à leurs noms sont sorties des fouilles de Sâñchî[44]. Notons, tout à l’honneur des idées bouddhiques, que l’on reconnaissait une certaine supériorité à Çâripoutra sur son prestigieux confrère. Contrairement aux préjugés courants Maoudgalyâyana aurait été le premier à proclamer, non sans étouffer un soupir, que la sagesse l’emporte sur la magie[45].

Mahâ-Kâçyapa. — Par une association d’idées toute naturelle Açvaghosha passe aussitôt au récit de la conversion du troisième grand disciple, Mahâ-Kâçyapa[46]. Ce dernier était, lui aussi, le fils d’un brahmane magadhien immensément riche — à tel point qu’il ne le cédait qu’au roi pour le nombre de ses serviteurs et l’étendue de ses domaines, et encore n’était-ce là de sa part qu’une simple mesure de prudence. L’enfant admirablement doué qu’il avait enfin obtenu[47] manifesta de bonne heure le plus grand mépris pour les biens de ce monde et un invincible dégoût pour les plaisirs de la chair. Marié malgré lui à une belle jeune fille de Vaïçâlî[47], il a la joie de découvrir chez elle le même éloignement pour les voluptés grossières, et, comme dans telle de nos « Vies des Saints », pendant douze ans ils vivent ensemble en parfaite chasteté. Par esprit d’austérité ils couchaient à part sur les lits bas que prescrit la règle religieuse. Une nuit l’époux aperçut un serpent noir qui s’était glissé dans la chambre conjugale et s’approchait dangereusement de la main que sa femme laissait dans son sommeil traîner à terre. Précipitamment il lui relève le bras. Réveillée en sursaut, son épouse l’accuse d’avoir conçu de coupables pensées. Ils décident enfin de renoncer à leur périlleuse gageure et de se séparer[48] pour entrer en religion chacun de son côté. À première vue le Bouddha et Kâçyapa devinent qu’ils sont faits pour s’entendre : on veut même que le Maître ait échangé aussitôt son manteau contre celui du nouveau disciple et ait invité ce dernier à partager son siège[49]. Ainsi s’appliquait-on à justifier d’avance le rôle éminent que Mahâ-Kâçyapa devait jouer au lendemain de la mort du Prédestiné. Renchérissant encore sur ses fonctions de mainteneur de la Bonne Loi, une tradition postérieure lui attribue la charge de la transmission des pouvoirs entre notre Bouddha et son successeur Maïtrêya. Enfermé en état d’extase à l’intérieur d’une colline du Magadha, Mahâ-Kâçyapa n’attend que la venue du Messie bouddhique pour réapparaître au jour et lui remettre aux yeux d’une foule émerveillée le manteau monastique de Çâkya-mouni[50].

On comprend sans peine l’accueil exceptionnellement courtois fait par le Bienheureux à des néophytes de si bonne famille. Assurément ni la race ni la caste (nous en verrons bientôt des exemples) ne compte pour l’entrée dans l’église bouddhique : mais cela est encore plus vrai à dire du christianisme, et il n’empêche que, de notoriété publique, dans les missions chrétiennes du Sud de l’Inde la conversion d’un brahmane ne soit reçue avec plus de joie que celle d’une centaine de parias. Il n’y a rien là qui excède les bornes permises d’un honnête souci de propagande, et le sentiment est trop naturel pour n’être pas pardonnable. Il n’en aurait pas moins provoqué au sein de la Communauté naissante des remous, hélas, non moins humains. Les égards particuliers témoignés aux deux grands disciples et l’espèce de promotion dont ils avaient été d’emblée gratifiés, auraient, nous dit-on, suscité la jalousie non seulement des « Cinq » et des autres convertis de Bénarès, mais aussi des « Trente » et des trois frères Kâçyapa, sans compter leur entourage[51]. Un tel souci des préséances subsiste-t-il dans l’âme des moines ? Mais cette fois encore qui pourra dire si nous avons affaire à un souvenir authentique ou à une notation psychologique qui en soi n’est que trop vraisemblable, mais peut avoir été inventée après coup ? Accusé de favoritisme le Bienheureux aurait dû recourir pour sa défense à l’unique argument dont il disposât, lequel par bonne chance répond à tout et ne souffre pas de réplique : puisant dans le trésor de sa surnaturelle mémoire, il n’aurait eu qu’à rappeler les vies antérieures de tous les personnages en cause pour que l’incident fût vite clos.

La réaction populaire. — Il n’en reste pas moins que ces retentissantes conversions, obtenues coup sur coup, durent singulièrement rehausser dans l’estime du vulgaire le prestige de la secte nouvelle. L’exemple de tant de gens jouissant d’un si haut statut religieux ou social, et abjurant leur séculaire culture védique pour embrasser la doctrine diamétralement opposée d’un jeune çramane hier encore inconnu, ne pouvait qu’aider l’inlassable prédication de ce dernier à déterminer parmi la population mal aryanisée de la région orientale nombre de « sorties de la maison » ; et celles-ci, pour avoir fait moins de bruit dans le monde et pour destinées qu’elles soient à rester éternellement anonymes, n’en troublaient ou même n’en désorganisaient pas moins autant de familles dans toutes les classes de la société. Nous avons déjà dû faire allusion ci-dessus (p. 153) au mécontentement, après tout justifié, que provoqua parmi les habitants du Magadha l’épidémie de vocations religieuses ainsi propagée chez eux par le rejeton des Çâkyas. La tradition a gardé le souvenir de ce conflit, d’ailleurs fort anodin dans ses manifestations, grâce à deux stances mnémotechniques :

En ce temps-là beaucoup de jeunes gens de bonne famille du pays de Magadha embrassaient les uns après les autres la vie religieuse sous la direction du Bienheureux. Et les gens murmuraient, et ils se fâchaient, et ils se mettaient en colère : « Le çramane Gaoutama vise à apporter l’absence d’enfants, à apporter le veuvage, à apporter l’extinction des familles. Il vient d’ordonner moines les mille anachorètes, puis les deux cent cinquante religieux de Sañjaya, et voici que beaucoup de jeunes gens de bonne famille du pays de Magadha embrassent les uns après les autres la vie religieuse sous la direction du çramane Gaoutama ». Et quand les gens apercevaient les bhikshou, ils leur cherchaient querelle avec cette stance :

« Le grand çramane est venu
Dans la capitale du pays de Magadha ;
Il a converti tous les disciples de Sañjaya :
Qui aujourd’hui convertira-t-il ? »

Et les bhikshou entendaient ces gens qui murmuraient et se fâchaient et se mettaient en colère ; et ils firent part de ce fait au Bienheureux.

(Celui-ci leur dit) : « Ces rumeurs, ô moines mendiants, ne seront pas de longue durée ; elles dureront sept jours ; au bout de sept jours elles se dissiperont. Mais vous, si les gens vous cherchent ainsi querelle, ripostez-leur par cette autre stance :

Les grands héros, les Prédestinés,
Convertissent par la vraie Loi ;
Qui peut raisonnablement en vouloir
À ceux qui convertissent par la vraie Loi[52] ? »

Et que dire en effet ? Le Bouddha ne contraignait personne ; et déjà sans doute l’entrée dans la Communauté était interdite par la coutume non seulement aux malades graves et aux grands criminels, mais encore à tous ceux dont l’ordination aurait porté préjudice aux droits d’une tierce personne, tels que les enfants mineurs, les esclaves, les gens du roi, et encore les débiteurs qui auraient trouvé là un moyen par trop commode de narguer leurs créanciers[53]. L’argument suffit donc à clore la bouche des gens du Magadha ; et il serait pour tous sans réplique si effectivement le Bouddha avait possédé la Vérité totale ; malheureusement (nous le voyons clairement à distance) il n’en avait saisi qu’une parcelle, et celle-ci même était étroitement conditionnée par son ambiance. N’importe : il a suffi qu’il se crût en toute sincérité détenteur de cette force irrésistible pour transformer le plus compatissant des hommes en le plus impitoyable des saints. Ne comptez pas sur lui pour s’attendrir sur le sort des femmes et des enfants, devenus du jour au lendemain veuves et orphelins du vivant de leur époux et père, ni non plus sur celui des vieux parents privés de l’espoir de toute postérité — chose si importante dans les idées indiennes, à cause de la nécessité de perpétuer les rites funèbres en l’honneur des ancêtres. Il partageait la dure et égoïste croyance de son temps selon laquelle il n’y avait pas de salut hors de la vie monastique ; et il tenait que chaque nouveau prosélyte se devait de sacrifier tout et tous, sans remords ni pitié, à la poursuite de son idéal. La « délivrance des êtres », à la manière dont ses contemporains et compatriotes l’entendent, rien d’autre ne compte aux yeux du Sauveur indien. Et son cas est loin d’être unique. Rappelons seulement ici ce que dit l’Évangile : « En vérité je vous le déclare : Quiconque aura quitté sa maison, ses parents, ses frères, ses enfants pour le royaume de Dieu recevra le centuple en ce monde, et, dans le monde à venir, la vie éternelle[54]. » Aussi E. Renan a-t-il pu écrire dans sa Vie de Jésus : « Il n’y a pas d’homme, Câkya-mouni peut-être excepté, qui ait à ce point foulé aux pieds la famille, les joies de ce monde, tout soin temporel. » Il faut encore excepter celui qui fut le parfait disciple de l’un et l’inconscient imitateur de l’autre, st François d’Assise. De même que le moine mendiant est en définitive le seul chrétien complet, le bhikshou est le seul vrai bouddhiste ; et il n’a pas dépendu de ces trois réformateurs, s’ils avaient été écoutés de tous, que la société humaine ne fût bouleversée de fond en comble et finalement détruite. Non plus que le Christ, le Bouddha « n’est pas venu pour apporter la paix sur la terre, mais bien plutôt la division dans les familles » : il va nous en donner une nouvelle preuve, plus que jamais éclatante, quand après sept ans[55] d’absence, il revient visiter sa ville natale dans le dessein de convertir bon gré mal gré tous les siens. Reconnaissons-le ; il y a un grand fond de vérité dans cette définition humoristique recueillie de la bouche d’une missionnaire irlandaise aux Indes : « Nous sommes au catéchisme. — Question : Qui sont les saints et les martyrs ? — Réponse : Les saints, ce sont les saints, et les martyrs sont ceux qui ont à vivre avec les saints. »

Les conversions de Kapilavastou. — Tâchons une fois de plus de restituer la forme la plus ancienne de la légende que nous puissions atteindre, en la dégageant des ornements postiches qui s’y sont tardivement surajoutés ; c’est là tout ce à quoi nos documents nous permettent, ici encore, de prétendre. Or donc le Bienheureux, dans la plénitude de sa perfection, résidait à Râdjagriha dans le Parc-des-Bambous. La renommée ne peut manquer de l’apprendre à ses compatriotes, les Çâkyas, ni d’éveiller chez eux le désir de recevoir à leur tour sa visite. Comme de coutume, ils vont donc trouver Çouddhodana, et le bon roi, toujours docile à leurs requêtes, décide d’envoyer à son fils une pressante invitation. Qui charger de ce message ? Oudâyin, le fils du chapelain royal, en sa qualité d’ami d’enfance du Maître, est tout indiqué, et de fait c’est à lui que toutes les versions s’accordent à donner en cette affaire le principal rôle[56]. Mais peut-on oublier le fidèle écuyer Tchandaka, compagnon de toutes les promenades et de la fuite même du Bodhisattva ? Certains l’associent donc aux premières démarches d’Oudâyin. Ils ne sont pas plus tôt arrivés tous deux auprès du Bouddha que celui-ci les convie à entrer en religion. Ni l’un ni l’autre n’en a la moindre envie ; mais les instructions qu’ils ont reçues de se conformer en tout aux désirs de l’ex-prince, et aussi la croyance que cela ne les engage à rien pour l’instant, les déterminent à y consentir ; car ils n’aperçoivent autour d’eux ni barbier prêt à leur raser la tête ni vêtements monastiques préparés à leur intention. Ils ont compté sans le pouvoir magique du Bienheureux qui, rien qu’en prononçant les cinq mots de l’habituelle formule, les transforme sur-le-champ en moines régulièrement équipés. Plus tard on a trouvé plaisant de faire dépêcher successivement par le roi à son fils neuf de ses ministres, et toujours sans résultat : aussitôt arrivés en présence du Bienheureux, ils se convertissent, eux et leur cortège[57], et du même coup oublient tout du monde, y compris la mission dont ils sont chargés. Seul Oudâyin en garde présent le souvenir et ne cache pas à celui « avec qui il a joué dans le sable » qu’il est venu le trouver dans le dessein de le ramener à Kapilavastou. Encore faut-il que le Bouddha y consente. Une intervention divine — celle de Çâkyas à qui leurs mérites ont valu de renaître au ciel — n’a pas paru de trop pour l’y décider. C’est ainsi qu’au bout de sept ans, il tourne pour la première fois sa pensée et même son visage dans la direction de sa ville natale. Oudâyin, perspicace, ne laisse pas échapper l’occasion et presse le Maître de profiter de la saison d’automne, la plus favorable au voyage[58], alors qu’il ne fait plus trop chaud et qu’il ne fait pas encore froid. Finalement le Bouddha se met en route pour couvrir en soixante jours les soixante étapes qui séparent la capitale du Magadha de Kapilavastou.

Ici s’intercale un curieux épisode dans lequel on est d’autant plus fortement tenté de voir un souvenir authentique que son caractère peu édifiant l’a fait bannir des textes postérieurs. Selon ces derniers le Bouddha ne se heurte à aucune mauvaise volonté de la part des siens, et l’orgueil légendaire des Çâkyas cède sans résistance devant son prestige. La plus ancienne tradition faisait preuve d’un sens psychologique plus fin. D’après elle le roi Çouddhodana n’a pas encore pardonné à son fils la cruelle déception que le « Grand départ » a infligée à ses espoirs dynastiques. Assurément il commence par aller, comme il sied, au-devant du Bienheureux ; mais rencontrant en chemin des moines qui viennent faire leur quête à la ville, il ne peut supporter l’idée que l’ancien prince héritier soit devenu pareil à l’un d’eux. Il donne ordre à ces mendiants de ne pas paraître devant ses yeux, et, faisant tourner son char à quatre chevaux, rentre au palais royal. Avait-il l’appréhension trop justifiée de l’espèce de cyclone spirituel que la venue du Bouddha allait déchaîner sur sa race ? Toujours est-il que celui-ci doit à son tour envoyer en ambassade près de son père ce même Oudâyin, chargé de lui faire comprendre qu’il est aussi glorieux d’être le père d’un Sauveur du monde que d’un Monarque universel. C’est seulement après avoir reçu ces apaisements que Çouddhodana organise la même procession que naguère Bimbisâra (supra, p. 221) pour aller souhaiter la bienvenue au Maître qui, comme de règle, s’est arrêté en dehors de la ville, dans le Parc des Figuiers-des-Banians[59] ; et dès lors l’accord des textes se refait, comme le plus souvent, sur l’invraisemblable.

Le Bouddha n’ignore pas que nul n’est prophète en son pays ; il n’oublie pas non plus que nombre de nobles Çâkyas l’ont connu enfant, et qu’enfin il va se trouver confronté avec son propre père ; mais d’autre part il sait aussi qu’un Prédestiné ne peut se lever, ni encore moins s’incliner devant personne sans que la tête de celui qui accepterait cet honneur excessif n’éclate en sept morceaux. Comment trancher une question d’étiquette compliquée de sanctions aussi terribles ? Il ne saurait évidemment se tirer d’affaire qu’en manifestant par exception ses pouvoirs surnaturels. Il s’y résigne donc et, créant « à la hauteur d’un palmier-éventail » un promenoir magique, il va et vient dans les airs à la vue des Çâkyas stupéfaits. Devant un pareil prodige tous ne peuvent que se prosterner et Çouddhodana lui-même « adore son fils pour la troisième fois[60] ». C’est là du moins ce qui depuis très longtemps se raconte ; car, il y a deux mille ans, cette scène était déjà représentée en grand détail sur l’un des jambages de la porte orientale du grand stoupa de Sâñchî. On y voit la procession royale, en char, à cheval, à éléphants, gardes et musiciens en tête, circuler, tous les habitants aux fenêtres, à travers les rues tortueuses de Kapilavastou, puis sortir de la ville pour se rendre à l’ermitage des Figuiers-des-Banians ; là roi et courtisans ont mis pied à terre, et tous, le nez en l’air et les mains jointes, ont les yeux fixés sur le promenoir aérien de l’invisible Bouddha. Les textes prêtent même à ce moment au Bienheureux les « prodiges jumeaux[61] » de l’eau et du feu, les mêmes qui assureront plus tard sa victoire sur les maîtres hérétiques ; et, pour mêler au merveilleux une note attendrissante, la reine Mahâpradjâpatî, qui avait perdu la vue à force de pleurer le départ de son neveu et fils adoptif, l’a ce jour-là recouvrée en se baignant les paupières dans l’eau qui ruisselait du corps du Bienheureux.

Çouddhodana. — Du coup la glace de la séparation se trouve brisée entre le père et le fils, et entre eux s’engage une conversation amicale. Toujours mal consolé, le roi insiste longuement sur le pénible contraste entre la vie que son fils aurait pu continuer à mener et celle qu’en fait il mène. Tour à tour il le plaint de marcher pieds nus, et de coucher sur la dure, sans bains parfumés, sans vêtements fins, sans parures, sans vaisselle d’or, sans gardes, sans musiciens, sans femmes ; et, point par point, le Bienheureux le reprend doucement en lui démontrant que le sage peut être heureux en l’absence de toutes ces aises, et que l’état de religieux a ses compensations et ses privilèges[62]. Le motif, assez prosaïquement traité, a été longuement repris par un versificateur cachemirien du xie siècle, enchanté de rencontrer une si belle occasion d’accumuler des antithèses. C’est le père qui parle :

« Toi qui passais agréablement la nuit, sur la terrasse d’un palais de cristal, dans des lits souriants du reflet des soies, comment peux-tu te coucher maintenant à même le sol de la forêt, sur les dures pousses de gazon à demi brouté qu’a laissées la dent des gazelles ?

« Toi qui buvais dans des coupes de pierreries un breuvage aussi pur, aussi frais que la lune, ah, comment peux-tu à présent, dans l’étang où affolés par la chaleur buffles et éléphants se sont baignés, boire l’eau que leurs ventres souillés ont rendue trouble et amère ?

« Comment ta gorge est-elle veuve de ses colliers », etc. [On voit le thème ; mais depuis longtemps le parti du Bouddha est pris et il s’est dit à lui-même :]

« Désormais je n’aurai plus en fait de parasol royal que les arbres de la forêt ; mes amis seront les bêtes des bois ; mon lit de plaisirs sera le sol ; mes vêtements seront faits de l’écorce amincie des arbres ; ma cassette particulière sera le contentement de peu ; ma reine favorite sera la compassion pour les malheureux[63] », etc.

Il faut le reconnaître pour la justification de tous ces jeux d’esprit, à aucun moment ni en aucun lieu l’écart ne pouvait être plus saisissant entre la princière et luxueuse jeunesse du Maître et son présent état de moine mendiant, à la merci de la charité publique. Là se bornent d’ailleurs ces effusions familiales. Aussitôt intervient l’inévitable prédication ; et avant de prendre congé le roi invite son fils et toute la Communauté des moines à venir régulièrement prendre au palais leur unique repas quotidien[64]. Peut-être, insinue-t-on, était-ce une façon de s’épargner à lui-même la honte de voir son fils quêter sa nourriture dans les rues de sa ville ; mais, d’autre part, c’était introduire dans la bergerie, sous les apparences les plus bénignes, le plus dévorant des loups. On le voit, la tradition n’a pas hésité à mettre le Bouddha dans la situation la plus délicate où puisse se trouver un homme qui s’est lui-même retranché du monde. Le voici de nouveau face à face avec les siens, père, mère adoptive, épouse, enfant, demi-frère, oncles, cousins, amis d’enfance, bref tous ceux que lors de son évasion nocturne il a jadis quittés sans un mot d’adieu. Quelle contenance va-t-il faire et quelle conduite tenir à leur égard ? La réponse des textes canoniques se devine d’avance : il est revenu vers eux par compassion pure, et il ne saurait mieux leur témoigner sa tendresse qu’en les convertissant à sa Loi. À la vérité on ne peut nous cacher que Çouddhodana s’est montré de tous le plus récalcitrant ; ses trois frères sont déjà « entrés dans la bonne voie » avec des « myriades » de Çâkyas que lui-même s’y refuse encore[65], et il ne se décide que tardivement à faire don à la Communauté du parc de plaisance où son fils s’est installé d’office. Il faut attendre les versions tardives pour qu’il franchisse successivement (la dévotion postérieure pouvait-elle moins faire pour le père du Maître ?) les quatre degrés de la sainteté. En revanche la tradition la plus ancienne lui attribue déjà une singulière mesure de conscription religieuse : il ordonne que toutes les nobles familles de son fief qui comptent deux ou plusieurs fils en donnent un au Bouddha pour être ordonné moine. Son but, nous explique-t-on, aurait été de constituer à l’ex-prince héritier un cortège de naissance aristocratique, et par là plus digne de lui. Il se peut aussi qu’il entendît limiter ainsi, en faisant la part du feu, le désorganisation des familles, à commencer par la sienne. Il ne nous est pas caché qu’aux termes de son décret son second fils, Nanda, frère consanguin du Maître, et le fils unique de ce dernier, Râhoula, se trouvaient automatiquement exemptés[66]. Mais le redoutable Sauveur ne se laisse arrêter par aucune considération mondaine, et l’ordination de Râhoula et de Nanda sont justement les deux épisodes les plus saillants du « retour à Kapilavastou ».

Râhoula et Nanda. — Le sort du premier est vite réglé. Les femmes aiment à croire ce qu’elles désirent, et Yaçodharâ n’a pas perdu tout espoir de ramener à elle son époux. Textes et bas-reliefs nous la montrent, parée de tous ses atours et poussant devant elle le gage de leur union, alors âgé de six ans. Elle a fait sa leçon à l’enfant qui réclame à son père son héritage ; mais tandis que Yaçodharâ entend par là la royauté, le Bienheureux, qui sait mieux, la prend au mot en ne refusant pas à son fils la vérité qu’il a découverte ; et comme la voix du sang parle et que le garçonnet ne veut plus « sortir de l’ombre paternelle », il l’emmène à son ermitage et le fait ordonner par les soins de ses deux grands disciples[67]. Yaçodharâ en reste pour ses frais d’ingéniosité et de toilette, et le grand-père en conçoit naturellement un vif chagrin. Toutefois une dernière chance subsiste à sa dynastie en la personne du « beau Nanda ». S’il est vrai que ce jour-là même ce dernier devait épouser la plus jolie fille de Kapilavastou, être sacré héritier présomptif et pendre la crémaillère dans un nouveau palais, son impérieux demi-frère aurait troublé trois fêtes à la fois. Pour procéder à son enlèvement, le Prédestiné use de stratagème. Le bon Nanda l’a aperçu qui quêtait dans la rue ; laissant là sa fiancée il se précipite vers son demi-frère, lui prend des mains son bol-à-aumônes, et le lui rapporte aussitôt, rempli des meilleurs mets ; mais dans son astucieuse préméditation le Bouddha ne consent pas à le reprendre, et le pauvre prince, contraint d’être poli jusqu’au bout, l’accompagne, toujours portant le bol, jusqu’à l’ermitage. Là les moines s’emparent de lui, livrent sa tête au barbier et le dépouillent de ses parures pour lui faire revêtir l’habit monastique. Mais pour autant son cœur n’a pas changé et il se donne aux yeux de ses confrères, qui ne lui épargnent pas leurs quolibets, le ridicule de regretter sa bien-aimée. En vain tente-t-il à plusieurs reprises de s’évader du couvent. Pour le guérir du mal d’amour, il faut que le Bienheureux l’emmène, accroché à un coin de son manteau, jusque dans le paradis d’Indra. Au cours de leur route à travers les airs, ils commencent par apercevoir, juchée sur un tronc d’arbre calciné dans une forêt qui vient d’être dévastée par un incendie, une infortunée guenon, échappée par miracle au désastre, roussie, pelée, sanguinolente, lamentable ; après quoi, sans transition, ils contemplent à loisir les nymphes qui font l’ornement et l’agrément du paradis des Trente-trois. Nanda est bien forcé de convenir, à la vue de leurs célestes attraits, qu’il y a autant de différence entre ces houris et sa fiancée qu’entre celle-ci et la guenon de tout à l’heure. Il se résigne donc à prendre en patience l’état de religieux dans l’espoir que les mérites ainsi acquis lui permettront de renaître en si charmante compagnie. Mais tout finit par se savoir, surtout dans un couvent, et bientôt Nanda n’est plus connu que sous le sobriquet d’ « amant des nymphes », jusqu’à ce qu’enfin, par un dernier effort de volonté, il se délivre de la fascination exercée sur lui par la vaine et passagère beauté de la femme. On conçoit que cette anecdote[68], semi-édifiante et semi-bouffonne, ait copieusement inspiré artistes et lettrés indiens.

Les Çâkyas. — À propos de la levée religieuse des « fils de famille » de Kapilavastou, la légende n’a pas davantage reculé devant la question qui se pose à l’arrière-plan de toutes les histoires indiennes, à savoir celle des castes. Nous aurons à y revenir, mais déjà nous apprenons qu’au contraire de ce qui se passe dans les cercles brahmaniques, la plus humble naissance n’est nullement un obstacle à l’entrée en religion au sein de la Communauté bouddhique. Recensement fait, un contingent de cinq cents jeunes aristocrates Çâkyas, enrôlés plus ou moins volontaires, vient en somptueux appareil se présenter au Bouddha pour grossir d’autant le nombre de ses disciples. Le barbier Oupâli[69], dont le métier seul suffit à dénoncer la basse extraction, procède à leur tonsure, et chacun d’eux lui fait présent des parures laïques dont il n’aura plus l’emploi. Voilà le pauvre artisan devenu riche ; mais — soit par l’entraînement de l’exemple, soit plus orthodoxement par suite de la « maturation » de ses mérites antérieurs — au lieu de jouir des biens qui lui sont échus, il ne rêve que d’être, lui aussi, ordonné moine, ce que le Bouddha lui accorde aussitôt selon le rite de l’ordination instantanée. Il en résulte que quand les cinq cents jeunes Çâkyas, qui entre temps sont allés prendre congé de leurs parents et amis, reviennent à l’ermitage pour être ordonnés à leur tour, Oupâli, quoique de beaucoup leur inférieur par la caste, est devenu en religion leur senior, et ils lui doivent hommage et respect. Le Bienheureux n’obtient pas sans peine qu’ils courbent leur orgueil jusqu’à tomber aux pieds de leur ancien valet de chambre, chacun prenant rang à mesure dans l’ordre de séniorité, la seule hiérarchie que la Communauté primitive admette[70].

Que penser de cette étrange histoire ? Elle éveille d’autant plus de défiance que les textes postérieurs l’ont embrouillée à plaisir. C’est parmi ces Çâkyas que plus tard le traître Dêvadatta, cousin et beau-frère du Bienheureux, aurait recruté des partisans lors du schisme que, comme nous le verrons, il fomenta au sein de la Communauté. Il ne se pouvait donc pas que Çâkya-mouni n’eût conçu à l’avance quelque fâcheux pressentiment en recevant pêle-mêle tous ces aristocrates dans son ordre. Certains vont même jusqu’à spécifier qu’il aurait d’abord écarté Dêvadatta : mais si celui-ci ne fit pas partie de la première fournée, il fallait donc qu’il eût été compris dans une seconde, bien postérieure en date. D’autre part on s’aperçut après coup qu’il devait en être de même pour cinq autres cousins du Bienheureux, attendu qu’ils étaient beaucoup plus jeunes que lui : sinon comment les retrouverions-nous, tel Anourouddha, auprès du lit du Parinirvâna, ou comment se pourrait-il qu’Ânanda ait pu si longtemps survivre à son Maître après avoir été pendant vingt-cinq ans son dévoué serviteur de tous les jours ? Ces cinq princes, en compagnie de Dêvadatta — dont rien ne prouve, en dépit de ce que nous avons lu ci-dessus (p. 85), qu’il fût de beaucoup leur aîné — n’auraient donc rejoint le Bouddha que plus tard, alors qu’il résidait au village d’Anoupiya, dans le pays des Mallas, ce qui est après tout possible ; mais ce qu’on ne saurait admettre, c’est qu’on nous réserve à cette occasion une deuxième édition de la conversion du barbier Oupâli… On voit assez par là comment les souvenirs traditionnels sont susceptibles de se mêler et de se confondre dans l’esprit des rédacteurs tardifs, et combien il est parfois difficile de dégager de ces contaminations le fait initial qui seul peut mériter quelque créance.

De toutes façons, et qu’on accepte ou non en leur totalité les données de la légende, il est une question que l’on ne peut s’empêcher de se poser au sujet du retour à Kapilavastou. Le Bouddha a passé là : sa sublime compassion a-t-elle eu une action bienfaisante ou a-t-elle sévi comme un fléau ? — Qu’on en juge. Il est censé emmener avec lui la fleur de la jeunesse, et il n’est pas de famille qui ne regrette le fils qu’il lui a ravi. La sienne est particulièrement éprouvée : la lignée royale est condamnée à s’éteindre, et l’infortuné Çouddhodana demeurerait seul dans son palais déserté, abandonné même des reines, si le Maître n’avait provisoirement refusé aux femmes l’accès de sa Communauté. D’autre part (c’est toujours la tradition qui nous l’assure) les redoutables guerriers Çâkyas, naguère invincibles, se sont imprégnés en écoutant les sermons du Bienheureux des idées éminemment bouddhiques de « non-résistance à la violence ». Les voilà devenus une proie facile pour leur voisin, probablement même leur suzerain, le puissant roi de Koçala, dont la capitale Çrâvastî n’était que trop proche de leur propre ville. Tant qu’y régnera Prasênadjit, ils n’auront rien à craindre ; mais, dans leur intraitable orgueil, ils ont mortellement offensé son héritier présomptif, Viroudhaka. Aussi, dès que ce dernier, selon la coutume ordinaire des râdja-koumâra indiens, aura réussi à détrôner son père, se hâtera-t-il d’entrer en campagne pour les exterminer[71]. Ils sont une première fois sauvés par une intervention opportune du Bouddha ; puis lui-même les abandonne au destin que leur vaut leur mauvais karma, se consolant à la pensée que sa prédication aura du moins amélioré leur destinée future. La ville détruite est noyée dans le sang de ses habitants, et c’est sur cette catastrophe que s’achève le cycle de Kapilavastou, où rien ne nous ramènera plus. Les pèlerins chinois signalent plus d’une fois l’existence, au voisinage des places saintes, de vastes nécropoles où se pressait une multitude de petits stoupa de formes diverses, élevés par la piété des générations successives sur les cendres des moines morts en odeur de sainteté[72]. Il subsistait justement au Nord-Ouest de la cité les débris d’un grand cimetière de ce genre ; et les guides locaux en tiraient avantage pour le désigner comme étant le lieu du massacre, en quoi évidemment ils trompaient les gens ou se trompaient eux-mêmes. Avaient-ils également inventé de toutes pièces cette tragédie féodale, en soi nullement invraisemblable, et l’avaient-ils placée du vivant même du Maître pour expliquer de la façon la plus impressionnante possible la totale disparition de son clan et l’abandon au désert et à la ruine de sa ville et de son pays natals ? Qui pourrait à présent le dire ? Peut-être cette trop réelle dévastation date-t-elle simplement d’une des invasions scythes, parthes ou tokhares qui ont balayé l’Hindoustan avant et après le début de notre ère. Ce que nous pouvons affirmer sur le véridique témoignage de Fa-hien, c’est que dès le ive siècle la région tout entière était retournée à la djangle.

Le don du Djêta-vana. — Mais ces sinistres événements étaient encore le secret de l’avenir, et c’est au contraire dans une atmosphère d’allégresse et de fête que la tradition conduit à présent le Bienheureux de Kapilavastou à Çrâvastî. Pendant son séjour près de Râdjagriha le Bouddha avait également reçu et accepté à cet effet l’invitation particulière d’un riche marchand du Koçala, que sa charité avait fait surmommer Anâthapindada ou le « Nourrisseur des pauvres ». Venu au Magadha pour ses affaires et descendu chez son correspondant, il avait eu occasion de voir et d’entendre le Maître. Aussitôt converti il avait, dans son enthousiasme de néophyte, supplié le Bienheureux d’honorer de sa présence sa ville de Çrâvastî. Celui-ci n’y aurait consenti qu’à condition de trouver aux abords de cette cité un ermitage prêt à le recevoir, lui et son cortège de moines. Il aurait même adjoint à son nouveau zélateur laïque le grand disciple Çâripoutra, afin d’être plus sûr que tout serait préparé dans les règles. Le choix d’Anâthapindada et de l’émissaire du Maître se porta sur le plus beau parc de plaisance des environs, celui du prince Djêta, c’est-à-dire Victor ; mais celui-ci leur refusa net de s’en dessaisir, « à moins, ajouta-t-il en plaisantant, que vous n’en couvriez toute la superficie en or ». — « Marché conclu », rétorque le banquier ; et vidant les trésors mis en réserve par ses ancêtres, il revêt effectivement de pièces d’or tout le sol du jardin. Seulement pour préserver les ombrages on laisse debout, avec l’agrément du propriétaire, les arbres les plus précieux, manguiers et santals. Cette contribution spontanée du prince vaut à sa mémoire que la place soit restée connue sous la double appellation de « Bois-de-Djêta, l’ermitage d’Anâthapindada ». Situé non loin de son pays natal, dans une plaine fertile, en vue de la haute muraille toujours crêtée de neige de l’Himâlaya, ce beau parc deviendra l’une des résidences favorites du Bouddha qui n’y aurait pas passé moins de vingt-cinq de ces périodes de retraite que ramenait chaque année la saison-des-pluies. Aussi en trouve-t-on la mention en tête de nombre de textes sacrés, et la figuration de sa donation sur tous les Anciens monuments bouddhiques[73].

C’est à ce parc de plaisance que le Bouddha aurait été conduit en grande pompe lors de son arrivée à Çrâvastî, et lui-même en aurait vivement apprécié et vanté les charmes. Là où naguère les grands de la terre venaient prendre leurs ébats circulaient à présent les robes jaunâtres des moines ; et ils s’installaient sous ces ombrages dans les petites huttes détachées qui constituaient originairement leurs cellules. L’artiste de Barhut a même cru devoir représenter d’avance — en l’étiquetant en marge du médaillon pour ne laisser subsister aucun doute — la « cabane parfumée » qu’allait sanctifier la présence du Bienheureux. C’est là que celui-ci menait volontiers l’existence régulière que nous aurons bientôt à décrire ; là que religieux et fidèles laïques affluaient de toutes parts pour lui rendre visite ; là qu’aujourd’hui encore, depuis que le Service archéologique de l’Inde a dégagé la place, les pèlerins reviennent vénérer les vestiges de son séjour. Au temps de Fa-hien le pays était, nous l’avons dit, déserté ; mais la nature, indifférente aux calamités humaines, avait conservé aux eaux des étangs leur transparence, leur luxuriance aux feuillages, aux fleurs de lotus leur éclat et leur parfum. Mystères du cœur humain : la beauté de ces lieux au lieu de les réjouir, lui et son compagnon, ne servit qu’à réveiller chez eux la nostalgie du passé et la mélancolie de l’exil : « Ils y étaient venus, écrit-il dans sa Relation, au péril de leur vie, et ils se trouvaient à présent en pays étranger. De ceux qui, dans le même dessein, avaient avec eux traversé l’une après l’autre tant de contrées, quelques-uns étaient retournés dans leur pays, d’autres étaient morts ; et eux, maintenant, quand ils regardaient de leurs yeux la place qu’avait jadis habitée le Bouddha, mais où sa personne n’était plus visible, leur cœur était déchiré de regret… » Douces larmes, et que nous devons comprendre ; car ne sont-ce pas des émotions analogues que les âmes chrétiennes s’en vont chercher devant les paysages de la Galilée ou de l’Ombrie ?

Gardons cependant notre sang-froid et comptons sur nos doigts : cela fait déjà le troisième parc royal qui échoit en toute propriété « à la Communauté des quatre points cardinaux, absente et présente, le Bouddha en tête » ; et bientôt elle en possédera également près de Vaïçâlî et des autres villes saintes. On conçoit qu’elle s’en réjouisse et considère qu’après Bimbisâra et Çouddhodana, Anâthapindada lui a fait « le plus beau des dons ». Le devoir et le rôle des zélateurs laïques était en effet de pourvoir aux quatre besoins indispensables du religieux qui mène la vie mendiante et « sans maison ». Il est fort bien qu’il renonce à tout en paroles : il ne lui en faut pas moins quotidiennement sa nourriture, périodiquement un nouveau costume, éventuellement des remèdes pour ses maladies, et enfin, en dehors mais près des villes, un abri assuré contre les intempéries, les bêtes féroces et les serpents. Situés hors murs, les parcs de plaisance transformés en ermitages ne violaient pas la règle et permettaient le recueillement nécessaire à l’exercice de la méditation ; mais en même temps ils étaient assez voisins du bâzâr pour que le moine y pût faire commodément sa quête matinale (après tout, c’était sa façon d’aller au marché sans bourse délier) ; et de leur côté, en fin d’après-midi, les fidèles pouvaient venir, sans perte de temps ni fatigue, écouter prêcher la Bonne-Loi. Tout le monde y trouvait donc son compte et l’on conçoit que ce quatrième don, le plus rare parce que de beaucoup le plus princier, passât aussi pour être le plus méritoire : personne, pas même le Bouddha, ne s’avisa qu’il devait devenir le plus funeste…

On sait ce qui est advenu. Voilà une congrégation errante et mendiante qui a fait vœu de pauvreté et qui interdit de la façon la plus expresse à ses membres de posséder la moindre somme d’argent : du jour au lendemain une générosité laïque la transforme en propriétaire foncier, et bientôt, comme il est écrit, « elle prend racine[74] » de la même façon dans tous les coins de l’Inde. Il n’en faut pas davantage pour que la vie cénobitique ou de couvent se substitue peu à peu chez elle à la vie érémitique. Bientôt, avec l’accroissement constant du nombre des moines, les logis se multiplient sur le terrain qui lui appartient en toute propriété. Les cellules, jadis isolées, se soudent et se disposent en vastes quadrangles pareils à ceux des caravansérails et finissent par s’entourer de toutes les dépendances nécessaires à une agglomération humaine, salles de réunion, réfectoires, salles de bain, cuisines, latrines, etc. Les donations accumulées de champs et même de villages entiers transforment même ces monastères en vastes exploitations agricoles, employant un nombreux domestique et ayant parmi les moines eux-mêmes leurs « maîtres » et leurs intendants[75] attitrés. Au terme de cette évolution nous aboutissons aux véritables villes closes que sont les grands couvents lamaïques du Tibet. — Où est le mal ? dira-t-on peut-être ; en France aussi nous avons eu dès les temps mérovingiens de grands établissements de ce genre, asiles de paix et conservatoires des études… — Là n’est pas la question : ce qu’il s’agit de s’expliquer, c’est pourquoi et comment le bouddhisme a disparu de la contrée qui l’a vu naître. On ne voit pas que l’islamisme ait entièrement détruit le christianisme dans le Levant, ni le mazdéisme en Iran, ni l’hindouisme dans l’Inde : en vertu de quel privilège à rebours le bouddhisme s’est-il laissé totalement abolir dans son berceau ? N’hésitons pas à souligner ce qui nous paraît être la raison principale de cette singulière disparition : c’est qu’en fait il n’existait que grâce à sa Communauté monastique, et qu’en permettant à celle-ci d’accepter des donations foncières, le Bouddha a d’avance signé son arrêt de mort. Quand à partir du xie siècle les Musulmans envahirent la péninsule, les moines bouddhiques, à cause de leur costume spécial et de leur vie conventuelle, furent de tous les religieux les plus aisés à repérer et par suite à exterminer. Une fois les monastères rasés par l’incendie et leurs hôtes passés au fil de l’épée ou réduits à s’enfuir dans les montagnes du Nord et dans les pays des Mers du Sud, la Bonne-Loi était complètement déracinée, et il suffisait de la durée de deux générations pour étouffer dans les masses populaires tout souvenir distinct d’une religion naguère si florissante avec ses milliers de fondations, ses grands centres d’enseignement, ses riches bibliothèques, ses docteurs réputés et leurs légions de disciples. C’est ainsi que le bouddhisme indien a disparu de l’Hindoustan comme du Dekkhan pour se réfugier, hors du courant des invasions, dans l’île de Ceylan ou dans les principautés himâlayennes. Qui ne voit que si les « fils du Çâkya », comme on appelait les bhikshou, au lieu de se dénoncer d’eux-mêmes par leurs agglomérations sédentaires à leurs implacables ennemis, s’en étaient tenus à la coutume originelle de la vie errante et dispersée, ils seraient restés insaisissables, et, comme tant d’autres sectes, auraient pu survivre aux premières fureurs de la conquête musulmane : leur fixation à la terre les perdit.


  1. Kṛtaṃ karaṇîyam (LV p. 418 l. 19).
  2. Pâli majjhattatâ.
  3. V. à la Liste des titres abrégés Manual, Vie, Leben et Life.
  4. Il y a toutefois quelques flottements dans la tradition ; v. note à p. 23043.
  5. C’est la même raison qui explique pourquoi ces textes de Vinaya s’arrêtent si vite.
  6. D’autres disent « depuis 60 ans ». Cf. BC tibétain XVI, 15 ; MVU, I p. 2 ; III p. 92, etc. ; ANS p. 289 etc. Toutefois le MVA ne dit rien de pareil et la NK ne fait intervenir le miracle (p. 88) que pour les messagers envoyés par Çuddhodana à son fils. — Le terme que nous traduisons par « vie religieuse » est brahmacarya.
  7. Cette remarque irrévérencieuse n’est pas de notre cru : elle se trouve déjà formulée dans le Milinda-pañha (éd. Trenckner p. 74 ; trad. L. Finot, p. 126).
  8. Sur la pravrajyâ ou pabbajâ et l’upasampadâ v. MVA i, 12, 3-4 et 22-31. Le « directeur de conscience » est l’upddhyâya ou upajjhâya.
  9. Cf. supra p. 234-5.
  10. Cf. supra p. 224.
  11. Sur Âjñata-Kaundinya (ou Âññâta-Kondañña) cf. AgbG, I p. 438, et Life p. 107.
  12. C’est ainsi que les sources anciennes ne s’inquiètent pas de convertir la serviable Sujâtâ, oubli tardivement réparé par le Dulva (Life p. 40).
  13. On l’appelle Naradatta, Nârada ou Nââlaka : cf. BC I 81 ; MVU III p. 383 s. ; ANS p. 279 s. et cf. DA p. 580 pour sa visite au Vokkâna (Wakân).
  14. Sur cette histoire très embrouillée v. MVU III p. 382 ; ANS p. 276 ; Life p. 45-7 et cf. Barhut pl. xiv et AgbG fig. 251 et 317. La légende est bâtie sur la déformation du nom d’Airâvata en Elâ-pattra (Feuille de cardamome). Cf. J. Ph. Vogel, Indian Serpent Lore (Londres, 1926) p. 10, 50 et 207.
  15. Par « banquier » nous traduisons çreshṭḥin, pâli setthi, hindi seth.
  16. Il s’agit d’un nyagrodha ou ficus indica, dit « des banians » (ou marchands) parce que les marchés se tiennent volontiers à l’ombre sous les multiples arches de ses racines aériennes qui lui ont valu son nom d’arbre « qui pousse vers le bas ».
  17. ANS p. 258-264 : faut-il rappeler le récit analogue d’E. Renan dans ses Souvenirs d’enfance et de jeunesse où la menace se joint aussi à la prière adressée au saint ? — La même légende revient pour Mahâkâçyapa (supra p. 227) ; v. aussi DA p. 57-8.
  18. Cf. Luc 18, 25 et MVA p. 404 l. 8-9.
  19. Peut-être même à pied sec ; sur ce point cf. l’ouvrage de W. N. Brown cité dans la n. à p. 195, 37. Le Buddha a soin de ne laisser apercevoir Yaças à ses parents qu’après leur conversion.
  20. MVA i 11 et Luc x (où les envoyés sont au nombre de 70, non compris les douze apôtres). Les missionnaires manichéens descendaient de même chez leurs zélateurs.
  21. V. DA p. 38-9 et IHBI p. 252-4.
  22. Sur les Triṃça-goshṭika ou Bhadra-vargîya v. MVA i 14 ; MVU III p. 375 s. ; ANS p. 247-8 ; NK p. 80 etc.
  23. Skt jâṭâ d’où leur nom de Jâṭilas. Il s’agit de l’écorce de certains arbres laquelle se laisse battre en longs filaments d’étoupe. Les parṇa-çâlâ sont fréquemment figurées sur les bas-reliefs.
  24. Skt âraṇyaka.
  25. Âtman-Brahma.
  26. L’ANS p. 293 prête ce calcul au Bouddha. Cf. Leben p. 249.
  27. Cf. supra p. 192-3. L. Feer, Des premiers essais de prédication du Buddha Çâkyamuni (JA, 1866 : reproduit dans Études bouddhiques, 1re Série, Paris, 1870) a vainement tenté de tirer des témoignages conservés la démonstration de cette thèse indémontrable.
  28. V. MVA i 15-21 ; MVU III p. 424-432 ; ANS p. 292 s. ; NK p. 82-3 ; et cf. Sâñchi p. 210 et pl. 51-2 ; AgbG fig. 223, 226, 257 a, 434-5, 461.
  29. Les textes tibétains (Leben p. 257) complètent au contraire ce même chiffre de 1250 avec les 250 disciples de Sañjaya (supra p. 226-7).
  30. Le BC tib. XVI 54-71 insiste particulièrement sur ce point.
  31. Skt Yashṭi-vana ; p. Yatthi ou Laṭṭhi-vana ; cf. hind. lâṭḥi.
  32. V. MVA i 22, 13 s. ; MVU III p. 436 s. ; Life p. 41-2 ; Hiuan-tsang mélange les deux versions : J II p. 53-4 ; B II p. 176-7. Cf. AgbG fig. 229, 230 et aussi 256 b (identification rectifiée).
  33. Il les sert, mais ne mange pas avec eux.
  34. C’est le Veṇu-vana.
  35. Hiuan-tsang J II p. 10 ; B II p. 145 ; W II p. 146 (Cf. Avadâna-çataka, III ; DA p. 75 et AgbG fig. 251 b et 256 c). Les légendes qui prétendent expliquer le Karaṇda°, Karanda° ou Kalanda-nivâpa mis en apposition au Veṇu-vana se contredisent l’une l’autre.
  36. MVU III p. 57 s. et ANS p. 325. Ce samâja sur une colline se retrouve mentionné sur les fragments 22 et 45 retrouvés en Asie centrale du drame écrit sur ce sujet par Açvaghosha sous le titre de Çaradvatî-putra-prakaraṇam (H. Lüders, Bruchstücke buddhistischer Dramen, Berlin 1911).
  37. Nous traduisons par « Juste » le terme de nâga entendu ici par jeu de mot dans le sens de « qui ne commet pas de péché (âga) ».
  38. Il y a là un jeu de mot intraduisible sur la double signification d’artha = « sens général » ou « gain ».
  39. Nous lisons vastram avec certains mss.
  40. L’amṛtam (cf. p. 147, 32) ne peut être que la délivrance de la nécessité de renaître.
  41. Sur cette rareté de l’apparition d’une fleur sur l’udumbara cf. LV p. 399 l. 15 et 429, 1.
  42. L’ANS p. 330 et la Vie p. 153 font même mourir Sañjaya de son crachement de sang ; en revanche le Manual lui laisse la moitié de ses disciples, et les textes tibétains, réagissant de plus belle, le font mourir d’avance et recommander en mourant à ses disciples de se convertir au Buddha (Leben p. 256 ; Life p. 45 ; Feer, Extraits du Kanjour p. 4 s.).
  43. Cf. MVU III p. 255 l. 15-6 et supra p. 274 et 287 (nous laissons de côté les légendes sur la mort tragique de Maudgalyâyana).
  44. Fa-hien ch. XVI (B p. 38) ; Hiuan-tsang J II p. 52 et 54 ; B II, p. 175 et 177 ; Sâñchi p. 44 et 296 ; Life p. 111 ; DA p. 394-5.
  45. Le MVU III p. 67 dit que Maudgalyâyana obtint en 7 jours la maîtrise des pouvoirs magiques et que Çâriputra mit un demi-mois à acquérir la plénitude de la science. Il semble qu’une méprise se soit produite à ce propos, car la NK p. 85, la Vie p. 153 et le Manual p. 202 répètent que Maudgalyâyana mit 7 jours et Çâriputra 15 à atteindre « la sainteté », ce qui est une tout autre question. Comme le remarque judncieusement le Commentateur du DhP (I p. 203) la différence des délais indiqués par la vieille tradition s’explique par la difficulté plus ou moins grande des perfections à réaliser : c’est ainsi que les préparatifs de voyage d’un roi prennent plus de temps que pour un pauvre hère. La supériorité foncière de la prajña sur la ṛddhi reste clairement attestée par la légende que rapporte Hiuan-tsang J I p. 298-9 ; B II p. 6-7 ; W I p. 388.
  46. V. BC tib. XVIII ; ANS p. 316-7 ; le MVU place même la conversion de Mahâkâçyapa avant celle des deux grands disciples (III p. 50).
  47. a et b L’enfant est obtenu par les mêmes procédés que dans le cas de Yaças (supra p. 215 et cf. Schiefner-Ralston, Tibetan Tales, p. 186 s.), et pour le mariage cf. la note à p. 823.
  48. Une raison plus prosaïque est donnée à leur décision par la tradition tibétaine : à la mort des parents du jeune homme ils veulent s’épargner le souci d’une grande maison à tenir et d’une grosse fortune à gérer (cf. l’histoire d’Anuruddha supra p. 326).
  49. Cf. DA p. 395 et Samyutta-nikâya p. 221. Açoka visite également le stûpa de Mahâkâçyapa.
  50. Fa-hien, ch. XXXIII ; Hiuan-tsang J II p. 6 s. ; B II p. 142 s. ; W II p. 143 s., et cf. DA p. 61.
  51. DhPC I p. 203 ; Vie p. 153 ; d’où les calomnies de Kokâlika dans SN III 10. Faut-il rappeler les rivalités analogues survenues entre les apôtres ? (E. Renan, Vie de Jésus, p. 159).
  52. Nous ne donnons ici que le texte du MVA I 24, 5-6, le MVU ayant maladroitement mis la première stance dans la bouche même de Sañjayin.
  53. Cf. MVA I 39-71.
  54. Luc XVIII, 29-30 et X 49-53 ; Mathieu XII 34-6. — Cf. Renan, loc. laud. p. 458.
  55. En comptant « sept ans » nous suivons la chronologie du MVU, de beaucoup la plus rationnelle. Le point unanimement admis est que Râhula, le fils du Buddha, était âgé de six ans lors du retour de son père à Kapilavastu : aussi le MVU ne le fait-il naître que « dix mois » après le Départ puisqu’il le fait descendre dans le sein de sa mère la nuit même de l’Abhimishkramaṇa (II p. 159 1. 3). La NK qui veut au contraire que le Bodhisattva ait appris avant son évasion la naissance de son fils (cf. supra p. 103) est obligée de resserrer les événements qui suivent immédiatement la Sambodhi. Après la première saison des pluies passée (tout le monde en est d’accord) dans le Bois des Gazelles de Bénarès elle compte (p. 88) trois mois pour les miracles d’Urubilvâ et seulement deux mois pour le séjour à Râjagṛha, ce qui conduit jusqu’à la fin de l’hiver et permet (en escamotant la deuxième saison-des-pluies, passée au Magadha) d’appliquer au printemps les stances traditionnelles sur le voyage que le MVU rapporte à l’automne et de gagner ainsi un an. Quant à la tradition tibétaine, elle accumule à plaisir les difficultés en plaçant le retour à Kapilavastu non plus six ans après le grand départ, mais six ans après la Sambodhi, soit au total après douze ans d’absence, ce qui la contraint à admettre que Râhula est demeuré six ans dans le sein de sa mère et n’est venu au monde que vers la fin des six ans d’austérité (Life p. 32). Il est curieux de retrouver cette absurde légende interpolée sans rime ni raison dans le MVU (III p. 172 s.) et même justifiée par la prétendue « maturation » d’un acte commis dans une naissance antérieure. — On notera que le cycle de Kapilavastu se poursuit au moins jusqu’à la trente-sixième année du Maître et se trouve ainsi enclore celui de Bénarès et la meilleure partie de celui du Magadha.
  56. MVU III p. 92 s.
  57. NK p. 86 (chaque messager a une suite de mille hommes) ; Life p. 51.
  58. La NK p. 87 célèbre au contraire le printemps et chaque jour Udâyin est censé faire la navette entre le père et le fils. Pour le MVU il s’agit d’une marche triomphale ; pour Hiuan-tsang le voyage se fait par la voie des airs.
  59. Nyagrodha-ârâma.
  60. Pour les deux autres occasions v. supra p. 63 et 94 ; cf. Sâñchi pl. 50.
  61. Sur le yâmaka-prâtihârya cf. supra p. 284-5 ; MVU III p. 114-6 ; ANS p. 366.
  62. Ces privilèges sont exposés dans le fameux sermon sur le Fruit de l’ascétisme (cf. la note à p. 28217).
  63. Kshemendra, Daçâvatâra-carita (Kâvya-mâlâ, 1891). Sur les 74 stances consacrées au Buddha non moins de 26 (46-72) roulent sur ce thème.
  64. MVU (2e version) III p. 256 ; cf. p. 141 : DhPC III p. 3.
  65. Cf. Life p. 52-3 ; au contraire NK p. 90 et DPhC III p. 3-4 et Jâtaka no 447.
  66. MVU III p. 176 l. 13-14.
  67. Deux versions dans le MVU III p. 142 s. et 256 s., la seconde plus développée et plus pathétique ; le bas-relief d’Amarâvati B pl. 42, 5 est reproduit dans AgbG fig. 509 (cf. fig. 231 c).
  68. À l’épisode de Nanda est consacré le poème d’Açvaghosha intitulé Saundarânanda (cf. BL p. 262 s.) ; v. aussi AgbG fig. 234-8 et Amarâvati B pl. 41, 5.
  69. Sur l’épisode d’Upâli v. SA VII 47 (trad. Éd. Huber p. 222 s.).
  70. MVU III p. 181 ; cf. Manual p. 234 ; Vie p. 172 ; DhPC I, 12 ; le Dulva ne connaît qu’une fournée (Life p. 54-5), mais s’embrouille ensuite dans l’âge d’Ânanda (ibid. p. 58 n. 3).
  71. Sur le retour à Kapilavastu, le détrônement (cf. supra p. 254) et la mort de Prasenajit, et la vengeance de Virûḍḥaka v. L. Feer, Extraits du Kanjour, p. 65-9 et cf. Life p. 75 s. et 112-122 ; v. aussi DhPC IV 3.
  72. Par ex. à Bactres (B I p. 46), près de Sânkâçya (B I p. XLIII) et de Vaiçâlî (B II p. 73) et à Bodh-Gayâ (B II p. 115) où l’indication a été vérifiée par les fouilles. Pour Kapilavastu v. B II p. 20.
  73. V. AgbG I p. 474 s. les fig. 239 (Gandhâra) et 240 (Barhut) et le curieux contraste entre les deux traitements de la même scène.
  74. NK p. 85 l. 8-9.
  75. Vihâra-svâmin et karmadâna ; sur le développement des monastères v. AgbG I p. 158 s.