La Vie du Bouddha (Foucher)/Chapitre V

Payot (p. 112-141).

DEUXIÈME PARTIE

LE CYCLE DU MAGADHA ET DE BÉNARÈS (LES DEUXIÈME ET TROISIÈME GRANDS PÈLERINAGES)

CHAPITRE V

LA QUÊTE DE L’ILLUMINATION

La vocation religieuse du Prédestiné a-t-elle été effectivement éveillée par la scène du Labourage, confirmée par les Quatre sorties, décidée par l’Instigation des dieux et enfin déterminée par un haut-le-cœur devant le spectacle de ses femmes endormies, qui voudrait en jurer ? Mais ce qui est bien certain, c’est qu’elle l’a jeté hors du monde ; et aucun fait historique ne demande moins d’explications. Nos annales chrétiennes sont pleines de sursauts psychologiques et d’évasions du même genre. En Europe comme en Asie des myriades d’aspirants au salut ont cru à la vertu efficace — disons mieux, à la nécessité primordiale du renoncement, de la pauvreté et de la chasteté. On pense d’abord à l’entrée (l’Inde disait : « au départ ») en religion de celui de nos saints qui a, comme le Bouddha, fondé un ordre de religieux mendiants : mais dans l’espèce l’analogie est beaucoup plus grande entre les communautés bouddhique et franciscaine qu’entre leurs deux fondateurs, car st François d’Assise était fils de marchand. Il existe des rapprochements beaucoup plus proches. Quand Ignace de Loyola, gentilhomme espagnol, sentit que sa vocation l’entraînait de façon irrésistible, il renvoya lui aussi à la maison écuyer, cheval, armes et armure ; et de même que Siddhârtha va d’abord se mettre à l’école de maîtres réputés, il inaugura sa vie nouvelle en allant étudier à l’Université de Paris. Autres temps, mêmes gestes ; autres religions, mêmes vœux. Le bon Marco Polo ne s’y est pas trompé. Vivant en un siècle de foi, mais rompu par ses lointains voyages aux idées de tolérance, il ne nous cache pas qu’il trouve la vie de « Sagamoni-Borcam[1] » extrêmement édifiante. Nous ne résistons pas au plaisir de citer (en modernisant un peu le vieux français de son « Livre » pour le rendre plus aisé à lire) le résumé fort exact qu’en toute simplicité il nous donne de la légende de ce païen, telle qu’il l’avait recueillie de la bouche des « idolâtres » :

Et il fut fils, selon leurs dires, d’un de leurs rois, grand et riche. Et il fut de si bonne vie qu’il ne voulut onques rien entendre aux choses mondaines, ni ne voulut être roi. Et quand son père vit qu’il ne voulait être roi ni ne voulait à nulle chose entendre, si en eut moult grande ire et l’assaillit avec de grandes promesses. Mais il n’en voulait rien, si que le père en avait moult grande douleur, et d’autre part aussi pour ce qu’il n’avait nul autre fils que lui, à qui il pût laisser son royaume après sa mort. Si pensa le roi et fit faire un grand palais, et céans fit mettre son fils, et le faisait servir par moult de pucelles, les plus belles qu’il pouvait onques trouver. Et leur commanda qu’elles jouassent avec lui tout jour et toute nuit, et qu’elles chantassent et dansassent devant lui, de telle sorte que son cœur se pût laisser aller à l’attrait des choses humaines. Mais tout cela n’y valait rien : car il disait qu’il voulait aller chercher celui qui ne mourra jamais, et qu’il voyait bien que chacun en ce monde devait mourir, ou jeune ou vieux. Si ne fit autre chose une nuit fors que privément se partit du palais et s’en alla aux grandes montagnes et moult dévoyables. Et là demeura moult honnêtement et moult menait âpre vie, et fit moult grande abstinence, tout comme s’il eût été chrétien ; car s’il l’eût été, il serait un grand saint avec N.-S. Jésus-Christ, vu la bonne et honnête vie qu’il mena…

On ne saurait dire mieux ; et, par le fait, le grand voyageur ne croyait pas si bien dire. Un saint de l’église chrétienne, le Bodhisattva l’est bel et bien devenu deux siècles et demi plus tard sous le nom de Josaphat quand, sur l’autorité du pieux roman du Syrien Jean Damascène, le pape Sixte-Quint l’inscrivit au martyrologe romain à la date du 27 novembre[2].

La transformation du laïque en moine. — C’est dans cet esprit de large sympathie qu’il convient de poursuivre l’étude de la vie du Bouddha, et il est sans doute intéressant de le sentir si proche de nous sous tant de faces : encore ne peut-on pas oublier que vingt-cinq siècles et un quart de la circonférence terrestre nous séparent. Les traits sur lesquels il nous faut désormais insister sont ceux qui, brochés sur cette trame universellement humaine, lui restituent son aspect spécifiquement indien. Reconnaissons-le pour commencer : la fuite du Bodhisattva témoigne d’un réel courage et d’une force morale peu ordinaire ; car ce qui l’attend au bout de son dernier galop, ce n’est rien moins, et il le sait, qu’une véritable mort civile. Étrange contrée que l’Inde : si nous en croyons les statistiques, il n’en est pas où le commerce des aphrodisiaques soit plus développé, et il n’en est pas non plus qui témoigne vénération plus grande pour ceux qui font profession du vœu de chasteté ; on n’y entend perpétuellement parler autour de soi que de roupies, et il n’est pas de pays où le pauvreté volontaire soit plus hautement respectée. À l’heure actuelle la grande péninsule ne nourrirait pas bénévolement moins de six millions d’ascètes vagabonds et mendiants. Sâdhou ou « gens de bien », comme les appellent les Hindous (et il semble que la majorité d’entre eux mérite ce titre), fakir ou « pauvres », comme les dénomment les musulmans, ils représentent les Çramana d’autrefois. Des plus ambiguës est à nos yeux la condition de ces chemineaux religieux. Une profonde déférence les entoure ; on se fait mérite de les nourrir, devoir de les consulter, gloire de suivre leurs avis — le tout à la grande jalousie des brahmanes restés dans le siècle ; mais ce n’en sont pas moins des gens qui ont perdu leur caste, et, tout comme les tchandâla[3] de jadis et les outcasts d’à présent, ils ne sont pas autorisés à demeurer à l’intérieur des villes ou des villages. Dans les textes tantôt nous voyons les rois s’incliner devant eux et tantôt les passeurs leur refuser l’entrée de leur bac. On les invite à l’envi et on réclame la faveur de les servir en personne, car ils sont saints ; mais l’idée ne viendrait à aucun de leurs hôtes de manger au même plat qu’eux, car leur sainteté ne les empêche pas d’être impurs. En vérité on ne saurait mieux les définir, en style moderne, que comme des « parias d’honneur ». C’est contre ce singulier mélange d’égards exceptionnels et de constante misère que le Bodhisattva va troquer son brillant et incontesté statut social. Il ne sera plus ni héritier présomptif, ni prince, ni noble, ni chef de famille, ni membre de la société hindoue ; il ne sera même plus Siddhârtha tout court, car un çramane n’a aucun état civil — fait dont, comme bien on pense, certains n’hésitent toujours pas à abuser pour échapper plus aisément aux recherches de la police. Comme il faut tout de même qu’il ait un nom, il l’emprunte à la lignée du brahmane qui, en sa qualité de directeur spirituel de sa famille, l’a naguère initié ; et, en attendant d’être devenu le Bouddha parfaitement accompli, il ne sera plus connu en religion que sous le terme générique « d’ascète Gaoutama ».

Un aussi total changement de personnalité devait forcément s’accompagner d’une modification non moins radicale dans l’aspect extérieur de la personne. Comme tout le monde le Bodhisattva en a si bien le sentiment qu’aussitôt descendu de cheval, il procède (nous l’avons vu) aux trois opérations nécessaires et suffisantes pour assurer cette obligatoire transformation : successivement il détache ses parures, se coupe les cheveux et change de costume. Aucune de ces actions n’est faite pour nous étonner. Chez nous non plus il ne suffit pas de dépouiller intérieurement le vieil homme : l’entrée en religion se traduit immédiatement aux yeux par la tonsure ; et peut-être est-il à propos de rappeler qu’aux temps mérovingiens c’était là le procédé habituel pour couper court aux prétentions d’un prétendant au trône[4]. D’autre part le port des bijoux s’accorderait mal en tout pays avec le vœu de pauvreté ; et enfin, si notre proverbe assure que « l’habit ne fait pas le moine », il n’en est pas moins vrai que celui-ci se distingue aussitôt du laïque par la coupe spéciale de son froc. Une fois de plus le Bodhisattva se comporte d’une façon qui nous est tout à fait familière : c’est du point de vue indigène que ses trois gestes réclament quelque explication.

Le commentaire du premier peut être bref. En « divorçant d’avec ses parures » qui jureraient trop avec son nouvel état, Siddhârtha ne nous apprend rien au sujet du goût professé par les anciens Indiens pour les bijoux qu’ailleurs les hommes laissent d’ordinaire aux femmes : nous le connaissions déjà de source grecque, et il s’étale sur les statues. Jetez les yeux sur tel personnage de Sâñchi ou du Gandhâra[5] : vous serez aussitôt édifiés. Les ornements de tête comportaient, outre les agrafes du turban, d’énormes boucles d’oreilles ; quand au moment de son ordination le laïque les détachait, elles laissaient à découvert les lobes longuement fendus et distendus sous leur poids. Effet de l’accoutumance ou concession à la coutume locale ? Toujours est-il que les artistes indo-grecs ont conservé à leur type du Bouddha ce trait disgracieux : sur quoi les Tibétains et les Chinois, qui ne comprenaient rien à cette déformation, n’ont eu d’autre ressource que de voir dans ces oreilles démesurément allongées un signe de sagesse. Par ailleurs le torse était quasiment revêtu de colliers, les uns rigides, les autres souples. Les doigts, les poignets et les bras étaient encerclés de bagues et de bracelets, mais les anneaux des chevilles restaient l’apanage des femmes. Les sandales étaient particulièrement ornées dans le Nord-Ouest, où le climat les exigeait de façon plus impérieuse : on devine aussitôt si les piédestaux brisés du Gandhâra étaient surmontés d’une statue de Bodhisattva ou de Bouddha selon que les pieds restés attachés au socle sont chaussés ou nus. C’est de toutes ces parures que Siddhârtha charge les bras de son écuyer pour les rapporter à la maison ; et, fidèles à eux-mêmes, les sculpteurs indo-grecs ne manquent pas d’y joindre le turban que leurs collègues de l’Inde centrale nous montrent au contraire ravi au ciel. Tous ces détails peuvent intéresser l’antiquaire : le point le plus curieux pour l’historien des mœurs est le fait que le prince ne considère évidemment pas ces bijoux — non plus qu’Ignace de Loyola, son armure — comme sa propriété privée, mais comme un bien de famille, possédé en commun par les membres du clan royal des Çâkyas, autant dire comme des « joyaux de la couronne » ; car l’idée de les donner en aumônes ne lui effleure pas l’esprit.

Nous n’ignorions pas non plus que les anciens Indiens de caste portaient longue leur chevelure : un reste de cette coutume survit dans la mèche que les orthodoxes conservent encore aujourd’hui sur le sommet du crâne. Dans la région gangétique ils entremêlaient leurs cheveux aux plis nombreux de la longue bande d’étoffe qu’ils enroulaient autour de leur tête pour se garantir contre leur redoutable soleil. Aussi le Bodhisattva tranche-t-il du même coup avec son épée sa chevelure et son turban de blanche mousseline, si bien que, quand il jette le tout au vent, « on eût cru voir l’envol d’un cygne sur un étang[6] ». Bien entendu les dieux s’emparent aussitôt de cette précieuse relique, car (ainsi a victorieusement raisonné la légende) puisqu’elle n’est nulle part conservée sur la terre, c’est donc qu’elle a été emportée aux cieux[7]. Sur le bas-relief inscrit de Barhut qui représente la « fête » célébrée par les Trente-trois en l’honneur de la chevelure du Bienheureux, c’est bien sa coiffure complète que nous apercevons à l’intérieur du sanctuaire, et cette fiction a du moins cet intérêt de nous renseigner sur un détail pratique. Il va d’ailleurs de soi que la dévotion postérieure n’a pu se contenter d’une taille de cheveux aussi sommaire et exécutée avec un instrument aussi peu approprié qu’un sabre. La Communauté tenait beaucoup à ce que son fondateur eût pris dès le début l’aspect exact des futurs membres de son ordre. On finit donc par faire intervenir un dieu déguisé en barbier[8] qui se trouva là juste à point, en pleine djangle, pour lui raser congrûment la tête à la façon de ses bhikshou.

Force nous est ici d’ouvrir une parenthèse archéologique : car l’accord et l’insistance des textes sur ce point capital ne rendent que plus surprenant le refus d’acquiescement des artistes indo-grecs. Pour une fois ils se sont mis en rébellion ouverte avec la tradition. Sur les bas-reliefs ils représentent bien l’abandon des parures et l’échange des costumes, mais nulle part la coupe des cheveux ; sur les statues, ils consentent à débarrasser le Bouddha de sa coiffure princière, mais à lui raser la tête, non pas. On aperçoit à ce parti pris deux raisons, l’une d’ordre esthétique (cela ferait trop laid), l’autre d’utilité iconographique (car comment distinguer le type du Bouddha de celui de ses moines, s’il leur devient en tout pareil ?). Pour mieux comprendre l’intransigeance des sculpteurs il faut savoir (et nous le savons grâce à eux[9]) que dans l’ « Inde du Nord » le turban était une coiffure préparée à l’avance, ordinairement faite de trois plissés d’étoffe enroulés et fixés par des bijoux autour d’un bonnet conique et, ce qui nous intéresse particulièrement ici, complètement indépendante des cheveux. Regardez le Bodhisattva quand on nous le montre tête nue dans sa chambre à coucher : sa longue chevelure est tout entière massée sur le sommet de sa tête, et c’est par-dessus cette sorte de chignon qu’au moment de sortir se posait l’oushnîsha, comme on fait d’un chapeau. Aussi sur les représentations du Sommeil des femmes, Tchandaka apporte-t-il à son maître sa coiffure toute prête en même temps qu’il lui amène son cheval tout harnaché. Quant au traitement des cheveux, il était naturellement conforme à la technique grecque des « ondes », et il se maintient tel en passant de la tête du Bodhisattva sur celle du Bouddha accompli. Mais cette entorse donnée à la tradition comme à la coutume courante ne pouvait être qu’un objet de scandale pour les gens moins soucieux de beauté plastique que de conformisme. Entre les critiques des rigoristes et les plaidoyers des esthètes, la fameuse liste des trente-deux marques caractéristiques du grand homme se présenta fort à propos pour suggérer un compromis. On se rappelle qu’elle attribuait à l’enfant-prodige une chevelure régulièrement bouclée ; et comme entre temps elle en était venue à passer pour une description iconographique du Bouddha adulte, l’image de celui-ci put, en tout repos de conscience de ses zélateurs, conserver ses cheveux, à la seule condition qu’ils bouclassent tous vers la droite. C’est à ce moment que des sculpteurs, non moins étourdis que dociles, firent machinalement courir ces boucles jusque sur le chignon habituel des idoles du Maître et créèrent ainsi sur son crâne cette apparente excroissance osseuse que, faute de nom pour la désigner, on appela encore oushnîsha et que les bouddhistes de la haute Asie ne parvinrent à s’expliquer que comme une « bosse de sagesse[10] ». Tant il est parfois épineux de marier l’orthodoxie et l’art !

Il ne reste plus à régler que la question du costume. Elle eût pu l’être de la façon la plus expéditive si seulement Siddhârtha avait décidé de suivre l’exemple de ces ascètes nus (ou, comme on disait, « vêtus de l’air ambiant ») qui couraient dès lors les campagnes et les villes de l’Inde et que le voyageur français Bernier y a encore rencontrés au xviie siècle sans que la pudeur de personne s’en montrât offusquée. Mais il n’était pas dans le caractère du Prédestiné de rien pousser à l’extrême, pas même le vœu de pauvreté, et il tiendra à ce que les membres de son ordre soient très décemment vêtus, en dépit du fait que leur habit soit censé composé de pièces et de morceaux. Mais avec qui et contre quoi échanger en cette solitude les riches vêtements de soie qu’il ne saurait conserver plus longtemps ? Passe par chance, seul hôte ordinaire de la brousse, un chasseur, donc un homme de la plus basse caste et même hors caste ; et c’est à ce paria que le prince, surmontant son royal dégoût, s’adresse pour lui proposer le troc de leurs costumes respectifs. L’homme commence par refuser en lui faisant judicieusement observer que ceux qu’ils portent l’un et l’autre sont justement ceux qui conviennent à leur condition ; mais, comme il gagne au change, il ne se fait pas trop prier. À la vérité le pagne de bure grossière dont il est sommairement vêtu n’a rien de commun avec un habit monastique : la version ancienne de la légende s’en contentait cependant, car il avait du moins le mérite d’être sûrement de teinte brun rougeâtre. La teinture kashâya, de toutes la plus vulgaire et la moins coûteuse, signalait en effet tous les outcasts, chasseurs, bouchers et bourreaux ; et c’est aussi celle qui, originairement prescrite pour les moines bouddhiques, est restée en usage chez les lamas de la haute Asie — bien différente de la belle couleur jaune des bonzes singhalais ou cambodgiens. On devine d’ailleurs que les hagiographes n’ont pu longtemps accepter pour leur Maître une transformation vestimentaire aussi improvisée et inadéquate. Tantôt[11] un poète ingénieux imagine que le chasseur en question s’était d’avance déguisé en moine bouddhique pour pouvoir approcher son gibier à meilleure portée de flèche : car l’habit monastique inspire confiance même aux animaux. Tantôt[12] on fait descendre tout exprès sur la terre un deus ex machina costumé en bhikshou. Poussant la maladresse à son comble, c’est même ce dieu que le Lalita-vistara fait soupçonner et appréhender par la police royale avant qu’il ne se décide à remonter aux cieux.

Laissons de côté ces pieuses niaiseries et venons aux faits. Le costume d’un laïque indien de bonne caste se composait de deux pièces d’étoffe, prises telles qu’elles sortaient du métier. L’une se disposait autour des reins et des jambes à la façon de la dhotî actuelle ; l’autre, qui se jetait sur le torse, n’était guère dans l’Inde centrale qu’une simple écharpe de mousseline ; mais dans le Nord-Ouest, où il gèle parfois l’hiver, elle devenait un grand châle de laine. L’habit monastique était au contraire fait de « trois pièces ». Par-dessus le vêtement de dessous, le bhikshou passait une sorte de tunique laissant l’épaule droite découverte et descendant jusqu’au genou, et, pour vaquer à sa quête quotidienne, il s’enveloppait tout le corps dans un manteau si ample que les sculpteurs du Gandhâra en ont pris avantage pour le draper à la grecque comme un himation. Mais les fines cotonnades de l’Inde intérieure ne pouvaient rivaliser en fait de draperies avec les souples lainages du Nord, et sur les icones de l’Hindoustan nous voyons bientôt ces plis s’amenuiser de plus en plus et finalement le sanghâti se coller étroitement au corps[13]. Ce qui nous importe pour l’instant, c’est que la transformation du prince en religieux est achevée. On peut même dire qu’elle anticipe sur les événements, car le Bodhisattva a déjà pris l’aspect du Bouddha qu’il n’est pas encore devenu. Il n’existerait donc dans l’art bouddhique que deux types du Prédestiné, l’un au temps de sa jeunesse laïque, l’autre au temps de sa carrière monastique, si les artistes indo-grecs n’en avaient créé un troisième, reflétant les terribles austérités qu’il va s’infliger temporairement. C’est à cette image décharnée, qui vient ainsi s’intercaler entre celle du Bodhisattva Siddhârtha et celle du Bouddha Çâkya-mouni que s’applique le mieux la désignation, également intermédiaire, « d’ascète Gaoutama[14] ».

Pour en finir avec ces brèves indications iconographiques, soulèverons-nous la question que jadis les fidèles ne songeaient à se poser qu’alors qu’il n’était plus temps ? Il existe de par le monde d’innombrables représentations, peintes ou sculptées, du Bouddha comme du Christ : avons-nous gardé d’eux un portrait ? La réponse est, hélas, nettement négative. Assurément, en Asie comme en Europe, les images miraculeuses ou simplement apocryphes n’ont pas tardé à foisonner, toutes avec ressemblance garantie : mais il est trop évident qu’elles ont été fabriquées de chic, et leur légende justificative inventée après coup. Au sujet du « vrai visage » de Çâkya-mouni nous ne pouvons que répéter ce que nous dit st Augustin du « facies » du Seigneur : « Nous l’ignorons profondément[15]. » Notre curiosité déçue n’a d’autre ressource que d’accepter la leçon que lui aurait donnée le Maître en personne sous couleur de lui accorder une fiche de consolation. Quand son grand ami, le roi Bimbisâra, commanda à ses artistes peintres le portrait du Bienheureux, ils durent renoncer à dessiner un visage que, le pinceau en l’air, ils ne se rassasiaient pas de contempler. Le Bouddha fit donc apporter une toile sur laquelle il projeta son ombre, et, après avoir fait colorier cette silhouette, il ordonna d’inscrire au-dessous les principaux articles de sa doctrine[16]. C’est là tout ce qu’il importe que la postérité sache de lui.

Le congédiement des dieux. — Le prince Siddhârtha n’est plus, l’ascète Gaoutama le remplace ; et le voici seul, au sein de l’impassible nature, sans guide ni soutien comme sans sou ni maille, confronté à la fois par sa noble entreprise de salvation et par l’humble, mais pressant souci de sa pitance quotidienne : car avant de philosopher il faut vivre. Nulle part il n’est écrit que son courage ait à aucun moment fléchi ; en revanche il est expressément stipulé qu’il ne compte plus désormais sur aucun secours d’en haut. Ces dieux et ces génies de tout acabit qui sont censés lui avoir jusqu’ici tant facilité les choses et dont la troupe innombrable a cru devoir l’escorter dans son évasion, nous l’avons vu les congédier avant même d’en faire autant pour son écuyer et son cheval. À la vérité nous ne disons pas un définitif adieu à ces évocations de millions de divinités adorantes qui, non contentes de former le fond obligé du tableau dans toutes les scènes de l’enfance et de la jeunesse, prenaient une part active aux événements ; mais elles se feront plus rares et serviront tout juste à meubler le ciel et à en faire pleuvoir des fleurs ou à chanter des louanges. Sans doute aussi Brahma et Indra voudront continuer à servir l’ascète après le prince ; mais s’il consentira parfois à leur accorder leurs requêtes, jamais plus il n’acceptera leurs bons offices ; et quant à Mâra, que son rang divin place entre les deux grandes divinités susnommées, il entrera en lutte ouverte avec lui. Bref, au cours de sa quête de l’Illumination et, à plus forte raison, après l’avoir conquise, il se passera systématiquement de toute assistance surnaturelle. De ce chef aussi il va y avoir quelque chose de changé.

Le point est d’importance et vaut qu’on y insiste. Rien n’est en effet plus conforme aux vieilles idées bouddhiques que cette mise à l’écart des dieux. Tout comme la secte d’Épicure, la primitive Communauté, sans nier l’existence des divinités traditionnelles, était convaincue de leur parfaite inutilité. Pour elle aussi le salut de l’humanité était uniquement l’affaire de l’homme. On peut le tenir pour certain, les perpétuelles interventions célestes que nous avons vues défiler jusqu’ici n’étaient ni de son goût ni de son invention : seulement la masse des fidèles entendait les choses autrement que les vieux bonzes. Que le Prédestiné eût atteint tous ses buts idéaux sans aucun secours divin, par la seule force de son intelligence, c’est ce que sur la foi des docteurs elle admettait d’autant plus volontiers que cet exploit le grandissait encore à ses yeux ; mais qu’en revanche les dieux ne se fussent pas intéressés et mêlés à toutes les circonstances de sa vie laïque jusques et y compris le Grand départ, c’est ce qu’elle ne pouvait croire, et elle l’a bien montré. C’est à l’influence des idées populaires sur la légende que nous devons l’abusif déploiement de mythologie que les textes hagiographiques se sont complu à nous infliger et dont ils ne parviendront pas à se déshabituer entièrement. Au point où nous sommes parvenus de la biographie du Maître, la Communauté monastique entend en reprendre et en garder en mains l’essentiel. Elle a pu abandonner à la fantaisie de ses zélateurs la jeunesse du prince ; les faits et gestes de l’ascète l’intéressent trop directement pour qu’elle consente à s’en dessaisir. Les mythomanes seront désormais tenus en bride par les théologiens et la légende va prendre un tour plus scolastique que romanesque.

Il n’est pas sans intérêt pour le critique de noter cette sorte de décalage de la tradition, brusquement ramenée, au moins par intervalles, sur le plan rationnel : il est encore plus intéressant pour l’historien des religions de pousser jusqu’aux idées foncières qui provoquent ce changement de ton. Pour nous faire mieux comprendre, procédons par contraste. Jésus-Christ est le « Fils de Dieu » et vit en perpétuelle communion avec le Père qui ne l’abandonnera qu’au jardin des Oliviers. L’expression sanskrite correspondante, Dêva-poutra, ne saurait d’aucun biais s’appliquer au Bouddha : aussi bien ne désigne-t-elle proprement que le commun des habitants du ciel et a-t-elle pu être simplement traduite par « ange ». Non, Çâkya-mouni n’est ou plutôt (car ses dévots y ont mis bon ordre) n’était originairement qu’un homme ; mais attendez d’en savoir la raison : c’est que seul un homme, à l’exclusion de tout être surnaturel et a fortiori de tout animal inférieur, est qualifié pour se transformer en un Bouddha — et même, ainsi que le spécifient les règles de l’ordination, pour devenir un moine bouddhique. Du coup le Prédestiné, et avec lui ses saints reprennent leurs droits. L’homme ou, comme disaient les vieux prophètes d’Israël, le « fils de l’homme » (les deux expressions sont synonymes) n’hésite pas à se proclamer supérieur aux génies, que ceux-ci habitent la terre, les airs ou les eaux, tout comme dans la Bible il paraît l’être aux chérubins[17]. Dans l’Inde il surpasse même les dieux qui, pour être sauvés, devront se faire ses humbles disciples. Aussi quand la postérité décernera au Bouddha l’apothéose, elle s’apercevra qu’elle le diminue en le divinisant ; force lui sera d’inventer pour lui une catégorie spéciale et une désignation supérieure, celle de « dieuau-dessus-des-dieux[18] » ou, comme nous dirions, de super-dieu. Mais pour l’instant souvenons-nous qu’il n’est, ne veut et ne peut être qu’un homme. C’est uniquement grâce à sa raison et à sa volonté d’homme qu’il parviendra à libérer l’humanité, et les autres êtres par surcroît, des lacs douloureux de la destinée.

L’orientation du Bouddha et du bouddhisme. — Cependant l’ascète Gaoutama s’est déjà mis en route, pieds nus, dans la poussière de la saison sèche. Autour de lui les oiseaux ramagent et les arbres, flamboyants, açokas, çâlas, manguiers, sont en fleurs ; car la tradition place le Grand départ, cette seconde naissance, à la date anniversaire de la Nativité. Nous sommes donc au printemps : mais aucun parfum, aucun chant, aucun spectacle, aucun rappel du passé ne peut faire revenir en arrière le désenchanté. Une seule question pour lui et pour nous se pose : de quel côté tournera-t-il ses pas ? Sans hésitation aucune, il continue à se diriger vers le Sud-Est, tout comme s’il se laissait aller au courant des rivières qui descendent de l’Himâlaya vers le Gange pour se perdre avec lui dans l’Océan oriental. Il ne se doutait guère que, quelque cinquante ans plus tard, chargé de gloire et d’années, il referait en sens inverse le même chemin pour mourir en route dans l’obscure bourgade de Kouçinagara. On prétend savoir le nom des premières personnes qui, à commencer par deux femmes brahmanes, l’invitèrent à s’arrêter dans leur ermitage et lui donnèrent le vivre et le couvert[19]. Ainsi d’étape en étape il gagne d’abord pour une halte assez longue la ville libre et florissante de Vaïçâlî, aujourd’hui Basârh dans le Tirhout. Sitôt le grand fleuve traversé, il se trouvera dans ce beau pays de Magadha dont il va faire sa patrie d’élection et qui restera de ce fait l’une des Terres saintes du vieux monde. C’est l’actuelle province de Bihâr, du nom que lui ont donné les envahisseurs musulmans à cause du grand nombre de sanctuaires bouddhiques[20] qu’ils y ont trouvés à détruire. Enfin, après un nouveau séjour aux environs de la capitale magadhienne de Râdjagriha (Râdjguir) il va se rendre, encore plus au Sud, à la ville toujours sacrée de Gayâ ; et c’est dans son voisinage que, lutteur intrépide, il réussira, comme il y était résolu, à terrasser le destin et à lui arracher son secret. Sur tous ces points l’accord des témoignages est complet, et il semble bien que la Communauté avait conservé, de façon assez exacte pour que nous puissions le suivre sur la carte, le souvenir de l’itinéraire du Maître entre Kapilavastou, point du Grand départ, et Bodh-Gayâ, lieu de l’arrivée à l’Illumination parfaite. Mais la donnée capitale à nos yeux est la direction qu’il a prise. Dès cet instant, le sort en est jeté : son avenir personnel comme celui de la moitié de l’Asie, la formation de sa pensée comme le caractère de sa religion, tout cela est d’avance déterminé par le seul fait de cette orientation initiale.

Si vain qu’il soit de spéculer sur ce qu’on sait n’être pas arrivé, imaginons un instant que le Bodhisattva ait pris la direction opposée et ait marché vers le Nord-Ouest. Un parcours sensiblement égal l’aurait conduit par la route de Çrâvasti dans ce do-âb ou Mésopotamie entre la Gangâ et la Yamounâ (Djamna) qui fut par excellence le Brahmarshi-dêça, « le pays des sages brahmaniques ». Et certes nous ne venons pas dire qu’il n’y aurait pas trouvé à qui parler ni de quoi s’instruire. Sans nul doute les théologiens védiques auraient refusé d’enseigner à fond au Kshatriya qu’il avait été leurs hymnes sacrés avec leurs gros commentaires techniques. Il était d’ailleurs trop tard pour qu’il pût entreprendre de si longues et si laborieuses études, et, de fait, la tradition bouddhique n’a jamais attribué à son Maître aucune compétence en matière de Véda[21]. Mais la caste sacerdotale avait aussi ses « renonçants », tout pareils à l’ « errant » qu’il était lui-même devenu, et il eût pu être admis dans l’un ou l’autre de leurs ordres[22]. Enfin l’accès des ermitages où les « anachorètes des bois » (les vâna-prastha des Indiens, les hylo-bioi des Grecs) vivaient en lisière de la forêt, sous des huttes de feuillage, avec leurs femmes, leurs enfants, leurs disciples, leurs troupeaux et leurs feux sacrificiels, était d’avance permis à tous les religieux mendiants, et il restait ainsi un large champ ouvert aux discussions entre gens semblablement préoccupés des choses éternelles. Nous sommes justement au temps où, dans les sortes de séminaires qu’étaient les âçrama, s’élaboraient ces recueils de spéculations mi-ritualistes et mi-philosophiques qui ont suscité en Europe tant de curiosité sous leur nom d’Oupanishad depuis qu’Anquetil-Duperron en a donné une première traduction d’après une version persane et que Schopenhauer en a exalté la profondeur. Dans ces compilations scolaires, véritables cahiers de notes des étudiants en Védanta, les maîtres brahmaniques avaient dû faire une large part aux idées des nobles laïques ; et tout fait croire que le Bodhisattva serait devenu, par droit d’intelligence autant que de naissance, un brillant champion de la sagesse reconnue aux princes[23]. Mais si les Oupanishads restent la source dont continuent à se réclamer tous les rénovateurs du brahmanisme, elles ne sont jamais devenues ni, quoiqu’on en ait dit, ne pouvaient devenir les évangiles d’une nouvelle religion, et l’Inde n’aurait connu ni Bouddha ni bouddhisme.

Quand nous sommes en veine d’hypothèses controuvées, abusons jusqu’au bout de la liberté que cet aveu nous laisse, et supposons que l’humeur errante du çramane ait poussé Gaoutama encore plus loin dans « l’Inde du Nord ». Il y a peu d’apparence que, tel que nous le connaissons, il fût devenu membre de la secte çivaïte des Pâçoupata, ces ascètes demi-nus, au corps frotté de cendres, qui dominaient dès lors dans la région et arboraient à la façon des anachorètes brahmaniques d’énormes chignons et des barbes de fleuve ; mais une singulière aventure lui eût été de toutes façons réservée. S’il est bien mort vers 477 au début du règne de Xerxès-Assuérus, il fut le contemporain des conquêtes indiennes de Cyrus le Grand et de Darius Ier, et les inscriptions cunéiformes, démentant le silence systématique des historiens grecs, attestent que ces conquêtes s’étendirent à tout le bassin de l’Indus, de sa sortie des montagnes à la mer Erythrée, et, à l’Est, jusqu’à la quatrième des cinq rivières du Pandjâb, la Vipaçâ (Biâs), laquelle n’est autre que cette Hyphasis que les compagnons d’Alexandre, satisfaits d’avoir rétabli l’empire perse dans ses anciennes limites, se refusèrent obstinément à franchir. Les armées et l’administration achéménides qui, dans cette sorte d’Inde extérieure ou, comme on disait, « d’Inde blanche », ont introduit l’écriture araméenne, instauré jusqu’à Taxila le rite mazdéen des Tours du silence et suscité sur place jusqu’à Moultân des « brahmanes-mages » attachés au temple du Soleil, y avaient apporté également avec elles le culte du grand Ahoura et les doctrines zervanistes et zoroastriennes[24]. Comment le Bodhisattva aurait-il réagi au contact du dualisme iranien et des conceptions religieuses de Zarathoushtra, nous n’entreprendrons pas de le deviner ; tout ce que nous voulons ici montrer, c’est que, parti dans la direction du Nord-Ouest, il se serait toujours trouvé enserré dans des formes de civilisation déjà rigidement arrêtées. Prisonnier d’un état social et d’un cercle d’idées totalement différents de ceux où il va se mouvoir avec tant d’aisance et de durable succès, il eût été à tout jamais perdu pour l’histoire.

Futiles considérations, dira-t-on ; peut-être ne le sont-elles pas autant qu’un critique impatient le pense. Le pays de Koçala se trouvait en effet occuper une situation intermédiaire entre les États profondément aryanisés et brahmanisés des Kourous et des Pañtchâlas, à l’Ouest, et, à l’Est, ceux de Vidêha et du Magadha qui n’avaient au contraire reçu ou subi qu’une faible colonisation aryenne et une plus mince teinture de brahmanisme. Représenté actuellement par la province d’Aoudh, il allait être le berceau du Râmâyana comme ses voisins de l’Ouest celui du Mahâbhârata, et l’on y respirait déjà un air aussi différent que le sera le ton respectif des deux vieilles épopées. Pour en donner une idée au lecteur européen, disons que de l’une à l’autre on passe des conflits brutaux des Niebelungen aux aventures sentimentales des romans de la Table ronde. L’atmosphère du pays de Râma, plus douce que celle du champ de carnage du Kouroukshetra, était toutefois moins amollissante que celle des pays dits « Orientaux[25] » ; car le flot viril des envahisseurs aryens avait un instant submergé ces riches campagnes, et si les officiants védiques n’avaient encore pu y établir la suprématie de leur caste, ils y avaient du moins partout dressé leurs autels de briques et s’étaient introduits à la cour de tous les râdjas. Issu de cette région indécise, Siddhârtha pouvait pencher aussi bien d’un côté que de l’autre : Ayodhyâ sur la Sarayou, Çrâvastî sur la Raptî, sont à peu près à mi-chemin entre le cours supérieur du Gange et cette rivière Sadânîrâ (probablement l’une des branches du Gandhak) au delà de laquelle, de l’aveu du « Brâhmana des Cent chemins », le feu du sacrifice, Agni Vaiçvânara, n’avait que tardivement brillé. Assurément des brahmanes avaient déjà pénétré plus avant : nous trouverons bientôt un de leurs ermitages, et des plus considérables, en plein cœur du Magadha, et de grandes familles brahmaniques fourniront localement au Bouddha les meilleurs de ses disciples. Mais on nous donne clairement à entendre que par delà cette limite les tenants du Véda n’avaient pas encore réussi à imposer aux foules comme aux rois leur exorbitante prétention d’être les truchements indispensables entre la terre et le ciel.

Après ce tour d’horizon les attendus du jugement qu’intérieurement le Bodhisattva avait déjà prononcé cessent d’être un mystère pour nous. En franchissant la Sadânîrâ pour se rendre à Vaïçâlî, il tournait définitivement le dos aux pays des mangeurs de viande et de blé et des buveurs de liqueurs alcooliques, à commencer par le sôma. Sans doute les connaissait-il déjà trop bien pour ce qu’ils étaient : des gens prompts à la violence pour satisfaire leurs appétits de jouissance et de puissance ; jaloux et fiers de la pureté de leur race et se pliant, eux et les autres, à la sévère hiérarchie des castes ; fauteurs du sacrifice sanglant, occasion de ripailles et échange de services entre eux et leurs dieux ; ayant l’âme solidement chevillée au corps, mais fort incertains des conditions de la vie future ; soumis de par leur foi dans le Véda incréé aux prescriptions, aux rites, aux doctrines de leurs prêtres-magiciens ; persuadés de la réalité substantielle de l’Être-en-soi et, par ricochet, de leur moi, qui en est une parcelle ; tenacement attachés à l’optimisme ancestral apporté avec eux des hautes terres, et adeptes-nés d’un panthéisme fondé sur un usage délirant des principes de permanence et d’identité. Le cœur et l’esprit de Siddhârtha inclinaient au contraire vers les populations végétariennes et buveuses d’eau de la grande rizière, amies de l’abstinence, de la miséricorde et de la paix ; très mélangées de races, mais ne se souciant nullement de ce mélange ; quelque peu efféminées par leur céréale sans vitamine[26] et leur climat débilitant ; se récriant d’horreur à la vue du sang de n’importe quelle victime et ne dédiant à leurs génies locaux que d’innocentes offrandes de fleurs et de fruits ; parfaitement incrédules à l’égard de la prétendue autorité divine d’un Véda qui leur était totalement étranger ; en revanche intimement et universellement convaincues de cette « transmigration des âmes » (qui, les vieilles Oupanishads l’attestent[27], n’était encore dans le Nord-Ouest que la croyance ésotérique de quelques théosophes) et en même temps sentant leur personnalité psychique en voie de perpétuelle désintégration tout comme leur moi corporel, d’où le vague de leurs idées sur l’on ne sait quoi qui transmigre ; sans illusion sur la cruauté de la destinée comme sans révolte contre elle ; et, en métaphysique, enclins au pur nihilisme à force d’avoir vu, au cours de générations sans nombre, le monde extérieur s’évanouir comme un mirage dans la pâle incandescence d’un soleil de feu. Il serait difficile de concevoir deux mondes plus différents. Sans parler des profondes divergences de leurs mœurs, us et coutumes, et pour ne retenir que leurs attitudes d’esprit, au monisme, au substantialisme, au robuste optimisme de l’un s’opposent point par point le pluralisme, le phénoménisme, le pessimisme résigné de l’autre. Entre les deux le Bodhisattva a déjà choisi : c’est dans celui de l’Est qu’il va puiser la plupart des éléments qui entreront dans la composition de son système mi-philosophique et mi-religieux ; car, pour grand et original que puisse être un homme, il commence par appartenir à son milieu et à son temps.

Nous arrivons ainsi à la conclusion que c’est avant tout la voix confuse de l’Inde orientale non aryenne que le futur Bouddha va écouter avant de nous la faire à son tour entendre, distinctement énoncée et transposée en méthode de salut. Mais, pour ne pas prendre en traître le lecteur non spécialiste, nous devons l’avertir que cette façon de concevoir les origines bouddhiques n’est pas celle qui était admise jusqu’à présent. La thèse orthodoxe voulait que le bouddhisme sortit tout entier de la tradition brahmanique du Nord-Ouest, légèrement modifiée par les tendances qui apparaissent sporadiquement dans les Oupanishads. Et il fallait bien qu’il en fût ainsi ; car le temps n’est pas loin où, toujours dociles aux directives données par les brahmanes de Calcutta aux premiers indianistes européens, leurs successeurs croyaient devoir prendre à tâche de faire sortir l’Inde tout entière, avec ses sociétés et ses religions si nombreuses et si diverses, du seul et unique Véda, ainsi que le chêne avec toute sa ramure sort d’un gland. La pioche des fouilleurs de Mohen-djo-Daro[28] vient de jeter bas cette séduisante théorie en démontrant que le bassin de l’Indus possédait une civilisation urbaine pleinement développée longtemps avant l’invasion des Barbares indo-européens ; et, selon toute vraisemblance, il en était de même du bassin encore plus riche et plus peuplé du Gange, bien qu’ici les conditions climatiques et géologiques soient telles qu’elles ne laissent guère d’espoir d’en retrouver jamais des vestiges. Impossible désormais de négliger le fait primordial que la grande péninsule, telle que les invasions successives l’ont faite, comprenait de bonne heure plusieurs Indes, fort différentes l’une de l’autre. On n’avait que trop oublié que ses habitants eux-mêmes en distinguaient cinq, bien avant que la conquête musulmane fût venue compliquer encore la situation. Que le pays brahmanique par excellence, le soi-disant « pays du Milieu » entre la Djamna et le Gange ait fourni un uniforme levain à toutes ces pâtes variées, autrement dit que l’Inde, même non aryanisée, même dravidianisée, ait fini par être dans son ensemble brahmanisée, l’évidence s’en maintient jusqu’à nos jours. Mais quant à tirer le bouddhisme du brahmanisme alors que (des siècles de controverses acharnées l’attestent) ils sont aux antipodes l’un de l’autre, c’est là un petit jeu d’érudition auquel, puisqu’on n’y est plus condamné d’avance, il n’est pas davantage permis de se livrer.

Ceci dit, il appartient au philologue de se garder de verser dans un excès inverse. Le fait qu’il existe autant d’écart entre les deux grandes religions de l’Inde ancienne qu’entre le paganisme classique et le christianisme ne suffit pas, il le sait du reste, à trancher le débat. Des esprits ingénieux n’ont-ils pas prétendu assigner aux doctrines judéo-chrétiennes des origines purement helléniques ? Et, tout compte fait, ne faut-il pas reconnaître une part de vérité jusque dans l’outrance de cette thèse, alors que le christianisme, sitôt né, s’est trouvé plongé dans la civilisation gréco-romaine ? Il serait de même excessif de soutenir que le Bodhisattva ait tout ignoré de la culture de l’Inde brahmanique. D’origine aryenne, lui-même prétendait l’être, s’il est vrai que sa famille faisait remonter sa généalogie jusqu’au grand roi de la race solaire Ikshvâkou. Aryanisé déjà dans une forte mesure était le pays où il a vu le jour et où il a passé la meilleure partie de sa jeunesse. De caste brahmanique étaient sinon son maître d’école[29], du moins les chapelains et les astrologues de son père, et aussi, semble-t-il, les deux professeurs de philosophie dont, de l’aveu de ses fidèles, il va de ce pas suivre les leçons. Bien des lieux communs, bien des coutumes consacrées, bien des expressions toutes faites et jusqu’au ton de leur style seront empruntés par lui et les membres de son ordre à la sagesse, à l’expérience, à la littérature antérieures de leurs aînés, les sages et les ascètes du Madhyadêça : mais en dépit de ces rapports superficiels, il n’en subsiste pas moins entre l’essence du brahmanisme et celle du bouddhisme une opposition si foncière que seule, à notre avis, une différence radicale de milieu ethnique, de climat physique, d’ambiance intellectuelle et morale peut suffire à expliquer l’élaboration de ces deux religions, l’une dans la partie occidentale et l’autre dans la partie orientale du même bassin du Gange.

La visite du roi Bimbisâra. — La quête de l’Illumination connaît (nous l’avons fixé ci-dessus) un itinéraire traditionnel : la tradition a également pris soin de nous transmettre son emploi du temps. Les sept ans qu’elle aurait duré se partagent en deux périodes très inégales, consacrées par le Bodhisattva l’une à des études, l’autre à des mortifications qu’on nous dit avoir été aussi dures que vaines. La première réduite à une année, aurait encore été coupée par un changement de résidence ; la seconde se serait prolongée sans interruption ni déplacement pendant six ans entiers. Leur durée respective mise à part, nous reconnaîtrons à toutes deux un certain caractère historique. On ne peut en dire autant des deux autres épisodes auxquels la légende a eu recours pour étoffer et diversifier l’époque de transition entre l’Abhinishkramana du prince et l’Abhisambodhana de l’ascète[30]. C’est d’abord le brahmane Bhârgava, puis le roi Çrênya Bimbisâra du Magadha qui auraient tour à tour invité le Bodhisattva à partager, l’un son ermitage, et l’autre son royaume. Le premier incident ne vaut pas qu’on s’y arrête. Il s’agissait de compenser par avance l’humiliant aveu que le Bouddha avait commencé par être le disciple de maîtres brahmaniques ; et, pour ce faire, quoi de plus simple que de forcer un descendant de Bhrigou, le plus illustre des anciens rishis, à s’incliner devant le prestige du çramane de fraîche date ? Et, par la même occasion, quoi de plus indiqué que de mettre dans la bouche de ce dernier un réquisitoire en règle contre la vie des ermitages[31] ? Fort bien ; mais en laissant ainsi percer son intention polémique, l’interpolateur achève de démontrer le caractère tardif autant que fictif de tout le chapitre. L’immédiate entrée en scène de Bimbisâra peut mieux se défendre. Assurément la tradition la plus ancienne en même temps que la plus vraisemblable rejetait la première rencontre entre le roi de Magadha et le Prédestiné après l’arrivée de ce dernier à l’Illumination ; mais puisque dès avant l’obtention de celle-ci l’ascète Gaoutama avait séjourné à Râdjagriha, comment admettre que sa présence fût passée inaperçue de la population, de la police royale et du monarque lui-même ? Au surplus la seconde entrevue s’expliquait encore mieux si elle avait un précédent. Aussi nos sources habituelles prêtent-elles toutes à Bimbisâra l’initiative de la visite de politesse à l’ascète inconnu : et nous avons une raison particulière, que l’on saura bientôt, de ne pas nous montrer plus récalcitrants qu’elles.

Cette visite s’intercale assez adroitement, en guise d’intermédiaire entre les études faites par le Bodhisattva à Vaïçâlî sous Arâda et celles qu’il va entreprendre à Râdjagriha sous Roudraka. Arrivé près de la capitale du Magadha au cours de sa vie errante, le religieux s’installe pour la nuit, seul, à l’écart, sur le versant d’une des collines voisines de la cité. Heureux climat de Magadha qui permet en toute saison (sauf celle des pluies) de coucher à la belle étoile et laisse toujours aux arbres des feuilles pour former un abri contre le soleil ! Au matin Gaoutama se lève de sa dure couche, rajuste ses vêtements monastiques, prend en main son bol-à-aumônes et entre dans la ville pour sa tournée de quête par la porte dite des Eaux-chaudes : chaudes, ces sources le sont toujours. Bien entendu la beauté de sa personne, la majesté de sa démarche, le recueillement de son maintien émerveillent les habitants qui le prennent pour un dieu descendu sur la terre. Bientôt la cité entière est en rumeur : une foule le suit dans la rue, des femmes se pressent à toutes les fenêtres, toutes les transactions sont suspendues dans le bâzâr. Le roi, dûment averti par un de ses agents, contemple et admire à son tour (l’un dit « du haut de sa terrasse », l’autre « par un œil-de-bœuf » de son palais) le charmant moine en lequel s’est mué le prince charmant. Il le fait suivre quand, sa quête terminée, le beau mendiant regagne sa rustique retraite, et, sitôt informé de celle-ci, décide d’aller en personne lui rendre visite[32]. Il se met donc en route dès l’aube du lendemain, d’abord en char, aussi loin que la route est carrossable, puis à pied sur les rocailles de la colline. Parvenu près de l’ascète, il lui témoigne le plus profond respect et, conquis par sa noble mine, lui offre de but en blanc la moitié de son trône. Il va de soi que le Bodhisattva se refuse à accepter de lui moins encore que ce qu’il vient d’abandonner volontairement. Toutefois Bimbisâra ne se retire pas sans emporter la promesse, qui sera tenue, que le religieux lui communiquera, dès qu’il l’aura découvert, le secret du salut. Telle aurait été l’origine de la longue amitié qui les unit jusqu’à la mort tragique du monarque.

Quelle impression retirer de la lecture de cette historiette ? Tout d’abord elle donne une vivante illustration de ce qui a été dit ci-dessus (p. 113) sur le mélange de grandeur et de misère que comporte la vie du moine mendiant. Puis on ne peut guère s’empêcher de goûter la simplicité de mœurs qu’elle atteste, ni manquer d’admirer le sincère respect du souverain, inclinant son royal turban aux pieds du religieux paisiblement assis sur sa jonchée d’herbes. Peut-être enfin n’assiste-t-on pas sans quelque émotion à la naissance de leur mutuel attachement… Si grand regret que nous puissions avoir à l’apprendre, sachons que nous n’y entendons rien. Ce qu’il faut y voir — ce du moins que les docteurs ont fini par vouloir que nous y voyions — c’est uniquement ceci, à savoir que le roi tente l’ascète, que par ses offres alléchantes il essaye de le détourner de la voie de l’Illumination, et que par conséquent, s’il n’est pas à proprement parler un suppôt de Mâra le Malin, du moins il en assume le rôle. L’offre si cordiale et spontanée du monarque n’est plus, comme nous dirions, qu’une ruse satanique. Il n’y a là rien d’édifiant que le refus de Gaoutama de se laisser séduire, et l’homélie qu’il ne manque pas de débiter à cette occasion sur la vanité des plaisirs mondains. … Et voilà comment un zèle intempestif peut détruire tout le charme d’une innocente idylle. Mais nous, qui ne sommes pas dévots, il nous est loisible de riposter en dénonçant dans cette interprétation tendancieuse des théologiens un cas manifeste de déformation professionnelle : car l’imagination populaire en créant cette aimable fiction n’avait sûrement aucune des arrière-pensées que leur malencontreuse manie moralisatrice a prétendu y découvrir. Ne le cachons pas davantage : si nous avons fait une place à cet épisode apocryphe, c’est surtout (par fidélité envers le programme que nous nous sommes tracé) à cause de l’intérêt qu’il peut y avoir du point de vue psychologique à noter au passage cette déviation du sens littéraire aussi bien que religieux chez des gens nullement malintentionnés.

La période d’études. — Une autre cause d’aberration mentale est pour nos hagiographes l’incapacité où ils sont d’imaginer le futur Bouddha, à cet instant de sa biographie, autrement qu’auréolé par avance de toute sa gloire. Autant vouloir exposer les métamorphoses d’une larve ou d’une chrysalide en termes qui ne seraient de mise que s’ils s’appliquaient à l’insecte parfait. Nous avons toutes raisons de croire au charme personnel du Bodhisattva : il n’en est pas moins probable que, perdu dans le nombre des çramanes, il dut passer d’abord assez inaperçu et que les rois attendirent pour le vénérer que la voix des peuples eût consacré sa renommée. Lui-même se rend compte qu’il est pour l’instant bien mal préparé par son éducation guerrière à la conquête spirituelle qu’il se propose, et, tout modestement, il éprouve le besoin de se mettre à l’école de ceux qui l’ont précédé dans la carrière religieuse. Rien qui s’accorde mieux avec ce que nous croyons savoir de son caractère : ce ne sera pas la seule marque qu’il nous donnera de la judicieuse pondération de son esprit. Le surprenant est que sa légende ait admis cette année d’études préparatoires : mais le fait même qu’elle se soit résignée à l’admettre achève de prouver sur ce point la véracité de la tradition. Il se peut toutefois que cette période d’initiation doctrinale ait été délibérément écourtée au profit de celle des austérités, laquelle est censée durer six fois plus de temps ; et il va sans dire que nos auteurs s’efforcent de diminuer jusqu’à l’extrême limite du possible la dette de leur Maître envers les siens. À les en croire, il devine leur enseignement plus qu’il ne le reçoit, en reconnaît d’emblée l’insuffisance, et ne se gêne pas pour le leur faire sentir avant de les quitter sans même solliciter le congé d’usage, et cela en dépit de l’offre qu’ils lui font de partager avec lui la direction de leur communauté scolaire. Obnubilés par leur fanatisme, ils ne s’aperçoivent pas qu’ils aboutissent ainsi à camper, contrairement à l’éthique indienne, le plus infidèle et insolent des élèves en face des plus accueillants et conciliants des professeurs. Ce n’est pas la seule fois que ces incorrigibles défigurent leur héros sous couleur de le transfigurer. Le pis est que le Lalita-vistara entreprend de mettre cette indécente version de l’affaire dans la bouche même du Bouddha, mais oublie parfois de transposer les verbes de la troisième à la première personne :

C’est ainsi, ô moines, que d’étape en étape, le Bodhisattva parvint à Vaïçâlî la grand-ville. Or en ce temps-là Arâda Kâlâpa s’était établi aux abords de Vaïçâlî avec une grande communauté de disciples, avec trois centaines de disciples ; et il enseignait à cette confrérie une doctrine fondée sur l’inexistence (substantielle) de toute chose. Ayant aperçu de loin le Bodhisattva qui s’approchait, frappé d’étonnement, il s’adressa à ses disciples : « Voyez, voyez, oh, quelle beauté est la sienne ! » Ils dirent : « C’est vrai, nous le voyons, il est on ne peut plus admirable. » Alors, ô moines, m’étant approché de l’endroit où se tenait Arâda Kâlâpa, il (sic) lui dit : « Puissé-je, ô Arâda Kâlâpa, mener la vie d’étudiant. » Il dit : « Mène-la donc ô Gaoutama, et reçois l’enseignement de la doctrine de la manière qu’un fils de famille plein de foi obtient avec peu de difficulté son congé. »

Là-dessus, ô moines, ceci me vint à l’esprit : « J’ai de la volonté, j’ai de la force, j’ai de la présence d’esprit, j’ai du pouvoir méditatif, j’ai de la sapience : pourquoi seul, sans distraction, plein de ferveur, ne demeurerais-je pas à l’écart pour obtenir la possession, l’intuition de cette doctrine ? » Or donc, ô moines, seul, sans distraction, plein de ferveur, demeurant à l’écart, avec peu de difficulté je compris cette doctrine et me la représentai. Or donc, ô moines, m’étant approché de l’endroit où se tenait Arâda Kâlâpa, il (sic) lui dit : « Est-ce là, ô Arâda, toute la doctrine que tu as comprise et saisie ? » Il dit : « Il en est bien ainsi, ô Gaoutama. » Je lui dis : « Eh bien, par moi aussi cette doctrine a été saisie et comprise. » Il dit : « Eh bien donc, ô Gaoutama, ce que je sais, vous aussi le savez ; ce que vous savez, moi aussi je le sais. Occupons-nous donc ensemble tous les deux de ce groupe de disciples. » C’est ainsi, ô moines, qu’Arâda Kâlâpa me rendit les plus grands hommages et me mit à la tête de ses pupilles sur le même pied que lui.

Et là-dessus, ô moines, ceci me vint à l’esprit : « En vérité cette doctrine d’Arâda ne mène pas au salut, elle ne mène pas chez son adepte à la totale extinction de la douleur. Pourquoi n’irais-je pas poursuivre plus avant mes recherches ? » Or donc, ô moines, après être demeuré tant qu’il me plut à Vaïçâlî, je partis pour le Magadha et y poursuivis ma tournée[33]

C’est ainsi qu’il arrive à Râdjagriha, où notre texte lui fait aussitôt rencontrer, comme nous venons de voir, le roi Bimbisâra ; puis le récit reprend sur nouveaux frais (ch. XVII) : « Or donc en ce temps-là, ô moines, Roudraka, fils de Râma, s’était établi aux abords de Râdjagriha la grand-ville avec une grande troupe de disciples, avec sept centaines de disciples ; et il enseignait à leur confrérie une doctrine fondée sur l’obtention (d’un état psychique) où il n’y a plus ni conscience ni inconscience… » Et l’histoire se déroule de la même manière que ci-dessus, en attribuant la même bienveillance au Maître, la même présomption au soi-disant disciple. Il y a même cette fois cette circonstance aggravante que, nous dit-on, le Bodhisattva ne feint de se mettre à l’école de Roudraka que pour mieux se démontrer à lui-même et dénoncer aux autres l’insuffisance de sa doctrine… Nous nous abstiendrons de qualifier le procédé, puisque le Bodhisattva ne saurait en être rendu responsable, mais seulement la sottise de ses prôneurs attitrés ; et nous ne nous attarderons pas davantage à des lectures plus déconcertantes qu’instructives. Ce qui eût beaucoup mieux fait notre affaire, c’eût été un exposé précis et détaillé des deux enseignements que l’apprenti Sauveur suivit sans doute avec beaucoup plus de docilité qu’on ne veut l’avouer ; mais le texte nous laisse le soin d’en déterminer la nature. Essayons : l’entreprise n’est pas aussi désespérée qu’on pourrait craindre.

Les pèlerins qui au petit printemps se rendent en si grand nombre à Prayâg (Allâhâbâd) se plaisent à contempler comment, jusque bien en aval de leur confluent, les eaux blanches de la Gangâ côtoient sans se confondre avec elles les eaux sombres de la Yamounâ. Aussi loin que nous puissions remonter dans l’histoire de la pensée indienne, c’est-à-dire jusque dans les Oupanishads, nous distinguons de même, à côté de la tradition du Védânta ou parachèvement du Véda, un courant d’idées complètement indépendant de la fameuse « bible aryenne », et aussi pluraliste, rationaliste et agnostique que l’autre est moniste, révélationniste et théosophique. Son nom seul de Sânkhya, qui signifie « nombre », indique assez qu’il voulait avoir un caractère scientifique ; car la science à ses débuts est avant tout « énumération ». À la Révélation des brahmanes il oppose la libre pensée des intellectuels nobles et bourgeois, telle qu’elle se dégageait peu à peu des notions astrologiques et biologiques héritées des vieilles civilisations asianiques. Nous ne possédons de cette doctrine qu’un exposé tardif et déjà systématisé par la scolastique brahmanique ; mais quiconque se penche sur elle y distingue toujours des conceptions de toute époque, depuis le couple initial des plus anciennes cosmologies — le Pourousha mâle et la Prakriti femelle qui à eux deux constituent le monde et qui se survivront dans l’opposition de l’Esprit et de la Nature — jusqu’à des théories singulièrement modernes sur le déterminisme universel. À travers sa séculaire transmission elle reste jusqu’au bout fidèle à ses deux tendances fondamentales. En physique, elle s’ingénie à faire sortir mécaniquement l’univers du jeu d’une série de principes et facteurs naturels ; la célèbre liste bouddhique des douze conditions, à la fois causées et causantes, nous présentera bientôt un essai encore rudimentaire dans cette même direction. En psychologie, elle s’efforce de discriminer de la façon la plus stricte ce qui est simple rouage de la nature et ce qui est l’esprit pur : et sur ce point également, on a depuis longtemps signalé l’accord des formules du Sânkhya et du bouddhisme. Pour l’un comme pour l’autre ni le déroulement ininterrompu et perpétuellement évanescent de nos états de conscience, ni nos opérations intellectuelles elles-mêmes ne peuvent être considérées comme faisant partie intégrante de l’Ego, si tant est qu’il y en ait un : « Je ne suis pas cela, cela n’est pas mien, cela n’est pas moi », déclare le Sânkhya ; et l’écho bouddhique répond (infra, p. 208) qu’il n’est pas possible d’en dire : « Cela est mien, je suis cela, cela est mon moi[34]. » À la vérité le Sânkhya classique posera sous le chatoyant mirage de sa Nature naturée et naturante une pluralité d’âmes éternelles, aussi immobiles qu’immuables ; mais qui ne voit qu’à force d’éliminer du Moi tout ce qui n’est pas lui l’on peut aussi bien aboutir à constater l’inexistence de tout résidu stable ? Telle sera en fait la conclusion de la philosophie bouddhique ; et quand le Lalita-vistara dit d’un mot qu’Arâda professait « l’insubstantialité[35] de toute chose », il est permis d’en déduire qu’il enseignait une forme ancienne et aberrante (ou dirons-nous simplement orientale ?) de Sânkhya et que son enseignement n’était pas tombé dans l’oreille d’un sourd. Aussi bien possédons-nous sur ce point la confirmation formelle d’Açvaghosha ; et comme en sa qualité de docte brahmane converti au bouddhisme il savait mieux que personne de quoi il retournait, nous devons l’en croire sur parole. Et voilà pour Arâda.

Passons au suivant. La Bhagavad-Gîtâ, ce bréviaire du noble guerrier, associe constamment au Sânkhya le Yoga, qu’elle considère comme l’envers pratique des spéculations de la première doctrine ; et en effet le but essentiel de cette « ascèse » (bien connue pour recourir à des postures appropriées, à des exercices respiratoires, à des procédés d’ordre intellectuel et aussi, nous allons y revenir, à des mortifications) est de rendre son adepte complètement maître de soi-même, entendez capable de régulariser à volonté toutes les fonctions de son organisme, aussi bien mental que corporel, voire même de séparer son âme de son corps. Littérairement nous ne connaissons le Yoga que déjà transformé en darçana — ce mot qu’on traduit abusivement par « système philosophique » et qui signifie proprement une « visée », ou comme nous dirions, en nous servant d’une métaphore analogue, une « avenue » du salut. Son metteur en forme brahmanique, Patañjali, en a fait une sorte de propédeutique psycho-physiologique à l’usage des intellectuels indiens, sans distinction de credo, et, pour le rendre plus acceptable à tous, il l’a même couronné d’une théodicée à tout le moins inattendue. Mais sous ce déguisement scolastique, son caractère occultiste et magique continue à transparaître et force à reconnaître originairement en lui un fond préhistorique de sorcellerie tant blanche que noire. Purifié et systématisé par des générations de penseurs, il continue à représenter en face de l’exégèse ritualiste du Véda brahmanique la technique rivale de l’ascétisme des çramanes et à promettre à ses initiés, qu’ils s’en soucient ou non, l’acquisition des cinq facultés surnaturelles[36], à savoir le pouvoir de se mouvoir et de changer de forme à volonté, de voir et d’entendre à distance, de lire dans la pensée d’autrui et de se souvenir de ses naissances antérieures. À raison de son antiquité, on le trouve présent au berceau de toutes les sectes hindoues. Ainsi que l’a magistralement démontré Émile Senart[37], il a notamment exercé sur le bouddhisme naissant une influence considérable. La communauté des fils spirituels du Çâkya n’attribue pas seulement à son Maître et à ses saints les pouvoirs magiques que nous venons d’énumérer : elle a encore emprunté au Yoga le principal de ses exercices spirituels, nous voulons dire la concentration d’esprit obtenue par une méditation à caractère de plus en plus extatique, avec tous les détails et les termes techniques de ses stades successifs. Or c’est justement sur de telles pratiques que roulait l’enseignement donné par Roudraka à ses nombreux disciples[38] ; et si l’on passe condamnation sur lui, c’est uniquement parce que ses méditations étaient encore « mondaines » et par conséquent de qualité inférieure. La curieuse histoire qu’a recueillie sur son compte Hiuan-tsang[39] fait également de lui un pratiquant de la méditation doué des pouvoirs magiques, mais encore sujet aux tentations des sens. Bref, tout ce que la tradition bouddhique reproche au second maître du Bodhisattva, c’est d’avoir été un yogui médiocre et faillible : mais par là même elle reconnaît en lui un adepte du Yoga. Et voilà le second précepteur classé professionnellement tout comme le premier.

Mais, objectera-t-on peut-être, on ne saurait passer sous silence le désaccord flagrant qui va se marquer dès le début entre le Yoga et le bouddhisme. Les yogui et avec eux la plupart des Indiens voyaient dans les macérations un moyen assuré d’obtenir non seulement des facultés, mais encore des révélations surnaturelles. Or, sur ce point capital, le Bodhisattva n’est plus censé perfectionner l’enseignement reçu de ses maîtres ; il prend nettement position d’opposant et rompt en visière avec la tyrannie de la coutume ascétique comme de la croyance populaire. — Il est vrai ; mais ce ne sera pas avant de s’y être docilement soumis. Comme tant d’autres l’avaient fait avant lui, comme tant d’autres l’ont fait depuis lui, aussi bien dans les déserts de la Thébaïde ou dans les cellules de nos cloîtres que dans la djangle et les monastères indiens, il va chercher la paix et la certitude de l’esprit au fond des pires mortifications de la chair, et plusieurs années se seraient même écoulées avant qu’il s’aperçût qu’il faisait fausse route. Bien entendu la légende, qui ne sait rien prendre simplement, n’entend pas ainsi les choses : comment aurait-elle pu admettre que le futur Bouddha se fût trompé, même à temps ? À l’en croire, s’il s’engage dans la voie des austérités, c’est sans illusion aucune, et uniquement pour en mieux démontrer à tous l’inefficacité. Peu nous importe : qu’il s’y livre avec ou sans arrière-pensée et qu’il en prévoie ou non d’avance la parfaite inutilité, le fait et le résultat demeurent les mêmes. Dès qu’il a quitté Roudraka en entraînant après lui cinq de ses condisciples, on nous le montre qui se conduit comme tous les yogui de son temps et du nôtre ; et il serait bien difficile de ne pas croire qu’il le fait sous l’influence et à l’exemple de son dernier précepteur. Du même coup nous apprenons que la période des austérités ne doit pas être considérée comme une rupture d’avec celle de ses études ; tout au contraire, elle en est le prolongement naturel, à la façon dont des exercices pratiques sont, même en matière spirituelle, le complément obligé de toute instruction théorique. La suite des événements y gagne un peu de cette cohérence qui est un indice d’authenticité et qui vient renforcer le faisceau des concordances déjà réunies.

Résumons en effet les pages qui précèdent. De même qu’un novice brahmanique du Madhyadêça ne pouvait qu’étudier le rituel védique et la métaphysique védantique, un apprenti çramane de l’Inde orientale n’avait a priori rien d’autre à faire que de s’initier aux spéculations du Sânkhya et à la technique du Yoga. Or ce sont justement là les deux doctrines dont tous les indianistes, pour une fois d’accord, relèvent l’influence la plus marquée sur le bouddhisme ; et par surcroît la tradition bouddhique elle-même, de façon plus ou moins explicite, reconnaît qu’elles étaient respectivement enseignées par les deux précepteurs du Bodhisattva. Ainsi les indications de la géographie et de l’histoire, l’évidence interne de la Bonne-Loi et les aveux de la légende sont d’accord avec la logique des choses pour nous donner à penser que le futur Bouddha a d’abord suivi un cours de philosophie rationaliste chez un professeur de Sânkhya, puis un cours de gymnastique psychologique chez un professeur de Yoga, et qu’il a enfin mis en pratique les leçons de ce dernier avant de recourir à la méthode originale qui devait assurer la réussite de ses efforts. Grâce à la combinaison de toutes ces données ce qu’on pourrait appeler son « noviciat » se laisse reconstruire avec assez de sécurité, compte tenu des difficultés inhérentes au problème. Assurément l’addition de toutes ces probabilités, en dépit du mutuel appui qu’elles se prêtent, ne les transforme pas en vérité historique ; elle nous en donne du moins une proche approximation en même temps qu’elle nous prépare à comprendre le tour que la tradition va donner à la « période douloureuse » de la vie du Maître.

La pratique des mortifications[40]. — Les idées directrices de nos hagiographes et les contradictions où ils s’embarrassent nous sont à présent assez familières pour que nous devinions à l’avance leur plan. Premier axiome : le Bodhisattva est omniscient ; il faut donc, contre toute vraisemblance, qu’en se livrant à des austérités il les sache d’avance vouées à un échec certain ; car s’il en attendait le moindre bénéfice spirituel, il se conduirait comme un simple hérétique, ce qu’aucun vrai croyant ne saurait admettre. Deuxième axiome : le Bodhisattva est supérieur à tous et en tout ; engagé à bon escient dans une voie mauvaise, il se devra donc de pousser ses errements mêmes plus loin que personne ne l’a fait avant lui ni ne pourra le faire après lui. Ainsi qu’il a naguère dans son gynécée vidé jusqu’à la lie la coupe des voluptés, il est nécessaire à présent qu’il épuise dans la retraite tous les raffinements des tortures volontaires connues. C’est à cette condition que, fort de sa double expérience, il sera en mesure de condamner avec une égale assurance aussi bien les excès de l’ascétisme que ceux de la sensualité, et de tracer entre ces deux extrêmes la « voie moyenne » que préconisera au monde la Bonne-Loi.

Ainsi dûment avertis, nous pouvons renouer le fil de notre récit au moment où le Bodhisattva déclare « qu’il en a décidément assez de l’enseignement de Roudraka » et où l’occasion se présente de faire la connaissance de nouveaux personnages qui auront dans la suite un rôle assez important à jouer : « Or, en ce temps-là, les cinq Bhadravargîyas (« Membres de la bande fortunée ») étudiaient sous Roudraka. Ils pensèrent : Ce but vers lequel voilà longtemps que nous nous efforçons et nous évertuons et que nous ne réussissons pas à atteindre, ce çramane Gaoutama l’a sans peine atteint et saisi. Et encore il n’est pas satisfait et cherche au delà. Sans doute il deviendra le précepteur du monde, et, ce qu’il aura découvert, il nous en fera part. Dans cette pensée les Cinq quittèrent Roudraka et s’attachèrent au Bodhisattva. Et c’est ainsi, ô moines, que le Bodhisattva, après avoir demeuré autant qu’il lui plut à Râdjagriha, continua sa tournée dans le Magadha avec les Cinq… » Le voici donc reparti, cette fois avec cinq compagnons, en direction du Sud, vers la ville toujours sainte de Gayâ ; et, nous dit-on, tout comme plus tard en Galilée, ceux qui sur la route célébraient une fête ne manquaient pas d’inviter leur petite troupe et de lui donner l’hospitalité. Ils allaient ainsi à pied (le texte dit : « à jambe ») à travers cette belle et riche plaine, du sein de laquelle jaillissent çà et là, isolément, de rocailleuses collines, ordinairement coiffées d’un temple auquel les pèlerins grimpent par un sentier coupé d’escaliers. Beaucoup d’entre elles sont devenues célèbres dans le monde bouddhique à cause de tel ou tel sermon que le Bouddha y aurait plus tard prononcé. D’étape en étape il arrive, à quelque distance de Gayâ, à « Ouroubilvâ, le village du chef d’armée », et là : « Il vit la rivière Naïrañjanâ, avec son eau pure, ses escaliers d’accès, les agréables bocages qui la bordent, les hameaux de pasteurs qui l’entourent ; et là en vérité l’esprit du Bodhisattva fut on ne peut plus charmé : Commode, certes, est ce coin de terre, ravissant, favorable à la retraite, c’est un endroit tout à fait convenable pour un fils-de-famille désireux de se livrer à la méditation ; or tel est justement mon désir. Il faut que je m’y installe. » Il le fait comme il le dit, et c’est pourquoi cette localité champêtre, du fait qu’elle contient le site où le Bodhisattva atteignit l’Illumination est, à côté de Bénarès, de Jérusalem et de la Mecque, l’un des grands centres religieux de l’humanité. Le village qui devait son nom à un « gros fruit de bilvâ » (Ægle marmelos) et était alors l’apanage d’un général magadhien, existe toujours sous la dénomination d’Ourel. La Naïrañjanâ, sous l’appellation de Lilañj, continue à se jeter dans le Phalgou, avec lequel on l’a parfois confondue, et (sauf pendant la saison des pluies) étale au soleil ses bancs de sable aussi blonds que ceux de notre Loire, parmi lesquels circulent de minces chenaux d’eau claire. Les bouquets d’arbres aussi sont là, ombrageant ses bords ou bornant l’horizon de la plaine, palmiers éventails, sombres manguiers, figuiers-des-banyans fameux par la multiplication de leurs racines aériennes, et surtout ces figuiers dits « religieux », tout pareils à celui qui vit, à l’heure décisive, le Bouddha s’asseoir à son pied. Avec leurs feuilles perpétuellement frissonnantes, ces agvattha ou pipals ressemblent beaucoup à nos peupliers d’Italie ; et jamais, dans aucun feuillage, le vent ne murmura avec plus de nostalgique douceur. Paix, calme, silence fait de bruits rustiques, le milieu n’a pas changé ; et en dépit de l’affluence quotidienne des pèlerins qui viennent en nombre croissant de toute l’Asie orientale, on le sent favorable à une intense vie intérieure, comme si l’air était encore imprégné de la sereine pensée du Bienheureux.

C’est dans ce cadre paisible et charmant (et non, comme l’imaginait le bon Marco Polo, au fond de montagnes désertiques) que vont se dérouler successivement les effroyables austérités du Bodhisattva, puis ses luttes non moins terribles contre la conjuration des puissances mauvaises, et enfin le triomphe final de sa belle intelligence servie par son indomptable volonté. Notre auteur commence par lui faire passer en revue dans son esprit toute la variété des comportements bizarres, des baroques observances alimentaires, vestimentaires ou cultuelles et des tourments physiques que les ascètes de son temps s’imposaient dans le vain espoir d’échapper au tourbillon des renaissances. On se doute que la liste en est longue : car l’imagination humaine, si courte quand il s’agit de décrire le bonheur, se montre d’une fécondité inépuisable dans l’invention des supplices. Bornons-nous à rappeler que, comme le savent les touristes, beaucoup de ces pénitences sont encore en usage parmi les sâdhou d’aujourd’hui, telles ces attitudes forcées dans lesquelles leurs membres s’ankylosent ; ces jeûnes compliqués qui suivent le cours de la lune, le nombre quotidien des bouchées de nourriture décroissant avec elle de quinze à une pendant la « quinzaine noire » et remontant de une à quinze pendant la « quinzaine blanche » ; ce rite afflictif dit des « cinq feux », qui assoit le patient entre quatre bûchers flambants, le soleil indien se chargeant de fournir perpendiculairement la cinquième fournaise, etc.[41]. L’intéressant est de constater avec quelle indépendance et quelle largeur d’esprit le moine bouddhiste réprouve et méprise toutes ces notions et pratiques superstitieuses. Quand, en bon disciple d’Épicure, Lucrèce fouaillera à son tour du haut de sa raison celles de notre monde méditerranéen, il saura certes mieux dire : il ne pourra pas plus librement penser.

Une autre considération, de portée non moins générale, est aussitôt suggérée par le parti qu’a cru devoir adopter la légende. Si le Bodhisattva est à ce point persuadé de l’absurde vanité de ses mortifications, pourquoi va-t-il se mettre en devoir de les pratiquer lui-même et à plus grande échelle ? Il n’y a qu’une réponse possible, celle qui nous est faite : c’est qu’il s’est pris de pitié pour l’aveuglement de cette misérable humanité, perpétuellement acharnée (tout comme si elle n’était pas déjà suffisamment malheureuse) à s’infliger des restrictions et des souffrances qui n’ont ni rime ni raison ; or il ne peut espérer lui dessiller les yeux et la remettre dans le droit chemin qu’à condition d’appuyer l’autorité de sa parole de celle de son expérience personnelle. Du même coup l’on nous donne à entendre que le Sauveur indien a, lui aussi, souffert pour l’amour de nous ; et sa Passion volontaire, si cruelle que seule un Bodhisattva « parvenu à son existence dernière » est de force à la supporter, se serait même prolongée pendant six ans… Il n’en faut pas tant pour faire dresser l’oreille à un lecteur européen ; mais notre auteur passe sans insister, et il n’y a aucun danger qu’il y revienne. Le dogme de la Rédemption[42], tel que l’entendent les chrétiens, n’a jamais été une croyance de l’Inde, pas même de l’Inde aryanisée et pratiquant le sacrifice des victimes expiatoires. Assurément la notion des avatars, dont nous lui avons emprunté le nom, lui fut de tout temps familière, et c’est bien, croit-elle, pour sauver le monde en proie au mal et au malheur que les diverses formes de Vishnou descendent du ciel ou que les Bouddhas apparaissent sur la terre ; mais il ne lui a jamais effleuré l’esprit que ce pût être pour racheter le genre humain à leurs dépens. L’idée que pour sauver les pécheurs il soit nécessaire de répandre le sang d’un juste (et quel juste !) ne peut être pour un vrai Indien que parfaitement odieuse ; et le baptême sanglant des mithriastes, accroupis sous la rouge et chaude ondée que déverse sur eux un taureau égorgé, lui paraîtrait avec raison un rite atroce. L’horreur du sang versé, sous quelque prétexte que ce soit, est pour lui le commencement de la sagesse.

Après ce long prologue il faut enfin en venir au fait. Notre texte s’ingénie à introduire quelque variété dans son expose en le partageant en trois actes, ou plutôt trois tableaux. Tour à tour il nous montre comment le Bodhisattva a battu sur leur propre terrain les yogui, les ascètes jeûneurs et les rishis légendaires en surpassant les contraintes physiques des premiers, les abstinences des seconds et la parfaite immobilité des troisièmes. C’est pour ne pas se relever avant six ans que Gaoutama s’assoit sur la terre nue de la façon traditionnelle, la tête et le buste droits, les jambes étroitement croisées, les pieds retournés sur les cuisses et les mains réunies dans le giron, plantes et paumes en dessus ; et, pour commencer, il se met à dompter son corps à l’aide de sa pensée. Comme un homme fort qui a saisi un plus faible au collet le secoue et le torture, ainsi, ayant saisi son corps avec son esprit il le torturait tant et si bien que, même pendant les nuits d’hiver, la sueur coulait de son front et de ses aisselles jusque sur le sol. Bientôt souffle inhalé et souffle exhalé finissent par s’arrêter ; quand sa respiration était ainsi suspendue dans sa bouche et ses narines, il lui sortait par les oreilles un grand bruit pareil à celui d’un soufflet de forge[43] ; et quand ses pertuis auditifs étaient à leur tour fermés, c’est contre le sommet de son crâne que la tempête se déchaînait avec tant de force qu’il lui semblait qu’on lui brisait la tête avec un instrument contondant ou tranchant. Tomba-t-il à ce moment dans un de ces états de catalepsie artificiellement provoquée que les yogui de nos jours ne craignent pas de soumettre à l’expertise des médecins européens et de leurs appareils enregistreurs[44] ? Toujours est-il que les dieux eux-mêmes discutent entre eux la question de savoir s’il n’est pas mort, ainsi qu’il en a toute l’apparence. Une divinité officieuse se hâte de monter au paradis des Trente-trois pour alerter sa mère ; et contre toute attente, c’est sous sa forme féminine que Mâyâ descend, accompagnée en véritable reine du ciel de son cortège de nymphes ; car il faut que maternellement elle pleure, que filialement il la console, et que les âmes pieuses en restent attendries[45].

Après cet intermède sentimental, le Bodhisattva reprend de plus belle la seconde série de ses mortifications : car non seulement il n’est pas mort, mais il est écrit qu’il ne saurait mourir avant que les prophéties (ici des anciens Bouddhas et du rishi Asita) ne soient accomplies. Pour changer, il se livre à présent à de prodigieuses abstinences, ne mangeant par jour qu’un seul grain de jujube, puis qu’un seul grain de riz, et enfin qu’un seul grain de mil[46]. De plus fort en plus fort voici même qu’il se refuse toute espèce de nourriture. Nous n’avons pas à deviner l’effet de ces incroyables privations sur l’aspect de sa personne physique : artistes et écrivains se sont chargés de nous le montrer et de nous le décrire : le seul point embarrassant serait de décider si telle statue a été faite d’après une description littéraire ou si au contraire le Lalita-vistara, par exemple, s’en inspire quand il compare les membres du Gaoutama pénitent à des rotins noueux, son épine dorsale (que l’on pouvait saisir par devant à travers la peau de son ventre cave) aux entrelacs rugueux d’une tresse, son thorax saillant à la carapace côtelée d’un crabe, sa tête émaciée à une gourde coupée trop verte et fanée, ses yeux creux à des étoiles réfléchies au fond d’un puits presque tari. Toutefois quand le Bouddha-tcharita nous assure que, bien qu’il n’eût plus que « la peau sur les os », il restait néanmoins un charme pour les yeux — tel le premier croissant de la lune d’octobre fait, si mince qu’il soit, les délices des lotus — il paraît difficile de ne pas croire qu’en écrivant cette stance Açvaghosha avait présente à l’esprit, sinon devant ses yeux, quelque belle image peinte ou sculptée de l’ascète Gaoutama au temps de sa grande pénitence[47].

Cette seconde série de macérations vaut bien un entr’acte. Cette fois c’est le père du Bodhisattva qui s’inquiète de savoir si, malgré tout, son fils est encore en vie. Le Lalita-vistara se borne à nous dire que Çouddhodana envoyait tous les jours un messager prendre des nouvelles du cher absent. Le Mahâvastou ajoute qu’il refusa toujours avec grand-raison d’accorder la moindre créance aux pessimistes rapports de ces agents lui annonçant le trépas de son fils[48]. Ce dernier doit encore remplir le dernier article du programme que lescroyances populaires, autant que les implacables exigences de ses propres propagandistes, ne pouvaient manquer de lui assigner. Le vieux folklore indien est, comme on sait, plein des fabuleux exploits de ces rishis qui, plongés dans leurs méditations extatiques, demeuraient si longtemps et si parfaitement immobiles que les fourmis blanches, les prenant pour quelque tronc d’arbre desséché, les ensevelissaient à demi sous l’amas terreux de leurs termitières. Force est au Bodhisattva de faire autant et mieux encore que ces glorieux ancêtres. Condamné à une immobilité absolue, il ne bougeait ni pour passer du soleil à l’ombre ou de l’ombre au soleil, ni pour se protéger du vent et de la pluie ; et il ne remuait même pas un doigt pour se défendre contre les taons, les moustiques et les diverses sortes de reptiles. Et peut-être, ô lecteur, pensez-vous qu’au bout de peu de jours la place devait devenir intenable, sauf peut-être pour un stylite qui, juché sur sa colonne, domine d’assez haut la situation ? Vous auriez tort de penser ainsi : sachez que pendant toutes ces années aucun déchet fonctionnel, aucune excrétion naturelle quelconque, liquide ni solide, ne s’évacua d’aucune des ouvertures du corps du Prédestiné. Son ancien lustre terni par les intempéries, ses sens obscurcis ne percevant plus les objets, muet, aveugle et sourd, il achevait de perdre l’apparence d’un être humain et retournait vivant à la terre : « Et les garçons et les filles du village, et les bouviers et les bergers, et les ramasseurs d’herbe, de bois ou de bouse, tous le prenaient pour un démon-de-poussière, et ils se jouaient de lui, et ils le couvraient de poussière ». Cette fois on peut dire qu’il a atteint le fond des mortifications imaginables, et son apologiste renonce à lui inventer de nouveaux tourments. On peut aussi se demander comment il sortira jamais d’un tel abîme de misère physiologique : rassurez-vous, cela va être pour lui l’affaire d’un seul plat de riz au lait que Soudjâtâ, la fille d’un des notables du village, a depuis longtemps fait vœu de lui offrir, sitôt le moment venu.

Le dernier repas avant la bodhi. — Il était grand temps que le Bodhisattva s’arrêtât dans la voie funeste où il s’était lancé par amour de l’humanité. Sur mille parcelles de vie il ne lui en restait plus qu’une quand enfin il se décida à déclarer l’expérience concluante et à proclamer une fois pour toutes que « ce n’est pas là un chemin qui conduise à l’Illumination en vue de mettre un terme à la naissance, à la vieillesse et à la mort ». Il lui faut donc en prendre un autre, mais lequel ? Il se souvient alors de sa Première méditation dans les domaines de son père, et il lui apparaît clairement que c’est dans l’usage rationnel de la réflexion et dans la contention purement mentale que gît son dernier espoir de découvrir le secret du salut. Mais dans l’épuisement où l’ont jeté ses mortifications, avec son corps débilité et sa pensée trop longtemps mise en veilleuse, comment serait-il capable d’appliquer son esprit avec assez de vigueur à la solution du problème de la destinée ? Son organisme tout entier est à restaurer, physique et moral ; et à son état il n’y a d’autre remède que de rompre son jeûne et de se remettre à manger. C’est à ce moment que certains dieux, devinant son intention (aurait-on pu croire que les dieux ne fussent pas tous ennemis de la fraude ?), interviennent pour lui proposer de lui insuffler secrètement des forces par les « puits de ses poils », entendez : par ses pores. Le Bodhisattva refuse avec indignation de se prêter à cette supercherie. Il s’est donné pour un total abstinent et les paysans des alentours le connaissent comme tel : il leur mentirait gravement s’il feignait de le demeurer alors qu’il recevrait par des moyens surnaturels une alimentation clandestine. Ce qu’il veut faire pour se réconforter, puisque la chose est nécessaire, c’est prendre au vu et au su de tous quelque honnête nourriture, « bouillie, soupe aux pois ou aux haricots, ou gruau de riz ». Un premier résultat de cette déclaration ne se fait pas attendre, tant les hommes sont toujours et partout pareils : « Jean le Baptiste vint, ne mangeant pas de pain et ne buvant pas de vin, et vous dites : C’est un inspiré. Le Fils de l’homme est venu, mangeant et buvant ; et vous dites : Voyez ce mangeur et ce buveur, ami des publicains et des pécheurs », ainsi lisez-vous en grec[49] ; et voici ce qui est écrit en sanskrit : « Et alors les Cinq de la bande fortunée pensèrent : En dépit de tant de pratiques et de tant de moyens le çramane Gaoutama n’a pas été capable de découvrir quelque noble doctrine dépassant le niveau de la morale courante ; comment le pourrait-il à présent qu’il mange de la mangeaille et qu’il vit dans l’abondance ? Ce n’est qu’un imbécile, un niais. Et dans cette pensée, ils quittèrent le Bodhisattva et, s’étant rendus à Bénarès, ils s’installèrent dans le Parc-des-Gazelles. » Nous les y retrouverons bientôt pour leur confusion comme pour leur salut.

Voilà donc le Bodhisattva de nouveau seul, et dans l’état de faiblesse et de dénûment que l’on sait. C’est à peine s’il peut se tenir debout, et ses vêtements, que depuis six ans il n’a pas quittés, le quittent : comment pourrait-il dans ces conditions retourner au village faire sa quête ? Rien de plus simple, pensez-vous, que de lui faire derechef apporter par une divinité un costume monastique ; et c’est en effet le parti auquel se résoudra finalement notre auteur. Mais il lui faut tenir compte des données topographiques du mâhâtmya local comme des exigences traditionnelles de la discipline monastique ; et c’est ainsi qu’il commence par nous montrer le fils-de-roi qui a dédaigné l’empire du monde réduit pour couvrir sa nudité à dépouiller de son linceul le cadavre, abandonné sur la place de crémation, d’une jeune servante. Ainsi entré en possession d’une pièce de toile de chanvre, il lui faut à présent la laver, et pour la laver à la mode indienne deux choses lui sont nécessaires : d’abord de l’eau, et frappant la terre avec le plat de sa main une divinité fait aussitôt apparaître un étang « lequel est, aujourd’hui encore, connu sous le nom de Frappé-par-la-main » ; puis une pierre — cette pierre si justement redoutée des dames européennes et sur laquelle les dhobi actuels continuent de battre à tour de bras le linge, ce qui économise le savon, mais n’épargne aucune fibre textile. Bien entendu, Çakra, l’Indra des dieux, s’empresse d’apporter la dalle indispensable et offre même de s’acquitter en personne de l’œuvre servile du blanchissage. Comme de règle, le Bodhisattva s’y refuse : mais, descendu lui-même dans l’étang, il n’en pourrait plus ressortir si la dryade qui habite un des grands arbres du bord ne lui tendait sur sa prière une branche secourable. Aussitôt remonté sur la rive, il s’assoit à l’ombre de cet arbre et se met en devoir de façonner en manteau monastique la grossière pièce d’étoffe qu’il vient de nettoyer : et du temps de notre auteur on montrait encore aux pèlerins la place de cette séance de couture. Hiuan-tsang, à son tour, a vu l’étang, la pierre et la place où le Bodhisattva avait revêtu les « vieux vêtements » ; mais dans l’intervalle (avait-on voulu par scrupule monastique éviter au Prédestiné l’apparence d’un larcin et la vue d’un corps de femme ?) ces haillons étaient devenus le legs d’une pauvre vieille mourante[50]. De toutes façons l’épisode est fort pathétique, et l’on conçoit que les dieux eux-mêmes s’en soient émus, à tel point que l’étonnante nouvelle se propage d’étage en étage jusqu’au plus haut des cieux. Toutefois l’on aurait tort d’oublier que les moines bouddhiques de la plus stricte observance, fidèles à des pratiques que le Bouddha jugeait surannées, s’imposaient l’obligation de ne se vêtir que de haillons recueillis sur les tas d’ordures ou les lieux-de-crémation et recousus ensemble tant bien que mal. Cette fois encore, jusqu’au milieu de ses effets de surprise et d’attendrissement, le légendaire suit sa pensée de derrière la tête : car le Maître se doit d’avoir donné l’exemple en tout, lors même qu’il s’agit de règles disciplinaires qu’il a finalement amendées.

Cependant, que ce soit ou non sur l’avertissement des dieux, Soudjâtâ (c’est-à-dire Eugénie) qui depuis l’arrivée du beau çramane en ces parages s’était prise pour lui d’un tendre intérêt, prépare avec la crème recueillie sur le lait d’un millier de vaches et avec une poignée de riz nouveau le plus savoureux et nourrissant des mets ; et pendant que cet onctueux mélange cuisait dans une marmite toute neuve, maintes sortes de symboles de bon augure se dessinaient sur la surface au cours de son ébullition. C’est ce gâteau de riz que le Bodhisattva reçoit comme première aumône quand, le lendemain matin, fort décemment vêtu du costume apporté du ciel, il vient mendier au village sa nourriture. Soudjâtâ insiste pour qu’il accepte en même temps le vase d’or où elle l’a versé, et d’ailleurs il ne peut faire autrement, car (sans doute intentionnellement) les dieux ont jusqu’ici négligé de lui apporter un bol-à-aumônes. Muni de ce viatique, il se dirige tout droit vers la rivière Naïrañjanâ pour prendre son bain[51], et ce bain revêt à bon droit, après six ans d’abstention, une solennité particulière. Divinités des eaux, de la terre et du ciel sont toutes mobilisées pour la circonstance. Elles s’empressent à l’envi de faire pleuvoir des fleurs et de parfumer les flots de la rivière avec de la poudre de santal. Certaines recueillent même, comme bénite, l’eau qui a touché le corps du Prédestiné ; c’est ainsi qu’aujourd’hui encore à Gayâ les pèlerins boivent avec une componction parfaite l’eau qui s’est sanctifiée en coulant sur les pieds des brahmanes du lieu. En même temps le Bodhisattva se trouve débarrassé, on ne nous dit pas comment, de ses cheveux et de sa barbe, que Soudjâtâ recueille pieusement pour leur élever un sanctuaire. Enfin, il mange son riz au lait (lequel, soit dit entre parenthèses, devra suffire à le soutenir pendant une cinquantaine de jours), et il ne l’a pas plus tôt achevé qu’instantanément il recouvre dans toute sa splendeur sa beauté passée. Quant au vase d’or, il le jette à la rivière où Çakra le dispute et le ravit aux ondins, et c’est pourquoi les Trente-trois célèbrent chaque année une fête cultuelle en l’honneur de l’écuelle d’or comme de la coiffure du Bodhisattva[52]. Ainsi les mains vides, mais rasé de frais, vêtu de neuf et présentant de nouveau tous les signes caractéristiques du grand homme, c’est déjà sous l’aspect d’un Bouddha accompli que le Bodhisattva se met en marche vers le figuier qui doit abriter l’accomplissement de sa « bouddhification finale » ou Abhisambodhana.


  1. Marco Polo, comme ses informateurs, emploie la forme mongolisée du nom de Çâkya-muni Buddha.
  2. L’église grecque a préféré la date du 26 août.
  3. On disait aussi vṛshala (pâli vasala), cf. SN I, 7.
  4. Parfois, par surcroît de précautions, on lui crevait les yeux ; mais la perte de sa chevelure suffisait à l’écarter du pavois.
  5. V. par ex. Sâñchi pl. 50 et 52 et AgbG frontispice du t. I.
  6. BC VI 57.
  7. Pour le culte rendu au ciel des Trente-trois à l’ushṇîsha v. Barhut pl. 16 et Sâñchi pl. 18 ; cf. AgbG fig. 186 et I p. 364.
  8. Le dieu-barbier est introduit par ANS p. 364.
  9. AgbG fig. 178-181 et 447 ; l’image la plus instructive est celle de Hadda dans Mémoires de la Délég. arch. fr. en Afghanistan t. VI pl. 46.
  10. Pour suivre l’éclosion de ladite bosse, v. AgbG fig. 574-582.
  11. V. BC VI 60 s.
  12. La NK veut que le dieu obligeant ait apporté, outre les trois pièces du costume monastique (tri-cîvara), les cinq autres objets complétant l’équipement du moine, à savoir : une ceinture, un bol-à-aumônes, un rasoir, une aiguille et un filtre.
  13. On peut suivre cette évolution sur les fig. 552 à 590 de l’AgbG.
  14. Cf. AgbG fig. 192, 439, 440 et 454.
  15. Nos penitus ignoramus (De Trinitate 8, 4).
  16. DA p. 547.
  17. Ézéchiel I 26 ; Daniel VII 10-4.
  18. En skt deva-atideva (cf. LV p. 119 l. 5 ; 126, 21 ; 224, 3 etc.).
  19. En skt bhakta et vâsa.
  20. En skt vihdra.
  21. Le passage du LV cité supra p. 84 n’a aucune valeur probante.
  22. Par ex. dans celui des Tri-daṇḍin auquel appartenait le dernier converti Subhadra (cf. AgbG II, p. 260 et supra p. 311-2).
  23. Sur la « sagesse du prince » v. la bibliographie donnée par Oldenberg p. 70.
  24. Cf. Mém. Délég. arch. fr. en Afghanistan I p. 190 s.
  25. Skt Prâcya, les Prasioi des Grecs.
  26. Le grain de riz, toujours pilonné avant cuisson, perd sa vitamine en même temps que sa balle.
  27. Bṛhad-âraṇyaka-upaniṣad III 2, 1.
  28. Se reporter aux trois beaux vol. de Sir John Marshall, Mohenjo-Daro and the Indus Civilization (Londres, 1931).
  29. Il n’est pas clair que la légende bouddhique ait prétendu donner au Bodhisattva le même précepteur qu’à Râma, et d’ailleurs le Viçvâmitra de ce dernier passait pour avoir été un kshatriya avant de se transformer à force d’austérités en brahmane. Quant à ses deux maîtres en religion on croit généralement, sur la foi de leurs noms, qu’ils étaient d’origine brahmanique, mais non de persuasion orthodoxe (cf. supra p. 76 et 129 s.).
  30. Sur les flottements de la tradition en ce qui concerne cette période v. AgbG I p. 371 s., fig. 188-101 et le tableau dressé par E. Windisch Mâra und Buddha p. 229.
  31. L’épisode de l’ermitage du Bhârgava, ignoré du LV et du MVU, est indiqué dans le DA p. 391-2 et développé aux fins de propagande par le BC VI 1, VII tout entier et IX 1-4.
  32. Le LV intitule son ch. XVI Bimbisûra-upasankramaṇa ; cf. MVU II p. 198 et SN III 1. Le nom du roi s’écrit en skt Çreṇya, en prâkrit Çreṇiya, en pâli Seniya.
  33. Le passage est traduit du LV p. 238-9. Le récit du sutta 26 du Majjhima-nikâya, trad. dans BT p. 334 s., ne présente aucune divergence notable : il donne toutefois pour le gotra d’Alâra (skt Arâḍa) le nom de Kâlâma (cf. aussi supra p. 307) et non de Kâlâpa, en quoi il est d’accord avec le BC.
  34. Cf. supra p. 208 et Mâra-saṃyutta II 9, 12-3 et III 4, 5-6.
  35. Skt âkiñcanya, pâli âkiñcañña ; cf. l’exposé d’Arâḍa (sic) dans BC XII 16 s. Sur la question si discutée (et que nous ne pouvons qu’effleurer ici) des rapports entre le bouddhisme et le Sânkhya v. Oldenberg p. 62 s. et E. H. Johnston, préface au BC p. LVI s. et Early Sânkhya dans RAS Publ. XV Londres 1937. De son côté Th. Stcherbatsky a suggéré la possibilité d’une influence du bouddhisme sur le Sânkhya (The Central Conception of Buddhism Londres 1923 p. 47). En fait il y a eu plusieurs Sânkhya de même qu’il y a encore plusieurs Vedânta ; le Sânkhya classique d’Îçvara-Kṛṣṇa n’en est que la forme brahmanisée en vue de donner une couleur d’orthodoxie à une doctrine dont l’enseignement des écoles ne pouvait négliger le contenu rationnel et quasi scientifique.
  36. En skt abhijñâ, en pâli abhiññâ.
  37. É. Senart, Bouddhisme et Yoga dans Rev. Hist. des Relig. t. XLII p. 345 s. ; cf. Th. Stcherbatsky, The Conception of Buddhist Nirvâna p. 2 s.
  38. Qu’il s’agisse bien de samâdhi et de dhyâna (pâli jhâna), c’est ce que prend soin de préciser le LV p. 244 et ce que confirme le BC XII 46 s. Notons qu’Açvaghosha a cru devoir mettre l’exposé du Yoga dans la bouche de son Arâḍa, immédiatement après celui du Sânkhya.
  39. Hiuan-tsang J II p. 3 ; B II p. 139 ; W II p. 142.
  40. En skt dushkara-caryâ, ce qui est le titre du ch. XVII du LV.
  41. V. la description de ces curieuses observances dans LV p. 248 s. (en prose) et p. 257 s. (en vers).
  42. Toutefois M. P. Demiéville remarque que la notion de « rédemption », associée à celle du transfert des rétributions (pariṇamanâ), est attestée dans des textes mahâyâniques ; mais ceux-ci paraissent être originaires du Nord-Ouest de l’Inde et refléter des influences occidentales.
  43. « Soufflet de forge » est l’équivalent, mais non la description de l’appareil (gargarî) qu’emploient les forgerons indiens (karmâra) ; LV p. 251 l. 17.
  44. Ch. Laubry et Th. Brosse, Documents recueillis aux Indes sur les yogui par l’enregistrement simultané du pouls, de la respiration et l’électro-cardiogramme dans Presse médicale no 83, 14 oct. 1936.
  45. Cf. supra p. 68.
  46. À ce propos le LV continue machinalement à mettre dans la bouche du Buddha (p. 255) des propos qui n’auront de sens que prononcés des siècles après sa mort : « Et peut-être penserez-vous, ô moines mendiants, qu’en ce temps-là ces grains étaient plus gros qu’ils ne sont à présent : vous auriez tort de le croire… ».
  47. LV p. 254 ; BC XII 98 ; les plus beaux clairs de lune de l’Inde sont ceux du mois de kârttika (oct.-nov.), quand le ciel vient d’être lavé de ses poussières par les pluies (cf. supra p. 207). V. AgbG fig. 193, 439 et 440.
  48. MVU II p. 207 s.
  49. Luc VII 33-4.
  50. Hiuan-tsang J I p. 478 ; B II p. 127, à corriger par W II p. 127.
  51. Le LV consacre son ch. XVIII au bain dans la Nairañjanâ ; cf. le beau bas-relief de B. Budur fig. 86.
  52. Cf. supra p. 115, 45.