La Vie du Bouddha (Foucher)/Chapitre VI

Payot (p. 142-178).

CHAPITRE VI

L’ILLUMINATION

Voici que nous arrivons enfin, après tant de préliminaires, à l’heure décisive vers laquelle, de toute éternité, à travers des renaissances sans nombre et grâce à des sacrifices et des perfections sans limites, s’acheminait d’abord inconsciemment, puis avec une conscience de plus en plus claire de son but, l’être prédestiné à devenir le Sauveur de notre âge du monde. De même que « Prince Siddhârtha » s’est transformé en « Çramane Gaoutama », celui-ci va se transformer à son tour en « Bouddha Çâkyamouni » ; et cette ultime métamorphose marquera le point culminant de sa carrière. Non que, monté sur le faîte, il doive jamais aspirer à descendre ; l’homme (car n’oubliez pas qu’il y faut un homme), une fois qu’il est parvenu à ce degré d’élévation suprême, ne peut plus ni monter ni déchoir. On conçoit l’intérêt que les fidèles de l’Inde et de l’Asie bouddhique attachaient et attachent toujours à cet instant mémorable où ils voient, eux aussi, la réalisation d’antiques prophéties et le début d’une ère nouvelle pour l’humanité. Tandis qu’aux yeux des chrétiens le couronnement de la vie terrestre du Christ est sa mort infamante et sublime sur le Calvaire, pour les bouddhistes la vie dernière du Bouddha atteint son parachèvement dans son Illumination à Bodh-Gayâ. Aussi a-t-on pu comparer (non sans sous-entendre bien des mutations à faire) l’arbre sacré qui abrita la Sambodhi à celui de la Croix[1] ; et il est bien certain que deux considérables portions du genre humain continuent à voir dans les représentations figurées de ces deux objets l’emblème symbolique de leur salut éternel.

Les deux aspects de l’Abhisambodhana. — L’exubérance de l’imagination indienne ne pouvait manquer de surcharger de ses riches couleurs et d’entourer d’une mise en scène grandiose le triomphe définitif du Bouddha sur toutes les forces et les puissances du Mal ; et, comme si ce n’était pas assez d’un tel débordement d’allégories et de chimères, les exégètes européens ont encore renchéri sur lui à force de rapprochements avec les nombreuses analogies que leur fournissait la mythologie comparée. De là les controverses soulevées entre nos maîtres indianistes sur l’interprétation des textes relatifs à la Sambodhi. Selon les uns « l’arrivée à la Parfaite illumination » n’est qu’une de ces crises psychiques par lesquelles ont passé tous les grands initiateurs et initiés religieux, quand, après d’infructueuses et pénibles recherches, ils sentent enfin s’éveiller en eux un sentiment d’intime certitude et saluent dans cette lumineuse et sereine impression la réalisation trop longtemps différée de leurs aspirations spirituelles. Selon les autres, le récit de l’Abhisambodhana n’est qu’un pot-pourri de fictions et de mythes, lequel n’a même pas le mérite de l’originalité, puisqu’on y retrouve pêle-mêle des souvenirs hérités du plus lointain passé indo-européen. Pour notre part, nous nous sommes refusé à prendre parti pour ou contre l’une ou l’autre de ces conceptions que l’on croyait contradictoires et qui ne sont que complémentaires. Nous ne reviendrions pas sur l’attitude que nous avons adoptée à leur égard si nous n’allions en trouver la justification dans les textes indiens eux-mêmes.

Rouvrons en effet le Lalita-vistara. Son auteur ne serait pas celui que nous avons appris à connaître si, à cette occasion sensationnelle entre toutes, il n’achevait de chavirer dans l’extravagance et le psittacisme. Aussi bien n’est-ce qu’à ce prix qu’il parvient à délayer l’événement en non moins de six chapitres dont voici les titres :

Ch. XIX. — La marche (du Bodhisattva se rendant) à l’aire de l’Illumination ;

Ch. XX. — La disposition (ou décoration) de l’aire de l’Illumination (opérée par des Bodhisattvas qui accourent successivement des mondes situés dans les dix directions cardinales par rapport au nôtre et qui rivalisent entre eux de prodiges) ;

Ch. XXI. — L’attentat (ou l’assaut) de Mâra (et de son armée) ;

Ch. XXIII. — L’arrivée à l’Illumination ou Abhisambodhana ;

Ch. XXIII. — Les (hymnes de) louanges (chantées tour à tour par les diverses catégories de dieux au nouveau Bouddha) ;

Ch. XXIV. — Trapousha et Bhallika (du nom des deux marchands qui offrirent au Bouddha le premier repas qu’il prit après son Illumination[2]).

Sur ces six chapitres il saute immédiatement aux yeux que le second et le cinquième ne sont que du « développement » — disons mieux, du pur remplissage sans aucun intérêt pour nous et qu’il suffit de balayer d’un mot. Le premier et le dernier relatent les épisodes qui précédèrent ou suivirent l’Illumination. Restent donc, pour décrire l’obtention de celle-ci, les chapitres XXI et XXII, et l’on s’aperçoit aussitôt à les lire qu’ils représentent deux façons de conter la même histoire. Les deux expressions « Il détruira l’armée de Mâra » et « Il atteindra la parfaite Illumination » sont interchangeables et constamment interchangées. Forts de notre expérience acquise, nous pouvons même remonter avec une suffisante précision jusqu’à la source de la divergence des deux versions. C’est la Communauté des moines, c’est le « Sangha » qui a libellé et qui a maintenu dans les traités de propagande l’exposé méthodique et presque rationnel qui fait l’objet du chapitre XXII : c’est la foule des zélateurs laïques qui, à ce même propos, a tiré du fond de sa mémoire et introduit dans les biographies les dramatiques fantasmagories que fait défiler le chapitre XXI. Loin de se contredire, les deux manières de concevoir et d’exposer le triomphe final du Maître se confirment et se complètent mutuellement. Sa victoire sur les suppôts des ténèbres n’est que la face mythologique et populaire de la série des raisonnements scolastiques par lesquels il a conquis la lumière de la Vérité. Les Bouddhistes en avaient très nettement gardé le sentiment. De l’aveu de tous, la défaite de Mâra le Malin et de son armée démoniaque précède l’arrivée à la Sambodhi, sans quoi le Prédestiné n’aurait eu aucun mérite à le vaincre. Leur mise en déroute serait donc un fait accompli dès le soir du premier jour tandis que l’Illumination ne luit qu’avec l’aube du lendemain : pourtant le Mahâvastou insiste sur le fait que les troupes de Mâra n’achèvent de se disperser qu’ « au lever du soleil », tant dans l’esprit de son auteur la déroute des forces mauvaises et l’acquisition de l’omniscience étaient synchroniques. Il n’était pas seul à penser ainsi : la preuve en est que les artistes indiens, fort empêchés de représenter la crise psychologique du Prédestiné, la nuit, dans la solitude, ont pris le parti de la figurer par l’ « Assaut de Mâra » : et cette substitution de motifs a partout recueilli l’adhésion des donateurs bouddhistes[3].

Sorti de ces contradictions plus apparentes que réelles, nous commençons déjà à voir un peu plus clair dans notre sujet. Il devient évident que le fait initial s’est bien passé dans la conscience du futur Bouddha et que l’exposé précis qui va nous être donné de son processus mental est la mise en forme des confidences qu’ont reçues de lui ses premiers disciples. Quant à la mise en scène de la grande bataille entre le moine désarmé et l’innombrable cohorte du Diable (pour l’appeler d’un nom qui nous soit familier), elle est non moins manifestement l’œuvre postérieure de l’imagination populaire travaillant sur les données du folklore ancestral. Les visionnaires qui l’ont conçue et les scribes qui l’ont rédigée ne manquèrent pas à leur manière de logique en dépit de l’incohérence des matériaux que leur fournissaient leurs épopées et leurs vieux recueils légendaires[4] : ils n’en transposaient pas moins sur un plan chimérique tout ce à quoi ils touchaient. Sans chercher plus loin, l’arbre vers lequel se dirige en ce moment le Bodhisattva nous fournit un bon exemple de ces transpositions inévitables. Que le çramane Gaoutama ait suivi la coutume de tous les religieux de son pays en s’asseyant au pied d’un arbre pour y chercher un abri précaire et que cet arbre se soit trouvé être un ficus religiosa[5] entre bien d’autres, nous avons d’autant moins de raisons d’en douter que ce figuier a une histoire. Environ deux cents ans après la mort du Bouddha l’empereur Açoka lui rendit pieusement visite. Il l’environna d’un temple à ciel ouvert dont les bas-reliefs de Barhut et de Sâñchi nous ont conservé l’image et marqua à sa base la place où le Bienheureux s’était assis par un trône de pierre (le fameux Vadjra-âsana ou Siège-de-diamant) dont la dalle supérieure, ornée sur la tranche d’un décor caractéristique de son époque, est parvenue jusqu’à nous. La légende veut même qu’Açoka ait été si énamouré de cette plante sacrée que sa reine favorite en conçut de la jalousie et la fit envoûter par une sorcière paria ; mais son époux marqua une telle désolation à voir l’objet de son culte dépérir qu’elle fit presque aussitôt rompre le charme. Le figuier survécut donc et lui, ou plutôt son rejeton — car cette essence, de croissance rapide, est de vie relativement courte — continua d’attirer les fidèles bouddhistes. Une pousse en fut même solennellement transportée à Ceylan où Fa-hien admira sa prestance et où elle s’est perpétuée jusqu’à nos jours. Au début du iiie siècle de notre ère un grand vihâra de briques encore debout, et nommé par les inscriptions « la Cellule du Maître au Siège-de-Diamant » remplaça par les soins d’un brahmane converti, aux côtés mêmes de la souche-mère, le bizarre entourage hypèthre d’Açoka[6] ; et de même que les Croisés répandirent en Europe à leur retour de la Terre sainte le plan de la chapelle du Saint-Sépulcre, le modèle de ce temple, comme de la statue miraculeuse qu’il abritait, fut colporté par les pèlerins et imité dans toute l’Asie orientale. Mais tout ici-bas n’est qu’heur et malheur. Vers la fin du vie siècle l’arbre-de-la-Bodhi fut détruit, en haine du bouddhisme, par le méchant roi du Bengale Çaçânka ; toutefois, en dépit de la précaution que prit son ennemi de le brûler et de faire arroser ses racines avec du jus de canne à sucre, il repoussa de plus belle ; quand Hiuan-tsang le vit, cinquante ans plus tard, il avait déjà repris entre quarante et cinquante pieds de hauteur et repartait pour de nouveaux siècles de gloire. Bien que le site ait été saccagé à fond par les conquérants musulmans, le voyageur anglais Buchanan trouva encore six cents ans plus tard, à la date de 1811, son descendant en pleine vigueur. En 1867, le général Cunningham constatait sa décrépitude, et un orage achevait de le renverser en 1876. Mais déjà de jeunes pousses se pressaient pour le remplacer ; et, après les fouilles du Service archéologique (dans l’intervalle le niveau du terrain s’était exhaussé de plusieurs mètres), l’une d’elles fut replantée auprès du Siège-de-diamant remis au jour. Nous sommes là, on le voit, sur le solide terrain des réalités archéologiques, — voire même, à en croire la légende, sur le plus solide des terrains : car elle veut que de toute la surface de la terre seul cet endroit se soit révélé assez inébranlable pour supporter le poids du Bouddha et de sa pensée. Cependant, à mesure que nous lisons la version mythologique de l’Illumination, nous voyons l’arbre se transfigurer, s’enfler dans des proportions démesurées et prendre une importance que nous ne lui soupçonnions pas. Tout l’effort de Mâra et de ses séides ne vise plus qu’à en déloger le Prédestiné, comme si sa possession était l’enjeu de la lutte. Quand devant un fond de tableau sillonné d’éclairs se ruent sur lui les hordes démoniaques, comment ne pas se rappeler avec Émile Senart l’Arbre-des-nuées des vieux hymnes védiques, frère du frêne Ygdrasil des bardes scandinaves, et le grand drame de l’orage entre les puissances des ténèbres et le Soleil ? Tel était le prestige dont s’auréolait aux yeux des fidèles « l’arbre de la Bodhi » que tous ces souvenirs traditionnels devaient forcément se cristalliser autour de lui dans l’imagination indienne. Mais cela n’empêche nullement son rejeton à la quinzième ou vingtième génération d’être plus verdoyant que jamais ; et il faut voir avec quelle componction les pèlerins collent sur son tronc des plaques d’or battu et ramassent précieusement comme souvenirs les feuilles tombées : car il serait sacrilège d’en cueillir de fraîches. Bien leur prend que, comme la plupart des arbres des tropiques, cette essence perde et refasse ses feuilles en toute saison.

La marche à l’illumination. — Suivons donc le Bodhisattva sans crainte de nous égarer à sa suite, quand, au sortir de son bain dans la Naïrañjanâ, il se rend pédestrement au figuier que son caprice a élu, mais qui, bien entendu, est devenu pour les zélateurs le seul qui fût éligible. Ce court trajet, qu’il est loisible à tous de refaire, est aujourd’hui en partie bordé par les tombeaux des supérieurs du couvent hindou[7] qui, à la faveur de la dévastation du pays par les musulmans et de la suspension forcée des pèlerinages, a pris possession de ce lieu saint bouddhique. Au temps de la visite de Hiuan-tsang, il était encore coupé par deux haltes obligatoires, marquées par des monuments commémoratifs, sur le site de deux épisodes[8] assez célèbres pour avoir fait l’objet de nombreuses représentations. Pour nous ils ont cet intérêt spécial de fournir des exemples du genre de déformations dont sont susceptibles les légendes, alors même qu’elles restent bien localisées. Tous les témoignages veulent en effet nous faire croire que le génie-serpent Kâla ou Kâlika, alerté par le passage du Bodhisattva, lui prédit son triomphe imminent et « le loua avec des stances ». D’après le Mahâvastou il est attiré hors de sa retraite souterraine par le bruit particulier que font les pas d’un Prédestiné, sous lesquels le sol résonne comme un gong — bruit qu’il reconnaît pour l’avoir déjà entendu aux temps fabuleux où les prédécesseurs de notre Bouddha passèrent obligatoirement par la même route pour se rendre au même but. Selon le Lalita-vistara sa demeure, remplie de ténèbres en punition de ses mauvaises actions passées (car une renaissance comme Nâga, en dépit des pouvoirs surnaturels et de l’extraordinaire longévité de ces génies, est considérée comme une déchéance par rapport à la condition humaine), fut soudain illuminée par la splendeur sans égale qui émane du corps d’un Bodhisattva à la veille de la Bodhi. Cette version est celle qui était restée courante à Bodh-Gayâ : mais à force de passer de bouche en bouche, elle s’était matérialisée en se vulgarisant. Des explications de ses cicérones Hiuan-tsang n’a retenu qu’une chose, c’est que le « dragon » était aveugle et qu’il recouvra la vue au passage du Prédestiné.

Le second miracle avait subi une déformation populaire analogue. Au dire des informateurs du pèlerin chinois, l’humble coupeur d’herbe auquel s’adressa le Bodhisattva n’était autre que Çakra, l’Indra des dieux, déguisé pour la circonstance en pauvre paria. Le Lalita-vistara (une fois n’est pas coutume) n’a pas réédité ce perpétuel cliché et son récit de l’affaire ne serait pas sans charme s’il ne le gâtait par sa systématique prolixité :

Or donc, ô moines, ceci vint à l’esprit du Bodhisattva : « Sur quoi étaient assis les Prédestinés antérieurs au moment où la suprême et parfaite Illumination devint leur partage ? » Et là-dessus il pensa : « C’est sur une jonchée d’herbes qu’ils étaient assis… Or il aperçut sur le côté Sud de son chemin Svastika, le ramasseur de fourrage, qui coupait de l’herbe… (suivent onze épithètes pour caractériser ladite herbe). L’ayant vu, le Bodhisattva, s’écartant de son chemin, s’approcha de l’endroit où se tenait Svastika et, s’étant approché, il s’adressa à Svastika d’une voix douce… (suivent soixante épithètes pour caractériser la voix) : « Donne-moi de l’herbe, ô Svastika, vite, aujourd’hui j’ai grand besoin d’herbe ; après avoir détruit Mâra et son armée, j’atteindrai la paix suprême de l’Illumination (suit l’énumération des bonnes œuvres dont celle-ci est la récompense) ». Et Svastika, ayant entendu la parole limpide et douce du Maître, content, transporté, ravi, l’âme joyeuse, prit une poignée d’herbe agréable au toucher, douce, fraîche et pure, et, debout devant lui, il lui dit d’un cœur joyeux : « S’il ne faut que des herbes pour obtenir le précieux séjour d’où la mort est absente, la paix suprême difficile à atteindre de l’Illumination, voie des antiques Bouddhas, attends un peu, ô grand océan de mérites à la gloire infinie, je m’en vais tout le premier connaître ce séjour précieux d’où est absente la mort ! » — « Non, Svastika, l’Illumination ne s’acquiert pas au prix d’une bonne litière d’herbes[9]… »

Et sans se formaliser, mais non sans se répéter, le Bodhisattva explique à ce brave paysan qu’il faut encore au cours des âges avoir accompli bien des actes méritoires, réalisé bien des perfections, reçu bien des prophéties. L’Illumination, si elle pouvait se donner de la main à la main, bien sûr il lui en ferait cadeau, comme à tous les êtres ; puisque la chose est impossible, il partagera du moins avec lui, dès qu’il l’aura découverte, la recette du salut. Ceci dit, sa poignée d’herbes à la main, il reprend son chemin vers l’arbre de la Bodhi ; et, après en avoir fait sept fois le tour en le tenant à main droite, il dispose soigneusement à son pied la jonchée de longs brins de kouça[10] que lui, fils-de-roi, devait à la charité d’un homme de la condition la plus misérable. Sur cette couche pure entre toutes, puisqu’elle servait et sert encore aux brahmanes pour y déposer les offrandes des sacrifices, il s’assoit derechef à la façon des yogui, « face à l’Est », c’est-à-dire regardant vers la Naïrañjanâ dont aucun édifice ne cachait alors la vue, et concentrant sa pensée, il prend une ferme résolution : « Que sur ce siège mon corps se dessèche et que ma peau, mes os, ma chair se dissolvent, — sans avoir atteint l’Illumination si longue et difficile à obtenir, je ne bougerai pas de ce siège. » Il n’aura pas à en venir à de telles extrémités. Ses études, vite interrompues, lui ont pris une année ; ses infructueuses austérités lui en ont coûté six autres ; son total succès ne va lui demander que vingt-quatre heures. Demain le soleil levant éclairera au lieu d’un ascète parmi bien d’autres un être unique et sans pareil au monde : car c’est un des rares dogmes du bouddhisme qu’en un temps et un univers donnés il ne peut exister qu’un seul Bouddha.

La Sambodhi. — Tout ce que nous avons lu jusqu’ici nous a longuement expliqué comment, sortant de la nuit des temps, un Prédestiné arrive de proche en proche à l’Illumination suprême : mais nous ignorons toujours en quoi consiste celle-ci. Puisque le bouddhisme se flatte d’être une religion sans mystères, il nous doit, sur ce point aussi, des explications, et il faut lui rendre cette justice qu’à aucun moment il ne songe à nous les refuser. Nous allons l’apprendre dans un instant : ce qui fait d’un homme entre les hommes le surhomme supradivin qu’est un Bouddha, c’est qu’il a découvert ce que personne n’avait encore découvert avant lui et qui après lui ne sera plus à découvrir, à savoir le mécanisme de la destinée humaine ; par là même il a trouvé le joint pour remédier à tous nos maux. Là gît le secret de son exceptionnelle grandeur, la raison de la perpétuelle gratitude de ses disciples, la justification de l’adoration de ses dévots ; et il faut bien reconnaître que si pareil service nous avait effectivement été rendu, il mériterait à jamais la reconnaissance de l’humanité tout entière. Ce n’est pas qu’il ne nous arrive à tous, tant que nous sommes, de méditer ou de gémir sur « la vanité des vanités » de ce bas monde ; mais cela ne nous prend guère qu’en passant, quand nous lisons Pascal, ou que nous suivons un enterrement, ou que plus directement encore un deuil cruel nous frappe ; et nous nous dépêchons de penser à autre chose. Ainsi que nous décrit une parabole indienne devenue familière à l’Occident, suspendus au-dessus d’un abîme à une branche d’arbre déjà plus qu’à demi rompue, nous ne nous préoccupons dans notre folie (ou ne serait-ce pas après tout sagesse ?) que de recueillir sur les feuilles quelques gouttes d’un miel à l’arrière-goût plus ou moins amer, plaisirs, amour, ambitions mondaines[11]. Le Bouddha Çâkya-mouni est venu pour nous dénoncer ce que notre situation a de précaire, son dénouement de fatal, et notre insouciance d’insensé. Impermanence, Douleur, Irréalité, il va faire de ces trois idées les principes cardinaux de sa doctrine[12]. C’est la litanie de nos inévitables souffrances qu’égrènent les Quatre nobles vérités, prémices de sa prédication ; c’est cette désespérante instabilité et « vacuité » des phénomènes qu’énonce le quatrain qui est devenu le credo de ses sectateurs. Tout cela va nous être exposé, mais en termes indiens et en formules techniques dont il est difficile de saisir à première lecture le sens plein. Quand le roi indo-grec Ménandre se fait expliquer par le révérend Nâgasêna les subtilités de la Bonne-Loi, à chaque instant il lui demande, pour l’aider à comprendre, « de lui donner une comparaison » : peut-être est-ce aussi là pour nous la meilleure manière d’essayer de nous représenter clairement l’attitude du Bouddha devant le problème de la destinée…

Vous connaissez les abeilles : vous êtes-vous jamais penchés sur leur bourdonnante activité ? Écoutons ce que nous en dit un poète en prose : « Quelqu’un à qui je montrais dernièrement, dans une de mes ruches de verre… l’agitation innombrable des rayons, le trémoussement perpétuel, énigmatique et fou des nourrices sur la chambre à couvain, les passerelles et les échelles animées que forment les cirières, les spirales envahissantes de la reine, l’activité diverse et incessante de la foule, l’effort impitoyable et inutile, les allées et venues accablées d’ardeur, le sommeil ignoré hormis dans des berceaux que guette déjà le travail de demain, le repos même de la mort éloigné d’un séjour qui n’admet ni malades ni tombeaux, quelqu’un qui regardait ces choses, l’étonnement passé, ne tardait pas à détourner ses yeux où se lisait je ne sais quel effroi attristé[13]… » Combien cet apitoiement et cette angoisse s’accroissent-ils encore quand on songe au perpétuel enchaînement des essaims qui construisent de nouvelles ruches et des ruches qui émettent de nouveaux essaims sans qu’on voie à quoi leur sert cette alternance sans trêve ; et puisqu’on ne peut saisir ni commencement ni fin à ce cycle, comment ne pas avoir l’esprit hanté, que l’on soit Européen ou Asiatique, par l’image d’une grande roue[14] tournant toujours sur elle-même, impitoyablement ? Et comme il ne peut nous échapper que les rues de nos grandes villes nous offrent en spectacle la même agitation fébrile autant que futile et qu’avant cent ans tous ces passants qui se hâtent ne seront plus que poussière, déjà nous ne savons plus bien si c’est sur le sort de ces misérables insectes ou sur le nôtre que nous nous attendrissons, et si la fatalité qui les aiguillonne n’est pas celle qui nous incite également à courir plus vite, toujours plus vite. Mais ne rompons pas si précipitamment le fil de notre allégorie et imaginons à présent que l’une de ces mouches à miel, se dégageant des mornes résignations de ses congénères et rompant l’obscur envoûtement de l’instinct, parvienne à « s’objectiver » de façon si prodigieuse qu’elle aperçoive ce que voit si clairement notre raison, à savoir la stérile inutilité des incessants et pénibles efforts de sa race : à quel plus digne objet celle-ci pourrait-elle témoigner une admiration et une reconnaissance sans bornes qu’à cette sorte de « sur-abeille » ?… Or telle est justement la hauteur de vues à laquelle le Bouddha, dépassant tous les penseurs passés, a réussi à s’élever devant l’éternel recommencement des générations humaines. Aucun homme n’a eu un sentiment plus vif de l’absolue vanité de l’univers et de l’incurable misère de notre destinée, aucun n’a sondé de plus haut ni d’un œil plus perçant la déraison de cette interminable ronde macabre perpétuellement entraînée dans le tourbillon du samsâra. C’est là la découverte qui fait le fondement solide et durable de sa supériorité et de sa gloire : c’est à elle qu’il doit d’être « l’Éveillé » parmi ceux qui s’enlisent dans la torpeur de la coutume et « l’Illuminé » parmi ceux qui se résignent à vivre dans les ténèbres de l’ignorance ; et déjà nous apercevons à son nom une traduction encore meilleure : dans le royaume des aveugles il est le « Clairvoyant ».

Mais notre comparaison comporte un diptyque dont nous n’avons encore examiné que le premier volet. Supposons à présent que cette abeille exceptionnellement douée, s’adressant à ses compagnes en leur langue, leur démontre la parfaite inutilité de leurs efforts ; que, prenant comme texte de son homélie le fameux vers latin : Sic vos, non vobis, mellificatis, apes, elle leur prêche la grève des pattes croisées et des ailes repliées, et leur persuade de laisser périr l’avenir de leur race, ces larves dont elles prennent d’ordinaire si passionnément soin : qui est-ce qui ne sera pas content ? C’est le maître du rucher que cette révolution inattendue menacerait dans la source de ses revenus comme de son ravitaillement ; et s’il arrive par ses observations à identifier l’individu trop avancé pour son espèce qui jette une pareille perturbation dans la marche régulière des choses, il n’aura le choix qu’entre deux attitudes possibles à son égard : ou bien l’écraser sans pitié, s’il en a la force, pour tuer avec le propagandiste sa néfaste propagande, ou bien user de diplomatie et le tenter en lui offrant la royauté de la ruche, bien entendu à condition que celle-ci reprenne son fonctionnement normal… Eh bien, si du monde des insectes nous repassons à celui des hommes, il y a également quelqu’un dont la prédication du Bouddha menace de détruire l’empire et qui, non moins naturellement, devra s’efforcer soit de le séduire, soit de l’exterminer : c’est le maître de l’univers sensible et sensuel sur lequel règne le désir que va proscrire la Bonne-Loi, c’est « le premier-né des dieux[15] » Kâma, l’Amour, ou, si vous préférez lui donner son autre nom, Mâra, la Mort ; car les Indiens n’ont pas attendu Ronsard pour savoir « Que l’Amour et la Mort sont une même chose[16] ». Il a exactement dans cette affaire les mêmes intérêts et doit avoir les mêmes réactions que tout à l’heure l’apiculteur de notre apologue : car, en même temps qu’à dépeupler son royaume, la propagande bouddhique ne tend à rien moins qu’à l’affamer personnellement. Ignoreriez-vous par hasard que les dieux se nourrissent des sacrifices que leur offrent les hommes, tout comme les propriétaires fonciers vivent des produits de leur cheptel ? Les vieux penseurs indiens se permettent sur ce point de véritables saillies d’enfants terribles : « Celui qui ne sait pas, celui-là est comme un bétail pour les dieux. Et de même que beaucoup de bestiaux nourrissent un homme, de même tous les hommes travaillent, chacun pour sa part, à nourrir les dieux. Qu’une tête de bétail nous soit enlevée, cela est fort déplaisant : combien plus, s’il s’agit d’un grand nombre ! C’est pourquoi il déplaît aux dieux que les hommes en sachent trop long[17]… »

Comprenez-vous à présent pourquoi le duel entre le Bodhisattva et Kâma-Mâra est doublement inévitable, et voyez-vous, campés face à face, les deux protagonistes du drame de la Sambodhi ? Ne croyez pas toutefois que l’issue de leur conflit (qu’on feint de croire incertaine, mais qui déjà pour nous ne fait pas de doute) suffise à clore la question. La victoire du Bodhisattva témoignera de sa prééminence sur tous les êtres, elle n’apportera aucune solution au problème de l’universel salut. C’est seulement au cours de la nuit suivante que, grâce à une série d’observations et de raisonnements, le Prédestiné parviendra à frayer pour tous la voie de la délivrance finale et à ouvrir la brèche par laquelle dieux, hommes, bêtes, larves et damnés pourront s’évader du tourbillon des renaissances. — Voilà, dira-t-on peut-être, bien des paroles inutiles : si la vie est radicalement mauvaise et la douleur à ce point insupportable, n’avons-nous pas le remède sous la main ? Qu’on enfume les abeilles, et que leurs peines soient à jamais finies ; et qu’un suicide collectif anéantisse l’humanité… — C’est là parler comme un Européen qui serait en outre matérialiste : un haussement d’épaules serait toute la réponse des bouddhistes. Si unanime que pourrait être ce suicide, il ne servirait absolument à rien : car nul n’a le pouvoir d’abolir à volonté son karma ni, par conséquent, de ne pas renaître. Le samsâra ne lâche pas si aisément sa proie. Pour que la mort soit vraiment la libération finale, le Nirvâna duquel il n’est pas de retour, il faut encore que, grâce à la pratique de toutes les vertus, par la totale suppression du désir et de l’égoïsme, on ait coupé jusqu’à la dernière racine de la vie, bref qu’on n’ait atteint rien moins que l’état de sainteté ; et c’est ainsi que la morale la plus pure viendra se greffer sur la plus désolante des doctrines et atténuer ce que dans son fond elle a de désespéré.

Mâra Pâpîyân. — Mais n’anticipons pas sur le chapitre de la Première Prédication : c’est à peine si nous commençons à éclairer notre route à travers le dédale des descriptions successives qu’on va nous donner de l’Abhisambodhana. Nous avons cru apercevoir les raisons profondes qui opposent le Bodhisattva à Mâra : mais nous n’avons encore fait qu’entrevoir ce dernier au passage et il importe que nous fassions plus ample connaissance avec sa complexe personnalité. Apprenons, pour commencer, que c’est un très grand et très puissant dieu : plus haut que le paradis des Quatre Gardiens du monde, que celui des Trente-trois, que celui de Yama, que celui des Toushitas, que celui des dieux « qui se complaisent dans leurs propres créations », c’est dans celui de « ceux qui jouissent à volonté des créations des autres », c’est au sixième étage du ciel qu’il règne ; et son empire ne s’étend pas seulement sur les cieux inférieurs, mais encore sur la terre et sur les sous-sols étagés des enfers — bref sur toute la sphère dite des désirs et des plaisirs sensuels[18]… et de leurs douloureuses contre-parties. Maître de cet univers matériel, dont la souveraineté est sa raison d’être, il veille à ce qu’il se reproduise sans cesse, seule façon qu’en ce bas monde les êtres et les choses aient de durer : et c’est pourquoi « Kâma, l’Amour, est son autre nom ». Mais comme c’est un axiome que tout ce qui naît doit périr et que ce monde est ainsi fait que chaque être ne se nourrit et ne subsiste qu’aux dépens des autres, il est également la Mort, et c’est pourquoi les textes bouddhiques l’appellent plus volontiers Mâra. Ne vous y trompez pas toutefois : puissance à la fois productrice et destructrice, s’il prend tour à tour les masques de l’Amour et de la Mort, c’est parce qu’il est l’Esprit de Vie, et c’est parce qu’il est l’Esprit de Vie qu’aux yeux du moine il devient l’Esprit du Mal. Tout cela lui vaut bien des aspects : du point de vue mythologique il est le souverain à long terme, mais néanmoins transitoire, d’un monde qui l’englobe et qu’il n’a pas créé (l’Inde ne connaît pas de créateur) ; en langage métaphysique, il est la tendance spinoziste de l’Être à persévérer dans son être ; dans l’humanité, il est le génie de l’espèce ; chez l’homme il est l’instinct naturel ; et c’est grâce à lui que, tout pesé et compensé, le monde continue ; mais par là même il est l’ennemi-né du moine qui vient jeter l’anathème au désir et à l’amour, et prétend découvrir le moyen d’échapper à la re-naissance ainsi qu’à la re-mort ; et c’est pourquoi les textes bouddhiques le flétrissent constamment de l’épithète de Pâpîyân (littéralement : le Pire), ou, comme disait notre Moyen Âge, « le Malin ».

Notre intention n’est pas de nous constituer d’office l’avocat du diable ; c’est là un privilège qu’il vaut mieux laisser aux romanciers et aux poètes, et chaque printemps qui passe ne s’en charge d’ailleurs que trop. Mais enfin il faut avouer que Mâra a ses raisons, et que la raison les connaît. Tout d’abord il peut invoquer le cas de légitime défense, puisque le Bodhisattva ne cesse de proclamer qu’il est venu « détruire son empire » et « vider son royaume ». Il trahirait sa fonction de suprême animateur de l’univers s’il ne tentait d’empêcher ce présomptueux ascète d’acquérir avec la Sambodhi le droit au Parinirvâna, autrement dit à la mort sans renaissance ; et quand il aura dû renoncer à le retenir en son pouvoir, il s’efforcera du moins, fidèle à son rôle, de le détourner de divulguer aux hommes le moyen de s’évader à sa suite. Certes nous voyons bien qu’en s’opposant ainsi au Maître il barre du même coup à l’humanité la voie du salut, tel que l’Inde le conçoit ; mais n’a-t-il pas lieu de penser, avec l’immense majorité d’entre nous, que la vie vaut la peine d’être vécue ? Après tout, ce qu’il revendique contre les objections de conscience de l’ascète, c’est le droit au bonheur, autant que ce mot a de sens ici-bas, le droit à l’action, à la propriété, à l’amour, au mariage, à la joie de se perpétuer dans des enfants qui, poursuivant notre tâche, seront ce que nous fûmes, feront ce que nous fîmes et reprendront sur nouveaux frais le cycle de l’existence terrestre… — Cycle effroyable, répond le moine, joies éphémères, bonheur illusoire : ne voyez-vous pas que le perpétuel recommencement de la vie ne sert qu’à fournir un nouvel aliment à la douleur et à la mort ? — Et peut-être a-t-il raison à son tour ; mais que demain le genre humain tout entier entre dans la communauté bouddhique, la terre sera totalement dépeuplée dans l’espace d’une génération ; et qui osera dire qu’après l’extinction de la pensée humaine il ne manquerait rien à l’univers ? Les contemporains du Bouddha s’étaient bien rendu compte de cette conclusion pratique de la doctrine du Maître : dans la destruction de l’empire de Mâra ce qu’il poursuit en définitive c’est « la fin du monde ». Nous entendrons bientôt le peuple du Magadha murmurer que « l’ascète Gaoutama est venu pour apporter l’extinction des familles[19] ». Mâra n’était donc pas seul à protester ; et il pourrait même plaider qu’il ne représente pas seulement les intérêts les plus légitimes de l’individu, mais encore qu’il est le défenseur de la solidarité sociale, voire l’apôtre de la morale laïque contre l’égoïsme paresseux du religieux mendiant, uniquement préoccupé de son salut personnel. Ainsi qu’il le fait observer au Bodhisattva pour le détourner de ses vaines austérités : « Ce que le vivant a de mieux à faire, c’est de vivre : c’est en vivant que tu pratiqueras le bien[20]… » Remarque fort judicieuse : mais il n’est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre, et le plus artificieux des plaidoyers ne changera rien à un verdict prononcé d’avance et de parti pris : pour le Sangha bouddhique, comme pour toute communauté monastique, le Génie de l’Amour ne peut être que le Démon.

Libre à chacun d’en penser ce qu’il voudra : mais c’est sous ce jour on ne peut plus fâcheux que nous devrons désormais considérer le Tout-puissant dieu de notre monde, si nous voulons rien comprendre aux récits qui vont nous être faits. N’allez pas toutefois le concevoir, pour autant, sous un aspect diabolique ou difforme : son « armée » sera composée des monstres les plus horribles, mais lui-même gardera toujours sa divine beauté. Si vous tenez à vous le représenter, il vous faudrait l’imaginer sous les traits du Lucifer romantique, tel qu’il se révèle à Éloa dans le poème d’Alfred de Vigny. Tous les artificieux discours du bel archange fatal, prince des voluptés mortelles et qui « donne des nuits qui consolent des jours », Mâra pourrait les reprendre à son compte ; mais loin de voir en lui le consolateur des pauvres humains et le dispensateur de leurs seules joies, le bouddhiste le dénonce tout au contraire comme l’auteur responsable de toutes nos souffrances et, qui pis est, de toutes nos fautes et nos erreurs. Il devient l’instigateur de toutes les mauvaises actions, l’inspirateur de toutes les coupables pensées : et de plus en plus son pompeux apparat mythologique s’efface dans les esprits pour céder la place à son aspect éthique — entendez ici : immoral. Tous ces vagues regrets mal étouffés, tous ces retours sur ce qui aurait pu être si l’on avait voulu — et qui sait, peut-être en est-il temps encore ? —, tous les désirs inavoués qui rampent dans les derniers replis des consciences les plus pures et les plus désintéressées, toutes les réactions instinctives de la moins bonne moitié de notre nature, toute la sourde résistance qu’oppose le corps à l’idéal quasi surhumain de renoncement et d’abstinence que l’esprit a conçu et qu’il prétend lui imposer, voilà ce qu’incarne à présent Kâma-Mâra, et c’est pourquoi il restera, tout au long des Écritures, le tentateur des disciples après avoir été celui de leur Maître. Trait curieux et qui vaut d’être relevé : à force de tourner sans cesse, surtout pendant l’oisiveté de leurs après-midi ; autour des moines et des nonnes, en même temps qu’il restera le Mauvais esprit, il deviendra une sorte d’esprit familier que l’on traitera avec une croissante désinvolture. On se fera un jeu d’éviter ses pièges et d’éventer ses malices : tant et si bien que le grand dieu souverain de notre monde finira par sombrer piteusement dans le ridicule comme le diable toujours dupé de nos contes moyenâgeux[21].

Tels sont en résumé — car sur les relations de Mâra et du Bouddha on a pu écrire tout un livre — les divers visages sous lesquels l’Inde se représente l’incarnation de notre mauvais destin. Mais le Tentateur n’est pas le fléau des seules consciences indiennes : partout il est redouté et honni par les âmes religieuses. Pour ne pas sortir de l’Orient ancien, c’est lui, toujours lui qui sous la forme d’Ahriman tente Zoroastre et sous celle de Satan, Jésus, tout comme sous celle de Mâra il tente le Bodhisattva ; et sous ces trois aspects, c’est toujours de l’ambition qu’il joue comme de son arme la plus sûre pour détourner le futur Sauveur des hommes, de la voie où il se prépare à s’engager ; et toujours, cela va sans dire, sa tentative tourne à son entière confusion. Ce sont là des rapprochements qui ont été faits depuis longtemps et qu’on s’étonnerait avec juste raison de nous voir passer sous silence. À la vérité dans l’Avesta c’est au cours d’une altercation qu’Angra Mainyou (pour lui restituer la forme antique de son nom) propose à Spitama Zarathoushtra la royauté s’il consent à abandonner la « bonne religion mazdéenne » ; mais les récits bouddhiques et chrétiens présentent des analogies plus marquées[22] :

(Aussitôt après son baptême par Jean, Jésus est conduit par l’Esprit dans le désert pour être tenté par le Diable, et celui-ci essaye d’abord, mais en vain, de lui persuader de changer les pierres en pain pour apaiser sa faim après son long jeûne.) Puis Satan emmena Jésus sur une grande montagne, et lui fit voir en un instant tous les royaumes de ce monde : et il lui dit : « Je te donnerai toute la puissance et la gloire de ces royaumes, car elle m’a été donnée et je la donne à qui je veux. Si donc tu te prosternes devant moi, toutes ces choses seront à toi. » Et Jésus lui répondit : « Il est écrit : tu adoreras le Seigneur ton Dieu et ne rendras de culte qu’à lui seul. ».

[Suit un troisième essai qui également échoue.]

Et le Diable, l’ayant tenté de toutes manières se retira jusqu’à une autre occasion.

(Le prince Siddhârtha est au moment de quitter sa ville natale pour entrer en religion.) Et en ce moment, Mâra, dans l’idée de faire revenir sur ses pas le Bodhisattva, vint et, se tenant dans les airs, il lui dit : « Mon cher, ne pars pas ; dans sept jours le joyau de la roue se manifestera pour toi, et tu obtiendras la souveraineté des quatre grands continents avec leur cortège de deux mille petits continents ; reviens sur tes pas, mon cher. » Et le Bodhisattva lui dit : « Qui es-tu ? » Il dit : « Je suis le Puissant. » Et le Bodhisattva lui dit : « Mâra, je sais fort bien que je verrais se manifester la roue ; mais je n’ai que faire de la royauté. Ce que je veux, c’est devenir Bouddha pour la plus grande joie des dix mille univers. » Et Mâra pensa : « Désormais si quelque soupçon de désir ou de malice ou de cruauté lui vient, je le saurai aussitôt que pensé », et il s’attache à lui, guettant une occasion, comme l’ombre suit le corps.

Vous avez lu : choix du moment, nature des offres, pouvoir des offrants (car on ne peut donner que ce qu’on possède), tout est pareil ; et pareille aussi l’obstination des Tentateurs qu’aucune rebuffade ne décourage ; pareille enfin l’inutilité de leurs fallacieuses promesses : mais le simple rappel du précédent iranien de ces deux scènes prouve assez à quel point les idées dont elles s’inspirent étaient largement répandues dès une haute antiquité, tout comme elles le sont encore aujourd’hui. Quiconque voudra découvrir entre les deux passages que nous venons de citer plus qu’un parallélisme devra en tout cas se souvenir que la rédaction du Commentaire pâli est postérieure d’au moins trois siècles à celle des Évangiles.

Si d’ailleurs au lieu de s’arrêter à des analogies superficielles, on va jusqu’au fond des choses, on ne tarde pas à découvrir sous les trois versions, iranienne, indienne et judéo-chrétienne de la Tentation des dissentiments de principe. En fait, elles ne font que dramatiser, chacune à leur manière, l’universel problème de l’existence du mal en ce monde, du mal physique comme du mal moral ; et les solutions qu’elles lui supposent sont nettement divergentes. Le franc dualisme mazdéen de la grande partie d’échecs entre le Bien et le Mal est à peine mitigé par la croyance au triomphe final d’Ahoura-Mazda (Ormazd) sur Ahriman. De son côté le Satan biblique nous est bien donné comme le roi de ce monde et c’est là ce qui fait que le péché y règne avec lui et qu’en langage chrétien l’épithète de « mondain » garde une nuance péjorative ; mais (outre qu’il ne représente guère que le mal moral), son pouvoir, pour grand qu’il soit, n’est qu’une concession passagère et révocable du Créateur ; c’est en définitive à ce dernier que remonte et sur lui que retombe toute la responsabilité de l’humaine misère, et il faut pour sa décharge recourir au mythe du péché originel. Quant à Mâra, on pourrait penser qu’il est seul responsable du train du monde en bien comme en mal ; mais ce n’est là qu’une illusion. La grande roue qu’il semble, que peut-être même il croit mouvoir, l’entraîne comme tous les êtres dans son perpétuel circuit. Heureuse ou malheureuse, la destinée de chacun n’est, on s’en souvient, que le fruit de ses actions passées, et il n’a à en féliciter ou à en blâmer que lui-même. La grande loi du karma ne souffre d’exception pour personne ; et si nous l’avons vue un instant fléchir en faveur du Bodhisattva ce n’était que sur une simple question de procédure[23]. Puisque Mâra occupe un rang aussi exalté dans la hiérarchie des dieux, il ne peut le devoir qu’à ses bonnes œuvres passées, et il l’occupera tant que ses mérites ne seront pas épuisés. Il faut bien après tout que quelqu’un fasse le haut et triste métier de meneur de la ronde des renaissances, et l’on ne saurait le lui imputer à crime, puisqu’il ne l’a pas choisi. Ainsi s’explique la clémence dont les Écritures bouddhiques, tout en abominant son rôle, font preuve à l’égard de sa personne. Bien loin qu’il soit irrémédiablement damné ou condamné comme Satan ou Ahriman, il est entendu qu’un jour viendra où Mâra se convertira et sera sauvé : car le génie de la vraie Inde est pure miséricorde[24].

Le conflit de Mâra et du Bodhisattva. — Quelle infinité de choses ne doit-il pas apprendre à connaître, celui qui veut entrer dans l’intelligence d’une religion au sein de laquelle il n’est pas né ! Nous avons suivi le Bodhisattva depuis les apprêts de sa naissance, nous venons de tourner longuement autour de la figure de Mâra, et c’est tout juste si nous commençons à nous sentir en état de lire et de comprendre les récits, d’ailleurs aussi insipides qu’embrouillés, qu’on va nous faire de leur conflit. Tout d’abord il faut nous souvenir que le Bodhisattva est seul, absolument seul, assis, les mains vides et reposant dans son giron, au pied de son arbre et sur sa jonchée d’herbe. Non seulement ses cinq compagnons l’ont abandonné comme un prophète avorté, mais les dieux, ses ordinaires comparses, à l’approche de la lutte décisive, se sont prudemment éclipsés, et ils ne reparaîtront que pour chanter une victoire où ils n’auront pris aucune part. En second lieu nous savons déjà que cette lutte précède l’arrivée à l’Illumination : tous les textes y insistent, et c’est le seul point sur lequel les deux adversaires tombent d’accord. Mâra sait bien qu’il n’aurait aucune chance de triompher d’un Bouddha parfaitement accompli ; et de son côté le Bodhisattva tient à accepter le combat avant que l’issue n’en soit d’avance acquise. D’après le Lalita-vistara, il aurait même lancé une sorte de cartel à son rival sous la forme d’un rayon lumineux qui, issu de son oûrnâ (c’est-à-dire du signe caractéristique qu’il porte entre les sourcils), serait allé provoquer Mâra jusque dans son palais céleste. Enfin nous avons prévu que le conflit comporterait tantôt une agression à main armée, tantôt une simple tentative de séduction. Notons toutefois que, dans ce cas particulier, il ne s’agit pas seulement d’une tentation du genre de celle que nous venons de citer, et qui se répète en mainte occasion[25] : cette fois le scénario indien rappelle invinciblement la façon dont hagiographes et peintres ont conçu et figuré chez nous la Tentation de st Antoine, tantôt harcelé par d’épouvantables démons, tantôt allicié par des apparitions voluptueuses. Mais ceci n’est encore qu’une première et légère complication : il en est d’autres plus graves en même temps que plus insidieuses. Comme nous verrons bientôt, la Communauté des moines a réussi à protéger sa version raisonnée et quasi raisonnable de l’Abhisambodhana contre toute contamination avec la fantaisie des zélateurs laïques ; mais en revanche elle ne s’est nullement interdit de modifier à sa guise la version populaire et d’accommoder au tour de sa prédication les données d’un folklore auquel elle ne croyait qu’à moitié. D’où un brouillamini qui demande à être vigoureusement élagué si l’on veut y voir un peu clair.

À la vérité le premier tableau, et le seul qui mérite le titre « d’Assaut de Mâra », se laisse assez aisément restituer sous sa forme originale[26]. Justement alarmé par l’imminence de l’Illumination de son ennemi juré, le Souverain de notre monde convoque ses mille fils et ses généraux et décide de mobiliser son armée : armée terrible, inouïe, invue, composée des monstres les plus affreux, langues pendantes, crocs proéminents, yeux de braise, corps difformes, tantôt sans bras et tantôt à mille bras, tantôt sans tête et tantôt à mille têtes, ou encore à têtes d’animaux féroces, etc. Spectres, larves, fantômes, diables et diablotins, gnomes et géants, korrigans, kobolds ou trolls, on reconnaît la horde démoniaque traditionnelle, celle du démon védique Namoutchi comme celle du Grand Seigneur Çiva, celle des façades de nos cathédrales comme de nos superstitions populaires : car l’imagination humaine a ses routines, même quand il s’agit d’inventer des figures de cauchemar. Vomissant des serpents et enguirlandés de crânes, transportant des montagnes et brandissant des arbres déracinés, assemblant les nuages et lançant la foudre, toutes ces créatures effroyables se ruent avec des cris de bêtes fauves sur le çramane désarmé : mais ses mérites antérieurs joints à son sentiment d’universelle bienveillance lui créent une zone de parfaite protection. Il se rit de toutes les attaques, et pas un poil de son corps (en Europe, où l’on est plus vêtu que dans l’Inde, on dirait seulement « pas un cheveu de sa tête ») ne s’en trouve agité. En vain Mâra en personne excite ses troupes innombrables. Comme Éros, il a pour enseigne un monstre marin et pour arme l’arc ; mais les flèches que ses soldats et lui font pleuvoir sur le Prédestiné voient toutes s’émousser leurs pointes qui se garnissent spontanément de fleurs : et c’est pourquoi le Kâma classique restera « le dieu aux flèches fleuries ». Enfin, de guerre las, rebutés par l’inutilité de leurs efforts, les noirs bataillons du Mal se dispersent, telle une bande de chacals quand rugit le lion ou une volée de corneilles au milieu de laquelle tombe une motte de terre. Et le récit se clôt sur une image assez saisissante : « Mâra, le Malin, triste, découragé, le cœur brûlant d’une secrète blessure, songeait à l’écart en traçant avec la pointe d’une flèche des lignes sur le sol : Le religieux Gaoutama va détruire mon empire. »

Le scénario, on le voit, ne manque ni de mouvement ni de couleurs, et porte à plein la marque de l’imagination populaire travaillant sur un thème épique en faisant appel à toutes les ressources des croyances traditionnelles. La preuve en serait, s’il en était besoin, que dans toute l’Asie orientale, du Gandhâra à Java et de Ceylan au Tibet, c’est toujours ainsi que l’imagerie bouddhique a figuré cet épisode et, à travers lui, l’arrivée à l’Illumination. Mais lâchez des théologiens dans le plus beau sujet d’épopée, et vous verrez quel gâchis ils ne tarderont pas à en faire. Ici le mal est forcément plus restreint que dans les immenses poèmes, si lamentablement défigurés, du Mahâbhârata et du Râmâyana : il n’en est pas pour cela moins profond. D’après le Lalita-vistara, Mâra n’est pas seulement réveillé au sein des délices du sixième ciel par le rayon lumineux émané du front du Maître : il faut encore que trente-deux songes de mauvais augure viennent redoubler ses craintes. Le conseil de guerre qu’il tient se divise en deux factions, l’une pacifique à sa droite, l’autre belliqueuse à sa gauche ; et entre les deux s’engagent en vers d’interminables palabres ; et sans doute les Muses aiment les chants alternés, mais elles n’ont malheureusement rien à voir dans l’alternance de ces stances, toutes plus prosaïques les unes que les autres. Quant à l’armée démoniaque, impossible de savoir jusqu’à quel point l’auteur croit ou ne croit pas à l’existence réelle de tous ces monstres. Pour les penseurs de la confrérie, ce n’étaient évidemment que des allégories, personnifications de nos vices, tout comme les figures grotesques que Minerve chasse devant elle sur un tableau bien connu de Mantegna. Le Bodhisattva s’y serait trompé moins que personne : « Désirs, langueur, faim et soif, concupiscence, paresse, crainte, doute, colère et hypocrisie, telles sont, dit-il à Mâra, tes huit armées[27] ». Et nul ne contestera qu’il n’ait raison de concevoir ainsi les choses. Il n’y a qu’un malheur : c’est qu’avec la conviction du narrateur tout l’intérêt littéraire du récit s’évanouit, et qu’à sa place s’installe l’ennui scolastique avec ses pédantes énumérations. Dans le Mahâvastou, Mâra pousse tour à tour les dix grands rires ou les seize gémissements, tandis que le Bodhisattva profère les quatorze menaces et met ses ennemis en déroute avec quatre regards, quatre bâillements et quatre toux[28]. Mâra, dans la Nidâna-kathâ, procède à neuf attaques par vent, pluie, rocs, armes, charbons ardents, cendres, sable et boue, toujours en vain, et plus tard tout déconfit de sa défaite, il continuera bien à tracer des lignes sur le sol : mais à présent ces lignes sont au nombre de seize, et chacune s’accompagne dans la bouche du dieu d’un aveu d’infériorité par rapport à son rival[29]… Déjà vous demandez grâce.

Au milieu de ce fouillis de platitudes et de contradictions, on voit toutefois se dessiner (non sans quelques flottements) dans les trois textes que nous venons de citer une seconde version où l’influence moralisante de la Communauté monastique prend nettement le dessus sur le goût des fidèles laïques pour les fables mythologiques. Il s’agit bien encore, si l’on veut, d’un conflit, mais non plus cette fois à main armée, disons plus exactement d’une sorte de concours pour le prix d’excellence entre le Bodhisattva et Mâra. Fier du souverain pouvoir que lui a jadis valu l’accomplissement d’un grand sacrifice volontaire, celui-ci somme son adversaire de quitter sa place sous l’arbre, dont il revendique la possession. De son côté le moine ne songe pas un instant à contester au dieu le mérite qui lui a conféré dignité et puissance : il invoque seulement le fait que ses propres mérites sont encore supérieurs. Ce n’est pas un unique sacrifice, ce sont des sacrifices innombrables qu’il a lui-même accomplis au cours de ses existences passées, alors qu’il a fait abandon de tout, de ses biens, de ses mains, de ses pieds, de ses yeux, de son sang, de sa tête, et cela sans autre but que le salut des êtres ; et à présent encore leur libération reste le seul objet de ses efforts. Malheureusement pour lui, dans sa solitude, il ne dispose d’aucun témoin qui puisse confirmer ses dires, tandis que la partie adverse a derrière elle une nuée de partisans ; aussi Mâra, voyant son avantage, de s’exclamer : « Tu es vaincu ! » Mais le Bodhisattva lui répond : « Ô Malin, cette terre, mère impartiale de tous les êtres, est mon garant. » Et allongeant sa main droite dans le geste tant de fois reproduit par l’iconographie bouddhique et qui est resté le symbole de l’arrivée à l’Illumination, il touche la terre du bout de ses doigts. Aussitôt celle-ci tremble de six manières et résonne comme résonne sous le maillet un gong du pays de Magadha ; puis, non contente de se comporter à la mode indienne, elle recourt à un procédé renouvelé des Grecs : « Et la Grande Terre, de son nom Sthâvarâ, fendant le sol à proximité du Bodhisattva, se montra à mi-corps, parée de tous ses atours ; et, s’inclinant pour le saluer, elle lui dit : Il en est bien ainsi, ô grand homme, il en est bien ainsi ; il en est comme tu l’as affirmé, j’en suis témoin oculaire[30]… » Et ce serait à la vue de cette miraculeuse apparition que l’armée de Mâra aurait pris la fuite. La légende postérieure, telle qu’elle est restée vivante au Cambodge, a encore renchéri, non sans ingéniosité, sur ce thème nouveau. Souvenez-vous que dans l’Inde ancienne, pour qu’une donation devînt irrévocable, il fallait que le donateur versât quelques gouttes d’eau sur les mains du donataire. Au cours des âges les aspersions rituelles dont s’accompagnèrent les centaines de milliers de millions d’aumônes faites par le Bodhisattva ont mouillé à chaque fois le sol ; et la Démèter indienne en garde la chevelure à ce point imprégnée qu’en tordant ses tresses en manière d’attestation elle provoque une inondation qui noie et balaie toute la horde diabolique[31] !

Nous arrivons enfin à la seconde phase de ce long duel, au moment où l’attentat du Satan bouddhique se transforme en tentation : mais ici données populaires et arrière-pensées monastiques sont si intimement mêlées qu’il nous faut renoncer à dédoubler ce deuxième tableau ainsi que nous venons de faire pour le premier. Le vieux fond folklorique transparaît de la façon la plus claire. Les austérités des antiques rishis, ainsi que nul n’en ignorait, leur conféraient de tels pouvoirs magiques que les dieux sentaient vaciller sous eux leurs trônes et n’avaient d’autre ressource que de leur décocher les plus charmantes nymphes du ciel ; car une fois séduits, ils perdaient leur puissance en même temps que leurs mérites et n’étaient plus des concurrents à redouter. Il est donc tout naturel que, désappointé dans sa tentative d’extermination ou tout au moins d’intimidation, Mâra songe à faire entrer en lice ses filles : leurs charmes pourront réussir où les armes ont échoué. Dociles aux injonctions de leur père, elles s’approchent donc à leur tour du Bodhisattva et déploient en sa faveur « la magie des femmes ». Celle-ci n’a pas changé. Ce ne sont que sourires ou soupirs, regards mi-clos ou œillades en coulisse, mines tour à tour provocantes ou pudiques, joyeuses folies ou subits accès de retenue. Les unes se dévoilent dans des poses lascives ; les autres, plus expertes, restent à demi voilées ; et comme tous les goûts sont dans la nature et qu’il faut tout prévoir, les unes affectent les formes graciles de jeunes filles à peine pubères tandis que d’autres étalent des maturités exubérantes, etc. Toutes chantent le retour de la saison printanière et invitent l’ascète à se hâter de jouir avec elles de sa jeunesse, et toutes en sont, il va de soi, pour leurs frais : mais qui aurait pu croire notre dévot auteur aussi expert en matière de coquetterie féminine ? — Ne vous scandalisez pas trop vite : c’est pour votre gouverne qu’il a emprunté à quelque manuel d’érotique[32] (l’Inde a des manuels pour tout) la description des trente-deux sortes de manigances de ces diablesses que sont les femmes. Il sait d’ailleurs fort bien que les trois filles de Mâra ne sont que des figures allégoriques, ainsi qu’en témoignent leurs noms, Plaisance, Déplaisance et Concupiscence

L’arrivée à l’illumination. — Mais trêve à toutes ces fictions, qu’elles soient mythologiques ou allégoriques : il est grand temps de se mettre à parler raison. Par la dispersion de l’armée de Mâra et la confusion de ses filles entendons donc avec les clercs que tous les bas instincts, toutes les mauvaises pensées, tous les germes de péché sont totalement extirpés du cœur du futur Bouddha et que le terrain moral est admirablement préparé pour l’éclosion de la fleur merveilleuse de la Sambodhi. Entre temps le soleil s’est couché ; mais à l’horizon opposé se lève la pleine lune d’avril et elle baigne de sa clarté les feuillages, la rivière prochaine et les villages endormis. Seul le penseur solitaire veille, plus que jamais déterminé à découvrir ce secret de la destinée qui avant lui a toujours échappé aux hommes comme aux dieux. Instruit par ses études et ses pratiques antérieures, il sait déjà qu’il ne le trouvera qu’au fin fond de sa pensée, par la force de son intuition, pourvu seulement que son esprit, parfaitement purifié, reflète l’univers comme un miroir fidèle[33] ; car, aux longues et discursives recherches de nos laboratoires, l’Inde ancienne a toujours préféré la méthode directe de l’introspection infiniment plus prompte, peut-être aussi mieux adaptée à son climat. La question se pose dès lors pour nous de savoir comment nous pourrons pénétrer à sa suite dans les mystérieux arcanes où microcosme et macrocosme se réfléchissent et s’éclairent réciproquement. Par bonne chance l’imagerie populaire nous a conservé un schéma approximatif de l’aspect sous lequel le Prédestiné se représentait le monde. Lui-même, nous assure-t-on, en aurait fixé les traits essentiels : « Dans le vestibule du couvent, aurait-il dit à ses disciples, il vous faut figurer une roue à cinq rayons[34]. Dans ses cinq subdivisions vous figurerez les cinq voies (de renaissance) à savoir : en bas les enfers, le règne animal et la région des larves, en haut les dieux et les hommes. Sur le moyen vous figurerez la Lubricité, l’Animosité et la Stupidité[35] : la Lubricité sous la forme d’une colombe, l’Animosité sous la forme d’un serpent, la Stupidité sous la forme d’un porc. Sur la circonférence de la jante vous figurerez les douze termes de la Production en dépendance réciproque. Et le tout sera saisi entre les griffes de l’Impermanence… » Vous reconnaissez là ces « Roues de la transmigration » que les peintures tibétaines ont vulgarisées jusqu’en Europe : si nous gardons présente à l’esprit l’une de ces images, elle nous aidera singulièrement à comprendre et à nous représenter tout ce qui va suivre.

La Première veille. C’est à titre d’exercice préparatoire (on nous en avertit expressément) qu’en bon yogui le Bodhisattva commence par franchir un à un les quatre degrés successifs de la Méditation et par abolir en soi tout sentiment affectif comme toute opération intellectuelle. Voici qu’il n’est plus que pur esprit, exempt de toute fêlure comme de toute ternissure. C’est alors que, grâce à l’intensité de son effort mental, se déchire pour lui le voile qui obnubile tous les autres êtres et que s’ouvre ce que tous les textes appellent son « œil divin », autrement dit le pouvoir d’embrasser d’un seul regard tantôt l’infini du temps, tantôt l’infini de l’espace ; et c’est justement là ce qu’il va faire pendant les deux premières des trois veilles entre lesquelles se partage la nuit. Lisez vous-mêmes :

Et le Bodhisattva ayant concentré, purifié, éclairé et fixé sa pensée, l’ayant débarrassée de toute disposition mauvaise, l’ayant allégée de presque tout son karma et stabilisée, au cours de la première veille de la nuit il la rassembla et la tendit en vue de se représenter clairement la connaissance que procure l’œil divin. Et le Bodhisattva, avec son œil divin, purifié, surhumain, vit les êtres. Il les aperçut qui chutaient[36] pour renaître, de haute ou de basse caste, heureux ou malheureux, méchants ou bons, selon ce que leur valait leur karma. Oh, voyez ceux-ci qui pèchent en action, qui pèchent en parole et en pensée, qui médisent des gens de bien, qui professent de fausses doctrines ; du fait de leur attachement à la pratique de la loi des fausses doctrines, après la dissolution du corps ils tombent dans une condition mauvaise et renaissent dans les enfers. Voyez au contraire ceux qui se conduisent bien en action, qui se conduisent bien en parole et en pensée, qui ne médisent pas des gens de bien, qui professent la vraie doctrine ; du fait de leur attachement à la pratique de la loi de la vraie doctrine, après la dissolution du corps ils renaissent dans les mondes du ciel. C’est ainsi qu’avec son œil divin, purifié, surhumain, le Bodhisattva vit les êtres disparaissant, chutant et se reproduisant, de bonne ou de mauvaise caste, de bon ou de mauvais sort, rétrogradés ou promus, le tout suivant leur karma : telle fut la connaissance qui se présenta à lui au cours de la première veille de la nuit ; et il détruisit les ténèbres, et il lui vint une intuition…

C’est donc une vue générale de l’univers entier en son état présent que commence par prendre le Bodhisattva ; et, certes, quand il était en train il dut y voir bien plus de choses que n’en a retenues son monastique interprète, trop uniquement préoccupé de damner les hérétiques et de béatifier les vrais croyants — trop persuadé aussi, à notre gré, de l’impeccable régularité du jeu du karma. Du moins souligne-t-il de son mieux avec quelle perspicacité et quelle hauteur de vue le Bodhisattva contemple la révolution perpétuelle de la grande roue des existences[37] — laquelle lui apparaît pareille à celle de ces machines hydrauliques que l’on appelle des norias et dont les godets (remplacés dans l’Inde par des chapelets de cruches) plongent, se remplissent d’eau, remontent, puis, redescendant, se vident pour s’emplir à nouveau et recommencer sans fin le même mouvement circulaire. Le contemplateur attristé de l’incessante et vaine activité des abeilles dont il a été question tout à l’heure, bien qu’il profite de toute la marge de supériorité qui sépare la raison de l’instinct, ne saurait apporter à son examen plus de pénétration ni de sympathie ; mais songez que cette fois c’est un homme d’entre les hommes qui, s’élevant d’un puissant coup d’aile et planant au-dessus de l’humanité, considère en spectateur certes compatissant, mais aussi terriblement lucide, la futile agitation de la ruche ou (si vous préférez) de la fourmilière humaine. Ne craignons pas de nous tromper en pensant que lui non plus ne découvre au cycle des générations « qui naissent, croissent, tombent et repoussent[38] » ni commencement, ni fin, ni sens : la suite va nous confirmer dans cette opinion ; et si le texte ne le dit pas, c’est que cela va sans dire.

La deuxième veille. — Après avoir ainsi exploré l’espace, c’est le passé que va sonder le Bodhisattva pendant la seconde ou moyenne veille de la nuit. Devant son œil supra-humain se déroulent à présent les centaines de milliers de millions de ses existences antérieures — des siennes et de celles des autres. Avec une vitesse vertigineuse toutes repassent jusque dans leurs détails : « J’étais là, sous tel nom, de telle famille, de telle caste, de telle condition ; telle fut la longueur de ma vie, telles mes allées et venues, telle ma part de bonheur ou de malheur. Trépassé, voici où je renaquis… ; et ainsi de suite avec leur forme et leur nom et dans toute leur variété il se rappelait ses renaissances et celles de tous les êtres ». Ici encore on regrette que l’auteur du Lalita-vistara, si prolixe quand il s’agit de décrire le décor matériel de l’aire de la Bodhi[39], se montre si inférieur à sa tâche au moment d’exposer la préparation mentale du miracle. Sa croyance en la transmigratmn lui offrait une occasion admirable de suivre à travers les âges les phases de l’évolution d’un grand homme depuis sa sortie de l’animalité jusqu’à son élévation au rang de « premier des êtres » ; mais il ne faut pas lui en demander trop. Sachons-lui plutôt gré d’avoir su nous montrer le Bodhisattva explorant le passé après avoir considéré le présent, et résumant ainsi dans son esprit toute l’expérience du monde. Grâce au formidable et désolant savoir que vient ainsi de rafraîchir son don d’intuition surhumaine, le religieux Gaoutama est mûr pour aborder au cours de la troisième veille de la nuit[40], le problème capital à la solution duquel il a encore tout sacrifié en cette renaissance, celui de l’extinction de la douleur.

La troisième veille. — Admirons la méthode avec laquelle il procède. Né homme, c’est la souffrance humaine qu’il s’attache d’abord à guérir. Ne l’accusez pas d’égoïsme : tout comme la charité bien ordonnée de notre proverbe, la spéculation philosophique ne peut mieux commencer que par la connaissance de soi-même : depuis que Socrate l’a dit, tout l’Occident en est tombé d’accord. En second lieu, le Bodhisattva a appris à l’école du Sânkhya que rien n’arrive sans cause : le seul moyen de découvrir le remède au mal congénital dont souffre l’homme sera donc de démonter, rouage par rouage, le mécanisme de son destin. À la question ainsi nettement posée la réponse ne se fera plus attendre : la formule des douze Productions qui sont la condition réciproque l’une de l’autre[41] va nous la donner. Souffrez que nous numérotions dans leur séquence nécessaire ces douze « occasions » originelles et que nous les accompagnions d’un bref commentaire explicatif :

« 1o Et le Bodhisattva pensa : Quelle misère pour celui qui vient au monde que de naître, de vieillir, de mourir, de chuter, de renaître. Et le pis est qu’on n’aperçoit aucun recours contre tout ce grand agrégat de douleurs, vieillesse, maladie, mort et ce qui s’ensuit. Et dire qu’on ne connaît aucun moyen de mettre un terme à tout ce grand agrégat de douleurs !

Telle est la donnée initiale : c’est l’existence avouée et même proclamée de la Douleur, laquelle se résume finalement en deux mots « vieillesse et mort » et se représente sur le premier des douze compartiments qui partagent la jante de la grande Roue par un cadavre que l’on porte au bûcher ou qu’on abandonne aux bêtes et aux oiseaux de proie.

2o Et le Bodhisattva pensa : En présence de quoi y a-t-il vieillesse et mort ? À quelle occasion y a-t-il vieillesse et mort ? — Il pensa : C’est quand il y a naissance qu’il y a vieillesse et mort : vieillesse et mort ont pour occasion la naissance.

Il va en effet de soi que pour vieillir et mourir il faut commencer par naître : « On ne peut abattre un arbre avant qu’il n’ait crû. » La naissance est directement représentée par une scène d’accouchement.

3o En présence de quoi y a-t-il naissance ? À quelle occasion y a-t-il naissance ? — C’est quand il y a venue à l’existence qu’il y a naissance ; la naissance a pour occasion la venue à l’existence.

Bhava en langage bouddhique ne signifie pas « existence » mais « devenir, production », ici même « reproduction ». Pour qu’un enfant soit mis au monde, il faut d’abord qu’il ait été conçu. Toute naissance suppose au préalable conception et, par suite, gestation ; c’est pourquoi la venue à l’existence est figurée par une femme visiblement enceinte.

4o En présence de quoi y a-t-il venue à l’existence ? À quelle occasion y a-t-il venue à l’existence ? — C’est quand il y a prise de possession qu’il y a venue à l’existence ; la venue à l’existence a pour occasion la prise de possession.

Il ne peut y avoir de conception qu’à la suite d’un accouplement et c’est bien d’une possession de ce genre qu’il s’agit ici ; mais la pudeur monastique a fait que l’union des sexes est symbolisée, tout comme dans le début de la Genèse, par l’acte de cueillir les fruits d’un arbre.

5o En présence de quoi y a-t-il prise de possession ? À quelle occasion y a-t-il prise de possession ? — C’est quand il y a désir qu’il y a prise de possession ; la prise de possession a pour occasion le désir.

Pour employer le langage de nos catéchismes il ne peut y avoir « d’œuvre de chair » s’il n’y a pas eu auparavant désir charnel, et trishnâ désigne bien ici la concupiscence sensuelle ; mais comme le mot signifie proprement « soif », il est figuré par un homme buvant, parfois aussi attirant à lui la femme demi-nue qui lui sert à boire.

6o En présence de quoi y a-t-il désir ? À quelle occasion y a-t-il désir ? — C’est quand il y a sensation qu’il y a désir ; le désir a pour occasion la sensation.

Pour que le désir s’éveille il faut une raison, et cette raison ne peut être qu’une sensation ou perception (les deux notions ne sont pas encore distinguées), et, comme la vue est de beaucoup le plus représentatif de nos sens, vêdanâ s’entend avant tout d’une perception visuelle. On ne peut éprouver de désirs que pour une femme que l’on a vue, et c’est pourquoi la sensation ou perception est symbolisée par une flèche qui vient taper droit dans l’œil.

7o En présence de quoi y a-t-il sensation ? À quelle occasion y a-t-il sensation ? — C’est quand il y a contact qu’il y a sensation ; la sensation a pour occasion le contact.

La sensation ou perception ne peut à son tour se produire que s’il y a contact entre les sens et leurs objets. Dans les idées indiennes ce sont d’ailleurs les sens qui vont saisir au dehors les objets extérieurs, puis en réfèrent à l’esprit. Les artistes prennent d’ordinaire sur eux de figurer le contact par un couple humain, assis ou debout, et se tenant étroitement embrassé ; d’autres, plus prudes, montrent un laboureur empoignant le mancheron de sa charrue.

8o En présence de quoi y a-t-il contact ? À quelle occasion y a-t-il contact ? — C’est quand il y a les six cadres qu’il y a contact ; le contact a pour occasion les six cadres.

Il va de soi qu’il ne peut y avoir de contact entre les sens et le monde extérieur que si les sens existent : « un aveugle ne voit rien ». Ces sens, leurs sièges et leurs domaines respectifs sont au nombre de six, à savoir nos cinq sens externes (vue, ouïe, tact, odorat et goût) et le sens interne (manas). Ils sont indiqués soit par un masque humain présentant les ouvertures vides des organes des sens externes et muni d’une paire d’yeux supplémentaire figurant le manas, soit par une maison, toutes fenêtres ouvertes, mais encore inhabitée.

9o En présence de quoi y a-t-il les six cadres ? À quelle occasion y a-t-il les six cadres ? — C’est quand il y a nom et forme qu’il y a les six cadres ; les six cadres ont pour occasion les nom-et-forme.

L’existence et l’activité des sens impliquent à leur tour celles d’une personne qui s’en sert et qu’en retour ils informent. Or une personne se définit par le fait d’avoir une forme (c’est-à-dire un corps) et de se désigner par un nom (avec les idées accessoires que ce mot connotait de toute antiquité, quand le nom était comme l’essence de l’individu qu’il déterminait). La conjonction de ces deux facteurs, l’un d’ordre spirituel et l’autre purement physique, constitue la « personnalité », et tel est le meilleur équivalent pour traduire en notre langue le composé « nom et forme ». Celui-ci est figuré par un passager embarqué dans une nef flottant sur l’océan des existences : car la question se pose dès lors pour lui de savoir s’il atteindra ou non « l’autre rive », celle où gît le salut.

10o En présence de quoi y a-t-il nom et forme ? À quelle occasion y a-t-il nom et forme ? — C’est quand il y a conscience qu’il y a nom et forme ; les nom-et-forme ont pour occasion la conscience.

Cette personnalité, pour impermanente qu’elle soit dans les idées bouddhiques, ne peut exister, ou tout au moins en concevoir l’illusion, qu’à condition d’avoir quelque conscience de son moi. Comme cet éveil de la conscience qui oppose l’individu au reste du monde se produit dès le stade animal, il est symbolisé par un singe juché ou non sur un arbre.

11o En présence de quoi y a-t-il conscience ? À quelle occasion y a-t-il conscience ? — C’est quand il y a prédispositions qu’il y a conscience ; la conscience a pour occasion les prédispositions.

À la conscience individuelle correspond forcément un certain degré dans l’échelle des êtres et ce degré implique tout un ensemble de caractères physiques, intellectuels et moraux que chaque individu apporte avec lui en naissant et que nous embrassons sous le terme d’ « hérédité » ou, comme certains disent, de « prédestination ». Par samskâra (littéralement « confectionnant » ou « coefficient ») il faut entendre ici toutes ces particularités, tendances et potentialités que l’on dit innées parce qu’héritées d’une lignée indéfinie d’ancêtres ; et comme ces prédispositions déterminent à l’avance le statut, les conditions et l’orientation générale de chaque vie nouvelle, elles sont symbolisées par un potier qui sur sa roue et sous sa main modèle à son gré l’argile dont il fabrique ses vases.

12o En présence de quoi y a-t-il prédispositions ? À quelle occasion y a-t-il prédispositions ? — C’est quand il y a non-connaissance qu’il y a prédispositions ; les prédispositions ont pour occasion la non-connaissance[42]. »

Parenthèse sur l’Inconnaissable. — Arrêtons-nous plus longuement sur ce qu’il faut entendre par cette « non-connaissance » ; car de la réponse à cette question dépend la claire intelligence de toute la formule. Or tandis que du no 1 au no 11 nous saisissons sans peine la sorte de liaison plus ou moins lâche qui enchaîne les termes l’un à l’autre, entre les nos 11 et 12 la connexion nous échappe. Nous voyons bien que ce dernier est figuré par une chamelle aveugle et se laissant docilement conduire par un guide qui n’est autre que la personnification de son karma[43] ; mais, si nous savons déjà où il la mène, nous ignorons d’où il sort avec elle. Évidemment la douzième condition, au lieu d’être machinalement coulée dans le même moule rigide que les dix précédentes, aurait gagné à faire l’objet, tout comme la première, d’un commentaire plus développé, posant l’aboutissement de la série de façon aussi explicite que son point de départ. Cette explication nécessaire, par bonne chance le contexte nous la donne et tout ce que nous savons de la pensée bouddhique la confirme. Une lecture attentive prouve que la formule dite de « la Production en dépendance mutuelle » ne raccorde pas entre eux des concepts abstraits, mais seulement des réalités concrètes ou tout au moins des constatations de fait. Nous devons insister sur ce point, qui est essentiel : insérer dans la série une idée générale quelconque serait une démarche aussi radicalement contraire à son esprit qu’à sa teneur ; et c’est pourquoi traduire, ainsi que l’on fait d’ordinaire, avidyâ par « ignorance », c’est fausser, sinon bloquer, comme par l’introduction d’un corps étranger, tout le fonctionnement de l’engrenage. La façon dont a procédé le Bodhisattva nous est heureusement exposée dans l’ensemble de la manière la plus claire. Partant du fait constant et (quoi qu’en aient dit les stoïciens) indéniable de la souffrance, il a tenté de remonter de proche en proche jusqu’aux sources mêmes du mal ; mais le moment est arrivé (tôt ou tard il arrive toujours) où l’esprit humain rencontre ses bornes et se heurte à l’inconnaissable. C’est du fond de l’Inconnu — c’est de l’ « Invu[44] », comme disent toujours les pandits ou, comme nous dirions, de l’Invisible — que jaillissent en fin de compte ces prédispositions accumulées au cours des âges et qui déterminent les modalités de chaque personnalité nouvelle ; et comme c’est bien à son insu que l’individu hérite de ce legs du passé, nous emploierons comme équivalent à avidyâ le terme d’ « inconnaissabilité » — étant bien entendu qu’il faut entendre par là non pas une notion, mais un fait, et même un fait d’expérience commune : le fait que nul ne sait d’où proviennent les impérieuses, sinon irrésistibles tendances qui commandent son existence présente et aboutissent à perpétuer sur la terre « vieillesse et mort ».

Ainsi la formule et ses douze chaînons deviennent de bout en bout intelligibles ; mais il est impossible de dissimuler que nous venons de mettre ingénument le pied sur un nid toujours grouillant de couleuvres dialectiques. Tout d’abord n’est-il pas sacrilège de notre part de poser ainsi au début de la série un élément déclaré inconnaissable et d’assigner par là une limitation à l’omniscience du Prédestiné, alors que la croyance en cette omniscience est un article de foi pour tous ses fidèles ? Ce serait proprement nier le miracle que nous sommes en train de décrire et ruiner les assises mêmes de la Bonne-Loi en insinuant que la parfaite Illumination, pour s’être heurtée en cours de route à un obstacle infranchissable, est demeurée en réalité imparfaite. Sans doute nous pourrions alléguer après d’autres que, justement parce que le Bouddha savait tout, il n’a jamais trouvé le temps de tout dire. Lui-même aurait pris soin d’en avertir ses disciples : au cours d’un de leurs entretiens journaliers il a une fois ramassé sur le sol quelques-unes des feuilles tombées de l’arbre qui les abritait et il leur a demandé quelles étaient les plus nombreuses de celles qu’il tenait dans sa main ou de celles qui formaient une épaisse frondaison au-dessus de leur tête[45] : de même a-t-il découvert plus de choses qu’il n’en a énoncées. Mais cette excuse serait vite rejetée comme inacceptable : car nul n’ignore que le Bienheureux n’était pas de ces maîtres qui gardent jalousement la main fermée sur une partie des vérités qu’ils détiennent et refusent à leurs auditeurs le fond dernier de leur pensée[46]. Comment dès lors expliquer qu’il n’ait jamais consenti à rien enseigner de précis non seulement sur les origines, mais (complication plus grave encore) sur les fins dernières de l’homme ? Ce n’est pourtant pas faute que des questions directes ne lui aient été posées par des gens dont les textes nous ont transmis les noms. Tantôt c’est l’ascète hétérodoxe Vacchagotta, tantôt un de ses propres moines, appelé le Fils-de-Mâlounkyâ, qui l’interroge ; et les problèmes, que chacun d’eux lui pose en termes identiques, manquent d’autant moins d’intérêt qu’on en discute toujours : « Le monde extérieur est-il réel ou non ? Est-il éternel ou non éternel ? Est-il fini ou infini ? Le corps et l’âme sont-ils choses identiques ou distinctes ? Le moi personnel est-il ou n’est-il pas immortel ? Les saints, à commencer par le Maître lui-même, continuent-ils ou non à vivre après la mort ? En d’autres termes, le Nirvâna, qui est le but final auquel aspirent tous les êtres s’ils sont sages, doit-il être défini comme Béatitude éternelle ou comme Néant absolu[47] ? »… À cette question capitale ainsi qu’à toutes les autres le Bouddha se refuse à répondre par oui ou par non. Et peut-être penserez-vous avec le moine curieux que ce silence systématique ne vous plaît pas et que, faute d’une réponse nette, il ne reste plus qu’à jeter le froc aux orties et la dogmatique bouddhique au rebut. Que ce soit de la part du Prédestiné incompétence réelle ou abstention volontaire, force est en tout cas d’admettre les funestes conséquences de son mutisme obstiné. Les problèmes qu’il n’a pas expressément résolus sont restés par là même livrés aux discussions des théologiens, tant anciens que modernes, et ils leur ont donné tour à tour les solutions les plus contradictoires. Pour ne prendre qu’un exemple, tantôt selon les sectes bouddhiques, le Samsâra et son antithèse le Nirvâna ont été déclarés tous les deux soit réels soit irréels, et tantôt celui-ci réel ou irréel et non pas celui-là. Les exégètes européens n’ont pas manqué de reprendre à leur compte ces controverses d’autant plus passionnées qu’elles sont sans issue. Les uns ont jugé, d’accord avec les brahmanes, que le bouddhisme menait droit au plus pessimistique des nihilismes ; d’autres ont plaidé pour y retrouver bon gré mal gré des croyances qui leur étaient chères et qu’ils estimaient indispensables à la contexture de toute religion ; et pour comble certains d’entre eux n’ont pas craint d’imprimer que si le Bouddha n’avait rien répondu à ses questionneurs, c’est qu’il ne savait que répondre[48] !

En présence d’une telle confusion d’opinions inconciliables, et toutes autorisées, notre embarras devrait être extrême : mais il est des grâces d’état pour les simples d’esprit, et nous sortirons sans difficulté de l’inextricable imbroglio créé par des siècles de controverses scolastiques à la seule condition d’écouter docilement la voix de la tradition ancienne. Du même coup nous dispenserons les lecteurs de bonne foi de se perdre dans l’épineux fourré des polémiques et nous ne refuserons pas aux bouddhistes les apaisements qu’ils peuvent raisonnablement espérer. À ceux-ci nous concéderons que si le Bouddha n’a pas tout su, il a du moins pu avoir et donner l’impression qu’il savait tout le nécessaire, puisqu’il a discerné à la fois ce qu’il importait de connaître et ce qu’il était indifférent d’ignorer. Avec ceux-là nous admettrons que, comme en toute circonstance, il s’est conduit sur ce point en parfait honnête homme et qu’en fait il a répondu avec autant de sincérité que de clarté. Pas d’ombre chez lui de charlatanisme. Ainsi que le lui déclare sans ambages le Fils-de-Mâlounkyâ : « Quand on ignore quelque chose, on doit l’avouer. » Tel est bien le parti qu’a pris le Bienheureux ; et, étant donnée sa coutume de se rendre à l’évidence des faits, il ne pouvait en prendre d’autre. Lui aussi a vu que la vie humaine n’est qu’une fugitive lueur entre deux noirs mystères. Rappelez-vous l’oiseau du poème nordique qui, jaillissant de la nuit, traverse à tire-d’aile la salle éclairée du festin et disparaît par la porte opposée dans les ténèbres extérieures. La comparaison indienne n’est pas moins parlante : la roue de la noria n’émerge un instant du puits que pour s’y enfoncer à nouveau, et nous ne sortons de l’invisible passé que pour être replongés dans l’imprévisible avenir : « Insaisissables dans leur commencement, perceptibles seulement au milieu de leur carrière, êtres et choses nous échappent de nouveau dans leur fin : à quoi servirait de s’en plaindre[49] ? » Ainsi parle la Bhagavad-Gîtâ, en écho aux textes bouddhiques ; et en effet dans un monde incréé par définition, et qui ne subsiste qu’en se reproduisant sans cesse, toute tentative pour découvrir « la limite antérieure ou postérieure[50] » de n’importe quel phénomène est d’avance vouée à l’échec. Autant vaudrait, dit de son côté le Milinda-pañha, essayer de déterminer qui a pris originairement l’initiative, de la plante ou de la graine, de la poule ou de l’œuf[51] ; autant chercher le point où commence la ligne continue d’un cercle. Le Prédestiné n’écarte pas seulement ces spéculations comme oiseuses, il les réprouve comme pernicieuses et faisant obstacle à la seule affaire urgente de l’homme, à savoir sa « libération ». Rien de moins ambigu sur ce point que la parabole par laquelle il calme les prurits métaphysiques du Fils-de-Mâlounkyâ, aussi dangereux pour son salut que pourraient l’être des évocations libidineuses. Après l’avoir forcé à avouer qu’il ne lui a jamais promis aucune révélation sur les points visés par son interrogatoire, il lui fait comprendre ce que ce dernier a de déplacé. Entré en religion pour se guérir du mal de l’existence, il se conduit comme un homme blessé d’une flèche empoisonnée et à qui sa famille et ses amis auraient procuré un habile chirurgien, mais qui refuserait de se laisser soigner avant de savoir la caste, le nom, la taille, le teint, le domicile de son agresseur, et encore de quelle nature sont le bois de l’arc, les fibres de la corde, la hampe de la flèche, les plumes de l’empenne : il serait mort longtemps avant la fin de son enquête. Ainsi adviendrait-il du disciple qui, au lieu de courir au plus pressé, se perdrait en des préoccupations intempestives ; et c’est pourquoi, on nous le répète sans trêve, « le Bouddha n’a élucidé et enseigné que ce qui peut conduire à l’apaisement des passions, à la quiétude, à la sagesse, au Nirvâna ». Sa position est des plus nettes pour qui l’écoute. Jamais il n’a reconnu à la douleur une valeur éducative ni une vertu méritoire ; jamais il ne l’a acceptée comme une épreuve imposée par une volonté supérieure, ni ne lui a promis de bienheureuses compensations dans un monde meilleur. Il la prend comme elle vient, la tient pour le mal qu’elle est, et ne s’occupe que de trouver le moyen d’empêcher qu’elle ne revienne. Mais jamais non plus il ne s’est flatté d’en connaître la cause dernière, ni d’ailleurs celle d’aucun des éléments qui constituent notre représentation de l’univers ; jamais il ne s’est fait fort de la supprimer par grâce spéciale, au gré de sa volonté personnelle. Médecin des âmes, il n’est pas plus maître de distribuer d’office le bonheur à ses disciples que le médecin des corps de débiter par tranches la santé à ses clients. Non ; mais le premier d’entre les hommes il vient (vous l’avez lu) de découvrir la série des conditions qui engendrent et propagent inéluctablement la souffrance ; il ne lui reste plus (comme l’on va lire) qu’à tourner et retourner dans sa tête sa découverte pour en déduire où réside la racine du mal ; et dès lors (la Première prédication nous l’apprendra bientôt) il se sentira en mesure de prescrire un régime approprié d’hygiène morale, lequel, grâce à des observances « correctes » — l’acquisition du Nirvâna allant de pair avec celle de la sainteté — apportera graduellement aux misérables mortels la guérison de leur misère : que peuvent-ils souhaiter de mieux ?

La troisième veille (suite et fin). — Ainsi remis dans l’ambiance du bouddhisme primitif, nous pouvons à présent reprendre le fil de notre lecture et suivre de bout en bout le cheminement de la pensée du Bodhisattva. Nous disons bien « cheminement », car à aucun moment il ne prétend construire un raisonnement rigoureux et déduire causativement les unes des autres une suite de notions abstraites et dûment analysées : la logique de son temps n’était pas encore parvenue à ce stade. Il va simplement son chemin en relevant l’une après l’autre les grandes étapes de la route, marquées chacune par la rencontre d’un fait nouveau, physiologique, psychique ou mixte, peu lui chaut, pourvu que ce soit un fait d’expérience universelle et constante ; et ainsi, pas à pas, il avance jusqu’au moment où, n’y voyant plus pour se conduire, il est bien forcé de s’arrêter. Mais s’il ne peut pousser plus avant son enquête, il lui est loisible d’en vérifier en sens inverse les résultats : car le propre d’une route, une fois qu’elle est frayée, est de permettre d’aller et de revenir à son gré. C’est ce qui fait que la formule peut être dévidée dans les deux directions, « dans le sens du poil et à contre-poil[52] ». Bien entendu les constatations de fait qui jalonnent la voie ainsi ouverte resteront les mêmes et se présenteront dans un ordre invariable, au retour comme à l’aller ; mais la perspective sera forcément changée et, avec elle, le point de vue du marcheur. Remonter de la douleur à travers toutes les conditions qui la provoquent jusqu’à venir buter contre l’inconnaissabilité de son origine dernière, c’est procéder à une exploration qui vise avant tout à satisfaire la curiosité intellectuelle ; redescendre par la même filière de l’inconnaissable à la douleur, ce peut être agir en moraliste qui, dépistant la provenance du mal, en découvre le remède. Voilà justement ce qui ne va pas manquer d’être intuitivement révélé au Bodhisattva ; mais, pour abréger les monotones répétitions dont ne se lassaient ni les récitants bouddhistes ni leur auditoire, nous nous bornerons à résumer les variations qu’il exécute sur le thème ci-dessus reproduit in extenso :

a) Tout d’abord il reprend simplement, en ordre inverse, la suite des douze conditions : « C’est à l’occasion (ou en dépendance) de l’inconnaissabilité que se produisent prédispositions, — conscience, — personnalité, — sens, — contact, — sensation, — désir, — accouplement, — conception, — naissance, — vieillesse, mort, chagrin, tristesse, souffrance, détresse et désespoir : telle est « l’origine prochaine » de tout « ce grand agrégat de douleurs ».

b) Là-dessus une autre intuition lui vient, et il reprend à nouveau la série, mais cette fois sous une forme négative et d’abord en ordre ascendant : « En l’absence de quoi n’y a-t-il ni vieillesse ni mort ? Par la suppression de quoi y a-t-il suppression de la vieillesse et de la mort ? — C’est en l’absence de la naissance qu’il n’y a ni vieillesse ni mort ; et c’est par suite de la suppression de la naissance qu’il n’y a ni vieillesse ni mort… » De même « sans naissance pas de venue à l’existence », etc., et ainsi de suite jusqu’à « sans prédispositions, pas d’inconnaissabilité ». Tout cela n’est pas pure tautologie : car du même coup, après « l’origine prochaine » de chaque condition, il a appris à en connaître la « suppression ».

c) Pour mieux exprimer le contenu de cette donnée nouvelle, il repasse une fois de plus la formule sous sa forme négative, mais dans l’ordre descendant : « En l’absence de quoi n’y a-t-il pas de prédispositions ? Par suite de la suppression de quoi y a-t-il suppression des prédispositions ? — C’est en l’absence de l’inconnaissabilité qu’il ne se produit pas de prédispositions ; c’est par suite de la suppression de l’inconnaissabilité qu’il y a suppression des prédispositions »… et ainsi de suite, jusqu’à : « C’est par suite de la suppression de la naissance qu’l’y a suppression de la vieillesse, de la mort, du chagrin, de la tristesse, de la souffrance, de la détresse, du désespoir ; c’est ainsi qu’il y a suppression de tout ce grand agrégat de douleurs ». Cette fois encore il a fait un pas de plus : après l’origine prochaine, après la suppression de chaque condition, il a trouvé la « voie d’accès » à cette suppression.

d) Dès lors il ne lui reste plus qu’à proclamer pour son entière satisfaction le résumé de ses découvertes successives : « Et c’est, ainsi que chez le Bodhisattva, à force de rouler à fond dans son esprit ces conceptions inouïes jusqu’alors, la connaissance, l’œil, la science, l’intelligence, la sagesse, la sapience se produisirent, et il lui vint cette intuition : Moi que voici, en cet instant, je sais ce qui en est », et derechef il dévide la série des conditions jusqu’à la conclusion finale : « Voici la douleur, voici l’origine prochaine de la douleur, voici la suppression de la douleur, voici le chemin qui mène à la suppression de la douleur, tout cela je l’ai connu, tel que c’est[53]. Et c’est ainsi que dans la dernière veille de la nuit, à la pointe de l’aube, le Bodhisattva, grâce à sa sapience, — ayant embrassé d’un seul regard de sa pensée tout ce qu’un homme, un surhomme, un grand homme, un taureau des hommes, un lion des hommes, un héros des hommes, un champion des hommes, un lotus des hommes, un premier des hommes, un conducteur des hommes, etc., peut connaître, comprendre, atteindre, voir et se représenter clairement — s’illumina de la suprême et parfaite Illumination[54]. »

Le voici donc enfin, pour le salut du monde, parvenu au but ultime de ses cogitations comme de ses sacrifices et devenu cet être unique et sans pareil qu’est un Bouddha. Un cri de triomphe lui échappe ; le Lalita-vistara veut même que, daignant à titre exceptionnel exhiber ses pouvoirs magiques, il procède à un exercice de lévitation. À ce signe les dieux connaissent sa victoire et, s’empressant d’accourir, font pleuvoir sur lui tant et tant de fleurs célestes que la litière en monta jusqu’au genou ; après quoi chaque catégorie divine, à commencer par la plus élevée, vient par ordre hiérarchique lui tourner un compliment en vers : matière à tout un chapitre. Mais ceci à d’autres. La question qui se pose pour nous rend un son bien différent : y avait-il vraiment là de quoi tant crier au miracle ? Que le bouddhisme soit une grande religion et que la formule de « la Production en dépendance mutuelle » en soit le fondement dogmatique, nul n’en disconvient ; mais il faut bien avouer que, telle qu’on vient de la lire dans une traduction aussi littérale que possible, cette formule paraît à première vue d’une simplicité quasi enfantine. Répétons-le : ce n’est à aucun degré un raisonnement déduisant logiquement une série de concepts abstraits contenus les uns dans les autres ; ce n’est qu’une liste de constatations de fait, associées de façon aussi diverse que lâche par un certain lien de dépendance réciproque, et ne présentant de rigoureux que l’ordre dans lequel elles sont rangées. Assurément (et c’est ce que nous nous sommes attaché à faire ressortir ci-dessus) pour remonter de l’une à l’autre et en fixer la succession, il a fallu non seulement une force d’âme capable de regarder les faits en face, mais encore une élévation de pensée permettant de contempler de haut leur déroulement « ainsi que du sommet d’une montagne on voit les gens s’agiter dans la plaine » ; et, après tout, la possibilité de les faire passer et repasser dans les deux sens fournissait au Bodhisattva tous les éclaircissements jugés par lui nécessaires à ce qui fut, semble-t-il, son premier dessein, lequel n’allait qu’à diagnostiquer d’après le processus du mal la marche à suivre pour y porter remède. Il n’empêche que les exégêtes, tant asiatiques qu’européens, n’ont pu admettre que le Bodhisattva dans son insondable sagesse n’ait abouti qu’à aligner une suite de truismes.

Il est en effet trop évident à qui les récapitule que l’on ne mourrait pas si l’on n’était pas né ; que l’on ne naîtrait pas s’il n’existait déjà un couple et qui s’accouple ; qu’encore faut-il que le désir lui en vienne, et que celui-ci ne peut lui venir qu’à condition de percevoir ce qui en sera l’objet ; que la sensation, à son tour, suppose des sens, leur contact avec le monde extérieur et un organisme psycho-physique animé par un principe spirituel conscient, lequel sort, tout modelé à l’avance, d’un passé dont la connaissance nous échappe : tout cela se tient, et l’énoncé en est à la portée de toutes les intelligences : il ne s’agissait que de s’en aviser. Mais les scoliastes, persuadés comme les auteurs des vieilles Oupanishads que « les dieux n’aiment pas ce qui est clair », ont pris à tâche de l’obscurcir pour lui donner les apparences de la profondeur. Tout d’abord ils ont mis à profit la riche variété d’acceptions des termes sanskrits pour entendre sous chacun d’eux ce qui correspondait le mieux à leurs spéculations philosophiques ou à leurs scrupules de moralistes. Seules la naissance, la mort et la douleur, ces visiteuses trop familières de toutes les familles, n’ont pu être détournées de leur signification. Bhava, devenue la notion abstraite d’ « existence », reste en l’air. La « prise de possession » voit écarter son sens indécent de copulation pour prendre celui d’attachement aux choses de la vie. De même la soif ne désigne plus (proh pudor !) le désir sensuel, mais toute espèce de convoitise. La sensation recouvre à présent toute l’expérience sensible, etc. Enfin l’avidyâ, transformée en idée générale d’ « ignorance », tantôt signifie tout platement pour les prédicateurs de campagne l’ignorance des « Quatre nobles vérités » de la Première prédication, et tantôt finit par jouer au gré des métaphysiciens de collège un rôle cosmique analogue à celui de l’Illusion (Mâyâ) chez les Védantistes ou de l’Inconscient chez certains philosophes allemands. Ce n’est d’ailleurs pas sans plan préconçu que l’on torture ainsi la portée de chaque terme : le tout est d’établir bon gré mal gré entre eux une relation logique de cause à effet : et c’est ce qui fait que manuels et dictionnaires persistent à traduire pratîtya-samutpâda par « chaîne de causation » ou « série de causalité ». Désormais les douze conditions ne se présentent plus en simple dépendance mutuelle l’une de l’autre : elles sont censées s’engendrer l’une l’autre. Dernière complication et la plus déconcertante de toutes, au lieu de commencer comme le Maître par remonter empiriquement des résultats à leurs occasions, les exégètes entreprennent de descendre logiquement des causes aux effets ; et comme on peut sans crainte défier personne de rien comprendre à ces engendrements en série dans le cadre d’une seule existence, ils ont dû imaginer que la formule visait trois vies successives d’un individu donné. Déjà selon les sectes anciennes les nos 1 et 2 représentent la vie passée, les nos 3 à 10 se rapportent à la vie présente, les nos 11-12 introduisent la future renaissance. D’où cette interprétation nouvelle : I. L’ignorance (1) devient une sorte de Cause première, de l’obscurité de laquelle jaillissent les prédispositions (2), héritage du karma prénatal. — II. Celles-ci à leur tour produisent (dans l’embryon) l’éveil de la conscience (3), laquelle produit (dans le fœtus) l’individualité (4), laquelle produit (chez le nouveau-né) les sens (5), lesquels produisent (chez l’enfant) le contact (6), lequel produit (chez l’adolescent) la sensation (7). On remarquera que jusqu’ici nous n’avons vu défiler au cours de la vie présente que des effets du passé : voici que les nos suivants vont recommencer à agir comme causes pour préparer l’avenir. La sensation provoque en effet (chez le jeune homme) le désir (8), qui produit (chez l’adulte) l’attachement aux choses de ce monde (9), lequel jette (l’homme fait) dans les diverses activités de l’existence (10). — III. C’est le karma accumulé par ces activités qui produit à son tour la (nouvelle) naissance (11), laquelle produit la vieillesse et la mort (12). Bref, à coup de parenthèses on finit par prêter un sens à la formule prise à rebours, et même à en rejoindre tant bien que mal les deux bouts, ainsi qu’il sied pour rétablir le cycle perpétuel de la Roue ; et les sectes mahâyâniques inventeront entre les divers chaînons des combinaisons encore plus subtiles[55].

Ainsi les disciples dénaturent parfois, sous prétexte de les approfondir, les enseignements qu’ils ont reçus. Nous ne nous serions pas attardés à montrer comment ces ratiocinations scolastiques compliquent indûment la simplicité primitive de la formule si elles ne risquaient d’obnubiler à nos yeux ses plus importantes conséquences et de nous faire oublier comment son inventeur a immédiatement greffé sur sa vision pragmatique de l’origine de la douleur humaine sa conception métaphysique de l’univers. Philosophe autant que poète, Açvaghosha a mieux que personne restitué dans sa plénitude la démarche de pensée de son Maître. Lui aussi veut que le Prédestiné ait commencé par contempler dans son esprit « comme dans un miroir sans tache » ce qu’il appelle comme nous « la ronde de la roue du monde », tournant sous l’instigation implacable du fouet du karma ; lui aussi le fait dévider la série des « occasions » qui, dans leur ordre invariable, épellent les étapes successives de toute destinée humaine ; mais il lui fait découvrir par la même occasion les trois qualifications caractéristiques de ce Devenir, qui ne connaît ni commencement ni achèvement, ni cause première ni cause finale, ni destination ni création. À la vue du tourbillon sans fin des renaissances, le futur Bouddha se sent dès l’abord envahir d’une immense compassion pour les souffrances qui affligent fatalement tous les êtres, en quelque catégorie qu’ils soient renés. Les damnés, comme chacun sait, subissent dans les enfers d’indicibles tortures. Qu’elles habitent la terre, les airs ou les eaux, les bêtes sauvages passent leur temps à se dévorer les unes les autres, tandis que les bêtes domestiques sont astreintes aux plus pénibles corvées ; et tout le règne animal — les Indiens disent « horizontal », par contraste avec l’homme, qui seul a su se dresser verticalement sur ses pieds et relever la tête — appréhende sans trêve d’être tué soit pour sa chair, soit pour sa peau, soit pour sa fourrure ou ses plumes, soit enfin par cruauté pure ou simple désœuvrement. Les Prêtas ou Larves (littér. Trépassés), ces sortes de revenants dotés d’un ventre énorme et d’une bouche aussi fine qu’un chas d’aiguille, ont beau fouiller les tas d’ordures, ils expient par une « faim et soif » lancinante et toujours inassouvie l’avarice dont naguère ils se sont montrés coutumiers. Quant aux humains, il n’est aucun d’entre eux qui tarde à éprouver combien il eut raison quand il a, comme ils font tous, pleuré de naître ; et enfin la hantise de la chute inévitable qui les guette à plus ou moins longue échéance empoisonne jusqu’aux célestes voluptés réservées aux dieux. N’oublions pas en effet que leurs jouissances mêmes épuisent peu à peu le stock de mérites qui les leur a values ; et l’on pourrait soutenir sans paradoxe que leur horizon est plus sombre que celui des damnés qui, épongeant par leurs supplices leurs fautes passées, se ménagent un meilleur avenir. Ainsi donc aucun espoir de bonheur pour personne en aucune région de l’univers ; nulle part aucun point fixe auquel se raccrocher dans l’universelle dérive ; rien d’absolu ici-bas, pas même la certitude de mourir, puisque non moins sûrement il faudra renaître. Mais dès lors comment ne pas s’apercevoir que la raison essentielle de la souffrance — tout comme l’unique chance de son abolition — gît justement dans cette perpétuelle instabilité des choses qui n’apparaissent que pour disparaître et qui, du fait même de leur production, sont d’avance condamnées à être détruites, quitte à se reconstituer à nouveau pour tomber en ruines l’instant d’après ? Et comment s’expliquer à son tour le caractère éphémère de tout ce qui « devient », en nous comme autour de nous, sinon par le fait que sous le jeu fuyant des apparences ne se cache aucun principe immuable et substantiel, bref que les manifestations phénoménales ne recouvrent, quoi qu’en disent les brahmanes, pas plus chez le sujet que dans l’objet, aucune réalité en soi, pas plus spirituelle que matérielle ? Ainsi l’œil divin du Bodhisattva constate que le cycle douloureux des existences est dépourvu de toute consistance comme de tout « support », tel le tronc herbacé du bananier au cœur duquel on chercherait en vain une tige tant soit peu durable et solide. Et l’on n’en comprend que mieux pourquoi, placé comme nous tous devant l’énigme que lui propose le monde, il refuse de perdre son temps à tenter de percer le mystère de ses origines et de ses fins dernières : il lui suffit d’en avoir perçu la douloureuse inanité. Insubstantialité foncière de tout ce qu’il nous faut bien appeler, faute d’un terme adéquat, les éléments composants des formations internes ou externes ; incurable impermanence de toutes les combinaisons que ces fugaces facteurs composent en dépendance les uns des autres ; pitoyable unanimité des êtres dans la souffrance : telles sont les trois évidences expérimentales qui, se dégageant du spectacle de la vie, se sont imposées de concert à l’intelligence pénétrante du Bodhisattva. Elles resteront, ainsi que nous verrons bientôt, les trois idées directrices de sa doctrine et l’inépuisable thème de tous ses discours. Ceux-là d’entre ses biographes ont bien vu qui ont reconnu que la Formule des douze occasions, en dépit de sa visible ingénuité, contenait en germe toute la Bonne-Loi et ont fait dater de son invention l’éveil de la parfaite Clairvoyance[56].

Le lieu de la Bodhi. — Nous avons tâché de démêler la curieuse mixture de vérité psychologique et d’arrangement doctrinal, de vivants souvenirs et de poétiques fictions qu’ont élaborée les bouddhistes en prétendant retracer les phases de la quête et de la conquête de l’Illumination par le surhomme dont ils ont fini par faire un super-dieu. Comme l’Abhisambodhana marque le point culminant de la carrière du Bouddha et représente le plus sensationnel de ses quatre Grands miracles, il s’ensuit que le petit village d’Ourel et, plus précisément, le site dit de « Bodh-Gayâ[57] », qui en fut indubitablement le théâtre, demeure pour ses centaines de millions de zélateurs la plus sainte de leurs places saintes. Ironiques hasards de l’histoire : eux non plus ne possèdent pas le lieu le plus sacré à leurs yeux. Les Musulmans ont passé là : dans les dernières années du xiie siècle, toujours pleins d’une rémunératrice horreur de l’idolâtrie, ils ont saccagé et pillé le Magadha, mettant tout à feu et à sang ; et, en dévastant le pays des sanctuaires bouddhiques (vihâra), ils ont réussi du même coup à lui imposer son nouveau nom de Bihâr et à en extirper le bouddhisme. La rizière désertée retourna à la djangle ; c’est seulement au cours du xviiie siècle qu’un religieux hindou, appartenant à une secte vishnouïte (d’ailleurs vêtue de la même couleur jaune que les bonzes) s’installa dans cette brousse, se fit octroyer par un petit râdja local une large donation de terre, et fonda un math — entendez un grand établissement moitié couvent, moitié exploitation agricole, lequel est toujours en pleine prospérité. Avec l’avènement de la paix anglaise et la facilité croissante des communications, les pèlerins bouddhistes rapprirent peu à peu le chemin longtemps délaissé de l’arbre de la Bodhi. En 1874 le roi de Birmanie, alors souverain indépendant, reprenant une tradition interrompue depuis le xie siècle, fit même exécuter quelques réparations dans le grand temple à demi ruiné. Se piquant d’honneur le Service archéologique de l’Inde entreprit l’exploration du site. On exhuma le « trône-de-diamant », on redressa en partie l’antique balustrade ; on remit au jour quantité de petits stoupa votifs qui se pressaient, comme tombes dans un cimetière, autour du sanctuaire principal ; on restaura même ce dernier et on le badigeonna de jaune, pour lui donner plus de couleur locale ; on rétablit sur l’autel une ancienne statue découverte dans les fouilles et qui, comme la miraculeuse idole de jadis, représentait le Bouddha dans le geste de toucher la terre pour la prendre à témoin ; bref on y dépensa, dit-on, deux lakhs de roupies (soit environ 350 000 francs or) ; après quoi l’on se demanda ce qu’on allait en faire.

Or, dans l’intervalle, grâce à la diffusion par les collèges universitaires des connaissances historiques, une association néo-bouddhique s’était constituée à Calcutta sous le nom de Mahâbodhi Society et avait conçu l’ingénieuse idée de s’approprier le temple remis à neuf. Rien d’ailleurs de plus équitable en théorie que de voir ce dernier revenir aux bouddhistes. Mais de leur côté les pèlerins recommençaient à affluer, les mains pleines d’offrandes. De Birmanie notamment ils apportaient nombre de petits arbres en filigrane d’or dont les rameaux étaient chargés de feuilles en pierres précieuses. Le mahant ou supérieur du couvent — un fort bel homme, mais fort ignorant — qui tout naturellement s’emparait de ces ex-voto pour mieux en assurer la conservation, avait eu le temps de découvrir que le temple était, tout comme autrefois, une excellente source de revenus ; et lui, qui s’en serait défait pour rien avant la restauration, revendiqua ses droits de propriétaire foncier. En vue de les renforcer encore, il fit rendre un semblant de culte à la statue de la cella par un brahmane à ses gages ; et, profitant habilement du fait que le Bouddha a été parfois compté comme l’un des avatars de Vishnou, il fit même peindre au front de l’idole, qui n’en pouvait mais, la marque sectaire des vishnouïtes. Lui intenter un procès au civil, on n’y pouvait songer, car il était fort d’une prescription séculaire. On inventa donc une combinaison assez machiavélique. Un des émissaires de la Mahâbodhi Society, envoyé au Japon, en avait rapporté une statue destinée par ses donateurs à être installée dans le temple. On décida de l’y introduire de façon aussi cérémonieuse que clandestine, sans prendre l’avis du propriétaire, et d’abord on y réussit par surprise. Mais les nombreux journaliers employés par le couvent accoururent, on échangea quelques horions, et la statue japonaise fut expulsée de vive force. La Société, qui n’en demandait pas davantage, déposa aussitôt une plainte au criminel contre le Mahant pour avoir fait obstacle par la violence à l’exercice d’un culte légal. Le procès épuisa toutes les juridictions. Le Sessions Judge de Gayâ, jugeant en équité, donna gain de cause aux bouddhistes ; mais le Mahant en appela à la Haute Cour de Calcutta (le Bihâr dépendait alors du Bengale[58]), et celle-ci, présidée par un juge hindou, conclut finalement en sa faveur. Tout ce qu’obtinrent les bouddhistes, ce fut le droit d’exercer leur culte dans le temple qui restait la propriété de la Communauté vishnouïte. Les bons pèlerins tibétains en profitaient pour y commettre de la meilleure foi du monde d’épouvantables sacrilèges. C’est ainsi qu’ils déposaient sur l’autel d’impurs biscuits de fabrication européenne ou encore — alors qu’une lampe de sanctuaire ne peut être nourrie que d’huile végétale ou de beurre fondu — qu’ils allumaient devant l’image (horresco referens) des chandelles de suif. Quant à la statue japonaise, elle avait trouvé un abri sous un édicule construit à son intention, et elle y était gardée par deux moines singhalais ; mais ni eux ni personne ne se souvenait que du temps de Hiuan-tsang le principal couvent de l’endroit était une fondation du roi de Ceylan, et ils se plaignaient avec amertume des avares aumônes des villageois. Tout ce que nous venons de dire se passait dans les dernières années du siècle dernier et bien des choses ont changé depuis lors ; mais sûrement de pieux visiteurs venus de haute et basse Asie continuent et continueront longtemps encore à accourir, plus nombreux que jamais, pour vénérer le berceau de leurs croyances, tandis qu’à deux pas d’eux, sur une plate-forme de pierre entourant le pied d’un arbre voisin de celui de la Bodhi, les pèlerins hindous de Gayâ se croiront toujours tenus de venir, après un bain rituel dans la Naïrañjanâ, célébrer un sacrifice funèbre[59] en l’honneur des mânes de leurs ancêtres : car l’homo sapiens est un animal religieux. Les prétendus incrédules ne font que changer de foi et les soi-disant libres penseurs de mystique.


  1. Rhys Davids, Buddhism p. 37. — La comparaison avec l’Arbre-de-la-Science de la Genèse serait encore plus tirée par les cheveux ; remarquons toutefois qu’au Moyen âge cet arbre était censé avoir fourni le bois de la Croix, si bien qu’après le fruit défendu il aurait également porté l’hostie du rachat de la faute originelle.
  2. Les titres skt des six chapitres sont, dans l’ordre : Bodhimaṇḍagamana, Bodhimaṇḍa-vyûha, Mâra-dharshaṇa, Abhisambodhana, Saṃstava, Trapusha-Bhallika.
  3. MVU II p. 411. — La substitution de l’ « Offrande des Quatre bols » (supra p. 187) n’a pas recueilli le même universel succès. — Sur une suite de bas-relief de marbre décorant un stûpa voisin de Pékin nous avons même constaté que l’Attaque de l’armée de Mâra était placée après la représentation symbolique de la Sambodhi.
  4. En skt itihâsa et purâṇa.
  5. En skt açvattha ou pippala.
  6. Le récit du DA p. 397 s. est déjà traduit dans IHBI p. 393 s. et figuré à Sañchi, pl. 18. — Sur le temple hypèthre dont Açoka entoura le Bodhi-drûma cf. Sâñchi pl. 51 a et Barhut pl. 13 (ou 30, 3) et 31, 3. — Fa-hien B p. 73 attribue au rejeton singhalais 220 pieds de hauteur. — Sur le Vajra-âsana « Siège du diamant ou du foudre » et sa Gandha-kuṭî, v. l’ouvrage que leur a consacré Cunningham, Mahâbodhi, pl. 11-17.
  7. V. ibid. pl. 17. — Les monuments funéraires des soi-disant yogin que sont les mahant du couvent reçoivent en hindi le même nom que leurs exercices de « concentration » mentale (samâdhi).
  8. Sur ces deux incidents renvoyons à AgbG I p. 383 et fig. 194-8 et notons une fois pour toutes que dans son Mahâbodhi p. 34 s. Cunningham a cru pouvoir localiser la plupart des nombreux monuments signalés par Hiuan-tsang sur le site de Bodh-Gayâ.
  9. Le texte tiré du LV p. 285 s. use pour désigner le Buddha de l’appellation Jina, « vainqueur » qu’a depuis monopolisée la secte des Jainas ou Jinistes. — A-mṛtam, en style bouddhique ne peut se traduire par « immortalité » : le terme ne saurait désigner que l’absence de re-mort par arrêt total de vie.
  10. L’herbe kuça de la famille des graminées est une sorte de pâturin dont le nom scientifique Poa cynosuroïdès est dû à son efflorescence en forme de « queue de chien ».
  11. Par ex. Mahâbhârata xi, 5 et E. Kuhn, Festgruss an O. von Böhtlingk (Stuttgart, 18883) p. 68 ; pour une représentation indienne de cet apologue v. J. Ph. Vogel, The man in the well dans Rev. des Arts asiat. t. XI, fasc. 3, 1937, p. 199 s.
  12. En pâli Anicca, Dukkha, Anattâ : pour une trad. d’un passage topique de l’Anguttara-nikâya v. BT p. xiv.
  13. Maeterlinck, La Vie des abeilles, ch. iii § 24.
  14. « Car la Création est une grande roue », dit V. Hugo et le BC xiv 5 dit : « Le monde tourne comme une roue ».
  15. Cf. Ṛg-Veda, x, 129.
  16. C’est exactement ce que dit la st. XIII 2 du BC.
  17. Bṛhad-âraṇyaka-upanishad I 4, 10.
  18. Cf. supra la note à p. 30, 17 ; au sujet de l’empire de Mâra sur le Kâma-dhâtu, v. Przyluski dans JA 1927 p. 115.
  19. Cf. supra p. 229.
  20. LV p. 261 l. 12 et SN III 2, 3.
  21. E. Windisch, Mâra und Buddha a traduit (p. 87 s.) deux recueils de ces récits stéréotypés de tentations, le Mâra-samyutta (35 contes) et le Bhikkhuni-samyutta (10 contes) et tenté de déterminer (p. 213 s.) le développement chronologique de la légende de Mâra.
  22. Videvdât XIX 5-9 trad. dans W. Jackson, Avestan Reader, p. 47 ; NK p. 63 ; Luc IV 1-13 (cf. Mathieu IV 1-11). Cf. le commentaire de Windisch, loc. laud. p. 214 s.
  23. Supra p. 32 s. ; mais v. p. 271 et cf. B Ph p. 167.
  24. Le récit de la conversion de Mâra par Upagupta (DA p. 357 s.) a été traduit par Windisch p. 163 s. Cf. SA no 54 et BÉFEO IV 1904, p. 414 s.
  25. V. par ex. au début du ch. XVIII du LV la réédition d’une scène de tentation et cf. la note à p. 154, 19.
  26. V. AgbG fig. 201-4 et B. Budur fig. 94 pour l’assaut de Mâra (skt Mâra-dharshaṇa).
  27. LV p. 262 l. 14, et SN III 2, 12-14.
  28. MVU II p. 269 s.
  29. NK p. 78 (le geste est placé avant la deuxième tentative de séduction des filles de Mâra contée supra p. 183).
  30. LV p. 318 ; MVU p. 340 ; NK p. 73.
  31. Cf. Fournereau, Le Siam Ancien I pl. 30 et AgbG fig. 200 et 205.
  32. Tel par ex. que le Kâma-sûtra de Vâtsyâyana. Les filles de Mâra, dites apsaras ou « nymphes célestes » par les textes, n’apparaissent qu’assez tardivement sur les images : v. AgbG fig. 506-8 et 209 ; Ajaṇṭâ cave I ; B. Budur fig. 93. — Au deuxième de leurs trois noms traditionnels Rati (ou Râga), Arati et Tṛshṇâ le BC XIV 3 substitue Prîti « Allégresse », qui paraît mieux en situation.
  33. Le BC xiv 8 dit « un miroir sans tache ».
  34. DA p. 300 et cf. note à p. 24 et figure.
  35. Skt Râga, Dvesha, Moha.
  36. Le terme cyuti « chute » (de la racine cyu « tomber ») qui originairement n’a pu s’entendre que des dieux, seuls susceptibles de « déchoir », est devenu le terme courant pour passer d’une gati, même inférieure, à une autre.
  37. La comparaison avec le ghaṭî-yantra ou noria est dans le DA p. 300 l. 17.
  38. La citation est de la Kaṭhopanishad I 6.
  39. Le LV consacre tout son ch. xx au Bodhi-maṇḍa-vyûha.
  40. BC (chant XIV) compte quatre veilles et intervertit par rapport au LV l’emploi des deux premières.
  41. Pratîtya-samutpâda ne signifie rien de plus que « Production (ou Génération) en dépendance (connexion ou relation) mutuelle ». De même le sens propre de nidâna est « occasion », c’est-à-dire l’ensemble de circonstances qui président à l’origine d’un fait quelconque, tel par ex. qu’un sermon du Bouddha. Dans les textes médicaux, nous fait remarquer le Dr J. Filliozat, le nidâna « n’est pas la cause réelle de la maladie, laquelle nous échappe ; c’est l’occasion en laquelle elle se produit, occasion que toute la médecine tend à empêcher de se produire » (Cf. supra, p. 221). Enfin pratyaya signifie simplement « support » ou « moyen ». L’idée de causalité est latente dans ces expressions, mais nulle part clairement exprimée.
  42. Les noms skt des 12 nidâna sont jarâ-mâraṇa, jâti, bhava, upadâṇa, tṛṣṇa, vedaṇâ, sparça, shaḍ-âyatana, nâma-rûpa, vijñâna, saṃskâra et avidyâ. Sur leur figuration tant à Ajaṇtâ que sur les peintures tibétaines et sino-japonaises, v. L. A. Waddell Lamaism p. 105 s., Rhys Davids, Buddhism (American Lectures) p. 155 s. et J. Przyluski dans JA oct.-déc. 1920 p. 313 s. La symbolisation du no 8 par des ouvertures béantes n’est pas sans rapport avec l’étymologie populaire d’âyatana = âyaṃ tanoti : il tend l’entrée ; comme le mot a fini par désigner, en même temps que les six sens, leurs six objets (couleurs et formes, sons, touchers, odeurs, saveurs et représentations) nous l’avons traduit par « cadre ». Le bateau sur l’Océan du no 9 avec son passager paraît inspiré par la métaphore de la traversée de la « mer des sensations » longuement développée dans le Samyutta-nikâya IV p. 157 (cf. Oldenberg p. 205), et se trouve déjà dans BC xiv 75 (cf. LV p. 216 l. 2 ; 361 l. 5 ; 374 l. 18 etc.). De même le singe du no 10 ne doit pas être sans rapport avec celui auquel le même recueil (II p. 94 ; cf. Oldenberg p. 293) compare justement la volage conscience.
  43. Il convient de rappeler que dans le Yoga l’avidyâ (no 12) est aussi appelée netrî, « la conductrice », mais la question est ici des plus compliquées (v. Przyluski loc. laud. p. 329)
  44. Le nom skt. du Fatum est Adṛshṭam. L’interprétation ici offerte de l’avidyâ est sujette à caution du fait que ce nidâna ne figure pas dans des listes anciennes. Le BC (xiv 72-6), le Mahâpadâna-sutta (Dial. II p. 26) et le Mahânidâna-sutta (ibid. p. 51-2) ne remontent pas au delà du no 10 (ce dernier omet également le no 8), et chez eux « conscience » et « personnalité » s’étayent l’une sur l’autre. Sur ces flottements v. É. Senart, À propos de la théorie bouddhique des douze nidâna dans Mélanges Ch. de Harlez p. 281 s. ; J. Przyluski, loc. laud. p. 327 et P. Demiéville, Les versions chinoises du Milinda panha dans BEFEO XXIV 1924 § 64-5 et 67. Nous avons cru toutefois devoir nous en tenir ici à l’énumération habituelle : et, en tout cas nous pensons que la démarche initiale de la pensée du Buddha fut de remonter de la constatation de la douleur à ses origines de plus en plus lointaines : c’est en ce sens que les douze conditions s’enchaînent de la façon la plus cohérente ainsi que les exégètes modernes énumérés à la note de la p. 174, 9 ont dû en convenir.
  45. Pour la parabole des feuilles de çinçapâ (Dalbergia sisu) v. Saṃyutta-nikâya V p. 437 (trad. dans Oldenberg p. 229).
  46. Lui-même l’a déclaré aux approches de la mort, v. infra la note à la p. 3022.
  47. Majjhima-nikâya no 63 (I p. 426) et 72 (IV p. 400), trad. dans Oldenberg p. 300 s. et BT p. 117 s.
  48. Cf. Oldenberg p. 306 s. ; Th. Stcherbatsky, The Conception of Buddhist Nirvâṇa (Leningrad 1927) p. 27 et (p. 20 s.) son âpre critique de L. de la Vallée Poussin Nirvâṇa (Paris 1925) ; A. B. Keith Buddhist Philosophy in India and Ceylon (Oxford 1023) etc.
  49. Bhagavad-gîtâ II 28.
  50. En pâli saṃsârassa purimâ (ou pacchimâ) koṭi na paññayati.
  51. Milinda-pañha éd. Trenckner p. 50-1 ; trad. L. Finot p. 94.
  52. Anu-loma ou prati-loma.
  53. Après le duḥkha il a connu successivement son samudaya, son nirodha et enfin la pratipad : c’est là déjà en germe les quatre Vérités de la première prédication (cf. supra p. 201).
  54. LV p. 350 et MVU II p. 284, à peu près dans les mêmes termes.
  55. V. pour les sectes bouddhiques BPh p. 172 s., et pour les exégètes modernes P. Oltramare, La formule bouddhique des douze causes (Jubilé de l’Un. de Genève 1900) ; L. de la Vallée Poussin, Théorie des douze causes dans Bouddhisme, Études et matériaux (40e fasc. de l’Un. de Gand 1913) ; P. Masson-Oursel, Essai d’interprétation de la théorie bouddhique des douze conditions, etc. On notera l’embarras d’Oldenberg (p. 267) à propos de bhava ; cf. Stcherbatsky, Central Conception of Buddhism p. 106.
  56. C’est à tort que le MVA I 4 et l’ANS p. 235 placent l’acquisition de la Formule des douze occasions conditionnées après la Sambodhi : la question est discutée en détail par E. Tuneld, Recherches sur la valeur des traditions bouddhiques pâlie et non-pâlie (Lund 1915) p. 54 s.
  57. Et non Buddha-Gayâ, comme l’a écrit Râjendralâl Mitra : il faut entendre le site de la Bodhi près de la ville sainte hindoue de Gayâ. Al. Cunningham a adopté comme titre de son rapport Mahâbodhi.
  58. La constitution de la province de Bihâr et Orissa date de 1911.
  59. Il s’agit de la cérémonie dite çrâddha.