La Vie du Bouddha (Foucher)/Chapitre VII

Payot (p. 179-210).

CHAPITRE VII

LA PREMIÈRE PRÉDICATION

L’Illumination s’est faite dans l’esprit du Bodhisattva en même temps que le jour se levait au firmament ; et, par un rare privilège — dont, nous assure-t-on, nous ne saurions assez remercier le destin — notre âge du monde a vu un Bouddha éclore, le terme de son évolution multimillénaire étant échu de notre temps. Mais ne faisons pas comme les dieux et ne nous hâtons pas trop de crier victoire : car nous sommes encore censés ignorer quelle espèce de Bouddha nous est née. N’oublions pas qu’il en est de deux sortes : il y a ceux qui conservent jalousement par devers eux leurs intuitions salvatrices et qui, selon le mot qu’on prête à Fontenelle, ayant la main pleine de vérités, se gardent de l’ouvrir ; il y a au contraire ceux qui se font un devoir de révéler à tous les êtres le secret qu’ils ont découvert et de les guider sur le chemin nouvellement frayé de la délivrance. Il y a ceux qui se taisent et ceux qui prêchent, les égoïstes et les altruistes, les individualistes et les universalistes, en termes techniques les Pratyêka-Bouddha et les Samyak-Sambouddha. Il ne paraît pas difficile de deviner pourquoi les docteurs bouddhiques avaient institué cette division de leurs sages supérieurs en deux classes séparées. Il fallait bien que dans leur système il y eût une place réservée aux vénérables rishis de la légende traditionnelle, de même que le paradis chrétien se devait de s’ouvrir aux anciens patriarches bibliques apparus en ce monde avant la venue du Christ. Mais comme ils éprouvaient en même temps l’impérieux besoin d’établir sans conteste la supériorité et l’unicité de leur Maître, ils y avaient pourvu par un autre dogme. C’est une règle que dès qu’est annoncée la prochaine apparition d’un Bouddha parfait, tous les Bouddhas imparfaits doivent disparaître et entrer sans plus tarder dans le Nirvâna. Aussi nous conte-t-on que, dès avant la descente du Bodhisattva sur la terre, des dieux déguisés en brahmanes parcouraient l’Inde en exhortant les Pratyêka-Bouddha à laisser la place libre au futur Çâkya-mouni : « Videz les lieux, leur disaient-ils, car dans douze ans le Bodhisattva entrera dans le sein de sa mère[1]… » et les sages solitaires ne se le faisaient pas répéter deux fois. Il faut d’ailleurs reconnaître qu’on leur laissait tout le temps de prendre leurs dispositions dernières. Le terrain ainsi « vidé » devant le Maître, la situation s’en trouvait considérablement éclaircie. Il n’y avait plus désormais au monde qu’un seul détenteur de la vérité. Quant aux penseurs qui restent, ou bien ils sont sur le chemin du vrai et, convertis, ils compteront parmi les grands disciples ; ou bien ils se dresseront en adversaires contre la Bonne-Loi, et alors ce seront des hérétiques et ils seront confondus.

Tout a été ainsi prévu et organisé d’avance : pourquoi faut-il que cette belle ordonnance nous jette dans une série de contradictions ? On veut que les dieux et nous ne sachions pas à quoi nous en tenir sur la catégorie où nous devrons finalement ranger notre Çâkya-mouni ; mais si cette irrévérencieuse incertitude avait pu naître dans les esprits, il y a longtemps qu’elle serait dissipée. Nul n’ignore déjà que notre Bouddha est tout ce qui se fait de mieux en ce genre. Les divinités qui ont annoncé son avènement et célébré son triomphe ne peuvent qu’en être persuadées, et les plus incrédules d’entre nous en tombent d’autant plus aisément d’accord que, seul personnage historique, il est le modèle de tous ceux qu’à son image on rétrospecte dans le passé ou anticipe dans l’avenir. D’où peut venir dans nos textes cette insistance, presque sacrilège qui ira jusqu’à prêter à l’intéressé lui-même sinon des doutes, du moins des hésitations sur son propre cas ? — Question de forme direz-vous, et vous aurez raison ; car la forme ne régente pas les théologiens moins rigoureusement que les juristes. Enregistrons donc qu’un parfait Bouddha n’administre la preuve péremptoire de sa perfection que du jour où il commence à prêcher sa doctrine (en termes indiens, « à faire tourner la Roue de sa loi »). Avant de déterminer la qualité de Çâkya-mouni il nous faut l’attendre à cette épreuve décisive : tout ce que nous pourrons auparavant dire ou penser sur son compte n’est en droit que pure supposition. — Nous le voulons bien ; mais qu’il nous soit permis d’avouer que ces raffinements de casuistique n’auraient pas l’ombre d’intérêt pour nous s’ils ne mettaient en valeur l’importance qu’avait prise aux yeux des bouddhistes le premier sermon prononcé par leur Maître : ils y voyaient le complément obligé de l’Illumination. Aussi le Lalita-vistara, bien qu’il ne veuille être que l’épopée du Bodhisattva, ne se sent autorisé à s’arrêter qu’après avoir mené la biographie de son héros jusqu’à cette manifestation suprême. Après la Nativité, après l’Illumination, avant l’Ultime trépas, la Première prédication prend ainsi, par ordre chronologique, le troisième rang parmi les quatre « Grands miracles », et le lieu sur lequel elle a été prononcée reste le troisième des quatre grands pèlerinages. Cela lui vaut bien les honneurs d’un chapitre particulier.

Les lendemains de l’Illumination. — Mais, de grâce, laissons d’abord un peu souffler le nouveau Bouddha. Voilà d’innombrables myriades de siècles qu’il est en route vers le but qu’il a enfin réussi à atteindre ; pendant six ans il vient encore de se livrer à des austérités inouïes, et quel suprême coup de collier ne lui ont pas coûté les dernières vingt-quatre heures ! Comme un homme parvenu sur le faîte de la plus haute cime, il a le droit de goûter en paix la joie de son ascension accomplie. C’est bien ainsi que l’entendait la tradition bouddhique ; pendant un laps de temps qui alla croissant et qui, vraisemblablement parti de sept jours, finit par être fixé à sept semaines[2], le Bienheureux est autorisé et même convié par elle à reprendre haleine et à jouir de sa félicité ; et jusqu’au bout de ces quarante-neuf jours il n’aura d’autre aliment que sa béatitude. On n’a pas manqué de rappeler que Jésus-Christ, aussitôt après le baptême dans le Jourdain, fut emmené par l’Esprit dans le désert et qu’il y jeûna quarante jours et quarante nuits. Certains même ont prétendu souligner cette analogie à l’aide d’un détail encore plus frappant. Quand Jean eut consenti à baptiser celui qui « venant après lui était plus puissant que lui », les cieux s’ouvrirent et, sous la forme d’une colombe, le Saint-Esprit descendit « sur Jésus », d’autres lisent : « en Jésus ». Que de plus experts discutent la question de savoir quel était sur ce point le texte original des Évangiles ; mais s’il était écrit « en lui », cela reviendrait à dire que l’ « illumination » du Christ eut lieu à ce moment même et que ce ne fut pas dès sa naissance matérielle, mais seulement à partir de son baptême, qu’il devint vraiment le fils de Dieu[3]. Dans cette hypothèse, le parallélisme entre les deux traditions se poursuivrait longuement : à la Sambodhi correspondrait la crise non moins décisive du baptême, et, dans les deux cas, entre la révélation obtenue et la révélation communiquée, entre l’illumination intérieure et la prédication publique, se placerait à peu près la même période de jeûne solitaire, coupée de tentations. En théorie rien de plus semblable ; en fait, comme nous allons voir, rien de plus différent : le même fond humain s’anime et se colore selon les milieux de la façon la plus diverse.

Les textes bouddhiques ne sont entièrement d’accord ni sur le nombre ni sur l’emploi des semaines qui séparèrent l’Abhisambodhana du premier repas pris par leur Maître : c’est qu’ils ne suivent pas tous la même version du mâhâtmya de Bodh-Gayâ[4], ou que, débordant ses limites, ils prétendent y interpoler des prodiges de leur cru. Ces variations nous inquiètent d’autant moins que nous avons déjà appris ci-dessus à en deviner la cause. Nous le savons par Hiuan-tsang, et nous le voyons de nos yeux grâce aux fouilles, l’étroit enclos de l’ « aire de l’Illumination[5] » était encombré à se toucher de monuments tous censés commémoratifs de quelque épisode miraculeux. Ceux qui rappelaient chacune des sept semaines étaient du nombre : mais leur destination, tout comme leur emplacement, dépendait jusqu’à un certain point des circonstances, — disons mieux, des concurrences locales : car chaque « station » d’un pèlerinage indien a son percepteur de taxe particulier et le pèlerin doit toujours avoir la main à la bourse. C’est ainsi que les anciens textes ne soufflent mot d’une « cella de pierres précieuses » que les dieux auraient édifiée à l’intention du Bouddha pour qu’il y passât la quatrième semaine. Au contraire, les commentaires tardifs et Hiuan-tsang en font grand état : elle s’élevait au Nord-Ouest de l’arbre de la Bodhi, mais, hélas, nous dit le voyageur chinois, il y avait si longtemps qu’elle avait été bâtie que les « sept joyaux » employés par les dieux à sa construction s’étaient changés en vulgaires pierres de taille[6]. Apparemment le lancement et la vogue de ce sanctuaire étaient de date relativement récente et avaient servi à boucher un trou dans la liste septénaire ; pour tout le reste, nous sommes d’avance en droit de nous attendre à ce que Hiuan-tsang nous répète à propos des incidents qui ont précédé, accompagné ou suivi l’Illumination à peu près ce que les textes nous ont déjà dit et vont encore nous dire, et cela pour la simple raison que ceux-ci ne nous disent rien d’autre que ce que celui-là a lui-même entendu sur les lieux.

De l’aveu général les premières semaines furent consacrées soit à des séances d’immobilité béate, soit à des promenades hygiéniques. Pour commencer le Bienheureux ne bouge pas de son siège : « De même que c’est la règle pour les rois de ne pas quitter de sept jours le lieu de leur sacre, de même les Bouddhas, quand eux aussi ils sont consacrés, pleins de recueillement, de sept jours ne décroisent pas leurs jambes[7] ». En revanche le Maître aurait passé la deuxième semaine à faire les cent pas[8] sur un promenoir qui continuait à s’offrir à la vénération des fidèles. Al. Cunningham en a exhumé les vestiges au Nord de l’arbre de la Bodhi sous la forme d’une petite chaussée de briques, haute et large d’environ un mètre et longue de seize. Le pas chinois étant double, Hiuan-tsang nous explique que le Bienheureux ne pouvait faire que « dix » pas dans chaque sens ; et, sauf aux deux extrémités, chacune des places où s’étaient posés ses pieds sacrés était marquée d’une fleur de lotus, au nombre de dix-huit en tout. Il va de soi que l’auteur du Lalita-vistara n’a pu se contenter d’un déambulatoire aussi restreint ; une fois en veine d’exagération, ce n’est pas seulement à notre univers, c’est à l’ensemble des « trois grands chiliocosmes » qu’il étend d’emblée la première excursion du Maître, et il veut que la « courte déambulation » (laquelle remplit selon lui la quatrième semaine) le fasse encore aller et venir « de l’Océan de l’Est à celui de l’Ouest », c’est-à-dire du golfe du Bengale à la mer d’Oman. L’accord entre les textes et les monuments se refait à propos du sanctuaire dit du « Regard sans clin d’œil[9] » : c’est de là que le nouveau Bouddha aurait, sept jours durant, contemplé fixement, sans jamais cligner des yeux, l’arbre de sa Bodhi ; et, tout comme au cours de la première semaine, il ne cessait de se répéter : « C’est ici que je me suis illuminé de la suprême, parfaite et complète Illumination ; c’est ici que j’ai mis un terme à l’immémoriale douleur de la naissance, de la vieillesse et de la mort. »

Au milieu de la monotonie de tous ces pas perdus ou de ces inertes litanies, un épisode se détache avec un relief surprenant[10]. Cette semaine-là il fit hors de saison un temps pluvieux et froid. Il arrive en effet, constatent les météorologistes, que des perturbations atmosphériques provenant de l’Atlantique prolongent leur action jusqu’en Hindoustan ; elles seraient à l’origine de ces pluies exceptionnelles d’hiver ou de printemps dont bénéficie parfois la plaine gangétique en dehors des mois réguliers de la mousson (mi-juin à mi-septembre). Un des rois des génies-serpents, nommé Moutchilinda, vit son opportunité et se montra égal à l’occasion. Sortant de sa demeure souterraine il enveloppa sept fois de ses anneaux le corps du Bienheureux et recourba en manière d’auvent au-dessus de sa tête le large dais de son chaperon de cobra polycéphale ; et, tandis qu’il abritait ainsi parfaitement le Bouddha contre la pluie et le froid, lui-même sentait se répandre dans tous ses replis une impression de bien-être jusqu’alors inconnue. Puis, quand la semaine fut écoulée et que le beau temps reparut, le Nâga-râdja dénoua ses anneaux d’autour du Maître. Reprenant la forme humaine, il se prosterna à ses pieds, et, après avoir fait respectueusement par trois fois le tour de sa personne sacrée, il se retira dans sa demeure… Vous chercherez en vain dans un texte ou sur un bas-relief méditerranéen une représentation analogue à celle du Sauveur du monde enlacé par un serpent et continuant au milieu de l’orage à goûter dans ses replis, aussi tranquillement que dans une chambre bien close, la béatitude de la paix. Aucune image n’est pour nous plus étrange parce qu’il n’en est aucune qui soit plus indienne. Chose curieuse à noter, ce n’est pourtant pas dans l’Inde que cette originale conception a connu le plus grand succès. Assurément elle apparaît sporadiquement sur les sculptures d’Amarâvati ; mais c’est en Indochine qu’elle a fait la meilleure fortune[11].

Un autre trait de concordance entre nos sources ne laisse pas de surprendre : toutes se croient obligées d’intercaler, au cours d’une des sept semaines au choix, une réédition, aussi inutile que déplacée, des scènes de la Tentation. Apparemment l’insertion de cet intermède au milieu des autres épisodes était commandée par la promiscuité de leurs monuments commémoratifs. Il faut rendre au Lalita-vistara cette justice que seul il a su renouveler fort adroitement la présentation d’un thème aussi rebattu. Il sait que Mâra sait qu’il ne lui reste plus qu’une seule chance : c’est que le nouveau Bouddha consente à passer directement de la Parfaite Illumination à l’Ultime trépas qui en est l’inestimable fruit ; ainsi le nombre des sujets du Malin ne serait diminué que d’une unité, et pour si peu son empire ne serait pas compromis. Il s’approche donc du Prédestiné et lui adresse une simple requête, la même qui ne recevra une réponse favorable que quelque quarante-cinq ans plus tard[12] : « Que le Bienheureux entre dans le Pari-nirvâna ; voici venu pour le Bienheureux le moment d’entrer dans le Pari-nirvâna ». Mais à ces paroles du Malin le Prédestiné répond : « Je n’entrerai pas dans le Pari-nirvâna, ô Malin, tant que je n’aurai pas des moines bien formés, intelligents sages, habiles, instruits, ayant complètement saisi le sens de la doctrine, capables de s’éclairer de leurs propres lumières, et, après avoir justement réfuté les hérétiques éventuels et établi leur point de vue, d’enseigner miraculeusement la Loi (et la même phrase se répète à propos des nonnes, puis des zélateurs, puis des zélatrices, bref des trois autres groupes qui, avec les moines, constituent l’ensemble de l’église bouddhique[13]). Je n’entrerai pas dans le Pari-nirvâna, ô Malin, tant que je n’aurai pas renoué en ce monde la tradition (des trois joyaux), Bouddha, Loi et Communauté », etc. Sur quoi Mâra, une fois de plus rebuté, n’a d’autre ressource que de se retirer à l’écart pour y prendre sa pose consacrée et, la tête basse, ruminer sa défaite en traçant des lignes sur le sol ; et, comme cette fois il n’est plus armé en guerre, il s’acquitte de ce dernier soin avec un simple bâton. Cependant ses trois filles se font fort de le consoler en lui amenant cet homme, tel un éléphant captif, pris au lasso de leurs charmes. C’est en vain qu’il leur représente tout le premier la folie de leur entreprise ; désobéissant à leur père, les belles nymphes célestes osent lutiner le Bouddha accompli comme elles ont fait naguère le Bodhisattva : mais cette fois l’excès de leur impudence ne saurait rester impuni. Subitement elles se voient transformées en vieilles décrépites, et il ne faut rien moins que leur sincère repentir et l’infinie mansuétude du Maître pour qu’elles recouvrent leur pristine beauté[14]. Tout le morceau ne manque, on le voit, ni de nouveauté ni de piquant : l’auteur n’a oublié qu’un point, c’est que pendant tout ce temps le Bouddha est censé avoir gardé un silence obstiné sur ses intentions futures : mais sommes-nous à une contradiction près ?

Le premier repas après la Sambodhi. — Il reste encore une sixième et une septième semaine à meubler : on y pourvoyait d’ordinaire en transportant le Maître du pied du figuier-des-banyans du Chevrier à celui de l’arbre Târâyana[15]. Cependant le terme des quarante-neuf jours est proche et tout ce temps le Maître ne s’est nourri que de sa félicité. Comme à devenir le plus clairvoyant des hommes il n’a pas pour autant cessé d’être homme, son organisme physique réclame une nourriture plus substantielle. De même il est écrit qu’au bout de quarante jours « Jésus eut faim » et que les anges le servirent. On s’attend aussi à ce que d’officieux « fils-de-dieux » se chargent d’apporter à Çâkya-mouni les premiers aliments qu’il ait pris après son Illumination. La tradition réserve au contraire cet honneur et ce mérite sans prix à deux simples marchands de passage, donc à des membres de cette troisième caste à laquelle appartenait aussi la donatrice du dernier mets avant la Sambodhi, la jeune villageoise Soudjâtâ[16]. La légende, toujours si prompte à faire intervenir les divinités et bientôt si encline à nous entretenir des fréquentations royales du Maître, se plaît pour l’instant à souligner son caractère d’obscur religieux mendiant, en ne le mettant en relations qu’avec les hôtes, sédentaires ou passagers, de sa rustique retraite : si bien qu’on se demande si l’on a affaire à une recherche de vraisemblance ou à la permanence d’un souvenir exact. Les textes s’étendent d’ailleurs avec une égale complaisance sur chacun des deux repas entre lesquels s’encadre l’acquisition de la Clairvoyance et qui rompirent tour à tour, l’un le jeûne des six ans d’austérité et l’autre celui des sept semaines de félicité pure. Comme il faut toujours qu’un peu de merveilleux se mêle aux actes les plus simples, il reste aux dieux cette chance de fournir au Bienheureux, à défaut de sa nourriture, le récipient dans lequel il lui sera permis de la recevoir. Il faut en effet savoir que, du fait de son Illumination, le Bouddha se trouve instantanément et spontanément ordonné moine bouddhique, et par suite soumis d’avance aux règles qu’il édictera plus tard pour les membres de sa communauté[17]. Or les statuts de l’ordre veulent qu’un bhikshou ne puisse accepter aucune offrande de la main à la main, mais seulement si elle est déposée par le donneur au creux d’un bol à aumônes, — l’un des rares ustensiles de ménage que, dans son total dénûment, il lui faille posséder à cet effet[18]. Mais vous vous souvenez que le Bienheureux, après avoir mangé le gâteau de riz de Soudjâtâ, s’est débarrassé du vase d’or qui le contenait en le jetant à la rivière, d’où l’ont repêché les dieux. Il se retrouve donc les mains vides, et son embarras serait grand si les déités les plus voisines de ce bas monde, à savoir les Quatre rois gardiens des quatre points cardinaux, n’accouraient immédiatement à son aide et ne lui apportaient le vase à aumônes requis. Bien entendu ce vase sera censé celui qui lui servira désormais pour ses tournées journalières de mendicité, et, après l’Ultime trépas, sera vénéré en souvenir de lui[19]. Et voici que ce mythe même comporte une parcelle de réalité, puisque, en fait, le Bouddha s’est servi quotidiennement d’une sébile et que la vénération publique de ce Saint-Graal du bouddhisme — authentique ou non — nous est historiquement attestée mille ans et plus après sa mort. Inextricable enchevêtrement de données vraies, vraisemblables, ou évidemment fictives ! Les poètes sanskrits prêtent à la belle oie sauvage indienne[20] le don de séparer le lait de l’eau, si intime qu’en soit le mélange : quel historien découvrira le secret de démêler dans pareille mixture de faits réels et fabuleux la part exacte des uns des autres ? Faute d’un tel talisman, force est de nous abandonner une fois de plus au fil des textes et de nous borner à distinguer les différents moments de l’épisode.

Donc deux riches marchands, deux frères, Trapousha et Bhallika, vont faire leur entrée en scène pour une apparition unique et d’ailleurs fort brève. Ils mènent à leur suite une grande caravane de cinq cents chars à bœufs — véhicule lent, mais robuste, qui au besoin se passe de route et qui, construit tout en bois, peut se réparer partout. En tête marchent deux taureaux pur sang[21], guides tutélaires des autres paires d’attelage et qui, eux, ne se conduisent pas à l’aiguillon, mais à l’aide d’une tige de lotus bleu ou d’une guirlande de fleurs. Venant du pays d’Outkala (aujourd’hui le district de Gandjâm, dans le sud de l’Orissa), ils se dirigent vers le nord[22], sans doute par Gayâ, vers les grands marchés de Râdjagriha et de Vaïçâlî, et déjà ils foulent le territoire du village d’Ouroubilvâ. — Comme il faut que quelque fait insolite les avertisse du voisinage du Maître, ou bien les taureaux de tête refusent d’avancer, ou bien les chars se disloquent et les roues s’enfoncent dans le sol, ce qui ne laisse pas de répandre la terreur et la confusion parmi les caravaniers. Mais guidés ou non par une obligeante déité[23], ils ne tardent pas à découvrir le Bienheureux assis au pied de l’arbre Târâyana et resplendissant comme le soleil levant dans tout l’éclat de son Illumination récente ; et, pleinement rassurés à sa vue, ils se disent entre eux : « C’est un religieux et qui mange à ses heures (en effet la règle veut que le moine fasse son unique repas juste avant midi) : y a-t-il quelque chose (à lui offrir) ? Certains répondent : Il y a un entremets sucré à base de miel[24] et des cannes à sucre décortiquées. » Les deux marchands s’approchent donc du Prédestiné, se prosternent à ses pieds, font respectueusement par trois fois le tour de sa personne et lui disent : « Que le Bienheureux nous fasse la grâce d’accepter notre offrande de nourriture… » C’est à ce moment que l’intrigue rebondit en plein miracle.

Deuxième tableau : « Or ceci vint à l’esprit du Prédestiné : Il ne serait pas convenable que je reçoive (cette aumône) dans mes mains. Dans quoi les anciens Prédestinés, devenus Bouddhas accomplis, recevaient-ils (les aumônes) ? Et il connut que c’était dans un bol. Et s’apercevant que le moment de manger était venu pour le Prédestiné, à l’instant même, des quatre points cardinaux les quatre grands rois accoururent en apportant des bols d’or et les offrirent au Prédestiné : Que le Bienheureux nous fasse la grâce d’accepter ces bols d’or. — Ces bols ne conviennent pas à un çramane ; dans cette pensée le Prédestiné ne les accepta pas. » Sans se décourager, les divinités persistent à lui présenter des vases faits de l’une des six autres matières les plus précieuses (argent, jaspe, cristal de roche, améthyste, saphir, émeraude), voire même des sept à la fois. À chaque occasion, toujours pour la même raison, le Bouddha les refuse. Les quatre dieux se résignent enfin à finir par où dans la vieille tradition ils commencent, et lui apportent « chacun dans leurs mains » un bol de pierre[25], tel que la règle monastique le prescrit… Arrêtons-les ici, et gardons-les un instant figés dans cette attitude hiératique, debout et symétriquement rangés deux par deux de chaque côté du Maître assis sous son arbre et la main droite levée dans le geste de l’accueil : il se trouve en effet que, sans avoir pu le prévoir, ils posent pour la représentation du second Grand miracle. Immédiatement avant, ou immédiatement après l’instant psychologique de l’Illumination, la Tentation de Mâra et l’Offrande des quatre bols ont seules fourni aux artistes du Gandhâra la mise en scène capable de représenter, ou tout au moins d’évoquer l’irreprésentable Abhisambodhana ; et ils ont indifféremment usé de l’une ou de l’autre scène, au gré de leurs donateurs et dans la mesure de leur talent d’exécution. C’est ce qui nous est copieusement attesté par les nombreux stoupa votifs, dont les bases carrées, faites de quatre dalles jointoyées, représentaient sur chaque face l’un des quatre Grands miracles[26]. Nul ne sera d’ailleurs surpris que le goût public se soit promptement détaché de la scène passive de la Présentation des bols et lui ait préféré dans toute l’Asie bouddhique l’épisode singulièrement plus mouvementé de l’Assaut du Malin.

Troisième temps : la difficulté soulevée par la règle canonique n’est que trop bien résolue par l’émulation des quatre divinités, et un nouveau scrupule s’éveille dans l’esprit du Bouddha : « Ces quatre Grands rois, en vérité, pleins de foi, purs de cœur, m’offrent ces quatre bols de pierre, et moi je n’ai que faire de quatre bols ; d’autre part, si je n’acceptais que d’un seul, cela ferait de la peine aux trois autres ; allons, il faut qu’après avoir accepté ces quatre bols, je n’en fasse qu’un seul bol ». Il reçoit donc à la ronde de Vaiçravana (Nord), de Dhritarâshtra (Est), de Viroudhaka (Sud) et de Viroupaksha (Ouest) le vase à aumônes que chacun d’eux lui tend et, les superposant dans son giron sur sa main gauche, il les fond en un seul. Le Lalita-vistara veut qu’il réussisse cette opération par la seule force de sa volonté ; plus prosaïquement le Mahâvastou croit qu’il fit rentrer les bols les uns dans les autres par une pression de son pouce ; et ainsi, dit-il, les quatre vases n’en firent qu’un seul, mais on distingue toujours sur ce dernier le rebord des trois autres. Le pèlerin chinois Fa-hien qui, au début du ve siècle, a trouvé en grande vénération à Peshawâr le vase à aumônes du Bouddha, note candidement que l’on voyait nettement sur son pourtour la division des quatre récipients originels. Deux fois par jour l’on exposait aux yeux des fidèles la précieuse relique, sans doute déposée sur un trône et abritée sous un dais, telle que la représentent nombre de bas-reliefs du Gandhâra, et les deniers de son culte suffisaient à l’entretien d’un couvent de sept cents moines. Mais toutes les gloires de ce monde sont passagères ; quand plus de deux siècles après Hiuan-tsang passa à Peshawâr, le « couvent du bol » était tombé en ruines et le vase sacré avait fui devant l’invasion hephthalite. Descriptions et monuments nous permettent du moins de nous faire une idée de sa forme, d’ailleurs pareille à la grosse calotte hémisphérique en bois, employée par les bonzes d’aujourd’hui : imaginez une lourde écuelle, sans doute façonnée et creusée au tour dans un bloc de stéatite. S’il n’était pas vain de chercher une explication rationnelle aux données miraculeuses de la légende, on trouverait aisément dans les traces laissées par le burin l’origine des « lignes de démarcation » qui encerclaient son orifice et que ne manquent pas de reproduire les bas-reliefs[27].

Après le cas de conscience du religieux le scrupule de politesse de l’homme du monde a trouvé une solution appropriée, et le Bouddha est désormais équipé pour accepter l’offrande des deux marchands. Tout ce long colloque entre le Bienheureux et les Quatre grands rois s’est-il passé sur un autre plan et à l’insu de ces derniers ? Mystère ; toujours est-il que dans les textes le quatrième acte du scénario se relie directement au premier, et, au Gandhâra comme à Adjantâ[28], les artistes n’entendent pas autrement les choses. Tandis que les caravaniers s’empressent de dégager les chariots enlisés, les deux marchands, leur offrande à la main, s’approchent du Maître avec de grandes démonstrations de respect. C’est qu’en effet le fin but de l’histoire est de nous faire connaître les premiers hommes qui offrirent au nouveau Bouddha la première aumône de nourriture et devinrent par là même les prototypes des fidèles laïques. Tels qu’on vous les décrit et que vous les pouvez voir, ils sont en train de créer un précédent : mais tant qu’à faire, ont raisonné les hagiographes, autant créer un précédent aussi complet que possible ; et c’est ainsi que l’action repart de plus belle vers un double dénoûment.

Cinquième temps : Quand le Prédestiné ou l’un quelconque de ses moines a été l’hôte de gens bien pensants, il est de règle que, le repas terminé, il les régale à son tour d’une homélie édifiante. De cette coutume, aussi louable qu’elle est consacrée, l’initiative ne saurait avoir été prise trop tôt, et c’est pourquoi le Bouddha ne se tient pas pour quitte envers les deux marchands avant de leur avoir adressé quelques paroles « réjouissantes » : mais quel est le genre d’instruction qui peut leur apporter le meilleur réconfort moral ? Une des qualités avérées de l’enseignement du Maître est d’avoir toujours su s’adapter au niveau d’esprit et aux besoins spirituels de ses auditeurs ; et tout de suite il en donne la preuve en épargnant à ces braves négociants l’exposé des vérités métaphysiques qu’il vient de découvrir. Il sait s’acquitter bien mieux envers eux en leur communiquant une formule magique qui tour à tour énumère et atteste pour chacun des points cardinaux les sept astérismes, les huit déesses et le Grand Roi (flanqué de ses quatre-vingt-onze fils) qui y président. En vertu de ce charme, quelle que soit la direction qu’à l’avenir ils prendront, ils seront assurés, le jour comme la nuit, tant bipèdes que quadrupèdes, de voyager en sûreté et de commercer avec profit ; et c’est ce qui leur importe.

Le Lalita-vistara en demeure là ; mais d’autres textes ont estimé qu’un bon procédé en appelle un autre. Ces marchands sont pieux et ils sont riches : il ne tient qu’à eux de donner des preuves concrètes de leur dévotion. Or, entre toutes les œuvres pies, les deux plus méritoires, et de beaucoup, sont soit l’érection d’un sanctuaire, soit la donation d’un ermitage à la Communauté. De la seconde il ne saurait déjà être question, puisque la Communauté n’existe pas encore ; et on pourrait également penser qu’il est trop tôt pour parler de la première, puisque le vieux sanctuaire bouddhique par excellence était un tertre élevé sur une relique corporelle du Maître, et que le Maître est encore vivant. Mais il est des accommodements avec la règle. Le Prédestiné donne à Trapousha et à Bhallika des rognures de ses cheveux et de ses ongles, et ceux-ci, de retour dans leur pays, ne manquent pas d’édifier un ou même deux stoupa sur ce précieux dépôt. Quel était cependant ce pays ? Les caravaniers au long cours couvraient parfois de grandes distances, et il leur arrivait en route d’échanger les chars à bœufs pour un navire, ou réciproquement. Aussi quand la Bonne-Loi commença à se répandre hors des frontières de l’Inde, les contrées récemment converties trouvèrent-elles dans la légende des deux marchands un prétexte à faire remonter jusqu’au temps du Bouddha l’antiquité de leur foi bouddhique. Selon le lieu d’origine qu’on attribuait à Trapousha et Bhallika, leur fondation se transportait avec eux aussi bien dans la région du Nord que dans celle des Mers du Sud[29]. Avant même d’avoir franchi l’Hindoukoush Hiuan-tsang l’a trouvée localisée aux environs de Bactres ; il aurait aussi bien pu la rencontrer, s’il avait poussé jusque-là, en Ceylan ou en Birmanie ; et la grande pagode de Shvé-Dagon à Rangoun se flatte toujours de la perpétuer.

Après cette dernière rallonge l’histoire est enfin close, mais non les disquisitions des casuistes. Tout le monde doit admettre que les deux marchands se sont comportés en fait comme des oupâsaka : mais l’étaient-ils en droit ? Pour devenir un « fidèle laïque » le rite est des plus simples : il suffit de mettre son recours dans le Bouddha, la Loi et la Communauté. Or (faut-il le rappeler une fois de plus ?) la sainte triade n’était pas alors complète. Sans doute le Bouddha était déjà arrivé à l’état parfait, et la Loi, pour inouïe qu’elle fût encore, résidait intégralement en lui ; mais comme il n’y avait eu ni prédication ni conversion, la Communauté n’était toujours pas sortie du monde des possibles. N’ayant pu prendre refuge que dans deux des « Trois joyaux » sur trois, Trapousha et Bhallika ne pourraient donc pas être considérés comme des zélateurs de plein exercice. Le Mahâvastou se tire d’affaire en supposant qu’ils ont aussi mis leur recours dans la Communauté… à venir. Ne nous montrons pas plus exigeants que lui : aussi bien ne relèverions-nous pas ces arguties doctrinales si elles ne nous ramenaient, après l’intermède du jeûne de sept semaines, à la question cruciale qui s’est posée dès le début du présent chapitre oui ou non, le Bouddha Çâkya-mouni prêchera-t-il sa doctrine ?

La requête[30]. — Il n’y a pas de conventions qu’au théâtre : les biographies romancées n’hésitent pas davantage à y faire appel. Depuis des siècles le monde bouddhique connaît par expérience la solution qui est intervenue pour ce dilemme ; et, il n’y a qu’un instant, le Bouddha n’a pas caché au Tentateur laquelle des deux décisions possibles il a déjà adoptée. Pourtant les dieux, et nous, et le Maître lui-même sommes encore censés plongés dans une totale incertitude, et il faut qu’un récit circonstancié vienne nous rassurer sur ce point capital : tant les hommes, comme les enfants, aiment à réentendre les contes dont ils connaissent d’avance le dénoûment. Nous ne serons pas autrement surpris de nous trouver, cette fois encore, en présence de deux versions différentes, l’une toute rationnelle et l’autre éperdument mythique où se reflète la tournure d’esprit particulière des deux grandes moitiés constituantes de l’église bouddhique — d’une part la Communauté monastique prise dans son cadre relativement rigide, et d’autre part la masse flottante des fidèles laïques. Selon les bhikshou le Prédestiné commence, fort légitimement, par hésiter à prêcher une doctrine qui risque de n’être ni comprise ni acceptée par le vulgaire ; ce n’est qu’à la deuxième réflexion que la compassion pour l’humanité souffrante l’emporte sur l’égoïsme de la raison. Au gré des zélateurs, c’est aux supplications des dieux, mobilisés en masse, que nous devrions le consentement du Maître. Mais les deux exposés ne nous sont pas servis à part, comme dans le cas de l’Abhisambodhana (supra, p. 143-4) : les plus anciens textes insèrent déjà l’intervention divine entre les deux états d’âme successifs du Prédestiné, d’abord indécis, puis résolu ; et si cette grande parade mythologique ne s’en démontre que plus superflue, elle fournit du moins aux illustrateurs le moyen de figurer cette nouvelle crise psychologique.

Il n’arrive rien dans la vie d’un Bouddha qui ne se soit déjà produit et ne doive se reproduire dans celles de ses prédécesseurs et de ses successeurs : il faut donc admettre que tout Illuminé frais éclos[31] doit hésiter à communiquer aux profanes la vérité qu’il vient de découvrir. À cela deux raisons, toutes deux judicieuses, l’une d’ordre intellectuel et l’autre d’ordre moral. La doctrine, nous dit-on, est profonde et demande pour être comprise une certaine contention d’esprit ; et d’autre part, prêchant l’extinction du désir, elle exige pour être embrassée une notable maîtrise de soi-même et de ses passions : comment l’homme moyen, en proie à ses convoitises toujours renaissantes et jouet de ses perpétuelles distractions, serait-il capable de la saisir dans ses principes et de la pratiquer dans ses prescriptions ? Celles-ci rebuteront la faiblesse de son cœur, ceux-là dépasseront le niveau de son intelligence, et le prêcheur perdra sa peine et son temps : « Mieux vaut ne pas se faire de souci et se taire. » Et c’est ainsi que le premier mouvement du plus éminent des sages est de se laisser aller à suivre la loi du moindre effort. — Mais quoi, l’humanité engagée dans le tourbillon des renaissances se verra donc refuser toute chance de jamais échapper à ce cercle infernal ? C’est le moment, ou jamais, de faire intervenir les divinités ; et quel meilleur avocat choisir pour une cause aussi sainte que le plus imbu de spiritualité entre tous les dieux indiens, à savoir Brahma[32]. C’est à lui — et non comme dans les scènes de l’enfance à ce royal batailleur d’Indra — qu’appartient en cette pieuse circonstance le premier rôle. Assurément, quand il croit sa première démarche repoussée, il appelle à la rescousse son habituel compagnon de miracle, et, avec lui, des myriades d’autres divinités. Tous viennent, en tenue de cérémonie, « le manteau drapé sur l’épaule gauche », joindre leurs instances aux siennes. Les artistes, toujours de mèche avec les donateurs, en profitent pour consacrer à la « Requête » des compositions plus ou moins touffues, faisant pendant aux tableaux de l’ « Instigation » — la seule différence, mais essentielle, consistant en ce que le trône central est occupé non plus par le Bodhisattva, mais par le Bouddha accompli. Que le nombre des suppliants soit réduit aux deux protagonistes, assistés ou non par les quatre Grands Rois, ou que le bas-relief fourmille de divinités, c’est toujours Brahma reconnaissable à sa chevelure, qui occupe la place d’honneur à la gauche du Maître, tandis que « Çakra, l’Indra des dieux » est à présent rejeté de l’autre côté du panneau : car les scènes figurées sont également soumises aux lois de l’étiquette[33].

Cependant le Bouddha s’est-il rendu aux prières, trois fois renouvelées, des dieux ? Tantôt ceux-ci se plaisent à croire que, selon sa coutume, « il a consenti par son silence » ; tantôt même ils se vantent de lui avoir arraché une promesse : mais en fait c’est une autre série de considérations qui a déterminé le Prédestiné. Si l’on contemple du bord un étang de lotus, on ne tarde pas à s’apercevoir que certaines fleurs sont encore très profondément immergées tandis que d’autres s’élèvent déjà bien au-dessus des eaux ; et il en est enfin qui, montant obscurément vers la lumière, sont déjà près de s’épanouir à la surface. De même, en considérant le monde avec son œil divin, le Bouddha reconnaît que les êtres se divisent en trois catégories : ceux qui sont irrémédiablement enfoncés dans l’erreur, ceux qui sont déjà parvenus à la vérité, et ceux qui flottent encore entre la vérité et l’erreur. Pour les premiers, aucun espoir de les tirer (du moins dès à présent, car il ne faut désespérer de rien, ni de personne) des ténèbres de leur ignorance ou de leur fausse science ; pour les seconds, aucun besoin de leur apporter une aide quelconque puisqu’ils se sont déjà tirés d’affaire tout seuls. « Que le Maître enseigne ou n’enseigne pas », peu importe donc aux uns comme aux autres. Mais il y a toute cette foule intermédiaire et incertaine qui hésite entre le vrai et le faux, qui balance entre le bien et le mal : ceux-là seront perdus ou sauvés selon qu’ils auront ou non l’occasion d’entendre la Bonne parole… Sachez que c’est pour l’amour d’eux que le Bouddha s’est décidé « à faire tourner la roue de sa Loi ».

Le choix de l’auditoire. — Cette généreuse résolution une fois prise, sa mise à exécution ne souffre aucun retard ; mais, pour prêcher, il faut des auditeurs : à qui le nouveau Bouddha va-t-il adresser sa première prédication ? Dans les idées indiennes son devoir est de penser d’abord à sa mère, puis à son père, puis à ses anciens précepteurs. Tel se présente en gradation descendante, l’ordre de ses obligations de reconnaissance ; et la preuve en est qu’à Bodh-Gayâ même un sanctuaire commémoratif marquait la place où Çâkya-mouni, aussitôt après son Illumination, avait commencé par endoctriner sa mère, descendue tout exprès de son ciel[34]. Pleins de mépris pour les liens de la famille, que tous ils ont impitoyablement brisés, les bonzes n’ont pas enregistré dans les textes cette réaction spontanée de la conscience populaire et renvoient froidement à plus tard la conversion de Mâyâ, déjà morte, comme de Çouddhodana, encore vivant[35]. À Roudraka et Arâda, sans doute à titre de confrères, ils témoignent plus d’égards et consentent à évoquer tout de suite leur cas : mais comme il était convenu que les premiers prosélytes du Bouddha avaient été ses cinq condisciples et non ses deux anciens professeurs, ils se débarrassent de ceux-ci en les déclarant morts, le premier depuis sept jours, le second depuis trois[36] : « Grand dommage pour eux », déclare le Bienheureux ; et tout naturellement sa pensée se reporte alors vers les « Cinq de la bande fortunée », qui l’ont tout récemment abandonné quand ils l’ont vu renoncer à ses austérités. Parcourant de son regard magique toute l’étendue de l’Inde, il les aperçoit qui se sont retirés dans un ermitage voisin de Bénarès, et immédiatement il décide d’y aller les rejoindre. — Telle est du moins la tradition établie : qu’en faut-il penser ? D’une part l’affabulation du récit orthodoxe ne manque pas de vraisemblance : il est bien évident que ces cinq âmes, avides de révélations nouvelles et habituées aux méditations philosophico-religieuses, sont à la fois, comme il est écrit, de celles qui sont le mieux préparées à comprendre la doctrine et de celles qui ont le plus à perdre si celle-ci ne leur est pas communiquée ; puis, toujours magnanime, Çâkya-mouni a dû conserver pour eux quelque amitié ; et peut-être aussi (qui lira jusqu’au fond des cœurs ?) a-t-il hâte de tirer de leur abandon prématuré une éclatante revanche. Mais, d’autre part, il est surprenant de lui voir imposer après un long jeûne un pédestre voyage de près d’une centaine de lieues avant de l’autoriser à ouvrir la bouche sur les découvertes dont son esprit est plein ; plus surprenant encore de constater qu’il lui faille, aussitôt après, revenir sur ses pas de Bénarès à Bodh-Gayâ où l’attend un succès numériquement beaucoup plus considérable, mais extrêmement laborieux. Aussi est-il permis de se demander, au risque de tenir des propos sacrilèges, si le sermon de Bénarès fut vraiment le premier qu’ait prononcé le nouveau Bouddha, ou seulement le premier qui lui ait gagné des convertis ; sur les précédentes tentatives de prosélytisme du Maître, la légende aurait fait le silence, pour la raison qu’elles seraient restées infructueuses, et tant de tergiversations et d’allées et venues dissimuleraient mal ces premiers échecs[37]. — Autre chose est de poser la question et autre chose d’y répondre : car qui ne voit que la singularité même de la version traditionnelle peut être aussi bien considérée comme attestatrice d’exactitude quasi historique que comme dénonciatrice de forgerie concertée ? Une fois de plus plaignons les historiens qui, bien que démunis de critériums de précision, sont chargés de fixer la fuyante incertitude des affaires humaines : car vraisemblance et invraisemblance peuvent être, aussi bien l’une que l’autre, surtout en matière religieuse, tantôt le visage du vrai et tantôt le masque du faux.

Sur la route de Bénarès. — De toutes manières il nous faut accompagner à présent notre héros dans sa marche vers la fameuse ville sainte qui, limitrophe à la fois des pays orthodoxes « du Milieu » et de ceux mal brahmanisés de l’Est, était sans doute déjà le rendez-vous de tous les inventeurs de religions nouvelles. Chose curieuse à noter (et qui n’est peut-être pas sans rapport avec les réflexions qui précédent sur les difficiles débuts du nouveau prophète), ce voyage est marqué, de l’aveu même de la légende, par deux épisodes dont l’un se clôt et dont l’autre s’ouvre par une rebuffade à son endroit. Le premier de ces incidents intervient, dès la mise en route, sur le court trajet d’une dizaine de kilomètres qui sépare Bodh-Gayâ de Gayâ. Le Prédestiné se trouve croiser un Adjîvaka, c’est-à-dire un religieux mendiant comme lui, mais appartenant à une secte qui restera l’une des plus âpres rivales de celle qu’il se propose lui-même de fonder. Cet Oupaka (car nous savons son nom) engage la conversation, fait compliment à son confrère sur l’éclat et la pureté de son teint comme sur l’air de sérénité que respire toute sa personne, et lui demande : « Quel est ton maître ? » Çâkya-mouni lui répond : « Je n’ai ni maître ni égal : je suis un parfait Bouddha. » Et l’autre s’étonne et se récrie : « Tu ne vas tout de même pas prétendre que tu sois un saint ? » Et le Bienheureux de répondre : « Un saint, je le suis, en tant que suprême précepteur du monde ». De plus en plus surpris, et usant du terme employé dans sa communauté, comme dans celle des Djaïnas, pour désigner un Sauveur, l’interlocuteur reprend : « Tu ne vas tout de même pas prétendre que tu sois un « Djina (un Vainqueur) ? » Et Çâkya-mouni déclare qu’il est en effet le Vainqueur, car il a vaincu toutes les inclinations perverses. Sur quoi l’autre se contente de lui demander, avec la coutumière indiscrétion orientale : « Où vas-tu de ce pas, révérend Gaoutama ? » — « Je vais à Bénarès pour éclairer l’aveuglement du monde et faire tourner la Roue d’une nouvelle Loi ». — « Fort bien, Gaoutama[38] », et, ayant ainsi parlé, l’Adjîvaka continua sa route vers le Sud et le Prédestiné vers le Nord

Eh quoi, dira-t-on, voilà tout le succès que rencontrent les emphatiques déclarations du Bouddha ! Son interlocuteur s’en émeut si peu qu’au lieu de s’attacher à ses pas, il lui tourne le dos et poursuit son chemin dans une direction opposée. Qu’y a-t-il là d’édifiant ? — Il y a ceci qu’en ce lieu, pour la première fois, Çâkya-mouni a proclamé de sa propre bouche devant un autre homme sa nouvelle et suprême dignité en même temps que son dessein bien arrêté de sauver le monde : c’est là ce qui intéresse les fidèles et fait que la place où ont été prononcées ces mémorables paroles leur a paru digne d’être marquée par un sanctuaire spécial, lequel à son tour en a perpétué le souvenir[39]. Le reste n’est que détail négligeable, et peu importe que l’Adjîvaka n’ait pas compris son bonheur. Il ne perdra d’ailleurs rien pour attendre. Nous connaissons par la tradition singhalaise ce qu’il est advenu de lui. Ne s’avise-t-il pas dans le pays du Sud où l’ont conduit ses pas de s’éprendre d’une fille de basse caste ? Dans son amoureux délire, il se couche par terre sur le ventre, refuse de bouger ou de manger — bref fait la grève de la faim, selon la vieille coutume indienne, jusqu’à ce qu’on lui accorde l’objet de sa flamme. Mais bientôt, écrasé de besognes et abreuvé d’outrages par sa femme et ses beaux-parents, il ne sait vraiment plus à quel saint se vouer. C’est alors qu’il se souvient du jeune et beau religieux qu’il a naguère rencontré près de Gayâ. Il se remet donc en route vers le Nord et réclame le Bouddha à tous les échos jusqu’à ce qu’enfin il le retrouve, se convertit à lui et est reçu dans son ordre. Ainsi tout s’arrange, et ce supplément d’histoire prouve suffisamment les deux choses qu’il s’agissait de démontrer, à savoir que le religieux Oupaka était encore obnubilé par ses passions lors de sa rencontre avec le Maître, et que le privilège d’avoir reçu la première confidence du Prédestiné valait bien tout de même de ne pas mourir sans être sauvé[40].

Revenons au Bouddha, d’autant qu’il semble que nous soyons en état de relever la route qu’il a suivie. La distance à vol d’oiseau entre Gayâ et Bénarès n’est guère que de 200 kilomètres dans la direction générale de l’Ouest ; mais, nous dit-on, le Prédestiné marche vers le Nord. Les textes croient même savoir le nom de ses premières étapes et des hôtes plus ou moins mythiques qui lui ont chaque soir offert le vivre et le couvert. Toutefois ils ne sont d’accord que sur un point, à savoir que le cinquième ou sixième jour il atteignit le Gange. Comme il n’a pu humainement couvrir, selon l’usage, que 25 à 30 kilomètres par jour, le chemin parcouru représente bien les 150 kilomètres[41] qui séparent effectivement Gayâ du grand fleuve, à la condition de s’y rendre droit au Nord. Si le Maître avait pris la direction normale de l’Ouest, il aurait dû compter plus du double d’étapes avant d’arriver au bord du Gange ; il est vrai que du même coup il se serait trouvé à destination. Les textes, nos seuls guides valables (valables pour ce qu’ils valent) suggèrent donc que le Bouddha aurait fait un grand détour et commencé par traverser du Sud au Nord le Magadha pour aller rejoindre au plus court la grand-route, la Trunk-Road d’alors, qui (tout comme aujourd’hui la ligne principale de l’Eastern Railway) longeait la rive septentrionale de la grande artère fluviale de l’Hindoustan. Il aurait ainsi traversé le Gange, là où il devait quarante-cinq ans plus tard le franchir pour la dernière fois, près de l’endroit où allait s’édifier la future capitale impériale des Mauryas, Pâtalipoutra (auj. Patna). Ce n’est qu’ensuite qu’il met le cap sur l’Ouest, et ce crochet à angle droit, compte tenu des sinuosités de la route, doublait la longueur du voyage ; mais apparemment cet itinéraire à travers un pays déjà en grande partie connu de lui avait ses avantages ou attraits particuliers, et on sait assez qu’en Orient le temps ne fait rien à l’affaire.

De toutes manières le Prédestiné était dans l’obligation de traverser le Gange ; car c’est la rive gauche du fleuve que, face au soleil levant, Bénarès couronne de ses palais et de ses temples, et borde de ses majestueux escaliers. C’est ici que l’attend un nouvel affront. En cette saison la puissante rivière, grossie par la fonte des neiges himâlayennes, coule à pleins bords et l’on ne peut songer à la guéer ni à la traverser en nageant, même en s’accrochant à la queue d’une vache. Le Bouddha va donc trouver le passeur et lui demande de le recevoir dans son bac ; mais celui-ci réclame d’abord le prix du passage, et le Maître est bien obligé d’avouer qu’il ne le possède pas… Ne craignons pas de le répéter : Le Sauveur du monde, précepteur des hommes et des dieux, n’a pas un sou vaillant. Ce n’est toujours en pratique qu’un çramane ou, comme certains traduiraient en style médico-légal, un individu atteint de manie religieuse à forme ambulatoire, et que le premier gendarme venu aurait le devoir d’arrêter sous la double inculpation trop justifiée de mendicité et de vagabondage. Par bonheur pour Çâkya-mouni et ses pareils, l’Inde concevait et conçoit encore les choses autrement que nous : même en cet âge de fer (il vaudrait mieux le caractériser comme idolâtre de l’or) elle a gardé le sens et le respect du renoncement et de la pauvreté volontaires. Devant le refus du passeur, le Bouddha se résout à enfreindre la règle qu’il est censé s’être prescrite, à lui-même comme à ses moines, de s’abstenir de toute exhibition de pouvoirs magiques : d’un seul bond à travers les airs[42], il se transporte sur l’autre rive du Gange. Bientôt informé de cette performance miraculeuse, le roi Bimbisâra édicte que dorénavant tous les religieux, à quelque secte qu’ils appartiennent, seront dispensés de péage ; et ce dernier détail achève de nous prouver que la légende plaçait bien dans le royaume de Magadha, sur la rive droite du fleuve, le poste d’amarrage du bac.

Les artistes indiens ne semblent pas s’être attaqués à ce pittoresque épisode, sauf peut-être sur des peintures aujourd’hui perdues : mais ses difficultés n’ont pas fait reculer les sculpteurs javanais de Boro-Boudour. Ils nous montrent le fleuve plein de poissons et de tortues et coulant entre ses rives boisées, hantées de bêtes sauvages ; au premier plan le bateau qui sert de bac est relié à la rive par une planche d’accès. Le Bouddha a déjà passé sur l’autre bord, et deux autres religieux, ceux-ci de secte brahmanique, admirent sa puissance surnaturelle, tandis que le passeur, assis auprès de sa femme, s’aperçoit de l’énormité de sa faute et s’abandonne à son désespoir. Vous vous étonnez peut-être qu’il se désole à ce point à propos d’un refus qui ne lui a pas fait perdre grand-chose et n’a guère gêné celui qui en était l’objet. Européen que vous êtes, vous estimez que le mérite d’une aumône ou d’un bienfait se mesure à son importance intrinsèque ou au sacrifice qu’il exige du bienfaiteur ou donateur. Ainsi que tous les vieux Indiens le passeur sait mieux : il sait que le riche don du banquier aussi bien que le denier de la veuve ne sont méritoires qu’en proportion directe de la dignité spirituelle du « récipient[43] », comme ils disaient, ou, comme nous dirions, du « vase d’élection » auquel ils sont offerts. Ce dont le batelier ne se console pas, c’est d’avoir, du fait de sa rapacité, laissé échapper l’occasion, qui ne se représentera plus, d’acquérir les mérites extraordinaires, capables de le faire renaître au ciel, que lui aurait rapportés le plus léger service rendu à un homme assez saint pour traverser le Gange à pied sec. En manquant la chance de sa vie présente il a du même coup compromis le sort de ses existences futures : cela vaut bien que de saisissement, nous dit le texte, il tombe à terre, privé de connaissance, d’autant que l’évanouissement est une pratique des plus courantes chez les héros des contes et des romans indiens.

Le lieu et le prologue de la Première Prédication. — Cependant d’étape en étape — car il ne faut pas abuser, et pour cause, de ses pouvoirs magiques — le Bouddha arrive un beau soir aux abords de Bénarès ; et peut-être, à sa vue, s’est-il écrié, lui aussi : « Vive la sainte Kâçî[44] ! », comme ne manquent pas de le faire aujourd’hui tous les pèlerins : car le vieux nom du pays a subsisté dans les mémoires. Comme de règle, il attend au matin suivant pour pénétrer dans la ville ; et, sa quête faite, son bain et son repas pris, il ne s’y attarde pas davantage, mais va droit à l’ermitage où s’était retirée la bande des Cinq. Ce lieu, nous le connaissons : il s’appelle aujourd’hui Sarnâth et se situe à six kilomètres au nord de Bénarès. Il est resté marqué jusqu’à nos jours par un grand stoupa surélevé qui continue à porter, déguisé sous l’abréviation de Dhamekh, son vieux nom de Dharma-râdjikâ, c’est-à-dire de fondation religieuse due au Dharma-râdja ou « Roi de la Loi », le surnom que son zèle de bâtisseur de sanctuaires bouddhiques avait valu à l’empereur Açoka[45]. Les fouilles persévérantes du Service archéologique de l’Inde ont dégagé tout alentour quantité de sanctuaires et de couvents dont les dates s’échelonnent sur quinze cents ans : car le site n’a été ruiné par l’invasion musulmane qu’à la fin du xiie siècle. En temps de famine la main-d’œuvre était si nombreuse et si peu chère que le déblaiement se faisait au panier — méthode lente, mais qui a l’avantage que toute pelletée de terre est remuée à fond. Des coulis des deux sexes et de tout âge se suivaient en longues files et chacun, après avoir vidé sa corbeille de déblais, recevait de la main d’un contremaître une kaouri (orth. anglaise : cowrie[46]), c’est-à-dire un petit coquillage, monnaie infinitésimale ne valant pas même deux millimes de franc-or, mais qui avait encore néanmoins pouvoir d’achat au bâzâr : il fallait seulement chaque matin en faire venir un plein char à bœufs de chez les changeurs de la cité. Les nombreux objets d’art exhumés par ces patientes recherches, fragments d’architecture, bas-reliefs, statues et terres cuites, ont trouvé un abri dans les galeries d’un musée local, très élégamment dessiné. La série s’ouvre par le chapiteau aux lions, si justement célèbre, qui surmontait la colonne érigée sur l’ordre d’Açoka à côté du stoupa commémoratif ; elle se continue par de belles images du Bouddha de la période Goupta pour se clore par des œuvres de basse époque[47]. La dernière fondation en date, due à la reine Koumaradêvi de Kanaudj[48], remonte au début du xiie siècle ; mais les bouddhistes ont rappris le chemin de ce site sacré et leur piété y a déjà élevé un nouveau sanctuaire. Les anciens couvents de l’Inde centrale étaient faits (et de nos jours ceux du Cambodge le sont encore) de petites huttes plus ou moins dispersées dans le paysage, servant de cellules individuelles aux moines ; et textes et inscriptions désignent sous le nom de « Cabane parfumée[49] » celles qui avaient eu l’honneur d’abriter le Maître. Comme Sarnâth est le premier ermitage où ait séjourné le nouveau Bouddha, les fidèles d’aujourd’hui se sont crus autorisés à donner à leur édifice l’appellation de « Cellule magistrale des origines[50] » : ainsi les traditions longtemps interrompues se renouent sous nos yeux.

À en croire les noms de cette place sainte et les contes qui prétendent en expliquer la sainteté, celle-ci serait bien antérieure au bouddhisme. Les uns gardent le souvenir des gazelles qui la hantaient jadis et donnent à penser que c’était primitivement un coin de forêt servant de réserve de chasse au roi de Bénarès, quelque chose comme les « paradis » des monarques iraniens. Les autres évoquent les rishis qui avaient fait de ce bois, proche de Bénarès, leur retraite favorite. Ainsi qu’il fallait s’y attendre, les bouddhistes, bien que tard venus, se sont efforcés de s’annexer les deux aspects de la légende. Les rishis du passé se transformèrent aisément pour les besoins de la cause en « Bouddhas individuels » ; leurs derniers représentants, dûment avertis de la prochaine apparition de Çâkya-mouni, s’étaient, on s’en souvient, élevés dans les airs et consumés eux-mêmes dans le feu de leur extase ; comme leurs reliques corporelles ainsi purifiées étaient retombées à terre, la place avait changé son nom de « Conversation des rishis » pour celui de leur « Chute[51] ». Quant aux gazelles un expédient tout trouvé était de transformer le roi de leur troupeau en une incarnation antérieure du Bodhisattva. Chaque fois que le roi de Bénarès venait chasser dans son parc, il procédait à un grand massacre de ces antilopes, et beaucoup d’entre elles allaient mourir de leurs blessures dans des fourrés où leurs cadavres devenaient la proie des chacals et des oiseaux ; cela faisait beaucoup de sang inutilement répandu et beaucoup de venaison perdue. Le roi des cerfs conclut donc avec le roi des hommes une convention par laquelle il s’engage, en échange d’une promesse de trêve, à fournir quotidiennement pour les besoins de la table royale une gazelle tirée au sort. Un jour le sort tombe sur une biche qui était grosse, et, comme aucun de ses congénères ne consent à se dévouer à sa place, c’est le Bodhisattva lui-même qui se sacrifie et vient spontanément se livrer au cuisinier de la cour. Bien entendu, à la vue du noble animal, le couteau tombe des mains du maître-coq. Aussitôt averti, le roi de Bénarès accourt, et, pénétré d’admiration devant tant de magnanimité, accorde la vie sauve à toutes les gazelles. Mieux encore, en dépit des réclamations des paysans, dont celles-ci ravagent les récoltes, il se refuse à révoquer son édit ; et c’est pourquoi, au lieu du « Bois-des-Gazelles », le Mahâvastou écrit parfois : « la Faveur faite aux gazelles[52] ». Que la fable soit touchante et de tonalité bien indienne, chacun le reconnaîtra : plus émouvant et plus original encore est son écho répercuté par l’histoire. Lisez ce qu’au début de sa conversion au bouddhisme, l’empereur Açoka promulgue dans son premier édit sur roc : « Naguère dans la cuisine de Sa gracieuse Majesté le Favori-des-dieux bien des centaines de milliers d’animaux étaient journellement tués pour les besoins de la table : maintenant, à partir de la rédaction du présent édit de religion, trois seulement sont mis à mort à cette intention, deux paons et une gazelle, et encore la gazelle pas régulièrement ; dorénavant même ces trois là ne seront plus mis à mort… » Cherchez en dehors de l’Inde un pays de la terre qui puisse produire aux yeux du monde pareil texte officiel, et encore ayant plus de vingt siècles de date.

Il fallait ces récits édifiants pour nous faire comprendre que nous puissions tantôt lire que c’est « dans le Bois-des-Gazelles, Parlotte-des-Sages », et tantôt « dans la Chute-des-Sages, Grâce-des-Gazelles », que le Bouddha a fait pour la première fois tourner la roue de sa Loi. Toutes ces appellations désignent le même lieu ; et comme les édifices religieux ou leurs ruines n’y avaient pas encore remplace les arbres, ce n’est pas trop s’avancer que de prétendre qu’il devait alors présenter un spectacle fort analogue à celui qu’offrent périodiquement de nos jours plus d’un parc princier du Râdjpoutâna. Là aussi des bandes de sâdhou continuent à s’installer de leur autorité privée, sans que le mahâradja puisse y trouver à redire. Les uns s’abritent sous les pavillons, d’autres se dressent de petites tentes, et tous vaquent paisiblement comme chez eux à leurs affaires, faisant leur ménage en plein vent, cassant leur bois, cuisant leur riz, procédant à leurs ablutions ou se frottant de cendres, lisant ou méditant, et se livrant entre temps à leurs austérités, immobilisés debout dans des poses contre nature, couchés sur des herses hérissés de pointes de fer, ou assis entre les cinq feux[53]. Telle était déjà la vie qu’en compagnie de bien d’autres ascètes les Cinq anciens condisciples du Maître menaient dans cet ermitage ouvert à tout venant. Il va de soi qu’ils ne savent plus rien de celui qu’ils ont cru devoir délaisser sans retour : soudain ils l’aperçoivent de loin qui se dirige vers eux, et aussitôt leurs griefs se réveillent. Mais mieux vaut ici laisser de nouveau la parole aux textes ; car si l’histoire peut certes être contée avec moins de répétitions comme quand on écrit pour la lecture et non pour la récitation, elle ne saurait l’être avec plus de naturel et de fine psychologie :

Or donc les Cinq de la Bande fortunée virent de loin le Prédestiné qui s’approchait et, l’ayant vu, ils complotèrent ensemble : « Voici le çramane Gaoutama qui s’approche, ce relâché, ce gourmand, ce déchu… Il ne faut pas qu’aucun de nous aille à sa rencontre ni se lève devant lui ; il ne faut pas le débarrasser de son manteau et de son vase à aumônes ; il ne faut lui offrir ni à manger ni à boire ; ni, après avoir disposé un tabouret pour ses pieds, lui dire en lui désignant des sièges vacants : « Voici, révérend Gaoutama, des sièges vacants ; si tu le désires, assieds-toi ». Et l’un d’eux, Ajnâta Kaoundinya ne les approuvait pas, mais il ne soufflait mot[54]. Et à mesure que le Prédestiné s’approchait de l’endroit où se trouvaient les Cinq de la Bande fortunée, à mesure ceux-ci se sentaient mal à leur aise, chacun sur son siège, et l’envie les prenait de se lever. De même qu’un oiseau ailé mis en cage et placé au-dessus d’un feu allumé, brûlé par la chaleur du feu, n’aurait hâte que de s’envoler, de même à mesure que le Prédestiné arrivait en présence des Cinq de la Bande fortunée, à mesure ceux-ci se sentaient mal à leur aise, chacun sur son siège, et avaient envie de se lever. Et pourquoi cela ? Parce que dans tout le règne des êtres animés il n’en est aucun qui a la vue du Prédestiné ne se lève de son siège. À mesure que le Prédestiné approchait des Cinq de la Bande fortunée, à mesure ceux-ci, incapables de soutenir la majesté et la splendeur du Prédestiné, bousculés de leurs sièges, tous, rompant leur convention, se levèrent ; l’un alla au-devant de lui, un autre le débarrassa de son vase à aumônes et de son manteau, un autre lui avança un siège, un autre lui apporta, un tabouret et un autre de l’eau pour se laver les pieds ; et ils disaient : « Sois le bienvenu, révérend Gaoutama, sois le bienvenu ; assieds-toi, voici un siège prépare pour toi. » Or donc le Prédestiné s’assit sur le siège préparé pour lui et les Cinq de la Bande fortunée après avoir échangé avec le Prédestiné divers propos amicaux et agréables, s’assirent à ses côtés…

Bien entendu (car un cliché ne saurait s’omettre) la conversation débute par des compliments adressés au Bouddha sur la sérénité de sa physionomie et la pureté de son teint. Mais lui, poursuivant son avantage, ne songe qu’à préparer ses anciens condisciples à l’audition et à la compréhension de sa Loi. Il les réprimande doucement de leur familiarité et leur défend d’employer désormais, en lui adressant la parole, l’expression banale de « révérend[55] ». Ce titre ne lui convient plus ; car, de par sa découverte du moyen d’échapper à la mort, il est devenu le Clairvoyant suprême, il est le Bouddha. Qu’ils lui prêtent seulement l’oreille, et bientôt, instruits par lui, ils connaîtront à leur tour que leur but est atteint et leurs aspirations comblées, « et il n’y aura plus de renaissance pour eux ». Pour leur prouver sans tarder davantage son omniscience, il leur montre qu’il a lu à livre ouvert dans leur cœur les sentiments qui, il n’y a qu’un instant, les agitaient à son approche. Confus, repentants, subjugués par son prestige — car, comme il le leur fait remarquer, jamais encore il ne leur a parlé sur ce ton de maître — les Cinq sont prêts à recevoir sa parole et à se convertir à la Bonne-Loi.

La première prédication[56]. — Pendant tous ces préambules, la nuit, une belle nuit de lune claire, est tombée. Au cours de la première veille, le Prédestiné garde le silence ; pendant la seconde il tient une aimable conversation ; ce n’est qu’avec la troisième et dernière qu’il entame enfin sa véritable prédication. Avec un sens avisé des préjugés qui hantent encore les esprits de ses cinq auditeurs, il commence par justifier à leurs yeux sa renonciation aux excès de l’ascétisme. La brusque interruption de ses macérations n’a pas été l’effet d’une défaillance passagère, mais d’une résolution mûrement réfléchie et définitivement arrêtée : « Il y a deux voies extrêmes où le religieux ne doit pas s’engager. Quelles sont ces deux voies ? L’une est une vie de plaisir, adonnée aux jouissances : c’est une voie basse, grossière, vulgaire, indigne, vaine et qui ne mène pas au salut. L’autre est une vie d’austérités, où l’on maltraite son propre corps ; c’est une voie pénible, inutile et qui ne mène à rien. Se gardant de ces deux extrêmes, le Prédestiné a découvert et enseigne la voie moyenne, celle qui mène à la paix, à la connaissance, à la clairvoyance, au Nirvâna. » Un bref commentaire n’est pas superflu. Le Bouddha ne semble pour l’instant préoccupé que de dissiper le fâcheux malentendu qui s’est glissé entre lui et ses anciens condisciples : en réalité le texte canonique vise plus loin un double but. Le laxisme de sa règle monastique était le grand reproche constamment adressé par les sectes rivales à la Communauté des Fils-du-Çâkya : c’était servir les besoins de la propagande que de mettre la réfutation de cette critique dans la bouche même du Prédestiné dès le début de sa prédication. Il ne convenait pas moins de prévenir à l’avance le néophyte du rôle considérable joué aussi bien dans la théorie que dans la pratique de la Bonne-Loi par cette prédilection affichée pour la « voie moyenne », autrement dit pour le « juste milieu » : nous aurons maintes occasions de le constater nous-mêmes.

Ce point épineux provisoirement écarté le Maître passe aussitôt à l’exposé de ce qui est toujours considéré par ses fidèles comme le cœur même de sa doctrine. Nous avons déjà assisté ci-dessus à la genèse de sa découverte : mais cette fois il ne la présente pas en train de se faire dans son esprit et ne reprend pas à nouveau, pour la dévider dans les deux sens, la série des Douze occasions réciproquement conditionnées. La nouvelle formule que les textes sont unanimes à lui prêter (et rien ne prouve qu’à quelques menues interpolations près il n’en soit pas l’auteur) affecte une tournure didactique et mnémotechnique à l’usage évident de catéchumènes. Définissant tour à tour en termes techniques l’existence, l’origine, la suppression et le traitement du mal, elle résume en quatre propositions la thérapeutique de la souffrance humaine. Toutefois il ne saurait échapper à personne que les deux premières thèses ne font que mettre en vedette les deux chaînons essentiels, Douleur et Désir, tandis que les deux suivantes se bornent à énoncer le résultat de sa rumination de la chaîne d’abord en ordre inverse, puis sous sa forme négative[57] (cf. supra, p. 170-1) ; la doctrine n’a pas fait un pas de plus :

I. « Voici la noble vérité sur la douleur : la naissance est douleur ; la vieillesse est douleur ; la maladie est douleur ; la mort est douleur ; la réunion avec ce que l’on n’aime pas est douleur ; la séparation d’avec ce que l’on aime est douleur ; bref, toute la trame de notre être est douleur. »

Une fois de plus notre point de départ est la constatation de l’existence du douhkha : il est clair que le mot ne désigne encore que la douleur humaine sous les formes variées qu’elle peut prendre, non seulement les souffrances physiques, mais aussi les afflictions morales ; il finira par signifier, par delà le mal de vivre, le mal métaphysique. Ce que nous avons traduit par « la trame de notre être » s’exprime en termes techniques par les « cinq agrégats (skandha[58]) » qui en s’agglomérant constituent cette mosaïque de mosaïques qu’est en fait notre illusoire, transitoire et misérable personnalité. La vieille dénomination de « nom et forme » distinguait déjà en nous des éléments physiques et mentaux (supra, p. 165) : le Bouddha trouva ces derniers déjà vaguement analysés et répartis par ordre croissant de subtilité en quatre catégories selon qu’ils sont du ressort de la sensibilité (plaisir, douleur, sensations), de l’intellect (notions, concepts) ou de la volonté (tendances, forces, volitions) et ressortissent finalement tous à la conscience du moi — entendez à ce sentiment universellement répandu et ridiculement erroné qui nous fait croire que nous sommes « quelqu’un », une entité substantielle et durable, et qui nous situe d’emblée au centre du monde en distinction d’avec lui. C’est cette illusion, de toutes la plus tenace et moralement la plus pernicieuse, que le Bouddha prendra particulièrement à tâche de combattre[59] ; mais, si différents que puissent être les points de vue dont on l’envisage, il est impossible de ne pas reconnaître dans l’antique définition indienne de l’âme une approximation de celle qu’en donnent nos vieux manuels de philosophie comme « ce qui pense, veut et sent » — et, est-il ajouté, en prend conscience.

II. « Voici la noble vérité sur l’origine de la douleur : c’est la soif qui mène de renaissance en renaissance, avec son cortège de plaisirs et de passions, cherchant çà et là son plaisir : la soif de plaisir, la soif d’existence, la soif de puissance ».

La « soif[60] » n’est autre que le désir, la convoitise, la concupiscence, bref cette avidité de jouissances qui renaît sans cesse de sa satisfaction même (« autant chercher à se désaltérer avec de l’eau salée ») et est à l’origine de toutes nos fautes comme de tous nos tourments. Le texte n’en énumère que trois sortes : mais, subdivisée à plaisir par les scholiastes, elle devient une hydre à cent huit têtes dont chacune inflige une particulière morsure à la pauvre humanité.

III. « Voici la noble vérité sur l’abolition de la douleur : c’est l’extinction de cette soif par le total anéantissement du désir, son bannissement, son rejet, la rupture de ses liens, sa suppression. »

Les deux premières Vérités nous ont retracé le tableau de l’existence humaine, constamment perturbée et endolorie, harcelée qu’elle est sans repos par l’aiguillon de l’insatiable désir ; mais, comme il est écrit, il n’existe rien qui ne suppose l’existence de son contraire[61]. De même qu’en contrepartie à l’état de maladie il y a celui de bonne santé, de même en antithèse à la peine, à l’inquiétude, à l’agitation de la condition humaine il y a un état de calme, de quiétude, de paix parfaite qu’on appelle le Nirvâna. Ne parlons pas à ce propos de plaisir ou de joie, de bonheur ou de béatitude : ce serait retomber dans le domaine et sous la domination des passions dont il importe au contraire de nous libérer totalement. L’obtention de cette suprême ataraxie est possible, sinon facile : la complète extinction du désir, en nous détachant des choses de ce monde, nous débarrassera ipso facto de l’humaine misère. Que souhaiter de plus ? Que demande l’homme qui succombe sous son fardeau[62], sinon d’en être déchargé une fois pour toutes ? Et ne devrait-il pas suffire à celui qui souffre qu’on lui apporte le soulagement de sa souffrance ? Nous y venons.

IV. « Voici la noble vérité sur le chemin qui mène à l’abolition de la douleur : c’est l’octuple noble chemin, à savoir : doctrine correcte, résolution correcte, parole correcte, action correcte, moyens d’existence corrects, effort correct, attention correcte, recueillement correct[63]. »

Après le mal, le diagnostic de son origine et le pronostic de son antidote vient la prescription du remède ; et celui-ci, à la portée de tous les gens de bien, n’apporte de nouveauté pour personne, sauf peut-être en sa fin. Le commentaire qu’on nous en donne achève de démontrer que les règles de la morale sont partout les mêmes. La doctrine correcte (1), autrement dite droite, juste et vraie, est naturellement l’orthodoxie bouddhique par opposition aux « vues » fausses des sectes hétérodoxes. La bonne résolution (2) est la ferme intention, la volonté réfléchie d’entrer dans la voie du détachement, de la bienveillance et de la miséricorde, en un mot de ne plus pécher « en pensée ». La voix (3) et l’activité (4) correctes suppriment de même toute occasion de pécher soit « en parole » (par mensonge, médisance, rudesse ou frivole bavardage), soit « en action » (par cruauté, vol ou luxure). Parmi les divers moyens d’existence (5) ou gagne-pain possibles, il convient évidemment d’écarter les métiers cruels, tels que ceux de boucher ou de chasseur, à cause du mauvais karma qu’inévitablement ils engendrent. L’effort ou application (6), contraire de l’indolence paresseuse qui s’abandonne aux mauvais penchants, est l’énergie virile avec laquelle il faut étouffer toute tendance coupable, née ou à naître, et au contraire susciter ou renforcer celles qui sont salutaires. La smriti (7), littéralement la « mémoire », n’est pas seulement la faculté de se représenter à volonté choses ou concepts ; c’est aussi la constante présence d’esprit, la possession de soi-même, la vigilance jamais en défaut avec laquelle on doit surveiller ses gestes, ses sentiments et ses pensées. Enfin par le samâdhi (8) ou « recueillement » il est fait appel aux méditations de plus en plus extatiques, familières à tous les yogui indiens, mais qui sortent du cercle ordinaire de nos exercices de piété.

Telles sont les « Quatre nobles vérités » ou, comme on pourrait aussi traduire, les Quatre vérités des (âmes) nobles, les Quatre axiomes des Purs, les Quatre dogmes des Saints. Telles quelles, elles resteront le morceau capital du catéchisme bouddhique. Bien qu’aucun texte ancien ne le stipule expressément, il saute aux yeux que le Bouddha a délibérément adopté la méthode des vieux praticiens de la « Science de la longévité[64] » ainsi que les Indiens appellent la médecine. À raison de l’application pratique que dès le début il entend faire des principes de sa doctrine, il ne pouvait agir autrement. Tour à tour, en bon thérapeute, il définit la maladie qu’il a entrepris de guérir, il en décèle la source, il s’en représente la cessation et en ordonne le remède ; et, pour l’instant, il ne veut rien savoir au delà : car, est-il écrit, de même que le vaste océan n’est pénétré que de la seule saveur du sel, la doctrine du Prédestiné est tout entière imprégnée du seul souci de la « délivrance ». Ne craignons pas d’insister sur le caractère rationnel de cette technique médicamentaire appliquée au mal moral. Cet être souffre : il faut le soulager. Sa guérison, il ne peut par définition l’attendre de la grâce divine, mais il ne doit pas non plus s’en remettre au hasard d’un aveugle destin. Il n’est pas davantage au pouvoir du Bouddha de lui octroyer d’office la santé ; car nul — même lui, nous ne l’ignorons pas — ne peut violenter les lois du karma. Il reste que le malade se l’obtienne à lui-même, non, comme le prétendent les brahmanes, à coup de macérations corporelles ou d’offrandes rituelles, les unes et les autres également vaines, mais grâce à une discipline mentale[65], conformément aux directives d’un docteur qui s’est révélé aussi expert que compatissant : car, soucieux de faire profiter tous les êtres de son expérience personnelle, éveillé il les éveille, désaltéré il les désaltère, apaisé il leur apporte la paix. Assurément le régime qu’il prescrit est purement préventif et, de l’aveu même des textes, n’agit que graduellement et à lointaine échéance[66]. Quand le mal est à ce point enraciné, il est trop tard pour l’attaquer directement : il n’est point d’intervention chirurgicale qui puisse extirper en un moment ce cancer des passions qui de toute antiquité ronge plus ou moins profondément toutes les âmes. Homme, estime-toi déjà trop heureux que ta souffrance ait une cause et que le Bouddha ait réussi à en découvrir la cause : car sur celle-ci du moins il t’est possible d’agir à la longue et par suite il te devient permis d’espérer un éventuel soulagement. La guérison parfaite, le Nirvâna absolu, te demandera peut-être pour son acquisition bien des années ou même bien des vies successives de vigilance, de restrictions et de contraintes continuelles. Le régime peut te paraître aussi rigoureux que lent à produire ses bienfaisants effets : l’important est que son efficacité te soit garantie si du moins tu crois à la transmigration des œuvres (à défaut des âmes), et si tu mets ton recours dans la Triade sacrée du Bouddha, de la Loi et de la Communauté.

L’autre face de la doctrine. — Quand le Bienheureux érigea ainsi pour la première fois les Quatre fermes piliers de la Bonne-Loi, les Cinq de la Bande fortunée, conformément à l’ordinaire cliché des textes, « se délectèrent à l’entendre », et tous, successivement, Kaoundinya en tête, le comprirent. Ils n’y eurent pas grand mérite. Visiblement leur ancien condisciple, devenu leur Maître, a paré au plus pressé. Il s’est hâté de leur indiquer le chemin tout frais frayé de la « Délivrance » : qui en sait tant sait pratiquement l’essentiel et peut déjà, comme firent les Cinq, se convertir de confiance et se laisser ordonner moine ; mais il est encore bien loin d’être entré dans le secret de la doctrine. Ainsi en cosmographie on commence par étudier le mouvement apparent des étoiles, et ce mouvement, pour irréel qu’il soit, permet aux navigateurs de reconnaître leur route et d’atteindre leur destination : toutefois leur crasse ignorance ne cessera que du jour où ils sauront que ce n’est là qu’une erreur grossière de nos sens et qu’en fait c’est notre terre qui tourne et non les astres. De même dans les trois grands systèmes philosophiques de l’Inde la connaissance se développe tour à tour sur deux plans bien différents, celui de l’expérience commune, que ne dépasse pas le vulgaire, et celui de la vérité ésotérique, apanage des seuls initiés. La formule étroitement anthropocentrique des Quatre vérités ne présente guère que le côté pragmatique et moralisateur de la pensée du Bouddha : il nous reste encore à apprendre de sa bouche de quelle insidieuse illusion nous sommes tous, tant que nous sommes, les trop complaisantes victimes. Notre salut ne sera vraiment assuré que du jour où nous saurons qu’une irrémédiable impermanence frappe tous les phénomènes aussi bien psychiques que physiques (par bonne chance les douloureux comme les autres), et que le fond des choses consiste justement en ceci qu’elles n’ont aucun fond. Et voici enfin que surgissent ces conceptions que le Maître lui-même déclarait difficilement intelligibles et dont le caractère abstrus l’a fait hésiter à en entreprendre la prédication. Avouons qu’en effet elles ne laissent pas d’exiger un certain entraînement au maniement des idées abstraites. Chacun, en une heure de pessimisme, se laissera persuader sans trop de peine que le monde extérieur soit pareil à un kaléidoscope toujours en mouvement et qui (contrairement à son nom) ne nous montrerait que de laides images et ne nous infligerait que des impressions pénibles : mais quand on ajoute que de ce kaléidoscope ni l’étui, ni les miroirs, ni les éléments colorés, ni le spectateur même n’ont d’existence substantielle et durable[67], il faut faire quelque effort pour tâcher de le concevoir clairement. Telle est pourtant la thèse fondamentale de la Bonne-Loi, et celle qui de tout temps l’a fait accuser par ses contradicteurs de n’être qu’un pur « nihilisme[68] » : à tort d’ailleurs, car, ainsi que l’a bien montré Th. Stcherbatsky, cette « vacuité », dont à travers toutes leurs subdivisions les sectes bouddhiques élaborèrent à l’envi la notion, ne doit pas être entendue comme « néant », mais comme « relativité ». On peut d’autant moins douter que le principe en remonte à l’enseignement de Câkya-mouni que seule cette conception confère son unité en même temps que son originalité à tout son système. Qu’il ait, ou non, dressé les interminables listes de dharma ou « normes » — entendez ici par ce mot à tout dire, les éléments ou facteurs derniers du monde des apparences, les grains (que ne réunit aucun fil !) du chapelet de nos états de conscience — peu importe : il a tout au moins fixé les lois de leurs fugaces apparitions[69]. Vraisemblablement aussi, dans sa préoccupation de compatissant thérapeute, il s’est avant tout intéressé aux retentissements de sa doctrine sur la destinée humaine, et il a laissé aux théoriciens postérieurs le soin de l’adapter à l’ensemble de l’univers. Un fait ne s’impose pas moins de toute évidence aux historiens de la philosophie : les tenants de la révélation védique ne s’inquiètent que de retrouver l’Un sous le Multiple et de dégager l’Être en soi du voile versicolore de la Mâyâ ; les rationalistes se plaisent à faire danser l’ondoyante Nature pour le divertissement et le dégoût final de l’immuable Esprit ; les bouddhistes se refusent à découvrir nulle part derrière les phénomènes aucune substance, aucune entité, aucun noumène. C’est ce qu’a bien noté Paul Oltramare : « Tandis que le Védânta affirme l’être et nie le devenir, tandis que le Sânkhya affirme à la fois l’être et le devenir, le bouddhisme nie l’être et ne garde que le devenir[70] ». À de tels dissentiments théoriques ne pouvaient que correspondre des conceptions non moins différentes du salut. Le Védantiste ne rêve pour son âme que de « non-dualité », de réabsorption dans le Grand Tout dont elle est une parcelle momentanément égarée. L’idéal pour l’adepte du Sânkhya est au contraire « l’isolation » totale de l’Esprit, son complet dépêtrement des liens où se plaît à l’enlacer la tentaculaire Nature. Le but que de son côté se propose le bouddhiste est la « cessation », l’abolition pure et simple, en ce qui le concerne, du train douloureux du samsâra. En léguant à ses disciples, comme fruit de ses études et de ses méditations, le double mot d’ordre de la « vacuité » et de la « suppression », le Bouddha (qu’il ait été ou non le premier à le proclamer sans aucune ambiguïté) s’est placé pour nous à la tête d’un des trois grands courants de la pensée indienne.

Nous ne pouvons ici qu’esquisser brièvement cette doctrine assez difficile à pénétrer, surtout pour des gens élevés comme nous dans des idées soi-disant spiritualistes, lesquelles ne sont en fait que l’héritage mal épuré des superstitions animistes de nos sauvages ancêtres. Une comparaison viendra, cette fois encore, à notre secours. Plaçons un Occidental devant une rivière : son premier soin va être de lui donner un nom et de relever son tracé depuis sa source jusqu’à son embouchure ; ce que faisant, il lui créera une apparente individualité entre toutes les rivières qui figurent sur les cartes. Cette première opération le retient sur le plan pratique de la recherche expérimentale. Si à présent on l’invite à philosopher, il discernera vite, comme jadis Héraclite, le caractère perpétuellement évanescent de l’écoulement des eaux ; mais on aura beaucoup plus de peine à lui faire admettre que leurs rives ne constituent pas en revanche un cadre solide et permanent. C’est à ce moment que commence son désaccord avec le bouddhiste : aux yeux de celui-ci non seulement le flot qui passe est fait d’une pluralité de phénomènes en apparition et disparition incessantes ; mais les bords mêmes qui en façonnent le cours et lui confèrent provisoirement un semblant de réalité ne sont pas moins inconstants que lui. Et ce n’est pas tout : il ne suffit pas que nous tombions d’accord — ce qui ne nous coûtera guère, puisque les Grecs l’ont dit — qu’on ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve ; il nous faut encore apprendre quelque chose de plus : le baigneur qui revient aujourd’hui à la même place de bain qu’hier n’est pas davantage le même homme. Ainsi que la rivière n’est que la fuite de milliers de gouttes d’eau distinctes entre des rives toujours changeantes, ainsi ce que nous appelons notre moi n’est qu’un flux d’états de conscience défilant à travers un organisme psycho-physique d’autant plus instable qu’il n’a pas d’existence réelle en dehors d’eux. Bref, les moules où se coule notre perception des choses ne sont pas moins illusoires qu’elles ; éléments formatifs, formations et formes s’évanouissent finalement dans le même mirage ; en termes techniques, les coefficients ou samskâra ne sont pas moins impermanents que les dharma qu’ils coefficient[71]… — Mais, objectera-t-on, si l’on a besoin de traverser la rivière, c’est en vain que l’on attendra qu’elle ait fini de couler. — En effet : l’expérience apprend qu’il y a une certaine suite dans les choses, et pour en rendre compte le Bouddha enseigne qu’entre ces dharma multiples, tous distincts et tous momentanés, il existe une loi de dépendance causale qui les organise en séries continues[72]. C’est même cette spécieuse continuité qui, décevant les ignorants et les sots, les fait tomber dans la pire des erreurs, à savoir la croyance en l’existence substantielle de leur moi personnel. Une fois cette hérésie dissipée, tout s’éclaire dans l’esprit du disciple comme dans le système du Maître. L’homme se reconnaît enfin pour n’être que le siège irréel et passager d’une fuyante série de phénomènes mentaux — les seuls, est-il écrit, qui comptent. Non seulement embryon, enfant, adulte, vieillard, il est toujours en état de transformation, mais à aucun moment de sa vie il n’est celui qu’il était l’instant d’avant. Dès lors il devient superflu de se demander si l’individu qui renaît est le même que celui qui remeurt, ou un autre. N’étant plus une entité, il ne peut être, pour emprunter le mot du biologiste Le Dantec, rien de plus qu’une « histoire » ; et la fatale aventure « karmique » dont incidemment il se croit le héros est destinée à se poursuivre sans trêve, de réincarnation en réincarnation, tant que lui-même ou l’un de ses inconscients continuateurs n’aura pas eu les yeux déssillés par la parole du Maître. Mais une fois qu’il sera éclairé sur l’impermanence et l’insubstantialité de son moi comme du monde, la futilité des désirs lui apparaîtra en même temps que l’inanité de leurs objets. Les passions égoïstes qui le lient au cycle du Samsâra — à la grande Roue qui, remarquez-le, tourne perpétuellement à l’arrière-plan de ces vues — se détacheront spontanément de sa transitoire personne. Les « attachements » qui sont la cause de la renaissance et de la remort (car la vie ne dure qu’en vertu du désir de vivre[73]) perdront soudain toute leur force adhésive, ainsi que l’eau roule sans la mouiller sur la feuille lisse du lotus ; et alors se dessinera enfin pour lui la possibilité de couper radicalement court au flux des dharma en accédant à celui d’entre eux qui seul est non-coefficié, inconditionné, impassible, immuable, à savoir le Nirvâna. Tout cela se tient de façon fort cohérente : aussi à mesure que les tendances spéculatives prendront le pas dans les écoles sur les préoccupations moralisantes, c’est le résumé de cette théorie qui paraîtra concentrer le mieux l’essence même de la Bonne-Loi et finira par s’inscrire couramment sur les objets de piété :

Les dharma naissent tous d’une cause ;
De tous le Prédestiné a dit la cause ;
Il en a dit aussi l’abolition :
Telle est la doctrine du grand çramane.

Ainsi s’énonce ce qu’on pourrait appeler la cinquième grande vérité, celle de la « vacuité » universelle. Nous verrons bientôt (p. 225) l’effet fulgurant que peut produire sur des âmes déjà rompues aux méditations philosophiques le simple énoncé de cette stance : ce qu’il nous faut retenir pour l’instant, c’est que ce nouveau credo ne dérive pas moins directement que l’autre de la Formule des douze Occasions coordonnées. Celle-ci offre en effet deux aspects bien distincts selon qu’on y cherche un soulagement au mal de l’existence ou qu’au contraire on n’y considère que le jeu causal des dépendances réciproques. Ainsi les besoins logiques de l’intellect n’y trouvent pas moins leur compte que les aspirations sentimentales du cœur. Aux disciples de concevoir grâce à elle le principe qui commande l’évolution de tous les phénomènes et d’apercevoir du même coup à travers le caractère périssable du moi comme du monde l’unique chance de se soustraire à ce mécanisme douloureux. C’est pour les y aider que le Maître a dans sa prédication inlassablement repris et commenté la Formule initiale en partant tour à tour de l’un ou de l’autre de ces points de vue : tandis que les quatre propositions de son sermon inaugural en exposent l’application pratique, la stance qui proclame l’universelle contingence des causes et des effets en résume brièvement l’esprit. L’un en représente la face morale, l’autre la face métaphysique ; mais cette dernière est encore lettre à peu près close pour la Bande bénie des cinq premiers néophytes. C’est à peine si la première des Quatre nobles vérités fait en passant allusion (p. 201) au caractère composite des cinq « agrégats » hétérogènes dont l’éphémère assemblage donne épisodiquement naissance à ce que chacun prend pour sa personnalité : un second sermon va bientôt achever de dissiper cette erreur de la façon la plus minutieuse. Successivement, à propos de chacun des cinq skandha le Maître demande sans se lasser à ses disciples : « Est-il éternel ou périssable ? — Il est périssable. — Ce qui est périssable cause-t-il peine ou plaisir ? — Cela cause peine. — Ce qui est périssable, pénible, sujet au changement, puis-je considérer que c’est à moi, que je suis cela, que cela est mon moi ? — Évidemment non, Seigneur[74] ! » Et ainsi il devient clair qu’en définitive il n’y a pas de moi. Notons tout de suite que quand il s’agira également d’éclairer les esprits des anachorètes d’Ouroubilvâ aussitôt après leur conversion, le Bouddha procédera de même ; seulement cette fois, il prendra pour refrain de son homélie l’autre métaphore qu’Héraclite a également rendue familière à l’Occident, non plus celle du flux, mais celle de la flamme. Ce sera le tour de chacun de nos six sens, de son objet, de son contact avec cet objet, de la sensation que ce contact donne et de l’impression agréable, désagréable ou indifférente qui en résulte, d’être embrasés et consumés dans le feu attisé par les trois passions attelées au moyen de la Roue, et qui en sont les forces motrices, Lubricité, Animosité, Stupidité[75]. Dans l’une comme dans l’autre occasion le Bienheureux obtient le résultat qu’il recherche. Ainsi instruit, le disciple se dégoûte de l’illusion de son moi comme de la fantasmagorie du monde : « Dégoûté, il se libère de ses passions ; libéré, il prend conscience de sa délivrance ; le cours des renaissances est arrêté, la vertu pratiquée, le devoir rempli : il n’y aura plus pour lui de retour ici-bas ». Où il n’y avait tout à l’heure que des moines, il y a à présent des saints. Ceci bien entendu, il n’en reste pas moins que la Première prédication du Prédestiné se borne à énoncer les Quatre vérités : c’est là pour un début assez de nouveautés jamais encore entendues. Toutefois afin de les faire mieux entrer dans l’esprit de ses cinq auditeurs le Maître les reprend par trois fois. Chacune d’elles, tour à tour, est exposée ; chacune doit être comprise ; chacune est pleinement comprise ; et comme elles sont au nombre de quatre, la « Roue de la Loi » mise en branle par le Bienheureux, et avant lui par nul autre que les Bouddhas ses prédécesseurs, est dite « tourner à trois tours » et « de douze manières[76] ».

Le symbolisme de la roue. — Bien que nous nous occupions avant tout de la vie et non de la doctrine de Çâkya-mouni, nous ne pourrons nous dispenser dans nos conclusions de risquer un jugement d’ensemble sur le message qu’il a laissé à l’adresse de la postérité. Plus urgent est présentement le besoin de quelques explications au sujet du symbole qu’ont adopté les bouddhistes pour désigner et figurer la Prédication de leur Maître : il n’y aura pas à les chercher bien loin. On sait déjà que le tchakra était le premier des sept trésors attitrés du Monarque universel ou Tchakra-vartin (litt. « celui qui fait rouler la roue ») ; comme celle-ci se souvenait obscurément d’avoir été jadis le soleil, c’est à l’orient qu’elle se manifestait lors de l’avènement du roi prédestiné, et c’est à partir de ce point cardinal qu’elle le précédait dans la marche triomphale qui devait lui assurer la suzeraineté de toutes les régions de la terre. On n’a pas oublié non plus qu’il ne tenait qu’au Bodhisattva de devenir le souverain de l’univers : s’il a préféré ne conquérir qu’un empire spirituel, il n’y avait aucune raison pour que, dans les imaginations indiennes, cet empire se conquît autrement que la souveraineté politique. La métaphore valait aussi bien pour les âmes que pour les corps. C’est ainsi que « la mise en branle de la roue de la loi[77] » est devenue synonyme de la « Première prédication[78] », en tant que celle-ci inaugure l’établissement d’un nouvel ordre moral dans le monde. Comme l’a fait remarquer depuis longtemps Rhys Davids, l’expression équivaut à la formule chrétienne prédisant l’ « avènement sur la terre du royaume de Dieu ».

Jusqu’ici tout va bien, et l’on se meut à l’aise dans le domaine des idées pures ; mais voici que la métaphore ne tarde pas à se concrétiser. Au moment précis du premier sermon, le Lalita-vistara se croit obligé de faire apporter à Çâkya-mouni, par un Bodhisattva spécialement préposé à cette fonction, une roue merveilleuse, tout incrustée de pierreries et complète avec son moyen, sa jante, ses mille rais et (comme il convient à un antique symbole solaire) ses « mille rayons de lumière[79] ». Comme bien on pense, les vieux imagiers s’étaient depuis longtemps emparés de ce moyen de figurer la Bonne parole. Les marchands d’objets de piété qui tenaient boutique au Parc-des-Gazelles furent sans doute les premiers à s’aviser de fabriquer de ces roues et de les vendre à titre d’ex-voto ou de mémento. Se conformant à la coutume vite établie, c’est de ce même symbole qu’Açoka couronne le pilier qui, élevé par lui sur le site de la Première prédication, porte gravé sur son fût un édit impérial proscrivant les schismes à l’intérieur de la Communauté. À son tour la vieille école indienne de sculpture représente la Première prédication par une roue juchée sur un trône entre deux oriflammes ; et quand, pour la première fois, l’école indo-grecque installe le Bouddha sur son siège et l’entoure de la Bande des Cinq, elle continue à se conformer à la tradition en lui gardant sous la main une roue, accostée ou non de deux gazelles[80]. En dépit de son goût pour la symétrie, elle a dû s’accommoder également du nombre impair des auditeurs ; mais le fait le plus notable est que ceux-ci sont déjà représentés sous l’aspect de moines bouddhiques[81]. C’est là le point capital qu’on veut que nous retenions. Avec la mise en branle de la roue de la Loi la Communauté est fondée : Première prédication et institution de l’ordre bouddhique sont des faits exactement simultanés. Désormais la Triade sacrée du Bouddha, du Dharma et du Sangha est complète et s’offre à assurer le salut de quiconque mettra en elle son recours.

On voudrait en demeurer là : mais la pente du symbolisme est terriblement glissante. Peu à peu, à l’usage, de même que l’idole usurpe la place du dieu, l’objet concret se substitue à l’idée qu’il évoque, et toujours la lettre finit par tuer l’esprit. De cette lente dégradation des valeurs spirituelles, la roue bouddhique de la Bonne-Loi nous offre un lamentable exemple. La doctrine et son inséparable symbole se sont propagés de compagnie et maintenus jusqu’à nos jours dans une partie de l’Asie ; et là même où la révolution de la roue ne pouvait plus signifier la prédication d’un nouvel évangile, elle équivalait toujours, prise en son sens figuré, à la récitation des saintes Écritures. Or, comme chacun sait, il n’est point de pratique de piété plus méritoire. Dès lors, pour des gens obtus mais avides de mérites, la tentation était grande de réaliser matériellement la métaphore ; et quel meilleur expédient imaginer que d’enrouler des textes sacrés sur de petits cerceaux de bois ou de métal que l’on fera tourner à longueur de journée ? Ainsi sont nés, à l’usage des moines tibétains et mongols, ces pieux hochets, sortes de crécelles ou de tournettes, faits d’un cylindre mobile autour d’un pivot qui leur sert en même temps de manche. Mais pourquoi s’arrêter en si beau chemin ? Une roue peut aussi se faire tourner mécaniquement ; et, de déchéance en déchéance, nous aboutissons à ces « moulins à prières[82] », moulins à eau ou moulins à vent, qui, dévidant sans arrêt un chapelet sans fin de banderoles édifiantes, sont censés accumuler les bénédictions sur les couvents lamaïques qui les entretiennent en mouvement… Que penserait le Bouddha — lui, l’ennemi-né de toutes les superstitions — devant ces misérables jouets d’une dévotion barbare et purement machinale ? Sans doute la primitive Communauté n’avait pas prévu que l’incompréhension des symboles pût jamais être poussée si loin et tomber aussi bas.


  1. LV p. 13. — Pour une étude minutieuse des épisodes intervenant entre la Sambodhi et la première prédication nous renvoyons le lecteur à l’ouvrage que nous venons de citer d’E. Tuneld, Recherches etc. (supra note à la p. 175, 46).
  2. La preuve en est que, d’accord avec BC XIV 94, la vieille complainte insérée dans le LV p. 385 ne compte que sept jours ; cf. E. Tuneld p. 115.
  3. Marc I 9-11 ; Mathieu II 13-17 ; Luc II 21-2.
  4. Cf. E. Tuneld p. 45-53 et 104-111 pour l’emploi des sept semaines selon les divers textes.
  5. En skt Bodhi-manda.
  6. Sur le Ratna-griha-caitya v. NK p. 78 et Hiuan-tsang J I p. 471 ; B II p. 123 ; W II p. 121.
  7. LV p. 371.
  8. Skt cankrama.
  9. C’est l’Animisha-locana-caitya ; toutefois le MVU III p. 281 place cette contemplation pendant la deuxième et non la troisième semaine.
  10. Cette semaine est ordinairement numérotée la cinquième ; l’épisode de Mucilinda manque dans BC. Cf. E. Tuneld p. 64-75.
  11. V. AgbG fig. 521, 560. Les photographies d’Angkor ont vulgarisé la connaissance du riche parti décoratif que l’art du Cambodge a subsidiairement tiré de ce motif.
  12. C’est pourquoi le morceau revient dans le MPS et le DA (cf. infra p. 303).
  13. Ce sont les quatre parishad des bhikshu, bhikshuṇî, upâsaka et upâsikâ.
  14. Le Mâra-samyutta ne connaît pas la transformation en vieilles (Windisch p. 126), et la NK se refuse à croire que le toujours compatissant Buddha ait joué à ces Apsaras un si mauvais tour. Dans le MVU III p. 283 c’est sous la forme de vieilles femmes que les nymphes célestes abordent le Buddha. Cf. E. Tuneld p. 92 s.
  15. Le LV et le MVU sont au fond d’accord, car le premier spécifie (p. 381 l. 18) que l’arbre Târâyaṇa appartient à un bois de kshirikâ. Au contraire la NK attribue la cinquième semaine à l’Ajapâla-nyagrodha et la septième à l’arbre Râjâyatana.
  16. Il en ira de même de l’artisan Cunda, le donateur du dernier repas avant le Nirvâṇa (supra p. 304).
  17. Sur cette auto-ordination (svâm-upasampadâ) v. MVU I p. 2 l. 15 et cf. Milinda-pañha p. 15 ; trad. Finot p. 128-9.
  18. Cf. la note de la p. 117, 46.
  19. Il n’y a aucun compte à tenir du fait qu’une des complaintes recueillies par le LV (p. 387 l. 7-10) fait aussi jeter par le Buddha et transporter au ciel de Brahma ce second bol (pâtra).
  20. Skt haṃsa.
  21. « Pur sang » se dit âjaneya.
  22. Le MVU III p. 303 renversela direction et fait de l’Ukkala un pays du Nord ; selon la NK les marchands vont vers l’Est.
  23. La NK préfère l’intervention d’une divinité officieuse ; l’ANS p. 239 utilise les deux procédés.
  24. Il s’agit d’un madhu-tarpana analogue à ceux dont les traités médicaux fournissent la recette, note le Dr J. Filliozat.
  25. Le MVA ne mentionne que les bols de pierre.
  26. AgbG fig. 208 et 210 et cf. I p. 416.
  27. AgbG fig. 211 et I p. 420 ; Fa-hien B p. 32 et 78 ; Hiuan-tsang J I p. 106 et 482 ; B I p. 90 et II p. 129 ; W I p. 202 et II p. 130.
  28. AgbG fig. 440 et Ajaṇtâ pl. 50.
  29. Hiuan-tsang J I p. 33 ; B I p. 41 ; W I p. 111-2. D’une part on a dû jouer sur le nom de Bhallika pour en faire un Bactrien (Bahlika), et d’autre part trapusha est aussi le nom de l’étain que l’Inde faisait venir de la côte opposée du golfe du Bengale.
  30. Skt adhyeshaṇa ou yâcana ; cf. E. Tuneld p. 123-190.
  31. Le terme technique est prathama-abhisambuddha ; cf. MVA I 5 ; LV p. 392 s. ; MVU III p. 313 s. ; ANS p. 241, etc.
  32. Il s’agit, bien entendu, du dieu Brahmâ, au masculin, personnification du brahman neutre.
  33. AgbG fig. 224-5.
  34. Hiuan-tsang J I p. 483 ; B II p. 130 ; W II p. 131.
  35. Cf. supra p. 234 pour Çuddhodana et p. 274 pour Mâyâ.
  36. L’ANS p. 242 et la NK p. 81 (laquelle intervertit les noms) disent « depuis la veille au soir ».
  37. Cf. supra p. 217 et infra la note à la l. 41 de cette page.
  38. LV p. 405-6 ; la traduction française n’a pas saisi le sens de ce passage. Cf. MVU III p. 325-6 et ANS p. 245-6.
  39. DA p. 393 ; il faut dire que la légende s’est déjà édulcorée et que le Buddha est censé avoir été « célébré » (saṃstuta) par Upagaṇa (sic).
  40. Manual p. 189.
  41. La ligne directe de chemin de fer entre Patna et Gayâ mesure 96 milles, soit 155 kilomètres.
  42. Discussion de motifs parallèles dans W. N. Brown, The Indian and Christian miracles of Walking on the Water (Chicago-London, 1928) ; il conviendra également de se reporter à ce texte à propos de la p. 301.
  43. Ils emploient le terme pâtra ; plus tard les vieilles idées indiennes sur le mérite des aumônes se modifièrent au contact de l’Occident.
  44. En hindi « Kâçî-jî-kî-jay ! ».
  45. Des deux interprétations de ce titre par le DA (p. 379 l. 22 et 402 l. 9 d’une part, et p. 381 l. 23 d’autre part) nous choisissons la première.
  46. La roupie qui valait alors 1 fr. 75 or compte seize anna valant chacun quatre païsa valant chacun quinze kaouri.
  47. Cf. Daya Ram Sahni, Catalogue of the Museum of Archæology at Sârnâth (Calcutta, 1914).
  48. Kanauj (ou Canodge) est l’ancien Kanyakubja (grec Kanogidza).
  49. Skt gandhu-kuṭî : cf. le célèbre médaillon de Barhut représentant le don du Jetavana (supra p. 238).
  50. Mûla-gandha-kuṭî (cf. Revealing India’s Past p. 128 et 230).
  51. Au lieu de Ṛshivadana, Ṛshi-patana (cf. supra p. 179).
  52. Au lieu de Mṛga-dâva, Mṛga-dâya ; cf. MVU I p. 351 s. et Ajaṇtâ pl. 85.
  53. Sur les cinq feux cf. supra p. 136.
  54. L’ANS est (p. 248) d’accord sur ce point avec le LV (p. 408 l. 3) ; le MVA et la NK (p. 81) disent le contraire ; le MVU III p. 429 n’en dit rien. Sur Kaundinya cf. supra p. 203 in fine et 213.
  55. Tel est le meilleur équivalent que nous trouvions au skt âyushmant, littt « destiné à vivre une longue vie ».
  56. Sur ce point v. LV p. 416 s. ; MVU III p. 331 s. ; MVA I 6, 177 s.
  57. Le LV marque expressément la connexion entre les deux formules.
  58. Les noms des cinq skandha sont rûpa (désignant les corps matériels caractérisés par l’impénétrabilité), vedanâ, sañjñâ, saṃskâra et vijñâna (ces quatre derniers d’ordre mental, caitta ou caitasika) ; bien entendu il ne s’agit que des upâdâna-skandha de l’homme ordinaire (pṛthag-jana), encore sous l’influence des passions. Pour leurs subdivisions comme pour les listes des 12 âyatana et des 18 dhâtu se reporter à Rhys Davids, Buddhism p. 90 s. ; BT p. 487 s. ; Th. Stcherbatsky, Central Conception of Buddhism p. 95 s. ; BPh p. 83 s. etc.
  59. Cette erreur, de toutes la plus funeste, s’appelle la satkâya-dṛshṭi (pâli sakkâya-diṭṭhi) ou théorie de la permanence du moi.
  60. V. taṇhâ (skt tṛshṇâ) dans le Dictionnaire pâli de Childers. Nous avons traduit vibhava° ou vibhûti° par « puissance » : le contexte semble prouver qu’il s’agit bien de cette soif d’expansion, de ce désir de conquête, de cette volonté de puissance dont le monde vient encore de faire la cruelle expérience sous le déguisement du « nécessaire espace vital », et contre quoi le ch. xvi de la Bhagavad-gîtâ prononce déjà un si éloquent réquisitoire. Mais, mettant à profit le double sens tantôt négatif et tantôt amplificatif du préfixe vi, les exégètes n’ont pas tardé, pour la commodité de leurs polémiques, à traduire au contraire ce mot par « inexistence » : avec la « soif d’existence » et la « soif d’inexistence » ils pouvaient en effet brandir le texte sacré pour condamner tantôt les Éternalistes (Çâçvata-vâdin) qui professaient la croyance à la survivance d’une âme substantielle, et tantôt les Annihilationnistes (Ucchedavâdin) qui, niant toute espèce de survivance, arrêtaient à la mort de l’individu le déroulement du karma et niaient ainsi la rétribution morale des œuvres dans une autre existence. Il se peut d’ailleurs que l’expression de vibhava-tṛshṇâ ait été interpolée à cette intention. — La parabole de l’eau salée revient fréquemment (cf. LV p. 184 l. 15 ; 242, l. 14 ; 324, l. 3-4 etc.).
  61. NK p. 4, inspirée du Buddha-vaṃça.
  62. Sur l’apologue du fardeau (les skandha), du porteur du fardeau (l’individu), de la prise en charge du fardeau (par le désir) et de la déposition du fardeau (par la suppression du désir) v. Saṃyutta-nikâya xxii, 22, trad. dans BT p. 159 : encore faut-il que l’homme ne préfère pas, comme le bûcheron de la fable mis en présence de la Mort, qu’on l’aide à se recharger de son faix.
  63. Les noms skt des huit branches de l’ashṭanga-mârga sont dans l’ordre dṛshṭi, sankalpa, vâk, karmânta, âjîva, vyâyâma, smṛti, samâdhi, chacun précédé de samyak qui spécifie leur « correction » et s’oppose à mithyâ (faux, erroné, fautif). Le DA (p. 124 et 265) n’a garde d’oublier parmi les épithètes du Buddha le fait d’être le « montreur de l’octuple chemin ». Un commentaire mot à mot est censé donné par Çâriputra dans le Saccavibhanga (Fankfurter Handbook of Pâli p. 127).
  64. Skt âyur-veda. Le Buddha est très souvent dans le LV appelé le meilleur des vaidya ou médecins. M. P. Demiéville a réuni dans le Hôbôgirin (p. 228-230) nombre de textes soulignant expressément le caractère médical de la formule des quatre vérités.
  65. En termes techniques indiens le salut est pour les bouddhistes une question de vinaya et non de tapas ou de kratu-kriyâ.
  66. La comparaison entre le jeu de l’Océan et le caractère graduel de la médication est également dans le CVA IX 1, 4.
  67. En l’espèce l’étui serait les saṃskâra, les miroirs les six âyatana, les éléments colorés les dharma, mais il n’y a pas de sujet substantiel de leur connaissance, pas de dharmin.
  68. Les bouddhistes sont souvent traités de nâstika, de « gens qui professent qu’il n’y a rien ». Cf. l’exposé de la doctrine dans LV p. 175 ou 419 ; v. aussi p. 339 l. 22, p. 393 l. 7 et 12 et p. 436 l. 15, etc.
  69. C’est ce qu’a bien montré Th. Stcherbatsky dans Central Conception of Buddhism and the meaning of the word Dharma (Londres, 1928). Le mot Dharma qui signifie tour à tour « norme, statut, coutume, droit, justice, loi, devoir, moralité, religion, etc. » prend ici le sens technique de facteur ultime des apparences, car il faut bien qu’à un moment donné la décomposition des agrégats en leurs éléments composants s’arrête. Notez à ce propos que la vieille doctrine ignore encore la théorie atomique.
  70. P. Oltramare, Histoire des idées théosophiques dans l’Inde, II p. 166 (Paris 1923).
  71. C’est ce qu’Indra proclame solennellement à l’heure du Pari-nirvâna (supra p. 314).
  72. Skt santâna ou encore hetu-kriyâ-paramparâ, « succession des causes et effets » (LV, p. 393 l. 8).
  73. C’est l’attachement à l’existence qui y fait revenir (BT p. 161).
  74. MVA i 6, 38 ; MVU III p. 337 ; ANS p. 255-6.
  75. MVA I 21.
  76. On obtient ainsi le tableau suivant :
    i ii iii iv
    1. La douleur
    Duḥkham
    son origine
    samudayaḥ
    sa suppression
    nirodhaḥ
    la voie de celle-ci
    pratipad
    2. doit être approfondie
    parijñeyam
    doit être écartée
    prahâtavyaḥ
    doit être perçue
    sâkshât-kartavyaḥ
    doit être réalisée
    bhâvayitavyâ
    3. a été approfondie
    parijñâtam
    a été écartée
    prahîṇaḥ
    a été perçue
    sâkshât-kritaḥ
    a été réalisée
    bhâvitâ

  77. Cf. supra p. 52 et 78 : le sens de « disque » est ici écarté pour celui de « roue ».
  78. On ne manquait pas d’autres métaphores ; les habitants des trois mille grands chiliocosmes sont censés inviter le Buddha à faire pleuvoir la pluie, à lever l’étendard, à souffler dans la conque et à battre le tambour de sa Loi (LV p. 413 l. 17)
  79. LV p. 415 : Il va de soi que cette roue est celle qu’ont déjà fait tourner tous les Bouddhas ses prédecesseurs.
  80. AgbG fig. 208-9, 218, 220, 221 etc.
  81. Les cinq ont été subitement transformés en moines par une simple parole du Maître (cf. supra p. 212).
  82. V. L. A. Waddell, Lamaism p. 45, 172, 573 pour des images de prayer-wheels. Ces pieux hochets sont aussi en usage au Japon.