La Vie du Bouddha (Foucher)/Chapitre IV

Payot (p. 90-111).

CHAPITRE IV

ENFANCE ET JEUNESSE. — II. LA VOCATION RELIGIEUSE

Jusqu’ici nous n’avons vu mener à Siddhârtha que l’existence accoutumée de tous les jeunes gens de sa caste et de son temps : aussi la connaissance des antiquités de l’Inde, que nous devons à tantôt deux siècles d’investigations érudites, nous a-t-elle beaucoup aidés à en restituer une image approximative. Il est grand temps de nous rappeler que nous n’avons pas affaire à un homme ordinaire ; et il ne faut pas nous dissimuler qu’à mesure que le « fils-de-roi » se transforme en chercheur et finalement en inventeur d’une nouvelle méthode de salut, notre tentative de le suivre à travers ces métamorphoses s’avérera de plus en plus ardue. Assurément le décor extérieur de la mission du prophète indien continuera de nous être assez bien connu ; le point délicat sera de retracer avec quelque exactitude l’évolution psychologique qui va d’abord d’un banal héritier présomptif faire un ascète, puis d’un ascète entre tant d’autres l’un des Sauveurs de l’humanité. C’est déjà à grand-peine (le lecteur ne s’en sera que trop aperçu) que nous avons pu tant bien que mal rétablir, à travers un tel rideau d’années et tant de nuages d’encens, le comportement probable d’un prince du nord du bassin du Gange au ve siècle avant notre ère : combien plus difficile nous apparaît d’avance la tâche de lire dans son âme — et, complication de plus, dans une âme exceptionnelle — alors que nous avons déjà appris à tant nous défier des déformations tendancieuses des textes sacrés. Par bonne chance, en ce qui concerne le premier stade de la transformation du Bodhisattva, nous voulons dire le déclenchement de sa vocation, nous ne sommes pas réduits au seul témoignage des Écritures bouddhiques. Siddhârtha n’est pas le premier Indien qui ait renoncé aux plaisirs et aux ennuis du monde, et il n’a pas été non plus le dernier ; plusieurs de ses contemporains ont été ses rivaux en sainteté, à commencer par le fondateur du Djaïnisme ; et enfin les annales de nos propres congrégations fourmillent de cas analogues. Ne nous alarmons donc pas trop vite : le sol ne risque pas encore de se dérober sous nos pas.

Du prince au moine. — En quelque contrée qu’il naisse, l’homme ne peut plus ignorer (cela lui a été dit et répété en trop de langues) qu’il est fatalement confronté avec l’énigme de sa destinée : « D’où vient-il ? Où va-t-il ? À quoi rime ce monde ? Comment même se fait-il qu’il y ait un monde ?… » Autant de questions qui dépassent le champ de vision de l’esprit humain. Le commun des mortels vaque sans y penser à ses petites affaires et meurt sans même avoir essayé de comprendre pourquoi il a vécu : qui osera dire que c’est le parti le plus sage ? Les âmes énergiques, mais basses, — les Asouras, comme les appellent les Indiens — trouvent un dérivatif approprié à leurs goûts dans une recherche effrénée de la jouissance ou de la puissance, depuis le brigand jusqu’au dictateur, et leurs contemporains savent ce qu’il leur en coûte. D’autres âmes, infiniment plus délicates, mais non exemptes de quelque faiblesse congénitale, se réfugient, sinon dans le suicide, du moins dans le semi-suicide moral qu’est l’état monastique : car si le moine peut être le zélateur de quelque noble cause, il est sûrement le déserteur de tous les humbles devoirs. À mi-chemin entre ces deux solutions extrêmes, — celle du jouisseur impénitent ou celle du pénitent abstentionniste — religions et philosophies essaient, chacune à sa manière, de concilier l’acceptation des obligations mondaines et leur cortège de compromissions inévitables avec la préservation de leur idéal de pureté éthique ; ce n’est pas dans une autre intention que la plupart réprouvent l’égoïsme et exaltent l’esprit de sacrifice et de résignation. L’Inde même, cette antique mère de tant de religieux fainéants, a de bonne heure proposé à ses fils un mode d’agir affranchi de toute flétrissure par la vertu du détachement intérieur, lequel purifie à l’avance toute action des souillures qu’elle entraîne. Mais cette virile doctrine, la plus vigoureuse réfutation de « l’objecteur de conscience » qui ait jamais été écrite, ne s’est exprimée dans les magnifiques stances de la Bhagavad-Gitâ que bien après la naissance de Siddhârtha. De son temps les idées d’activité humaine et de moralité spirituelle étaient considérées par tous les penseurs de la région gangétique, apparemment efféminés par un climat amollissant, comme s’excluant l’une l’autre ; et les plus grands esprits, en dépit de leur originalité propre, ne se dégagent jamais entièrement des préjugés de leur milieu. Avec tous ses contemporains et compatriotes le Bouddha a eu foi en la transmigration des âmes ; avec eux aussi il a cru « qu’il n’y a de salut que hors de la maison », entendez dans l’abandon total de la vie de famille pour l’existence vagabonde du bhikshou, littéralement du « mendiant ». Les plus vieux textes censés tombés de sa bouche nous le répètent à satiété : « C’est une sujétion que la vie laïque, c’est un état plein d’impureté. C’est à ciel ouvert que se mène la vie religieuse ; comme il pensait ainsi, il sortit du monde[1]. »

Telle est l’idée dominante qu’il nous faut désormais avoir toujours présente à la pensée : le Bodhisattva va se faire moine, et, qui plus est, moine errant et mendiant ; et, ce faisant, il ne fera que se conformer à la coutume de ceux qui, dans son entourage, cherchaient dès lors une solution à l’insoluble problème de la destinée. Qu’elle nous agrée ou non, c’est en fonction de cette idée directrice que nous devons poursuivre notre examen critique des textes bouddhiques. Sûrs d’être entièrement d’accord avec eux sur le fond des choses, nous trouverons peut-être dans la façon dont ils les présentent matière à quelque utile réflexion, voire même à quelque délectation littéraire : car on ne peut contester aux Indiens leur talent de narrateurs. Instruits par l’expérience, nous n’attendrons pas d’eux une explication raisonnée et raisonnable de la vocation du Prédestiné. Nous savons déjà qu’à les en croire celle-ci s’élaborait depuis des âges incalculables, que d’innombrables existences antérieures lui avaient apporté chacune leur contribution, et que trente-deux Bouddhas du passé, à commencer par Dîpankara, l’avaient prophétisée. Heureux ceux qui croient connaître les origines des choses ; pour nous, nous n’en demandons pas tant, et n’éprouvons ni désir ni besoin de remonter par delà la vie historique du Bodhisattva. Tout ce qu’il nous intéresserait d’apprendre, c’est si, au cours de son enfance et de sa jeunesse dernières, aucun incident n’est venu dévoiler ou même stimuler les secrètes aspirations qui devaient finalement l’emporter dans son cœur, et le décider à rompre les liens, pourtant si forts ou si doux, qui le retenaient dans le siècle. Que notre curiosité se rassure : la piété des générations postérieures n’a pas manqué d’y penser avant nous. La tradition, aussi bien écrite que figurée, ne connaît pas moins de trois de ces sortes d’épisodes préparatoires, à savoir la « Première méditation », les « Quatre sorties » et « l’Instigation » au Grand départ. Revenons donc en arrière jusqu’au lendemain de la naissance de Siddhârtha et, grâce à ces trois jalons, tâchons de suivre derrière la brillante façade de sa vie princière le mystérieux cheminement du courant de pensées qui ne va pas tarder à jaillir au jour et à balayer d’un seul coup tout l’édifice écroulé de sa condition sociale, jusques et y compris son nom.

La première méditation. — C’est à l’occasion d’une partie de campagne « au village des laboureurs[2] » que se serait manifesté le premier signe annonciateur de la vocation religieuse du Bodhisattva : sur ce point tous les textes s’accordent. L’un d’eux veut même que l’incident soit survenu pendant une « fête des semailles », à laquelle le roi Çouddhodana prenait part avec toute sa cour. Le petit prince était encore en bas âge ; son père l’emmène néanmoins avec lui et le fait installer dans son berceau à l’ombre d’un arbre pendant que lui-même avec une charrue d’or, et ses 107 ministres avec chacun une charrue d’argent vont et viennent, traçant sillon après sillon et donnant l’exemple aux paysans du voisinage : soit en tout mille laboureurs. Les femmes de service, ne pouvant résister à l’envie d’aller contempler un si beau spectacle, abandonnent l’enfant à lui-même ; et celui-ci met à profit sa solitude pour se soulever, s’asseoir les jambes croisées à la façon des yogui, régulariser comme eux sa respiration et atteindre d’emblée au premier des quatre degrés de la méditation. Les autres hagiographes ont-ils estimé qu’il était peu croyable qu’un simple enfançon fût capable d’un tel effort mental ? Toujours est-il que l’on constate chez eux une curieuse tendance à en différer de plus en plus le moment jusqu’à venir à le placer à la veille même du Grand départ de la maison ; et il va de soi qu’à chaque retardement l’exploit mystique du Bodhisattva gagne en vraisemblance ce qu’il perd du point de vue du merveilleux. Pour une fois le Lalita-vistara professe une opinion moyenne en intercalant ledit épisode entre la Manifestation scolaire et la Compétition sportive[3] : il est vrai qu’aussitôt sa manie d’exagération prend sa revanche en faisant franchir à son adolescent non seulement le premier, mais successivement les quatre degrés de la méditation, depuis celui qui comporte encore attention, raisonnement et joie intime jusqu’à celui où l’âme, dépouillant aussi bien tout procédé logique que tout sentiment de plaisir, de douleur ou d’indifférence, n’est plus que pure lucidité.

Nous accordons volontiers que, même tardif et réduit à son premier stade, ce tour de force psychique ait quelque chose de miraculeux : mais il ne nous échappe pas que c’est là un miracle tout intérieur, connu du seul intéressé et invisible pour ceux qui l’entourent. Une intimation certaine en a-t-elle été donnée ? — Il en a été donné deux. La première est à l’usage exclusif des passants du ciel. Grâce au pouvoir magique que nous leur connaissons les rishis ont coutume de traverser en volant les plaines du Gange entre leur séjour favori d’été près des lacs himâlayens et leurs retraites d’hiver dans les gorges des monts Vindhyas[4] ; or au cours d’une de ces allées et venues, cinq d’entre eux, cinglant de conserve, se trouvent passer justement au zénith de l’endroit où médite le jeune prince : une force invincible les arrête instantanément dans leur vol. Déconcertés par cet obstacle inattendu ils regardent au-dessous d’eux et, apercevant le Bodhisattva tout resplendissant de ferveur mystique, ils se demandent à quel dieu plus puissant qu’eux ils ont affaire. Une divinité, qui compatit à leur désarroi, les renseigne. Il ne leur en faut pas moins atterrir auprès du rejeton des Çâkyas ; et l’occasion est bonne pour leur faire réciter à chacun une stance où, grâce à leur don de prophétie, ils saluent tour à tour en lui le lac, la lampe, le navire, le libérateur et le médecin qui doit rafraîchir, éclairer, traverser, délivrer et guérir le monde. Ce n’est qu’après lui avoir dûment rendu hommage qu’ils peuvent continuer leur voyage aérien. Un autre genre de surprise est réservé aux simples mortels, mais il n’est pas moins significatif. Tandis que l’enfant se livre à la méditation et que les grandes personnes s’affairent au labourage, l’heure du repas est arrivée : et ou bien les suivantes retournent à leur poste près de leur nourrisson, ou bien les ministres du roi cherchent partout l’adolescent qui s’est retiré à l’écart. Toujours on le retrouve au pied de son pommier-rose et toujours l’ombre de cet arbre, au lieu de se raccourcir et de tourner comme de règle à mesure que monte le soleil, est restée pieusement immobile pour continuer à abriter le futur Bouddha. Sur quoi toute l’assemblée crie fort légitimement au prodige, et, pris d’un nouvel accès d’admiration superstitieuse, Çouddhodana adore son fils pour la seconde fois[5].

Tels sont les traits essentiels, et presque constamment répétés de texte en texte, de la première manifestation de la vocation religieuse de Siddhârtha ; — si adroitement qu’ils soient agencés, ils n’en laissent pas moins subsister quelque incertitude sur les intentions réelles des rédacteurs. Le fait que nous attendions un miracle et que l’on nous en offre trois n’est pas ce qui nous embarrasse : les deux prodiges de l’arrêt sur place des rishis et de l’immobilité de l’ombre ne sont que les marques visibles du troisième et ne font que confirmer son caractère surnaturel. Si à présent l’on songe que la méditation est pour les bouddhistes l’équivalent de la prière mentale pour les chrétiens, on achève de comprendre l’importance qu’a pu revêtir pour les premiers la précoce découverte par leur Maître de leur principal exercice de piété[6]. Nous l’avons pour notre part si bien compris que nous avons inscrit son nom en tête de notre paragraphe, et nous nous croyions en droit de compter qu’elle serait aussi pour nos auteurs la pièce maîtresse de l’épisode. Or, en fait, il n’en est rien. On dirait à les lire que ce qui importe surtout pour eux c’est la scène du labourage et (dès que le Bodhisattva est supposé avoir atteint l’âge de raison) la déplorable impression que cette scène a faite sur lui. De son « grand trouble » le Mahâvastou ne donne encore qu’une explication enfantine ; la charrue a retourné en même temps une grenouille et un serpent ; mais oyez leur triste aventure : le serpent a avalé aussitôt la grenouille et a été lui-même immédiatement dépêché par un petit villageois. Les raisons données par le Bouddha-tcharita, pour qui le prince est déjà homme fait, sont de nature à nous faire réfléchir davantage : le sein de la terre est, nous dit-il, écorché, les herbes arrachées, les insectes et les vers écrasés, les hommes et les bœufs recrus de fatigue ; et, dans le feu de la description de tous ces maux, Açvaghosha, intentionnellement ou non, oublie de mentionner le miracle de l’immobilité de l’ombre. Quant au Lalita-vistara, il intitule froidement son chapitre « le Village des laboureurs » et ne se met plus en peine d’entrer dans aucune explication, tant il est bien connu d’avance que cette visite a suffi à « bouleverser l’esprit » du Bodhisattva. Comment expliquer à notre tour cette singulière façon de reléguer au second plan le fond édifiant de la scène pour n’en mettre en vedette que le décor, alors que celui-ci est un objet de scandale ? Nous en avons naguère rendu responsables les monuments figurés qui, pour représenter le miracle psychologique de la Méditation, ont dû forcément recourir à un signe extérieur d’identification[7] et ont constamment adopté comme tel un attelage de labour. La vue répétée de ces représentations a pu effectivement influer sur le déplacement de l’intérêt du dedans vers le dehors : mais il est permis de suggérer à cette sorte de quiproquo une raison plus profonde. On ne saurait oublier en quel mépris les intellectuels de l’Inde ancienne tenaient le métier de cultivateur. Le code de Manou, tout comme la Loi du Bouddha, interdit aux religieux d’avoir rien à voir avec le labourage, même par personne interposée. Dans le sursaut de conscience qui, à la première vue de l’activité fondamentale de l’humanité, aurait rejeté le prince Siddhârtha du côté de la vie purement contemplative, ses hagiographes ont reconnu et ont eu raison de reconnaître l’éveil de sa vocation monastique. Tel est bien pour eux le pivot sur lequel tourne toute l’action. Leurs brèves indications contiennent déjà en germe les longs développements des ballades populaires qui nous ont été conservées et qui opposent point par point l’absence de soucis de l’ascète errant à l’existence anxieuse du propriétaire foncier. Nul doute en effet que les moines ne soient libres « comme les oiseaux des cieux qui ne sèment ni ne moissonnent[8] » ; encore est-il fort heureux que d’autres s’en chargent pour eux.

Les quatre sorties. — Le scénario du second incident qui serait venu confirmer le Bodhisattva dans son dégoût du monde a pris le même tour romanesque et ne compte pas moins de quatre tableaux. Il est tout entier bâti, cela crève les yeux, sur l’un des lieux communs les plus rabâchés (et ce n’est pas peu dire) des textes bouddhiques. Ce qui justifie, disons mieux, ce qui provoque l’apparition des Bouddhas sur cette terre, c’est la nécessité que quelqu’un vienne guérir les trois grands maux qui sont le commun apanage de l’humanité, à savoir la vieillesse, la maladie et la mort. Réciproquement nous admettrons sans peine que la vue de ces douloureuses misères ait été le principal déterminant de la vocation du Prédestiné. D’après les plus anciens textes, lui-même aurait conté à ses disciples que c’est en faisant réflexion sur ces trois maux qu’il avait cessé de partager l’inconcevable insouciance du vulgaire[9], et tour à tour perdu la joie de la jeunesse, la joie de la santé et jusqu’à la joie de vivre. C’est de ce canevas que les metteurs en scène postérieurs se sont emparés. Ils se heurtaient toutefois à une difficulté préjudicielle. Pour cruelles qu’elles soient, ces trois formes de la fatalité sont de si commune occurrence que les hommes s’y habituent dès l’enfance et ne tardent pas à s’y résigner : comment expliquer que le Bodhisattva ait si vivement réagi à leur aspect ? — De la façon la plus simple, si nous admettons que Çouddhodana, toujours hanté par la crainte que son fils n’entre en religion, ait réussi à le mener jusqu’à l’âge d’homme en les dérobant à sa vue. Postulat invraisemblable ; mais tout au théâtre n’est que convention. Celle-ci une fois admise, il ne restera plus qu’à graduer les effets, ce qui sera facile, et à varier les circonstances, ce qui le sera moins. En guise de dénoûment, nous ferons après les trois maux apparaître leur unique remède, et le tour sera joué.

Or donc Siddhârtha, seul dans son char avec son cocher, sort par la porte orientale de Kapilavastou pour se rendre à son jardin de plaisance. Bien entendu son père a donné des ordres exprès pour que, tout le long du trajet, comme il sied lors d’une visite officielle, aucun objet déplaisant ne vienne offusquer les yeux du prince : car celui-ci ne doit continuer à connaître que la face riante de la vie. Mais les dieux « des Purs séjours », qui du haut de leur sublime sphère veillent sur la vocation du Prédestiné, déjouent toutes les précautions du roi et de ses ministres. Par leurs soins Siddhârtha se trouve soudain confronté avec un homme blanchi, ridé, édenté, cassé par l’âge et appuyé sur un bâton. Devant ce spectacle encore nouveau pour lui, il s’inquiète et, dans sa candeur naïve, s’informe auprès de son cocher : Qu’est-il arrivé à cet individu ? Son mal lui est-il particulier ou est-il endémique dans sa famille ? Et quand il apprend que tel est le sort commun de tous les hommes et que lui-même n’en sera pas exempt, il renonce malgré les remontrances de son compagnon à aller au parc goûter « les cinq sortes de voluptés » et, faisant retourner son char, rentre dans la ville. La seconde fois la même scène se répète hors de la porte méridionale de la cité devant « un malade amaigri, livide, brûlé de fièvre, râlant, gisant dans ses excréments et tout couvert de mouches » : quiconque n’est pas infirmier de profession pourrait être horrifié à moins. La troisième fois, en sortant par la porte occidentale, le prince rencontre un cortège funèbre, tel qu’on les voit encore aujourd’hui, le mort simplement enveloppé dans son linceul et porté sur une civière, et à sa suite ses parents, pleurant et gémissant, les cheveux épars et se frappant la poitrine. Du coup les plaisirs de la vie achèvent de perdre pour lui toute saveur ; et pour parfaire la conversion qu’ils ont tant à cœur, les dieux n’ont plus qu’à susciter devant lui, au cours d’une quatrième promenade en char, l’apparition d’un moine mendiant, son bol à aumônes à la main, calme, les yeux baissés, la mise décente, témoignant par tout son aspect extérieur de la paix parfaite de son âme[10]. Sa vue console le prince en lui montrant la voie à suivre : il est désormais mûr pour l’entrée en religion.

L’ignorance préalable du Bodhisattva une fois admise, le scénario ne manque, on le voit, ni de gradation dramatique, ni de portée philosophique. Son grand défaut aux yeux des vieux sculpteurs indiens (comme à ceux des modernes cinéastes) est sa monotonie, encore que le lieu et l’occasion soient censés changer à chaque tableau. Aussi n’en avons-nous trouvé d’ancienne représentation figurée que sur la façade de l’hypogée I d’Adjantâ. En revanche ces répétitions ont été les bienvenues pour les décorateurs javanais du Boro-Boudour, toujours à court de motifs pour couvrir les longues surfaces murales de leurs galeries. Elles ne ravissaient pas moins, à leur habitude, les récitants et les auditeurs de légendes bouddhiques. Telle fut même la popularité de l’épisode qu’il s’est répandu hors de l’Inde[11]. On sait l’usage édifiant qu’en fait le roman de Barlaam et Josaphat ; et le peintre du Campo Santo de Pise s’en est à son tour inspiré sur la célèbre fresque où il met de jeunes cavaliers, dans toute la fleur de leur âge, en présence de cercueils dont le couvercle ôté laisse apercevoir des cadavres. Nous n’aurions donc qu’à enregistrer un succès sur toute la ligne si l’incorrigible rédacteur (ou interpolateur) du Lalita-vistara, en voulant faire mieux que personne, n’avait en ce qui le concerne tout gâté. Dans son chapitre XIV, intitulé « les Songes », il commence par décrire les affreux cauchemars qui font pressentir à Çouddhodana l’imminence de la catastrophe qui menace l’avenir de sa dynastie. Le roi décide donc de tenir plus que jamais son fils enfermé, comme en serre chaude, au milieu des délices de son harem, ce qui ne l’empêche pas d’autoriser aussitôt, et sans barguigner, les Quatre sorties. Mais ceci n’est rien qu’une contradiction de plus : il y a beaucoup plus grave. Oubliant la convention sur laquelle repose tout l’intérêt du morceau, l’auteur ou le scribe n’a pu supporter l’idée que le Bodhisattva, omniscient de naissance, ait reçu la moindre information de la bouche d’un simple domestique. Avant chacune des interrogations du prince, il intercale donc deux petits mots : « Quoique (le) sachant » : et il ne semble pas s’être aperçu que cette courte incise ôte toute espèce de sens à sa pieuse saynète.

L’instigation. — Voilà cependant le Prédestiné pleinement éclairé sur les inéluctables calamités de la vie séculière et l’enviable sérénité de l’état monastique : mais cela ne veut pas dire qu’il ait déjà pris la résolution de renoncer à l’une et d’embrasser l’autre. Comme de la coupe aux lèvres, il y a loin d’une idée à sa réalisation. Pourtant il n’y a plus de temps à perdre si le monde doit être sauvé. Déjà Çouddhodana a commencé les préparatifs du sacre de son héritier présomptif. Dans sept jours (le grand dieu Brahma l’annonce en personne) les « Sept joyaux » feront leur apparition dans le palais du prince ; et, se réveillant Monarque universel, il perdra toute chance de devenir Bouddha. Fatigué d’attendre (car n’oublions pas qu’il approche de la trentaine), le destin aura choisi pour lui entre ses deux possibilités d’avenir. À ce même moment, selon l’un, son fils Râhoula descend du ciel des Toushitas dans le sein de sa mère ; selon l’autre, celle-ci vient même de lui donner le jour[12] : « C’est un lien qui m’est né », déclare Siddhârtha, quand on lui annonce la naissance de son premier et unique enfant, entendant par là que c’est une attache qui vient s’ajouter à toutes celles qui le retiennent dans le siècle. Mais en réalité il n’en est rien : la légende sait fort bien ce qu’elle fait, et Râhoula choisit son temps pour naître beaucoup mieux qu’on ne pourrait croire en entendant le maussade accueil que lui réserve son père. Ce n’est pas une chaîne de plus, c’est au contraire une libération que, selon les idées indiennes, il apporte à Siddhârtha. Il le met en effet en règle avec une coutume à laquelle les brahmanes prétendaient donner force de loi et qui défendait d’entrer en religion avant d’avoir vu le visage de son fils, sinon de son petit-fils : car telle était la seule manière (en assurant la continuité de la famille et des sacrifices funèbres aux mânes des aïeux) de s’acquitter de la « dette aux ancêtres ». La voie du salut, du sien et de celui des autres, est désormais toute grande ouverte devant le Prédestiné. Pour que le roman, dont nous savons d’avance le dénoûment, continue et s’achève, il faut et il suffit que quelque incident décisif, choc psychologique ou avertissement d’en haut, vienne mettre un terme à une situation qui ne saurait se prolonger davantage : c’est justement deux issues de ce genre que la tradition propose successivement à notre crédulité.

La première suggestion se lit dans un texte pâli : le Mahâvastou, qui la prend aussi à son compte, prétend même la rattacher à la dernière des Quatre Sorties. Une fois de plus le Bodhisattva coupe court à sa promenade : mais pour regagner son palais il lui faut à nouveau traverser les rues de Kapilavastou, et il va de soi qu’en de telles occasions toutes les femmes de la ville se mettaient à leur fenêtre pour le contempler au passage. La rencontre du moine, en le rassérénant, a-t-elle encore accru l’éclat de sa beauté ? Toujours est-il que l’une des spectatrices, dans un transport d’admiration, ne peut s’empêcher de s’écrier :

Bienheureuse la mère, bienheureux aussi le père,
Bienheureuse aussi la femme qui possède un tel époux !

Le prince l’entend ; mais de cette stance louangeuse il ne veut retenir qu’une chose : par l’épithète dont elle s’est servie, son admiratrice lui a rappelé un substantif devenu assez célèbre pour qu’il ait passé du sanskrit dans les langues européennes et qui désigne la béatitude suprême, la paix absolue et ineffable, unique refuge des âmes tourmentées ; bref, en parlant de personnes bienheureuses elle a, sans y penser, évoqué l’idée du Nirvâna. Merveilleux pouvoir d’un mot à double entente tombant inopinément dans une oreille préparée à le comprendre dans son meilleur sens ! De même qu’un cristal jeté dans une solution sursaturée en provoque aussitôt la cristallisation, de même, à ouïr ces trois syllabes magiques, toutes les aspirations encore vagues et éparses du jeune prince prennent soudain corps dans son esprit. Il a découvert la formule du but idéal vers lequel va s’orienter définitivement sa vie. Mais si l’héroïne, de quelque nom qu’on l’appelle[13], obtient toujours dans les mêmes termes le même résultat imprévu pour elle, sa récompense est bien différente selon les textes. Le commentateur singhalais, chez qui il subsiste encore quelque chose d’humain, veut que le prince lui envoie un riche collier détaché de son propre cou, et ce présent, qui la ravit, lui fait follement s’imaginer qu’il est tombé amoureux d’elle. Implacable misogyne, l’auteur du Mahâvastou craint les femmes, même quand elles tiennent des propos recélant un sens édifiant : selon lui Siddhârtha, uniquement préoccupé de sa découverte, ne fait même pas à la pauvrette, que tant d’indifférence afflige, l’aumône d’un regard.

On remarquera que cette version, fidèle à l’esprit de la primitive Communauté, se passe de toute intervention divine[14] ; et c’est là un point sur lequel nous aurons à revenir. Mais les Soutra postérieurs dits « développés », après avoir si souvent requisitionné les dieux par centaines de millions pour faire cortège au Bodhisattva, ne pouvaient guère leur refuser la parole en une circonstance si lourde de conséquences pour l’avenir de l’humanité. Pourtant le Mahâvastou ne leur accorde que quelques lignes. Les « Hôtes des Purs séjours » se bornent à rappeler au Bodhisattva qu’il a jusqu’ici fait toutes choses en son temps : il ne faut pas que cette fois-ci il manque le coche, d’autant que tout un peuple, soupirant après le salut, a les yeux levés vers lui comme les paysans vers le nuage qui leur apporte la pluie. Le Lalita-vistara, compilant de toutes mains ses complaintes populaires, a, selon sa coutume, embrouillé les choses. Il a bien un chapitre, le XIIIe, intitulé « l’Instigation[15] » ; mais, comme nous avons déjà dû le dire, il le place immédiatement après le mariage. Le prince n’est pas plus tôt entré dans les « appartements intérieurs » que les dieux, dûment stylés par le pieux rédacteur, commencent à trouver qu’il s’y attarde trop longtemps si bien que la description de sa vie de plaisirs dans le gynécée n’est plus qu’une longue objurgation d’en sortir au plus vite. Bien entendu on a commencé par nous déclarer que le Bodhisattva n’a besoin des avis de personne pour savoir ce qu’il lui reste à faire ; mais cela n’empêche pas d’appeler à la rescousse des dieux les Bouddhas des autres mondes situés aux « dix » points cardinaux du nôtre pour lui intimer son devoir[16], en transformant tous les concerts qu’il se donne en autant de pieuses et interminables homélies. Aussi, quand nous arrivons enfin à la veille du Grand départ (ch. XV) les divinités n’ont plus rien à faire d’autre que de se communiquer la nouvelle et de s’engager mutuellement à favoriser l’évasion de Siddhârtha. Tant de confusion risquerait de nous faire perdre le fil de notre histoire, si les monuments figurés ne venaient à notre secours. Comme toujours leur parti est des plus nets, et il va de soi qu’ils reflètent la pensée de leurs donateurs. Un esprit ingénieux avait rapproché les deux moments critiques de la vie du Prédestiné où, du fait de ses légitimes hésitations, le sort de l’humanité trembla un instant dans la balance : la première fois (et nous y sommes arrivés) quand, encore prince héritier, les dieux l’incitèrent à sortir du monde, et c’est l’Instigation ; la seconde fois quand, devenu l’Illuminé, ils le supplièrent de consentir à prêcher sa doctrine, et ce sera la Requête. À lire les bas-reliefs du Gandhâra on voit, clair comme le jour, que les deux motifs, qui souvent se font pendant, étaient également populaires. L’Instigation des dieux prend donc rang parmi les épisodes consacrés, et il n’est pas exagéré de dire que les sculpteurs indo-grecs nous restituent sur ce point un passage de la légende.

Le sommeil des femmes. — Il nous faut toutefois reconnaître que cet épisode ne se présente que très exceptionnellement dans les suites de bas-reliefs biographiques que nous avons conservées du Gandhâra. Il semble n’avoir connu le succès qu’au moment où le goût du public se détourna des scènes figurées pour se porter du côté des représentations iconographiques. Il fournissait en effet aux artistes un prétexte commode pour grouper autour du Bodhisattva, assis au centre sur son trône, quantité de personnages mythologiques, voire même pour introduire subrepticement leurs donateurs en cette flatteuse compagnie. L’illustration directe de la crise religieuse de Siddhârtha paraît avoir été originairement réduite à trois tableaux. Au Mariage succédait la Vie de plaisirs dans le gynécée ; celle-ci engendrait le dégoût, et le dégoût provoquait le Grand départ. Schéma des plus logiques, nous dirons même des plus vraisemblables, mais beaucoup trop simple au gré des écrivains qui, plus libres de leurs mouvements, s’attardent complaisamment à des affabulations plus compliquées. Sur un point du moins, auteurs et sculpteurs se trouvaient unanimes : la goutte d’eau qui fit déborder le vase et jeta finalement le prince hors du monde fut le spectacle fortuit de ses femmes endormies. Il faudra bien que nous finissions par en venir là ; mais ce ne sera pas sans avoir à subir d’autres palabres. L’âme du Bodhisattva était, nous assure-t-on, si profonde que les dieux eux-mêmes n’y pouvaient pas lire : cette assertion ne décourage pas ceux qui nous la transmettent de façon si péremptoire, et ils ne se flattent pas moins d’explorer ce grand cœur jusque dans ses derniers replis.

Médiocre romancier mais moraliste austère, le compilateur du Lalita-vistara se sent soudain pris de scrupule : est-il possible d’admettre que le Bodhisattva, ce modèle de toutes les vertus, ait de propos délibéré enfreint la volonté paternelle ? Poser la question, c’est y répondre ; il ne reste plus qu’à laisser parler notre héros : « Or ceci vint à l’esprit du Bodhisattva : Il serait inconvenant de ma part, ce serait de l’ingratitude si je m’en allais sans avoir prévenu le grand roi Çouddhodana et sans avoir reçu la permission de mon père. En pleine nuit, il descend donc de sa propre résidence et monte à la terrasse du palais royal. Et tout aussitôt ce palais fut illuminé par sa présence. Réveillé, le roi vit cette clarté et, l’ayant vue, en toute hâte il appela son chambellan : Holà, chambellan, le soleil s’est-il levé que cette clarté brille ? Le chambellan lui dit : Au moment où nous sommes la moitié de la nuit n’est pas encore écoulée… » Et le récit continue par la citation d’une poésie populaire[17] : Non, non, cette lumière charmante n’est pas celle du soleil, et cela pour la triple raison qu’elle est fraîche, qu’elle n’éveille pas les oiseaux et qu’elle ne fait pas d’ombre. Le roi ne tarde pas à s’apercevoir qu’elle émane du corps de son fils. Debout devant lui, celui-ci le prie de ne plus s’opposer à son départ dont l’heure est venue ; et le roi, les yeux pleins de larmes, lui promet de lui accorder toutes les faveurs qu’il voudra pourvu qu’il ne l’abandonne pas, lui, la famille royale et le royaume. Alors, d’une voix douce, le Bodhisattva reprend son éternel refrain et s’engage à demeurer si seulement son père peut lui garantir qu’il sera à tout jamais exempt de la vieillesse, de la maladie et de la mort. Naturellement Çouddhodana lui répond que cela n’est au pouvoir de personne ; et, en échange de ces dons irréalisables, son fils ne lui demande plus qu’une chose, à savoir qu’il cesse de faire obstacle à sa vocation. Finalement le roi est censé s’attendrir et donner son consentement, car il faut éviter de contrister les bonnes âmes : « Et alors le Bodhisattva s’en retourna et remontant à son palais s’assit sur sa couche. Et personne ne s’aperçut de son allée et venue[18]. » Cette mystérieuse entrevue reste donc le secret de l’auteur qui l’inventa. Est-il besoin d’ajouter que nous ne nous apercevons pas davantage qu’il y ait rien de changé dans le cours des événements ? Après comme avant, nous apprenons de la même main que, pour prévenir la fuite de son fils, le roi Çouddhodana passe son temps à mobiliser les Çâkyas en état de porter les armes et à renforcer devant toutes les issues possibles non seulement les postes de garde, mais jusqu’aux battants des portes.

Cette platonique satisfaction une fois donnée aux rigoristes, les textes et les bas-reliefs reprennent leur marche parallèle et nous en profiterons pour pénêtrer avec les sculpteurs dans la chambre à coucher du prince. Ils nous y introduisent en effet à deux reprises successives en deux tableaux qui se déroulent exactement dans le même décor. D’après le premier le prince est couché sur son lit et à ses pieds est assise sa première épouse ; des femmes les entourent en aussi grand nombre qu’en peuvent contenir les limites du panneau. Si l’on excepte les amazones qui, appuyées sur leur lance, veillent dans le vestibule, ce ne sont que des ballerines ou des musiciennes. Celles-ci jouent de la harpe, de la flûte ou du tambourin, tandis que celles-là déploient en mesure leurs grâces dansantes ; et toutes, selon la recommandation expresse qu’après le roi leur a faite la reine Mahâ-Pradjâpati, rivalisent de zèle pour distraire le prince de ses mélancoliques pensées. Mais il faut savoir que pendant l’entr’acte elles n’ont réussi qu’à l’endormir. Quand le rideau se relève sur le second tableau, les positions des deux protagonistes sont interverties : c’est le tour de Gopâ-Yaçodharâ d’être étendue et même endormie, tandis que Siddhârtha qui vient de se réveiller, est à présent assis sur la couche nuptiale. Quant aux musiciennes et aux bayadères, en voyant le prince s’abandonner au sommeil, elles se sont empressées de faire relâche pour imiter son exemple, et elles gisent çà et là sur le parvis à la même place qu’elles occupaient tout à l’heure. Les hauts candélabres continuent à éclairer la scène[19]. Encore que nous ne croyions pas que les dormeuses soient au nombre de soixante ou de quatre-vingt-quatre mille, nous sommes tout prêts à comprendre que le prince, las de cette vie perpétuellement oisive et voluptueuse, se sente pris de nausée devant cet océan de chair humaine moite encore de sueur. Mais ni les suivantes ni nous ne nous en tirerons à si bon compte. Pour nos monastiques auteurs l’occasion propice s’offrait d’assouvir la haine qu’inspire toujours et partout à tout moine le piège le plus redoutable dont dispose le démon, à savoir la femme. Toute la rage que peuvent inspirer la crainte de tentations trop tentantes et l’exacerbation de désirs mal refoulés, tout le fiel qui peut s’extravaser au fond des âmes dévotes se répand en injures corrosives sur l’innocent troupeau qui n’en peut mais. Les unes, nous dit-on, bavent ; d’autres bâillent, d’autres ronflent, d’autres halètent, d’autres grincent des dents, d’autres roulent des yeux, d’autres profèrent des paroles incohérentes, certaines embrassent leur instrument de musique comme on fait d’un amant, etc. ; et toutes ces femmes, qu’on nous décrivait tout à l’heure comme rivalisant de beauté avec les déesses, maintenant échevelées, les membres disgracieusement contournés, leurs parures dispersées, laissent voir à travers le désordre de leurs vêtements les difformités et les honteuses misères de ces réceptacles d’impuretés, de ces sacs d’immondices que sont leurs corps. On peut lire également les variations vigoureuses et colorées qu’Açvagosha a brodées sur ce thème ; mais il faut renoncer à les traduire toutes, car, comme le latin, le sanskrit dans les mots brave l’honnêteté. Aussi bien nous suffit-il ici de savoir à quoi tendent ces descriptions nauséabondes, ainsi que les trente-deux réflexions[20], aussi moralisatrices que désobligeantes pour le sexe féminin, que le Lalita-vistara croit devoir mettre à ce moment dans la bouche du Bodhisattva. Comme le sommeil n’est pas sans ressemblance avec la mort, le prince finit par avoir l’impression qu’il se trouve sur une place de crémation toute jonchée de cadavres. Il ne songe plus qu’à fuir au plus vite son harem transformé à ses yeux en un macabre charnier ; et sans plus attendre, il appelle son écuyer et lui ordonne de lui amener son cheval…

Est-ce pour tout de bon cette fois ? — Pas encore. En cet instant précis, l’auteur du commentaire au Djâtaka, pris à son tour d’un scrupule, donne jour à une préoccupation non moins touchante que celle à qui nous venons de devoir l’entrevue de Çouddhodana avec son héritier présomptif. La rebutante description du Sommeil des femmes s’encadre ainsi entre deux épisodes qu’il convient d’autant moins de passer sous silence qu’ils font vibrer une corde pathétique rarement entendue jusqu’ici. Tout à l’heure il paraissait inadmissible que le Bodhisattva eût été un fils désobéissant : à présent on ne veut pas davantage qu’il ait pu être un père dénaturé et n’ait même pas songé avant son départ à jeter les yeux sur l’enfant que vient de lui donner sa femme : « Le Bodhisattva pensa : Il faut que je voie mon fils ; et, se levant de sa couche, il alla à la résidence de la mère de Râhoula et ouvrit la porte de la chambre. À ce moment, à l’intérieur de la chambre, brûlait une lampe d’huile parfumée. La mère de Râhoula, sur sa couche toute jonchée de fleurs odoriférantes, dormait, la main posée sur le front de son fils. Le Bodhisattva, un pied sur le seuil, s’arrêta et contempla : Si j’écarte la main de la reine pour prendre mon fils, la reine se réveillera et ainsi mon départ se trouvera empêché. Quand je serai devenu un Bouddha je reviendrai le voir. Et sur ces paroles il descendit de la terrasse du palais[21]. » Nous apprenons du même coup pourquoi il ne juge pas à propos de prendre congé de sa femme. Comme sa résolution est irrévocablement fixée, il estime préférable de s’épargner les scènes de cris et de larmes dont s’accompagnaient à l’ordinaire les « départs de la maison ».

Le Grand départ. — Le dénoûment obligé vers lequel nous avançons à travers tous ces détours[22] — seul événement authentique au milieu de toutes les fictions inventées pour nous l’expliquer — va enfin se produire. Dans la cour du palais l’écuyer Tchandaka et le cheval Kanthaka attendent déjà leur maître. Tous deux sont pour nous de vieilles connaissances, puisque nous les avons vus naître. Prévoyant l’avenir, nous savions d’avance que le prince aurait besoin d’eux pour sa dernière équipée : toutefois ils n’apportent aucun enthousiasme à remplir la tâche pour laquelle ils sont nés. Le cheval hennit dans l’espoir de réveiller tout le monde ; l’écuyer à ces hennissements joint ses protestations verbales, ; et les « Remontrances de Tchandaka », qui tiennent quelques lignes du Mahdâvastou, n’occupent pas dans le Lalita-vistara moins de sept pages, vu que le prince se croit obligé de les réfuter point par point. Évidemment on ne saurait trop nous rappeler tout ce que le Bodhisattva sacrifie en ce moment : plaisirs, bien-être, richesses, condition sociale, droits au trône, caste, famille, etc., ni contraster trop longuement les aises et délices de la vie qu’il quitte avec les privations, les misères, les difficultés continuelles dont s’accompagne forcément l’existence hasardeuse d’un mendiant sans feu ni lieu. Comment lui, si délicat et tant gâté jusqu’ici par la fortune, si accoutumé à voir tous ses désirs prévenus d’avance par un peuple de serviteurs, lui qui n’a qu’à se laisser vivre dans l’ambiance splendide, harmonieuse et parfumée de ses palais et de ses jardins, comment, devenu tout à coup un vagabond errant dans la poussière des chemins sans même un toit de chaume pour abriter sa tête, pourra-t-il supporter un tel changement de régime et de milieu ? Encore s’il était vieux et désormais incapable de jouir du luxe qui l’entoure et des voluptés qui de toutes parts s’offrent à lui ! Mais non, sachons-le bien, ce n’est ni décrépit par l’âge, ni affaibli par la maladie, ni usé par les plaisirs, c’est en pleine jeunesse, en pleine santé, en pleine force que le Bodhisattva a « quitté la maison pour l’absence de maison » — entendez l’état de laïque pour celui de religieux — et s’est juré de n’avoir de cesse qu’il n’ait découvert le remède à des maux que personnellement il n’éprouvait pas encore.

Voyant que la résolution de leur Maître est aussi inébranlable que le mont Mêrou, écuyer et cheval se résignent à l’aider dans sa fuite : mais comment assurer son départ ? N’oublions pas que cinq cents hommes armés veillent à chacune des portes de sortie. Ces portes mêmes ont été à ce point renforcées qu’il faut également cinq cents (ou mille) hommes pour faire tourner chacun de leurs battants, et le grincement de leurs gonds s’entend d’une lieue à la ronde. Siddhârtha est bien le mieux gardé des prisonniers d’État. Heureusement pour lui, dieux et génies sont à son service. Déjà les Quatre rois gardiens du monde ont pris position avec leurs troupes respectives, chacun à son point cardinal attitré, et les « Trente-trois », Indra-Çakra à leur tête, planent au zénith. Le premier soin des divinités est de plonger tous les habitants de Kapilavastou sans exception dans un sommeil magique si profond qu’aucun bruit, volontaire ou non, ne parviendra à le rompre. Par surcroît de précautions, des génies (d’autres disent les Quatre rois eux-mêmes) soutiennent dans leurs mains les sabots de Kanthaka pour en amortir le choc formidable sur le sol. Mais il reste à ouvrir l’une des lourdes portes de la cité : « Qu’à cela ne tienne, pense en lui-même le bon palefroi ; avec mon maître sur mon dos et Tchandaka suspendu à ma queue, je franchirai d’un seul bond l’enceinte de la ville[23]. » Il n’a pas à sauter l’obstacle, car la porte s’ouvre comme par enchantement. Bref, grâce à cette assistance surnaturelle, tout se passe sans encombres et l’évasion nocturne réussit pleinement. Acclamations divines, pluie de fleurs célestes, roulements de tambours aériens, six sortes de tremblements joyeux de la terre, toutes les manifestations accompagnatrices des Grands miracles se produisent spontanément : et de fait, le « Grand Départ » est bien un cinquième grand miracle, susceptible à l’occasion de se substituer sur les stèles[24] à celui de la Nativité ; car c’est une vie toute nouvelle qui s’ouvre devant le Prédestiné.

La légende populaire mêlait-elle encore d’autres acteurs à cette scène décisive ? Pour le savoir nous ne saurions mieux faire que de nous reporter aux sculptures, car la présence d’un personnage sur les bas-reliefs est le meilleur critérium que nous puissions espérer de sa popularité. Que la sortie par la porte de la ville nous soit représentée de face ou de profil, nous retrouvons toujours les trois protagonistes, le prince, le cheval et l’écuyer, — celui-ci porteur, bien qu’en pleine nuit, du parasol royal à long manche : mais parmi leur constant entourage de dieux et de génies nous distinguons habituellement trois assistants d’aspect moins banal. L’un d’eux, le seul féminin, ne fait qu’une apparition épisodique. Dans la forme ancienne de la tradition, le prince, qui sait ses devoirs, ne veut pas s’éloigner sans jeter un dernier regard sur Kapilavastou ; et pour que ce pieux désir ne le retarde pas dans sa fuite en le forçant à se retourner, c’est la terre elle-même qui tourne « comme une roue de potier » de façon à lui mettre sous les yeux sa capitale. Manœuvre malaisée à saisir, et impossible à représenter aussi bien en peinture qu’en sculpture. Mais les artistes indo-grecs avaient d’autres ressources dans leur sac. Pour personnifier les villes, ils disposaient du type classique resté en honneur sur nos places publiques, et c’est ainsi qu’ils nous montrent la déesse de Kapilavastou, aussitôt reconnaissable à sa couronne crénelée, debout parmi les figurants rangés sur le passage du Bodhisattva. Jusqu’ici rien de surprenant : le point curieux est que le Lalita-vistara, usant exactement des mêmes procédés de rhétorique que Lucain dans sa Pharsale, évoque à son tour l’image éplorée de la ville natale et lui fait en vain haranguer son nourrisson[25]. Nous ne la reverrons plus reparaître après cette prosopopée : au contraire les deux autres personnages demeureront jusqu’au bout intimement associés, bien que dans des intentions diamétralement opposées, aux faits et gestes du Prédestiné. Le premier ne joue qu’un rôle muet : il s’agit de ce Vadjrapâni, « le Porteur-du-foudre », que nous avons également vu naître en même temps que le prince et qui va désormais se constituer son garde du corps. Le second, divinité d’un rang infiniment plus relevé et parfois armée de l’arc de l’Amour, n’est autre que Mâra, celui que l’on a surnommé, non sans raison, le Satan du bouddhisme. Il essaye sans succès de retenir le Bodhisattva en lui promettant dans sept jours l’empire de l’univers ; n’ayant pu lui barrer la route, il s’attache à ses pas « comme son ombre », guettant avec une persévérance toute diabolique un moment de faiblesse de sa part. De ceci aussi il convenait que nous fussions prévenus d’avance.

Le retour de Tchandaka. — Pas plus que les obstacles matériels dressés contre son évasion, ni les tentations de Mâra, ni les plaintes de sa ville natale n’arrêtent le prince. Il galope éperdument pendant tout ce qui reste de la moitié de la nuit, Tchandaka suivant le train à la façon des saïces indiens en s’accrochant aux crins de l’unique monture. Le jour le surprend, l’un dit à six, l’autre à douze, un autre à trente lieues[26] dans le Sud-Est de Kapilavastou, et là il s’arrête. Il juge la distance suffisante pour échapper aux émissaires que son père ne manquera pas de lancer à sa poursuite, et il ne veut pas fatiguer davantage écuyer et coursier. Aussitôt toute une cascade d’épisodes se précipitent. Ainsi qu’il arrive souvent, après avoir tant lanterné, les textes se mettent à courir la poste. Le premier soin du Bodhisattva est de congédier l’innombrable troupe de dieux qui l’ont escorté jusque-là ; comme nous verrons bientôt, leurs services lui deviennent désormais superflus. Puis, sans désemparer, il procède à la modification de son ajustement afin d’adapter son aspect extérieur à sa condition nouvelle. En trois temps et guère plus de mouvements il se dépouille de ses parures princières, se coupe les cheveux avec son épée et échange ses vêtements de soie contre les haillons d’un chasseur. Autant de gestes, autant de progrès dans la transformation du laïque en religieux : c’est dire que ces divers incidents ressortissent au prochain chapitre. Ce que nous devons en retenir pour l’instant, c’est, comme on le stipule expressément, que « tout cela fut vu de Tchandaka[27] » : il importe en effet que, lors de son retour à Kapilavastou, celui-ci puisse témoigner auprès de Çouddhodana que le sacrifice du prince est entièrement consommé et qu’il n’y a aucun espoir de le revoir avant qu’il n’ait atteint le but de sa fuite. Les adieux sont des plus brefs. Tout encombré, outre son inséparable parasol, par les joyaux que lui a remis le prince, Tchandaka, tout à l’heure si loquace, ne se livre ni sur les bas-reliefs ni dans les textes à aucune démonstration. Quant au cheval, qui nous dira s’il illustre la stance VI, 53, du Bouddhatcharita ou si, au contraire, il l’a inspirée ? Toujours est-il qu’agenouillé sur ses pattes de devant « il lèche les pieds de son maître en versant des larmes brûlantes[28] ».

Cependant à Kapilavastou l’alarme a déjà été donnée. À leur réveil ses femmes n’ont plus aperçu leur seigneur et maître, et quand elles l’ont eu vainement cherché dans ses trois palais, elles se sont mises dans leur affolement à pousser « des cris d’orfraie ». Un tel hourvari ne manque pas d’inquiéter Çouddhodana, et, à son habitude, le bon roi convoque les Çâkyas pour apprendre d’eux ce qu’il aurait pu deviner tout seul. C’est en vain que, toutes portes fermées, on explore la ville à la recherche du disparu. Alors le roi envoie dans toutes les directions des agents à cheval avec ordre de ne pas revenir sans ramener le prince. Ceux qui sortent par la même porte que celui-ci avait lui-même empruntée relèvent aussitôt sa piste, encore marquée par les fleurs célestes que les dieux ont fait pleuvoir sur son passage. Bientôt ils tombent sur le chasseur avec qui Siddhârtha a échangé ses vêtements. En bons policiers, ils le soupçonnent immédiatement d’avoir assassiné le prince pour le dépouiller et se saisissent de sa personne. Par bonne chance pour lui, Tchandaka survient à point pour le disculper. Il détourne également les poursuivants d’aller plus loin, car tout ce qu’ils pourraient faire ou dire serait inutile ; et tous s’en reviennent ensemble au palais royal où la plus grande confusion continue de régner. Il va de soi qu’à la vue des parures qui chargent les bras de l’écuyer les lamentations et les pleurs redoublent ; mais ici-bas personne, pas même le Bodhisattva, n’est indispensable à la vie des autres, et finalement aucun cœur humain ne se brise. Seul Kanthaka se refuse à survivre au départ de son maître ; mais ne vous attendrissez pas trop sur lui ; il était déjà vieux pour un cheval, et d’ailleurs il va renaître parmi les dieux. Le Mahâvastou consent que Siddhârtha ait chargé son écuyer d’un message pour son père, pour sa mère adoptive, pour le reste de la famille, « à la seule exception de sa femme ». Moins férocement misogyne, le Lalita-vistara admet que Tchandaka ait prodigué particulièrement ses consolations à l’épouse désolée, en lui promettant qu’elle reverrait un jour celui qui vient de la délaisser. Quant aux parures, aucun jeune Çâkya n’est naturellement de taille à les porter. Fort judicieusement la reine se dit que, tant qu’elle les aura devant les yeux, le chagrin ne la quittera pas, et elle les jette dans un étang. De son côté le roi reporte sur son petit-fils ses espoirs dynastiques. C’est ainsi que les douleurs de ce monde s’apaisent avec le temps, et que, sous la poussière accumulée des jours, les vides de l’absence peu à peu se comblent.

Épilogue. — Avec le retour de Tchandaka se clôt la première et de beaucoup la plus importante partie du cycle de Kapilavastou. Il ne se rouvrira que sept ou huit ans plus tard, et pour un bref laps de temps, alors que le Bodhisattva, devenu dans l’intervalle Bouddha parfait, reparaîtra dans sa ville natale pour évangéliser les siens. Aussi Kapilavastou, le premier en date des quatre grands pèlerinages bouddhiques, était-il celui qui offrait aux pèlerins la plus riche tournée de sites commémoratifs associés aux scènes de la vie dernière du Prédestiné. Le long chapitre que lui consacre Hiuan-tsang n’en énumère pas moins d’une vingtaine. Ses cicérones montrent au pieux voyageur le lieu de tous les épisodes qui ont successivement défilé au cours des précédents chapitres ; et comme à propos de chacun d’eux il doit naturellement rappeler le commentaire explicatif qui lui en a été donné sur place, sa relation se trouve contenir, bien qu’en ordre dispersé, un résumé fort exact des traditions relatives aux vingt-neuf premières années de la vie de Çâkya-mouni. Si nous croyons devoir rappeler des faits aussi connus, c’est que nous désirons attirer de nouveau, et cette fois avec des exemples à l’appui, l’attention du lecteur sur une autre face de la question — face trop négligée jusqu’ici, bien qu’elle soit tout à fait symétrique à celle que nous venons d’envisager après tant d’autres. Il est très vrai que, chemin faisant, Hiuan-tsang paraît fréquemment rééditer, à propos du site de tel ou tel miracle, les textes mêmes dont nous venons de nous servir pour esquisser d’après eux la biographie du prince Siddhârtha : mais ce que d’ordinaire l’on ne dit pas et qu’il est non moins vrai de dire, c’est qu’inversement ces textes, leurs prolixes amplifications mises à part, ne contiennent guère que l’écho de ce qui se contait oralement devant chacune des stations obligées du pèlerinage de Kapilavastou, ainsi d’ailleurs que des autres places saintes.

La première proposition étant universellement admise, il reste seulement à démontrer, comme on dit en mathématiques, que la réciproque est vraie ; et cette démonstration, nous l’emprunterons directement à l’auteur qui nous a le plus souvent servi de guide. Assurément les prétentions à l’originalité du rédacteur du Lalita-vistara ne sont pas minces, et volontiers il nous ferait accroire qu’il écrit sous la dictée même du Bouddha une sorte d’autobiographie de son maître ; mais, à notre grand regret, ses sources ordinaires sont beaucoup moins authentiques, et il a beau se surveiller, il ne peut dissimuler à un lecteur attentif où il a en fait puisé l’essentiel de ses peu cohérents récits. Feuilletons en effet son ouvrage côte à côte avec la relation de Hiuan-tsang et comparons :

Si-yu-ki, trad. Stan. JulienI. Lalita-vistara, éd. Lefmann
a) Épisode du jet de l’éléphant (cf. supra, p. 85).
P. 314. À l’endroit où tomba l’éléphant il se forma une fosse profonde que, depuis cette époque, la tradition populaire a continué d’appeler la « Fosse-de-l’éléphant ». P. 145. Et à l’endroit où tomba l’éléphant, en cet endroit il se fit un grand trou qui présentement s’appelle le « Trou-de-l’éléphant ».
b) Épisode du tir à l’arc (cf. supra, p. 84).
P. 322. (Ce fut en cet endroit que) la flèche (du prince) tomba sur la terre et s’y en fonça jusqu’à la plume. Elle fit jaillir un courant d’eau pure que la tradition populaire a continué d’appeler « la Source de la Flèche ». P. 155. Et au lieu où la flèche du prince fendit la terre et s’y enfonça, en ce lieu se produisit un puits qui, aujourd’hui encore, s’appelle « le Puits-de-la-Flèche ».
c) Épisode des adieux (cf. supra, p. 106).
P. 329. Ce fut en cet endroit que le prince royal ôta ses vêtements précieux et ordonna à son cocher de s’en retourner, etc. P. 225. Aujourd’hui encore le sanctuaire bâti à cette place est connu sous le nom de « Retour de Tchandaka », etc.

On le voit, le bout de l’oreille perce toujours par quelque endroit, et le simple rapprochement de ces passages qu’on pourrait multiplier à plaisir suffit à dénoncer clairement ce que prétendait nous cacher notre auteur sous un étalage de souvenirs mis dans la bouche du Maître. Évidemment, s’il n’a pas fait lui-même la tournée du pèlerinage de Kapilavastou, il a eu entre les mains un de ces manuels, toujours si nombreux dans l’Inde, qui décrivent et exaltent à l’usage des pélerins les miracles et les vertus des villes saintes et que, pour cette raison, on appelle des mâhâtmya. C’est sur place, ou dans un opuscule de ce genre, que notre hagiographe en chef a recueilli la matière qu’il a cru devoir enjoliver de si lourde façon, et l’on pourrait dire que les quinze premiers chapitres de son ouvrage ne sont autre chose qu’un guide dévotieux, « développé à plaisir[29] », de la ville natale du Bouddha. De leur côté, l’étude des bas-reliefs des portes monumentales de Sâñchî nous a depuis longtemps donné à penser, par la manière dont ils groupent topographiquement et non chronologiquement leurs scènes figurées, que les principales sources des tardives et incomplètes vies de Çâkya-mouni que nous possédons avaient été les mâhâtmya[30] des quatre, puis des huit places sacrées du bouddhisme ancien. Cette vue sera bientôt confirmée par l’étude que nous devrons faire des trois autres grands pèlerinages et des quatre pèlerinages secondaires. La portée de ces remarques, par les conséquences qu’elles entraînent, déborde donc largement le fait initial qui les a provoquées. Il en résulte en effet qu’on ne saurait plus séparer la biographie du Bouddha de la topographia sacra du bouddhisme. Assurément toutes deux ne marchent pas toujours de conserve, la première ne pouvant naturellement prendre avec la chronologie les mêmes libertés que la seconde ; mais qu’elles soient indissolublement liées, c’est là un fait qui paraît acquis. Il achève de mettre en lumière, en ce qui concerne particulièrement les épisodes de la Nativité, de l’enfance et de la jeunesse, le caractère foncièrement populaire de la tradition ; et cette constatation à son tour ne nous inquiète pas moins en un sens que, d’un autre point de vue, elle ne nous rassure.

Commençons par avouer franchement son côté le plus inquiétant. Nous venons de surprendre sur le fait la façon dont les légendes s’enracinent, pour ainsi dire, dans le sol, et nous savons qu’une fois enracinées, c’est (sauf cataclysme) pour une durée indéfinie : mais il va de soi que cette espèce de marcottage de la légende ne confère à ses rejetons aucun brevet d’authenticité. Des dévots très convaincus nous ont montré à Maïlapour, près de Madras, maintes traces matérielles du séjour qu’y aurait fait l’apôtre des Indes ; pourtant l’apostolat et le martyre de st Thomas ne peuvent historiquement se localiser que dans le Nord-Ouest de la péninsule. À Mazâr-é-Shérif, dans le Turkestan afghan, d’autres croyants nous ont fait voir (du dehors) le tombeau d’Ali, le gendre du Prophète ; cela n’empêche pas que ce dernier soit enterré à Nedjef, en Mésopotamie. Mais pourquoi aller chercher si loin des exemples ? Les visiteurs du Château d’If, dans la rade de Marseille, auxquels on montre les cellules communicantes de deux prisonniers qui n’ont jamais existé que dans l’imagination d’Alexandre Dumas père, savent assez comment s’élabore et s’affirme ce mode d’escroquerie à la dévotion pèlerine ou à la simple curiosité touristique. Non, pour être localisée, une fiction n’en devient pas du même coup historique. Déclarons-le sans ambages : les deux sites du « Puits-de-la-flèche » et du « Trou-de-l’éléphant » n’étaient de toute évidence que des attrape-nigauds ; et, comme eux, plus d’un des sites de Kapilavastou et d’ailleurs avaient été inventés après coup pour permettre l’exploitation pieuse de quelque caprice de la nature. N’oublions pas que le rançonnement éhonté des pèlerins est l’une des plus vieilles industries de l’Inde, et celle dont vivent toujours nombre de ses brahmanes, d’ailleurs méprisés de ce fait au sein de leur propre caste. Nous ne prétendons pas davantage que la localisation d’une légende la préserve contre toute déformation : si Hiuan-tsang a bien compris les propos de ses cicérones, ceux-ci avaient embrouillé ledit épisode de l’éléphant, en faisant tuer celui-ci par Dêvadatta à la fin, et non plus au début de la grande journée de la Compétition sportive[31]. Mais tout ceci bien entendu, il n’en reste pas moins qu’après un millier d’années les voyageurs chinois ont encore entendu évoquer sur place des souvenirs qui, transmis de bouche en bouche, s’étaient en gros conservés grâce, comme ils disent, « aux sacrés vestiges » qui en assuraient la mémoire. Qu’au lieu d’une invention mensongère nous ayons affaire à une information exacte, on ne voit pas pourquoi la vérité se serait montrée moins durable que l’erreur, ou sa transmission moins fidèle. Quand l’inscription qu’a fait graver Açoka sur son indestructible pilier nous indique la place du jardin de Loumbinî, aucune hésitation ne semble permise sur la valeur historique de cette information : entre les deux extrêmes du mensonge évident et du document authentique il y avait place, cela va de soi, pour bien des combinaisons. Il se peut que plusieurs des sites les plus importants, tels que ceux des palais royaux, des salles d’école et de gymnastique, et de la porte du Grand départ aient été consacrés de bonne heure avec quelque exactitude et soient restés marqués par des ruines à fleur de sol. Ainsi le même flot traditionnel a roulé de siècle en siècle quelques vérités mêlées à beaucoup de fictions : n’en demandons pas davantage.

C’est là en effet, on l’a déjà deviné d’avance, que nous voulions en venir. Au cours des quatre chapitres précédents nous avons donné une grande place à la légende : peut-être aura-t-on trouvé que nous lui avons fait la part trop large. Devant tant de fables imaginées pour l’édification des fidèles bouddhiques et qui pour notre incrédulité ne distillent plus guère que de l’ennui, nous concevons que le lecteur ait pu se demander s’il n’eût pas mieux valu les déblayer en trois lignes. Peut-être même persévère-t-il à considérer comme chimérique l’espoir que nous avons plusieurs fois exprimé d’en extraire en fin de compte un peu d’histoire. Nous souhaiterions que les quelques raisons que nous venons d’exposer l’incitent à excuser notre entêtement à n’en pas démordre. Certes la tradition bouddhique souffre, par rapport à la chrétienne, d’un terrible désavantage. Dans l’Inde la conquête musulmane, en exterminant ou expulsant la Communauté des moines, a eu vite fait d’effacer dans toutes les mémoires le commentaire oral des sites sacrés et la signification même des tableaux de piété peints ou sculptés sur les murailles des temples ou les entourages des stoupa. Sans cette déplorable intrusion, pas de doute que cette tradition ne fût restée vivante dans l’Hindoustan ; et, tout comme au temps de Hiuan-tsang, l’eau de « Puits-de-la-flèche » ferait encore des miracles. Tout ce passé est mort, et il n’y a pas à compter pour le ressusciter dans son intégrité ni sur les recherches archéologiques, ni sur le récent afflux de fidèles venus de Ceylan, de Birmanie et du Tibet. Des fouilles poussées en profondeur comme celles dont les abords du temple de Bodh-Gayâ ont été l’objet, renseigneraient sans doute sur l’aspect médiéval du pèlerinage local : mais que pourraient-elles nous révéler sur la personne et les actes du Prédestiné ? Pourtant on ne peut nier que l’identification relativement récente des huit places saintes — depuis Kapilavastou, la ville de l’Ultime naissance, jusqu’à Kouçinagara, la ville de l’Ultime trépas — n’ait apporté aux études bouddhiques un précieux appoint et un net encouragement. Imaginons un instant que sous le souffle desséchant de l’Islam la Palestine soit entièrement retournée au désert et que toute voix chrétienne s’y soit tue : cela n’empêcherait pas les collines de Galilée d’encadrer le lac de Tibériade, ni à Jérusalem l’éminence du Temple de se dresser en face du mont des Oliviers ; et toute tentative pour volatiliser en mythe l’existence réelle du Christ, si ingénieuse fût-elle, continuerait à se briser comme verre contre leur témoignage muet. De la même façon nous croyons aussi pouvoir dire : puisqu’en huit endroits précis de la plaine gangétique ruines et paysages nous conservent le cadre de la vie de Çâkya-mouni, ce n’est pas perdre son temps que de triturer et de passer au crible de la critique l’amoncellement de légendes qui nous dérobe sa véritable personnalité ; car, à travers cette couche mouvante de folles exagérations et d’inventions extravagantes, nous ne cessons malgré tout de sentir sous nos pieds le terrain solide des réalités géographiques et historiques. Il faudra seulement beaucoup gratter pour le retrouver.


  1. SN III 1, 2.
  2. Le LV intitule son chapitre XI Kṛshi-grâma ; c’est le NK p. 57 qui parle de vappa-mangala. Aṭṭha-sata semble signifier ici 108 et non 800.
  3. Sur ces variations des textes v. AgbG I p. 341.
  4. Selon le LV les rishi volent du S. au N., selon le MVU du N. au S. La scène est figurée à Amarâvati B pl. 11, 1 (avec quatre rishi), à Mathurâ (AgbG fig. 480) et à B. Budur fig. 40
  5. Pour la première adoration cf. supra p. 63.
  6. Nous retrouverons le dhyâna (pâli jhâna) à l’occasion de la Sambodhi (supra p. 161) comme du Parinirvâna (supra p. 313).
  7. Le terme de lakshaṇa (cf. la note à p. 58, 17) a aussi ce sens ; cf. AgbG fig. 175-7 et 413.
  8. SN I 2 et 4 ; retour sur ce point supra p. 326 et 345. Cf. Mathieu VII 26 ; Luc XII 24 ; Jean V 17.
  9. Anguttara-nikâya I p. 145 ; cf. Oldenberg p. 120-1.
  10. Le changement de porte à chaque épisode était probablement exploité par quatre couvents différents aux quatre points cardinaux de la banlieue de Kapilavastu.
  11. B. Budur fig. 56-9 ; Yun-kang (Éd. Chavannes Mission archéologique dans la Chine septentrionale Paris 1909 pl. 108-110, fig. 207-210, avec le Bodhisattva à cheval) ; G. Ecke et P. Demiéville The twin Pagodas of Zayton pl. 33, 5-6 (première et quatrième sortie avec le Bodhisattva descendu de cheval), etc.
  12. MVU II p. 159 l. 33 NK p. 60 l. 22.
  13. Le Vimâna-vatthu (cf. BL p. 98) met en scène p. 81 Kisâ-Gotamî (dont il est dit un mot supra p. 271) et le MVU II p. 1 57 Mṛgî, la mère d’Ânanda. Faut-il noter le rapport verbal avec Luc XI 27 ?
  14. Se reporter supra p. 106 et 110.
  15. Il faut dire que les exhortations qui manquent au ch. XIII remplissent la fin du ch. II intitulé Samutsaha.
  16. Cet appel à l’intervention des Buddha des autres kshetra (cf. BPh p. 70 s.) est une des traces de mahâyânisme qu’on peut relever dans le LV (p. 161 l. 13 ; 163 l. 9, etc.).
  17. Sur le sañcodana et l’adhyeshaṇa v. AgbG II p. 8 et 320 (fig. 47 au milieu, 347-8 : ajouter fig. 164 b) et I p. 420 et fig. 212-15.
  18. LV au début du ch. XV p. 198 s..
  19. V. AgbG fig. 178-80 et 447.
  20. LV p. 206 s. ; BC V 47-63.
  21. NK p. 62.
  22. Sur le Mahâ-abhinishkramaṇa v. LV ch. XV ; MVU II p. 160 s. et cf. AgbG I p. 354 s. et fig. 181-3.
  23. Bien entendu le texte prête aux deux autres membres du trio des réflexions analogues : si nous avons retenu celles du cheval c’est qu’elles ont été figurées à Yun-Kang pl. 111 et à Zayton pl. 33, 7 (cf. note à p. 973).
  24. Cf. les stèles des quatre grands miracles à Amarâvati B pl. 25, 3 (avec la Nativité) et 41, 6 (avec le Grand départ) ou BBA pl. III 3 et 4.
  25. NK p. 6 ; LV p. 222. Elle lui représente qu’après son départ elle ne sera plus qu’un désert (aṭavi) LV p. 222 l. 19 ; l’expression revient dans la bouche de Gopâ p. 231, 3.
  26. Nous traduisons librement par « lieue » la mesure itinéraire yojana dont l’évaluation est très variable.
  27. LV p. 226 l. 11-2.
  28. Cf. AgbG fig. 124 b et 185.
  29. Sur le sens originaire de Lalita-vistara v. note à p. 1513 in fine.
  30. Sur le sens originaire de mâhâtmya v. la note à la p. 1816.
  31. Pour d’autres exemples de déformations analogues v. supra p. 146-7.