La Vie du Bouddha (Foucher)/Chapitre III

Payot (p. 70-89).

CHAPITRE III

ENFANCE ET JEUNESSE. — I. LA VIE MONDAINE

Avec l’horoscope de l’enfant et le trépas de la mère la quinzaine d’épisodes dont se compose le cycle secondaire de la Nativité est épuisée ; mais le grand cycle de Kapilavastou se poursuit, et va continuer à nous fournir comme la charpente de l’ensemble des traditions relatives à l’enfance et à la jeunesse de Siddhârtha. Ce cadre traditionnel, on se doute que les hagiographes l’ont rempli à leur guise, tant de ce qu’ils croyaient savoir que de ce qu’il leur a plu d’imaginer ; et il va de soi — répétons-le néanmoins pour plus de sûreté — qu’il n’y a aucun espoir de trouver dans leurs écrits les éléments d’une véritable biographie. Pour le croire et le tenter, il faudrait plus de foi et d’ingénuité qu’on n’en peut demander à aucun Européen, lettré ou non. Est-ce à dire qu’il faille rejeter en bloc la légende comme un fatras inutile ? En toute sincérité nous ne le pensons pas. C’est chose entendue : nous ne lisons dans les Écritures bouddhiques qu’une vie éperdument romancée du « Sage d’entre les Çâkyas » : mais cette lecture, trop souvent rebutante du fait de ses ridicules exagérations, ne laisse pas par moments d’être attrayante. Certes un roman n’est pas de l’histoire : cela ne l’empêche pas parfois de contenir plus de vérité psychologique, voire même de réalité objective que bien des traités méthodiquement construits. Nous ne connaîtrons jamais de façon minutieusement exacte les faits et gestes du Bodhisattva enfant, adolescent et adulte ; mais nous apprendrons du moins comment les Indiens d’il y a deux mille ans concevaient l’éducation, le mariage, la vie privée d’un jeune prince d’autrefois ; et, comme ce prince sera pris un jour de la vocation religieuse, nous tiendrons encore de leur bouche contre quels obstacles il lui aura fallu lutter pour la suivre. Cette extension de ses connaissances professionnelles n’est sûrement pas à dédaigner pour un indianiste : peut-être ne l’est-elle pas non plus pour tout historien des religions, voire même pour toute âme préoccupée des questions religieuses. Il ne faut pas apporter en ces matières un esprit trop rigoriste. Après tout, ce que nous nous plaisons à appeler la vérité historique n’est trop souvent que la conjecture sur laquelle des chercheurs de bonne foi ont fini par tomber d’accord : l’unanimité des hagiographes nous donnera du moins dans le cas présent ce qu’on pourrait appeler la vérité traditionnelle. Si fort qu’il répugne à l’esprit logique d’un Français d’admettre qu’il puisse y avoir plusieurs sortes de vérités, celle-ci constitue déjà une acquisition fort appréciable ; et enfin nous restons libres de ne l’accepter qu’en y mêlant le grain de sel qu’il convient.

À son intérêt documentaire viendra pour notre agrément s’en joindre un autre, et non des moins prenants : nous voulons parler du charme à la fois voluptueux et mélancolique qui se dégage de tableaux de mœurs parfois composés avec un sens dramatique et littéraire assez émouvant. En nous penchant grâce à eux sur la jeunesse du Bodhisattva, nous sommes tout au moins sûrs d’apercevoir sous ses deux aspects les plus frappants, avec son ardeur à la fois sensuelle et mystique, ses langueurs passionnées et ses brusques sursauts d’ascétisme, l’âme éternelle de l’Inde. Remémorons-nous en effet ce que nous avons déjà lu. La conviction primordiale qu’on nous a conviés, mais non contraints à partager, c’est la croyance à la sans-pareille supériorité du Bodhisattva en toutes choses : mais sur ce thème fondamental nos auteurs se sont réservé le droit de broder deux séries de variations nettement contradictoires de ton comme d’inspiration. D’une part Siddhârtha n’est pas seulement l’héritier présomptif du trône paternel, il est en même temps l’empereur désigné du monde, si seulement il veut bien consentir à le devenir : il faudra donc entasser sur sa personne et autour d’elle toutes les splendeurs, les richesses, les jouissances dont normalement s’accompagne un train de vie plus que royal. Mais d’autre part, chacun sait que ce déploiement de luxe et cette surabondance de plaisirs n’ont pu retenir notre héros dans le siècle : il faudra donc aussi qu’à travers la peu édifiante description de sa vie mondaine on nous fasse d’abord pressentir, puis comprendre l’extraordinaire revirement qui a transformé le prince rassasié de voluptés en un moine mendiant ; et, bien entendu, l’édification ne renaîtra que de plus belle, amplifiée par le contraste qu’on prendra soin d’accentuer entre le genre d’existence qu’il quitte et celui que sa vocation religieuse le pousse à embrasser. Les prétendus biographes se sont tracé à eux-mêmes ce programme, et ont tâché d’imbriquer tant bien que mal l’une dans l’autre les deux chroniques de cette existence en partie double. On ne sera pas autrement surpris qu’aucun n’ait réussi, sauf dans une certaine mesure Açvaghosha, à suivre pas à pas, de façon graduelle l’évolution morale qui détermine finalement le Bodhisattva à préférer à tous les dons de la fortune l’errante pauvreté d’un fakir[1]. D’un chapitre à l’autre, ils passent sans transition d’une scène érotique à une démonstration de piété et, qui pis est, ils ne les font pas alterner dans le même ordre. Dans ces conditions la portée et le plan de notre exposé sont également indiqués. Outre que nous ne saurions prétendre réussir là où ont échoué les auteurs indiens, il ne nous appartient pas de reprendre leur tâche en sous-œuvre ; et puisqu’il est trop tard pour tenter de les mettre d’accord sur la succession des épisodes, nous nous résignerons à traiter séparément d’abord de la vie laïque, puis de la vocation religieuse du Bodhisattva.

Le coefficient de réduction. — Ce parti va beaucoup simplifier l’ordonnance générale des deux prochains chapitres ; mais il ne supprime ni n’atténue les difficultés qui surgiront au cours de leur rédaction et dont on devine déjà la principale. L’historien qui croit que Çâkya-mouni a réellement vécu ne doit pas se dissimuler qu’il partage jusqu’à un certain point les croyances des fidèles bouddhistes : la question est de fixer les bornes de sa crédulité. Il ne lui suffit pas de déclarer qu’il trace la ligne de démarcation à la limite du merveilleux : même en deçà de cette limite, à propos de faits de commune occurrence et dans leur fond incontestables, les Soutra se livrent à des divagations inacceptables pour le sens critique le moins chatouilleux. — Qu’à cela ne tienne, répondra-t-on ; écartez les exagérations et, en ramenant la tradition à un niveau normal, vous la rendrez croyable. — Sans doute, mais d’après quel étalon mesurer la démesure des textes ? Il serait assurément commode de savoir d’avance dans quelle proportion exacte il convient de diminuer automatiquement les chiffres excessifs dont la tradition se montre si prodigue : malheureusement, outre que ces chiffres diffèrent d’un texte à l’autre, les éléments nous manquent pour établir cette sorte de coefficient de diminution. Ajoutez que son taux ne saurait être le même en toute occasion. Quand dans un instant le Lalita-vistara donnera à l’enfant-Bouddha 32 nourrices, nous verrons que ce nombre doit être divisé au moins par 4, au plus par 8 ; mais quand ensuite le même texte attribuera au Bodhisattva devenu grand 34 000 femmes (d’autres disent 60 000 ou 40 000, toujours en chiffres ronds), il nous faudrait, par égard pour le prince autant que pour la vraisemblance, retrancher plus d’un zéro ; et, avouons-le, dans un cas comme dans l’autre, nous procéderions à l’aveuglette. Bref, de quelque côté que nous nous tournions, il nous faut renoncer à fixer un commun diviseur pour démultiplier les exorbitantes multiplications de la légende.

Peut-être obtiendrons-nous un résultat plus satisfaisant en ayant recours à une autre méthode : au lieu de nous perdre dans la diversité des cas particuliers, nous commencerions par pratiquer une fois pour toutes ce que notre jargon fiscal appelle un abattement à la base en tâchant de déterminer le véritable statut social et familial du Bodhisattva. Quelle idée devons-nous nous faire du royaume de son père, de l’étendue de son territoire, du nombre de ses sujets, du montant de ses revenus ? Qu’il nous faille très fortement rabattre les évaluations que les Écritures nous en donnent, la chose est évidente : car pour rendre plus sublime la renonciation du Prédestiné ne devait-on pas amplifier à l’extrême l’éclat et la valeur du patrimoine auquel il a renoncé ? Toujours est-il que de ce biais il semble que nous puissions arriver à une approximation presque satisfaisante. Les hâbleurs, quel que soit le motif pour lequel ils hâblent, se trahissent toujours par quelque endroit. À travers les vantardises bouddhiques, les historiens européens s’accordent généralement à considérer Çouddhodana, le « grand roi des Çâkyas » dont on nous exalte tant la race et la puissance, comme un simple roitelet, chef d’un petit État oligarchique, vassal plus ou moins soumis de la grande monarchie du Koçala dont la capitale Çrâvastî n’était distante de Kapilavastou que d’environ cent cinquante kilomètres[2]. Cet état, grand à peine comme l’une de nos anciennes provinces, s’étendait dans ce qu’on appelle aujourd’hui le Téraï népalais, et étalait au pied et en vue de la haute muraille neigeuse de l’Himâlaya, ses riches rizières[3] abondamment arrosées par les eaux découlant de la montagne. Au temps des pèlerins chinois la djangle déserte et fiévreuse avait déjà reconquis ces fertiles campagnes : mais elles ont été jadis capables de nourrir une nombreuse population, et elles n’avaient d’ailleurs pu être défrichées et convenablement irriguées qu’à force de bras. Le père de Siddhârtha était lui-même un gros propriétaire foncier et ne dédaignait pas de présider en personne aux fêtes du labourage. Qu’il possédât une certaine opulence, on n’en saurait douter, non plus que du fait que par lui le Bodhisattva appartenait à la caste aristocratique des Kshatriya ou, comme nous dirions, de la noblesse d’épée. Toute la tradition indienne, même brahmanique, reconnaît en lui un « fils-de-roi ». Qu’il ait reçu l’éducation jugée alors convenable pour un jeune gentilhomme, qu’il ait eu de tout temps à sa disposition chevaux, voitures, éléphants et un nombreux domestique, que son père ait pu continuer à lui assurer après son mariage une existence luxueuse, tout, dans cette mesure, devient des plus vraisemblables. N’en demandons pas plus : l’exigence serait vaine. Ainsi immunisés d’avance contre les transports au cerveau des hagiographes, nous pouvons aborder, sans foi aveugle ni hargneuse défiance, la lecture de leurs écrits, et tâcher de démêler dans ce sempiternel tissu de prodiges les quelques parcelles de vérité qui se mêlent à toutes les fictions.

L’éducation. — La légende ne manifeste aucun sentiment que la fatalité, qui si vite lui a ravi sa mère, ait nui le moins du monde à l’orphelin. Sur le conseil des vieillards et des matrones du clan des Çâkyas, le soin de l’élever aurait été confié à sa tante maternelle, Mahâpradjâpatî Gaoutamî, qui était la seconde épouse de son père ; et celle-ci se serait acquittée de sa mission avec autant de succès que d’amour : nous verrons plus tard quelle fut sa récompense. Elle était d’ailleurs, nous dit-on, assistée dans sa tâche par non moins de trente-deux nourrices — chiffre évidemment forcé, mais pas autant qu’on pourrait croire, tant la division du travail a toujours été poussée loin parmi les domestiques indiens. Un cliché courant des textes n’attache jamais moins de quatre « nurses » au fils d’un riche bourgeois : une pour l’allaiter, une pour le laver (lui et ses langes), une pour le porter et une pour l’amuser[4]. Si un simple marchand mettait ainsi quatre et souvent huit femmes au service exclusif de son rejeton, il va de soi que le grand roi Çouddhodana devait se montrer beaucoup plus large, sous la seule réserve que le nombre des servantes ainsi spécialisées fût toujours un multiple de quatre. Louons donc pour une fois le rédacteur du Lalita-vistara de la relative modération de son chiffre : entraîné par l’habitude, il aurait aussi bien pu écrire « soixante-quatre », car c’est là un des nombres favoris des Indiens. Le même cliché traditionnel nous apprend incidemment quel était le mode d’alimentation des enfants en bas âge. Tout l’Orient partage, comme on sait, les différentes espèces d’aliments entre deux catégories, les chauds et les froids. Fions-nous aux nourrices du Bodhisattva pour le bourrer, comme il est écrit, « de lait doux, de lait aigre, de beurre fondu et des autres sortes de nourritures particulièrement caloriques » ; et croyons-en également la tradition quand elle nous assure que, grâce à ce régime substantiel et très vitaminé, il grandit aussi vite « qu’un lotus dans l’eau d’un étang » ou que « la lune croissante dans le ciel de la quinzaine claire ».

Là se borne d’ailleurs ce que l’on trouve à nous dire sur tout le temps où il resta entre les mains des femmes, c’est-à-dire jusqu’à l’âge de sept ans. Quand le moment vient d’entreprendre à proprement parler son éducation, les informations se font plus abondantes, à telles enseignes qu’on ne nous fait grâce d’aucune des matières inscrites au programme d’alors, lesquelles sont au nombre de soixante-quatre[5]. Les Indiens ne seraient pas fidèles à eux-mêmes s’ils n’avaient dressé la liste des lettres, sciences, arts et techniques dans lesquels tout « fils-de-famille[6] » devait être plus ou moins versé. Pour atteindre ce chiffre très honorable ils ont dû faire flèche de tout bois et énumérer à la file les sujets les plus hétéroclites, la grammaire et les sports, le calcul et la musique, le jeu d’échecs et le massage, la toilette et la chiromancie, la stratégie et l’art de combiner les parfums, etc. Dans ce pêle-mêle on était libre de choisir selon les nécessités professionnelles de sa caste. C’est ainsi qu’un fils de gros marchand pouvait se borner à acquérir pour les besoins de son commerce huit ordres de connaissances pratiques, depuis l’écriture et le calcul jusqu’aux diverses sortes d’expertises — celles-ci également au nombre de huit, à commencer par l’évaluation des pierres précieuses[7]. Les jeunes gentilshommes étaient non moins naturellement astreints à suivre un programme plus étendu, réparti entre les études indispensables à tout homme de bonne naissance et la pratique des sports convenables à de futurs guerriers. Dans le cas particulier du Bodhisattva cette double obligation s’accordait à merveille avec la double éventualité (que nous devons toujours avoir présente à l’esprit) concernant son proche avenir. Aussi lors du pèlerinage de l’empereur Açoka à Kapilavastou, le Divyâvadâna lui fait-il montrer par son guide les deux emplacements voisins de la « salle d’écriture » et de la « salle de gymnastique » de Siddhârtha[8] : « C’est en cet endroit, ô grand roi, que le Bouddha a appris l’écriture ; c’est en cet endroit qu’il est passé expert, comme il seyait à sa naissance, dans l’art de conduire éléphants, chevaux et chars, et de manier les armes, etc. » Et sur l’une des peintures murales des grottes d’Adjantâ nous voyons côte à côte deux images du jeune prince, ici assis et écrivant en classe, là debout et s’exerçant au tir à l’arc[9]. Tout cela est la norme même, et, nous conformant à des précédents si raisonnables, nous ne séparerons pas de l’instruction intellectuelle du Bodhisattva son entraînement physique.

Comme aucun zèle dévot ne nous transporte, nous n’avons en effet aucune raison de suivre l’ordre tendancieux qu’adopte le rédacteur du Lalita-vistara. Il ne manque pas de prêter au Bodhisattva une double « manifestation » ou « démonstration[10] », l’une scolaire (ch. X) et l’autre sportive (ch. XII) : mais il ne soulève la question des sports que beaucoup plus tard, à l’occasion du tournoi qui aurait immédiatement précédé le mariage de son héros. En tant qu’écrivain, il tirait de ce plan l’avantage accessoire d’éviter des redites autrement inévitables : en tant qu’apologiste, son inlassable ferveur visait plus haut. Comme précédemment il n’avait pas été soufflé mot de l’entraînement athlétique de Siddhârtha, son écrasante victoire sur ses rivaux dans tous les exercices du corps n’en devenait que plus merveilleuse. Son louangeur à gages oubliait seulement qu’à vaincre sans effort on triomphe sans gloire, et que cet effet de béate surprise n’est que trop visiblement ménagé aux dépens de la plus élémentaire vraisemblance. Une fois de plus il nous force à constater l’abus du procédé qui est responsable au premier chef de l’insipide fadeur de tant de légendes bouddhiques. On parle souvent de l’ornière de la routine ; pour les traités d’édification systématique, il existe aussi une ornière d’outrance où les Soutra mahâyâniques n’ont de cesse qu’ils ne s’embourbent à tout propos. Certes il est de règle commune que les Prédestinés fassent preuve d’une exceptionnelle précocité. L’Évangile selon st Luc nous rapporte que, dès l’âge de douze ans, Jésus a émerveillé les vieux docteurs du temple de Jérusalem par la sagesse de ses questions et de ses réponses[11]. La légende iranienne, plus montée de ton, veut que dès l’âge de sept ans Zoroastre ait été capable de discuter avec les mages et de les confondre. Il est réservé aux Indiens d’essayer de nous faire croire que le Bodhisattva savait tout avant d’avoir rien appris. Après une telle affirmation, il ne reste plus qu’à tirer l’échelle ; mais à vouloir atteindre d’emblée l’extrême limite du merveilleux on s’expose à tomber dans le comble du ridicule.

La manifestation scolaire. — Prenons cependant connaissance avec notre résignation coutumière du dixième chapitre du Lalita-vistara, intitulé « la Manifestation à la salle d’écriture ». On remarquera au passage ce nom donné par tous les vieux textes à l’école[12] : dans l’Inde d’aujourd’hui, tout comme chez nous, on dirait la « salle de lecture » ; mais il faut croire que l’on apprenait jadis à lire en écrivant, méthode qui peut d’autant mieux se défendre qu’elle est à nouveau recommandée de nos jours. Nous serions les premiers désappointés si, à cette occasion, notre auteur n’organisait pas sur nouveaux frais, à travers les rues magnifiquement décorées de la capitale et sous une pluie de fleurs célestes, une procession triomphale du modèle connu. Tout le clan des Çakyas, Çouddhodana entête, est mobilisé pour amener en grande pompe le Bodhisattva en compagnie de dix mille jeunes garçons de son âge (il n’est pas parlé de l’éducation des filles) devant leur précepteur, lui-même décoré d’un nom illustre dans la tradition brahmanique, celui de Viçvâmitra. Et aussitôt un premier miracle se déclenche. On sait de quelle vénération la personne du maître est entourée dans l’Inde : nous avons encore vu les élèves des grands pandits de Bénarès se prosterner de tout leur long devant eux, la tête à leurs pieds. Ici, par un inconcevable renversement de toutes les lois de la civilité puérile et honnête, c’est le professeur qui, « incapable de soutenir l’éclatante splendeur du Bodhisattva, tombe devant lui, le nez par terre[13] ». Ce geste éloquent nous apprend tout de suite à quel écolier surhumain lui et nous avons affaire.

La suite ne démentira pas cet étonnant prologue. La bande des nourrices et des suivantes attend, nous dit-on, la sortie, tandis que les parents s’en vont à leurs occupations, et la trop nombreuse classe s’installe, on ne nous dit pas comment. Aucune aula universitaire ne pourrait contenir une pareille foule d’élèves. Admettons qu’à la mode d’Orient, où les écoles de plein air sont de tradition immémoriale, chacun s’assoit à même le sol ou sur une petite natte à l’ombre de quelques grands arbres et se met en devoir d’écouter la première leçon. Second coup de théâtre : ce n’est pas Viçvâmitra, c’est Siddhârtha qui prend aussitôt la parole et, s’adressant à son précepteur, lui demande : « Quelle écriture vas-tu m’enseigner, ô mon maître… » ; et, sans lui laisser le temps de répondre, il lui en énumère d’affilée non moins de soixante-quatre au choix[14]. Viçvâmitra, totalement subjugué, convient de fort bonne grâce que, de la plupart d’entre elles, c’est la première fois qu’il entend prononcer le nom. Nous aussi, du reste : les deux premières seules nous sont connues par les inscriptions ; par ailleurs nous relevons bien dans la liste quantité de dénominations géographiques ou ethniques, les unes réelles, les autres imaginaires, à côté de non moins nombreuses appellations de pure fantaisie ; mais toutes ont ce caractère commun de ne rien représenter pour nous.

L’auteur omet de nous dire quelle fut l’écriture choisie, mais il va de soi que ce ne peut être que la première nommée. Nous apprenons seulement que la classe continue, et c’est alors que le troisième prodige se produit : « C’est ainsi qu’en compagnie du Bodhisattva ces dix mille petits garçons apprenaient l’écriture ; et tandis que, sous la direction du Bodhisattva, ils épelaient l’alphabet quand ils énonçaient la lettre a, la parole qui était émise, c’était : a-néantissables sont tous les objets. Quand était énoncée la lettre â, la parole, qui était émise, c’était : â-me, ton bien et celui des autres. À la lettre i la parole était : i-nefficacité des sens… », et ainsi de suite pour quarante-cinq des quarante-neuf signes que compte l’alphabet brâhmî[15]. On le voit, la leçon de grammaire se doublait, sous l’influence surnaturelle du Bodhisattva, d’une leçon de morale. Aussi bien était-ce en vue de mûrir la pensée de tous ces enfants et de la tourner vers l’obtention de l’Illumination que le futur Bouddha a bien voulu se rendre à l’école et telle est la force machinale des clichés que, — bien qu’on nous ait dit au début du chapitre que ses condisciples n’étaient qu’au nombre déjà excessif de dix mille — il réussit en fin de compte à en convertir « trente-deux mille » et, par-dessus le marché, « trente-deux mille » filles dont il n’avait été à aucun moment question[16].

Nous voilà copieusement édifiés, si médiocrement divertis ; et pourtant nous ne pouvons douter de la popularité de cette scène. De nombreux bas-reliefs du Gandhâra la représentent et quelques-uns attestent que les artistes, dûment catéchisés par les donateurs, la concevaient telle qu’elle vient d’être exposée. À chaque fois le Bodhisattva est assis au milieu de la composition : il tient dans la main droite son calame et, en travers sur ses genoux, la planchette à écrire qui lui sert d’ardoise[17], toute pareille à celle qu’emploient encore les écoliers indiens. Or sur deux au moins des répliques connues le sculpteur a pris soin de graver à même la tablette quelques lettres — ici dans l’écriture qui, dérivée de l’araméenne des scribes des Achéménides, était restée en usage dans le Nord-Ouest de l’Inde. De quelque façon qu’on lise ces graffiti, ils contiennent une allusion évidente aux maximes morales que, lors de la récitation de chaque signe de l’alphabet, un invisible haut-parleur actionné par le magique pouvoir du Prédestiné, était censé avoir diffusé dans l’ambiance de la classe. Le succès de ces pauvres inventions auprès des fidèles bouddhiques sera notre excuse pour nous y être si longtemps attardés.

Les exercices physiques. — Avec l’évocation des exploits athlétiques du Bodhisattva, le tableau change du tout au tout : mais la monotonie de ses éternels triomphes demeure aussi accablante. Peu nous chaut d’ailleurs pour l’instant, puisque la seule chose que nous voulions retenir ici de nos lectures est le programme de gymnastique que l’Inde ancienne considérait comme faisant partie intégrante de l’éducation d’un gentilhomme. Déjà le court passage du Divyâvadâna que nous venons de citer nous permet de compter au moins quatre sports essentiels, à savoir l’équitation, l’art de monter les éléphants, la conduite des chars et le maniement des armes — bien entendu des armes blanches. De celles-ci le texte en question ne mentionne que trois, l’épée, la lance et l’ankuça, c’est-à-dire une espèce de gaffe dont la pointe métallique est munie d’un crochet et qui apparemment ne servait pas seulement, comme aujourd’hui, à mener les éléphants. Du long et confus chapitre xii du Lalita-vistara nous pouvons dégager l’existence d’une sorte de pentathle indien. On y retrouve comme en Grèce la course à pied, le saut en longueur et en hauteur[18], et la lutte corps à corps, dite « avec prise » et comportant même, semble-t-il, diverses sortes de prises, de corps, de mains, de pieds et de chignon ; mais le lancer du javelot est éclipsé par le tir à l’arc, et il n’est pas fait mention du disque. Pourtant l’Inde connaissait bien cette arme favorite de son grand dieu Vishnou, sous la forme d’un grand anneau d’acier plat, aiguisé sur sa tranche extérieure. De nos jours encore les vieux guerriers Sikhs, gardiens du temple d’Amritsar, enroulent dans leur turban cette arme, archaïque sans doute, mais qui, lancée d’une main robuste et sûre, après l’avoir fait tournoyer autour des doigts, pouvait à distance couper une tête. En revanche on nous cite en passant le jet du lasso.

Comme chaque fois qu’il est question de réalités concrètes et dès longtemps abolies, le relevé de ces noms ne nous avancerait guère si les monuments figurés ne nous aidaient (risquons le mot) à les « visualiser ». Les nombreuses représentations de l’armée de Mâra nous mettent sous les yeux la forme et le mode de suspension de la courte et large épée indienne, telle qu’Arrien nous la décrit de son côté d’après les mémoires des compagnons d’Alexandre. À la porte Ouest de la balustrade du grand stoupa de Sâñchî c’est avec une forte pique dans sa main droite qu’un génie monte la garde, etc.[19]. Où les vieux sculpteurs nous rendent les plus signalés services, c’est en nous révélant dans tous leurs détails le harnachement des chevaux et des éléphants ou la construction des chars. Nous apprenons ainsi que dans l’Inde d’il y a deux mille ans on montait à cheval sans étriers, sur un tapis de selle, et qu’on n’avait pour diriger l’animal qu’un simple bridon. Le cavalier de l’éléphant, si l’on peut ainsi parler, se tenait, le croc spécial en main, à califourchon sur le cou, les jambes glissées derrière les larges oreilles du pachyderme. C’est là en effet la seule place confortable sur l’énorme bête dont l’échine est par trop arquée. Le serviteur se tenait comme il pouvait derrière le seigneur en s’accrochant à une corde formant sous-ventrière. C’est seulement depuis l’invention du siège fixé sur le dos de l’éléphant que le cornac s’est emparé à la fois de la place et de l’ankush abandonnés par le maître[20]. Enfin l’un des linteaux de Sâñchî ne nous laisse rien à deviner de la fabrication et de l’attelage des chars de ce lointain pays et de cette époque reculée. Il représente en effet la série des trop généreuses aumônes du prince Viçvantara et nous montre ainsi côte à côte le don des chevaux et du char qui, pour le punir d’avoir livré à un mendiant le palladium du royaume, l’emmenaient en exil, lui, sa femme et leurs deux enfants. Nous voyons d’abord l’équipage en marche. Toute la famille se tient debout dans la caisse du véhicule, assez semblable à celle d’un char romain. Le prince en personne tient les rênes ; mais si les chevaux sont bien munis de guides ils ne sont reliés au char par aucun trait : en revanche, comme leur arrière-train touche presque le coffre, leur queue est soigneusement roulée et ramenée en avant de peur qu’ils ne balaient la figure des occupants avec ces chasse-mouches improvisés et peut-être malpropres. Au moment suivant de l’histoire sans paroles, quand ils ont été dételés, ils nous laissent apercevoir que le timon se termine par une sorte de joug auquel, à défaut de colliers, ils sont attachés par un licol. Ils ne peuvent donc tirer qu’avec le cou, c’est-à-dire fort mal. Ceci achève de nous expliquer qu’ils doivent se mettre à quatre pour cela et que par suite les bas-reliefs ne nous montrent le plus souvent que des quadriges[21].

Il est un dernier point sur lequel nous pouvons d’autant mieux utiliser le témoignage des sculpteurs qu’il est entièrement d’accord avec celui des écrivains. Ni les uns ni les autres, à notre connaissance, ne décrivent ni ne figurent aucun assaut d’escrime, ni aucune course, ni aucun concours de saut : ils semblent n’avoir de place que pour la lutte à main plate et le tir à l’arc ; mais en revanche ils traitent ces deux sujets avec tant de complaisance que nous ne risquons pas de nous tromper en y voyant les deux sports les plus populaires de leur temps. La lutte, à tout le moins, l’est encore aujourd’hui : nous avons pu constater que l’annonce d’un match de lutteurs faisait courir tout Lahore. Les bas-reliefs gandhâriens nous montrent les jeunes Çâkyas aux prises, vêtus comme les athlètes modernes d’un simple caleçon : car il n’est pas d’exercice moins encombré d’accessoires. Une compétition d’archers, même équipés d’avance, exige une préparation beaucoup plus compliquée. L’on nous explique tout au long, comme s’il en était besoin, qu’il faut délimiter le champ de tir, mesurer les distances, placer les cibles. Celles-ci, nous pouvons lire et voir, sont ordinairement des tambours ou des timbales de fer, ou encore des troncs de palmier-éventail[22] : on nous parle aussi d’images métalliques de sangliers. Pour la pose classique du tireur à l’arc qui, à l’inverse du tireur à l’épée, se fend de la jambe gauche, le sanskrit a un mot spécial. N’oublions pas qu’au rapport d’Hérodote les archers indiens contemporains du Bouddha faisaient bonne figure dans l’armée de Xerxès : Mardonius en garda un contingent qui périt avec lui à Platées (479 av. J.-C.).

Les fiançailles. — Les vivants aussi vont vite ; tandis que nous nous occupions à butiner de côté et d’autre quelques informations précises, le petit Siddhârtha a grandi. Déjà il va sur ses seize ans, et dans le pays de mariages précoces qu’a toujours été l’Inde, il est temps de lui choisir une épouse. Nul doute que son père n’y ait songé : mais, du fait de ses répétitions machinales, le rédacteur du Lalita-vistara transforme Çouddhodana en une sorte de « roi Dagobert » qui en toute circonstance attend les avis de son entourage pour s’y conformer aussitôt avec la même bonhomie que notre chanson populaire prête au monarque mérovingien. Le chapitre XII ne manque pas de débuter par l’habituel cliché. Les mêmes conseillers bénévoles prennent l’initiative de faire remarquer au roi qu’il faut de toute urgence procéder à l’établissement du prince héritier — autrement dit, lui donner un harem — si l’on veut le retenir dans le monde et avoir dans la famille un Monarque universel pour le bénéfice de tout le clan. Comme il arrive lors de chacune de leurs interventions, Çouddhodana est immédiatement acquis à leur idée : « S’il en est ainsi, répond-il, examinez donc quelle jeune fille conviendrait au prince. » Sur quoi les Çâkyas, au nombre de cinq cents, chacun à son tour, dirent : « Ma fille conviendrait au prince, ma fille est fort belle. » Le roi dit : « Le prince est d’un abord difficile[23] : il nous faut commencer par savoir du prince quelle jeune fille lui plaît… » Ne vous laissez pas leurrer par l’épithète que le père applique à son fils et n’allez pas imaginer que vous tenez enfin une notation psychologique sur le caractère de Siddhârtha : il ne s’agit là que d’une épithète homérique, que les textes appliquent indistinctement à tous les grands personnages. On ne veut nullement nous dire que le prince était d’humeur hautaine, mais seulement que sa dignité personnelle en imposait à ceux qui l’approchaient. Ne soyons pas davantage effarouchés par les contradictions qui vont pulluler dans la suite de ce même chapitre. L’auteur qui n’est jamais en peine de rester conséquent avec lui-même avait le choix entre trois procédés traditionnels pour choisir la fiancée : n’ayant voulu en sacrifier aucun, il les a utilisés successivement tous les trois. Il peut alléguer pour sa défense que la demoiselle élue reste constamment la même et que par conséquent nul ne saurait se formaliser de ces triples fiançailles.

Reprenons donc la suite du récit au point où nous l’avons laissé. Dociles à leur tour aux instructions royales les donneurs d’avis vont en corps trouver le Bodhisattva et lui exposer l’affaire. Le Bodhisattva dit : « Vous entendrez ma réponse dans sept jours. » De la part d’un jeune homme de si belle prestance (on est jeune homme dans l’Inde à l’âge où chez nous on n’est encore qu’adolescent) vous trouverez peut-être qu’il n’envisage pas avec beaucoup d’empressement l’approche de son mariage. C’est que vous oubliez que cette histoire est écrite par un moine et qu’il ne peut l’écrire qu’à son calame défendant. Mettez-vous un instant à sa place : le point essentiel de la doctrine du Bouddha est l’expresse condamnation de tout désir, charnel ou autre, et voici qu’il se prépare, en contradiction avec tous ses futurs préceptes, à goûter les plaisirs de l’amour. Qui pis est, le pauvre hagiographe prévoit que sa monomanie amplificatrice l’entraînera bon gré mal gré à exagérer aussi bien les voluptés que les austérités auxquelles se livrera tour à tour le Prédestiné. Aussi a-t-il immédiatement recours à ce que nos vieux rhéteurs enseignaient sous le nom de précautions oratoires : « Et ceci vint à l’esprit du Bodhisattva : Bien connus de moi sont les maux sans nombre causés par les désirs, sources de douleurs avec leur cortège de conflits, d’animosités et de peines, — semblables à une fatale coupe de poison, pareils à la flamme, comparables au tranchant d’une épée ; — pour moi je suis exempt de toute passion amoureuse et ne me complais nullement dans l’appartement des femmes ; — que ne puis-je demeurer en silence dans la forêt, l’âme apaisée par la félicité de la méditation et de l’extase… » Pas d’équivoque : la Communauté bouddhique admet que son Maître ait été marié, mais c’est bien malgré elle, et elle veut absolument que ce soit aussi malgré lui. Le point est d’importance. Si nous avons mis tout ce passage sous les yeux du lecteur, ce n’était pas pour le seul plaisir de jouir avec lui de l’embarras de notre monastique informateur : c’est parce que ses tergiversations nous apportent (résultat non négligeable) la meilleure preuve que nous puissions encore avoir de l’historicité du mariage de Siddhârtha. De toute évidence les évangélistes bouddhiques, s’il n’avait tenu qu’à eux, auraient rayé cette gênante concession aux humaines faiblesses de la biographie de leur Maître. Le fait que dans cet inévitable conflit entre l’idéologie et la tradition celle-ci soit restée la plus forte nous donne à penser qu’elle reposait sur des souvenirs réels.

Cependant le délai des sept jours que s’était réservé le jeune prince s’est écoulé. Il a fait réflexion que les Bodhisattvas du temps passé se sont tous mariés et que cela n’a pas plus compromis l’épanouissement de leur sainteté que la vase de l’étang ne nuit à la pureté de la fleur de lotus. Résigné (il le fallait bien) à ce que les destins s’accomplissent, il écrit de sa main le signalement en vers de la femme idéale qu’il consentirait éventuellement, bien que sans le moindre enthousiasme, à épouser ; et il insiste avant tout, comme il convient, sur les qualités morales dont elle doit être dotée. Il veut qu’elle soit d’une douceur quasi maternelle ou sororale, charitable, sincère, sans ruse ni jalousie, sans goût excessif pour les liqueurs fortes ni pour les fêtes et les spectacles, le modèle des belles-filles pour ses beaux-parents et des maîtresses pour ses esclaves, la première levée et la dernière couchée dans la maison, etc. ; mais il n’omet tout de même pas de spécifier également qu’elle doit être dans la fleur de la beauté et de la jeunesse et pas plus vaniteuse pour cela. C’est beaucoup demander : mais s’il est aussi exigeant, il se montre moins encombrant que les héros d’autres contes bouddhiques qui, également pressés par leurs parents de se marier, font exécuter par un grand artiste une statue en or de parfaite beauté et déclarent qu’ils ne prendront pour femme que sa pareille : sur quoi il ne reste plus qu’à promener l’image modèle à travers le monde pour établir les comparaisons requises[24]. Une feuille de palmier, le papier de ce temps, est d’un transport beaucoup plus commode. Dès qu’il a reçu de son fils cette sorte de fiche signalétique, Çouddhodana fait appeler le prêtre officiant attaché à la famille royale[25], quelque chose comme le chapelain de la cour : c’est à lui en effet que la coutume assignait le rôle d’agent matrimonial, vu qu’un brahmane a partout ses entrées. Le roi lui remet l’écrit du prince en lui disant : « Va, ô grand brahmane, à travers Kapilavastou, la grand-ville, et, pénétrant dans chaque maison, examine les jeunes filles. Celle qui se trouvera posséder ces qualités, qu’elle soit fille de noble ou de brahmane ou de bourgeois ou de manant, fais-la-moi connaître. Et pour quelle raison cela ? C’est que le prince ne se soucie ni de race ni de famille, il ne se soucie que de qualités… » Ne manquons pas de relever ce dédain bien bouddhique (mais qui ne se réalisait en fait qu’à l’intérieur de la Communauté) pour les distinctions de castes. Aussi bien notre auteur oublie-t-il — nous savons qu’il n’est pas à une contradiction près — qu’une page plus haut, dans son factum en vers, Siddhârtha avait stipulé chez sa future épouse « une parfaite pureté de naissance, de famille et de lignée[26] ». De toutes façons le pieux entremetteur n’a pas à pousser bien loin sa tournée : il a vite fait de trouver dans Gopâ, la fille du noble Çâkya Dandapâni, la vivante réalisation de l’idéal féminin du prince[27]. C’est du moins ce que Gopâ elle-même lui assure avec un sourire dès qu’elle a pris connaissance de la description écrite — preuve qu’elle sait lire. Le brahmane l’en croit sur parole et rapporte au roi qu’il a découvert la jeune fille répondant de tout point aux desiderata de son fils. Le rideau tombe sur le premier acte.

Quand à la ligne suivante il se relève, nous nous apercevons que nous ne sommes pas plus avancés. Moins crédule que son chapelain, Çouddhodana n’est pas aussi certain que lui qu’il ait vraiment mis la main sur la fiancée rêvée : « car les femmes sont promptes à s’attribuer des qualités qu’elles ne possèdent pas ». Il s’avise donc d’un autre stratagème pour s’assurer à l’avance du consentement de son fils, et nous repartons pour une seconde version des accordailles — la même, notons-le en passant, que nous lisons dans le Mahâvastou qui, lui, appelle la fiancée Yaçodharâ et en fait la fille du noble Çâkya Mahânâman. L’Inde n’ignorait pas qu’un des privilèges des héroïnes épiques est de se choisir elles-mêmes un époux parmi la foule des prétendants : dans le cas d’un être aussi exceptionnel que le Bodhisattva les hagiographes n’hésitent pas à renverser les rôles et à organiser pour lui un « choix personnel[28] » à rebours. Le roi fait donc fabriquer nombre de parures et annoncer à son de tambour à travers sa capitale que dans sept jours le prince héritier donnera audience[29] et, à cette occasion, distribuera des bijoux aux jeunes filles Çâkyas. Il n’en faut pas davantage pour que toutes se pressent au rendez-vous. À chacune d’elles, à mesure qu’elles défilent devant lui, Siddhârtha remet quelque parure, mais son cœur ne s’arrête sur aucune : et, quant à elles, « incapables qu’elles sont de soutenir l’éclat et la splendeur du Bodhisattva », elles se retirent au plus vite en emportant leur cadeau. Arrive enfin Gopâ avec son cortège de suivantes, et seule elle ose regarder le prince en face sans cligner des yeux[30]. Or le stock de parures se trouvait épuisé : « Quand Gopâ s’approcha du prince elle lui dit avec un visage riant : Prince, que t’ai-je donc fait que tu me dédaignes ? Il dit : Ce n’est pas que je te dédaigne, mais c’est que tu es venue la dernière. Et tirant de son doigt un anneau de grand prix, il le lui offrit. Elle dit : Puis-je vraiment, prince, recevoir de toi ce présent ? Il dit : Ce joyau m’appartient[31], accepte-le. Elle dit : Non, notre dessein n’est pas de dépouiller le prince de ses parures, mais bien de devenir une parure pour lui. Et ayant ainsi parlé, elle sortit. »

Goûtons, comme il convient, ce gracieux marivaudage, oasis de fraîcheur dans un aride désert. Bien entendu le manège des deux jeunes gens n’a pas échappé aux agents secrets apostés tout exprès par Çouddhodana pour surveiller le déroulement de l’audience. Sur leur rapport, le roi est autorisé à croire, et nous avec lui, que l’affaire est réglée. C’est alors que, contre toute attente, elle rebondit à nouveau. Il n’y a qu’un instant c’était à qui parmi les Çâkyas offrirait sa fille au roi pour devenir sa bru. À présent quand Çouddhodana envoie son chapelain chez Dandapâni avec mission de lui demander la main de Gopâ pour le prince héritier, voilà-t-il pas que l’insolent la refuse, en alléguant comme raison la notoire incapacité de Siddhârtha dans tous les exercices du corps ; et en effet personne ne l’a jamais vu les pratiquer… du moins au cours des précédents chapitres du Lalita-vistara. Nous sommes parvenus au moment où l’auteur va tirer parti du subterfuge que nous avons déjà dû dénoncer ci-dessus. S’inspirant à nouveau des épopées indiennes, il organise entre tous les jeunes Çâkyas une sorte de tournoi dont Gopâ sera l’enjeu et où les prouesses du prince, pour être inattendues de tous, n’en seront que plus éclatantes. Telle sera la troisième et dernière version des fiançailles. Après avoir utilisé les bons offices de son chapelain, puis procédé à un choix personnel, il ne reste plus à Siddhârtha d’autre ressource que d’obtenir sa future épouse par droit de conquête : car vous ne doutez pas qu’il ne sorte vainqueur d’un combat dont elle est le prix.

La compétition sportive. — Tout comme le prince, nous n’avons à présent d’autre alternative que d’en passer par où veut notre source. Çouddhodana est extrêmement mortifié, comme de juste, par l’humiliant refus de Dandapâni ; mais au lieu de lui imposer sa volonté comme à un vassal, il ne sait que dévorer son affront en silence. Apparemment il n’était, comme on l’a supposé, qu’un primus inter pares[32], et ne jouissait dans son clan que d’un pouvoir très limité. Son fils finit par lui arracher, non sans peine, le secret de sa sombre tristesse et, lui garantissant d’avance sa victoire, le détermine à lancer en son nom un défi à tous les jeunes Çâkyas de son âge. Le tambour de ville parcourt donc à nouveau les rues de la capitale pour annoncer à tous les habitants que dans sept jours le prince fera une démonstration de ses talents au cours d’une compétition sportive. Cinq cents jeunes athlètes, dûment entraînés, répondent à cet appel, et Gopâ est, d’un commun accord, désignée pour être « la bannière de victoire[33] » qui sera remise au vainqueur des trois matches « d’escrime, de tir à l’arc et de lutte ». Jolie matière à traiter et programme non moins alléchant pour nous que pour la population de Kapilavastou, qui se rend tout entière au terrain de sport. Malheureusement notre auteur veut toujours trop bien faire et réussit à tout gâter. Oubliant ce qui vient de nous être dit, ne s’avise-t-il pas de commencer par un concours d’écriture et d’arithmétique et de terminer par une énumération où il ne nous fait grâce d’aucune sorte de connaissances pratiques ou scientifiques, d’arts d’agréments, de beaux-arts, voire de belles-lettres, sans oublier les philosophies ni même, contre toute attente et toute vraisemblance, le Véda[34] : et naturellement le Bodhisattva est censé triompher sur toute la ligne.

Admettons, si l’on veut, que ces développements aussi intempérants qu’intempestifs soient le fait de quelque interpolateur, et tenons-nous-en à la description des trois sports expressément mis en vedette, ou plutôt des deux derniers ; car, tout comme le saut et la course, l’escrime à l’épée est à peine mentionnée : notre application ne sera guère mieux récompensée. Rien de plus insipide que le tableau de ces luttes : que les trente-deux champions, ses concurrents, assaillent le Bodhisattva un à un ou tous à la fois, il les couche à terre d’un revers de main[35] aussi aisément que des capucins de cartes. Le concours de tir à l’arc, qui est le morceau de résistance, aurait plus d’allure : mais, hélas, ce n’est qu’un démarquage de la façon dont Râma a conquis la main de Sîtâ, l’infante mithilienne, ou Ardjouna celle de Draoupadî, la princesse des Pantchâlas[36]. Les différents compétiteurs se succèdent et, dans une gamme ascendante, atteignent des buts de plus en plus éloignés ; quand vient le tour du Bodhisattva tous les arcs qu’on lui met en mains se brisent comme des fétus de paille. Il se retourne donc vers son père et lui demande s’il n’existe pas dans la ville un arc assez solide pour résister à la vigueur de son bras. Son père répond qu’il y a bien celui de son aïeul Simha-hanou (Mâchoire-de-lion), mais que, depuis la mort de ce dernier, il est resté consacré dans un temple, car personne n’est plus capable de le soulever, encore moins de le bander. Le prince se fait apporter l’arme de l’ancêtre, et vous devinez déjà que ce n’est qu’un jeu pour lui de s’en servir pour surpasser de loin ses rivaux. Non seulement sa flèche traverse l’une après l’autre toutes les cibles jusqu’à la plus lointaine, mais elle conserve encore assez de force pour s’enfoncer en terre et y disparaître jusqu’à l’empenne. Que les Çâkyas acclament sur l’instant tous ces exploits et qu’aujourd’hui encore les fidèles bouddhistes s’en émerveillent, c’est leur affaire ; mais, pour nous, nous ne pouvons nous dissimuler qu’il n’est rien de plus plat qu’un tableau sans ombres et qu’une histoire sans péripéties se lit sans intérêt.

Ce n’est pas qu’avec un peu de bonne volonté on ne puisse trouver quelque chose à glaner parmi ces fastidieuses rengaines. Le dernier reproche que l’on puisse faire aux légendaires bouddhiques est de négliger l’art des préparations. Cette fois encore le nôtre n’a pas manqué de saisir l’occasion de la compétition sportive pour nous présenter quelques-uns des personnages, sympathiques ou non, que nous retrouverons par la suite. Tour à tour il met nommément aux prises avec le Bodhisattva trois de ses compagnons de jeunesse. C’est d’abord Nanda, dit le Beau, son frère consanguin dont nous lirons plus loin la conversion forcée[37] ; c’est ensuite son cousin Ânanda qui deviendra son disciple dévoué et s’attachera jusqu’au bout à sa personne ; c’est enfin son autre cousin Dêvadatta, auquel est réservé le rôle du traître. L’affection des deux premiers pour le Bodhisattva n’a pas besoin d’explication : il n’en va pas de même de la haine jalouse du troisième, laquelle remonterait fort loin. Tous deux avaient, nous dit-on, à peine douze ans quand un jour Dêvadatta blessa à l’aile d’un coup de flèche une belle oie royale[38] qui vint tomber aux pieds de Siddhârtha. Celui-ci la recueillit pour la soigner et la guérir, et refusa de la rendre à son cruel cousin qui la réclamait pour l’achever. Telle aurait été l’origine de l’animosité de ce dernier, au moins dans cette vie ; car il va de soi que son hostilité, sans cesse renaissante d’existence en existence, se perd dans la nuit du passé. En l’occurrence qui nous occupe, il en donne une preuve nouvelle. Rencontrant à la porte de la ville[39] le grand éléphant blanc qui vient chercher le Bodhisattva pour le mener au terrain de sports, il est pris d’un accès de fureur aussi gratuite que subite. Saisissant la trompe du pachyderme de la main gauche, il le tue d’un seul coup de sa paume droite (car, après le Bodhisattva il est le plus fort de toute leur génération) ; puis il s’en va, le laissant à demi engagé dans la porte de la cité. Survient le beau Nanda, qui dégage le passage ainsi obstrué en tirant par la queue l’énorme cadavre que nul autre que lui n’a pu remuer. Arrive enfin en char le Bodhisattva ; on lui conte le lâche attentat de son cousin et la secourable précaution de son demi-frère ; il blâme l’un et loue l’autre ; puis il réfléchit que ce cadavre, en se décomposant empestera la ville. Il met donc un seul pied à terre et — ô esprit d’édification, que d’âneries ont été écrites sous ton influence ! — saisissant avec son orteil la queue de l’éléphant, il le lance d’emblée par-dessus les sept remparts et les sept fossés dont (pareil en cela à Ecbatane) aurait été entouré Kapilavastou. Bien entendu cet exploit de plus ne fait qu’exaspérer l’animosité de Dêvadatta, et les ménagements que le Bodhisattva, toujours miséricordieux, garde envers lui au cours de leur match de lutte, où par trois fois il lui fait toucher terre sans le blesser, ne la désarmeront pas.

Le mariage. — Cependant rien ni personne ne s’oppose plus au mariage de Siddhârtha : et nous, qui réclamons volontiers de nos journaux la relation détaillée des cérémonies qui accompagnent les épousailles des mahârâdjas actuels, nous nous réjouissons d’avance à l’idée de lire la description d’une noce princière dans l’Inde d’il y a vingt siècles. Attente aussitôt déçue : car, comment un moine bouddhique consentirait-il à s’étendre sur un aussi profane sujet ? Nous connaissons heureusement par ailleurs les deux rites essentiels, toujours en vigueur, de l’hymen indien, l’union des mains et la triple circumambulation du feu par les deux conjoints[40]. Cette dernière scène est même représentée sur les bas-reliefs du Gandhâra, mais dans le plus sommaire des décors ; et quand ils nous montrent également le cortège traditionnel (musique en tête, l’époux à cheval, sa femme en litière) qui amène la nouvelle mariée à la maison de son mari, leurs timides essais, si nous les comparons aux descriptions de processions que nous avons déjà lues, ne servent qu’à nous faire mieux mesurer à quel point l’imagination des sculpteurs a les coudées moins franches que celle des littérateurs. Faisons donc notre deuil de toute description, rédigée ou figurée, des pompes nuptiales qui auraient entouré le mariage du prince héritier des Çâkyas : nous n’en serons que plus à l’aise pour ramener les suites de cet événement, que nous avons des raisons de croire réel, à des proportions vraisemblables.

On serait dès l’abord tenté de dénoncer une exagération de plus dans l’assurance qu’on nous donne que Çouddhodana aurait attribué à son fils non moins de trois résidences particulières : mais, après tout, qu’en savons-nous ? L’Inde connaît en effet trois grandes saisons bien distinctes, la relativement froide, la terriblement chaude, et (la plus importante, parce que la plus nourricière) la saison des pluies. Aussi les architectes européens qui travaillent sous les tropiques se trouvent-ils confrontés avec le problème quasi insoluble d’édifier des habitations satisfaisant à la fois aux trois conditions d’être chaudes l’hiver, fraîches l’été, et suffisamment claires et aérées pendant la mousson pluvieuse. Leurs vieux confrères indiens, qu’apparemment le prix du terrain et de la main-d’œuvre n’arrêtait pas, avaient tranché la difficulté en établissant à l’usage des gens aisés le plan de trois demeures dont chacune répondait à l’une de ces trois nécessités contradictoires. Même un petit râdja pouvait fort bien assurer à lui-même et à son héritier présomptif ce constant élément de confort. Nous en dirons autant d’une autre apparente somptuosité qui, sous le climat tropical, ne fait que répondre à un véritable besoin. Les vieilles villes indiennes étaient enserrées dans leurs enceintes de pierres, de briques ou de bois, et les terrasses des hautes maisons qui dominaient leurs étroites ruelles étaient le seul endroit où l’on pût respirer un peu librement. Aussi les riches marchands possédaient-ils tous hors les murs des parcs semés d’étangs de lotus, où de temps à autre ils allaient goûter la fraîcheur des ombrages, les ébats du bain froid et le divertissement du déjeuner sur l’herbe : et naturellement les femmes n’étaient pas les moins friandes de ces parties de plaisir à la campagne. Nous verrons bientôt la dévotion des premiers banquiers convertis transformer ces lieux charmants en ermitages à l’usage de la Communauté des moines bouddhiques. Tout ce que nous voulons retenir pour l’instant, c’est que les princes et les rois, bien qu’habitant sans doute de plus spacieuses demeures, ne se refusaient pas une occasion de délassement à la portée de simples bourgeois. Nous le savons par maintes descriptions littéraires, eux aussi avaient leurs jardins et leurs pavillons de plaisance, à la façon de ceux du village de Trianon, et aimaient à s’y livrer en compagnie de leurs femmes à des amusements champêtres.

Si après avoir pris connaissance du cadre de son existence nous désirons en savoir plus long sur le train de vie qu’était censé avoir mené Siddhârtha, nous n’avons pas davantage besoin de nous mettre en frais d’imagination : les textes sont là pour nous le dire. Dans un curieux passage le Bouddha prend soin d’exposer à ses disciples à quel point son père l’avait comblé de ses faveurs : « J’étais, ô moines, un beau prince héritier, le parangon des beaux princes héritiers ; et au beau prince héritier que j’étais le Çâkya mon père fit (tel ou tel don) pour mon agrément, pour mon plaisir, pour mon service… » Suit une longue énumération de tous ces présents, à commencer par les trois palais d’hiver, d’été et des pluies et à finir par les quatre parcs de plaisance situés chacun à l’un des points cardinaux de la cité ; et à l’occasion de chacun d’eux se répète, comme le refrain berceur d’une ballade, la phrase, que nous venons de citer. Cette litanie dénombre ainsi successivement des lits précieux couverts de tapis et surmontés de dais assortis à leur richesse ; des onguents et des parfums ; des guirlandes de fleurs odorantes ; des vêtements de fine étoffe de soie ou de laine ; des nourritures aussi variées que recherchées ; des moyens de transports de tout genre, éléphants, chevaux, chars, barques et litières ; un parasol, appareil pratique en même temps que signe d’honneur ; une troupe de gardes bien équipés, etc., autant de choses que nous aurions pu deviner tout seuls comme faisant partie du décor extérieur d’une existence princière. Mais voici enfin qui nous permet d’y pénétrer plus profondément : à ce beau prince héritier son père a encore donné les cinq sortes de jouissances sensuelles, à savoir : 1o la danse, conçue à la mode indienne, déroulement plus ou moins hiératisé de poses plastiques susceptibles de mimer la représentation de quelque drame légendaire ; 2o le chant, probablement déjà avec cette voix de tête qui ravit particulièrement les Orientaux ; 3o les soli de musique qui « font parler » un instrument à vent ou à cordes, flûte ou harpe ; 4o la musique d’orchestre rythmée par les tambours à main et dont s’accompagnent les danses ; et 5o puisque enfin il faut bien l’avouer, les femmes[41].

Telle est la liste authentique et complète de ce qu’on pourrait appeler les cinq plaisirs capitaux dans les idées du temps. Elle perce à l’usage de notre curiosité comme un œil-de-bœuf[42] dans le mur de la vie privée du prince. S’en voile la face qui voudra : c’est la vie du harem des Arabes et de l’anderoûn des Persans, telle qu’on la mène également dans l’antah-poura des Indiens ; et tout de suite nous constatons ce que nous confirment les bas-reliefs, à savoir le rôle prépondérant qu’y jouent la danse et la musique. Ne demandez pas aux textes de vous la décrire plus en détail. Écartelés entre les besoins de leur propagande et leurs scrupules de conscience, leurs rédacteurs achèvent de perdre leur dernier reste de sens commun. Le Lalita-vistara, par exemple, avoue bien (ch. XIII) que le Bodhisattva a vécu « dans les appartements intérieurs » au sein de tous les raffinements du luxe et de toutes les sortes de voluptés en compagnie des quatre-vingt-quatre mille femmes, toutes pareilles à des déesses, dont il se croit obligé de le gratifier ; mais d’autre part il maintient que, pendant cette même période, il n’a cessé de mener une existence toute confite en dévotion : car les accords des instruments de musique n’arrivaient à ses oreilles que transformés en stances éminemment moralisatrices, et ce raz de marée d’édification finit même par submerger la multitude des femmes ains : que « bien des centaines de mille de divinités ». Ces inconciliables contradictions tracent une fois de plus entre elles la voie moyenne qu’en bonne judiciaire il nous faut adopter. N’étant pas moines, nous n’avons aucune raison de contester que, pendant quelques années, Siddhârtha ait humainement joui des plaisirs de la vie dans la mesure où sa fortune le lui permettait ; et, d’autre part, le fait qu’il s’en est finalement détaché prouve assez clairement qu’il ne s’est pas enlisé, comme tant d’autres princes orientaux, dans une perpétuelle recherche de jouissances nouvelles. Remarquons d’ailleurs à sa décharge, si tant est qu’il en soit besoin, que personne n’a jamais songé à lui prêter mille rejetons, comme à un Monarque universel (ni même soixante-dix, comme à tel Émir d’Afghanistan qui régnait encore au début de ce siècle). Il n’aurait eu qu’un fils, dont Gopâ-Yaçodharâ était la mère. Tout se passe donc comme si celle-ci n’avait pas été seulement sa « première reine », mais encore sa seule épouse légitime[43]. Les autres habitantes des appartements intérieurs, une fois leur nombre ramené à un chiffre acceptable, représenteraient surtout les nombreuses ballerines et musiciennes que se devait d’entretenir un prince dont la principale distraction était de se donner quotidiennement l’opéra à domicile. C’est ainsi que de nos jours encore les râdjas de l’Inde avaient à leur cour un corps de ballet et un orchestre féminins, avant que la pudeur britannique ne s’en alarmât et que le résident anglais n’insistât pour les remplacer par une « band » de musiciens à l’européenne. Si les idées modernes ou les questions budgétaires doivent amener également la disparition de la troupe de danseuses du roi du Cambodge, on pardonnera à ceux qui ont goûté le charme de leur mimique d’exprimer la crainte que l’art n’y perde plus que la morale n’y gagnera. Bref, nous refusons de nous scandaliser à propos de la vie mondaine du Bodhisattva ; mais nous ne consentons pas davantage à y chercher bon gré mal gré un sujet d’édification ; et nous persistons à croire que nous n’en comprendrons pas moins bien, le moment venu, les raisons intimes de sa vocation religieuse.


  1. Nous employons le terme arabe de fakîr « pauvre » parce qu’il a passé en français ; dans l’Inde ancienne on disait un pravrâjaka ou un sannyâsin ; dans l’Inde moderne on dit un sâdhu « homme de bien », ou supposé tel. ;
  2. Fa-hien dit 12 yojana et Hiuan-tsang 500 li (B I p. XLVIII et II p. 13).
  3. H. Oldenberg (p. 115 n. 3) a fait remarquer que les noms de Çuddhodana et de ses frères (cf. Life p. 13) se terminent tous en ⁰odana « bouillie de riz ».
  4. LV p. 100 ; cf. DA p. 3, 26, 47 etc. Leur rôle à chacune est bien détaillé dans un passage du canon des Dharmagupta trad. par E. Tuneld, Recherches sur la valeur des traditions bouddhiques pâlie et non-pâlie (Lund 1915) p. 215. Rapprochons-en passant l’existence à la cour de France d’une « Remueuse » du Dauphin à côté de sa ou ses nourrices.
  5. On trouvera une liste des 64 kalâ (ou çilpa) LV p. 156 (cf. DA p. 3 et 26) et SA no 61 (ou JA juillet-août 1908 p. 89).
  6. Le mot Kulaputra, littt « fils de famille », est d’un usage courant dans les textes pour désigner tout homme de naissance régulière et de bonne éducation. Non plus que son équivalent anglais « gentleman », il n’implique nécessairement ni noble extraction ni richesse exceptionnelle : encore semble-t-il réservé aux membres des trois premières castes.
  7. DA p. 3, 26 etc.
  8. DA p. 391. On a aussi montré à Hiuan-tsang l’école, mais non la vyâyâma-çâlâ.
  9. Ajaṇtâ pl. 45.
  10. Le mot employé est sandarçana.
  11. Luc II 41 s. Le rapport est beaucoup plus étroit avec les récits du Pseudo-Mathieu (ch. 30, 31 et 39) sur les relations de Jésus avec ses trois maîtres d’école (Tischendorf, Evangelia apocrypha p. 94 s.).
  12. Au lieu de lipi-çâlâ on dit pâṭha-çâlâ.
  13. Nous ne faisons que traduire littéralement l’adho-mukha du texte LV p. 124 l. 11.
  14. Cf. la liste des écritures dans MVU I p. 135 et la note d’É. Senart ibid. p. 483.
  15. Il y a exactement quarante-six de ces sentences morales dites dharma-mukha « introduction à la Loi ». Le texte omet les trois voyelles qui ne se trouvent que rarement ou jamais à l’initiale et l’anunâsika, mais il ajoute la lettre double Ksh.
  16. Cf. supra la note à p. 56, 45.
  17. Ce lipi-phalaka s’appelle à présent takhtî. Cf. AgbG fig. 166-7 et Corpus Inscr. Indic. II part. I, pl. XXIV et p. 130-1. On remarquera la façon dont la tablette est à l’une de ses extrémités taillée en queue d’aronde pour la rendre plus portative.
  18. Tel est du moins le sens que nous croyons devoir attribuer aux deux mots langhita et plavita constamment associés ; le second aurait pu faire penser à la natation. La lutte est dite sa-âlambha ; le disque est le cakra, le lasso est le pâça.
  19. AgbG fig. 201-4 ; Sâñchî, pl. 66.
  20. Cf. les chapiteaux de Sâñchî, Portes Nord et Est. Le siège est dit le haudâ (orth. angl. howdah).
  21. Sâñchî, pl. 23. On sait que les traits, tout comme les étriers, sont d’invention relativement récente.
  22. AgbG fig. 170-2. Le palmier-éventail ou borassus flabellifera est le tâla ; la posture est dite âlîḍha.
  23. Le terme employé est dur-âsada. Cf. Luc x 45.
  24. V. l’histoire de Mahâ-kâcyapa (ANS p. 317 ; cf. supra p. 227 s.) et Kusa-jâtaka no 531, et cf. Béfeo IX, 1909 p. 17.
  25. Le terme technique est puro-hita.
  26. LV p. 38 l. 10 ; le mot que nous traduisons ici par « lignée » est gotra, pris dans le sens spécial d’un des 49 clans entre lesquels se subdivise la caste brahmanique. Les non-brahmanes appartiennent médiatement, si l’on peut ainsi dire, au gotra de leur précepteur ou chapelain ; c’est ainsi qu’en religion Siddhârtha prendra le nom de Gautama et sa mère adoptive Mahâ-Prajâpatî celui de Gautamî.
  27. MVU II p. 48 et pour la suite p. 72-6.
  28. Le terme technique est svayaṃ-vara.
  29. On dirait aujourd’hui : « tiendra un darbar ».
  30. Tout au contraire la Yaçodharâ du MVU n’aborde Siddhârtha qu’avec de grandes démonstrations de pudeur ; et, comme il arrive, sa modestie produit sur l’esprit du prince la même impression favorable que la coquetterie passablement effrontée de la Gopâ du LV.
  31. Entendez que la bague en question est la propriété personnelle du prince et non un de ces « joyaux de la couronne » que (supra p. 115) nous lui verrons renvoyer à la maison après le Grand départ. Pour la scène v. B. Budur fig. 42.
  32. L’expression est d’Oldenberg, p. 118.
  33. Le LV p. 144 l. 8 emploie le terme de jaya-patâkâ.
  34. Jouant une fois de plus sur les mots le LV abuse du fait que çilpa peut s’appliquer à toute technique.
  35. Ainsi s’explique l’immobilité des personnages sur les fig. 47-8 de B. Budur.
  36. Mahâbhârata I, 187-191 ; Râmâyaṇa, éd. Gorrezio I, 69 ; cf. Bhâgavata-purâna X, 42, 15 s.
  37. Pour la conversion de Nanda cf. supra p. 235 : Ânanda et, selon toute vraisemblance, Devadatta étaient en fait trop jeunes pour prendre part à la compétition (supra p. 236). Sur la malice et les méfaits de Devadatta cf. p. 286 s.
  38. L’épisode du râja-haṃsa se lit dans ANS p. 72 et l’introduction au Jâtaka.
  39. Selon le MVU II p. 74 il y aurait eu collision entre l’éléphant monté par Devadatta et celui qu’on amenait au Bodhisattva.
  40. V. MVU III p. 150 et Kumâra-sambhava VII 79-83 ; cf. AgbG fig. 172-4
  41. MVU II p. 115-7 et notamment 116 l. 18 où sont énumérés les cinq kâma-guṇa, à savoir nâṭya, gîta, vâdita, tûrya, striyas.
  42. Nous employons à dessein le mot d’œil-de-bœuf, skt gava-aksha, familier aux architectes indiens.
  43. Toutefois le Vinaya des Mûla-sarvâstivâdin lui accorde trois épouses, Gopâ, Yaçodharâ et Mṛgajâ.