La Planète Mars et ses conditions d’habitabilité/P4/1883-1891

Gauthier-Villars et fils (2p. 3-19).
Observations de M. Schiaparelli de 1883 à 1888

QUATRIÈME PÉRIODE.

OBSERVATIONS ET ÉTUDES DEPUIS 1892.


Les travaux discutés dans notre premier Volume sur la planète Mars, publié en 1892, s’arrêtent à cette année-là, et plusieurs même antérieurs à cette date n’ont pas été examinés parce qu’ils n’avaient pas encore été publiés ou communiqués. Suivant l’ordre chronologique que nous avons adopté dès les premières pages de cet Ouvrage, nous continuerons notre étude en exposant, comparant et discutant successivement toutes les observations.

Nous devons même, pour commencer, remonter jusqu’à l’année 1883, à propos d’un important Mémoire de M. Schiaparelli, qui n’a été rédigé et publié qu’en 1896.

L’illustre Directeur de l’Observatoire de Milan a présenté cette année-là aux astronomes son quatrième Mémoire sur la planète Mars[1], comprenant ses observations faites pendant l’opposition de 1883-1884, du 5 novembre au 9 mai. En voici le résumé :

cxliv.Observations de M. Schiaparelli en 1883-1884.

L’opposition avec le Soleil a eu lieu le 31 janvier.

L’hémisphère boréal ou inférieur, incliné vers nous, était au printemps dans les conditions suivantes :

Saisons martiennes
Hémisphère boréal.  Hémisphère austral. 
Équinoxe de printemps. Équinoxe d’automne. 26 octobre 1883.
Solstice d’été. Solstice d’hiver. 13 mai 1884.

Il n’y a guère eu que seize bonnes nuits pour les observations, qui ont surtout porté sur les régions comprises entre 10° et 60° de longitude.

On était, disons-nous, au printemps de l’hémisphère boréal, précisément incliné vers nous, de sorte que les investigations ont pu être poussées assez loin du côté du pôle nord.

Des trente et une géminations de canaux observées en 1881-1882, dix-huit seulement ont été revues, celles des canaux Achéron, Ceraunius, Cerbère, Cyclops, Hephæstus, Érèbe, Euphrate, Eunostos, Gigas, Hyblæus, Hydraotes, Nilus, Orontes, Phison, Thoth, Typhonius, ainsi que des lacs Ismenius et de la Lune. Sept géminations nouvelles ont été constatées : Chrysorrhoas, Isis, Læstrygon, Styx, Uranius, le lac Propontis et Trivium Charontis.

A B
C D
Fig. 1-4. — Observations de Mars faites à l’Observatoire de Milan en 1883-1884.

Les lignes ou canaux, simples ou doubles, se sont montrés parfois en si grand nombre qu’ils présentaient une sorte d’inextricable réseau, et que l’identification d’un canal où d’une branche parallèle était extrêmement difficile. Les changements de positions observés peuvent être dus à ce que tantôt une branche et tantôt une autre a été visible.

Nous sommes heureux de mettre sous les veux de nos lecteurs les huit figures successives ainsi que la nouvelle Carte d’ensemble qui accompagnent le Mémoire de M. Schiaparelli. On y remarque au premier coup d’œil la vaste calotte polaire inférieure, ainsi que l’aspect géométrique régulier d’un certain nombre de canaux doubles parallèles entre eux. Mais, avant de donner une description sommaire de chacun de ces dessins, arrêtons-nous un instant sur les observations qui concernent la direction de l’axe de rotation.

E F
G H
Fig. 5-8. — Observations de Mars faites à Milan en 1883-1884.

Pendant les mois de novembre, décembre et janvier, la tache polaire boréale (la seule visible) s’est toujours montrée plus ou moins inclinée, avec son côté précédent dans la corne boréale de l’hémisphère obscur, ce qui a empêché de faire des observations précises sur l’angle de position. Le 28 janvier, elle était entièrement dégagée, et elle resta ainsi jusqu’à la fin d’avril, époque à partir de laquelle la phase obscure apparut de l’autre côté. Pendant cet intervalle, 61 mesures de position ont été prises. Elles sont toutes réunies dans un tableau, et les 61 équations qui en résultent ont donné pour résultat :

λ = 2°,600 ± 0°,235, θ = 323°,52 ± 5°,30.

Les observations de 1877 restent les plus précises, à cause de la grande dimension de la planète (25″) et de la petitesse bien limitée de la calotte polaire. Mais celles-ci sont très bonnes également. Le diamètre de la neige polaire a varié de 40° à 20° pendant les observations. Cette tache polaire boréale n’était pas centrée sur le pôle, en février et mars 1884, mais en déviait de 2°,62, dans la direction de la corne d’Ammon. (Il y a 0°,07 à retrancher du nombre λ donné plus haut, parce que le pôle boréal se trouvait à une distance d’environ 13°, en moyenne, du terminateur de l’hémisphère visible.) Un écart analogue avait été observé en 1882, du milieu de février à la fin d’avril. D’avril 1882 à février 1884, il y a 22 mois, c’est-à-dire une révolution entière des saisons martiennes. Le centre de la neige, relativement au pôle, est à peu près le même, avec une différence de 37°, car en 1882 ce centre était vers le méridien 0°. Ce caractère de périodicité mérite attention : il sera intéressant de voir dans les oppositions futures si cette déviation est, sinon permanente, du moins périodique et en rapport avec les saisons.

L’angle de position de l’axe du globe de Mars demanderait une correction de +0°,70.

Dans ce Mémoire, comme dans les précédents, le savant observateur s’est occupé et préoccupé, avec la plus grande attention, des aspects de la planète et des caractères de sa constitution physique, encore si mystérieuse et d’apparences si contradictoires. Évidemment, le plus important pour notre instruction, ce sont des observations, des dessins, et encore et toujours, des observations et des dessins. Voici une description succincte de chacune des huit représentations qui viennent de passer sous les yeux de nos lecteurs, et de la belle et fine Carte détaillée qui en donne la synthèse jusqu’à 70° de part et d’autre de l’équateur :

Fig. A. — Longitude du centre = 22° (14 mars 1884). On voit, en haut, trois golfes sombres : à gauche, la baie du Méridien, prolongée par l’Hiddekel et le Géhon ; au centre, le golfe des Perles, prolongé par l’Oxus ; à droite, le golfe de l’Aurore, d’où descendent la Jamuna et le Gange. Dans la région inférieure, le lac Niliacus, coupé par le pont d’Achille. Trois points sombres le long de l’Oxus. Grande tache polaire boréale.

NOUVELLE CARTE GÉNÉRALE DE LA PLANÈTE MARS.
D’APRÈS LES OBSERVATIONS FAITES PAR M. SCHIAPARELLI EN 1883-84 À L’OBSERVATOIRE DE MILAN.

Fig. B. — Longitude du centre = 24° (4 février). Vue peu différente de la précédente. Elles se confirment mutuellement.

Fig. C. — Longitude du centre = 71° (9 mars). En haut, le lac du Soleil. Vers le centre, le lac de la Lune, séparé en deux, et en forme de parallélogramme. Le Chrysorrhoas se montre géminé.

Fig. D. — Longitude du centre = 130° (25 janvier). Le lac du Soleil, en haut, à gauche. Le Gigas, double, traverse la planète comme une ceinture. Quels singuliers aspects ! Quelles largeurs de canaux ! Pas de détails.

Fig. E. — Longitude du centre = 139° (22 décembre 1883). Position peu différente de la précédente. De la mer des Sirènes, d’où descend, sur la figure précédente, un seul canal, le Titan, en partent deux : le Titan et le Tartare, qui vont aboutir au Trivium Charontis, dédoublé, où aboutit aussi l’Érèbe.

Fig. F. — Longitude du centre = 160° (27 février 1884). De la mer des Sirènes descend le Titan, comme une ligne droite verticale. Érèbe, double. Trivium Charontis, double. Propontis, double. Entre le Trivium Charontis et la mer Cimmérienne, Læstrygon, double.

Fig. G. — Longitude du centre = 220° (18 janvier). Le dessin n’a pu être terminé. Vers le centre, l’Élysée, entouré d’un anneau double, formé par les canaux géminés, Cerbère, Styx, Hyblæus et Eunostos, et paraissant suspendus à la mer Cimmérienne par le Cyclops, également dédoublé. Mystères sur mystères !

Fig. H. — Longitude du centre = 295° (19 février). La mer du Sablier ou Grande Syrte, singulièrement étroite, est à gauche du méridien central. Libye marécageuse ou couverte de végétaux. Népenthès. Petite Syrte, prolongée par le Thoth et le Boreosyrtis, très foncée. Phison. Euphrate. Lac Ismenius. Pas de lac Mœris.

À ces huit dessins, qui font le tour de la planète, nous avons ajouté la Carte d’ensemble tracée par l’habile astronome de Milan sur toutes ces observations. Que le lecteur en examine avec soin les détails : nulle description ne pourrait remplacer cet examen. Le ton relatif des diverses configurations aréographiques en a été exactement conservé dans cette reproduction en fac-similé. On voit que certaines lignes à peine estompées sont vraiment à la limite de la visibilité.

Ce planisphère martien s’arrête au 70e degré de latitude, au nord comme au sud. Mais nous venons de voir par les huit sphères précédentes que le pôle boréal ou inférieur a été parfaitement observé pendant cette opposition. L’inclinaison de l’axe était de +13° à +17°. Du 18 décembre au 9 mai, c’est-à-dire de 147 à 4 jours avant le solstice d’été de l’hémisphère boréal, la neige polaire a diminué de 40° environ de diamètre à 15°, c’est-à-dire de 2 400 à 900 kilomètres. Elle était à peu près centrée sur le pôle nord.

Le 5 février, une observation fort curieuse a été faite sur cette neige polaire. La mer foncée qui entourait la calotte neigeuse pénétrait comme un sillon obscur ayant la forme d’une trombe, semblant séparer la neige en deux parties inégales sans pourtant que la séparation fût complète. Le croquis ci-dessous (fig. 10) montre l’aspect observé.

Les observations établissent qu’une cinquantaine de jours après l’équinoxe de printemps, environ cent cinquante jours avant le solstice d’été, la neige polaire atteint un maximum d’éclat et d’étendue, et qu’elle s’entoure d’une zone foncée qui la limite nettement pendant toute la suite des observations. Cette zone est certainement due au liquide provenant de la fonte des neiges polaires à mesure que le Soleil les échauffe.

Ces neiges polaires sont d’autant plus éclatantes qu’elles se présentent à nous moins obliquement. C’est pour cette raison qu’elles ont été mieux vues en 1884

Fig. 10. — La neige polaire boréale de Mars, le 5 février 1884.
Croquis de M. Schiaparelli
qu’en 1882. C’est le contraire pour certaines régions blanchâtres, telles que Hellas, Argyre, Thulé, Tempé, et d’autres, qui perdent leur blancheur à mesure qu’elles s’éloignent du bord, absolument comme si le Soleil, en s’élevant au-dessus d’elles, faisait diminuer et disparaître le voile blanc. Ces blancheurs indiquent-elles des gelées blanches ? Seraient-ce des brumes légères ?

Extrait d’une lettre du 19 février 1897 à M. Flammarion.

« … Comment pouvons-nous nous expliquer les changements de position des canaux, changements qui ont lieu entre des limites assez étroites, mais qui cependant sont encore sensibles à nos moyens d’observation ? Dans un article dont vous recevrez un exemplaire avec cette lettre, j’ai essayé d’en rendre compte d’une manière plausible en posant pour base l’hypothèse que ces bandes colorées soient produites par des phénomènes de végétation. Mais c’est là un simple lusus ingenii. Il y a d’autres phénomènes qui ne s’accommodent pas de cette théorie, surtout les géminations courtes et larges qui se forment dans les espaces appelés lacs : ces géminations peuvent prendre des directions très différentes, ainsi que je l’ai expliqué à la fin du paragraphe 695 de mon Mémoire. Voyez aussi votre propre Ouvrage sur Mars, à la page 453.

» Ces changements ont été observés, non seulement sur le Lacus Ismenius et sur le Lacus Lunæ, mais aussi sur le Trivium Charontis et sur le Lacus Solis.

» La duplicité du Trivium Charontis dans la direction de l’Orcus, observée à votre Observatoire par M. Antoniadi, se maintient toujours : hier, j’ai pu encore la constater avec le grossissement de 650. J’ai vu aussi quelque trace de la queue que vous avez remarquée sur la pointe de la Grande Syrte : je crois que c’est l’Astapus ou un double de l’Astapus. Mais je n’ai jamais pu la bien voir.

» J.-V. Schiaparelli.

» P. S. — Pour bien constater le changement de direction des canaux, j’ai recueilli un certain nombre de mesures sur leur direction. Mais ces mesures exigent la plus grande perfection des images, et je n’ai pas encore pu en comparer un nombre assez grand pour en tirer des résultats décisifs. »

cxlv.Observations DE M. Schiaparelli en 1886.

M. Schiaparelli a publié en 1897 son cinquième Mémoire sur Mars, comprenant ses observations pendant l’année 1886. L’opposition a eu lieu le 6 mars, avec un diamètre maximum de 14″,0. La planète s’offrait dans la situation suivante :

Saisons martiennes
Hémisphère boréal.  Hémisphère austral. 
Équinoxe de printemps. Équinoxe d’automne. 1885, 12 septembre.
Solstice d’été. Solstice d’hiver. 1886, 30 mars.
Équinoxe d’automne. Équinoxe de printemps. 1886, 28 septembre.

Pôle boréal incliné vers la Terre.

Mars est passé à l’aphélie le 8 février 1886, soit 26 jours avant l’opposition avec le Soleil.

Les observations ont été réparties sur 64 nuits, du 3 janvier au 5 juin. Le nombre de bonnes nuits n’a été que de 20. Les instruments qui ont servi à ces travaux ont été le 8 pouces, du 3 janvier au 28 avril, et le 18 pouces du 1er mai au 5 juin.

L’auteur n’a pas donné de planisphère général de la planète cette année ; mais ses observations de 1886 ont heureusement complété nos connaissances aréographiques par un examen rigoureux des régions boréales : nous publions (fig. 11) la belle carte qu’il en a donnée.

Voici un résume succinct du nouveau Mémoire de l’astronome de Milan :

1. De la Grande Syrte à l’Indus.

La vaste région qui s’étend au nord de l’équateur, entre 290° et 20° de longitude, était tout entière traversée par la grande ligne Euphrates-Arnon-Kison, suivant le méridien presque exactement, pour dévier légèrement à l’Est dans le voisinage du pôle. Vers les latitudes de 40° et 65°, cette ligne formait les lacs Ismenius et Arethusa, sorte d’étoiles, ou encore de rendez-vous de plusieurs canaux. L’Euphrate était large, mais non double, ainsi que l’avait observé M. Perrotin ; et on ne voyait que le bras droit de la gémination de 1882. Les mêmes remarques s’appliquent au Phison ; mais ici c’est le bras gauche de 1832 qui était visible. Typhonius a été observé une seule fois seulement, le 5 avril ; l’Oronte était plus évident.

Les deux cornes du golfe Sabæus (baie du Méridien) ont été particulièrement difficiles à dédoubler en 1886, Fastigium Aryn se montrant parfois estompé. Le Gehon était indistinct ; l’Hiddekel plus visible ; Astaboras très pâle ; l’Anubis de 1882 n’a pas été revu.



Fig. 11. — L’hémisphère boréal de Mars en 1886. Du pôle Nord au 40e degré de latitude.

Le lac Ismenius était une grosse tache noire circulaire confuse, mesurant 10o dans le sens du méridien. Le lac Aréthuse, aussi très sombre, offrait de moindres dimensions. Ces deux lacs étaient très évidents sur le disque. L’Arnon n’avait guère l’aspect de 1884, ressemblant plutôt à un détroit unissant les deux lacs. Le Kison, découvert le 1er avril, était noir, large et irrégulier, formant, là où il aboutissait à la calotte polaire, un nœud sombre, sorte de troisième lac analogue à Ismenius et Aréthuse, et de proportions non négligeables.

Protonilus et Deuteronilus ont été invisibles en avril et en mai. Deuteronilus prolongeait l’Oxus, recourbé de Ismenius Lacus à l’Indus. Le nœud de rencontre (Dirce Fons), vu en 1884 sur l’intersection avec Jordanis, était invisible. Xenius était d’une grande difficulté. Par contre, Callirrhoe s’est montrée avec une évidence extraordinaire, mettant, avec le pâle Cedron, le lac Arethuse en communication avec Mare Acidalium. Pierius, entrevu en 1881 et 1884, a été bien observé en 1886. Enfin le continent vers Aéria était parfois particulièrement blanc.

2. De l’Indus au Gange.

L’Indus n’a rien offert d’anormal en 1886. Il en a été de même de l’Hydaspes. Jamuna était large et formait un arc de grand cercle ; elle a paru simple à M. Schiaparelli, double à M. Perrotin avec la grande lunette de 0m,38 de l’Observatoire de Nice. Sa direction ne semble pas avoir été toujours la même.

Le lac de la Lune n’était plus dédoublé comme en 1884. Nilokeras semblait rectiligne. Des 31 géminations de 1881-1882, et des 18 de 1883-1884, il n’en subsistait qu’une seule en 1886, celle de l’Hydraotes-Nilus, mais grandiose et occupant un sixième du rayon en largeur, soit environ 10°.

Ceraunius a été vu sous la forme de deux bandes confuses. Aucune trace de Dardanus ou de l’Issedon.

La traînée blanche traversant le canal Fortuna et le Nil dédoublé en 1879[2], a été revue en 1886. Les 27 et 28 mars de cette année, la traînée lumineuse s’étendait du Tanaïs à l’Agathodæmon, et semblait parallèle à la ligne Nilokeras-Chrysorrhoas. La gémination de l’Hydraotes-Nilus la divisait en trois parties, dont la boréale des extrêmes traversait Tempé, l’australe Tharsis. Le 2 avril, elle a été vue seulement sur Tempé, sans prolongement vers la calotte polaire boréale.

Chrysé s’est montrée très blanche parfois vers le limbe.

3. Lacus Niliacus, Mare Acidalium, Lacus Hyperboreus.

Le lac Niliacus n’a pas offert de changement en 1886 ; bien limité vers le pont d’Achille, il devenait enfumé vers ses limites méridionales, ce qui rendait parfois ses dimensions variables, suggérant des variations périodiques. Le pont d’Achille, très visible, avait une largeur de 3° environ.

La mer Acidalienne s’est montrée pour la première fois dans toute son étendue, avec, ses affluents, jusqu’au pôle boréal. On peut comparer la partie septentrionale de cette « mer » soit à un continent coupé de vastes canaux, soit à une mer remplie d’îles nombreuses et très vastes.

La partie supérieure de cette mer était très foncée, comme d’habitude (c’est la partie la plus noire de toute la planète) ; elle formait un pentagone, ayant une base droite vers le Pons Achillis, deux autres, recourbées vers Cydonia et Tempé, et encore deux vers Ortygia et Baltia-Nerigos, vues comme une seule île en 1886. La petite île Scheria, remarquée dans cette mer en 1882, n’a pas été revue depuis.

Le Tanaïs ressemblait moins à un canal qu’à un bras de mer ; il s’étendait du 50e au 120e degré de longitude, et était très sombre. À l’endroit où il se rencontrait avec le Sirenius, on remarquait une tache foncée, à laquelle M. Schiaparelli a donné le nom de Palus Mæotis.


19 Mars. 28 Mars.
1er Avril. 5 Avril.
Fig. 12-15. — Observations de Mars, faites à l’Observatoire de Milan en 1886.

L’exploration des régions hyperboréennes a décelé le véritable cours de l’Iaxarte, qui est un canal parallèle au Fretum Tanaïs, mettant en communication le pentagone austral de Mare Acidalium avec le Lacus Hyperboreus. La partie la plus occidentale (suivante) de l’ancien Iaxarte, entre le Lacus Hyperboreus et le Palus Mæotis séparant Nerigos de la nouvelle île d’Ierne, a été baptisée du nom d’Hippalus.

Le Lacus Hyperboreus était absolument noir en 1886 et contrastait d’une manière frappante avec les régions brillantes d’Ortygia et d’Ierne. Cependant il est moins évident parfois, soit à cause des neiges polaires qui le recouvrent, soit encore probablement par des condensations brumeuses de l’atmosphère martienne en ces régions. Il était invisible en 1884, lorsque les neiges polaires s’étendaient sur un rayon de 15°, et, en effet, il devait se confondre avec la bande sombre qui environnait la calotte boréale ; mais M. Schiaparelli soupçonne, avec beaucoup de raison, croyons-nous, que la grande brèche observée dans les neiges inférieures le 5 février 1884 (voir plus haut, fig. 10) pourrait bien avoir été produite par le Lacus Hyperboreus. La conclusion est importante, comme prouvant que les taches sombres de la planète sont moins favorables à la conservation des neiges que les continents jaunes.


12 Mars. 17 Mars.
26 Mars. 27 Mars.
30 Mars. 1er Avril.
Fig. 16-21. — Aspects du pôle boréal de Mars, en 1886.

M. Schiaparelli a eu, de plus, le bonheur d’assister à la formation du Lacus Hyperboreus. Il n’y avait aucune tache sombre en cet endroit le 26 mars 1886. Le 27, l’Iaxarte présentait un gonflement vers la calotte polaire (voir la figure ci-dessus). Le 28, le lac Hyperboreus était complètement formé. Mêmes aspects les 30 (figure ci-dessus) et 31 mars, 1er, 3 et 5 avril. Nous avons ainsi un exemple bien documenté et incontestable de l’apparition, en deux jours, d’une tache noire de 600 kilomètres de diamètre, à l’endroit où, auparavant, on ne distinguait qu’une surface continentale jaune. Il est bien difficile d’offrir une explication satisfaisante de ces phénomènes, — à moins que ce ne soit tout simplement de l’eau provenant de la fusion des neiges polaires.

Ce Lacus Hyperboreus communique avec le Kison par un bras de mer, avec le Lacus Arsenius par l’Arionis Fretum.

4. Du Gange au Phase.

Thaumasia, Solis Lacus, etc., étaient très défavorablement placés pour l’observation en 1886. Rien de remarquable dans Aurea Cherso ; la Fontaine de Jeunesse est restée invisible. Les canaux de Fortunæ, Iris et Uranius étaient pâles. Le Gange et le Chrysorrhoas étaient plus distincts.

Tharsis a paru très blanche dans la seconde moitié du mois de mars.

5. Mer Érythrée.

Malgré sa grande obliquité, cette mer était très foncée en 1886. Deucalionis et Pyrrhæ Regiones ont été assez bien vues, mais Protei Regio a été manquée. Argyre brillait d’un éclat fulgurant au limbe supérieur. Noachis aussi paraissait blanche près du bord, ainsi qu’en 1884. Il est à remarquer que cette île n’a pas été vue blanche aux oppositions de 1877, 1879 et 1881-1882. M. Schiaparelli invoque ici, avec raison, la plus grande obliquité des rayons solaires en 1884 et 1886.

6. Du Phase au Titan.

La mer des Sirènes était assez sombre en 1886. Icaria et Phætontis très claires ; Memnonia très blanche. Le canal Pyriphlégéthon était très fin ; Phlégéthon très visible et noir, le 18 mars ; Achéron, difficile, formait une petite tache sombre à son intersection avec Sirenius ; Gigas, large, et montrant quelques traces de gémination, le 26 mars ; Eumenides, difficile : Sirenius était large au centre, fin vers les bords.

Le Nodus Gordii, formé de l’intersection de l’Eumenides avec le Sirenius, le Gigas et le Pyriphlégéthon, a été vu comme une tache enfumée et indécise.

Il a été difficile de bien voir le Titan en 1886 ; il formait le bord gauche des deux Propontis, se prolongeant au delà jusqu’au lac Arsenius et l’Arionis Fretum. L’Hadès avait aussi un prolongement semblable. L’Illissus, séparant l’Arcadia de la Scandia, était visible. Ces deux îles étaient assez blanches.

Une petite tache blanche remarquable a été vue sur Icaria par 117° de longitude et 36° de latitude australe, du 19 mars au 5 juin. On était alors là en plein hiver. L’explication par la neige est donc tout indiquée.

7. Elysium et régions comprises entre le Titan et la Petite Syrte.

Le pentagone d’Elysium a été vu uniformément clair sur toute son étendue. Aucune trace du Galaxias. Les canaux déterminant le périmètre d’Elysium étaient faibles, surtout Eunostos et Cerberus ; Styx et Hyblæus étaient plus marqués.

Æthiops et Léthé étaient assez visibles. Cyclops droit, noir et simple ; il avait une inclinaison de 12° sur le méridien.

Le Trivium Charontis offrait l’aspect d’une tache rectangulaire confuse. Il en a été de même d’Hephæstus, dont la connexité avec le Trivium a été soupçonnée par M. Schiaparelli en 1884.

À l’exception d’Avernus, tous les canaux compris entre le Titan et Elysium ont été revus. L’Orcus était tellement difficile, qu’on pouvait à peine en affirmer l’existence ; Tartarus très évident ; il en a été de même de Læstrygon. L’Erebus offrait l’aspect d’une ligne légère, faisant suite à l’Achéron ; l’Hadès s’est montré toujours très large et très sombre, se dirigeant à droite du pôle, dans le voisinage duquel il rencontrait le Titan vers Arionis Fretum.

Toute la région comprise entre le 40e parallèle et le pôle et les longitudes de 150° et 250° présenta de grandes difficultés à l’examen télescopique. On remarquait, entre autres, deux ombres très allongées, diffuses et compliquées, représentées sur les dessins ; l’une de celles-ci comprenait plusieurs nœuds sombres sur les prolongements du Titan et de l’Hadès, jusqu’à la Passe d’Arion ; l’autre suivait le cours de l’Anian, prolongé jusqu’au Kison. Il semblait y avoir d’autres lignes en grand nombre, suivant des directions peu différentes des parallèles. Les contours de l’ombre de gauche diminuant lentement détendue, l’ombre se concentra autour de trois noyaux qui formèrent plus tard les deux Propontides et le lac Arsenius. La métamorphose était déjà complète le 16 mars, et le 21 mars toutes ces nodosités étaient entièrement noires. Les deux Propontides étaient séparées par un petit intervalle clair, formant une gémination imparfaite, et d’une largeur sans précédent jusqu’ici, car du bord supérieur de Propontis I (australe) au bord inférieur de Propontis II (boréale) on ne comptait pas moins de 12° à 15°. Propontis I était incomplète d’abord, se montrait plus étroite et plus courte que l’autre, ne s’étendant pas jusqu’à l’Hadès, qu’elle à fini par rejoindre. Propontis II s’étendait, dès le début, du Titan à l’Hadès, se montrant en outre plus sombre que sa voisine australe. Elle était large vers l’Ouest, où elle formait le Gynde. L’auteur considère les deux Propontides comme constituant une gémination colossale.

8. Mers intérieures et terres australes de 130° à 310° de longitude.

La mer des Sirènes était trop mal placée pour l’observation en 1886. Cependant, malgré la forte diffusion atmosphérique, elle était très sombre, parfois noire dans la région supérieure du disque. De même, les observations de la partie de la mer Cimmérienne comprise entre 170° et 210° étaient gênées par la forte obliquité. Pour la même raison, Atlantis n’a pas été vue. La partie inférieure de la mer Cimmérienne était beaucoup plus facile, et assez sombre ; aucune trace de l’île Cimmeria, vue en 1882. Hesperia n’a rien offert d’anormal ; elle était toujours très évidente, et coupée, à angle droit, par un prolongement de l’Euripe.

M. Schiaparelli a en outre suivi pendant deux mois une tache blanche située vers 253° de longitude et −55°,3 de latitude, dans le golfe de Prométhée, à un endroit dépourvu de « terre ». C’est pour la première fois que l’on observe une tache aussi persistante dans des régions grises, ce genre de phénomène montrant une tendance à se former presque exclusivement sur les régions continentales.

9. La Grande Syrte et son entourage.

La mer du Sablier s’est montrée très sombre pendant cette opposition. Cependant l’île d’Œnotria, prolongeant l’extrémité nord-ouest d’Ausonia, était évidente en 1886, tandis qu’on n’avait pu en voir la moindre trace en 1883-1884. Nilosyrtis était moins marquée que d’habitude ; le 5 avril elle semblait interrompue vers le 25e parallèle, sous une longitude de 354° : effet de perspective. De pareilles interruptions de la Nilosyrtis ont été notées par Mädler et Kaiser. Parfois la Nilosyrtis paraît interrompue par un effet d’irradiation des régions avoisinantes. Astusapes a été vu dans toutes les circonstances favorables, du 7 mars au 23 mai ; il était courbe, comme en 1882, et l’île de Meroë paraissait elliptique.

Népenthès était assez visible sous forme de ligne large et obscure, légèrement recourbée, comme aux oppositions précédentes. Le lac Mœris, examiné les 22 et 23 mai avec un grossissement de 1050, au 18 pouces, s’est montré noir et très voisin de la mer du Sablier. La distance qui le séparait de la Grande Syrte était plus petite que son diamètre. En comparant ses observations, M. Schiaparelli constate (remarque importante) que l’envahissement progressif de la Grande Syrte n’avait pas fait beaucoup de progrès en 1886. L’Athyr de 1882 était invisible.

Rien de nouveau vers la Petite Syrte. La Libye était toujours rouge et sombre ; son contour semblait moins arrondi que d’habitude, formant un angle assez marqué vers le Sud-Ouest ; mais il n’y avait pas de « pont » dirigé vers Hellas.

Les journées des 11 et 12 mars ont montré que la teinte rouge de la Libye s’étendait jusqu’à l’Amenthes et Isidis Regio. Plus tard (22 mai), la région d’Isis parut très blanche. Le 22 mai, M. Schiaparelli crut assister à une résurrection de la Nix Atlantica, vue en 1877, 1879 et 1881-1882 ; mais cette constatation n’a pas été confirmée le lendemain. Il serait extrêmement intéressant pour nos connaissances sur la constitution physique de Mars de voir reparaître cette curieuse formation.

M. Schiaparelli a constaté, comme en 1884, que la tache polaire inférieure (boréale) était légèrement excentrique au pôle en 1886. Voici ses résultats qui concordent avec ceux obtenus indépendamment par M. O. Lohse, à Potsdam :

 
1884Schiaparelli
Distance au pôle = 2°,69 ± 0°,23 Longitude = 323°,5 ± 15°,3
1886Lohse
» 1°,34 ± 0°,43 » 285°.0 = 16°,7
1886Schiaparelli
» 1°,27 ± 0°,10 » 295°,1 + 15°,7

Les neiges se sont montrées éloignées du pôle d’une centaine de kilomètres, dans la direction de la Grande Syrte. On sait que pour le pôle austral cette excentricité des neiges polaires est considérable. Le minimum du diamètre des neiges (3°,5) est arrivé dans la seconde moitié de mai, soit plus d’un mois et demi après le solstice d’été.

Le trait caractéristique de l’opposition de 1886 paraît avoir été l’absence de géminations. Laissant de côté le dédoublement de Ceraunius, ainsi que celui de la Propontis, on peut dire qu’il n’y a eu que la grande gémination de Hydraotes-Nilus. Cependant, M. Perrotin croit avoir dédoublé l’Euphrate, le Phison, l’Oronte et la Jamuna.

La calotte polaire boréale, du 60e degré au pôle, montre des régions d’aspects différents :

1o Surfaces jaunes continentales, s’étendant du 260e degré de longitude au 40e, sur une longueur de 140° ;

2o Taches grises comparables aux mers de l’autre hémisphère, telles que la mer Boréale et le lac Hyperboreus ;

3o Demi-teintes analogues aux terres de Mare Erythræum, telles que Baltia-Nerigos, Lemuria, Panchaia, Uchronia et entourées d’estompages plus ou moins larges (Lacus Arsenius, Cephissus, Gyndes). Toutes ces régions sont assujetties à de très grandes variations de tons.

Ces nouvelles études ont apporté un nouveau progrès à notre connaissance de l’hémisphère boréal de la planète. Elles continuent de mettre en évidence les variations extraordinaires qui s’accomplissent perpétuellement à la surface de ce monde voisin, et confirment absolument les déductions des observations comparées que nous avons affirmées depuis longtemps.

cxlvi.Observations de M. Schiaparelli en 1888.

Le sixième Mémoire des observations de M. Schiaparelli sur la planète Mars a été publié en 1899 et contient les observations faites pendant l’opposition de 1888 par l’habile Directeur de l’Observatoire de Milan, à l’aide de l’équatorial de Merz-Repsold dont le diamètre est de 18 pouces (485 millimètres) et la distance focale de 7 mètres, installé à Milan en 1886. L’objectif est considéré comme tout à fait excellent. Les grossissements vont jusqu’à 1000 et davantage pour les étoiles. Pour les aspects de Mars, les plus employés ont été ceux de 216, 350, 513 et 674.

Voici les données essentielles de ce Mémoire et leur discussion comparée :

La variation de la mise au point, suivant la fatigue de l’oeil, le grossissement de l’oculaire et la lumière du disque ont été l’objet d’une étude constante de la part de l’observateur.

Le diamètre apparent de la planète a varié dans la proportion suivante :

 
2 avril
14″,90 Opposition le 11 avril.
2 mai
14″,92
1er juin
12″,25
1er juillet
19″,84
31 juillet
18″,20

L’inclinaison de l’axe a été de +20° à +24°, nous présentant les régions polaires boréales en des conditions exceptionnelles.

SAISONS DE LA PLANÈTE
Hémisphère boréal.  Hémisphère austral. 
Solstice d’été. Solstice d’hiver. 16 février 1888.
Équinoxe d’automne. Équinoxe de printemps. 15 août 1888.

Ce Mémoire renferme quatorze dessins de détails obtenus avec les grossissements de 513 et 674 et deux projections polaires stéréographiques, l’une représentant l’hémisphère boréal entier, l’autre, sur une plus grande échelle, les régions voisines du pôle qui n’ont pu être reproduites avec un détail suffisant sur la première.

L’une des grandes difficultés, écrit l’auteur, a été de représenter fidèlement les nombreuses lignes doubles. Comme elles sont parallèles entre elles, elles devraient rester équidistantes sur la représentation graphique. Si on les conserve ainsi, on désobéit aux règles de la projection. C’est le parti que l’auteur avait préféré en 1882 et 1884. Cette fois-ci, il a préféré l’exactitude de la projection, de sorte que ces lignes doubles cessent de paraître parallèles tout en l’étant en réalité.

Cette carte de l’hémisphère boréal (fig. 22) est plus complète et plus exacte que celle que nous avons reproduite dans le premier volume de cet Ouvrage, p. 440, parce que, écrit M. Schiaparelli, la première a été construite en 1889 avant la discussion complète des observations de 1888, terminée seulement aujourd’hui, et n’avait qu’un caractère provisoire. Il y a ici plus de détails et un grand nombre d’objets et de noms nouveaux.

De toutes les observations faites pendant cette opposition de 1888, la plus étonnante, la plus extraordinaire, la plus incroyable est certainement celle que nous allons décrire.

Reportons-nous d’abord à l’aspect de la planète en 1886, ou au globe que nous avons publié il y a quelques années[3]. La fig. 23 représente l’hémisphère boréal dressé par M. Schiaparelli d’après ses observations de cette époque. Voyez, entre les 330° et 340° de l’équateur, vers 336°, une longue traînée droite qui part de là et vient aboutir à la gauche du pôle. Cette traînée s’appelle l’Euphrate depuis l’équateur jusqu’à la première tache, nommée le lac Isménius, ensuite l’Arnon jusqu’à la seconde tache, appelée le lac Aréthuse, et en troisième lieu le Kison jusqu’au canal voisin du pôle. Cette longue traînée se voit également sur un beau dessin du 5 avril 1886 (fig. 24).

Eh bien, en 1888 (fig. 22), ce long canal rectiligne à triple désignation, Euphrate-Arnon-Kison, avec ses deux lacs Isménius et Aréthuse, a changé de place ! Tout en partant du même point, tournant comme une règle autour d’un clou, il s’est écarté

Fig. 22. — Carte générale de observations faites par M. Schiaparelli en 1888 sur l’hémisphère boréal de Mars.
vers la droite, et au lieu d’aboutir à la gauche de la neige polaire, vers la longitude 245°, aboutit à droite, vers la longitude 65°, juste à l’opposé ! La fig. 25, prise le 2 juin 1888, montre ce changement, absolument incompréhensible, et toutes les observations de mai et juin 1888 le confirment. Comparer aussi les deux cartes de 1888 (fig. 22 et 26).

Remarquons que du point d’aboutissement de 1886 à celui de 1888, la distance est de 10°, c’est-à-dire de 600 kilomètres.

  1. Voir les trois premiers, t. I, pages 288, 326 et 351.
  2. Voir tome 1, p. 335, fig. 190. Cette nouvelle observation nous conduit à conclure que c’est vraiment là une sorte de neige et non une bande de nuages ou même de brouillard.
  3. Librairie Bertaux, à Paris.