L’Internationale, documents et souvenirs/Tome III/Texte entier


L’INTERNATIONALE,
documents et souvenirs

Tome III.
P.-V. Stock, 1909



AVANT-PROPOS





J’avais cru pouvoir faire tenir en un seul volume ce que j’avais à dire des événements de la période qui commence au lendemain du Congrès de la Haye (septembre 1872) pour s’achever au printemps de 1878 avec la disparition du Bulletin de la Fédération jurassienne : mais j’ai dû constater que ce serait chose impossible, à moins d’écourter de façon regrettable un récit qui ne vaut guère que par le détail, et dans lequel je me suis interdit à dessein les généralisations. Il fallait, entre autres, rapporter complètement et sans réticences ce que je sais des actes et des pensées de Bakounine dans les quatre dernières années de sa vie. Il fallait faire pénétrer le lecteur dans la vie intime des militants de la Fédération jurassienne, par de nombreuses citations de leur correspondance. Il fallait enfin faire connaître au public de langue française les édifiantes révélations contenues dans la correspondance de Sorge parue en 1906 (Briefe und Auszüge ans Briefen von Joh. Phil. Becker, Jos. Dietzgen, Friedrich Engels, Karl Marx u. A. an F. A. Sorge und Andere), qui éclaire, par les aveux les plus cyniques et les plus inattendus, tout le complot de la coterie marxiste ; et profiter des renseignements fournis par quelques autres publications récentes, comme les récits de Mme A. Bauler sur Bakounine (Byloé, juillet 1907), les lettres de Marx à un ami russe, M. Nicolas ...on, relatives à la pièce secrète sur laquelle fut échafaudée l’accusation d’escroquerie lancée contre Bakounine à la Haye (Minouvchié Gody, janvier 1908), etc. Au dernier moment, j’ai pu donner encore, dans un Appendice, la lettre de Lioubavine à Marx du 8/20 août 1872, publiée par Ed. Bernstein dans le numéro de novembre 1908 de Minouvchié Gody.

En conséquence, au lieu d’un troisième et dernier volume achevant l’ouvrage, et contenant les deux dernières parties de mon travail, j’ai dû me décider à faire deux volumes : un tome III, que voici, comprenant la Cinquième partie : La Fédération jurassienne, Deuxième période, septembre 1872 — mars 1876 ; et un tome IV, qui renfermera la Sixième et dernière partie : La Fédération jurassienne, Troisième période, mars 1876 — mai 1878.

Cela me permettait de donner aux lecteurs un portrait de plus. J’ai choisi celui de notre cher et regretté Carlo Cafiero, et l’ai placé en tête du présent volume : c’est la reproduction d’une photographie faite en 1878, après l’acquittement des accusés du procès de Bénévent, photographie que je dois à l’amitié de Mme Olympia Cafiero-Koutouzof. — Le portrait d’Adhémar Schwitzguébel sera placé en tête du tome IV et dernier.

Le tome IV est entièrement rédigé, et sa publication ne tardera pas.


J. G.









CINQUIÈME PARTIE


La Fédération jurassienne : deuxième période
(Septembre 1872-Mars 1876).


I.Le Congrès de Saint-Imier (15 et 16 septembre 1872). — Organisation secrète internationale, 1-2 ; le Congrès jurassien à Saint-Imier (10 septembre 1872) ; il déclare ne pas reconnaître les résolutions du Congrès de la Haye, 2-4 ; le Congrès international à Saint-Imier (même jour 15 septembre), pacte de solidarité entre les Fédérations qui ne reconnaissent pas les pouvoirs du nouveau Conseil général, 4-10. — Après le Congrès : lettre des délégués espagnols (18 septembre) ; protestation signée de huit réfugiés russes (4 octobre), 10-13. — La correspondance entre Marx et un publiciste russe (Nicolas ...on) au sujet du « document » qui fut montré à la Commission d’enquête à la Haye, 13-17.

II.D’octobre 1872 à janvier 1873. — Le Conseil général de New York. Lettre d’Engels (5 octobre), 17 ; dispositions des Belges, 17-18 ; démissions de David et de Ward, 18-19 ; Sorge entre au Conseil comme secrétaire général ; circulaire du 20 octobre ; Engels en corrige et en fait corriger les fautes grammaticales, 19. — Blâme à Karl Marx voté par le Conseil fédéral anglais ; lettre de Hales au Conseil fédéral belge (21 octobre), 20. — Brochure des blanquistes, Internationale et Révolution, rédigée par Vaillant (novembre) ; article du Bulletin, « Les Jacobins s’en vont » (15 décembre) ; appréciation d’Engels, 20-21. — Les représentants du Conseil général en Europe : Marx pour l’Allemagne, Engels pour l’Italie, Serraillier pour la France ; extraits des lettres d’Engels à Sorge (Bignami et la Plèbe, Mesa et la Emancipacion, la situation en France), 21-24. — En Angleterre : Lettre du Conseil fédéral anglais au Comité fédéral jurassien (6 novembre) ; réponse du Comité fédéral jurassien (17 novembre), 24-28. Marx réussit à faire entrer quelques-uns de ses agents au Conseil fédéral anglais, et à s’emparer de l’International Herald ; Congrès convoqué par une décision (10 décembre) de la majorité du Conseil fédéral (Hales, Jung, Mottershead, Roach, etc.) ; la minorité (Dupont, Lessner, etc.) sort du Conseil et prend elle-même le titre de Conseil fédéral (19 décembre) ; la majorité fixe (23 décembre) au 26 janvier la réunion du Congrès anglais, à Londres ; article du Bulletin, « L’Internationale en Angleterre », 28-35 ; lettres de Marx et d’Engels à Sorge (21 décembre et 4 janvier), 35-37. — En France : Formation de nouvelles sections ; les Sections de France s’affilient à la Fédération jurassienne ; protestation de la fédération rouennaise contre l’attitude de son délégué à la Haye (octobre) ; affaire d’Abel Bousquet, de Béziers ; les proconsuls marxistes Van Heddeghem, à Paris, et Dentraygues, à Toulouse ; expulsion de Brousse par Dentraygues, et lettre de Jules Guesde à la Liberté de Bruxelles (10 octobre) ; circulaire du Comité fédéral jurassien relative aux actes de Dentraygues (octobre) ; arrestations dans le Midi (décembre), 37-39. — En Suisse : Élections au Conseil national suisse ; la Section de Moutier prend part à la campagne électorale, et se prononce pour les résolutions de la Haye en matière politique ; toutes les autres sections de la Fédération jurassienne adhèrent aux résolutions du Congrès international de Saint-Imier ; L’Almanach du Peuple pour 1873, avec un article de Jules Guesde sur le suffrage universel, 39-40. Le Conseil général de New York met la Fédération jurassienne en demeure de rétracter les résolutions de son Congrès du 15 septembre, dans un délai de 40 jours (8 novembre), 40-42 ; circulaire du Comité fédéral jurassien à toutes les Fédérations de l’Internationale, pour faire appel à leur solidarité (8 décembre), 42-43. — En Amérique : Le Conseil fédéral de Spring Street déclare vouloir ignorer les élus du Congrès de la Haye (octobre) ; il donne son adhésion au pacte de solidarité de Saint-Imier (19 janvier 1873), 43. — En Italie : La Rivoluzione sociale (imprimée à Neuchâtel, octobre) ; les Sections italiennes refusent de participer à une manifestation en faveur du suffrage universel ; la Commission italienne de correspondance envoie au Comité fédéral jurassien l’assurance de la solidarité de l’Internationale italienne (décembre), 43-44. — En Belgique : Congrès régional belge à Bruxelles (25 et 26 décembre) ; le Congrès repousse les résolutions de la Haye, et adhère au pacte fédératif autonome entre les fédérations régionales : il réorganise le Conseil fédéral belge, 44-46. — En Espagne : Congrès régional espagnol à Cordoue (25-30 décembre) ; approbation du pacte de solidarité de Saint-Imier ; le Conseil fédéral espagnol est transformé en une Commission de correspondance, qui est placée à Alcoy ; création du Boletin de la Federacion española, 46-47. — En Angleterre : Congrès de la Fédération anglaise à Londres (26 janvier 1873) ; révélations de Jung et d’Eccarius ; le Congrès repousse les résolutions de la Haye et son représentant le soi-disant Conseil général de New York ; lettre de Marx à Bolte (12 février), 47-51. — Bakounine rentre à Locarno (22 octobre) ; manuscrit inachevé faisant suite à L’Empire knouto-germanique (4 novembre-11 décembre). Extradition de Netchaïef (26 octobre) ; les papiers enlevés par Netchaïef recouvrés par Ross (novembre) ; rupture avec Pierre Lavrof (décembre) ; lettre de Nicolas Sokolof à Ogaref (2 janvier 1873), 52-54. Cafiero, Fanelli, Palladino à Locarno (novembre et décembre) ; mort de Vincenzo Pezza à Naples, (8 janvier 1873), ses funérailles, 54-55.

III.De janvier à juin 1813. — Le Conseil général de New York prononce la suspension de la Fédération jurassienne (5 janvier 1873) ; réponse du Bulletin (9 février), 55-56; la Fédération hollandaise, la seule qui ne se fût pas encore prononcée, déclare ne pas accepter la suspension de la Fédération jurassienne (14 février), 57 ; lettre de la Commission fédérale espagnole au Conseil général (22 février), 58 ; lettres d’Engels et de Marx reprochant au Conseil général de n’avoir prononcé que la suspension, tandis qu’il eût dû prononcer l’expulsion de la Fédération jurassienne et de toutes les fédérations rebelles, 58-59. — En Espagne : Tentative des marxistes pour créer à Valencia un Conseil fédéral dissident (janvier 1873) ; ce Conseil se dissout au bout de deux mois, et la Emancipacion cesse de paraître, 59-60 ; proclamation de la République (11 février), et article du Bulletin sur la situation politique, 60-61. — En France : Procès de Toulouse (10-28 mars), lettre de Guesde, Dentraygues reconnu mouchard, 61-63 ; procès de Paris (10 mars), article du Bulletin, Van Heddeghem se démasque comme un ennemi de l’Internationale ; Engels, dans ses lettres, déclare que Van Heddeghem est un espion, et l’était déjà à la Haye, mais que Dentraygues ne l’est pas, 63-65. — Lettre du Conseil fédéral de Spring Street (2 février), 66. — En Italie : Congrès régional convoqué à Mirandola pour le 15 mars, tenu à Bologne du 15 au 18 ; la Fédération italienne refuse de reconnaître les décisions de la Haye, et adhère au pacte de Saint-Imier ; Terzaghi est expulsé comme agent de la police. Nombreuses arrestations, non suivies de procès, 66-67. — En Suisse : La situation à Genève, décadence du Temple-Unique, brochure de F. Caudaux, grève des bijoutiers, 67-68. Congrès de la Fédération jurassienne à Neuchâtel (27 et 28 avril) : proposition de tenir un Congrès anti-autoritaire, le 28 août, dans la ville où le Congrès général se réunira le premier lundi de septembre ; proposition de remplacer le Conseil général par trois commissions distinctes ; le Comité fédéral jurassien transféré à la Chaux-de-Fonds ; le Bulletin deviendra hebdomadaire à partir du 1er juillet ; questions diverses, 68-71. Apparition du Mémoire de la Fédération jurassienne (avril), 71-72. Congrès à Olten (1er juin), convoqué par un comité d’initiative formé à Genève : cinq délégués du Jura s’y rendent, et se retirent après que la majorité du Congrès, formée de délégués de langue allemande, s’est prononcée pour la création d’une Association ouvrière suisse centralisée, sous le nom de Schweizerischer Arbeiterbund, 72-79. Incidents dans la colonie russe à Zurich ; fondation du Vpered (avril), journal de P. Lavrof ; affaire de la bibliothèque russe ; Sokolof et Smirnof, voyage de Bakounine à Zurich, entrevue avec P. Lavrof, 79-81. — En Belgique : Congrès régional à Verviers (13 avril) : une commission est chargée de rédiger un projet de nouveaux, statuts pour l’Internationale, fondé sur la non-existence d’un Conseil général ; le Congrès discute l’idée de la grève générale. Autre Congrès régional à Gohyssart-Jumet (1er juin) : adoption d’un projet de statuts généraux, remplaçant le Conseil général par trois commissions distinctes ; proposition de charger la Fédération jurassienne de l’organisation du Congrès général de 1873, faite par la Fédération belge, et adoptée ensuite par toutes les Fédérations, 81-82. — En Angleterre : le Conseil fédéral anglais annonce (avril) que pour la Fédération anglaise la suspension de la Fédération jurassienne est nulle et non avenue ; il propose de remplacer le Conseil général par un Conseil exécutif fédéral élu par les diverses fédérations, et de changer le nom d’Association internationale des travailleurs en celui de Fédération générale du travail. Congrès des partisans de Marx à Manchester (2 juin) ; disparition de l’International Herald, et fin de l’organisation marxiste en Angleterre, 82.

IV.De juin à août 1873. — Préparatifs de la coterie marxiste en vue du Congrès général ; instructions envoyées par Engels et Sorge pour fermer aux autonomistes les portes du Congrès : Genève doit être choisie comme lieu de réunion (3 mai) ; le Conseil général déclare, conformément aux instructions d’Engels, que toutes les fédérations qui ont refusé de reconnaître les décisions de la Haye ont cessé de faire partie de l’Internationale (30 mai), 82-84. Engels se félicite que les autonomistes aient décidé de ne pas prendre part au Congrès que le Conseil général pourrait convoquer, et aient résolu que le Congrès général se réunirait le premier lundi de septembre dans une ville suisse à désigner ; il en conclut que les autonomistes n’iront pas à Genève (14 juin). La Fédération jurassienne, chargée, conformément à la proposition belge, d’organiser le Congrès général, choisit Genève (24 juin) ; par une circulaire du 8 juillet, le Comité fédéral jurassien invite les délégués des fédérations à ouvrir à Genève, le 1er septembre, le sixième Congrès général, 85. — En Espagne : Progrès de la Fédération espagnole, du Congrès de Cordoue jusqu’en août 1873. Événements politiques ; Pi y Margall chef du pouvoir exécutif (11 juin) ; troubles dans toute l’Espagne; grève d’Alcoy et insurrection (9 juillet) ; démission de Pi (13 juillet), Salmeron le remplace ; révolte des intransigeants ou cantonalistes (Carthagène, Murcie, Valencia, Cadix, Séville, etc.) ; détails empruntés à des correspondances du Bulletin ; la Commission fédérale est transférée d’Alcoy à Madrid, le Boletin cesse de paraître ; manifestation sympathique de la Section internationale de Lisbonne, 85-89. — En France : Lettre de Bakounine à Pindy (11 janvier 1873), 89 ; fondation à Barcelone (avril) d’un Comité de propagande révolutionnaire socialiste de la France méridionale (Alerini, Brousse, Carnet) ; publication de la Solidarité révolutionnaire (juin) ; article de Jules Guesde (1er juillet), 90-91 ; le mouvement syndical ; impuissance des marxistes, 91. — En Belgique : Crise industrielle dans la région de Verviers, situation révolutionnaire ; mouvement pour la création d’Unions internationales de métier ; Congrès régional belge à Anvers (15 et 16 août), 91-92. — En Hollande : Propagande politicienne de Rademacher ; elle n’a pas d’écho ; lettre de Gerhard ; Congrès d’Amsterdam (10 août), nomination d’un délégué pour le Congrès général, 92-93. — En Angleterre : Le Conseil fédéral anglais se prépare à envoyer des délégués au Congrès général, 93. — Allemagne, Autriche, Suisse allemande : Lettres d’Engels et de Becker, constatant la désorganisation du parti marxiste dans ces pays, 93-94. — Publications de l’imprimerie russe des « bakounistes » de Zürich en 1873 ; conflit entre Ross et trois autres membres du groupe ; Bakounine intervient vainement ; il prend parti pour Ross, 94-97. — En Italie : Progrès de l’Internationale ; congrès provinciaux, 96. Plan formé par Cafiero et Bakounine : achat de la Baronata près Locarno ; extraits d’un Mémoire justificatif de Bakounine (écrit les 28 et 29 juillet 1874), 96-101 ; extrait des Souvenirs de Débagori-Mokriévitch, 101-102. — Dans le Jura : Le Bulletin agrandi et hebdomadaire (1er juillet), 102-103. Article sur l’appropriation des machines par les sociétés ouvrières, 103-104. Assemblée d’Undervelier (3 août), et résolutions adoptées sur l’organisation ouvrière, la propagande, et la politique, 104-106. Énumération des groupes formant la Fédération jurassienne en août 1873, 106. Article du Bulletin à la veille du Congrès général (31 août), 106-108.

V. — Le sixième Congrès général de l’Internationale, à Genève ( septembre 1873). — Arrivée des délégations, liste des délégués, 108-111. Rapports des Fédérations, nomination des commissions (1er septembre), 111-113. Question de la révision des statuts généraux (2, 3 et 4 septembre), 113-116, 119-120, 121-128 ; texte des statuts généraux révisés, 128-130. Question de la grève générale, discutée en séances privées (3 et 4 septembre), 116-118, 120-121. Question de la statistique du travail (4 et 5 septembre), 130, 132. Télégramme de sympathie des lassalliens de Berlin (3 septembre). Déclaration de solidarité avec tous les travailleurs, quelle que soit l’organisation à laquelle ils appartiennent (5 septembre), 132, 133. Résolution relative à l’organisation par fédérations du même métier et au groupement des fédérations d’une même industrie dans une Union de métiers (5 septembre), 132-134. Questions et résolutions diverses, 113, 116, 132, 134. Meeting destiné aux ouvriers genevois (jeudi soir 5 septembre), 130-132. — Le Congrès marxiste (8-13 septembre). Personne ne s’y rend de New York ni de Londres ; pour éviter de n’avoir que des délégués genevois, qui voudraient placer le Conseil général à Genève, J.-Ph. Becker fabrique des délégués auxquels il délivre des mandats autrichiens écrits par Oberwinder, 134-136. Articles du Bulletin sur ce pseudo-Congrès, 136. Le fiasco du Congrès est reconnu par Marx lui-même ; lettres de Marx, Becker et Engels à Sorge, et appréciation de Jaeckh, 136-138. Terzaghi recommandé à Sorge par Becker, 139. L’Union des travailleurs, Jules Nostag et Gustave Bazin, 139. Fin du Conseil général de New York et de l’Internationale marxiste ; désaveu du Congrès marxiste de Genève par Sorge et par un Congrès marxiste tenu à Philadelphie (avril 1874) ; retraite de Sorge (août 1874) et lettre d’Engels (12 septembre 1874) ; rupture finale de Marx et d’Engels avec la plupart de leurs affidés de l’ancien Conseil général de Londres, 139-141. — Bakounine à Berne, en septembre et au commencement d’octobre. Ma visite chez Adolphe Vogt. Consommation de la rupture entre Bakounine et le groupe de Holstein, Œlsnitz et Ralli, ensuite de la publication par ceux-ci du programme théorique de l’organisation secrète dont ils avaient fait partie. Bakounine leur rembourse l’argent qu’il avait reçu d’eux, 141-142. Lettre de Bakounine au Journal de Genève, publiée dans le numéro du 25 septembre, par laquelle il annonce qu’il est dégoûté de la vie publique et qu’il se retire de la lice, 143-144. Autre lettre de Bakounine, publiée dans le Bulletin du 12 octobre, par laquelle il fait ses adieux à la Fédération jurassienne en quittant la vie publique, après le triomphe du principe d’autonomie dans l’Internationale et la ruine définitive de la dictature de Marx, 143-147. — Le pamphlet d’Engels, Lafargue et Marx : L’ Alliance de la démocratie socialiste ; personne ne lit cette brochure ; lettre d’Engels du 25 novembre 1873, et observations sur cette lettre, 148-149. Rectification : en 1876, j’avais attribué la rédaction du pamphlet à Ch. Longuet, mais celui-ci n’y a pris aucune part ; ma rencontre avec lui à Paris en 1901, 149.

VI.D’octobre 1873 à la fin de 1873. — En Espagne : Persécutions contre l’Internationale, 150 ; articles d’Engels dans le Volksstaat, réponse du Bulletin (9 et 16 novembre), 150-158 ; les intransigeants de Carthagène, 158 ; grèves, progrès de l’organisation ouvrière, 158. — En Italie : Journaux socialistes ; lettre de Costa (décembre) 158-159. — En France ; Reculade du comte de Chambord (octobre) ; condamnation de Bazaine (10 décembre) ; les déportés de la Commune, 159-160 ; nouveau manifeste bonapartiste d’Albert Richard (août) ; correspondances bonapartistes de G. Durand (Aubry) dans l’Internationale de Bruxelles, et articles du Bulletin à ce sujet; attaque perfide du Volksstaat, 160-161. — En Belgique : Grèves, propagande anti-militariste ; Congrès de la Fédération belge à Bruxelles (25 décembre) ; le Conseil fédéral est placé à Verviers, le Mirabeau devient l’organe fédéral, l’Internationale cesse de paraître, 161-162. — En Hollande : Congrès de la Fédération hollandaise à Amsterdam (25 décembre), 162. — En Allemagne : Réception d’ouvriers français à Augsbourg ; lettre d’Alsace, 162. — Aux États-Unis : Crise financière et industrielle ; grand meeting à New York (11 décembre), convoqué par le Conseil fédéral de Spring Street, uni à des ouvriers américains et aux socialistes allemands Carl et Bolte, et nomination d’un Committee of safety, 162-163. — Dans le Jura : Révision de la constitution neuchâteloise, article du Bulletin (21 septembre) sur la séparation de l’Église et de l’État et le « référendum », 163-165 ; la Constituante neuchâteloise et Coullery, 165 ; collaboration de la Fédération jurassienne avec l’Arbeiterbund sur le terrain économique, 165-166 ; les fédérations ouvrières locales dans le Jura, 166-167 ; L’Almanach du peuple pour 1874, la chanson de Charles Keller (la Jurassienne). 167-168.

VII.De janvier 1874 au Congrès Jurassien de la Chaux-de-Fonds (23 avril 1874.) — En Espagne : Coup d’État de Pavia (2-3 janvier 1874) ; l’Internationale dissoute par décret ; Manifeste de la Commission fédérale espagnole et lettre de cette commission au Comité fédéral jurassien (29 mars), 168-169. — En Italie : Le Comitato italiano per la Rivoluzione sociale et ses deux premiers bulletins (janvier et mars), 169-170. — En France : Les déportés ; l’autel de Jésus-Ouvrier à Montmartre ; condamnations à Lyon (Camet, Gillet, etc.) en février, 170. — En Belgique : Manifeste du nouveau Conseil fédéral, mars ; Congrès régional à Baume (5-6 avril), 170-171. — En Allemagne : Élections au Reichstag (janvier), dix députés socialistes ; démission du Dr J. Jacoby ; les élections à Mulhouse, renvoi de Weiss l’année suivante ; dans la question d’Alsace, déclaration collective des députés socialistes (18 février), premier rapprochement entre les deux fractions des lassalliens et d’Eisenach ; le Bulletin s’en félicite ; discours de Hasselmann contre le Kontrakt-bruchgesetz ; appel de Hasenclever pour la célébration du 18 mars ; article du Bulletin sur l’idée de « Volksstaat » et l’idée de Commune (29 mars), 171-173. — En Autriche : Pétition de l’Association « Volksstimme » enterrée : jugement du Volksstaat, 173. — En Angleterre : Les conservateurs au pouvoir ; Macdonald et Burt élus députés, accusations contre eux ; procès de Th. Halliday, 173-174. — Aux États-Unis : Manifestation de Tompkins Square à New York (13 janvier) ; l’agitation reste sans résultat, 174. — Dans le Jura : Crise industrielle ; grève des monteurs de boîtes à la Chaux-de-Fonds ; article de Spichiger ; assemblée populaire du 27 février, 174-176 ; au Val de Saint-Imier, 176 ; célébration du 18 mars, 176-177 ; le catholicisme « libéral » dans le Jura bernois, 177-178 ; renaissance du coullerysme à la Chaux-de-Fonds, la Jeune République, 178 ; rapports de solidarité entre les ouvriers de la Suisse française et ceux de la Suisse allemande, 178-179 ; la révision de la constitution fédérale suisse (19 avril) et l’attitude de la Tagwacht, 179 ; l’Arbeiterbund demande pour son second congrès la salle du Grand-Conseil zurichois, qu’il n’obtient pas, 179 ; conflit à Genève (avril), 180 ; Congrès de la Fédération jurassienne à la Chaux-de-Fonds (25-27 avril) ; le Comité fédéral est placé à la Chaux-de-Fonds, le Bulletin reste au Locle, 180-181.— Suite de l’histoire de la Baronata, d’octobre 1873 à mai 1874 ; extraits du Mémoire justificatif de Bakounine ; Pindy à la Baronata (décembre 4873) ; en janvier 1874, Pindy et moi, allant à la Baronata, sommes retenus à Bellinzona par L. Nabruzzi ; lettre que m’écrit Bakounine au printemps de 1874 ; départ de Cafiero pour Pétersbourg (juin), où il épouse Olympia Koutouzof ; Ross à Londres, de la fin de 1873 à juin 1874, 181-187.

VIII.D’avril 1874 au septième Congrès général à Bruxelles, 7 septembre 1874. — En Espagne : L’Internationale vit toujours, les persécutions continuent ; le journal las Represalias ; Congrès annuel (clandestin) de la Fédération espagnole à Madrid (25 juin), 187-188. — En Italie : Agitation, persécutions ; un mouvement insurrectionnel se prépare, 188-189. — En France : Chute du ministère de Broglie ; manifeste des blanquistes de Londres et article du Bulletin (12 juillet) ; les déportés, 189-191. — En Belgique : Congrès de la Fédération belge à Liège (25 mai) ; autre Congrès à Gand (15 août), 191. — En Allemagne : Congrès annuel des lassalliens à Hanovre (25 mai) ; perquisitions chez Hasenclever (8 juin) ; il transfère le siège de l’Association lassalienne de Berlin à Brême ; le tribunal de Berlin prononce la fermeture de l’Association (24 juin) ; persécutions contre les socialistes des deux fractions ; l’Alsace, 191-192. — En Autriche : Arrestation d’Andreas Scheu (juin), 193. — En Angleterre : Grèves nombreuses ; grève des travailleurs agricoles, couronnée de succès (août), 192. — Aux États-Unis : Le Bulletin de l’Union républicaine de langue française, la Section de langue française de l’Internationale à New York, 192. — En Suisse : Grève des charpentiers et menuisiers à la Chaux-de-Fonds (mai-juillet) ; grèves des menuisiers de Genève, des charpentiers de Lausanne ; articles de Schwitzguébel, dans le Bulletin, sur les fédérations de métier (24 mai) et la tactique des grèves (22 et 29 juin), 192-194 ; Congrès de la Fédération des graveurs et guillocheurs (17-19 mai), de la Fédération des monteurs de boîtes, 194-195 ; Congrès de l’Arbeiterbund à Winterthour (25 mai) ; observations du Bulletin, recommandant la conquête de la journée de dix heures par « l’effort direct » des ouvriers (14 juin), 195 ; reconstitution des Sections du Locle, de Porrentruy, de Vevey (juin, juillet, août) ; la Section de propagande de Genève se retire de la Fédération jurassienne (juillet), 195-196. Réunions de Fontaines (5 juillet) et de Saint-Imier (9 août), 196-197. Le Social-demokratisches Bulletin (24 mai) ; la Commune, ou la Revue socialiste, à Genève (20 avril-20 novembre), 197. Préparation au Congrès général de Bruxelles ; rédaction des mandats des Sections jurassiennes (juillet-août) ; Schwitzguébel élu délégué, 197-198. Cafiero à Neuchâtel (1er septembre), traduction d’une adresse italienne au Congrès de Bruxelles, 198.

La crise de la Baronata : arrivée de Ross (juin), retour de Russie de Cafiero et de sa femme (commencement de juillet) ; Cafiero se rend à Barletta, et y constate qu’il est ruiné ; arrivée à la Baronata de Mme Bakounine, de ses enfants et de son père (13 juillet), retour de Cafiero le même jour ; Cafiero déclare qu’il n’a plus d’argent à dépenser pour la Baronata (15 juillet) ; Bakounine signe un acte de renonciation à la propriété de la Baronata, (25 juillet), et se décide à partir en secret pour Bologne, 198-200. — Préparatifs faits, en juin et juillet, pour un mouvement insurrectionnel en Italie, 200-201. Départ de Bakounine de Locarno (27 juillet) ; il s’arrête deux jours à Splügen, où il écrit un Mémoire justificatif ; nouveaux extraits de ce Mémoire ; Bakounine arrive à Bologne le 30, 201-204. — Proposition d’une action commune de l’Internationale et des mazziniens ; arrestation de 28 mazziniens à la villa Ruffi (2 août) ; arrestation de Costa (5 août) ; troisième bulletin du Comitato italiano per la Rivoluzione sociale (7 août), tentative manquée d’insurrection à Bologne (nuit du 7 au 8 août), nombreuses arrestations. — Bakounine quitte Bologne (12 août) et arrive à Splügen (14 août) ; entrevue de Bakounine et de Ross (21 août). — Malatesta à Castel del Monte (10-14 août) ; son arrestation à Pesaro ; quatrième et dernier bulletin du Comitato italiano per la Rivoluzione sociale (août) ; appréciation du Bulletin jurassien sur les mouvements insurrectionnels italiens d’août 1874,204-208. — Mme Bakounine quitte la Baronata (9 août) et se retire à Arona, puis à Lugano ; Bakounine, demeuré à Splügen du 14 au 26 août, après avoir songé à passer en Amérique, se rend à Sierre pour y rencontrer Cafiero ; son entrevue à Sierre avec Cafiero et Ross, leur rupture (2 et 3 septembre), 209-210.

IX.Le septième Congrès général de l’Internationale, à Bruxelles (7- 12 septembre 1874). — Liste des délégués ; ordre du jour, 210-212. Rapports des fédérations ; adresse du Comité italien pour la Révolution sociale, 212-218. Adoption d’un Manifeste à tous les travailleurs, 218 ; extraits de ce Manifeste, 226-228. Question d’une langue unique internationale, 218-219. Question des services publics, 219-224. Question de l’action politique, 224-225. Questions administratives, 225-226. — Congrès de la Ligue de la paix et de la liberté, à Genève, 228-229. — Articles du Bulletin sur le Congrès de Bruxelles, 229-235.

X.De septembre à décembre 1874. — Notre rupture avec Bakounine à Neuchâtel (25 septembre). Séjour de Bakounine à Berne (26 septembre-5 octobre) ; il rejoint ensuite sa femme à Lugano, 235-239. — En Espagne : Deux circulaires de la Commission fédérale (septembre et décembre), 239-240. — En Italie : Les lettres écrites par Cafiero pour notre Bulletin ; j’écris, à la demande de Cafiero, un résumé populaire des idées socialistes, qu’il traduit en italien, 240-241. — En Belgique : Congrès régional de Noël 1874, à Verviers ; le Conseil régional est maintenu dans cette ville ; grève de mineurs à Charleroi ; article de la Persévérance, 241. — En France : L’Internationale ne progresse pas ; le mouvement syndical languit ; article de la Lanterne sur Tirard ; réflexion du Bulletin sur les républicains fusilleurs, 241-242. — En Allemagne : Les socialistes au Reichstag ; article du Bulletin (6 décembre) ; annonce, par Hasenclever, des négociations commencées en vue de réaliser l’union de tous les socialistes allemands, 242-245. — En Amérique : Propagande de la Section de langue française de New York ; querelle de Sorge avec Carl et son groupe, 245-246. — En Suisse : Conflit dans la société du Grütli entre les socialistes et les non socialistes. La journée de dix heures : article du Bulletin recommandant la conquête directe, par les travailleurs, de la réduction de la journée de travail (1er novembre), 246-248. Le programme pseudo-socialiste de M. Bleuler-Hausheer, rédacteur du Grütlianer ; article du Bulletin, 248-250. Pétition de l’Arbeiterbund à l’Assemblée fédérale suisse au sujet d’une loi sur les fabriques ; article du Bulletin (20 décembre), 250-251. Réunion des Sections jurassiennes à Berne (11 octobre), 251. Élection des membres du Bureau fédéral international, 251. Campagne de conférences, à Neuchâtel, Saint-Imier, Berne (novembre-décembre), 252. L’Almanach du peuple pour 1875, 252. Je publie la première série des Esquisses historiques (décembre), 252. Nouvel agrandissement du format du Bulletin décidé pour le 1er janvier 1875, sur la proposition de la Section de Neuchâtel, 253. Activité des fédérations ouvrières au Val de Saint-Imier, à la Chaux-de-Fonds, 253. Souscription permanente en faveur des condamnés de la Commune, 253-254. — Bakounine à Lugano ; il cherche à conclure un emprunt auprès de Cafiero ; celui-ci se trouve hors d’état de lui venir en aide ; lettres de Ross à Bakounine (6 et 18 décembre), écrites de Zürich ; Ross se rend à Londres, 254-257.

XI.De janvier à juin 1875. — En Espagne : Pronunciamiento de Martinez Campos (30 décembre 1874), avènement d’Alphonse XII ; lettres de Farga-Pellicer au Bulletin, 257-258. — En Italie : Garibaldi à la Chambre, sa prestation de serment (25 janvier 1875) ; le quatuor Victor-Emmanuel, Pie IX, Garibaldi et Torlonia. Ordonnances de non-lieu rendues en faveur d’un certain nombre de socialistes détenus ; mesures policières ; procès de Rome, condamnation de dix internationaux (8 mai), 258-259. — En France : vote de l’amendement Wallon (30 janvier) ; rapport Savary, accusation de bonapartisme lancée contre les communards (25 février) ; manœuvres du parti clérical, le vicomte de Melun ; nouvelles de la Nouvelle-Calédonie ; le mouvement ouvrier à Paris, 259-262. — En Belgique : Fin de la grève de Charleroi : Congrès régional à Jemappes (16 et 17 mai) ; fête socialiste à Anvers (16 mai), 262-263. — En Hollande : Lettre de Gerhard, Bulletin du 14 mars, 263. En Angleterre : Commencement d’une correspondance envoyée régulièrement au Bulletin par Paul Robin ; Congrès annuel des Trade Unions à Liverpool (janvier) ; grand lock out dans le Pays de Galles ; procès des cinq ébénistes à Londres (mai), 203-204. — En Amérique : Lettres de Boston sur l’introduction de travailleurs chinois dans les fabriques d’horlogerie ; meeting à New York pour protester contre le Conspiracy Bill (10 mars) ; grèves de mineurs en Pensylvanie. Une circulaire du soi-disant Conseil général de New York convoque une Conférence de délégués de l’Internationale à Philadelphie, pour juillet 1876 : lettre d’Engels à ce sujet (13 août 1875), 264-260. — En Allemagne : L’union des deux fractions du parti socialiste ; projet de programme commun (mars) ; mécontentement des marxistes, lettre de Bracke à Sorge (avril). Mort du poète Herwegh (7 avril) et de Moritz Hess. Congrès de Gotha (23-27 mai), dissolution de l’Allgemeiner deutscher Arbeiterverein ; critique du programme d’union par Marx, appréciation de Franz Mehring, 266-269. — En Alsace : Lettres de Weiss et d’Avrial, 269-270. — En Autriche: Congrès socialiste à Marchegg (16 mai), dissous par la police, 270. — En Russie : Mouvement de propagande et d’organisation socialiste, de 1873 à 1875 ; le « cercle de Tchaïkovsky » ; persécutions, arrestations, déportations ; arrestation de Pierre Kropotkine (avril 1874) ; lettres de B. Zaytsef au Bulletin ; circulaire secrète du comte Pahlen (7-19 janvier 1875), reproduite par le Bulletin en mai, 270-271. — Arrestations en Serbie, 271. — En Suisse : Agrandissement du Bulletin, fête familière à Neuchâtel (2 janvier 1875), 271-272. Constitution du Bureau fédéral international, placé au Locle (24 janvier), 112. Au Val de Saint-Imier, progrès de la Fédération ouvrière (janvier-avril), 272-273. Sections de la Fédération jurassienne fondées à Fribourg et à Zurich (février), 273. Anniversaires du 1er mars et du 18 mars, 273. Reconstitution d’une Section de la Fédération jurassienne à Moutier (mars), 273. Indications sur le mouvement à Vevey, Fribourg, Neuchâtel, Chaux-de-Fonds, Berne, 273-275. Le Grütli à Saint-Imier, réponse du Bulletin, 275. Congrès de l’Arbeiterbund à Bâle (15-17 mai), 275. Quelques articles du Bulletin ; Sur le projet de loi sur les fabriques, 275-277 ; critique du programme Bleuler-Hausheer, 277-278 ; sur la coopération de production, qui doit « sauver le capital », 278 ; sur le programme du nouveau parti socialiste d’Allemagne. 278-280 ; sur la conquête électorale des municipalités, 280-281 ; à propos de quelques observations de la Revista social, 281-282 ; les « Variétés » du Bulletin, 282 ; la Nouvelle Géographie universelle d’Élisée Reclus, 282-283. Dernières années et mort de la veuve de Constant Meuron, 283. — Bakounine à Lugano (suite) : Détresse financière momentanément conjurée ; lettre écrite par Bakounine à Élisée Reclus (15 février 1875) ; il achète à crédit une villa et un terrain (mars), et se propose de devenir horticulteur ; il obtient un permis de séjour (mai). Cafiero toujours à la Baronata ; il fait un voyage en Italie au printemps de 1875 ; Ross quitte Londres pour Paris (avril), 283-287.

XII.De juin à septembre 1875. — En Espagne : Correspondances de Farga ; la Fédération espagnole propose la suppression du Congrès général de 1875, 287-288. — En Portugal : O Protesto, 288. — En Italie : Procès de Florence (30 juin-30 août) ; condamnation des accusés de Rome cassée (août) ; procès de Trani (août), 288-289. — En France : Préparatifs pour l’envoi d’une délégation ouvrière à l’Exposition de Philadelphie ; lettres de Nouvelle-Calédonie, 289. — En Belgique : Grèves dans le Borinage, dans le bassin de Seraing ; Chambre du travail formée à Bruxelles ; Congrès de la fédération des marbriers et tailleurs de pierre, 289-290. — En Angleterre : Attitude satisfaite des chefs des Trade Unions, 290. — Aux États-Unis : Continuation de la crise, 290. — En Allemagne : Le socialisme dans le Lauenbourg, 290. — En Danemark : Grande manifestation socialiste (5 juin) ; grève des ouvriers en tabacs (juillet). 290. — En Hertségovine : Insurrection, 290-291. — En Russie : Mémoire secret du comte Pahlen, et lettre du ministre de l’instruction publique ; annonce d’un procès monstre, 291. — En Suisse : Congrès de la Fédération jurassienne à Vevey (31 juillet-2 août) ; rapport de Schwitzguébel sur les services publics ; le Comité fédéral reste à la Chaux-de-Fonds, le Bulletin reste au Locle, 291-295. Le massacre de Göschenen (28 juillet) ; ouverture d’une souscription en faveur des familles des victimes ; lettre de Félix Pyat, 296-297 ; article anti-militariste du Bulletin (22 août), 297 ; résolution votée par le Congrès des graveurs, proposant aux associations ouvrières de se concerter en vue des « mesures pratiques » à prendre contre l’intervention militaire en cas de grève (5 septembre), 297-298 ; affaire de Reigoldswyl, 298 ; réorganisation de la Section de Berne, reconstitution d’une section à Bienne, 298 ; mort de Samuel Rossier (19 septembre), 298 ; lettre écrite par moi à Joukovsky (10 septembre), et réponse de celui-ci, 298-299 ; extraits, publiés par le Bulletin, des Notes morales sur l’homme et la société, de Georges Caumont, 299.— Bakounine à Lugano ; suite de ses embarras financiers. Malatesta, rendu à la liberté, visite Cafiero à la Baronata et Bakounine à Lugano (août). Ross et Kraftchinsky, qui se sont rendus en Hertségovine (juillet), en reviennent au commencement de septembre, et rendent visite ensemble à Cafiero, puis à Bakounine ; Ross se fixe ensuite à Genève. Réconciliation entre Bakounine et Cafiero, visite de Bakounine à la Baronata (septembre) ; billet de Cafiero à Bakounine (10 octobre) ; Cafiero et Olympia Koutouzof vont rendre visite à Bakounine à Lugano, et quittent ensuite la Baronata : Cafiero va travailler à Milan chez un photographe, Olympia Cafiero-Koutouzof se rend en Russie, 300-302.

XIII.D’octobre à décembre 1875. — En Espagne : Le gouvernement conjure le danger d’une insurrection en promettant le maintien du suffrage universel, 302. — En Italie : La Plèbe émigre de Lodi à Milan et se transforme en quotidien (novembre) ; article révolutionnaire de la Plèbe reproduit par le Bulletin ; intrigues de Nabruzzi, Zanardelli et Malon contre la Fédération italienne de l’Internationale, publication à Lugano de l’Almanacco del proletario per l’anno 1876 ; le Bulletin déclare qu’il traitera Nabruzzi et Zanardelli en ennemis, 302-303. — En France : Rapport Ducarre sur la situation des employeurs et des employés (novembre) ; polémique dans le Bulletin entre Lefrançais et Cluseret (décembre), 303-304. — En Belgique : Constitution de la Fédération des mineurs du bassin de Seraing (novembre) ; Het Vlaamsche Lantaarn, almanach flamand, à Gand, et l’Almanach socialiste à Liège ; conférences de De Paepe sur l’économie sociale, à Bruxelles ; Congrès de la Fédération belge à Verviers (Noël) ; le Conseil régional placé à Anvers, le Werker d’Anvers et le Mirabeau de Verviers organes fédéraux, 304-305. — En Grande-Bretagne : Congrès des Trade Unions à Glasgow (octobre), 303. — En Allemagne : Discours de Liebknecht au Reichstag, 305. — En Autriche : Un chef du parti socialiste, le Dr Tauchinsky, démasqué comme allié des conservateurs, 305. — En Danemark : Protestation des ouvriers de Copenhague contre les mauvais traitements infligés aux déportés de la Commune, 305. — En Grèce : Apparition du journal socialiste l’Ergatis à Athènes (décembre), 305. —En Russie : Réflexions du correspondant du Bulletin sur la nécessité de la résistance à main armée ; tentative pour faire évader Tchernychevsky, 306. — En Serbie : Apparition du journal socialiste Narodna Vola à Smederevo (décembre), 306. — En Amérique : Échange du Bulletin avec le journal le Socialista, de Mexico (novembre) ; appel de la Section internationale de Montevideo ; manifestation à Montréal (19 décembre), 306. — En Suisse : Articles du Bulletin à propos des élections au Conseil national (3 et 24 octobre, 7 et 21 novembre), 307-308. La résolution du Congrès des graveurs condamnée par la Tagwacht (novembre) ; lettre énergique d’un membre du Comité de l’Arbeiterbund, 308-309 ; incident de Wohlen (12 décembre), 309 ; publication du projet de loi sur les fabriques, 309. Nos sections : réunion de Bienne (3 octobre) ; réunion de Berne (30 octobre) ; section formée à Lugano (décembre) ; à Genève, marche rétrograde ; campagne de conférences, 309-310 ; publication de la seconde série des Esquisses historiques (novembre) ; l’administration du Bulletin transférée à la Chaux-de-Fonds (décembre); article du Bulletin : « Ouvriers, si vous vouliez ! » (26 décembre), 310-312. — Bakounine à Lugano : les ouvriers italiens de son entourage, Mazzotti, Santandrea, Getti ; il s’installe dans la villa qu’il a achetée (11 décembre), 312-313.

XIV.De janvier au milieu de mars 1876. — En Espagne : Élections aux Cortès (20 janvier 1876), 313. — En Portugal : Article extrait du Protesto (janvier), 314.— En Italie : Arrestation de Malon (5 janvier), son expulsion. L’avocat Barbanti devient notre correspondant à Bologne ; Cafiero, qui a quitté Milan pour Rome, recommence ses correspondances régulières ; procès de Livourne et de Massa-Garrara ; l’ouverture du procès de Bologne est fixée au 15 mars, 314. — En France : Fin de la session de l’Assemblée de Versailles, proposition d’amnistie (Alfred Naquet) écartée ; campagne électorale ; élection de la Chambre des députés (20 février), 314-315. — En Belgique : Grève de mineurs dans le Centre-Hainaut (janvier) ; Congrès belge extraordinaire (27 février), 313. — En Angleterre : Réunion de l’Union nationale des employeurs, 315. — En Allemagne : Projet d’article punissant les attaques à la famille et à la propriété, repoussé par le Reichstag, 315. — En Russie : Rébellions parmi les paysans, 313. — En Suisse : La Section française de Zürich propose à la Section allemande de cette ville de prendre l’initiative d’une protestation analogue à celle qui a été faite par les ouvriers danois, contre les mauvais traitements infligés aux députés de la Commune ; le Comité central de l’Arbeiterbund se prononce (26 janvier) contre cette proposition, et contre celle de la Fédération des graveurs, 313-316 ; le Comité de l’Arbeiterbund, se ravisant, écrit une lettre à l’ambassadeur de France en Suisse (février), 316. Congrès de la Fédération des ouvriers cordonniers à Bienne (2 janvier) ; à cette occasion, articles du Bulletin et de la Tagwacht, manifestant un désir de rapprochement, 317-318. Dans nos sections : à Fribourg ; section reconstituée à Lausanne (février) ; section de langue française créée à Bâle (mars) ; suite de la campagne de conférences ; Le Radicalisme et le Socialisme, conférence de Schwitzguébel publiée en brochure ; préparatifs pour la commémoration du 18 mars, 318-319. Le Comité fédéral transféré à Neuchâtel (28 février), l’administration du Bulletin transférée à Sonvillier, 319. Les Sections de la Fédération jurassienne, consultées, acceptent que le Bureau fédéral de l’Internationale soit maintenu dans la Fédération jurassienne jusqu’au Congrès général de 1876 : il est placé à la Chaux-de-Fonds ; une souscription est ouverte en faveur des détenus de Bologne ; Cafiero est chargé de la répartition de la souscription en faveur des familles des victimes de Goschenen, 319-320. — À Lugano : La détresse financière de Bakounine continue jusqu’en mars ; il touche un à-compte sur la vente de la coupe de la forêt dont ses frères lui ont cédé le bois comme sa part du patrimoine commun (23 mars) ; visite de Ross à Bakounine ( 16 mars) ; il part pour la Russie. Malon et Mme André Léo à Lugano, 320-322.

Appendice. — Extraits d’un article d’Edouard Bernstein dans Minouvchié Gody (lettre de Lioubavine à Marx, du 8/20 août 1872), 323-328.


ERRATA ET ADDENDA




POUR LE TOME Ier :


Page 42. — Supprimer la note 2.

Page 55, ligne 10. — Au lieu de : « résolution », lire : « résolutions ».

Page 76, note 1, ligne 9. — Au lieu de : « du Progrès de Locle », lire : « du Progrès du Locle ».

Page 260, ligne 5. — Au lieu de : « Y. Z. », lire : « Lioubavine ».

Page 261, ligne 39. — Au lieu de : « il écrivit à l’éditeur Poliakof », lire : « il écrivit à Lioubavine, au commencement de mars ».

Même page, lignes 44-45. — Au lieu de : « ne parvint à la connaissance de Bakounine qu’au mois de mai ou juin 1870 : il l’apprit par Y. Z., qui lui écrivit… », lire : « parvint à la connaissance de Bakounine par une lettre de Lioubavine, qui lui écrivit… »

Même page, note 4, ligne 1. — Au lieu de : « la lettre de Netchaïef à Poliakof », lire : « une copie de la lettre de Netchaïef à Lioubavine ».

Même page, même note, ligne 3. — Au lieu de : « de l’éditeur », lire : « de Lioubavine ».

Pages 278, ligne 6. — Au lieu de : « entre les membres », lire : « entre les mains ».




POUR LE TOME II :


Page 22, ligne 27. — À cet endroit (de même que plus loin, aux pages 101 et 208), j’ai parlé de la brochure L’Alliance de la démocratie socialiste et l’Association internationale des travailleurs en l’attribuant à Marx seul. On voudra bien rectifier cette erreur, en se reportant à ce qui est dit dans la note 1 de la p. 274 du tome II.

Page 31, ligne 4. — Au lieu de : « Frankel », lire : « Fränkel ». Corriger la même faute partout où elle a été commise.

Page 81. — À la première ligne de la note 1, après les mots : « d’une lettre de Lassalle à Marx », intercaler ceux-ci : « écrite pendant la guerre d’Italie, à un moment où on se demandait si la Prusse se joindrait à l’Autriche contre la France et le Piémont ».

Page 82, ligne 46. — Au lieu de : « entraîner », lire : « déchaîner ».

Page 89, ligne 1. — Au lieu de : « contenue dans », lire : « qu’exprime ».

Page 90, ligne 35. — Au bout de la ligne, mettre un point-virgule au lieu d’une virgule.

Page 96, ligne 41. — Après : « étaient accourus », ajouter : « armés » (entre deux virgules).

Page 98, ligne 33. — Supprimer les mots : « vers trois heures à peu près », ainsi que l’appel de note, et, au bas de la page, la note 4. — Bakounine avait bien écrit, dans le brouillon de sa lettre (qui est conservé et que j’ai vu), les mots « vers trois heures à peu près », mais ensuite il les a biffés, évidemment parce qu’il a reconnu que cette indication d’heure était inexacte.

C’est vers cinq heures et non vers trois heures que son arrestation a dû avoir lieu.

Pages 98-99. — La lettre de Bakounine à Palix a été imprimée d’après une copie fautive. On en trouvera le texte correct au tome IV des Œuvres de Bakounine, dans l’Avant-propos du fragment intitulé Manuscrit de 114 pages.

Page 101. — La ligne 4 de la note 3 doit être lue ainsi : « du 2 octobre 1852 (« Sur la révolution et la contre-révolution en Allemagne ») ;... »

Page 103 ligne 15. — Au lieu de : « sa ville natale », lire : « la ville où résidaient ses parents ». — Paul Robin est né à Toulon en 1837.

Page 132, ligne 4. — Au lieu de : « 285 », lire : « 273 ». — Et à la ligne 5, avant les mots : « Je pars demain... », intercaler ceux-ci : « 13 pages, 273-285 inclusivement ».

Page 133. — Remplacer le contenu des lignes 6-8 par ce qui suit : «... sa propriétaire ; il y vit Louguinine, un Russe avec lequel il avait été en relations1, et qui lui promit d’intervenir activement auprès de ses frères, en Russie, pour lui faire obtenir le paiement de ce qui lui était dû comme sa part de l’héritage paternel ; et il rentra à Locarno le 3 avril, rapportant 200 fr. que lui avaient procurés ses amis Friscia, Mazzoni et Fanelli, et la promesse que Gambuzzi emprunterait pour lui un millier de francs à quelque banquier de Naples ».

Page 155, ligne 24. — Au lieu de : « Souvillier », lire : « Sonvillier ».

Page 174, note 1, ligne 3. — Après : « Quatrième Partie », ajouter : « p. 258, note 1 ».

Page 190, ligne 17. — Au lieu de : « où s’il était », lire : « où il s’était ».

Page 203, note, ligne 5. — Avant : « intitulée », intercaler ces mots : « datée du 24 octobre 1871, et... »

Page 206, lignes 6-7. — Au lieu de : « pages 106-107 », lire : « pages 206-207 ».

Page 237. — Remplacer la note par celle-ci : « Le texte des articles cités ci-après a été emprunté à la nouvelle édition française des statuts faite à Paris par les soins de Robin, au printemps de 1870 ».

Page 269, note 3, ligne 6. — Après : « aufzutreten », placer un signe de parenthèse.

Page 276, ligne 2. — Après : « membres du Conseil fédéral », placer les six noms suivants, entre parenthèses : « ( F. Mora, José Mesa, Paulino Iglesias, Victor Pagès, Inocente Calleja, Hipolito Pauly) ».

Page 288, ligne 3. — Au lieu de : « inconnu à », lire : « inconnu de ».

Même page, ligne 26. — Après : « à Barcelone », placer un appel de note. Au bas de la page, intercaler la note suivante : « Bakounine s’est trompé d’un an en disant « l’an passé » : le Congrès de Barcelone avait eu lieu en juin 1870. »

Page 289, dernière ligne du texte. — Après : « Conseil fédéral », placer un appel de note. Au bas de de la page, ajouter la note suivante : « Il y a là une erreur de Lafargue. Les deux membres de l’ancien Conseil fédéral que le Congrès de Saragosse élut pour faire partie du nouveau Conseil sont Anselmo Lorenzo et F. Mora (voir p. 276) ; mais Lorenzo n’avait pas été un des six membres expulsés en mars par la Fédération madrilène (il me l’a confirmé lui-même par une lettre écrite le 1er juin 1907). »

Page 320, lignes 2-3. — Supprimer ces mots placés entre parenthèses : « les persécutions politiques lui avaient fait perdre sa place à l’atelier, et il vivait d’un petit commerce de houille ». Il y a dans cette phrase un anachronisme : en 1872, Weiss travaillait encore dans la fabrique de Kœchlin frères ; c’est en août 1875 qu’il fut renvoyé par ses patrons, comme le raconte une lettre écrite par lui et publiée par le Bulletin de la Fédération jurassienne du 19 septembre 1875.

Page 327, ligne 21. — Au lieu de : « p. 300 », lire : « p. 343 ».

Page 355, ligne 3. — Après : « dans un faubourg de Paris », placer un appel de note. Au bas de la page, intercaler cette note : « Il babitait alors 17, rue Tournefort, dans le quartier Mouffetard ».

Page 356, ligne 11. — Au lieu de : « à l’attitude lente », lire : à l’allure lourde ».




POUR LE TOME III :


Page 4, note 1, ligne 3. — Au lieu de : « Locles, » lire : « Locle ».

Page 13, ligne 20. — Après le mot « Kapital », placer un appel de note. Au bas de la page, ajouter la note suivante : « Comme on le verra dans l’Appendice du présent volume, Marx connaissait dès 1870 l’histoire de la lettre de Netchaïef, et il avait demandé alors à Hermann Lopatine de lui communiquer la copie qu’il possédait de cette pièce, ce que celui-ci refusa de faire. Néanmoins, dans sa lettre du 15 août 1872 à Nicolas ...on (p. 14), Marx, chose singulière, parle comme s’il venait d’apprendre l’existence de ce document. Peut-être Outine ne lui donna-t-il qu’en août 1872 l’idée de s’en servir ? »

Page 30, ligne 6. — A la fin de la ligne, supprimer « que ».

Page 94, ligne 22. — Au lieu de : « durch der Krieg », lire : « durch den Krieg ».

Page 99, note 7, ligne 1. — Au lieu de : « mai », lire : «juin ».

Page 102, ligne 6. — Au lieu de : « servît », lire : « servit ».

Page 140, ligne 4. — Au lieu de : « En avril 1874 », lire : « En août 1874 ».

Page 148, ligne 39, — Au lieu de : « maustod », lire : « maustodt ».

Page 187, lignes 12 et 13. — Au lieu de : « faire acquérir à sa femme », lire : « faire acquérir ainsi à sa femme ».

Page 254, ligne 21. — Au lieu de : « Ludovico », lire : « Lodovico ».

Page 287, ligne 33. — Au lieu de : « leur jurés », lire : « le jugement ».






L’INTERNATIONALE


Documents et Souvenirs





CINQUIÈME PARTIE


LA FÉDÉRATION JURASSIENNE : DEUXIÈME PÉRIODE


(Septembre 1872 — Mars 1876)




I


Le Congrès de Saint-Imier (15-16 septembre 1872).


Sur ce qui se passa à Zürich pendant les jours qui précédèrent le Congrès de Saint-Imier, nous sommes renseignés par le calendrier-journal de Bakounine. Pezza, resté à Zurich auprès de Bakounine, s’était remis de son hémorragie du 26 août ; mais il avait eu une nouvelle crise le 2 septembre, et il se trouva souffrant les jours suivants. Le 5 septembre, arrivèrent à Zürich, venant d’Italie, Fanelli et Nabruzzi, le 7, Malatesta ; le 11, revenant de la Haye par Bruxelles et Bâle, Cafiero, Schwitzguébel et les quatre délégués espagnols, Alerini, Farga, Marselau et Morago ; enfin le 12, Costa, venant d’Italie. Bakounine avait préparé un projet de statuts pour une organisation secrète internationale ; ce projet, discuté le 12, fut adopté le lendemain, et l’organisation secrète, que Bakounine, le 3, désigne dans son journal par la lettre « Y », se trouva fondée. Après quoi, le 14, tout le monde, moins Pezza, malade, partit pour Saint-Imier.

Je copie ce qui suit dans le calendrier-journal :


12. Arrive Costa. Matin et soir lecture et discussion des statuts. — 13. Accepté. Baiser fraternel et serrement de main solennel. Soir, discussion sur le prochain Congrès de Saint-Imier ; Slaves aussi[1] — 14. Après dîner, départ de tous, aussi Camet[2], Holstein, Rouleff [Ralli], Maroussia [Mlle Pototskaïa], Katioussia [Mlle Hardina], Vakhovskaïa, Loukanina et Bardina, [Olga] Lioubatovitch, Alexandrova, pour la Chaux-de-fonds. Y trouvons Œlnitz avec Boutourline et Pindy. — 15, dimanche. Saint-Imier[3].


C’était, on s’en souvient, sur l’initiative de la Fédération italienne qu’un Congrès international devait se réunir le 15 septembre à Saint-Imier. Il y avait lieu, pour la Fédération jurassienne d’examiner si elle se ferait représenter à ce Congrès, puis de décider quelle attitude elle prendrait à l’égard des résolutions votées par la majorité du Congrès de la Haye, et quel mandat elle donnerait, le cas échéant, aux délégués qui la représenteraient au Congrès international de Saint-Imier. En Conséquence, le Comité fédéral jurassien avait convoqué pour le 15 septembre, dans cette même petite ville de Saint-Imier où allait se réunir le Congrès international, un Congrès des délégués de la Fédération jurassienne.

J’emprunte à notre Bulletin (numéro double 17-18, des 15 septembre-1er octobre 1872) le compte-rendu de ce Congrès jurassien de Saint-Imier, qui précéda de quelques heures l’ouverture du Congrès international :


Le Congrès jurassien de Saint-Imier.

À la nouvelle des tristes résultats du Congrès de la Haye, le Comité fédéral jurassien crut de son devoir de convoquer immédiatement, à l’extraordinaire, le Congrès de la Fédération jurassienne. Vu le peu de temps qui s’écoula entre la réception de la lettre de convocation et la réunion du Congrès, plusieurs sections ne purent se faire représenter. Néanmoins, le 15 septembre, seize délégués de la Fédération jurassienne étaient réunis à l’hôtel de la Maison de ville de Saint-Imier. En voici la liste :

Lachat (Georges), Section de Moutier ;

Humbert (Paul) et Chautems (Fritz), Section des graveurs et guillocheurs du Locle ;

Schwitzguébel (Léon), Section de Bienne ;

Herter (Adolphe) et Junet (Paul), Section des graveurs et guillocheurs du district de Courtelary ;

Bakounine (Michel) et Guerber (Justin), Section de Sonvillier ;

Rouleff[4] (Zemphiri) et Holstein (Waldemar), Section slave de Zurich ;

Schneider (Samuel) et Eberhardt (Ali), Section de Saint-Imier ;

Delacoste (François) et Collier (Édouard), Section de la Chaux-de-Fonds ;

Beslay (Charles) et Guillaume (James), Section de Neuchâtel.

En outre, divers délégués d’Italie, d’Espagne, de France et d’Amérique assistaient au Congrès.

La vérification des mandats terminée, le bureau fut constitué ainsi : Président, Eberhardt (Ali), de Saint-Imier ; vice-président, Humbert (Paul), du Locle ; secrétaires (pris en dehors des délégués), Spichiger (Auguste), du Locle, et Hæmmerli (Arthur), de Saint-Imier.

Faute d’espace, nous ne pouvons analyser les discussions du Congrès, qui tint deux séances, l’une le matin, l’autre l’après-midi. Il suffira de dire qu’après avoir entendu le rapport présenté par Adhémar Schwitzguébel sur le Congrès de la Haye, le Congrès jurassien vota, sur la proposition des commissions nommées par lui à cet effet, les deux résolutions suivantes :


« PREMIÈRE RÉSOLUTION.

« Considérant que les statuts généraux de l’Association internationale des travailleurs s’opposent formellement à ce qu’aucune résolution de principe, de nature à violer l’autonomie des sections et fédérations, puisse être prise dans un Congrès général quelconque de l’Association ;

« Que les Congrès généraux de l’Association ne sont compétents qu’en matière de pure administration ;

« Que la majorité du Congrès de la Haye, eu égard aux conditions dans lesquelles ce Congrès a été organisé par les soins du Conseil général de Londres, dont la conduite eût dû être mise en cause et n’a pas même été examinée, est suffisamment suspecte de ne point représenter réellement l’opinion des sections composant la totalité de l’Association ;

« Attendu qu’en ces circonstances le Congrès de la Haye est sorti de ses attributions purement administratives et non législatives ;

« Le Congrès de la Fédération jurassienne, tenu à Saint-Imier le 15 septembre 1872, ne reconnaît pas les résolutions prises au Congrès de la Haye, comme étant injustes, inopportunes et en dehors des attributions d’un Congrès.

« Il ne reconnaît en aucune façon les pouvoirs autoritaires du Conseil général.

« Il travaillera immédiatement à l’établissement d’un pacte fédératif et libre entre toutes les Fédérations qui voudront y contribuer[5].

« Il affirme le grand principe de la solidarité entre les travailleurs de tous les pays. »


« SECONDE RÉSOLUTION.

« Considérant que le vote de la majorité du Congrès de la Haye, concernant l’expulsion de l’Association internationale des travailleurs des compagnons Michel Bakounine et James Guillaume, atteint directement la Fédération jurassienne ;

« Qu’il résulte, d’une manière évidente, des accusations portées contre Bakounine et Guillaume, que leur expulsion n’est que le résultat d’une misérable et infâme intrigue de quelques personnalités haineuses ;

« Que les compagnons Bakounine et Guillaume, tant par leur infatigable activité socialiste que par leur honorabilité personnelle, se sont acquis l’estime et l’amitié des adhérents à la Fédération jurassienne :

« Le Congrès jurassien tenu à Saint-Imier le 15 septembre 1872 proteste énergiquement contre la résolution de la majorité du Congrès de la Haye concernant l’expulsion des compagnons Bakounine et Guillaume.

« Le Congrès considère comme son devoir d’affirmer hautement qu’il continue de reconnaître, aux compagnons Bakounine et Guillaume, leur qualité de membres de l’Internationale et d’adhérents à la Fédération jurassienne. »


Après le vote de ces résolutions, le Congrès décida qu’il donnait mandat aux compagnons Schwitzguébel et Guillaume de représenter la Fédération jurassienne au Congrès international qui devait s’ouvrir le jour même à Saint-Imier. Puis la clôture du Congrès jurassien fut prononcée.


Il y eut un repos d’une heure, pour permettre à tout le monde de prendre à la hâte un frugal repas ; puis les quinze délégués représentant les Fédérations espagnole, italienne, jurassienne, ainsi que des Sections de France et d’Amérique, entrèrent en séance. J’emprunte également au Bulletin le compte-rendu de ce second Congrès :


Le Congrès international de Saint-Imier.

Une heure après, dans la même salle, s’ouvrait un Congrès international, composé des délégués suivants :

Alerini, Farga-Pellicer, Marselau et Morago, délégués de la Fédération espagnole ;

Costa, Cafiero, Bakounine, Malatesta, Nabruzzi, Fanelli, délégués de la Fédération italienne ;

Pindy[6] et Camet, délégués de plusieurs Sections de France ;

Lefrançais, délégué des Sections 3 et 22 d’Amérique ;

Guillaume et Schwitzguébel, délégués de la Fédération jurassienne[7].

Une commission de vérification, nommée pour examiner les mandats, termina son travail en une demi -heure, et proposa la validation de tous les mandats énoncés plus haut. Elle fut adoptée.

Un incident très important eut lieu à ce moment. Le « Conseil fédéraliste universel » de Londres[8] avait envoyé à trois citoyens de la Chaux-de-Fonds des mandats avec mission de le représenter au Congrès. La commission proposa de ne pas reconnaître des mandats délivrés par un Conseil qui s’est institué lui-même et qui ne représente que lui-même ; si le mandat venait d’une Section internationale, reconnue ou non par le Conseil général, il aurait pu être accepté ; mais un mandat émanant d’un Conseil qui a la prétention de prendre simplement la place du Conseil général ne peut pas être reconnu d’un Congrès anti-autoritaire. Cette opinion fut partagée par tous les délégués, et le Congrès écarta, à l’unanimité, le mandat du Conseil fédéraliste universel de Londres.

Le bureau fut constitué ainsi : trois présidents, appartenant à chacune des langues du Congrès : ce furent Lefrançais, Cafiero et Marselau ; et trois secrétaires : Chopard[9] pour la langue française, Alerini pour l’espagnol, et Costa pour l’italien.

Lefrançais, chargé en premier lieu de la présidence, ouvre le Congrès en donnant connaissance d’une proposition d’ordre du jour.

Une motion d’ordre est présentée relativement au mode de votation. Un délégué jurassien propose le vote par fédération, chacune des fédérations régionales représentées devant avoir une voix.

Les délégués espagnols proposent, conformément à leur mandat, que le vote de chaque délégué soit compté proportionnellement au nombre d’internationaux qu’il représente.

Une courte discussion s’engage à ce sujet. Il est résolu à l’unanimité que la question du mode le plus pratique et le plus équitable de votation dans les Congrès sera mise à l’étude dans les diverses fédérations, et que, dans le Congrès actuel, il sera voté par fédération, une voix appartenant à chacune des cinq fédérations représentées (Amérique, Espagne, France, Italie, Jura).

Une discussion générale est ensuite ouverte sur l’ordre du jour.

Les délégués italiens déclarent qu’ils ont reçu mandat impératif de rompre dès à présent d’une façon complète avec le Conseil général.

Un délégué du Jura[10] propose de s’en tenir à la Déclaration de la minorité du Congrès de la Haye, et d’attendre que le Conseil général essaie de se servir contre nous des pouvoirs qui lui ont été conférés.

Le délégué américain[11] dit que le Conseil général, par ses procédés, a rompu le premier le câble qui le rattachait aux fédérations, et que nous n’avons plus qu’à constater le fait accompli, sans essayer de nous rattacher de nouveau au Conseil. Il votera pour le maintien de la rupture.

Les délégués espagnols déclarent qu’individuellement, ils pensent qu’il est nécessaire de rompre avec le Conseil général, mais qu’ils ne peuvent dans ce Congrès voter une résolution définitive engageant leur fédération. Ils soumettront les résolutions votées à l’approbation de la Fédération espagnole, et ce n’est qu’avec cette réserve qu’ils prennent part au Congrès.

Un délégué jurassien dit que c’est ainsi que l’entendent également les délégués des autres fédérations, et que toutes les délibérations du Congrès devront ultérieurement être approuvées par chaque fédération.

L’ordre du jour est définitivement adopté comme suit :


« Première question. — Attitude des Fédérations réunies en Congrès à Saint-Imier, en présence des résolutions du Congrès de la Haye et du Conseil général.

Seconde question. — Pacte d’amitié, de solidarité et de défense mutuelle entre les Fédérations libres.

Troisième question. — Nature de l’action politique du prolétariat.

Quatrième question. — Organisation de la résistance du travail. — Statistique. »


Quatre commissions furent nommées pour faire rapport sur ces quatre questions, puis la première séance fut levée.

Le lendemain, lundi 16 septembre, les commissions présentèrent leur rapport, et, comme dans leur travail elles avaient eu soin de consulter l’opinion des divers délégués, la seconde séance du Congrès ne présenta pas de longues discussions, et les résolutions suivantes, d’une importance capitale pour l’avenir de l’Internationale, furent adoptées à l’unanimité :


« PREMIÈRE RÉSOLUTION.
« Attitude des Fédérations réunies en Congrès à Saint-Imier, en présence des résolutions du Congrès de la Haye et du Conseil général.

« Considérant que l’autonomie et l’indépendance des fédérations et sections ouvrières sont la première condition de l’émancipation des travailleurs ;

« Que tout pouvoir législatif et réglementaire accordé aux Congrès serait une négation flagrante de cette autonomie et de cette liberté[12] :

« Le Congrès dénie en principe le droit législatif de tous les Congrès soit généraux soit régionaux, ne leur reconnaissant d’autre mission que celle de mettre en présence les aspirations, besoins et idées du prolétariat des différentes localités ou pays, afin que leur harmonisation et leur unification s’y opère autant que possible ; mais dans aucun cas la majorité d’un Congrès quelconque ne pourra imposer ses résolutions à la minorité.

« Considérant, d’autre part, que l’institution d’un Conseil général dans l’Internationale est, par sa nature même et fatalement, poussée à devenir une violation permanente de cette liberté qui doit être la base fondamentale de notre grande Association ;

« Considérant que les actes da Conseil général de Londres qui vient d’être dissous, pendant ces trois dernières années, sont la preuve vivante du vice inhérent à cette institution[13] ;

« Que, pour augmenter sa puissance d’abord très minime, il a eu recours aux intrigues, aux mensonges, aux calomnies les plus infâmes pour tenter de salir tous ceux qui ont osé le combattre ;

« Que, pour arriver à l’accomplissement final de ses vues, il a préparé de longue main le Congrès de la Haye, dont la majorité, artificiellement organisée, n’a évidemment eu d’autre but que de faire triompher dans l’Internationale la domination d’un parti autoritaire, et que, pour atteindre ce but, elle n’a pas craint de fouler aux pieds toute décence et toute justice ;

« Qu’un tel Congrès ne peut pas être l’expression du prolétariat des pays qui s’y sont fait représenter :

« Le Congrès des délégués des Fédérations espagnole, italienne, jurassienne, américaine et française, réuni à Saint-Imier, déclare repousser absolument toutes les résolutions du Congrès de la Haye, ne reconnaissant en aucune façon les pouvoirs du nouveau Conseil général nommé par lui ; et, pour sauvegarder leurs Fédérations respectives contre les prétentions gouvernementales de ce Conseil général, aussi bien que pour sauver et fortifier davantage l’unité de l’Internationale, les délégués ont jeté les bases d’un projet de pacte de solidarité entre ces Fédérations. »


« DEUXIÈME RÉSOLUTION.
« Pacte d’amitié, de solidarité et de défense mutuelle entre les Fédérations libres[14].

« Considérant que la grande unité de l’Internationale est fondée non sur l’organisation artificielle et toujours malfaisante d’un pouvoir centralisateur quelconque, mais sur l’identité réelle des intérêts et des aspirations du prolétariat de tous les pays, d’un côté, et de l’autre sur la fédération spontanée et absolument libre des fédérations et des sections libres de tous les pays[15] ;

« Considérant qu’au sein de l’Internationale il y a une tendance, ouvertement manifestée au Congrès de la Haye par le parti autoritaire qui est celui du communisme allemand, à substituer sa domination et le pouvoir de ses chefs au libre développement et à cette organisation spontanée et libre du prolétariat ;

« Considérant que la majorité du Congrès de la Haye a cyniquement sacrifié, aux vues ambitieuses de ce parti et de ses chefs, tous les principes de l’Internationale, et que le nouveau Conseil général nommé par elle, et investi de pouvoirs encore plus grands que ceux qu’il avait voulu s’arroger au moyen de la Conférence de Londres, menace de détruire cette unité de l’Internationale par ses attentats contre sa liberté ;

« Les délégués des Fédérations et Sections espagnoles, italiennes, jurassiennes, françaises et américaines réunis à ce Congrès ont conclu, au nom de ces Fédérations et Sections, et sauf leur acceptation et confirmation définitives, le pacte d’amitié, de solidarité et de défense mutuelle suivant :

« 1° Les Fédérations et Sections espagnoles, italiennes, françaises, jurassiennes, américaines, et toutes celles qui voudront adhérer à ce pacte, auront entre elles des communications et une correspondance régulière et directe tout à fait indépendantes d’un contrôle gouvernemental quelconque ;

« 2° Lorsqu’une de ces Fédérations ou Sections se trouvera attaquée dans sa liberté, soit par la majorité d’un Congrès général, soit par le gouvernement ou Conseil général créé par cette majorité, toutes les autres Fédérations et Sections se proclameront absolument solidaires avec elle.

« Ils proclament hautement que la conclusion de ce pacte a pour but principal le salut de cette grande unité de l’Internationale, que l’ambition du parti autoritaire a mise en danger. »


« TROISIÈME RÉSOLUTION.
« Nature de l’action politique du prolétariat.

« Considérant :

« Que vouloir imposer au prolétariat une ligne de conduite ou un programme politique uniforme, comme la voie unique qui puisse le conduire à son émancipation sociale, est une prétention aussi absurde que réactionnaire ;

« Que nul n’a le droit de priver les fédérations et sections autonomes du droit incontestable de déterminer elles-mêmes et suivre la ligne de conduite politique qu’elles croiront la meilleure, et que toute tentative semblable nous conduirait fatalement au plus révoltant dogmatisme ;

« Que les aspirations du prolétariat ne peuvent avoir d’autre objet que l’établissement d’une organisation et d’une fédération économiques absolument libres, fondées sur le travail et l’égalité de tous et absolument indépendantes de tout gouvernement politique, et que cette organisation et cette fédération ne peuvent être que le résultat de l’action spontanée du prolétariat lui-même, des corps de métier et des communes autonomes ;

« Considérant que toute organisation politique ne peut rien être que l’organisation de la domination au profit d’une classe et au détriment des masses, et que le prolétariat, s’il voulait s’emparer du pouvoir, deviendrait lui-même une classe dominante et exploitante ;

« Le Congrès réuni à Saint-Imier déclare :

« 1° Que la destruction de tout pouvoir politique est le premier devoir du prolétariat;

« 2° Que toute organisation d’un pouvoir politique soi-disant provisoire et révolutionnaire pour amener cette destruction ne peut être qu’une tromperie de plus et serait aussi dangereuse pour le prolétariat que tous les gouvernements existant aujourd’hui ;

« 3° Que, repoussant tout compromis pour arriver à l’accomplissement de la Révolution sociale, les prolétaires de tous les pays doivent établir, en dehors de toute politique bourgeoise, la solidarité de l’action révolutionnaire. »


« QUATRIÈME RÉSOLUTION.
« Organisation de la résistance du travail. — Statistique.

« La liberté et le travail sont la base de la morale, de la force, de la vie et de la richesse de l’avenir. Mais le travail, s’il n’est pas librement organisé, devient oppressif et improductif pour le travailleur ; et c’est pour cela que l’organisation du travail est la condition indispensable de la véritable et complète émancipation de l’ouvrier.

« Cependant le travail ne peut s’exercer librement sans la possession des matières premières et de tout le capital social, et ne peut s’organiser si l’ouvrier, s’émancipant de la tyrannie politique et économique, ne conquiert le droit de se développer complètement dans toutes ses facultés. Tout État, c’est-à-dire tout gouvernement et toute administration des masses populaires, de haut en bas, étant nécessairement fondé sur la bureaucratie, sur les armées, sur l’espionnage, sur le clergé, ne pourra jamais établir la société organisée sur le travail et sur la justice, puisque par la nature même de son organisme il est poussé fatalement à opprimer celui-là et à nier celle-ci.

« Suivant nous, l’ouvrier ne pourra jamais s’émanciper de l’oppression séculaire, si à ce corps absorbant et démoralisateur il ne substitue la libre fédération de tous les groupes producteurs fondée sur la solidarité et sur l’égalité.

« En effet, en plusieurs endroits déjà on a tenté d’organiser le travail pour améliorer la condition du prolétariat, mais la moindre amélioration a bientôt été absorbée par la classe privilégiée qui tente continuellement, sans frein et sans limite, d’exploiter la classe ouvrière. Cependant l’avantage de cette organisation est tel que, même dans l’état actuel des choses, on ne saurait y renoncer. Elle fait fraterniser toujours davantage le prolétariat dans la communauté des intérêts, elle l’exerce à la vie collective, elle le prépare pour la lutte suprême. Bien plus, l’organisation libre et spontanée du travail étant celle qui doit se substituer à l’organisme privilégié et autoritaire de l’État politique, sera, une fois établie, la garantie permanente du maintien de l’organisme économique contre l’organisme politique.

« Par conséquent, laissant à la pratique de la Révolution sociale les détails de l’organisation positive, nous entendons organiser et solidariser la résistance sur une large échelle. La grève est pour nous un moyen précieux de lutte, mais nous ne nous faisons aucune illusion sur ses résultats économiques. Nous l’acceptons comme un produit de l’antagonisme entre le travail et le capital, ayant nécessairement pour conséquence de rendre les ouvriers de plus en plus conscients de l’abîme qui existe entre la bourgeoisie et le prolétariat, de fortifier l’organisation des travailleurs, et de préparer, par le fait des simples luttes économiques, le prolétariat à la grande lutte révolutionnaire et définitive qui, détruisant tout privilège et toute distinction de classe, donnera à l’ouvrier le droit de jouir du produit intégral de son travail, et par là les moyens de développer dans la collectivité toute sa force intellectuelle, matérielle et morale.

« La Commission propose au Congrès de nommer une commission qui devra présenter au prochain Congrès un projet d’organisation universelle de la résistance, et des tableaux complets de la statistique du travail dans lesquels cette lutte puisera de la lumière. Elle recommande l’organisation espagnole comme la meilleure jusqu’à ce jour. »


En dernier lieu, le Congrès vola une résolution finale que voici :


« Le Congrès propose d’envoyer copie de toutes les résolutions du Congrès, et du Pacte d’amitié, de solidarité et de défense mutuelle, à toutes les fédérations ouvrières du monde, et de s’entendre avec elles sur les questions qui sont d’intérêt général pour toutes les fédérations libres.

« Le Congrès invite toutes les fédérations qui ont conclu entre elles ce pacte d’amitié, de solidarité et de défense mutuelle, à se concerter immédiatement avec toutes les fédérations ou sections qui voudront accepter ce pacte, pour déterminer la nature et l’époque de leur Congrès international, en exprimant le désir qu’il ne se réunisse pas plus tard que dans six mois[16]. »

Une commission, prise dans la Fédération italienne, fut chargée de présenter au prochain Congrès un projet d’organisation universelle de la résistance et un plan général de statistique.

Enfin, le compagnon Adhémar Schwitzguébel, secrétaire du Comité fédéral jurassien, a reçu la mission de signer tous les actes du Congrès, et d’en envoyer copie aux diverses fédérations.

Ayant épuisé son ordre du jour, le Congrès international se sépara aux cris de Vive la révolution sociale !


Les résolutions votées au Congrès de Saint-Imier avaient été, naturellement, élaborées et discutées d’avance à Zürich le 13 ; on remarque, dans leur rédaction, plusieurs expressions où l’on reconnaît la main de Bakounine. Après le Congrès, ces résolutions furent imprimées, à l’imprimerie G. Guillaume fils, à Neuchâtel, en une feuille volante contenant trois pages in-4o, sous ce titre : « Résolutions du Congrès anti-autoritaire international tenu à Saint-Imier le 15 septembre 1872 par les délégués des Fédérations et Sections internationales italiennes, françaises, espagnoles, américaines et jurassiennes » ; à la fin du texte est placé, comme le Congrès l’avait décidé, la signature de Schwitzguébel : « Pour copie conforme, au nom et par ordre du Congrès, Adhémar Schwitzguébel ».


Je n’avais pas assisté à ces réunions de Zürich où fut réalisé le projet d’entente internationale dont nous nous étions entretenus le 8 septembre à Amsterdam ; entente dont Bakounine, fidèle à ses habitudes formalistes, avait désiré préciser les conditions par des statuts écrits. Pour moi, indifférent, comme mes amis jurassiens, aux formalités, — (et Bakounine nous en faisait souvent un reproche), — je ne me préoccupai nullement de ce côté de la question, et je ne me rappelle pas si j’ai lu ou non les statuts dont il s’agit ; mais je fus heureux de penser qu’un accord solide avait été conclu pour la propagande et pour l’action.

Voici ce qu’on trouve, dans le calendrier-journal de Bakounine, pour les jours qui suivirent le Congrès de Saint-Imier :


16... Congrès clos. Dîner. Après dîner départ. Soir Neuchâtel, Petit hôtel du Lac. Discussion russe avec Boutourline. Soirée Guillaume, promenade. — 17. Neuchâtel, Petit hôtel du Lac. Séance des Frères avec James jusqu’à sept heures du soir. À huit heures partons, à dix heures à Bienne. — 18. Partons de Bienne quatre heures du matin, arrivons à Zürich neuf heures et demie matin. Après dîner et soir, séance. — 19. Discussion sur moyens. Platonisme doctrinaire de Marselau. — 20. Explications avec Marselau ; tout concilié. Soir libre. — 21. Système de correspondance. — 22. Consultation du docteur pour Pezza. Espagnols partis. — 23. Marco [Pezza], Louise [Fanelli], Armando [Cafiero], Giacomo [Nabruzzi], Malatesta partis. — 24. Smirnof et Rouleff entrevue avec ce coquin de [Vladimir] Serebrenikof. Réunion des Frères russes. — 25. Lettre des Russes à la Liberté[17]. Télégramme à Ross[18]. Soir, réunion du « purgatoire »[19] — 26. Arrivée de Ross. Conversation avec Ross ; il devient absolument nôtre.


Je dois donner encore ici deux pièces qui se rattachent aux Congrès de la Haye et de Saint-Imier : une lettre des quatre délégués espagnols à la Liberté de Bruxelles, relative à l’attitude « repentante » que leur avait prêtée le rapport de la Commission d’enquête sur la Société l’Alliance (voir t. II, p. 340) ; et une protestation, également adressée à la Liberté, des amis russes de Bakounine contre l’accusation d’escroquerie et de chantage lancée contre lui par cette même Commission (voir Ibid.).

La lettre des délégués espagnols fut écrite lors de leur passage à Neuchâtel, le 17 septembre ; elle est datée du lendemain :


Neuchâtel, 18 septembre 1872.

Aux compagnons rédacteurs de la Liberté.
Compagnons,

Nous avons lu dans votre numéro du 15 septembre le rapport de la Commission d’enquête du Congrès de la Haye sur l’Alliance, et nous vous prions de vouloir également publier la déclaration suivante :

À la manière dont ce rapport a été rédigé, on pourrait croire que, repentants d’avoir été membres de l’Alliance [la Alianza], nous avons donné une promesse formelle de ne plus appartenir à cette société.

Nous ne pouvons permettre que le public de l’Internationale soit indignement mystifié, et nous avons le devoir de protester contre de pareilles insinuations, en déclarant hautement que nous nous sommes toujours tenus pour honorés d’avoir contribué à la propagande de l’Alliance, de laquelle nous n’avons cessé de faire partie que lorsque, par des raisons étrangères à son principe, elle a été dissoute en avril dernier.

Nous saisissons cette occasion pour protester énergiquement, comme nous l’avons d’ailleurs déjà fait au Congrès de la Haye, non seulement contre les conclusions inquisitoriales d’une Commission qui lâchement, jésuitiquement, dans un arrêt plein de contradictions impudentes, lance la diffamation contre des compagnons honorables, intelligents, connus au monde ouvrier comme très dévoués à la cause, et que nous estimons aujourd’hui plus que jamais, mais aussi contre le droit ridicule que cette même Commission s’est arrogé de proposer, à cette majorité toute préparée d’avance, leur expulsion de l’Internationale.

Nous l’avions acceptée, cette Commission, parce que nous n’avions jamais pu soupçonner qu’au sein de l’Internationale, même des adversaires s’abaissassent jusqu’à la malhonnêteté, et parce que, ayant conservé un reste de confiance dans la loyauté des partisans de la dictature dans l’Internationale, nous ne pouvions pas nous attendre à une pareille mystification. Mais maintenant nous devons protester, en face de tout le monde, contre les misérables intrigues que nos prétendants au pouvoir emploient contre les adversaires de leur domination.

Salut et égalité.

Alerini, Marselau, Farga-Pellicer, T. González Morago,

délégués de la Fédération espagnole[20].


La protestation des Russes, bien que rédigée à Zürich le 25 septembre, porte la date du 4 octobre, parce qu’il avait fallu l’envoyer à Genève pour la soumettre à la signature d’Ogaref, d’Ozerof et de Zaytsef. La voici :


Genève et Zurich. 4 octobre 1872.

À la rédaction de la Liberté.

Nous avons lu avec indignation dans le n° 37 de votre journal le texte du rapport incroyable présenté au Congrès de la Haye par la Commission d’enquête sur l’Alliance.

Dans ce rapport, évidemment inspiré parla haine et par le désir d’en finir, coûte que coûte, avec un adversaire incommode, on a osé lancer contre notre compatriote et ami Michel Bakounine l’accusation d’escroquerie et de chantage. La majorité de ce Congrès s’est rendue complice d’une grande infamie en décrétant l’expulsion d’un homme dont toute la vie a été consacrée au service de la grande cause du prolétariat, et qui a expié ce crime par huit ans de réclusion dans différentes forteresses allemandes et russes et par quatre ans d’exil en Sibérie.

Échappé de la Sibérie en 1861, il a été assailli par la calomnie marxienne, qui n’a plus cessé de le diffamer, depuis, dans les journaux démocrates socialistes de l’Allemagne. Vous avez lu sans doute les contes sots, ridicules et odieux que depuis trois ans on débite contre lui dans le Volksstaat. Aujourd’hui c’est à un Congrès international des travailleurs, préparé de longue main dans ce but par M. Marx lui-même, qu’on a réservé le triste honneur de servir d’instrument à de misérables vengeances.

Nous ne croyons ni nécessaire, ni opportun de discuter ici les prétendus faits sur lesquels on a cru pouvoir appuyer l’étrange accusation portée contre notre compatriote et ami. Ces faits nous sont bien connus, connus dans leurs moindres détails, et nous nous ferons un devoir de les rétablir dans leur vérité, aussitôt qu’il nous sera permis de le faire. Maintenant nous en sommes empêchés par la situation malheureuse d’un autre compatriote qui n’est point notre ami, mais que les poursuites dont il est à cette heure même la victime de la part du gouvernement russe nous rendent sacré[21].

M. Marx, dont nous ne voulons d’ailleurs pas contester l’habileté, dans cette occasion au moins a très mal calculé. Les cœurs honnêtes, dans tous les pays, n’éprouveront sans doute qu’indignation et dégoût en présence d’une intrigue si grossière et d’une violation si flagrante des principes les plus simples de la justice. Quant à la Russie, nous pouvons assurer à M. Marx que toutes ses manœuvres seront toujours en pure perte. Bakounine y est trop estimé et connu pour que la calomnie puisse l’atteindre. C’est tout au plus si elle trouvera un accueil favorable dans la presse soudoyée par la police, ou bien dans les rangs de cette fameuse Internationale russe[22], dont il est bien permis à M. Marx de se vanter, mais qui n’en est pas moins complètement ignorée dans notre pays. Nous lui abandonnons généreusement ce succès.

Comptant sur votre justice, nous espérons que vous ne nous refuserez pas l’insertion de cette lettre dans les colonnes de votre estimable journal.

Nicolas Ogaref. — Barthélémy Zaytsef. — Woldemar Ozerof. — Armand Ross. — Woldenar Holstein. — Zemphiri Ralli. — Alexandre Œlsnitz. — Valérian Smirnof[23].


Une publication faite tout récemment (janvier 1908) dans une revue de Saint-Pétersbourg, Minouvchié Gody (« Années écoulées »), a jeté plus de lumière sur ce qui s’était passé à la Haye au sein de la Commission d’enquête, et sur la « preuve » fournie par Marx à l’appui de l’accusation d’escroquerie et de chantage qu’il formula contre Bakounine. Ce sont un certain nombre de lettres écrites par Marx, avant et après le Congrès de la Haye, à M. Nicolas ...on, un publiciste fort connu en Russie.

Marx apprit, dans le courant, semble-t-il, du mois d’août 1872 (probablement par Outine), l’histoire de la lettre écrite, au printemps de 1870, par Netchaïef à propos de la traduction russe du Kapital[24]. Cette lettre avait été adressée non pas, comme je l’avais cru, à l’éditeur Poliakof lui-même (voir tome Ier p. 261), mais à la personne qui avait servi d’intermédiaire entre Poliakof et Bakounine, un certain Lioubavine (il n’y a plus de raison, m’a-t-on affirmé, pour ne pas donner son nom en toutes lettres, M. Lioubavine ayant aujourd’hui des opinions qui lui assurent les sympathies du gouvernement russe). Marx écrivit aussitôt à M. Nicolas ...on, qui était son correspondant habituel à Saint-Pétersbourg, pour demander si celui-ci ne pourrait pas lui procurer la lettre de Netchaïef, dont Marx voulait se servir comme d’une arme contre Bakouuine au Congrès de la Haye. M. Nicolas ...on fit part de cette demande à Lioubavine, lequel s’empressa d’envoyer à Marx le document souhaité. Marx le fit voir à la Haye à la Commission d’enquête, comme une pièce secrète, dont il était interdit de mentionner l’existence.

Après avoir lu l’article des Minouvchié Gody, j’ai écrit à M. Nicolas ...on pour le prier de vouloir bien me communiquer le texte de la lettre de Netchaïef, afin de publier ce texte dans le présent volume. Il m’a répondu, par l’intermédiaire obligeant de M. Hermann Lopatine, qu’il ne possédait pas ce document, ni en original, ni en copie, mais il m’a donné, sur le contenu de cette pièce, qu’il a vue lui-même autrefois, les indications suivantes :


Le document n’est pas une lettre adressée personnellement par Netchaïef à Lioubavine, mais une résolution officielle du Comité révolutionnaire, écrite sur du papier portant l’en-tête officiel du Comité, et communiquée comme menace à Lioubavine pour sa gouverne. Bien que le nom de Netchaïef ne figure pas sur cette pièce, aucun des intéressés ne douta qu’elle vînt de lui, et on s’imagina, en outre, que Bakounine avait dû être au courant de son contenu et de son envoi, et avait approuvé la démarche de Netchaïef.


Chacun sait, aujourd’hui, que le « Comité révolutionnaire », à partir de 1870 tout au moins, c’était Netchaïef lui-même, seul, agissant dictatorialement. Tous ceux qui ont lu la Correspondance de Bakounine publiée par Dragomanof savent en outre que Bakounine, lorsqu’il eut découvert les procédés jésuitiques de Netchaïef, en fut révolté et rompit toute relation avec lui[25]. Si quelqu’un a pu croire, en 1870, que Netchaïef, en envoyant à Lioubavine la « résolution du Comité », agissait d’accord avec Bakounine, personne, sans doute, ne persiste aujourd’hui dans cette erreur, et je suis persuadé que M. Nicolas ...on lui-même n’hésitera pas à proclamer sa conviction que Bakounine fut complètement étranger à la rédaction et à l’envoi de cette pièce.

Je regrette de ne pouvoir imprimer à cette place le texte même de la « pièce secrète », que je n’ai pu me procurer encore. Peut-être me sera-t-il possible de le donner dans mon tome IV et dernier.

Mais les lettres de Marx à son correspondant de Saint-Pétersbourg nous racontent des détails instructifs. Et je vais placer sous les yeux du lecteur, pour son éducation, tous les passages de ces lettres relatifs à Bakounine et au Congrès de la Haye ; le premier est du 28 mai 1872, le dernier du 2 août 1873. À ma demande, M. Nicolas ...on a bien voulu m’envoyer une copie de ces divers passages, dans la langue originale (l’allemand pour les lettres des 28 mai et 12 décembre 1872, l’anglais pour les autres lettres), de laquelle je les traduis :


28 mai 1872.

... Un des charlatans (Marktschreier) qui habitent la Suisse, M. Bakounine, joue de tels tours (spielt solche Streiche) que je serais très reconnaissant pour tout renseignement exact sur cet homme : 1° sur son influence en Russie ; 2° sur le rôle qu’a joué sa personne dans le célèbre procès [de Netchaïef].

15 août 1872.

... Aujourd’hui je vous écris en toute hâte pour un objet spécial, qui est du caractère le plus urgent.

B-ne a travaillé secrètement depuis des années à saper l’Internationale, et il a été maintenant si bien pressé par nous qu’il a dû enfin jeter le masque et se séparer ouvertement avec les imbéciles dirigés par lui[26]. C’est le même homme qui avait dirigé l’affaire N-f. Or, ce B. avait été autrefois chargé de la traduction russe de mon livre ; il a touché l’argent d’avance, et, au lieu de fournir du travail[27], il a envoyé ou fait envoyer à Lioubavine (c’est le nom, je crois), qui avait traité de l’affaire avec lui au nom de l’éditeur, une lettre très infâme et compromettante. Il serait de la plus haute utilité pour moi que cette lettre me fût envoyée immédiatement. Comme c’est une affaire simplement commerciale, et comme, dans l’usage à faire de la lettre, on ne nommera aucun nom, j’espère que vous me procurerez cette lettre. Mais il n’y a pas de temps à perdre. Si la lettre doit m’être envoyée, il faut qu’elle soit envoyée immédiatement, car à la fin de ce mois je quitterai Londres pour aller au Congrès de la Haye.

Sincerely yours, A. Williams[28].

25 novembre 1872.

Mon cher ami, la lettre qui m’a été envoyée[29] est arrivée à temps, et a fait son œuvre. Si je n’ai pas écrit plus tôt, et si, même en ce moment, je n’envoie que ces quelques lignes, c’est parce que j’ai besoin que vous m’envoyiez, si possible, une autre adresse strictement commerciale, à laquelle je puisse vous écrire. En conséquence de l’extradition de X. et des intrigues de son maître B., je suis très inquiet pour vous et pour quelques autres amis. Ces hommes sont capables de toutes les infamies[30].

12 décembre 1872.

Cher ami, Parce qui est inclus[31] vous apprendrez les résultats du Congrès de la Haye. J’ai lu à la Commission d’enquête sur l’Alliance[32], sous le sceau du secret et sans nommer le destinataire, la lettre à L.[33] Cependant le secret n’a pas été gardé, premièrement parce qu’il y avait dans la Commission l’avocat belge Splingard, qui en réalité n’était qu’un agent des alliancistes[34] ; secondement parce que Joukovsky, Guillaume et Cie, prenant les devants, avaient raconté à l’avance toute l’affaire à droite et à gauche à leur façon et en lui donnant un tour apologétique (zweitens weil Joukowsky, Guillaume et Cie die ganze Sache vorher — um vorzubeugen — in hirer weise und mit apologetischen Wendungen erzählt hatten rechts und links[35].) C’est ainsi qu’il arriva que la Commission, dans son rapport au Congrès, se vit forcée de communiquer les faits relatifs à B. et contenus dans la lettre à L.[36] (naturellement, je n’avais pas donné son nom, mais les amis de B. étaient déjà renseignés à ce sujet par Genève[37]). Maintenant se pose cette question : la Commission nommée pour la publication des procès-verbaux du Congrès (et dont je fais partie) peut-elle ou non faire un usage public de cette lettre ? Cela dépend naturellement de L. ; toutefois je dois faire remarquer qu’après le Congrès ces faits ont, sans notre concours, fait depuis longtemps le tour de la presse européenne. Toute la façon dont les choses se sont passées m’a contrarié d’autant plus, que j’avais compté sur la plus stricte discrétion, et que je l’avais solennellement réclamée.

À la suite de l’exclusion de B. et de Guillaume, l’Alliance, qui avait l’Association entre ses mains en Espagne et en Italie, a immédiatement ouvert partout contre nous une guerre de calomnies, etc., et, alliée à tous les éléments corrompus, elle cherche à provoquer une scission en deux camps. Mais sa défaite finale est certaine, et elle ne fait que nous aider à nettoyer l’Association de tous les éléments malpropres ou faibles d’esprit qui s’y sont introduits par ci par là.

L’attentat criminel des amis de B. à Zürich contre le pauvre Outine[38] est un fait certain ; Outine lui-même se trouve en ce moment dans un état de santé très dangereux. Cet exploit honteux (Hallunkenthat) vient d’être raconté par beaucoup de journaux de l’Association (entre autres par la Emancipacion de Madrid), et figurera avec tous ses détails dans notre compte-rendu public du Congrès de la Haye. La même bande de chenapans (Hallunkenbande) a fait en Espagne deux tentatives du même genre contre ses adversaires[39]. Elle sera bientôt clouée au pilori devant tout l’univers.

18 janvier 1873.

... En ce qui concerne L.[40] j’aimerais mieux supprimer, dans l’enquête qui sera publiée, toute la partie qui se rapporte à lui, que de l’exposer au moindre danger. D’autre part, le courage est peut-être la meilleure politique. D’après une publication faite en Suisse par B., non sous son nom, mais sous ceux de quelques-uns de ses amis slaves[41], ils ont l’intention de donner leur propre version de toute l’affaire aussitôt que les circonstances leur permettront de le faire. L’indiscrétion commise par leurs complices à la Haye était intentionnelle, et je suppose qu’ils croyaient exercer par là une sorte d’intimidation[42].

Mais, d’un autre côté, je ne peux pas juger des conséquences possibles de la publication de cette affaire, et c’est pourquoi je désirerais que notre ami me communiquât par votre intermédiaire sa résolution, après avoir bien pesé le pour et le contre.

2 août 1873.

… Nous allons publier les « Révélations » sur l’Alliance[43] (vous savez que la secte des teetotallers se donne ce nom en Angleterre[44]), et je voudrais connaître le moyen le plus économique de vous en envoyer un nombre assez considérable d’exemplaires. Une lettre relative au chef de ces saintes gens est encore tenue en réserve.



II


D’octobre 1872 à janvier 1873.


Nous avons, dans une lettre d’Engels à Sorge, du 5 octobre 1872, le témoignage de l’impression produite sur Marx et ses quelques fidèles par le Congrès anti-autoritaire de Saint-Imier. Engels écrit :


Cher Sorge, On vous[45] taille de la besogne. Ci-joint la traduction de deux articles de la Federacion, le journal d’Alerini. Les Belges, eux, ne sont pas bien redoutables. D’après des lettres récemment reçues, ils sont déjà effrayés de leur propre audace et ne savent pas comment se tirer d’embarras. Par contre, les décisions des Jurassiens, qui, prises par un Congrès fédéral, déclarent ouvertement la rébellion, ne peuvent pas être passées sous silence. Nous avons immédiatement écrit à Genève pour avoir le dernier Bulletin jurassien, et nous te l’enverrons dès qu’il sera arrivé. Il est très bon que ces messieurs déclarent ouvertement la guerre, et nous donnent eux-mêmes un motif suffisant pour les mettre à la porte (sie an die Luft zu setzen). Une action prompte et énergique contre ces Urkrakeeler[46], dès que vous aurez entre les mains les pièces probantes, est, à notre avis, tout indiquée, et suffira probablement à rompre le Sonderbund menaçant (den drohenden Sonderbund zu sprengen).


Engels se trompait sur les dispositions des Belges. Une lettre écrite par un international de Verviers (Florent Flinck), et publiée dans le Bulletin du 15 octobre 1872, les montre au contraire très résolus : Flinck dit qu’il « voudrait voir figurer à l’ordre du jour du Congrès qui va se tenir cette grave question : L’an-archie opposée à l’autoritarisme ». D’Anvers, un des délégués belges au Congrès de la Haye écrivait au Bulletin : « À Anvers et à Gand les travailleurs approuvent tout à fait l’attitude de la minorité du Congrès de la Haye vis-à-vis du Conseil général ; ils applaudissent à nos déclarations, et nul doute qu’au prochain Congrès les prétentions des autoritaires ambitieux seront réduites à zéro. Nous avons reçu de Hollande de nouvelles adhésions à l’Internationale, et de nouvelles sections vont y être fondées. Dans la Belgique flamande, les travailleurs industriels et agricoles secouent leur torpeur, des sections sont en formation dans les campagnes où, cependant, la prétraille avait jusqu’à présent su préserver le pays de cette peste socialiste personnifiée par l’Internationale... D’ici au prochain Congrès nous verrons qui aura obtenu les meilleurs résultats, ou de nous, les organisateurs de la révolution, ou des contre-révolutionnaires marxistes, lorsque sonnera l’heure de la lutte à outrance. » L’Internationale, de Bruxelles, publiait l’article suivant :


Le mouvement anti-autoritaire est toujours en bonne voie. Les nouvelles des diverses contrées où l’Association compte le plus grand nombre de membres sont excellentes ; et bientôt, sans doute, on aura complètement oublié qu’il existe à New York un Conseil général héritier de celui de Londres et des vues politiques des hommes qui le composaient. Dans quelque temps, se rendant mieux compte des conséquences du Congrès de la Haye, on reconnaîtra qu’il s’y est fait au moins un travail utile et salutaire : la division nette et précise des politiqueurs et des autoritaires, d’un côté, et, de l’autre, des travailleurs qui veulent la Révolution sociale, et qui ne veulent pas autre chose.


Et l’Internationale annonçait que, pour ses débuts, le nouveau Conseil général jouait de malheur : deux des élus, le Français David, membre de la Section de New York, et l’Américain Ward, avaient refusé d’y siéger.

Voici ce qu’avait écrit David, à la date du 1er octobre :


Les décisions prises au Congrès de la Haye n’étant, comme celles du Congrès de New York [du 6 juillet], que le résultat d’une conspiration où les principes inscrits dans nos statuts généraux ont été insolemment foulés aux pieds, au profit d’une coterie avide d’autorité, je refuse de siéger au Conseil général issu de ce Congrès, dont tant d’entre nous attendaient une réconciliation générale, une réorganisation solide, éminemment révolutionnaire, préconisant des moyens pratiques... Je cesse en même temps de siéger au Conseil fédéral du Tenth Ward Hotel, composé des mêmes hommes formant le Conseil général, qui sont à la complète dévotion de Karl Marx et n’agissent que sous son impulsion morale.

Je ne me sens aucune disposition à servir sous la bannière du dénonciateur de l’Alliance socialiste espagnole. Quelque grand que soit son génie, je ne saurais l’estimer après les actes qu’il a commis avant et durant le Congrès de la Haye.

Je ne saurais non plus marcher à côté des hommes qui consentent à lui servir de compères dans la pitoyable comédie qu’il joue en ce moment au détriment de l’Internationale et du mouvement socialiste universel.


L’Américain Ward, de son côté, écrivait :


Les principes de l’Internationale, mis en discussion dans les différents Congrès, avaient été adoptés avec contentement par les internationaux. Ils étaient fondés sur l’idée de l’autonomie complète des sections, qui avaient le droit de s’organiser comme bon leur semblait, d’accord avec les principes généraux qui étaient leur loi commune.

Personne ne trouvait à redire à cette organisation, et la grande Association internationale des ouvriers prospérait.

Mais, par un manque de sagesse, on créa un Conseil général avec pouvoir de s’ingérer dans les affaires des Conseils fédéraux et des sections. Il en est résulté une guerre furieuse de rivalités nationales, de suspicions et de calomnies personnelles. Le Conseil général a oublié les principes, les a répudiés, et ne s’occupe plus maintenant que de la tâche de gouverner avec une autorité suprême.


En conséquence, Ward déclarait qu’il ne voulait pas faire partie d’une institution aussi contraire à l’esprit de l’Internationale, et que, loin de se tenir pour honoré de sa nomination, il avait des raisons de croire que son nom n’avait été introduit dans la liste des élus que par des motifs de stratégie, qu’il était de son devoir de déjouer en disant publiquement toute sa pensée à ce sujet.


On a vu que la majorité du Congrès de la Haye n’avait élu que douze membres du nouveau Conseil général, et avait stipulé que ce Conseil serait tenu de s’adjoindre lui-même trois autres membres (voir t. II, p. 343) : cette mesure, dans l’intention de ceux qui la firent voter, avait pour but de permettre l’entrée de Sorge au Conseil ; et, en effet, dès sa première séance, le nouveau Conseil s’adjoignit Sorge et lui remit les fonctions de secrétaire général. Une fois constitué, le Conseil lança une circulaire ou adresse datée du 20 octobre, et rédigée par Sorge, dans laquelle il annonçait entre autres que, par une décision du Congrès de la Haye, « l’action politique avait été rendue obligatoire », action qui devait être menée sous la direction suprême du Conseil général (voir le discours de Sorge à la Haye, t. II, pages 337-338), et que les sections auraient à consulter le Conseil général « avant d’engager l’Association dans une action publique et avant d’entrer dans de nouveaux champs d’activité[47] ».


Dans les premiers jours qui suivirent le Congrès de la Haye, le Conseil fédéral anglais vota un blâme à Karl Marx, pour avoir dit au Congrès, lors du débat sur les mandats, que « tous ceux qu’on appelle les leaders du mouvement ouvrier en Angleterre sont des hommes vendus à Gladstone et à d’autres politiciens bourgeois ». En racontant cet incident à Sorge, Engels écrit (lettre du 21 septembre 1872) : « Ces gaillards-là, Hales, Mottershead, Eccarius, etc., sont furieux parce qu’on leur a retiré des mains le Conseil général ». Cette assertion d’Engels est manifestement fausse, car tous avaient insisté pour que le Conseil général ne fût plus à Londres (voir t. II, p. 326).

Marx et Engels essayèrent d’obtenir que les Sections anglaises désavouassent le Conseil fédéral ; mais ils eurent beau faire agir leurs quelques fidèles, la grande majorité se rangea du côté du Conseil. Une lettre adressée, le 21 octobre 1872, par John Hales, secrétaire correspondant du Conseil fédéral anglais, au Conseil fédéral belge, à l’occasion de différentes grèves à Londres et à Liverpool, — lettre publiée par le journal l’Internationale, — fit connaître sur le continent l’attitude que les Sections anglaises venaient de prendre à l’égard des autoritaires ; Hales écrivait :


J’ai l’avantage de vous informer que le Conseil fédéral anglais a pris la résolution de correspondre directement avec toutes les Fédérations de l’Association, et d’échanger ses journaux avec les leurs. En conséquence, je vous enverrai directement l’International Herald, et je serai heureux de recevoir en échange quelquefois des lettres de vous, et de coopérer avec vous, de quelque manière que ce soit, à l’avancement de la cause pour laquelle nous travaillons...

Maintenant que le Conseil général n’est plus ici, je puis affirmer que nous allons faire plus de progrès que nous n’en aurions pu faire s’il était resté près de nous. L’autorité que le Conseil général avait concentrée dans ses mains d’une manière si fatale avait paralysé le mouvement en Angleterre. À présent, nos fers sont brisés, et j’espère qu’avant le prochain Congrès le mouvement anglais sera digne d’être cité à la tête de l’armée du travail.


Dans les premiers jours de novembre, les blanquistes, brouillés avec Marx depuis le tour que celui-ci leur avait joué à la Haye (voir t. II, p. 343), publièrent à Londres une brochure, rédigée par Vaillant, intitulée Internationale et Révolution, pour expliquer les raisons qui les avaient fait se séparer de la coterie marxiste. Notre Bulletin apprécia en ces termes cette manifestation :


Les Jacobins s’en vont.

Les citoyens Ranvier, Vaillant et quelques autres délégués au Congrès de la Haye, qui y ont voté avec la majorité, viennent de publier une brochure dans laquelle ils annoncent qu’ils se retirent de l’Internationale.

Ces citoyens sont des jacobins, des politiques autoritaires ; c’est dire qu’il n’y a rien de commun entre leur manière de concevoir la révolution et la nôtre. Et cependant ils portent sur Karl Marx et le Congrès de la Haye un jugement aussi sévère que celui de la minorité socialiste fédéraliste.

Ils accusent Marx de s’être servi d’eux contre la minorité, et de les avoir ensuite joués par le vote qui a transféré le Conseil général en Amérique. Ce transfert leur a ouvert les yeux sur les visées de Karl Marx, qui voulait absolument garder le Conseil général sous son influence personnelle, et qui a imaginé de le placer à New York, sous la direction de son homme lige, le caporal Sorge, comme l’appelait un délégué anglais au Congrès de la Haye, parce que, si le Conseil général était resté à Londres, Marx courait le risque de voir les ouvriers anglais et les réfugiés français y prendre la haute main.

Et voilà ce que disent une partie de ceux qui se sont aidés à faire le coup d’État de la Haye. Dépités de s’être vu jouer, ils viennent révéler le secret de la comédie, pour employer leurs propres expressions. C’est très édifiant, en vérité.

Du moins ces jacobins sont logiques. Ils avaient rêvé de transformer l’Internationale en une association politique, instrument discipliné entre les mains de quelques chefs, futurs hommes d’État de la révolution. Ils n’y ont pas réussi, — ils se retirent : à la bonne heure.

Débarrassée des jacobins, il ne reste plus à l’Internationale d’autres ennemis intérieurs que la coterie de Marx. Mais, si nous jugeons par ce qui se passe dans toutes les fédérations, cette coterie est réduite à l’impuissance, et toutes ses manœuvres souterraines ne lui permettront pas de ressaisir une autorité que la Déclaration de la minorité de la Haye a brisée pour jamais.


Engels écrivit à Sorge (16 novembre 1872), à propos du manifeste blanquiste : « Serraillier va répondre dans la Liberté et dans l’Égalité à ces fadaises (Machwerk)... La brochurette te divertira ; Vaillant y déclare que toutes nos théories économiques et sociales sont des découvertes blanquistes. Outre Paris, où le long Walter[48] est leur agent, ils ont déjà suscité des noises en différents endroits. Bien qu’ils ne soient pas dangereux, il ne faut pas leur fournir les moyens d’en susciter davantage : aussi ne devras-tu communiquer aucune adresse à Dereure. » Un peu plus tard (7 décembre), à propos de la réplique aux blanquistes, que Serraillier avait envoyée à l’Égalité de Genève, jadis le docile organe de Marx, Engels écrit : « Les ânes de l’Égalité disent que c’est trop personnel, et ne veulent pas l’insérer ». La dissidence entre les marxistes et les hommes du Temple-Unique ne devait pas tarder à s’accentuer.


Le Conseil général de New York avait été créé pour servir de simple prête-nom : l’autorité réelle devait rester entre les mains qui l’avaient jusqu’alors détenue. À cet effet, le Conseil fut invité par Marx et Engels à choisir des représentants auxquels il donnerait des pleins-pouvoirs : Marx pour l’Allemagne[49], Engels pour l’Italie, Serraillier pour la France. Engels, dans ses lettres à Sorge, l’entretient non seulement de l’Italie, mais de toutes les intrigues nouées dans les divers pays d’Europe. Voici quelques extraits amusants de sa correspondance :

« Bignami est le seul individu qui ait pris notre parti en Italie, — écrit Engels le 2 novembre 1872,— quoique pas très énergiquement jusqu’à présent. Dans son journal la Plebe (de Lodi). il a imprimé mon rapport sur le Congrès de la Haye, et une lettre que je lui ai écrite. Comme je dois lui envoyer des correspondances nous avons son journal entre les mains. Mais il se trouve au beau milieu des « autonomes », et doit prendre encore certaines précautions. » — Le 16 novembre : « Examinez s’il n’y aurait pas lieu de m’envoyer des pleins-pouvoirs pour l’Italie. Avec la lutte qu’il y a dans ce pays, où nos gens ne forment qu’une très petite minorité, il serait très désirable qu’on pût intervenir promptement. Je continue, il est vrai, ma correspondance privée, j’écris aussi dans la Plebe ; mais sans pleins-pouvoirs je ne puis pas agir sur des sections qui, comme celle de Turin, paraissent vouloir tomber entièrement et ne donnent d’elles aucune nouvelle, comme c’est trop souvent le cas en Italie. » — Le 14 décembre, Engels annonce que le n° 118 de la Plebe, qui contenait la circulaire du Conseil général, a été saisi, et Bignami arrêté, et ajoute : « Naturellement nous tirerons tout le parti possible de cette histoire (wir schlagen natürlich alles mögliche Kapital aus dieser Geschichte) ; elle va être publiée immédiatement dans le Volksstaat et la Emancipacion, pour faire voir qui sont ceux que les gouvernements regardent comme dangereux, du Conseil général et de ses adhérents, ou bien des alliancistes. Il ne pouvait rien nous arriver de plus heureux en Italie. » — Le 4 janvier 1873 : « Bignami me bombarde de lettres réclamant des secours pour lui et trois autres prisonniers. Nous lui avons envoyé un peu d’argent, et nous avons écrit pour lui en Espagne et en Allemagne. Seulement on ne peut pas tirer grand chose de là, ils ont eux-mêmes assez de dépenses de cette espèce. Mais en Amérique on devrait faire quelque chose. Il est de la plus haute importance que Lodi soit soutenu du dehors : c’est notre poste le plus solide en Italie, et, maintenant que Turin ne donne plus signe de vie, le seul sur lequel nous puissions compter. À Lodi on peut obtenir un résultat beaucoup plus important, et avec moins d’argent, qu’avec la grève des bijoutiers de Genève, de laquelle Outine, à son ordinaire, prétend que dépend l’existence de l’Internationale genevoise. Ces Genevois sont sous ce rapport comme les Belges, ils ne font jamais rien et réclament toujours tout. Avec la moitié de ce qu’on sacrifierait inutilement pour Genève, ou moins encore, on pourrait obtenir en Italie un succès colossal. Pense à la rage des alliancistes, s’ils pouvaient lire dans la Plebe : Soscrizione per le famiglie, etc. : Ricevuto dal Consiglio générale dell’ Int., Nueva York, tant et tant de Lire, et si le Conseil général de l’Internationale prouvait subitement son existence de cette manière ! Ainsi, faites ce que vous pourrez ! C’est à cause de votre circulaire que ces gens sont en prison, donc vous leur devez bien cela. Assurément il doit y avoir moyen de ramasser chez vous 30 ou 50 dollars ; mais, peu ou beaucoup, envoyez quelque chose et tout de suite, en promettant, si possible, encore d’autres envois ultérieurs. Si nous perdons Lodi et la Plebe, nous n’aurons plus un seul pied-à-terre[50] en Italie : dites-vous bien ça ! » Cet appel fut entendu ; mais, puisqu’on lui disait qu’à Lodi on pouvait « obtenir beaucoup avec peu d’argent », Sorge jugea qu’un rabais sur la somme demandée n’empêcherait pas la réussite du plan ; en conséquence, il répondit, le 12 février, en envoyant 20 dollars seulement à Engels. Dans l’intervalle, Bignami était sorti de prison ; sur quoi Engels écrivit à Sorge le 20 mars : « Quand ta lettre du 12 février est arrivée, les prisonniers étaient relâchés et Bignami signait de nouveau comme rédacteur. J’ai donc pris sur moi, l’argent n’étant plus nécessaire, de ne pas envoyer les 20 dollars, d’autant plus que le Conseil général en trouvera bien l’emploi pour ses propres besoins. » Il n’est pas d’économies négligeables ! Deux jours après, dans une nouvelle lettre, Engels ajoutait : « J’ai oublié de te dire, à propos des 20 dollars non expédiés à Lodi, que ces gens ont reçu, pendant leur mésaventure (Pech) : d’ici, 50 francs ; du Comité du Parti social-démocratique d’Allemagne, 20 thalers (75 fr.) ; d’Oberwinder à Vienne 50 florins (125 fr.), soit en tout 250 francs, ce qui m’a paru suffisant pour une affaire si bénigne, trois des prisonniers ayant été relâchés déjà au bout de quinze jours, et Bignami seul ayant été gardé en prison pendant six semaines. »

Sur l’Espagne, voici ce qu’on trouve dans les lettres d’Engels :

Du 31 octobre 1872: « Il n’y a en Espagne que deux fédérations locales qui reconnaissent franchement et entièrement les décisions du Congrès de la Haye et le nouveau Conseil général ; la Nouvelle fédération madrilène[51], et la fédération d’Alcalá de Hénarès... L’organe de la Nouvelle fédération madrilène, la Emancipacion, est peut-être le meilleur journal que possède l’Internationale tout entière. Son rédacteur actuel, José Mesa, est incontestablement l’homme le plus important parmi les nôtres en Espagne, tant par le caractère que par le talent, et c’est véritablement un des meilleurs dans l’Internationale entière. J’ai envoyé à la Emancipacion un rapport sur le Congrès, et d’autres articles, et je continuerai à faire de même, car Mesa, malgré son étonnante énergie, ne peut pas tout faire à lui seul. » Le 10 novembre, Engels, optimiste, annonce que l’Espagne, qui avait semblé perdue, sera bientôt reconquise : « Les fédérations de Gracia (100 membres), de Tolède (200 membres), de Cadalona et de Dénia près Barcelone, se sont prononcées pour nous. À Valencia, une forte fraction de la fédération locale nous appartient, de même à Cadix. La vente de la Emancipacion — qui était en train de mourir et que nous maintenons en vie par de l’argent envoyé d’ici — a beaucoup augmenté (à Cadix, Valencia et Gracia 150 exemplaires)... Les choses vont bien ; au pis aller, nous conserverons en Espagne une très respectable minorité, qui se séparera des autres ;... et tout cela nous le devons à l’énergie du seul Mesa, qui a dû tout exécuter à lui seul. Mora est faible, et a été un moment vacillant. » — Du 7 décembre : « Le Conseil fédéral espagnol a convoqué pour le 25 décembre un Congrès régional à Cordoue, qui aura pour ordre du jour de choisir entre les décisions de la Haye et celles de Saint-Imier. La Nouvelle fédération madrilène vient de déclarer qu’en agissant ainsi, le Conseil fédéral a violé les statuts généraux et les statuts espagnols, et qu’il est en conséquence déchu de son mandat ; et elle invite les autres fédérations locales à élire un nouveau Conseil fédéral provisoire. Cette démarche décisive va mettre de la clarté dans la situation. Toutefois, une partie de nos gens en Espagne — spécialement les ouvriers catalans — sont d’avis de prendre part au Congrès de Cordoue ; ceux-là ne se rallieront donc pas à nous pour le moment. Les alliancistes précipitent les choses, dans l’espoir d’avoir la majorité à Cordoue, et ils y réussiront probablement ; alors les Catalans passeront formellement de notre côté. » L’événement, hélas ! devait apporter à Engels une cruelle déception.

En France, les choses ne marchaient pas à souhait :

Du 16 novembre : « À mon avis, vous devez absolument envoyer à Serraillier des pleins-pouvoirs pour la France. Une correspondance de ce genre ne peut pas du tout être conduite d’Amérique ; seulement il faut lui imposer la condition de vous envoyer un rapport tous les mois. Vous n’en trouverez pas de meilleur que lui. Dupont est trop négligent, si on ne le secoue pas tous les jours, et il se passe souvent une quinzaine sans que nous le voyions. » — Du 7 décembre : « Malgré les intrigues des Jurassiens et des blanquistes, les choses vont bien dans le Midi ; il s’y réunira ces jours-ci un Congrès, qui reconnaîtra les décisions de la Haye et qui votera probablement une adresse au Conseil général. Mais les gens demandent qu’il y ait ici quelqu’un muni de pleins-pouvoirs, avec la faculté de déléguer à d’autres, en France, des pleins-pouvoirs temporaires[52]. » — Du 7 décembre : « Les pleins-pouvoirs pour Serrailler, pour la France, sont absolument nécessaires, si vous ne voulez pas que tout périclite. Serraillier continue assidûment sa correspondance, et nous lui envoyons de l’argent pour cela ; mais il n’est qu’un simple particulier, tant qu’il n’a pas les pleins-pouvoirs, et les gens en France, malgré toute leur autonomie, veulent être dirigés par un représentant du Conseil général. » — Du 14 décembre : « Les pleins-pouvoirs pour Serraillier sont chaque jour plus nécessaires. Les Jurassiens ici, les blanquistes là, minent le terrain (wühlen) dans toute la France et font des progrès, et Serraillier ne reçoit déjà plus de réponses de différentes sections, parce qu’il ne peut écrire que comme simple particulier. Si vous différez encore, la France sera presque entièrement perdue pour nous, et au prochain Congrès la majorité aura passé de l’autre côté (und auf dem nächsten Kongress wird der Spiess umgekehrt). »

En Angleterre, la situation devenait de plus en plus fâcheuse pour les marxistes, et Engels le constatait (lettre à Sorge du 10 novembre) : « Par la mollesse des meilleurs parmi les Anglais, Hales et Mottershead ont réussi à s’emparer complètement du Conseil fédéral. Une masse de délégués de sections imaginaires[53] ont assuré momentanément à Hales la majorité ; il est secrétaire et caissier en une seule personne, et fait tout ce qu’il veut, comme le montre le compte rendu publié dans l’International Herald d’aujourd’hui. La seule chose que nous puissions faire, c’est de maintenir groupés les meilleurs éléments, jusqu’à ce que ces coquins se prennent mutuellement aux cheveux, ce qui ne manquera pas d’arriver bientôt. Give them rope enough, and they will hang themselves[54]. »

La lettre suivante, adressée par John Hales au Comité fédéral jurassien, et publiée dans le Bulletin, montrera qu’Engels avait en effet de quoi n’être pas content :


Association internationale des travailleurs.
Conseil fédéral anglais.

Londres, le 6 novembre 1872.

Au Comité fédéral de la Fédération jurassienne.

Chers citoyens,

Je viens vous accuser réception des exemplaires de votre Bulletin contenant le compte-rendu du Congrès de la Haye et les résolutions adoptées au Congrès que vous avez tenu à Saint-Imier. Conformément à votre demande, nous en avons envoyé un exemplaire à chacune de nos sections, en les accompagnant de quelques remarques de notre part. Jusqu’à présent aucune décision n’a été prise à l’égard des résolutions de Saint-Imier, les membres de notre Conseil fédéral étant en faveur d’une politique expectante. En attendant, nous nous organisons solidement pour être prêts en toute occurrence.

Nous combattrons aussi énergiquement que vous-mêmes pour le principe fédératif et l’autonomie des sections, mais en même temps nous ne sommes pas d’accord avec vos idées sur la politique. Nous croyons complètement à l’utilité de l’action politique, et je crois que chaque membre de notre Fédération en est persuadé ; car nous avons obtenu quelques-uns de nos meilleurs résultats par les concessions et les craintes des classes possédantes... Nous sentons que nous devons nous emparer du pouvoir politique avant de pouvoir accomplir notre propre émancipation. Nous croyons que vous seriez arrivés à la même opinion que nous, si vous vous trouviez placés dans le même milieu, et nous pensons que les événements donneront raison à nos idées.

Mais en même temps nous reconnaissons votre loyauté, et nous admettons parfaitement qu’il puisse y avoir une semblable différence d’opinion quant à la politique à suivre pour réaliser les grands principes pour lesquels nous luttons les uns et les autres. C’est une preuve de plus que le principe fédératif est le seul sur lequel notre Association puisse être basée. Comme le citoyen Guillaume l’a dit à la Haye, « l’Internationale est le produit de notre vie de tous les jours, c’est une nécessité causée par les conditions dans lesquels nous vivons ». Les choses étant ainsi, il est certain qu’il serait impossible d’adopter une politique uniforme qui serait applicable à tous les pays et à toutes les circonstances.

Le Congrès de la Haye, qui devait et qui aurait pu apaiser les différends qui malheureusement avaient éclaté dans nos rangs, s’il avait été organisé d’une manière honnête, n’a fait que prouver que l’internationalisme est incompatible avec le système des intrigues secrètes.

Ce Congrès nous a au moins rendu un service. Il a démasqué l’hypocrisie des hommes de l’ancien Conseil général, de ces hommes qui cherchaient à organiser une vaste société secrète dans le sein de notre Association, et cela sous le prétexte de détruire une autre société secrète dont ils avaient inventé l’existence pour les besoins de leur cause[55].

Celui qui n’a pas connu de près le défunt Conseil général ne peut pas se faire une idée de la manière dont les faits y étaient dénaturés et dont les renseignements qui auraient pu nous éclairer y étaient interceptés. Il n’a jamais existé de conspiration secrète dont l’action ait été plus occulte que celle de l’ex-Conseil général. C’est ainsi, par exemple, que, lorsque j’étais secrétaire général de ce Conseil[56], je n’ai jamais connu et je n’ai jamais pu obtenir les adresses des Fédérations du continent[57]. Autre exemple : Un jour le Conseil fédéral anglais reçut une lettre très importante du Conseil fédéral espagnol ; mais le signataire de cette lettre, le citoyen Anselmo Lorenzo, avait oublié de donner son adresse dans la lettre ; le Conseil fédéral anglais pria alors le citoyen Engels, qui était à cette époque secrétaire correspondant du Conseil général pour l’Espagne, de lui donner l’adresse du Conseil fédéral espagnol : le citoyen Engels refusa formellement. Dernièrement il nous a fait le même refus à l’égard du Conseil fédéral de Lisbonne. Les membres anglais du Conseil général entendaient parler de temps en temps de la Fédération jurassienne : on la leur représentait comme n’étant composée que d’une poignée de charlatans doctrinaires qui cherchaient constamment à semer la discorde dans notre sein, mais qui n’y réussissaient pas, parce qu’ils n’avaient aucun ouvrier avec eux. Quand nous avons enfin connu la réalité, nous avons su que c’était, en cette chose comme en beaucoup d’autres, précisément le contraire qui était le vrai.

Quoique différant avec vous sur certains points, comme je vous l’ai dit, le Conseil fédéral anglais sera très heureux de correspondre directement avec vous, et de travailler d’accord avec vous à tout ce qui pourra servir à l’avancement de nos principes.

Salut cordial de votre ami et compagnon dans la cause du travail,

John Hales.

26, Baroness Road, Columbia Market, Londres E.


Le Comité fédéral jurassien adressa au Conseil fédéral anglais la réponse suivante, qui, naturellement, n’était pas l’œuvre du seul Schwitzguébel :


Sonvillier, 17 novembre 1872.

Chers compagnons,

Nous avons lu avec un vif plaisir la lettre que votre secrétaire John Hales nous a adressée en date du 6 courant pour nous accuser réception des documents envoyés par nous et nous assurer de vos sentiments d’amitié et de solidarité. Nous voyons dans ce fait d’une correspondance directe entre les ouvriers anglais et les ouvriers jurassiens le gage certain d’une organisation toujours plus solide de l’Internationale et d’une union toujours plus intime de ses sections. Les divisions intestines dont on avait fait grand bruit et qui avaient tant réjoui la bourgeoisie étaient, tout le prouve aujourd’hui, beaucoup plus apparentes que réelles : ce n’était que l’œuvre de quelques hommes intéressés à faire croire qu’elles existaient et qui pratiquaient la maxime : Diviser pour régner. Aujourd’hui que ces hommes ont disparu, et que les divers pays ont pu enfin échanger leurs idées sans intermédiaire et se voir face à face, tous ces internationaux qu’on avait cherché à animer les uns contre les autres s’aperçoivent que leurs prétendues inimitiés n’existaient pas, que de part et d’autre il n’y a que des sentiments fraternels, que les aspirations, le but, les intérêts sont les mêmes ; ils se tendent la main avec joie, et l’Internationale, un instant compromise par quelques intrigants, est sauvée.

Recevez donc, ouvriers anglais, vous que plus que tous les autres on avait cherché à faire passer pour les ennemis jurés de la Fédération jurassienne, recevez le salut le plus cordial de la classe ouvrière de notre contrée.

Toutefois, si nos aspirations sont les mêmes, nous différons, comme vous le dites, sur les moyens à employer pour atteindre le but. Mais si nous avons adopté chez nous une ligne de conduite qui nous paraît nécessitée par les circonstances, l’idée ne nous viendra jamais de blâmer les ouvriers anglais de suivre une tactique différente ; vous êtes seuls juges de ce qu’il est utile et opportun de faire chez vous, et, comme vous le dites très bien, si nous étions à votre place, subissant l’influence du milieu dans lequel vous vivez, de vos conditions industrielles spéciales, de vos traditions historiques, ayant à combattre, outre les seigneurs de la banque et de l’usine, la vieille féodalité terrienne et toutes les institutions du moyen âge qui pèsent encore sur vous, probablement nos idées se seraient modifiées.

Et si vous viviez dans les républiques suisses, sous nos institutions démocratiques dans la forme, institutions grâce auxquelles le peuple, qui se croit libre, ne s’aperçoit pas de sa servitude économique, et se laisse docilement embrigader par les charlatans politiques qui ont besoin de lui pour escalader le pouvoir ; — si vous viviez dans ce milieu-là, vous éprouveriez sans doute comme nous le besoin de protester contre l’immorale comédie du suffrage universel, et de répéter aux ouvriers de notre pays que la première chose à faire, pour travailler à leur émancipation, est de se débarrasser des intrigants politiques qui cherchent à escamoter les questions sociales, et que, pour se débarrasser d’eux, le moyen le plus simple est de leur refuser leurs votes. Si les ouvriers de Paris n’avaient pas voté autrefois pour Jules Favre, Jules Simon et autres de la même clique, ils ne fussent pas devenus plus tard les victimes de ces misérables, dans lesquels ils s’étaient donné des maîtres en leur accordant leurs suffrages.

Du reste, nous vous le répétons, nous reconnaissons de la façon la plus complète le droit des ouvriers anglais à adopter une tactique différente, et nous croyons même qu’il est utile qu’ils tentent cette expérience. Nous verrons ainsi qui de vous ou de nous atteindra le plus vite et le plus sûrement le but, et les premiers arrivés tendront la main à leurs frères restés en arrière.

Ce que nous vous disons en ce moment, nous le disions déjà en 1870, au moment où l’on nous représentait à vous comme des doctrinaires intolérents ; et si alors nous avions pu, comme aujourd’hui, correspondre directement avec vous sans passer par l’intermédiaire de la police secrète de M. Marx, bien des choses fâcheuses eussent été évitées. Permettez-nous de vous citer ce que disait, sur cette question, notre organe d’alors, la Solidarité ; vous verrez si notre langage n’était pas absolument conforme à celui que vous tenez vous-mêmes à cette égard dans votre lettre :

« Nous devons compter avec les faits existants, disait la Solidarité (numéro du 4 juin 1870). Et c’est pourquoi nous déclarons que si les Anglais, les Allemands, les Américains ont un tempérament qui leur fait voir les choses autrement que nous, si leur conception de l’État diffère de la nôtre, si enfin ils croient servir la cause du travail au moyen des candidatures ouvrières, nous ne pouvons pas leur en savoir mauvais gré. » [Suit la reproduction du passage de la Solidarité, jusqu’à la fin de l’article, qui se termine ainsi : « Rappelons-nous... que ce qui convient à certains groupes d’hommes peut n’être pas approprié à d’autres, et laissons chaque groupe choisir en toute liberté l’organisation, la tactique et la doctrine qui résultent pour lui de la force des choses[58] ».]

Voilà ce que disaient, il y a deux ans et demi, les doctrinaires du Jura. Jugez s’ils méritaient d’être anathématisés comme des agents de discorde, ou si leur esprit était conforme, dès cette époque, aux vrais principes de l’Internationale.

Les faits que vous nous racontez au sujet de la conspiration jésuitique organisée par MM. Marx et Engels ; ce fait incroyable, entre autres, que les adresses des Fédérations du continent restaient un secret pour ceux qui n’étaient pas du complot, et que le secrétaire du Conseil général n’a jamais pu obtenir qu’on les lui communiquât ; tout cela met en lumière avec plus d’évidence que jamais une chose dont vous vous êtes aperçus comme nous, et dont, pour notre part, nous avions les preuves en mains depuis longtemps : l’existence d’un vaste système d’intrigues secrètes au sein de l’Internationale, dans le but d’assurer la domination de M. Marx sur notre Association. Et l’acharnement de ces intrigants à dénoncer l’existence d’une soi-disant Alliance secrète n’est, comme vous nous le dites en d’autres termes, que la répétition de la manœuvre bien connue du filou qui crie Au voleur ! pour détourner l’attention.

Nous vous remercions de l’envoi de votre journal, the International Herald, et nous avons été heureux d’y lire les progrès que l’Internationale fait en Angleterre. Nous espérons que vous nous tiendrez au courant de tout ce qui se passera dans notre pays intéressant la cause ouvrière, et dans ce but nous vous soumettrons une idée : Chaque Conseil fédéral ne pourrait-il pas, une fois par mois, rédiger une circulaire rendant compte de la situation de sa région, et adresser un exemplaire de cette circulaire aux autres Conseils fédéraux ? Nous pourrions de cette manière, sans avoir besoin de centraliser les renseignements au moyen d’un Conseil général, nous tenir mutuellement au courant de tout ce qui se passe, et la vie créée de cette façon amènerait une union et une solidarité toujours plus grandes entre les Fédérations des divers pays.

Nous vous prions de mettre cette idée à l’étude, et, en attendant votre réponse, nous vous présentons notre salut fraternel.

Au nom et par ordre du Comité fédéral jurassien,

Le secrétaire correspondant :

Adhémar Schwitzguébel.


Cependant Marx préparait contre le Conseil fédéral anglais un coup d’État semblable à celui qui avait été exécuté, l’hiver précédent, à New York, contre le Conseil fédéral américain[59]. Il réussit à faire entrer dans le Conseil anglais quelques hommes à lui, Dupont, Murray, Milner, etc., et à gagner à sa cause le propriétaire de l’International Herald, le publiciste Riley. À la suite de l’insertion, dans l’International Herald du 23 novembre, d’un article mensonger sur une conférence faite à Nottingham par un agent de Marx, De Morgan, ce journal cessa, à partir de son numéro du 30 novembre, d’être l’organe du Conseil fédéral[60]. Le Conseil alors, quittant « l’attitude expectante », décida de convoquer pour le 5 janvier 1873 un Congrès de la Fédération anglaise, auquel serait soumise la question de l’adoption ou du rejet des résolutions de la Haye. La circulaire de convocation (10 décembre) était signée de vingt-deux membres du Conseil, parmi lesquels Hales, Jung, Mottershead, Roach, Mayo, Bennett. Les membres formant la minorité, Dupont, Lessner, Vickery, et quelques autres, se séparèrent alors de leurs collègues ; et ces sécessionnistes, après s’être arrogé (12 décembre) le titre de Conseil fédéral anglais, publièrent une contre-circulaire où il était dit que la convocation d’un Congrès anglais, pour discuter les décisions du Congrès de la Haye, était illégale. Une seconde contre-circulaire, disant les mêmes choses, fut publiée sous le nom de la « Section étrangère de Manchester[61] ». Mais le 23 décembre la majorité du Conseil se réunit de nouveau, décida la convocation du Congrès anglais pour le 26 janvier, et nomma une Commission exécutive de six membres chargée de préparer ce Congrès. Cette Commission, composée de Foster, Pape, Jung, Hales, Mayo et Grout, publia en janvier un Appel aux Sections anglaises, contenant des détails circonstanciés sur l’intrigue marxiste et sur la scission que cette intrigue avait réussi à produire en Angleterre. Le Bulletin donna une analyse de ce document, où sont racontés les détails de toute cette histoire, et je reproduis ci-dessous les parties essentielles de notre article :


L’Internationale en Angleterre.

Le Conseil de la Fédération anglaise de l’Internationale s’est prononcé, comme on le sait, contre le Congrès de la Haye. Il a convoqué à Londres, pour le 5 janvier 1873, un Congrès des Sections anglaises pour lui soumettre la question. Ceci n’a pas été du goût de Marx, qui comptait quelques amis au sein du Conseil fédéral anglais ; ces amis, à la tête desquels sont Lessner et Eugène Dupont, ont fait bande à part, et ont publié une protestation contre la convocation du Congrès. Rien de plus permis, à coup sûr ; mais ces protestants ont cru devoir en même temps prendre pour eux le titre de Conseil fédéral anglais, bien qu’ils ne fussent qu’une petite minorité de ce Conseil. C’est la répétition du coup d’État exécuté en 1871 par Sorge contre le Conseil fédéral américain.

Ce procédé a engagé le véritable Conseil fédéral anglais à publier un Appel aux Sections anglaises, dont nous avons reçu communication, et dont nous traduisons les passages principaux à cause de son importance.

Après avoir annoncé que la date de la convocation du Congrès anglais était reportée au 26 janvier, le Conseil fédéral ajoute :

« Deux circulaires[62] vous ont été envoyées dans le but de dénaturer les faits et de vous aveugler sur l’état réel des choses. Les deux circulaires en question, bien que provenant en apparence de deux corps distincts, — l’une de la « Section étrangère » de Manchester, et l’autre de quelques individualités qui s’arrogent le titre de Conseil fédéral anglais, — émanent en réalité de la même source, comme on peut le voir par la comparaison de leur contenu. Un examen un peu attentif démontre qu’elles n’ont évidemment pas pu être écrites par ceux au nom desquels on les publie, surtout en ce qui concerne celle attribuée à la « Section étrangère » de Manchester, section qui n’existe que depuis trois mois à peine….

« Le Congrès de la Haye, nous le déclarons, n’a été qu’une mystification ; et, lorsque le Congrès anglais sera réuni, nous prenons l’engagement de prouver les faits suivants : Qu’il y a eu à la Haye des individus qui ont voté en vertu de mandats émanant de sections qui n’ont jamais existé ; — que des mandats ont été donnés à des individus qui n’étaient pas membres de l’Association ; — qu’à la Haye un certain parti a offert des mandats à diverses personnes, à la condition qu’elles voteraient d’une certaine façon, offre qui a été repoussée avec indignation ; — que, à la suite d’instructions données, on avait apporté d’Amérique des mandats en blanc, qui n’avaient pas été délivrés par les sections dont ils étaient censés émaner ; — que ces mandats ont été distribués par certaines personnes à qui leur plaisait ; — qu’un de ces mandats, venant soi-disant d’une Section allemande de Chicago, a été remis à un individu bien connu pour être en relations avec le journal [conservateur] le Standard, et duquel le citoyen Karl Marx lui-même avait dit, à peine un mois auparavant, qu’il le soupçonnait d’être un espion[63] : — que c’est en parlant en faveur de l’admission de cet individu au Congrès que le citoyen Marx a osé dire « que c’était un honneur « de ne pas appartenir à ceux qu’on nomme les chefs (leaders) du mouvement ouvrier anglais, attendu que tous ces leaders sont vendus à Gladstone, à Morley, à Dilke, etc. » Nous prouverons en outre que ce même individu, agent du parti conservateur, a fourni au Standard des comptes-rendus réguliers des séances privées du Congrès, dont les correspondants de journaux avaient été exclus, donnant des détails circonstanciés sur tous les incidents plus ou moins scandaleux qui survinrent dans ces séances.

« À l’appui de toutes ces assertions, nous ne nous bornerons pas à de simples affirmations, nous présenterons des faits ; et voilà pourquoi il se trouve des gens à qui la convocation d’un Congrès anglais fait si grand peur. Ceux qui ont été les instigateurs et les instruments de ces fraudes n’osent pas affronter la vérité ; c’est pour cela qu’ils prétendent que notre convocation est illégale, et qu’ils emploient tous les moyens pour vous prévenir contre nous. Nous ne vous demandons rien d’autre que de vous décider après avoir pris connaissance des faits, et de choisir ensuite ceux qu’il vous plaira pour administrer vos affaires à l’avenir. C’est à vous de décider par vous-mêmes qui sont ceux qui représentent réellement l’Internationale et les aspirations des classes ouvrières. Nous ne prétendons pas nous attribuer le monopole de l’administration de vos affaires. Nous croyons que les travailleurs sont en état de se diriger eux-mêmes, à la condition qu’ils en aient la volonté.

« ... Le nouveau Conseil général à qui a été remis le soin de diriger les destinées de l’Association (sous l’inspiration de certains membres de l’ex-Conseil général) est en guerre avec lui-même, et avant peu aura cessé d’exister. Deux des hommes élus à la Haye ont refusé d’y siéger, parce qu’ils ne voulaient pas se laisser employer comme de dociles instruments ; l’un d’entre eux était le seul Américain élu. Maintenant Kavanagh, l’un des deux Irlandais qui font partie du Conseil général, se déclare à son tour dégoûté de ce qui s’y passe. Sorge, que son propre parti n’a pas osé nommer à la Haye, s’est fait adjoindre à ce soi-disant Conseil, et y exerce l’office de secrétaire général. Cet homme, qui est Allemand, est celui qui a apporté d’Amérique les mandats en blanc ; c’est lui qui, dans un de ses discours à la Haye, disait : « Les Américains natifs ne travaillent pas, ils vivent aux dépens des autres ; il est inutile d’essayer de rien organiser avec eux ». Voilà l’homme dont on voudrait faire le directeur en chef de toute la politique de l’Internationale !

« Les deux circulaires en question[64] prétendent que les résolutions du Congrès de la Haye ont été complètement acceptées en France, en Allemagne, en Autriche, en Hongrie, en Portugal, en Amérique, en Danemark, en Pologne, et en Suisse, sauf un petit nombre de sections dans ce dernier pays. Nous pourrions demander comment ces renseignements ont été obtenus ? Le Conseil fédéral anglais n’a jamais rien appris de semblable, quoiqu’il soit en correspondance avec cinq des pays sus-mentionnés et qu’il en reçoive des journaux. La vérité, c’est que cette assertion des circulaires est un mensonge[65]. Dans quelques-uns des pays énumérés, l’Internationale n’existe pas ; on aurait donc tout aussi bien pu ajouter encore, pour grossir la liste, l’Inde, la Chine, le Japon et le royaume de Siam[66]. Nous défions nos adversaires de produire une liste des noms et des adresses des secrétaires des Fédérations et Sections qui ont reconnu le Congrès de la Haye et accepté ses résolutions. Presque toutes les Fédérations de l’Internationale les ont repoussées. Elles ont été hautement répudiées par les Conseils fédéraux d’Amérique, d’Espagne, d’Italie, de Belgique, et du Jura, par beaucoup de Sections françaises, et tout dernièrement par deux importants Congrès régionaux[67].

« Dans chacun de ces pays le mouvement a été spontané. C’est le scandale même de toute l’affaire qui a forcé les Fédérations à se prononcer contre elle. Elles n’ont pas pu faire autrement, lorsque les faits sont venus à leur connaissance. Il n’y a eu ni fraude ni intrigue ; aucune Fédération ne nous a jamais engagés à nous occuper de cette affaire, soit en convoquant un Congrès, soit autrement, et nous n’avons jamais écrit à aucune d’elles une seule ligne pour les prévenir que nous eussions l’intention de discuter cette question. S’il y a eu « un complot pour duper la Fédération anglaise », il a été organisé par ce parti qui, pensant que la fin justifie les moyens, a systématiquement étouffé la vérité et supprimé les faits...

« On prétend que les critiques que nous faisons de la translation du Conseil général à New York viennent simplement de ce qu’à nos yeux « un Conseil général où ne siègent pas les citoyens Hales, Mottershead, Jung, Bradnick, Mayo et Roach ne peut pas représenter l’Internationale ». En réponse à cette insinuation, nous rappellerons simplement que dans la dernière séance tenue par l’ex-Conseil général, le citoyen Jung proposa que le Conseil général n’eût plus son siège à Londres. Cette proposition fut fortement appuyée par les cinq autres citoyens nommés plus haut, leur opinion étant que, dans l’intérêt de l’Association, le Conseil général devait être transféré sur le continent. Le citoyen Jung ne se borna pas à faire cette proposition ; il remit en outre au citoyen Johannard une lettre que celui-ci était chargé de lire à la Haye au cas où le Conseil général serait maintenu à Londres, lettre par laquelle Jung refusait d’avance toute nomination à ce Conseil. La proposition de Jung fut rejetée, grâce à l’opposition des citoyens Marx et Engels, qui parlèrent fortement contre tout changement du siège du Conseil général ; ces mêmes citoyens soutinrent plus tard à la Haye l’opinion contraire, et proposèrent le transfert du Conseil à New York. Le motif de cette politique de girouette était, lorsque Marx et Engels soutinrent que le siège du Conseil général ne devait pas être changé, de s’assurer les votes des blanquistes membres du Conseil, qui désiraient que le Conseil général restât à Londres. Les blanquistes furent donc flattés d’abord, puis trahis plus tard ; quand on n’eut plus besoin d’eux, on les jeta par-dessus bord : aussi ont-ils, depuis, donné leur démission de membres de l’Internationale[68].

« La politique tortueuse suivie par certains membres de l’ex-Conseil général a été quelque peu surprenante. Ainsi, le transfert du Conseil général à New York a été proposé précisément par les hommes qui avaient obtenu [en août] la suspension du citoyen Hales comme secrétaire général parce qu’il avait proposé au Congrès anglais deNottingham [en juillet] « que le Conseil fédéral anglais correspondît directement avec tous les autres Conseils fédéraux de l’Association et fît avec eux l’échange des journaux ». Par conséquent, pour rester fidèle à la théorie de ces hommes, dans le cas où une grève éclaterait en Angleterre ou en Écosse et où nous serions menacés de voir amener des ouvriers du continent, le Conseil fédéral anglais serait tenu d’écrire à New York au Conseil général pour prier celui-ci d’écrire à son tour aux Conseils fédéraux d’Europe afin de les prévenir d’empêcher le départ d’ouvriers pour la Grande-Bretagne ! Cette conséquence absurde de leur théorie suffit à prouver combien peu ces hommes, qui appartiennent à la bourgeoisie, connaissent les besoins réels des travailleurs. Ce sont eux qui ont si bien intrigué et tripoté dans les affaires de la Fédération anglaise, que c’est merveille si cette Fédération existe encore. Si tous ses membres connaissaient la manière dont on a brouillé les cartes et dont on a pris les gens pour dupes, ils ne consentiraient plus à remettre le soin de leurs affaires à des hommes qui ne seraient pas pris dans les rangs du travail : L’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. »

L’Appel du Conseil fédéral anglais donne ensuite des détails très circonstanciés sur les origines de la scission qui a eu lieu dans son sein ; nous devons nous borner à les résumer.

Pendant assez longtemps, il n’y eut pas, en dehors des Trade Unions qui s’affiliaient en bloc, de sections de l’Internationale en Angleterre. Ce furent les citoyens Jung et Hales qui résolurent les premiers de chercher à en constituer ; dans l’hiver de 1869 ils commencèrent à donner des conférences sur les principes de l’Internalionale, et ils continuèrent en 1870. Le résultat de ces conférences fut la formation de plusieurs sections: la première fut celle de Bethnal Green (à Londres), et la seconde celle de Saint-Luc (aussi à Londres). En 1872, un Conseil fédéral anglais fut organisé et reconnu par le Conseil général, et il élabora un règlement fédéral. Mais quoique le Conseil fédéral eût été reconnu, et qu’il envoyât ses délégués au Conseil général, il était complètement tenu en tutelle par ce dernier : c’était le Conseil général qui décidait, dans la pratique, qui devait siéger ou ne pas siéger dans le Conseil fédéral anglais. Il demanda et obtint l’exclusion de divers citoyens dont l’honnêteté et l’intégrité ne pouvaient être mises en doute ; et lorsque le Conseil fédéral, mécontent de la conduite d’un de ses délégués au Conseil général, voulut le remplacer, le Conseil général le maintint dans sa charge. Pour en finir avec cet état de choses, le Conseil fédéral décida de convoquer un Congrès des Sections anglaises à Nottingham (juillet 1872). Mais là encore le Conseil général intervint : le sous-comité du Conseil général envoya à ce Congrès le citoyen Dupont, avec des instructions spéciales ; et celui-ci prit en effet part au Congrès comme délégué de la Société des bricklayers de Manchester ; mais le mandat qu’il présenta ne portait ni la signature du secrétaire de cette Société, ni le timbre officiel. En outre, certaines personnes avaient écrit à la Section de Manchester pour lui recommander d’envoyer le plus grand nombre possible de délégués, et de tâcher d’obtenir que le Conseil fédéral fût placé à Manchester, la chose étant, disait-on, indispensable. La seconde partie du complot échoua, et le Conseil fédéral fut maintenu à Londres ; mais le Conseil général ne discontinua pas de s’ingérer dans ses affaires.

Sur ces entrefaites, un publiciste anglais, M. Kiley, entreprit la publication d’un journal hebdomadaire qu’il appela l’International Herald, et il essaya d’obtenir qu’il fût adopté comme l’organe officiel du Conseil général. Son offre, combattue par Engels, fut rejetée ; bien plus, le Conseil général, dans un document public, répudia formellement l’International Herald ; ce document fut rédigé par Marx et Engels ; ce dernier parla toujours du journal de M. Riley dans les termes les plus méprisants, et fit son possible pour le tuer. M. Riley s’était aussi adressé aux membres du Conseil fédéral anglais, et les avait priés d’appuyer son entreprise ; ceux-ci, en particulier Hales et Roach, firent tout ce qu’ils purent pour soutenir et répandre le nouveau journal, et l’International Herald lui-même adopté comme l’organe officiel du Conseil fédéral (mars 1872), à la condition que le Conseil fédéral aurait la direction de toute la partie du journal relative à l’Internationale, mais ne s’occuperait pas du reste de la rédaction. En juin 1872, M. Riley annonça qu’il n’avait pas de ressources suffisantes pour continuer son journal. Là-dessus une société par actions se constitua pour venir à son aide, sous la présidence du citoyen Hales ; un prospectus fut imprimé aux frais du Conseil fédéral, et des fonds furent souscrits et versés. Tout à coup M. Riley fit savoir qu’il venait de prendre des arrangements particuliers à l’égard du journal, et qu’il n’avait plus besoin d’actionnaires ; il promit en même temps de rendre les fonds qu’il avait reçus ; mais jusqu’à présent il ne l’a pas fait.

Dans la séance du Conseil fédéral du jeudi 25 novembre 1872, l’attention du Conseil fut appelée sur un compte-rendu inséré dans l’International Herald au sujet d’une conférence donnée sur l’Internationale par M. De Morgan à Nottingham ; ce compte-rendu contenait plusieurs assertions complètement absurdes. Au cours du débat, M. Riley dit : « Je proteste contre cette discussion ; le Conseil n’a rien à faire avec ce qui paraît dans le journal ». Le citoyen Hales répondit : « Si nous n’avons rien à faire avec ce qui paraît dans notre organe officiel, je proposerai qu’il cesse d’être notre organe officiel ». Le citoyen Riley dit alors : « Je n’attendrai pas votre décision ; j’effacerai moi-même ces mois du titre ; je pourrai alors insérer ce que je voudrai, et cela sera beaucoup mieux pour moi[69] ». La semaine suivante, en effet, M. Riley enleva du journal les mots Organe officiel du Conseil fédéral anglais de l’Internationale. C’est ainsi que l’International Herald a cessé d’être l’organe des internationaux anglais.

Voici, pour terminer, des détails édifiants sur les dernières manœuvres des marxistes. Le Conseil fédéral anglais se réunissait au n° 7 de Red Lion Court, dans une pièce appartenant à l’imprimeur de l’International Herald. Il fallait payer cinq shillings par semaine pour la location de cette chambre. Le Conseil fédéral avait chargé le citoyen Hales de payer cette location ; il devait être remboursé chaque fois par les membres du Conseil. Au bout de quelques semaines, le citoyen Hales trouva que certains délégués mettaient trop peu de bonne volonté à verser leur quote-part des frais : il annonça donc au Conseil qu’il déclinait pour l’avenir toute responsabilité dans le paiement de la salle. Le Conseil se sépara sans avoir rien statué à ce sujet, et la clef du local fut rendue au propriétaire. C’était le jeudi 5 décembre. Or, la semaine suivante, quelques membres de la minorité du Conseil obtinrent, par un moyen ou par un autre, la clef de la salle, et ils convoquèrent pour le jeudi 19 décembre une réunion composée exclusivement de la minorité. Dans cette réunion, on renouvela le bureau, et on rédigea une circulaire informant les sections que le citoyen Hales avait été destitué de son office du secrétaire correspondant. En outre, pour éviter la présence des membres de la majorité, on décida de changer le jour des réunions, et de le fixer au lundi. Cet arrangement devait rester secret ; mais M. Riley en ayant prévenu par lettre le citoyen Bennett, pour l’inviter aux réunions de la minorité, l’affaire fut ébruitée. Tous les membres du Conseil furent aussitôt prévenus, et le lundi suivant 23 décembre ils vinrent en grand nombre ; les organisateurs du complot constatèrent, à leur grand déplaisir, qu’il y avait plus de monde qu’ils n’eussent désiré. Ils restèrent à la porte, ne sachant quel parti prendre. Les membres qui étaient venus pour discuter et voter loyalement entrèrent, bien résolus à tenir une séance. Le citoyen Grout fut élu président, et réclama le procès-verbal. Personne ne répondit, bien que le secrétaire, le citoyen Mitchell, fût en bas. On demanda au citoyen Hills, qui était présent, et qui avait assisté à la séance du 19, d’en donner de mémoire un résumé. Il le fit, et déclara entre autres qu’il avait été décidé de convoquer une réunion pour ce soir-là, et que c’était en vertu de cette convocation qu’il était venu. La résolution suivante fut alors proposée et votée à l’unanimité : « Toutes les décisions prises dans la séance du 19 décembre sont annulées, à l’exception de celle concernant le changement des jours de réunion ». Sur ces entrefaites, le citoyen Mitchell entra et prit sa place. On lui demanda de lire le procès-verbal de la séance précédente ; il répondit qu’il ne l’avait pas apporté avec lui. On l’invita à en donner de mémoire un résumé. Il s’y refusa, disant « qu’il ne se souvenait de rien ». Le Conseil poursuivit alors ses délibérations, décida de fixer la date de réunion du Congrès de la Fédération anglaise au 26 janvier 1873[70] et nomma une Commission exécutive de six membres chargée d’organiser ce Congrès. Cette Commission fut composée des citoyens Foster, Pape, Jung, Hales, Mayo et Grout. Puis le Conseil se sépara après avoir voté une dernière résolution portant que « le bail de la salle au n° 7 de Red Lion Court était définitivement résilié, et que le Conseil fédéral ne se réunirait plus jusqu’au Congrès ». En exécution de cette résolution, deux membres du Conseil se rendirent auprès du propriétaire pour la lui communiquer ; ils lui demandèrent en même temps de remettre au citoyen Hales, secrétaire correspondant, les lettres qui pourraient arriver à l’adresse du secrétaire du Conseil. Le propriétaire s’y refusa, disant que M. Riley l’avait prévenu de ne rien écouter de ce que Hales pourrait lui dire.

Tel est le résumé de ce document, qui jette une lumière inattendue sur certains agissements malpropres du parti autoritaire.


Le double épisode qui vient d’être raconté, la réunion clandestine de la minorité le jeudi 19 décembre, et l’apparition inattendue de la majorité à la réunion du lundi 23 décembre, où l’intrigue marxiste fut déjouée, a été perfidement dénaturé dans le libelle intitulé Die Internationale, de Gustav Jaeckb. L’auteur, qui appelle la majorité les sécessionnistes, écrit : « Les sécessionnistes se désignaient eux-mêmes comme la majorité. Mais il serait bien étonnant qu’ils eussent eu recours à la sécession, s’ils avaient été en effet les plus nombreux au Conseil fédéral ; et on se demande pourquoi ils se seraient abrités dans l’ombre et le mystère, eux majorité, pour accomplir la scission. Une lettre de Vickery, publiée dans l’Eastern Post du 23 février 1873, raconte que les meneurs convoquèrent dans le plus grand secret [pour le 23 décembre] une réunion, dont les membres de la majorité n’entendirent parler que le jour même où elle eut lieu, et que dans cette réunion fut décidée la convocation du Congrès. » La lettre de Vickery — bien que celui-ci fût membre de la minorité — dit la vérité, et ceux qu’elle appelle « majorité » sont les anti-marxistes ; mais Jaeckb, le menteur, transforme audacieusement cette vérité en son contraire. Tandis que les meneurs qui convoquèrent « dans le plus grand secret » la réunion du 23 décembre sont, comme on l’a vu, les membres de la minorité marxiste, sous la plume de Jaeckb ces meneurs deviennent les anti-marxistes, et la minorité marxiste devient la majorité ; en sorte que la manœuvre accomplie par les membres de la minorité, par les amis de Marx, est présentée aux lecteurs du libelle comme accomplie par Hales, Jung et leurs amis, désignés sous le nom de meneurs ; et Jaeckb tire de là cette conclusion, que sans doute la soi-disant « majorité » (Hales, Jung et leurs amis) n’avait pas en réalité le nombre de son côté !

Sorge, dans son zèle, s’est chargé d’apporter le pavé de l’ours, en publiant une lettre de Marx, du samedi 21 décembre 1872 (donc, antérieure de deux jours à la réunion du 23 décembre), dans laquelle Marx raconte la part prise par lui et Engels aux intrigues qui précédèrent et suivirent l’escamotage accompli l’avant-veille, 19 décembre, par leurs amis ; il explique comment les deux contre-circulaires furent rédigées, l’une par lui-même (celle qui porte les signatures du pseudo-Conseil fédéral), l’autre par Engels (celle qui parut sous le nom d’une Section de Manchester). Voici la traduction de la lettre de Marx (écrite en allemand) :


La majorité[71] du Conseil fédéral anglais (composée en très grande partie de sham sections[72] d’une couple d’individus, fondées par le Lumpazius[73] Hales pour avoir des délégués) a fait sécession d’avec la minorité (qui seule représente les grandes sections de Londres, et celles de Manchester, Birkenhead, etc.). Les gaillards avaient fabriqué en cachette une circulaire à la Fédération, du 10 courant, par laquelle ils invitaient les sections à un Congrès à Londres pour faire cause commune avec les Jurassiens, avec lesquels Hales depuis la Haye est en relations continuelles[74].

Nos gens, qui constituent maintenant le seul Conseil fédéral légal[75], ont envoyé immédiatement à toutes les sections des cartes postales imprimées, les avertissant de ne prendre aucune décision avant d’avoir reçu leur contre-manifeste, pour l’élaboration duquel (rédaction des points principaux, etc.) ils se sont réunis hier chez moi. Vous le recevrez immédiatement. Il sera imprimé au commencement de la semaine prochaine. Ils voteront aussi une résolution formelle pour reconnaître le Congrès de la Haye et le Conseil général.

En même temps, à la demande d’une Section de Manchester, Engels a fait pour cette section une réponse à la circulaire des gueux (parmi lesquels se trouve aussi ce sot présomptueux de Jung, qui ne peut pas se consoler que le Conseil général ne soit plus à Londres[76], et qui depuis longtemps est devenu Hales’ fool[77]) ; la Section la recevra dans sa séance d’aujourd’hui, et la fera tout de suite imprimer.

À propos[78]. L’organe International Herald a été rendu indépendant, sur mon conseil, par son propriétaire Riley (membre du Conseil fédéral). Nous ferons probablement avec lui un contrat, et c’est nous qui entrerons dans la place, en publiant chaque semaine un supplément international. Je l’envoie aujourd’hui un numéro où Engels et moi ouvrons la polémique contre Hales et consorts.


Engels, de son côté, écrivit à Sorge, le 4 janvier 1873 : « La majorité du Conseil fédéral anglais a donc fait sécession sous la conduite de Hales, Mottershead, Roach et — Jung !... Elle a convoqué un Congrès anglais pour le 5 janvier[79]. Mais chez les ouvriers anglais on ne fait pas si facilement des coups d’État[80]. La minorité est restée dans l’ancien local, Red Lion Court, s’est constituée comme Conseil fédéral anglais, et a avisé toutes les sections... Le coup d’État est donc manqué. Ce qui me réjouit le plus là dedans, c’est le prompt châtiment qui a frappé monsieur Jung. Voilà ce qu’il a gagné à se laisser prendre au piège de Hales, à se laisser transformer en instrument de son mortel ennemi Guillaume[81]. C’est maintenant un homme mort (Er ist jetzt mausetot). » Malheureusement pour Engels et Marx, Jung était bien vivant, et il allait le faire voir au Congrès anglais.


En France, on l’a vu dans le volume précédent, de nombreuses sections de l’Internationale s’étaient réorganisées, et il s’était créé un certain nombre de sections nouvelles. Toutes celles de ces sections qui étaient en relations avec des proscrits réfugiés en Suisse s’étaient affiliées à la Fédération jurassienne, faute de pouvoir constituer entre elles une Fédération française. Nous entretenions des correspondances avec des camarades emprisonnés en France[82], et avec quelques-uns de ceux qui avaient été déportés en Nouvelle-Calédonie. Notre Bulletin, qui, à partir de son numéro du 15 novembre, publia « un extrait du procès-verbal des séances du Comité fédéral, afin de tenir les membres de la Fédération au courant des relations du Comité fédéral tant avec les sections de l’intérieur qu’avec celles de l’extérieur[83], » contient dans chaque numéro, pendant trois mois, des nouvelles des Sections françaises ; on annonce successivement « la formation de divers nouveaux groupes en France qui adhèrent à la Fédération jurassienne », et « les résolutions adoptées par un Congrès français composé de vingt-trois délégués de Sections françaises » (procès-verbal du 10 novembre) ; « la constitution de nouvelles sections et leur fédération probable et prochaine » (24 novembre) ; « plusieurs lettres de France donnant des renseignements sur les progrès de la cause : plusieurs nouvelles sections sont en formation » (1er décembre) ; des « lettres très importantes de France qui signalent la misère croissante des travailleurs et les progrès qui s’opèrent dans le sens d’une réorganisation des forces ouvrières » (5 janvier 1873). Mais le procès-verbal du 12 janvier dit : « En raison des nouvelles persécutions dont l’Internationale vient d’être l’objet en France[84], il est décidé que le procès-verbal ne mentionnera plus les correspondances que le Comité fédéral reçoit de ce pays ».

La Fédération rouennaise publia, en octobre, dans l’Internationale de Bruxelles, une protestation contre les votes du Congrès de la Haye et contre l’attitude de son délégué Faillet (à la Haye sous le nom de Dumont), qui « s’était permis de voter dans un sens complètement opposé à celui du mandat qu’il avait reçu ». En enregistrant cette protestation, le 10 novembre, notre Bulletin ajouta : « Nous le savions bien que ces soi-disants délégués de la France qui se sont faits les instruments complaisants de M. Marx, et ont aidé la majorité à dénaturer les statuts de l’Internationale, ne représentaient pas le prolétariat français, et qu’ils seraient désavoués. Rouen n’est pas la seule Section qui ait protesté. D’autres, que la prudence nous défend de nommer ici, mais que la plupart de nos lecteurs connaissent, ont protesté aussi contre l’indigne abus qui a été fait de leurs noms, et ont déclaré se rallier à la Déclaration de la minorité ainsi qu’aux résolutions du Congrès de Saint-Imier. »

On a vu qu’un citoyen de Béziers, Abel Bousquet, avait figuré dans le rapport de la Commission d’enquête sur l’ Alliance à la Haye, où il était qualifié de « secrétaire de commissaire de police », ce qui équivalait, dans l’intention de la Commission, à le représenter comme un mouchard. Jules Montels, de la Section de propagande de Genève, écrivit au Bulletin une lettre (publiée dans le numéro du 10 novembre) pour prendre la défense de l’inculpé ; il disait : «Ayant connu le citoyen Bousquet soit à Paris (pendant le premier siège), soit dans l’Hérault, je proteste contre l’accusation lancée contre lui, accusation toute serraillière, qui, à coup sûr, n’est que le produit d’une rancune personnelle et peut-être d’une divergence d’opinions anti-marxistes ». Il expliquait, en citant une lettre de Bousquet à la République de Montpellier du 1er janvier 1872, que « la municipalité de Béziers, voulant s’entourer de fonctionnaires vraiment républicains et énergiques, avait offert à Bousquet [en 1871] le poste de commissaire municipal ; que son dévouement à la République démocratique et sociale le fit passer sur les inconvénients que pouvait avoir cette position, et qu’il l’accepta » ; mais que les attaques, imméritées d’une partie de la démocratie, et aussi une assignation en police correctionnelle pour un écrit politique, l’engagèrent à résigner ses fonctions, ce qu’il fit. Montels ajoutait : « Si le citoyen Bousquet a eu tort d’accepter l’emploi qu’il a un instant occupé, son acte est certainement atténué dans ce sens que la municipalité de Béziers est essentiellement républicaine, composée qu’elle est de dix-sept ouvriers et de dix républicains de diverses nuances ». Dans la séance du Comité fédéral jurassien du 22 décembre, le secrétaire donna lecture d’une lettre, de Serraillier écrite de Londres en réponse à celle de Montels, à propos de l’affaire Bousquet : il fut décidé « que la lettre du citoyen Serraillier serait communiquée au citoyen Montels, puis insérée au Bulletin avec la réponse que ferait celui-ci ». On verra plus loin (p. 61) le motif qui empêcha l’insertion de la lettre de Serraillier.

À côté des Sections françaises qui n’avaient pas reconnu les décisions de la Haye et le Conseil général de New York, il s’en trouvait quelques-unes qui acceptaient l’autorité de l’agent du Conseil général, Serraillier, et de divers sous-agents, le blanquiste Van Heddeghem (venu au Congrès de la Haye sous le nom de Walter) à Paris, un certain Dentraygues (venu au Congrès de la Haye sous le nom de Swarm), de Pézénas, fixé à Toulouse depuis mars 1872, et un ami de Lafargue, nommé Larroque, à Bordeaux. J’ai raconté (t. II, p. 313) comment l’étudiant Paul Brousse, de Montpellier, avait été expulsé de l’Internationale (19 septembre 1872), par un arrêt signé Dentraygues ; cette mesure avait été prise sur la dénonciation d’un certain Calas, secrétaire de la Section de Béziers. Jules Guesde, alors ami de Brousse, fut indigné d’un semblable procédé, et il publia dans la Liberté de Bruxelles, du 20 octobre 1872, le texte de la grotesque sentence : Dentraygues n’y était désigné que par l’initiale D. ; mais le nom de Calas s’y trouvait en toutes lettres, toutefois avec une erreur de transcription qui transformait le nom en Colas. Le pamphlet L’Alliance dit à ce propos (p. 51) : « La police, mise en éveil par cette dénonciation [de Guesde], surveilla Calas, et, immédiatement après[85], saisit à la poste une lettre de Serraillier à Calas où on parlait beaucoup de Dentraygues de Toulouse. Le 24 décembre, Dentraygues était arrêté. » Or Guesde et Brousse, traités ainsi de dénonciateurs, ont démontré péremptoirement, en réponse à cette imputation, que la publication faite dans la Liberté n’avait pu compromettre ni Dentraygues ni Calas, puisque Dentraygues et Calas étaient tous deux des mouchards, comme l’a établi le procès jugé à Toulouse en mars 1873. Quant aux arrestations assez nombreuses qui eurent lieu à la fin de décembre à Toulouse, Béziers, Narbonne, Montpellier, Cette, Perpignan, etc., elles furent faites sur la dénonciation du mouchard Dentraygues lui-même[86].

Dès la fin d’octobre, à la demande de Jules Guesde, le Comité fédéral jurassien avait envoyé aux Conseils fédéraux de toutes les Fédérations de l’Internationale et à quelques amis une circulaire confidentielle[87] pour lui signaler les actes de Dentraygues en France ; nous n’avions pas encore la preuve que celui-ci appartînt à la police, mais nos amis français avaient des soupçons ; et ils nous avaient priés de faire connaître aux internationaux des autres pays les procédés dont usaient en France les « proconsuls marxistes ». On verra (p. 62) combien les défiances des socialistes du Midi étaient justifiées.


Je n’ai pas encore parlé de la vie intérieure de la Fédération jurassienne pendant les trois derniers mois de 1872.

Les élections triennales au Conseil national suisse, qui se firent le 27 octobre, donnèrent lieu à un incident caractéristique. La Société de la Jeunesse libérale du Jura, groupe de jeunes politiciens radicaux, avait publié dans son journal, la Tribune du peuple de Delémont, un appel aux internationaux du Jura, pour les inviter à ne pas délaisser les urnes électorales et à donner leurs voix aux candidats radicaux. Cet appel ne trouva aucun écho, excepté dans la Section de Moutier, dont le président, Henri Favre, était un agent du parti radical ; ce président fit publiquement adhésion, dans la Tribune du peuple, au manifeste de la Jeunesse libérale, en engageant ses amis à l’imiter. Le Bulletin demanda (15 octobre) comment il fallait interpréter cette attitude :


Y a-t-il là un simple malentendu, ou bien y a-t-il une trahison réelle de nos principes ? et les ouvriers de Moutier seraient-ils disposés à quitter le drapeau de la révolution pour pactiser avec les partis bourgeois, comme l’ont fait les hommes du Temple-Unique à Genève, les coullerystes à la Chaux-de-Fonds, et la Section Greulich à Zürich ? Une explication publique serait nécessaire, et nous l’attendons de la Section de Moutier.


Nous l’attendîmes deux mois ; enfin la Section interpellée adressa au Bulletin une lettre (publiée dans le numérodu 1er janvier 1873) disant que ses membres avaient pris part à la campagne électorale avec la Jeunesse libérale, et voté pour le candidat radical, parce que celui-ci avait promis qu’il soutiendrait au Conseil national les revendications ouvrières ; elle ajoutait : « Si nous ne partageons pas votre manière de voir en vous suivant sur le terrain révolutionnaire, soyez persuadés que nous n’en restons pas moins unis dans toutes les questions d’organisation qui tendent à améliorer la position des travailleurs. La Section de Moutier, en vous exposant franchement sa manière de voir, a aussi un devoir à remplir : c’est celui de remercier publiquement les organisateurs et membres du Comité fédéral jurassien pour l’énergie et le dévouement dont ils font preuve pour la cause des prolétaires[88]. Salut et fraternité. »

Le 3 novembre eut lieu une assemblée générale de la Fédération ouvrière du Val de Saint-Imier ; des résolutions relatives à la résistance, au travail et à l’échange, aux subsistances, à l’enseignement et à la propagande, y furent adoptées ; elles furent publiées dans le Bulletin du 10 novembre.

Le 10 novembre, le Comité fédéral jurassien invita par une circulaire les sections à se prononcer sur les résolutions du Congrès international de Saint-Imier. Onze sections, Neuchâtel, Genève, Bienne[89], Sonvillier, Saint-Imier, Porrentruy, Zürich (Section slave), Mulhouse, le Locle, graveurs et guillocheurs du Locle, la Chaux-de-Fonds, répondirent en faisant connaître leur adhésion ; seule, la Section de Moutier annonça (séance du Comité fédéral du 22 décembre), au sujet des résolutions de la Haye et de celles de Saint-Imier, que « l’attitude de ces deux Congrès en matière politique l’avait engagée à se prononcer pour les résolutions du Congrès de la Haye ».

Au commencement de décembre, la Section de Neuchâtel proposa que le Bulletin devînt hebdomadaire à partir du 1er janvier 1873. Cinq Sections seulement se prononcèrent en faveur de cette proposition, qui pour le moment se trouva écartée ; mais le Congrès jurassien du 27 avril 1873 devait la reprendre et l’adopter.

Nous avions publié, deux fois déjà, un petit almanach, qui avait été pour nous un très utile moyen de propagande. Le succès nous encourageait à continuer, et dans le courant de décembre parut (imprimé à Neuchâtel, à l’atelier G. Guillaume fils) l’Almanach du peuple pour 1873 (3e année, Saint-Imier, Propagande socialiste, 40 p., petit in-16). Cette brochure contient les articles suivants : Quelques mots sur la propriété, par Élisée Reclus ; Le suffrage universel, par Jules Guesde[90] ; L’éducation démocratique, par Mme André Léo ; Les veuves des fédérés, poésie, par Alfred Herman (de Liège) ; Une nouvelle Parabole (imitation de la célèbre Parabole de Saint-Simon), par B. Malon ; Le collectivisme (suite de l’article de l’almanach précédent), par Adhémar Schwitzguébel.


Cependant le Conseil général de New York avait pris connaissance des résolutions par lesquelles le Congrès jurassien tenu le 15 septembre à Saint-Imier avait déclaré ne pas reconnaître les résolutions du Congrès de la Haye. Il décida, avant de sévir, d’engager les ouvriers du Jura à révoquer les résolutions de leur Congrès, en leur accordant un délai de quarante jours pour venir à résipiscence. Voici la lettre (écrite en français) par laquelle Sorge transmit au Comité fédéral jurassien cette décision, — lettre qui fut lue dans la séance du Comité fédéral du 8 décembre :


Le Conseil général de l’Association internationale des travailleurs au Comité ou Conseil fédéral de la Fédération jurassienne.
Compagnons ouvriers,

Le Conseil général, dans sa séance du 27 octobre, a entendu le compte-rendu de votre Congrès extraordinaire tenu le 15 septembre à Saint-Imier, ainsi que les résolutions prises à ce Congrès extraordinaire, répudiant entièrement les actes et les résolutions du dernier Congrès général de l’Association internationale des travailleurs (voir les n°s 17-18, p. 11, du Bulletin de la Fédération jurassienne). La première résolution du susdit Congrès extraordinaire déclare :

« Le Congrès de la Fédération jurassienne, tenu à Saint-Imier le 15 septembre 1872, ne reconnaît pas les résolutions prises au Congrès de la Haye, comme étant injustes, inopportunes, et en dehors des attributions d’un Congrès. »

La seconde résolution du même Congrès conclut ainsi :

« Le Congrès (jurassien) considère comme son devoir d’affirmer hautement qu’il continue de reconnaître aux compagnons Bakounine et Guillaume leur qualité de membres de l’Internationale et d’adhérents à la Fédération jurassienne. »

Les résolutions du Congrès jurassien présentant une infraction flagrante des statuts et règlements administratifs de l’Association internationale des travailleurs, un comité fut nommé pour soumettre des propositions relatives à ce cas dans la prochaine séance du Conseil général.

Le Conseil général connaît parfaitement son devoir, mais il a une forte répugnance à l’emploi précipité de mesures de discipline ; il regrette extrêmement la légèreté avec laquelle le susdit Congrès extraordinaire jurassien a tenté de rompre les liens intimes reliant les travailleurs de tous les pays ; il constate la contradiction absolue des résolutions sus-citées à une autre résolution de ce même Congrès extraordinaire, laquelle « affirme le grand principe de solidarité entre les travailleurs de tous les pays » ; il espère que les braves ouvriers, membres des sections de la Fédération jurassiennes, ne sont nullement participants à cette grave atteinte à l’organisation de l’Association internationale[91], et c’est pour cela que le Conseil général fait un appel direct à eux, espérant que le vrai esprit de solidarité ouvrière les engagera à désapprouver les procédés du Congrès extraordinaire jurassien de Saint-Imier sus-mentionné.

Après avoir entendu le comité, les résolutions suivantes furent adoptées par le Conseil général dans la séance du 3 novembre ;

Considérant que l’article 3 des statuts généraux[92] dit que « le Congrès ouvrier général prendra l’initiative des mesures nécessaires pour le succès de l’œuvre de l’Association internationale » ; Considérant que le paragraphe II, article 2, des règlements administratifs[93] dit : « Le Conseil général est tenu d’exécuter les résolutions des Congrès » ;

Pour ces raisons le Conseil général déclare :

1° Les résolutions sus-citées prises par le Congrès extraordinaire de la Fédération jurassienne tenu à Saint-Imier le 15 septembre 1872 sont nulles et non avenues ;

2° Le Conseil ou Comité fédéral de la Fédération jurassienne est par la présente invité, ou d’appeler immédiatement un Congrès extraordinaire de la Fédération jurassienne, ou de faire prendre un vote général de tous les membres dans leurs sections, pour la révocation desdites résolutions ;

3° Le Conseil général demande une réponse définitive dans l’espace de quarante jours de cette date (8 novembre), accompagnée soit du compte-rendu du Congrès extraordinaire tenu, soit du rapport détaillé du vote général pris conformément à la résolution précédente (2°).

Le Conseil général charge son secrétaire de vous envoyer la présente par lettre recommandée, expectant votre réponse par la même voie.

Salut fraternel.

New-York, le 8 novembre 1872.
Par ordre et au nom du Conseil général :
F. A. Sorge, secrétaire général.
Box 101, Hoboken, N. J., via New York.


La première résolution du Congrès jurassien avait déclaré qu’il ne reconnaissait en aucune façon les pouvoirs autoritaires du Conseil général. Par conséquent, le Comité fédéral jurassien n’avait pas à entrer en correspondance avec des hommes qui, sans rire, croyaient pouvoir « déclarer nulles et non avenues » les résolutions prises par les délégués des Sections jurassiennes. Il se borna à publier l’épitre de Sorge dans le Bulletin, et en même temps il adressa la circulaire suivante à toutes les Fédérations de l’Internationale :


Association internationale des travailleurs.
Fédération jurassienne.
Circulaire aux divers Conseils fédéraux des régions de l’Internationale.
Compagnons,

Nous avons reçu une lettre du nouveau Conseil général de New-York, sous la date du 8 novembre dernier, concernant le Congrès extraordinaire jurassien qui a eu lieu à Saint-Imier le 15 septembre 1872.

Nous ne voulons pas analyser cette lettre ; nous l’insérons textuellement dans notre Bulletin, et vous en adressons un exemplaire ; vous pourrez, en lui donnant, ainsi qu’à la présente, la publicité nécessaire, mettre vos sections au courant de la question.

La question de l’autonomie et de la libre fédération dans l’organisation et l’action de l’Internationale, pour laquelle se sont si catégoriquement prononcés la minorité du Congrès de la Haye et le Congrès anti-autoritaire de Saint-Imier, entre dans une nouvelle phase.

Notre Comité fédéral, dans une circulaire qu’il adressa aux sections de la Fédération jurassienne[94], les mit en mesure de se prononcer sur les résolutions du Congrès [international] de Saint-Imier. Le vote a lieu en ce moment. Cependant la majorité des sections, à l’heure présente, s’est déjà prononcée pour l’adoption des résolutions de Saint-Imier. Le nouveau Conseil général, par la mission qu’il a obtenue du Congrès de la Haye, se trouve dans l’obligation de nous suspendre comme Fédération de l’Internationale.

Les délégations de la minorité du Congrès de la Haye ont pris l’engagement de travailler à l’établissement d’un pacte de solidarité positive entre les fédérations autonomistes.

Comme nous pouvions nous y attendre, notre Fédération est la première qui se trouve sous le coup des résolutions autoritaires du Congrès de la Haye.

Le moment de renoncer au programme de l’autonomie fédérative, ou d’affirmer pratiquement les résolutions adoptées par la minorité de la Haye[95], est venu.

Nous en appelons à toutes les Fédérations. Nous les invitons à nous dire ce qu’elles pensent de notre attitude : si la Fédération jurassienne doit renoncer à compter sur l’appui des Fédérations qui veulent le maintien du principe autonomiste, ou bien si toutes veulent résister au développement et à l’application du dogme autoritaire formulé par la majorité du Congrès de la Haye.

Nous attendons de vous, compagnons, une réponse positive.

Salut et solidarité.

Ainsi adopté en séance du 8 décembre 1872 à Sonvillier.

Au nom du Comité fédéral jurassien :
Le secrétaire correspondant, Adhémar Schwitzguébel.


En Amérique, dès le 23 octobre, le Conseil fédéral de Spring Street, par une lettre au Socialiste de New York, signée de son secrétaire pour la langue française, B. Hubert, avait déclaré qu’il voulait ignorer les élus du Congrès de la Haye, et avait invité « les sections et les membres qui pensent comme nous... à se joindre ou à correspondre immédiatement avec nous, dans le but de réorganiser notre Association sur des bases plus solides et plus libérales » ; et il avait annoncé en même temps, aux Sections américaines, que le Congrès anti-autoritaire de Saint-Imier, du 15 septembre, avait « répudié le Congrès de la Haye ». Le 1er décembre, le même secrétaire B. Hubert adressa au Comité fédéral jurassien une notice détaillée sur l’histoire de l’Internationale aux États-Unis, notice qui fut publiée dans le Bulletin (n°s 3, 4, 6, 7 et 15 de 1873). Enfin, dans sa séance du 19 janvier 1873, le Conseil fédéral de Spring Street donna son adhésion au pacte de solidarité proposé par le Congrès anti-autoritaire de Saint-Imier.


Nos amis italiens avaient quitté Zürich le 23 septembre pour retourner dans leur pays, sauf Costa, qui séjourna encore quelques jours en Suisse, afin d’y prendre les mesures nécessaires pour la publication d’un journal, organe de la Fédération italienne ; le premier numéro de ce journal, la Rivoluzione sociale, s’imprima à Neuchâtel au commencement d’octobre ; mais ce numéro, dont je ne possède plus d’exemplaire, fut le seul, je crois, parce qu’on trouva trop difficile de faire entrer le journal en Italie.

La maladie de Pezza s’était aggravée ; notre pauvre ami, dont l’état était maintenant désespéré, fut transporté à Naples, où il devait s’éteindre doucement dans les premiers jours de 1873.

En novembre, les Sections internationales d’Italie furent invitées à envoyer des délégations à un grand meeting convoqué à Rome, au Colisée, pour une manifestation en faveur du suffrage universel ; elles refusèrent d’y participer, en déclarant que « leur politique était négative », et que « l’émancipation des travailleurs ne peut s’obtenir que par la fédération spontanée des forces ouvrières librement constituées, et non par le moyen d’un gouvernement ou d’une constitution, de haut en bas » (résolution de la Section d’Imola, du 14 novembre 1872, signée par Andréa Costa, Paolo Renzi et Albo Albericci).

À la circulaire du Comité fédéral jurassien du 8 décembre, la Commission de correspondance de la Fédération italienne répondit, dans la seconde moitié de décembre, par une lettre disant : « Nous sommes plus décidés que jamais à suivre la voie que le Congrès de Saint-Imier a clairement tracée… Si le Conseil général de New York, usant des pouvoirs que lui ont conférés les intrigues de la Haye, essayait de suspendre la Fédération jurassienne, vous pouvez compter sur la solidarité que vos frères d’Italie ont affirmée à Saint-Imier… Vous n’avez pas besoin du placet d’un Comité quelconque : car l’Internationale est dans les masses ouvrières et non dans le cerveau de quelques hommes atteints de la maladie de l’autorité. » Cette lettre porte la signature de Costa.


Le Congrès ordinaire de la Fédération belge devait avoir lieu à Noël, à Bruxelles ; et on a vu que le Conseil fédéral espagnol avait convoqué un Congrès de la Fédération pour le 25 décembre à Cordoue. Ces deux Congrès furent d’éclatantes manifestations de la volonté des classes ouvrières organisées de maintenir le principe d’autonomie.

Voici les détails donnés par notre Bulletin au sujet du Congrès de la Fédération belge :


Le Congrès belge.

Les sections et fédérations suivantes étaient représentées à ce Congrès : la section de Gand ; la section d’Anvers ; la fédération de Bruxelles ; la fédération du bassin de Charleroi ; la fédération du Centre-Hainaut ; la fédération de Liège ; la fédération de la vallée de la Vesdre (Verviers).

Dans la première séance, le Conseil fédéral belge présenta son rapport sur la situation de la Fédération belge depuis le Congrès de la Haye. Ce rapport, après avoir rappelé la protestation signée au Congrès de la Haye par la minorité, formée des délégués hollandais, belges, anglais, américains, jurassiens et espagnols, ajoute : « Les déclarations les plus solennelles sont venues, de toutes les fédérations, ratifier la conduite énergique et digne de la minorité. Le triomphe, dont elle n’a jamais douté un seul instant, s’étend de jour en jour, rend le parti de l’anarchie, de l’autonomie et de la fédération plus compact, plus serré, plus uni que jamais, à la grande confusion des autoritaires, qui auraient voulu nous atteler au char de monsieur Karl Marx, leur maître. À la nouvelle de l’odieux coup d’État sorti triomphant d’une longue conspiration tramée au sein du Conseil général, qui a foulé aux pieds les plus sacrés de ses devoirs et de ses engagements pour faire prévaloir ses projets autoritaires et vaniteux, le Comité fédéral jurassien a convoqué immédiatement et à l’extraordinaire un Congrès à Saint-Imier, le 15 septembre dernier. »

Le rapport continue en citant le texte des résolutions votées par le Congrès jurassien, et mentionne des lettres exprimant les sentiments des internationaux espagnols et italiens ; il parle aussi d’une lettre que le Conseil fédéral belge a reçue du Conseil général de New York, « qui ne traduit d’un bout à l’autre qu’une étroite communauté d’idées autoritaires et disciplinaires de ses membres, en flagrante opposition avec nos principes anarchistes et décentralisateurs ».

Après la lecture de ce rapport, le Congrès belge a sanctionné à l’unanimité la protestation de la minorité de la Haye, et a voté une déclaration de rupture avec le Conseil général et l’établissement d’un nouveau pacte fédératif, déclaration dont voici le texte :

« Le Congrès belge de l’Association internationale des travailleurs, tenu le 25 et le 26 décembre à Bruxelles, déclare nulles et non avenues les résolutions enlevées par une majorité factice au Congrès de la Haye, et ne les veut reconnaître, comme étant arbitraires, autoritaires et contraires à l’esprit de l’autonomie et aux principes fédéralistes.

« En conséquence, il procédera immédiatement à l’organisation d’un pacte fédératif et autonome entre toutes les fédérations régionales qui voudront y contribuer, et ne reconnaît en aucune façon le nouveau Conseil général de New York, qui nous a été imposé au Congrès de la Haye par une majorité factice et au mépris de tous les principes inscrits dans les statuts généraux. »

Sur la proposition du délégué de Verviers, un salut télégraphique fut adressé au Congrès espagnol réuni au même moment à Cordoue.

Dans la même séance eut lieu la discussion sur l’opportunité d’abolir l’institution d’un Conseil général. Le délégué de Verviers, celui du Centre-Hainaut, et Verrycken, du Conseil fédéral belge, se prononcèrent pour l’abolition, disant que les fédérations régionales peuvent très bien s’entendre sans ce lien fictif, et que des correspondances réciproques entre les diverses régions remplaceront aisément cette centralisation qui, en somme, peut en certaines occasions absorber au profit de quelques personnalités ambitieuses le mouvement économique de l’Internationale pour en neutraliser les tendances et l’esprit, et le lancer dans les aventures des révolutions politiques.

Par contre, les compagnons Brismée, De Paepe et Steens, tous trois du Conseil fédéral belge, et Warmotte, délégué du bassin de Charleroi, soutinrent l’indispensable nécessité de ce rouage administratif, dont le personnel ne doit être que l’exécuteur fidèle des résolutions votées aux Congrès ; il ne doit être revêtu d’aucun pouvoir, et, si jamais il essayait de contrevenir aux statuts ou de les éluder, il serait frappé de déchéance immédiate : de cette façon, il ne peut devenir un danger pour l’Internationale. Sans l’existence de ce Conseil, l’Internationale perdrait sa force de cohésion, son mouvement unitaire et son influence morale. Ces orateurs sont d’avis qu’il faut travailler immédiatement à l’organisation d’un pacte autonome et fédératif entre toutes les fédérations régionales qui veulent se donner la main et se prêter un mutuel appui, et procéder, en fin de cause, dans un prochain Congrès, à l’élection d’un Conseil fédéral européen.

L’Internationale, de Bruxelles, à qui nous empruntons l’analyse de cette discussion, ne nous dit pas si une résolution a été prise, soit dans le sens du maintien, soit dans celui de l’abolition du Conseil général.

Il est ensuite décidé que, dans les Congrès régionaux belges, le vote aura lieu, non plus par [tête de] délégués, mais par fédérations provinciales.

Puis le Congrès modifie l’organisation du Conseil fédéral belge, qui sera à l’avenir nommé, non par le Congrès, mais par les huit fédérations provinciales ; celles-ci éliront chacune deux membres du Conseil, l’un résidant dans la ville qui sera le siège du Conseil, l’autre habitant dans sa fédération. Le Conseil fédéral belge se trouvera ainsi composé de seize membres, dont huit résidant au siège du Conseil ; ces derniers soigneront les affaires courantes ; et chaque mois il y aura une séance générale, à laquelle prendront part les huit délégués de province.

Le Conseil fédéral belge est maintenu pour un an à Bruxelles, et il est décidé que le Congrès belge de Pâques aura lieu à Verviers.

Ainsi, le Congrès des internationaux belges a affirmé, une fois de plus, les principes fédéralistes, et a adhéré à l’idée d’un pacte de solidarité entre les fédérations qui veulent maintenir leur autonomie. C’est la meilleur réponse que les Belges pussent faire à la Fédération jurassienne, qui, dans sa circulaire du 8 décembre dernier, demandait aux autres fédérations ce qu’elles pensaient des menaces que nous font les autoritaires de New York.


Sur le Congrès de la Fédération espagnole, voici également l’article du Bulletin :


Le Congrès espagnol.

Le Congrès de Cordoue a été aussi une grande victoire pour le parti fédéraliste dans l’Internationale, qui, on peut le dire justement, n’est plus aujourd’hui un parti, mais est l’Internationale elle-même, puisqu’il comprend, sans exception, toutes les fédérations organisées.

Le Congrès de Cordoue, tenu du 25 au 30 décembre 1872, comptait quarante-huit délégués, qui représentaient les localités suivantes : San Lucar de Barrameda, Madrid, Chamartin de la Rosa, Alcoy, Buñol, San Martin de Provensals, Reus, Barcelone, Cadix, Carmona, Arahal, Paradas, Valencia, Muro, Concentaina, Pampelune, Malaga, Ciudad Real, Arenys de Mar, Brihuega, Olot, Grenade, Igualada, Manzanarès, Cordoue, San Féliu de Guixols, Llagostera, Xérès, Enguera, Aranjuez, Puerto de Santa Maria, Grao de Valencia, Tarrasa, Palma (île Majorque), Valladolid, Mahon (île Minorque), Solana, Séville.

Le Congrès élut pour président Morago, graveur, de Madrid, dont quelques-uns de nos lecteurs ont fait la connaissance en septembre dernier au Congrès anti-autoritaire de Saint-Imier.

Le rapport du Conseil fédéral contenait la statistique suivante : lors de son entrée en charge, en avril dernier, la Fédération espagnole comptait 50 fédérations locales, formant un total de 41 sections mixtes et de 147 sections de métier, plus 13 localités où se trouvaient des adhérents individuels ; aujourd’hui l’Internationale compte en Espagne 101 fédérations locales, comprenant 66 sections mixtes et 332 sections de métier, plus 10 localités où se trouvent des adhérents individuels. En sorte que l’Internationale, en huit mois, a doublé le nombre de ses membres en Espagne. Les marxistes pourraient- ils nous montrer chez eux des progrès pareils ?

Qu’on regarde ce qu’ils ont fait de Genève !

Il fut ensuite donné lecture de lettres ou télégrammes des Fédérations italienne, belge[96], jurassienne, de Sections portugaises et françaises, et d’une lettre du Conseil général de New York.

Le pacte d’amitié, de solidarité et de défense mutuelle proposé au Congrès anti autoritaire de Saint-Imier fut approuvé à l’unanimité moins une voix[97]. Et voici ce que c’était que cette voix dissidente :

La fédération de Grenade, peu au courant des questions qui divisent l’Internationale, s’était laissé aveugler par les mensonges des hommes de la Emancipacion (feuille paraissant à Madrid aux frais de MM. Marx et Lafargue). Elle avait en conséquence donné à son délégué mandat impératif de voter en faveur du Congrès de la Haye et de ses partisans. Et, pour plus de sûreté, les rédacteurs de la Emancipacion avaient envoyé au délégué de Grenade une lettre destinée à stimuler son zèle et remplie de sophismes et de calomnies.

Malheureusement pour les créatures de Marx, le délégué de Grenade, le compagnon Mariano Rodriguez, est un homme loyal. À peine fut-il arrivé à Cordoue, qu’il s’aperçut que sa bonne foi avait été surprise et reconnut le néant des calomnies qu’on lui avait fait croire. Pour s’éclairer davantage, il communiqua à quelques délégués la lettre des hommes de la Emancipacion ; et, ayant reçu des explications satisfaisantes, il rédigea une déclaration portant que, « n’ayant lu autrefois que la Emancipacion, il ne connaissait pas le véritable état des choses ; mais qu’éclairé maintenant par les preuves qui lui ont été fournies, il croyait de son devoir de déclarer publiquement qu’il avait été trompé, et qu’il réprouvait la conduite des hommes de la Emancipacion ».

Cette déclaration vient d’être publiée par la Federacion de Barcelone, ainsi que la fameuse lettre des rédacteurs du journal marxiste. Ainsi les manœuvres des intrigants autoritaires ont tourné à leur confusion.

Il va sans dire que le mandat de la fédération de Grenade a été respecté, et que, quoique le délégué eût personnellement reconnu son erreur et eût promis de faire tous ses efforts pour éclairer à son retour les internationaux de Grenade, il ne pouvait être question pour lui de voter autrement que l’ordonnait son mandat. Ainsi s’explique la présence de cette unique voix dissidente au milieu de la formidable unité des délégués du prolétariat espagnol.

Tels sont les détails que nous donne la Federacion, en attendant le compte-rendu officiel du Congrès. Elle ajoute qu’il a été décidé que le Congrès prochain aura lieu à Valladolid.


Il faut ajouter, de plus, que le Congrès de Cordoue transforma le Conseil fédéral espagnol en une Commission de correspondance, dont il plaça le siège à Alcoy[98], ville manufacturière de la province d’Alicante ; deux membres du précédent Conseil fédéral, Francisco Tomás, maçon, et Severino Albarracin, instituteur, firent partie de cette Commission, avec trois membres nouveaux, Vicente Fonbuena, fondeur en fer, José Segui, tisseur en laine, et Rafaël Abad, papetier. La Commission de correspondance fut chargée de publier chaque semaine, à partir du 1er janvier 1872, sous le titre de Boletin, un journal servant d’organe administratif à la Fédération espagnole.


Un mois après les Congrès belge et espagnol avait lieu le Congrès de la Fédération anglaise. Les résolutions qui y furent prises ne furent pas moins énergiques, comme on va le voir, que celles des Fédérations du continent ; et des révélations décisives y furent faites, par Hermann Jung et Eccarius, sur les intrigues au moyen desquelles Engels et Marx s’étaient fabriqué une majorité pour le Congrès de la Haye. Voici le compte-rendu du Bulletin :


Le Congrès anglais.

Le Congrès de la Fédération anglaise s’est réuni le 26 janvier à Londres. Les délégués suivants étaient présents : Dunn, Bennett, Eccarius, Foster, Grout, Hales, Jung, Mac Ara, Pape, Roberts, Seaman et Weston. Il fut en outre donné lecture de lettres d’adhésion des Sections de Normanby, Leeds, Nottingham, Glasgow, Aberdeen, Liverpool, Manchester, Bath, Leicester.

Dans la première séance, le citoyen Hales exposa longuement l’histoire du Congrès de la Haye et des démêlés du Conseil fédéral anglais avec le Conseil général. Nous empruntons à son rapport un détail encore inédit, à joindre à la collection de faits scandaleux que l’on connaît déjà. Le citoyen Milke figure dans la liste officielle des délégués de la Haye comme représentant de la Section de Berlin. Or, lorsque Hales écrivit, quelque temps après, à propos d’une grève de relieurs, au citoyen Friedländer de Berlin, qui avait aussi été à la Haye comme délégué de Zürich, il reçut pour réponse qu’il n’existait pas de section de l’Internationale à Berlin, mais qu’on en constituerait une prochainement[99]. Vichard, l’un des délégués français, membre de la fameuse Commission d’enquête sur l’Alliance, n’était pas même membre de l’Internationale.

Dans la séance de l’après-midi, le citoyen Jung fit une série de révélations des plus édifiantes sur les agissements de Marx et d’Engels. Nous allons résumer les principaux points de son discours.

« Vous savez tous, dit Jung, que j’ai été pendant longtemps intime avec Marx. Précédemment, il avait l’habitude de consulter ses amis sur ce qu’il y avait à faire, quand il se présentait une question de quelque importance, et nous nous entendions toujours avant que les affaires fussent traitées dans les séances officielles du Conseil. Après qu’Engels fut arrivé à Londres [septembre 1870], il n’en fut plus ainsi ; il en résulta que souvent nous nous trouvions divisés dans les séances officielles, et Marx perdit ainsi graduellement la confiance de ses anciens amis. Il introduisit alors dans le Conseil un nouvel élément, les blanquistes, et adopta une politique de bascule, inclinant tantôt d’un côté, tantôt d’un autre. Dans le sous-comité je faisais opposition : tout ce que Marx y disait était adopté d’emblée. Je réclamais des explications, et on m’appelait le réactionnaire[100]...

« Quand vint le Congrès de la Haye, Engels voulait qu’on s’assurât une majorité pour écraser l’opposition ; j’étais partisan au contraire d’une discussion loyale, espérant que nous pourrions [au Congrès] convaincre l’opposition par le raisonnement. Engels comptait sur un chiffre suffisant de délégués à sa discrétion, pour écraser l’opposition par le nombre. Cela élargit encore la séparation entre Marx et moi. Dupont et Serraillier étaient en désaccord avec Marx aussi souvent que moi, seulement ils ne lui faisaient pas d’opposition ; ils se bornaient à venir se plaindre à moi.

« À tous les Congrès précédents, Eccarius et moi avions été les exposants de la doctrine de Marx ; mais je ne pouvais pas voter pour sa nouvelle politique, et, plutôt que de voter contre Marx, je résolus de ne pas aller au Congrès. Quelques jours avant le Congrès, il arriva des nouvelles qui firent douter si le Conseil général avait une majorité assurée. Marx et Engels me pressèrent alors de venir aussi. Je refusai, en donnant pour raison que j’avais déjà fait trop de sacrifices. Le jour suivant, ils revinrent et me dirent qu’il fallait absolument que je vinsse, que la majorité pouvait dépendre d’une seule voix ; je répondis qu’ils pourraient facilement la trouver. Ils m’offrirent de payer les frais nécessaires, quels qu’ils pussent être, si je consentais à aller. Engels me dit même : « Vous êtes le seul homme qui puisse sauver l’Association ». Je lui répondis que je ne pouvais aller à la Haye qu’à une seule condition, c’était que lui et Marx n’y allassent pas.

« Au Congrès de New York, Sorge et Dereure furent élus délégués pour le Congrès de la Haye. Sorge demanda qu’on lui remît en outre des mandats en blanc ; et, comme on lui faisait des objections, il montra une lettre de Marx où la chose était ordonnée. Ayant appris cela, je le dis à Marx ; celui-ci me répondit que si Sorge avait montré cette lettre, il n’était qu’un âne stupide (ein dummer Esel). Maltman Barry a reçu un de ces mandats en blanc.

« À la dernière séance du Conseil général avant le Congrès, je proposai par écrit que le siège du Conseil général ne fût plus à Londres. Marx et Engels ne voulurent pas en entendre parler. J’aurais voulu voir le Conseil général en Suisse ou en Belgique.

« Serraillier [,à la Haye,] avait en poche des mandats de différentes parties de la France. Pour forcer Marx à se séparer des blanquistes, il le menaça de distribuer ces mandats à Lissagaray et à d’autres personnes, et de se former ainsi lui-même un parti contre les blanquistes. Pour éviter cela, Marx consentit au transfert du Conseil général. Quand New York fut proposé, Johannard dit que c’était seulement afin de mettre le Conseil entre les mains de Sorge, la créature de Marx. Sorge s’était rendu si déplaisant que personne n’aurait voté pour lui, et Marx promit qu’il ne ferait pas partie du Conseil. Mais on eut soin de laisser dans le Conseil général quelques places vacantes, et le premier acte du nouveau Conseil fut d’appeler Sorge dans son sein comme secrétaire général. Ainsi, l’homme qui, dans l’opinion de Marx, n’est qu’un âne, a été placé à la tête du Conseil général.

« Marx a trompé et trahi tous ses anciens amis. J’ai écrit à plusieurs d’entre eux à ce sujet, et leur ai dit ce que j’en pensais. Mme Marx est venue me voir une fois depuis lors. Mlle Marx deux fois, et Dupont et Lafargue sont venus m’engager à faire visite à Marx ; mais je refusai.

« Après le Congrès de la Haye, j’avais résolu de ne plus rien avoir à faire avec l’Internationale ; mais, par des lettres de membres de la Section étrangère de Manchester, j’appris qu’Engels écrivait partout des lettres pour indiquer qui il fallait élire ou ne pas élire délégué au Conseil fédéral anglais. Cela me fit changer d’idée, et j’entrai au Conseil fédéral comme délégué de trois sections.

« Selon moi, si la question politique avait été loyalement discutée à la Haye avec les « abstentionnistes »[101], nous les aurions convaincus. C’est par la discussion que nous avons battu l’opposition [,aux Congrès de Bruxelles et de Bâle,] dans la question de la propriété collective du sol ; par la discussion nous serions arrivés au même résultat dans la question politique. Je connais Schwitzguébel depuis son enfance[102], c’est un honnête homme, accessible à la discussion ; je suis persuadé que nous aurions forcé la conviction des opposants.

« Le matin de l’ouverture du Congrès de la Haye, un de mes amis, qui avait payé la location de la salle du Congrès, rencontra Marx qui lui dit : « Vous voilà obligé de quitter la salle ; mais si vous désirez rester, je puis vous donner un mandat ». Il refusa. La veille, le même citoyen était allé à Rotterdam au-devant de Marx et d’Engels, et, connaissant les dispositions de l’opposition, il conseilla la prudence. Au diable la prudence ! lui répondit-on ; nous avons la majorité, et nous les écraserons. »

Le citoyen Eccarius prit la parole après Jung. « Je n’étais pas dans les secrets du sous-comité, dit-il, mais j’approuve et je confirme pleinement tout ce qui a été dit sur le Congrès de la Haye. Je désire ajouter quelques mots sur la question politique. À la fondation de l’Internationale, il fut décidé que son action serait politique aussi bien que sociale ; mais il était entendu, quoique les statuts n’en fissent pas mention, que les membres de chaque nationalité auraient à déterminer eux-mêmes la nature de leur action politique. Il y a en ce moment trois pays où le premier acte du mouvement ouvrier doit être de faire entrer des ouvriers dans les assemblées législatives, et pour cela il faut, au début, des combinaisons et des alliances avec les hommes avancés de la bourgeoisie[103]. Ces trois pays sont la Suisse, l’Angleterre et l’Amérique. — Il est assez naturel que les Français soient très affligés de leur défaite[104] ; mais nous ne pouvons pas, à cause de cela, transformer le Conseil général en un Comité d’action politique ayant pour mission d’organiser une insurrection prolétaire dans le monde entier. — Pendant la guerre, Sorge et ses amis comptaient sur les électeurs allemands en Amérique, et ils croyaient qu’en sachant s’y prendre, ils pourraient exercer sur le président des États-Unis une pression pour le contraindre à intervenir dans les affaires d’Europe au profit du principe républicain. Après la guerre, lorsque quelques Sections américaines entrèrent dans l’Association, Sorge et ses amis prêchèrent l’abstention. Au Congrès de New York [juillet 1872], Robert Blissert, qui présidait, déclara que l’Internationale ne devait prendre aucune part à la politique américaine jusqu’à ce que l’Association fût assez forte pour renverser l’état actuel des choses. Dereure, qui n’était pas depuis un an en Amérique, et qui ne comprend pas un mot d’anglais, exprima la même opinion. C’est exactement la doctrine de Bakounine[105] ; et, chose singulière, en Europe nous[106] combattons les abstentionnistes, en Amérique au contraire le Conseil général a combattu les politiques, et a placé les abstentionnistes à la tête de l’Association. »

Il a été donné lecture ensuite d’une lettre de la Fédération jurassienne[107], exprimant l’opinion que chaque Fédération est seule compétente pour déterminer la nature de son action politique.

Le Congrès anglais a adopté à l’unanimité les résolutions suivantes :

« I. — Considérant que le Congrès de la Haye a été illégalement constitué, que sa majorité était une majorité factice, créée dans le but d’annihiler les véritables représentants de l’Association ; que les résolutions qui y ont été votées sont subversives du pacte fondamental de l’Association, qui reconnaît à chaque fédération le droit de décider sa ligne de conduite ; que le programme de ce Congrès n’a pas été auparavant communiqué aux sections, comme le prescrivent les statuts généraux ; le Congrès de la Fédération anglaise repousse les résolutions prises au Congrès de la Haye et son représentant le soi-disant Conseil général de New York.

« II. — Le Congrès déclare que la Fédération anglaise poursuivra la réalisation du programme social et politique adopté par le Congrès de Nottingham.

« III. — La Fédération anglaise entrera en relations avec toutes les fédérations appartenant à l’Association, et coopérera avec la majorité pour tenir un Congrès international lorsque cela paraîtra désirable. »


C’est avec une véritable rage que Marx parle du Congrès du 26 janvier dans une lettre à Bolte, écrite le 12 février, lettre publiée dans le volume de Sorge. Il s’exprime ainsi :


Le discours de Jung au Congrès dépasse tout comme stupidité et infamie. C’est un tissu de commérages mensongers, de calomnies, de radotages imbéciles. Ce garçon vaniteux semble atteint d’un ramollissement du cerveau. Il ne peut pas en être autrement et il faut en prendre son parti : le mouvement use les gens, et, dès qu’ils sentent qu’ils ne sont plus dans le mouvement, ils tombent dans la grossièreté, et cherchent à se persuader que c’est la faute de celui-ci ou de celui-là s’ils sont devenus des canailles... Eccarius a déclaré très naïvement qu’il faut faire de la politique en s’alliant avec les bourgeois. Depuis longtemps son âme a soif de se vendre (Seine Seele dürstet seit lange nach Verkauf).


Bakounine avait quitté Zurich le 11 octobre pour retourner à Locarno, par Berne, Neuchâtel, Lausanne, Montreux et le Simplon. Je le vis à son passage à Neuchâtel, où il arriva le 12 au soir et passa toute la journée du 13 et la matinée du 14. Retenu trois jours au village de Simplon par une tempête de neige, il n’arriva que le 22 à Locarno, où il se logea de nouveau à l’Albergo del Gallo. Le 4 novembre, il commença un manuscrit qui devait être une continuation de L’Empire knouto-germanique ; il y travailla à diverses reprises jusqu’au 11 décembre, et le laissa inachevé[108]. Ses préoccupations, maintenant, se tournaient surtout du côté de la Russie. Pierre Lavrof, établi à Paris depuis 1870, projetait la publication d’un journal, et s’était abouché à ce sujet, dans le courant de 1872, avec quelques-uns des Russes habitant Zurich ; il fut même un moment question d’une collaboration de Bakounine avec lui ; mais les caractères de ces deux hommes étaient trop différents pour qu’une entente entre eux fût possible. À la fin de novembre, Lavrof se rendit à Zürich, et des pourparlers reprirent entre lui et les amis de Bakounine ; ces pourparlers, comme on le verra, aboutirent à une rupture définitive au bout de trois semaines environ.

Ici je dois parler de ce qui a rapport aux papiers laissés par Netchaïef à Paris, et à la façon dont ils furent retrouvés (voir t. II, p. 64).

Lorsque Netchaïef, arrêté à Zurich, se vit perdu, il fit passer, de sa prison, à Ross (avec lequel il avait continué, après la rupture de juillet 1870, à entretenir quelques relations à l’occasion) un billet pour lui dire qu’il avait laissé, dans le logement qu’il avait occupé à Paris et dont il lui donnait l’adresse, des papiers, des livres et des effets, et qu’il le chargeait d’aller les retirer et d’en disposer. Après l’extradition de Netchaïef (20 octobre), Ross se rendit à Paris au commencement de novembre, et, muni du billet, y prit possession des papiers en question. Parmi ces papiers se trouvaient entre autres un manuscrit et des lettres de Bakounine, et des lettres de beaucoup d’autres personnes, lettres dont un grand nombre avaient été volées. Ross rapporta lui-même à Zürich[109] ceux des papiers qui pouvaient être compromettants ; il confia les autres — journaux, livres, manuscrits (correspondances dans les journaux russes) — à Pierre Lavrof, qui, devant se rendre à Zürich quelques jours plus tard, consentit à les y transporter. Tous les papiers rapportés par Ross furent brûlés, excepté des lettres de Mlle Natalie Herzen, qu’on rendit à celle qui les avait écrites.

J’ai cité (t. II, pages 61-63) le jugement sévère porté sur Netchaïef par Bakounine dans sa lettre à Talandier du 24 juillet 1870 ; j’ai cité également (Ibid., p. 180) le mot flétrissant qu’il écrivit dans son calendrier-journal le 1er août 1871. Il faut maintenant, pour être complet et pour être équitable, reproduire la lettre que Bakounine écrivit à Ogaref le 2 novembre 1872, après que Netchaïef eut été livré au gouvernement russe :


Ainsi, mon vieil ami, l’inouï s’est accompli ! La République helvétique a extradé l’infortuné Netchaïef ! Mais ce qu’il y a de plus alarmant, c’est que, à l’occasion de cette extradition, notre gouvernement voudra, sans doute, reprendre le procès et fera de nouvelles victimes. Cependant une voix intérieure me dit que Netchaïef, qui est perdu à jamais, — et qui, certainement, sait qu’il est perdu, — dans cette occasion évoquera de la profondeur de son être, tortueux et sali, mais qui est loin d’être vulgaire, toute son énergie et tout son courage primitifs. Il périra en héros, et cette fois il ne trahira rien ni personne.

Telle est ma foi. Nous verrons bientôt si j’ai raison. Je ne sais s’il en est de même de toi, mais moi je le plains profondément. Personne ne m’a fait, et avec intention, autant de mal que lui, mais je le plains quand même. C’était un homme d’une rare énergie, et, lorsque nous l’avons rencontré, en lui brûlait une flamme très vive et très pure d’amour pour notre pauvre peuple opprimé ; notre malheur historique et national lui faisait éprouver une véritable souffrance. À ce moment, son extérieur seul était malpropre, son intérieur n’était pas souillé. C’est son autoritarisme et sa volonté sans frein qui, en se combinant, bien malheureusement et par la faute de son ignorance, avec la méthode appelée machiavélisme et jésuitisme, l’ont définitivement précipité dans la boue. À la fin, il était devenu un véritable idiot. Imagine-toi que, deux ou trois semaines avant son arrestation, nous l’avons averti — non pas directement, car ni moi ni aucun de mes amis ne voulions nous rencontrer avec lui, mais par des intermédiaires — de quitter Zürich le plus tôt possible, parce qu’on le cherchait[110] ; il ne voulait pas le croire, et disait : « Ce sont les bakounistes qui veulent me chasser de Zürich » ; et il ajoutait : « Maintenant, ce n’est plus la même chose qu’en 1870 : j’ai à présent au Conseil fédéral à Berne des hommes qui s’intéressent à moi, des amis ; ils m’auraient prévenu si un pareil danger me menaçait ». Eh bien, le voilà perdu.


Voici les passages du calendrier-journal de Bakounine qui sont relatifs au journal russe en vue de la fondation duquel Pierre Lavrof venait de se rendre à Zurich :


Novembre 28. Émile [Bellerio] m’apporte lettre importante de Ross, m’annonçant arrivée Lavrof et pourparlers journal ; j’en parle avec Zaytsef[111]. — 29. Fini et envoyé lettre à Ross, et télégramme aussi ; causé avec Zaytsef à propos journal. Écrit soir une autre grande lettre aux amis de Zürich et une lettre de confiance à Boutourline.

Décembre 4. Télégramme singulier de Genève de Rouleff. — 5. Deuxième télégramme de Rouleff, et un de Fronstein. — 8. Télégraphié à Zürich. — 9. Arrive Ross. Chez Zaytsef : conversation à propos journal, Conclu. — 10. Ross part à 11 h. par bateau à vapeur pour Simplon, chez Sokolof[112], Genève. Vient Zaytsef avec lettre de sa mère : trahison d’Ozerof[113], et de qui encore ? Écrit lettre à Zürich. Envoyé lettre à Ross à Genève, avec lettre d’Ozerof, et lettre aux amis de Zürich. — 11. Télégramme à Ross, Genève. 14. Écrit lettre à Ross ; pas envoyée, à cause excellente dépêche de Sokolof, de Zürich, à Zaytsef[114]. — 18. Point de lettres de Zürich, étrange ! — 19. Bonne lettre de Ross, rupture avec Lavrof. — 21. Après dîner chez Bellerio, qui m’a apporté lettre de Ross et de Sokoloff. Soir, lettres à Ross et à Sokoloff. — 25. Lettre très peu satisfaisante de Holstein et compagnie.


La lettre que Bakounine avait écrite le 10 décembre « aux amis de Zürich » existe (Nettlau, p. 762) ; en voici un passage relatif à l’intrigue d’Ozerof :


Toute ma nature se révolte contre l’idée que vous, mes frères et alliés, avec lesquels je me suis si loyalement uni, auriez pu organiser avec Ozerof une conspiration en dehors de moi et contre moi... Mais en me rappelant le proverbe : « Il n’y a pas de fumée sans feu », je dois admettre qu’il existe entre vous et lui quelque chose d’innocent quant à l’intention, et néanmoins resté caché pour moi, à mon égard. Cela, mes amis, est injuste, et serait certainement plus mauvais pour la cause que ma polémique avec Marx.


Une lettre de Sokolof à Ogaref, du 2 janvier 1873 (publiée par Dragomanof), indique les motifs de la rupture de Bakounine et de ses amis avec Pierre Lavrof :


Notre affaire, par rapport à l’imprimerie[115], marche comme sur des roulettes. On n’aura pas à l’attendre longtemps. Vouloir, c’est pouvoir...

Tu me demandes ce qui se passe à Zürich ? À cette question, je vais te répondre comme suit : Depuis mon arrivée ici, il s’est produit une scission dans la jeunesse russe. Je n’y suis pour rien, bien entendu ; l’honneur en revient à monsieur Lavrof, un certain philosophe qui vient de Paris dans l’intention de fonder ici une revue. Ce Lavrof a élaboré son programme et l’a fait imprimer. Mais l’esprit en était faux et tellement détestable que Bakounine, Zaytsef, moi, de même que les meilleurs représentants de la jeunesse russe ici, nous en eûmes tous la nausée et nous décidâmes de nous détacher de Lavrof et de sa clique. Imagine-toi que, dans son programme, il déclare la révolution un mal et il prêche la légalité ! Qu’en penses-tu, avons-nous eu raison de nous faire schismatiques ?


On trouve aussi dans le calendrier-journal de Bakounine des indications relatives à ses rapports avec ses amis italiens. Cafiero, revenant d’Italie, arriva à Locarno le 4 novembre au soir ; il y resta jusqu’au 11 au matin. Le 21 arriva Fanelli, qui repartit dès le lendemain. Le 23 décembre arrivèrent Cafiero et Palladino, et le 25 Fanelli ; il s’éleva, le 27, une « discussion vive » entre celui-ci et Bakounine, dont le résultat fut une de ces bouderies dont Fanelli était coutumier ; le calendrier-journal porte, le 28 décembre: « Beppe parti à 5 heures matin. Toute la journée causé sur son compte, soir aussi. » Le 30 arrivèrent Chiarini et Orsone, deux Romagnols de Faenza, avec lesquels il y eut « fraternisation ».

Cependant le pauvre Pezza se mourait à Naples. Il cessa de vivre le 8 janvier ; La nouvelle de sa mort nous fut apportée par le Gazzettino rosa. Ses funérailles eurent lieu le vendredi 10 janvier 1873, à quatre heures :


Une foule compacte d’ouvriers et d’étudiants accompagnait le char funèbre, sans croix, sans cierges, sans prêtre ; le char et la foule suivirent lentement la longue route qui mène au cimetière, et qui était parcourue par des patrouilles de carabiniers à cheval.

La municipalité avait refusé aux amis du défunt de leur accorder un peu de terrain au cimetière catholique ; puis, cédant aux menaces, elle avait fini par consentir à ce qu’il fût enseveli dans l’enceinte où sont enterrés les enfants mort-nés, attendu, avait-on dit, que « celui qui n’a pas de religion est comme s’il n’avait jamais vécu ». Le cortège s’arrêta donc dans ce verdoyant petit jardin, et le cercueil fut déposé au pied d’un cyprès. Un ami raconta la vie de Pezza en quelques paroles émues, sans que la police osât procéder à des actes hostiles. Puis le corps fut placé dans le cercueil par le père et quelques amis, et descendu dans la terre.


Le vieux père de Pezza fit reproduire et encadrer un grand portrait photographique de son fils ; il m’en envoya un exemplaire qui, jusqu’au moment où je dus quitter la Suisse, resta placé dans mon cabinet de travail à côté du portrait de Varlin.



III


De janvier à juin 1873.


Le 5 janvier 1873, le Conseil général de New York, après avoir « expecté » (style Sorge) pendant près de deux mois la réponse des Sections du Jura à son ultimatum du 8 novembre 1872 (voir p. 40), prononça la suspension de la Fédération jurassienne. Cette décision fut notifiée en ces termes (en français) au secrétaire de notre Comité fédéral :


Conseil général de l’Association internationale des travailleurs.

Sous date du 8 novembre 1872 la lettre suivante fut envoyée à la Fédération jurassienne : (Suit la copie de la lettre de Sorge du 8 novembre 1872).

Aucune réponse n’ayant été reçue par le Conseil général jusqu’à ce jour — le 5 janvier 1873, — soixante (60) jours après[116], le Conseil général, en obéissance aux articles 2 et 6, chapitre II, des règlements administratifs (« Du Conseil général »)[117], est obligé de suspendre et par la présente il suspend la Fédération jurassienne jusqu’au prochain Congrès général.

Toutes les sections et membres de la Fédération jurassienne qui n’auront ni reconnu ni confirmé les résolutions de leur Congrès extraordinaire du 15 septembre 1872 de Saint-Imier, sont invités à faire l’union avec la Fédération romande en attendant l’établissement de la Fédération régionale suisse.

Le Conseil général :
F. J. Bertrand, Fr. Bolte, C. Carl, S. Dereure, Fornaccieri, S. Kavanagh, C. F. Laurel, E. Levièle, F. A. Sorge, C. Speyer, E. P. Saint-Clair.
Le secrétaire général, F. A. Sorge.
New York, le 5 janvier 1873.

À la Fédération jurassienne par Adhémar Schwitzguébel, Sonvillier.


La décision du Conseil général fut annoncée en même temps à toutes les autres fédérations.

C’est dans sa séance hebdomadaire du 9 février 1873 que le Comité fédéral jurassien prit connaissance du document que je viens de reproduire. Notre Bulletin le publia dans son numéro du 15 février, en le faisant suivre du commentaire que voici :


La provocation à la discorde et au manque de solidarité, qui termine cette lettre, ne trouvera pas d’écho parmi les sections de notre Fédération. Elles resteront unies plus étroitement que jamais, inébranlables dans leur fermeté et calmes dans la conscience de leur droit, devant les actes insensés de ceux qui prétendent former le gouvernement de l’Internationale.

Quant à l’opinion des autres fédérations, les déclarations du Congrès italien[118] de Rimini, du Congrès espagnol de Cordoue, et du Congrès belge de Bruxelles, ont été assez éloquentes et assez catégoriques, et nous tenons à remercier encore une fois les travailleurs de ces trois régions pour l’admirable esprit de solidarité dont ils font preuve à notre égard. Quant à l’Angleterre et à l’Amérique, on verra, par deux articles que nous publions plus loin[119], ce que dans ces deux pays on pense du Conseil général de New York et des personnages qui le composent. La France seule, malheureusement, ne peut élever la voix en ce moment[120] ; mais, pour juger de ses sentiments, il suffit de rappeler que toutes les Sections de France dont nous connaissons l’existence font partie intégrante de la Fédération jurassienne, à défaut d’une Fédération française que les persécutions du gouvernement les empêchent de former.

Terminons par un trait qui fera plaisir aux membres de notre Fédération. Dimanche 9 février, les Sections de la Vallée de la Vesdre (Belgique) étaient réunies dans leur Congrès trimestriel, à Verviers, et, quelques heures après l’ouverture de ce Congrès, le télégramme suivant arrivait à Sonvillier à l’adresse de notre Fédération :

« Verviers, 9 février, 1 heure et demie soir.

« Le Conseil de New York suspend la Fédération jurassienne. Vive à jamais la Fédération jurassienne !

« Au nom du Congrès de Verviers :
« Gérard Gérombou[121] ».


Dans la séance du 23 février du Comité fédéral jurassien était lue une lettre du Conseil fédéral hollandais annonçant que les Sections de la Hollande, qui jusqu’à ce moment ne s’étaient pas encore prononcées sur les décisions de la majorité de la Haye, ne reconnaissaient pas la suspension de la Fédération jurassienne. Voici cette lettre :


Amsterdam, 14 février 1873.

... Les Sections hollandaises se sont maintenant prononcées sur la question du Conseil général, et le résultat est : que les Sections d’Amsterdam, de la Haye et de Rotterdam sont en faveur de la minorité du Congrès de la Haye, c’est-à-dire que nous continuerons d’être en relations avec le Conseil général ; nous paierons nos cotisations comme d’habitude ; mais jamais nous n’adjugerons au Conseil général le droit de suspendre ou d’exclure une Fédération ou Section quelconque ; par conséquent nous n’acceptons pas la suspension de la Fédération jurassienne, quoique nous devions avouer que le Conseil général (d’après les résolutions du Congrès de la Haye) n’aurait pas pu agir autrement.

La Section d’Utrecht seule approuve pleinement les résolutions prises par la majorité du Congrès de la Haye.

Salut et solidarité.

Au nom du Conseil fédéral hollandais ;

H. Gerhard, secrétaire correspondant.


Le 22 février, la Commission fédérale espagnole adressait au Conseil général de New York une lettre dont elle donna en même temps connaissance à la Fédération jurassienne ; en voici le passage principal :


Nous avons reçu le 17 courant votre lettre datée du 5 janvier 1873, par laquelle vous nous annoncez que vous avez prononcé la suspension de la Fédération jurassienne du reste de l’Association internationale des travailleurs...

Si les travailleurs croyaient que l’unité de l’Internationale fût fondée sur l’organisation artificielle et toujours factice d’un pouvoir centralisateur quelconque, votre inqualifiable conduite serait suffisante pour diviser l’Internationale ; mais comme il n’en est pas ainsi, le peu d’ouvriers qui suivent encore l’erreur comprendront que l’institution d’un Conseil général dans l’Internationale est une violation permanente de la liberté qui doit être la base fondamentale de notre Association, parce que sans elle la solidarité n’est pas possible.

Malgré le décret de suspension fulminé contre la Fédération jurassienne, le Conseil général peut être assuré que cette Fédération continuera d’être reconnue par l’immense majorité des internationaux du monde...

Salut et liquidation sociale, anarchie et collectivisme.

Alcoy, 22 février 1873.
Pour la Commission fédérale :
Le secrétaire d’extérieur, Francisco Tomás, maçon.


Il est intéressant de constater que, dans l’opinion d’Engels et de Marx, la décision du Conseil général du 5 janvier fut une faute : ils eussent voulu qu’au lieu de la suspension, le Conseil général prononçât sur-le-champ l’expulsion, non seulement de la Fédération jurassienne, mais de toutes les Fédérations qui s’étaient mises en état de rébellion.

À la date du 4 janvier, Engels avait écrit à Sorge : « Vous avez donc maintenant : a, les Jurassiens ; b, les Belges ; c, l’ancienne Fédération espagnole, et d, les Sections anglaises de la minorité[122], qui se sont déclarés en rébellion. Nous sommes ici unanimement d’avis qu’il ne s’agit pas là d’un cas de suspension, mais que le Conseil général doit simplement constater que lesdites Fédérations et Sections ont déclaré nuls et non avenus les statuts légaux de l’Association (die zu Recht bestehenden Gesetze der Assoziation), qu’elles se sont mises par là elles-mêmes hors de l’Internationale et ont cessé d’en faire partie. Alors il ne sera pas question de la convocation d’une Conférence, qui dans le cas d’une suspension aurait pu être réclamée[123]. Naturellement vous ne pourrez prendre de semblables mesures que lorsque vous aurez entre les mains les documents officiels. Nous vous les procurerons[124]. »

En exécution des instructions envoyées par Engels, le Conseil général de New York vota le 26 janvier 1873 une résolution disant que « toutes les sociétés et personnes qui refusent de reconnaître les résolutions des Congrès, ou qui négligent exprès de remplir les devoirs imposés par les statuts et règlements généraux, se placent elles-mêmes en dehors de l’Association internationale des travailleurs et cessent d’en faire partie[125] ».


Marx à son tour écrivait à Bolte, le 12 février :


À mon avis, le Conseil général a commis une grande faute par la suspension de la Fédération jurassienne. Ces gens sont déjà sortis de l’Internationale, en déclarant que Congrès et statuts n’existaient pas pour eux ; ils se sont constitués en centre d’une conspiration pour la création d’une contre-Internationale ; à la suite de leur Congrès de Saint-Imier des Congrès du même genre ont eu lieu à Cordoue, à Bruxelles, à Londres, et les alliancistes d’Italie tiendront à leur tour un Congrès semblable. Chaque individu et chaque groupe a le droit de sortir de l’Internationale, et dès qu’une chose pareille arrive, le Conseil général a simplement à constater officiellement cette sortie, et nullement à suspendre

Si le Conseil général ne change pas son mode de procéder, quel en sera le résultat ? Après le Jura, il suspendra les fédérations sécessionnistes en Espagne, en Italie, en Belgique et en Angleterre ; résultat : Toute la fripouille (Alles Lumpengesindel) reparaîtra au Congrès de Genève et y paralysera tout travail sérieux, comme elle l’a fait à la Haye, et le Congrès général sera de nouveau compromis, pour la plus grande joie de la bourgeoisie. Le plus grand résultat du Congrès de la Haye a été de pousser les éléments pourris (die faulen Elemente) à s’exclure eux-mêmes, c’est-à-dire à sortir. Le mode de procéder du Conseil général menace d’anéantir ce résultat…

Puisque la faute a été commise à l’égard du Jura, le mieux serait peut-être d’ignorer complètement les autres (à moins que nos propres fédérations[126] ne demandent le contraire), et d’attendre le Congrès général des sécessionnistes, pour déclarer alors, en ce qui concerne toutes les fédérations qui s’y seront fait représenter, que ces fédérations sont sorties de l’Internationale, qu’elles s’en sont exclues elles-mêmes, et qu’elles doivent être désormais considérées comme des sociétés qui lui sont étrangères et même hostiles.


On voit que Marx n’y allait pas de main morte : plutôt point d’Internationale, qu’une Internationale où les fédérations prétendraient à l’autonomie !

Abîme tout plutôt : c’est l’esprit de l’Église.

En Espagne, les hommes de la Nueva Federacion madrileña avaient essayé, après le Congrès de Cordoue, de gagner à leur cause quelques adhérents dans différentes villes. Ils réussirent à constituer à Valencia un petit groupe dissident, qui se joignit à eux en prenant le titre de Conseil fédéral espagnol, et qui, le 2 février 1873, lança une circulaire où il s’annonça comme « le fidèle gardien des statuts de l’Internationale ». Mais cette tentative échoua piteusement : « Le prétendu Conseil fédéral s’efforça pendant deux mois de fonder une nouvelle fédération régionale ; mais, de l’aveu même de ceux qui en faisaient partie, il ne put obtenir que quarante cotisations, de localités différentes[127]. Les membres du prétendu Conseil fédéral comprirent bientôt que leurs efforts servaient tout simplement la cause bourgeoise, et qu’il y avait nécessité urgente de travailler au contraire à la défense et au développement de la véritable Fédération régionale. Ils prononcèrent alors la dissolution de leur Conseil, et tous ceux qui s’étaient séparés de la fédération de Valencia retournèrent s’unir à leurs frères de cette ville. Avec la dissolution du pseudo-Conseil fédéral, et la mort de l’organe des autoritaires, la Emancipacion[128], on peut regarder la campagne des agents de Karl Marx en Espagne comme terminée ; ils n’avaient abouti qu’au fiasco le plus complet. » (Rapport de la Commission fédérale espagnole au Congrès général de l’Internationale à Genève, 1er septembre 1873.)

Le 11 février 1873, par suite de l’abdication du roi Amédée, la République avait été proclamée en Espagne ; Castelar était devenu président. Un mois après, dans un article du Bulletin, cherchant à analyser la situation nouvelle créée par ce changement de régime politique, et examinant quelle pourrait être, à l’égard de la République, l’attitude des socialistes espagnols, j’écrivais :


Il est bien difficile de porter un jugement sur la véritable nature des événements qui se passent en Espagne... Ce qui paraît certain, c’est que le socialisme populaire est resté étranger au mouvement qui a porté les républicains au pouvoir, et que jusqu’à présent, sauf la manifestation ouvrière de Barcelone en faveur de la diminution des heures de travail, l’Internationale n’a pris aucune part active aux événements.

Mais cette abstention de l’Internationale ne pourra pas durer éternellement. Pour peu que le mouvement des partis s’accentue, l’Internationale ne pourra pas rester les bras croisés à regarder les ennemis du peuple se disputer le pouvoir ; il vient un moment où le peuple se met de la partie aussi, et où la portion du peuple déjà organisée, l’Internationale, devient le levier de l’action révolutionnaire.

... Ce serait à nos yeux une grande faute qu’une alliance entre l’Internationale et le parti des républicains fédéralistes ; non que l’Internationale ne soit pas fédéraliste, — mais son fédéralisme s’exerce de bas en haut ; il est la négation de l’État, des partis politiques et des assemblées constituantes ; il est l’affirmation de cette anarchie si chère aux ouvriers espagnols, c’est-à-dire de l’organisation spontanée et révolutionnaire des communes et des groupes autonomes librement fédérés.

En attendant que l’Internationale puisse essayer la réalisation de ce programme, elle fera bien, selon nous, de ne prendre aucune part aux tripotages politiques à propos des élections de la Constituante.

Mais doit-elle rester inactive ? s’il faut s’abstenir de faire le jeu de ses ennemis, faut-il s’abstenir de travailler dans l’intérêt de sa propre cause ? Non certes. Le moment est venu pour l’Internationale espagnole de déployer une énergie et une activité plus grandes que jamais. Qu’elle profite de l’effervescence générale des esprits pour faire une propagande populaire sur une vaste échelle ; qu’elle organise le prolétariat là où il n’est pas organisé encore ; qu’elle force le gouvernement à licencier l’armée et à armer le peuple ; qu’elle crée dans chaque localité des comités d’action, et que ces comités correspondent activement entre eux ; qu’elle profite de chacune des fautes du gouvernement pour détromper ceux qui auraient pu conserver cette dangereuse illusion que la république c’est l’affranchissement du peuple ; enfin que, toujours en éveil, elle se tienne prête pour toutes les circonstances, et que, si elle n’est pas encore assez forte pour faire la révolution, elle sache au moins l’être assez pour empêcher la consolidation et le fonctionnement régulier de n’importe quel gouvernement.

Voilà sans doute le programme que se sont déjà tracé nos amis espagnols…


Je reparlerai plus loin de l’Espagne, et des mouvements qui s’y produisirent dans l’été de 1873.


Les arrestations faites en France en décembre 1872 eurent pour conséquence plusieurs procès, dont les deux principaux furent celui de Denfraygues à Toulouse (10-28 mars 1873) et celui de Van Heddeghem à Paris (10 mars). Je ne les raconterai pas en détail ; je me bornerai à reproduire une lettre de moi, une lettre de Jules Guesde, et un extrait d’un article du Bulletin.

Le 7 février 1873, avant le commencement des procès, j’écrivais ce qui suit à un international belge, à Verviers[129] :


Serraillier nous a écrit une lettre pour éreinter ce citoyen Bousquet qu’on avait proposé d’exclure à la Haye. Le Comité fédéral jurassien avait décidé l’insertion de cette lettre au Bulletin, en témoignage de notre impartialité[130]. Mais après ce qui vient de se passer dans l’Hérault et ailleurs, il me semble que ce serait un acte de la plus haute imprudence que de continuer dans nos colonnes une discussion relative à un homme qui habite Béziers, et de le désigner tout haut comme membre de l’Internationale. Qu’en pensez-vous ? Croyez-vous qu’il vaille mieux, dans l’intérêt de nos amis poursuivis en France, supprimer la lettre de Serraillier ; ou bien que, mettant la réputation de bonne foi du Bulletin au-dessus de la sécurité de nos amis, nous devions insérer la lettre quand même ?

J’ai reçu une lettre du fameux Cuno, président de la Commission d’enquête sur l’Alliance. Il m’écrit d’Amérique, où il paraît avoir fondé une section, et sa lettre est si cocasse que nous nous empresserons de la publier dans le Bulletin, comme d’ailleurs il le réclame[131].

Au sujet des arrestations dans le Midi de la France, j’ai reçu des nouvelles positives. Nos amis français affirment que ce sont deux agents marxistes, Calas et Swarm (déjà nommés dans notre circulaire confidentielle[132]), qui ont dénoncé leurs propres camarades. En effet, tous les individus arrêtés sont des marxistes ou des indifférents. Un seul des nôtres a été dénoncé : c’est Paul Brousse, qui a pu se soustraire au mandat d’amener et s’est réfugié à Barcelone.

Pour ce qui concerne Calas, il est atteint et convaincu de mouchardise ; Brousse en a donné les preuves publiquement. Quant à Swarm, dont le vrai nom est Dentraygues, Guesde m’écrit de Rome qu’il n’y a à son égard que de forts soupçons, et qu’une enquête se fait en ce moment.


Le procès de Toulouse changea, à l’égard de Dentraygues, les soupçons en certitude. Jules Guesde nous écrivit à ce sujet la lettre suivante, qui fut publiée dans le Bulletin (numéro du 15 avril 1873, article intitulé Les proconsuls marxistes en France) :


Rome, 29 mars.

Chers compagnons.

Vous avez bien voulu, il y a trois mois[133], signaler à l’Internationale tout entière les agissements des agents de Marx dans le Midi de la France. Et, par mon intermédiaire, nos compagnons français vous remercient de votre courageuse initiative.

Aujourd’hui, les soupçons, les probabilités se sont changés en preuves. Le Swarm qui, après avoir contribué à expulser à la Haye Bakounine et Guillaume de notre Association, avait ensuite, de son autorité privée, étendu cette expulsion au compagnon Paul Brousse de Montpellier, vient de se révéler devant le tribunal de Toulouse sous son vrai jour. Sous prétexte d’affilier les ouvriers de notre Midi à l’Internationale, et grâce aux pleins-pouvoirs de Marx, il rabattait le gibier socialiste dans les filets de la police thiériste.

C’est lui qui a dénoncé les trente-six victimes de Toulouse, les quatre victimes de Béziers, etc. ; et c’est son témoignage qui les fait condamner à l’heure qu’il est.

Il s’appelle de son vrai nom Dentraygues.

« Vous êtes la cheville ouvrière de l’accusation », a pu lui dire en face le président de la Cour, sans soulever de sa part la moindre protestation.

Qu’aurait-il pu d’ailleurs articuler pour sa défense ? Dans sa déposition écrite comme dans ses réponses au tribunal, n’a-t-il pas été à l’égard de ses dupes l’auxiliaire, le chien du ministère public ?

« J’ai plaidé beaucoup, beaucoup d’affaires de ce genre, — a déclaré l’avocat d’un des prévenus, M. Floquet, — et j’en ai une longue pratique ; j’ai eu de plus l’occasion de lire, après le 4 septembre, les dossiers des dénonciateurs que l’on avait vu surgir dans des affaires de cette nature. Eh bien, j’affirme ne jamais en avoir vu d’aussi cyniques que Dentraygues. »

Et un autre défenseur, Mie, de Périgueux, d’ajouter : « À chaque difficulté de l’accusation, le ministère public s’écrie : « À moi, Dentraygues ! » comme on s’écriait jadis : « À moi d’Auvergne ! » avec cette différence qu’autrefois c’était l’honneur qu’on appelait, et qu’aujourd’hui c’est la honte. Dentraygues, enfin, c’est le tiroir que l’on ouvre et dans lequel on trouve toutes les lettres de ceux qu’il a compromis ou dupés, tous les renseignements que l’on souhaite, et nous arrivons à cette conclusion douloureuse : Dentraygues est l’auxiliaire du ministère public. »

Mais assez sur ce chapitre !

Ce qui ressort du procès de Toulouse, ce n’est pas seulement le rôle infâme du fondé de pouvoirs de Marx et du Conseil général, mais la condamnation du système de l’organisation autoritaire dont Marx et le Conseil général sont les soutiens.

Ce qui a permis en effet à Dentraygues de livrer à la police rurale les organisateurs de l’Internationale dans le Midi de la France, c’est la fonction d’initiateur attribuée dans notre Association par le Congrès de la Haye à une autorité centrale.

Laissez la classe ouvrière, dans chaque pays, s’organiser anarchiquement, au mieux de ses intérêts, et les Dentraygues ne sont plus possibles :

1° Parce que les travailleurs de chaque localité se connaissent entre eux et ne seront jamais exposés à s’en remettre à un homme qui puisse les trahir, les vendre ;

2° Parce que, en admettant même que la confiance qu’ils ont placée en l’un des leurs ait été trompée, le traître, limité à sa seule section, ne pourra jamais livrer qu’une section aux policiers de la bourgeoisie.

L’autonomie des sections, des fédérations, n’est pas seulement l’esprit de l’Internationale, mais sa sécurité.

Que nos compagnons français, éclairés par l’expérience, y songent !

À vous et à la Révolution.

Jules Guesde.


C’est sur la dénonciation de Dentraygues que son collègue Van Heddeghem, fondé de pouvoirs du Conseil général à Paris, avait été arrêté. Voici ce que dit notre Bulletin de cet autre procès :


Venons au procès de Van Heddeghem dit Walter.

Ce dernier paraît avoir joui auprès des marxistes de moins de confiance que Dentraygues, parce qu’on le soupçonnait d’être sympathique aux blanquistes auteurs de la brochure Internationale et Révolution. Le sieur Serraillier lui avait écrit pour le sonder à ce sujet, en lui disant entre autres qu’on lui reprochait « d’avoir attaqué Marx, Lafargue et Serraillier dans des termes assez peu convenables ».

À l’audience. Van Heddeghem déclare qu’il a été la dupe des meneurs de l’Internationale, mais que, les ayant vus de près, il s’est promis de percer à jour leurs basses intrigues ; que dorénavant il n’a plus qu’une idée fixe, c’est d’écraser l’Internationale. Ce repentir touche M. le substitut du procureur de la République, qui demande les circonstances atténuantes ; aussi Van Heddeghem ne reçoit-il que deux ans de prison.

Sans prétendre excuser l’attitude du prévenu, nous devons avouer que son mépris pour la coterie marxiste ne nous étonne nullement.

Une lettre du prétendu Conseil général de New York, signée Sorge et adressée à Van Heddeghem, a été lue à l’audience, de même que le texte du mandat délivré au proconsul parisien. La lettre de Sorge dit entre autres : « Des mandataires ont été nommés pour Toulouse et Bordeaux ; Auguste Serraillier, de Londres, a été nommé représentant du Conseil général pour la France, sous date du 22 décembre 1872, chargé et autorisé d’agir au nom du Conseil général ».

Donc, au-dessus des proconsuls locaux de Paris, Toulouse et Bordeaux, il existe un proconsul général pour la France, et c’est le sieur Serraillier, résidant à Londres, qui remplit cette haute fonction. Nous savions déjà par le Volksstaat que Marx avait reçu des fonctions analogues pour l’Allemagne. Ce qui veut dire bien clairement que Sorge et ses acolytes de New York ne sont que les hommes de paille de la coterie de Londres, et que le pouvoir réel est resté entre les mêmes mains qu’avant le Congrès de la Haye.

Voici quelques extraits du mandat de Van Heddeghem, que nous ne pouvons donner en entier, vu sa longueur :

« Le compagnon L. Heddeghem est nommé provisoirement mandataire du Conseil général pour le district de Paris, où il devra agir d’après les instructions suivantes :

« 1° Il organisera l’Internationale dans le district mentionné conformément aux statuts et règlements généraux et aux résolutions du Congrès...;

« 5° Il enverra au mandataire du Conseil général, résidant à Londres, une copie exacte de toutes les communications adressées au Conseil général ;

« 6° Il aura droit de suspendre une organisation ou un membre quelconque de son district, jusqu’à l’arrivée de la décision du Conseil général, auquel il donnera avis immédiatement de chaque suspension prononcée, en y joignant les pièces justificatives et la supplique (sic) des partis accusés. »

Ce mandat est signé Sorge et daté du 30 décembre 1872.

Voilà un échantillon de la splendide organisation que la majorité du Congrès de la Haye a rêvé de donner à l’Internationale. Est-ce que devant de semblables aberrations et les beaux résultats qu’elles ont produits, ceux qui sont encore aveuglés n’ouvriront pas les yeux ?

Marx avait trois mandataires en France : l’un, Swarm [Dentraygues], s’est trouvé un mouchard ; le second, Van Heddeghem, a renié l’Internationale ; du troisième, celui de Bordeaux, nous ne pouvons rien dire, ne le connaissant pas[134]. Mais à eux trois, à quoi ont-ils abouti ? à faire arrêter de malheureux ouvriers, sans constituer la moindre organisation sérieuse.

Et c’est à cette occasion qu’un des gendres de Marx, M. Longuet, a l’effronterie ou la naïveté de s’écrier, dans une lettre publiée par la Liberté de Bruxelles du 6 avril 1873, que les adversaires du Congrès de la Haye sont de mauvaise foi, parce que « ils ont attaqué les mandats français, dont les tribunaux se chargent aujourd’hui de démontrer l’authenticité[135] ».

Elle est jolie, l’authenticité !

Heureusement qu’il y a en France, à côté de ces fantômes d’organisation ébauchés par les marxistes et vendus aussitôt à la police par leurs agents, des sections sérieuses, qui continueront à propager avec ardeur les principes immortels de l’Internationale.


Il reste à faire connaître les appréciations de la coterie marxiste sur la conduite de ses deux agents. Voici ce qu’Engels écrivait à ce sujet à Sorge le 20 mars 1873 :


En France, tout le monde semble avoir été pincé. Heddeghem a joué le traître, comme le prouve le procès de Caen, où le procureur l’a expressément nommé comme le dénonciateur, Dentraygues (Swarm) à Toulouse avait, avec la pédanterie habituelle, dressé une masse de listes inutiles, qui ont fourni à la police tout ce dont elle avait besoin ; le procès a lieu en ce moment. Nous attendons tous les jours des nouvelles.


Et le 15 avril :


Vous aurez vu par les journaux français que Walter [Heddeghem] apparaît comme un incontestable espion. On dit que c’était un mouchard bonapartiste. À Toulouse, Swarm [Dentraygues] ne s’est pas conduit beaucoup mieux ; mais n’ayant pas lu le compte-rendu in-extenso, je ne puis parler avec certitude ; en tout cas ce n’était pas un mouchard, mais il paraît avoir été faible et capricieux[136].


Le 3 mai, comme Sorge lui avait écrit : « Nous attendons d’avoir plus de nouvelles concernant la France, avant de prendre aucune mesure », Engels lui répond :


Je ne vois pas que vous puissiez prendre quelques mesures que ce soit. Toutes nos sections sont pincées. Heddeghem était espion déjà à la Haye. Dentraygues n’est pas un espion, mais il a, pour des motifs personnels et par faiblesse, dénoncé des individus par qui il avait été rossé (die ihn vorher durchgekeilt hatten) ...[137]. Quoiqu’il en soit, en France l’organisation est pour le moment fichue (klatsch), et elle ne pourra se refaire que très lentement, puisque nous n’avons plus aucune relation[138].


L’ordre chronologique m’oblige à intercaler ici une mention relative à l’Amérique du Nord. Les Sections groupées autour du Conseil fédéral de Spring Street s’étaient préoccupés du projet, annoncé par une résolution du Congrès anti-autoritaire de Saint-Imier, de la convocation d’un nouveau Congrès anti-autoritaire, qui se serait réuni « pas plus tard que dans six mois ». Une lettre de B. Hubert, secrétaire correspondant du Conseil de Spring Street, à Adhémar Schwitzguébel, en date du 2 février 1873, annonça que la Fédération nord-américaine avait approuvé les résolutions du Congrès de Saint-Imier (avec une réserve sur deux points) ; elle ajoutait : « Si le nouveau Congrès anti-autoritaire, proposé à Saint-Imier, a lieu au mois de mars, il nous sera impossible d’y envoyer un délégué ; mais nous tâcherons néanmoins de nous y faire représenter par des citoyens résidant en Europe ». (Bulletin du 1er avril 1873.) Le 2 mars suivant, le Conseil fédéral de Spring Street, s’étant figuré que le Congrès anti-autoritaire se réunirait réellement au milieu de mars, vota des résolutions de sympathie pour ce Congrès, et les transmit à Schwitzguébel, en exprimant le regret de ne pouvoir envoyer de délégation.


La Fédération italienne devait tenir le 15 mars à Mirandola (Émilie) un Congrès qui avait été convoqué par une circulaire de la Commission italienne de correspondance en date du 1er janvier 1873. Le gouvernement italien résolut d’empêcher le Congrès de se réunir : le 12 mars, il fit occuper militairement la ville de Mirandola, et arrêter quelques-uns des délégués au moment de leur arrivée. Les autres délégués, prévenus, se rendirent à Bologne et, dans un local ignoré de la police, ils ouvrirent le Congrès au jour fixé.

On nous écrivit de Bologne à ce sujet :


Le 15 mars nous avons ouvert à Bologne notre Congrès : environ cent cinquante Sections étaient représentées par cinquante-trois délégués... Le Congrès était gardé à vue par la brave fédération de Bologne, en dépit d’une armée de mouchards et d’agents de police. Mais le lendemain on a arrêté et enchaîné d’une manière infâme les compagnons Cafiero, Malatesta, Costa, Chiarini et Faggioli. Néanmoins le Congrès a continué à se réunir et a poursuivi ses travaux jusqu’au 18, et la police n’a su envahir la maison où il tenait ses séances que dix minutes après la clôture et le départ des délégués... Nous avons dans la prison de Modène nos compagnons Benevelli, Cerretti, Cappelli et Gabrielli, délégués des Sections d’Ancône, Modène et Mirandola, et dans les prisons de Bologne nos compagnons Cafiero, Malatesta, Costa, Chiarini, Faggioli, Negri, Nabruzzi (Giuseppe). Des mandats d’arrestation ont été lancés contre tous les autres délégués[139].


Parmi les résolutions votées par le Congrès, il s’en trouvait naturellement une déclarant que « la Fédération italienne refusait de reconnaître les délibérations du Congrès de la Haye et déniait au Conseil général de New York toute qualité ou ingérence dans l’Internationale » ; par une autre résolution, le Congrès déclarait « qu’il acceptait le pacte de solidarité proclamé à Saint-Imier, le considérant comme absolument nécessaire pour défendre le véritable esprit et la véritable unité de l’Internationale contre les menées autoritaires et dissolvantes des centralistes ».

Au sujet du Congrès international anti-autoritaire, prévu par une résolution du Congrès international de Saint-Imier, le Congrès italien exprima le vœu que ce Congrès anti-autoritaire eût lieu quelques jours avant le Congrès général de 1873.

Dans une séance administrative, le Congrès s’occupa de la question Terzaghi. Carlo Terzaghi[140], qui rédigeait alors à Turin un journal appelé la Discussione, était accusé d’être un mouchard. Un rapport, présenté par la Commission de correspondance, établit qu’il était en effet au service de la police, et le Congrès vota l’expulsion de la Fédération italienne de cet agent provocateur.

Toute l’Italie s’était donc prononcée contre le Conseil général de New York, à l’exception de Bignami et de son groupe, l’unique espoir de Marx et d’Engels. Bignami avait de nouveau besoin d’argent, et fort à propos New York avait fait à Engels un nouvel envoi d’une quarantaine de dollars. Voici ce qu’on lit à ce sujet dans une lettre d’Engels au Conseil général, du 15 avril 1873 :

« Citoyens, j’ai reçu votre lettre du 21 mars avec un chèque de £ 8 6d pour Lodi. En même temps, je recevais une lettre de Bignami disant qu’il était de nouveau obligé de se cacher pour éviter d’être mis en prison à la suite d’une condamnation qu’il préfère purger plus tard pour des raisons de santé. L’argent ne pouvait donc arriver dans un meilleur moment. Je l’ai changé en une somme de 200 francs en billets français, que je lui ai envoyés immédiatement...

« Pas de nouvelles d’Italie, sinon que la Plèbe a momentanément suspendu sa publication.

« L’emprisonnement des alliancistes arrêtés à Bologne et à Mirandola ne durera pas longtemps, ils seront bientôt relâchés ; quand on en arrête de temps à autre quelques-uns par erreur, ils n’en ont jamais sérieusement à souffrir[141] ».

Je ne puis pas indiquer, pour chacun des délégués arrêtés, la date de leur mise en liberté ; mais le Bulletin nous donne un renseignement précis en ce qui concerne Cafiero et Malatesta ; il dit, dans son numéro du 1er juin 1873 : « Nous avons le plaisir d’annoncer à nos lecteurs que ceux de nos amis italiens qui étaient encore en prison préventive à Bologne, Cafiero et Malatesta, ont été remis en liberté après un emprisonnement arbitraire de cinquante-quatre jours[142]. »


Dans la Suisse française, le Conseil général de New York n’avait pas trouvé tout l’appui qu’il attendait des hommes du Temple-Unique à Genève et de leurs dupes. L’Égalité, qui n’avait plus de lecteurs ni de rédacteurs, avait cessé de paraître. L’ancienne « Fédération romande » était en pleine décomposition, et ses meneurs se jetaient mutuellement à la tête des accusations scandaleuses. L’un d’eux, F. Candaux, ancien trésorier du Comité cantonal de Genève, et délégué de la Section des faiseurs de ressorts, écœuré des tripotages qui éclataient maintenant au grand jour et qui venaient d’amener la ruine du Cercle du Temple-Unique[143], publia, en janvier 1873, un rapport adressé à sa section, pour signaler les dangers de la situation, et, le 16 mars, une brochure intitulée L’Internationale et les intrigants. Personnellement pris à partie par Candaux, et traité d’ivrogne, Henri Perret répondit (28 mars) par un mémoire autographié, où il affirmait que Candaux « avait obéi à un sentiment de haine jalouse et toute personnelle ». Le Bulletin, tout en faisant remarquer que « le citoyen Candaux n’était pas un ami de la Fédération jurassienne », et que « certains passages de son rapport semblaient au contraire indiquer qu’il était animé contre elle de sentiments hostiles », prit acte de divers faits constatés par le rapporteur, de celui-ci entr’autres : que, le 11 janvier 1873, l’assemblée générale de la Section centrale de Genève, convoquée par affiches, comptait en tout treize personnes, y compris le président !

Lorsque nous apprîmes que les bijoutiers de Genève s’étaient mis en grève, nous ouvrîmes des souscriptions dans nos sections pour leur venir en aide, et notre Comité fédéral s’employa à répandre les circulaires du comité de la grève. On a vu (p. 22) qu’Engels avait écrit, à ce propos, que « les Genevois réclament toujours tout et ne font jamais rien ». Le Comité fédéral jurassien, lui, adressa le 9 mars 1873 un pressant appel, aux sections de la Fédération ; il leur disait : « Les ouvriers bijoutiers de Genève luttent pour l’introduction de la journée de neuf heures. Ils font appel à la solidarité ouvrière. Nous avons dit maintes fois aux ouvriers genevois : « Divisés avec vous sur des questions d’organisation et de pratique politique, nous sommes frères dans la servitude économique ». Compagnons, sachons prouver que cette affirmation n’était pas un vain mot. » Plusieurs Sections jurassiennes envoyèrent des secours à Genève.

En même temps, sur l’initiative de Malon, une souscription était ouverte (Bulletin du 15 mars) pour venir en aide à des réfugiés de la Commune qui mouraient de faim à Londres ; elle produisit en quelques semaines une somme de 404 fr. 95 (Bulletin du 13 juillet 1873).


Nos statuts fédéraux disaient que le Congrès de la Fédération jurassienne devait se réunir chaque année au mois d’avril. Par circulaire en date du 23 mars, le Comité fédéral convoqua le Congrès jurassien pour le dimanche 27 avril 1873, à Neuchâtel. Et, fidèle à l’esprit qui nous avait toujours animés, il publia un « Appel aux Sections de la Fédération romande et du groupe suisse de langue allemande », pour les inviter à se faire représenter à notre Congrès. L’Appel disait :


Au lieu de continuer à récriminer, à nous accuser mutuellement, il nous paraît qu’il serait préférable de tenir compte des diversités de tempérament, de conceptions philosophiques et politiques... Nous souffrons tous également de l’asservissement du travail au capital ; nos misères économiques sont identiques. Il serait donc possible que les trois groupes internationalistes de la Suisse, tout en conservant leur autonomie particulière et leur mode d’action propre, s’entendissent pour tout ce qui concerne les luttes économiques du travail contre le capital... Venez à notre Congrès, venez-y en frères, vous y serez reçus en frères ;... nous vous y donnerons des explications sincères, nous y discuterons fraternellement, comme des hommes qui ne recherchent que la vérité... Nous osons espérer que notre appel sera entendu, et que des délégations des sections de la Fédération romande et de la Suisse allemande viendront apporter à notre Congrès la bonne nouvelle que le désir de la paix est dans vos cœurs comme il est dans les nôtres.


Le Congrès eut lieu dans une salle de la Grande-Brasserie. Il tint trois séances, le dimanche matin et le dimanche soir 27 avril, et le lundi matin 28 avril. Les délégués étaient au nombre de dix-neuf, représentant la fédération ouvrière de Porrentruy, la Section de Moutier, la Section de Saint-Imier, la Section de Sonvillier, la Section des graveurs et guillocheurs du district de Courtelary, la Section de la Chaux-de-Fonds, la Section du Locle, la Section des graveurs et guillocheurs du Locle, la Section slave de Zurich, la Section de Neuchâtel, et une Section d’Alsace. La Section de Bienne ne s’était pas fait représenter, ni la Section de propagande et d’action révolutionnaire-socialiste de Genève. Une Section nouvellement formée à Genève sous le nom de Groupe socialiste de propagande envoya un télégramme de félicitations signé Perrare, Ténine, Denivelle, Colonna et Caudaux ; la corporation des bijoutiers de Genève fit également parvenir un salut télégraphique ; la Société de secours au travail des ouvriers tailleurs de Genève, en réponse à l’appel conciliant de notre Comité fédéral, exprima par lettre son regret de ne pouvoir, pour cette fois, se faire représenter au Congrès ; et la Section centrale italienne de Genève envoya un délégué en la personne d’un ouvrier en bâtiment, Rossetti. Il fut donné lecture de lettres de France, d’Italie, de Belgique et d’Espagne.

Nous avions, tout d’abord, à nous occuper de la question du Congrès général de l’Internationale. Où et quand se réunirait il, et qui serait chargé de le convoquer ? La résolution suivante, proposée par le Comité fédéral, fut votée à l’unanimité :


Considérant qu’à teneur des statuts généraux, le Congrès général de l’Internationale se réunit chaque année de plein droit sans qu’il soit besoin d’une convocation émanant d’un Conseil général,

La Fédération jurassienne propose à toutes les Fédérations de l’Internationale de réunir le Congrès général le lundi 1erseptembre 1873 dans une ville de Suisse.

Considérant en outre qu’il importe au salut de l’Internationale d’empêcher que le Congrès général de 1873 ne suive les funestes errements du Congrès de la Haye,

Elle propose aux Fédérations qui ne reconnaissent pas les pouvoirs autoritaires du Conseil général de New York, d’envoyer leurs délégués dans la ville où se tiendra le Congrès général, dès le jeudi 28 août, pour y tenir un Congrès anti-autoritaire, destiné à préparer une entente entre ces Fédérations pour le triomphe du principe fédératif dans le Congrès général[144].


La discussion qui précéda le vote de la résolution, et à laquelle prirent part James Guillaume[145], Pindy, Heng, Spichiger, Lefrançais, Rougeot, Floquet, Schwitzguébel, Cyrille, et Froidevaux[146], établit nettement qu’aux yeux des internationaux jurassiens le seul Congrès général de l’Internationale serait celui que convoqueraient directement les Fédérations elles-mêmes, et non celui que pourrait tenter de convoquer le prétendu Conseil général de New York.

La résolution complémentaire ci-après fut ensuite votée :


Le Comité fédéral jurassien est chargé des démarches nécessaires pour le choix de la ville où devra se réunir le Congrès général, et, après en avoir référé aux Sections jurassiennes, de faire des propositions à ce sujet à toutes les Fédérations.


À l’égard de la revision des statuts généraux, le Congrès vota qu’il serait proposé à toutes les Fédérations d’abroger tous les articles des statuts relatifs à l’institution d’un Conseil général, et d’instituer trois commissions, une Commission de correspondance, une Commission de statistique, et une Commission de résistance, placées chacune dans une Fédération régionale différente.

À la suite d’un rapport de la Section de Neuchâtel sur la question de la statistique du travail, le Congrès institua une Commission fédérale de statistique, dont le siège fut placé à Neuchâtel.

Le Congrès recommanda, aux sociétés ouvrières qui voudraient se constituer en fédération locale, les statuts de la Fédération ouvrière du district de Courtelary, comme offrant un guide qui pourrait les aider utilement dans la rédaction de leurs propres statuts.

Il fut décidé qu’outre les caisses de résistance constituées dans les sociétés corporatives, il serait recommandé aux Sections dites mixtes ou centrales de créer, elles aussi, un fonds de solidarité destiné au soutien des grèves, ainsi qu’à l’appui mutuel en cas de maladie ou de chômage.

La proposition de rendre la publication du Bulletin hebdomadaire avait été présentée de nouveau par la Section de Neuchâtel ; le Congrès décida qu’à titre d’essai, pendant une période de six mois, du 1er juillet au 31 décembre 1873, le Bulletin serait publié chaque semaine.

Une dernière question à traiter était celle d’un Congrès ouvrier suisse, qu’un comité d’organisation constitué à Genève convoquait pour le 1er juin à Olten (canton de Soleure). Ce Congrès devait avoir un caractère purement économique et s’occuper essentiellement de la création des Unions régionales de métier ; aussi l’idée en fut-elle accueillie avec faveur par le Congrès jurassien. Une résolution fut votée à l’unanimité, « recommandant à toutes les Sections jurassiennes d’envoyer des délégations au Congrès économique projeté à Olten, et de donner mandat à ces délégations de travailler à ce que le Congrès d’Olten prît pour base d’organisation ouvrière la fédération des métiers ».

La présence au Congrès jurassien du délégué Rossetti, de Genève, — arrivé le dimanche après-midi, — donna lieu, le lundi matin, à un échange d’explications sur la possibilité d’amener un rapprochement entre la Fédération jurassienne et la Fédération romande. La Section que Rossetti représentait ne faisait pas partie de la Fédération romande ; et elle avait pensé, expliqua son délégué, que sa position neutre lui permettrait d’offrir ses bons offices pour amener une réconciliation. Rossetti exprima l’opinion que les questions qui avaient produit la scission en 1870 étaient des questions essentiellement personnelles, qui n’existaient plus désormais ; il fallait passer l’éponge sur les vieilles histoires, et tâcher de rallier tous les travailleurs de la Suisse dans une seule Fédération nationale.

Schwitzguébel répondit que la Fédération jurassienne était toute disposée à faire la paix et à oublier le passé ; mais qu’il n’était pas nécessaire qu’elle fît le sacrifice de son autonomie en se fusionnant avec la Fédération romande et le groupe des Sections de langue allemande. Chacun de ces trois groupes avait sa raison d’être et représentait une tendance spéciale : il était donc préférable qu’ils continuassent à vivre de leur vie propre, tout en se donnant la main sur le terrain de la solidarité économique.

Rossetti ayant alors demandé quelle raison il pouvait y avoir pour que la Fédération romande et la Fédération jurassienne restassent séparées, en ajoutant que pour sa part il n’en voyait point, j’expliquai au délégué genevois la situation en ces mots :

« Ce qui continue à séparer les deux Fédérations, c’est le Congrès de la Haye et le Conseil général de New York. La Fédération romande a approuvé le Congrès de la Haye ; elle a accepté d’obéir au Conseil général de New York. La Fédération jurassienne se trouve dans le camp opposé, et même, pour ce fait, le Conseil général de New York a prononcé sa suspension de l’Internationale. »

Fort surpris de ce qu’il venait d’entendre, Rossetti déclara qu’il n’avait jamais ouï parler de la suspension de la Fédération jurassienne, et qu’il ne savait pas ce que cela voulait dire ; qu’à Genève, dans son entourage, on n’en avait pas connaissance. Son opinion était qu’on ne devait pas prolonger un conflit qui ne profitait qu’à la bourgeoisie, et qu’il fallait se tendre la main.

Complétant mon explication, je dis à Rossetti que tout d’abord il faudrait que le prochain Congrès général prononçât sur les questions soulevées à la Haye ; la Fédération jurassienne n’était pas seule engagée dans cette affaire, et le plus grand nombre des Fédérations de l’Internationale s’étaient déclarées solidaires avec elle.

Il fut donné connaissance à Rossetti des résolutions votées dans la séance du dimanche matin, au sujet du Congrès général et de la revision des statuts généraux, et il s’en déclara satisfait ; après quoi le Congrès vota à l’unanimité, comme conclusion de cette discussion, la résolution suivante :


Le Congrès jurassien remercie les Sections de Genève qui ont répondu à son appel de leurs manifestations sympathiques, et exprime le vœu de voir, dans un prochain avenir, tous les groupes internationaux de la Suisse s’unir sur le terrain de la solidarité économique, tout en conservant leur autonomie, et sans faire le sacrifice de leurs principes respectifs.


Avant de se séparer, le Congrès désigna les Sections du Locle comme devant être le siège du Comité fédéral pour 1873-1874.

Le dimanche après-midi avait eu lieu un grand meeting public, dont le Bulletin rend compte en ces termes :

« À deux heures, la vaste salle de la Grande-Brasserie était remplie d’une foule compacte… La présidence du meeting avait été confiée à Spichiger, du Locle. Les premiers orateurs parlèrent de la nécessité pour les ouvriers de s’organiser en sociétés, afin de défendre leurs salaires, et de fédérer ces sociétés entre elles pour en augmenter la puissance ; Heng, de la Chaux-de-Fonds ; Durozoi, de Neuchâtel ; Schwitzguébel, de Sonvillier ; Dargère, de Neuchâtel, parlèrent dans ce sens, aux applaudissements de l’auditoire. Le citoyen Beslay, membre de la Commune de Paris, fit l’historique et la définition du socialisme, et fut écouté avec une attention sympathique. Rossetti, délégué de Genève, parla des grèves genevoises et montra quels résultats les ouvriers pouvaient obtenir par l’organisation et la fédération ; son discours pittoresque et énergique fut vivement applaudi ; l’orateur le répéta en italien pour se faire comprendre des nombreux ouvriers italiens qui assistaient au meeting. Les citoyens Henri Wenker, menuisier, de Neuchâtel, Pindy et Lefrancais, membres de la Commune de Paris, vinrent à leur tour traiter la question du travail avec de nouveaux développements, et se firent également applaudir. Le citoyen Durand-Savoyat parla sur la statistique. Enfin Schwitzguébel, reprenant la parole, exposa les résultats pratiques déjà obtenus par la Fédération ouvrière du Val de Saint-Imier, et les offrit en exemple aux ouvriers de Neuchâtel… Le succès de cette grande réunion a dépassé toutes les espérances des organisateurs, et elle sera sans doute le point de départ d’un réveil sérieux du mouvement ouvrier à Neuchâtel. »

Les Sections du Locle désignèrent, dans les premiers jours de mai, le nouveau Comité fédéral, qui fut ainsi composé : Louis Pindy, secrétaire correspondant ; François Floquet, administrateur du Bulletin ; Adolphe Roos, secrétaire des séances ; Alexandre Châtelain, caissier ; Auguste Spichiger, archiviste. Aussitôt constitué, le Comité fédéral adressa (11 mai) à toutes les Fédérations de l’Internationale une circulaire pour leur communiquer la proposition de la Fédération jurassienne de réunir le Congrès général le 1er septembre 1873 dans une ville de Suisse.

Le numéro du Bulletin qui rend compte du Congrès de Neuchâtel annonce aussi l’apparition du Mémoire de la Fédération jurassienne, dont l’impression venait d’être achevée à l’imprimerie G. Guillaume fils (devenue, depuis le commencement de 1873, l’imprimerie L.-A. Borel). L’annonce est ainsi conçue :


Vient de paraître : Mémoire présenté par la Fédération jurassienne de l’Association internationale des travailleurs à toutes les Fédérations de l’Internationale ; un volume in-8o de plus de 400 pages [286+142]. Prix : 3 fr. 50 ; pour les internationaux 2 fr. 50. — Cet important travail est une histoire complète du développement de l’Internationale dans la Suisse romande, depuis sa création jusqu’à l’époque actuelle. Il est indispensable à tous ceux qui veulent se faire une idée exacte des tendances représentées par les différents groupes socialistes de la Suisse, et de la lutte qui en est résultée... On peut se procurer ce volume en s’adressant au citoyen James Guillaume, Place d’Armes, 5, à Neuchâtel, qui en a reçu le dépôt central.


L’Avant-propos du Mémoire, après avoir rappelé que ce travail avait été entrepris en exécution d’une décision du Congrès de Sonvillier (12 novembre 1871), que les 80premières pages, ainsi qu’une partie des Pièces justificatives, avaient été imprimées avant le Congrès de la Haye, et que le plan de la publication avait ensuite été élargi à mesure que les événements se déroulaient, se terminait ainsi :


Nos lecteurs impartiaux nous rendront ce témoignage, que ce livre est l’histoire véridique, et aussi complète que notre cadre l’a permis, du développement de l’Internationale en Suisse. Si des détails personnels et quelques passages polémiques se trouvent mêlés au récit, c’est que ces détails et cette polémique étaient une nécessité de la situation. Notre vœu, en livrant aujourd’hui à la publicité ces pages, c’est de voir la période dont elles renferment le tableau fidèle entrer définitivement dans le domaine de l’histoire ancienne, afin que l’Internationale, instruite par les expériences de son passé, prenne, en se préservant des fautes qu’elle a pu commettre au début, un nouvel essor vers son glorieux avenir.

15 avril 1873.          La Commission de rédaction.


Le Congrès d’Olten, dont il a été parlé p. 70, et qui était convoqué pour le 1er juin, avait pour ordre du jour la création d’une organisation centrale de la classe ouvrière en Suisse, sous la direction d’un Comité central. Bien qu’une pareille conception de l’organisation ouvrière lut précisément l’opposé de la nôtre, la Fédération jurassienne, à la suite d’un vote dans ses sections, résolut de se faire représenter collectivement à ce Congrès par deux délégués, qui furent Pindy et moi. Notre mandat était d’insister essentiellement sur la formation d’une fédération régionale suisse pour chaque corps de métier, comme préparation à la fédération internationale de la corporation ; quant à la question politique, l’Internationale ayant, selon nous, pour programme l’autonomie des communes libres, fédérées entre elles, nous devions repousser toute centralisation des pouvoirs, c’est-à-dire tout gouvernement, et déclarer qu’il était du plus grand intérêt pour les ouvriers d’éviter de compromettre leur avenir en participant avec les bourgeois à perpétuer l’ordre de choses actuel qui divise la société en exploiteurs et en exploités[147]. Diverses sociétés ouvrières de quatre localités jurassiennes, Saint-Imier, Sonvillier, Neuchâtel et Bienne, avaient en outre désigné trois délégués pour se rendre avec nous à Olten.

Nous savions bien que nous n’avions aucune chance de faire accepter nos idées par les délégués de la Suisse allemande ; mais nous tenions à profiter de l’occasion qui s’offrait de les exposer publiquement dans un milieu où elles étaient encore inconnues du plus grand nombre, et volontairement travesties et dénaturées par quelques meneurs de mauvaise foi.

Notre Bulletin disait, dans son numéro du 1er juin, à propos du programme du Congrès d’Olten :


Il s’agit de centraliser l’action de la classe ouvrière ; de centraliser les institutions de secours mutuel et d’assurance ; de créer un organe central et un comité central.

Les délégués jurassiens, naturellement, ne pourront pas s’associer à des propositions semblables, entièrement opposées à leurs principes. Et voici, sur la question générale d’organisation ouvrière, ce qui nous semble devoir être mis en avant, au lieu des projets dont nous venons de parler.

La première question, la question vitale, c’est de pousser à la création de fédérations régionales du même métier. Il faudrait constituer une Fédération régionale suisse de toutes les sociétés de charpentiers, une autre de toutes les sociétés de cordonniers, et ainsi de suite. Dans plusieurs corps de métier, cette fédération est déjà commencée, dans d’autres elle est même un fait entièrement accompli.

Chacune de ces fédérations de métier aurait son administration entièrement à part, son comité fédéral à elle, son organe spécial à elle si ses ressources le lui permettent.

Mais cette organisation [régionale] par corps de métier [distincts] serait, à elle seule, insuffisante. Il faut, en outre, que les différents corps de métier soient mis en relation les uns avec les autres. Ce résultat s’obtient par la fédération locale des sociétés de métier, qu’on pourrait appeler aussi la Commune des travailleurs. Dans cette fédération locale, ou Commune, tous les corps de métier sont réunis, et ils s’y occupent, non plus des intérêts spéciaux de la corporation, mais des intérêts tant locaux que généraux du travail.

Les Communes, à leur tour, ne doivent pas rester isolées. Plusieurs fédérations locales ou Communes qui, soit par leur position géographique, soit par leurs besoins industriels, soit pour d’autres motifs, forment un groupe naturel, se fédèrent entre elles, et ainsi naît une Fédération de Communes. Cette Fédération de Communes se donne, elle aussi, un comité fédéral, et se crée un organe si elle en a besoin.

La Fédération jurassienne de l’Internationale, la Fédération romande et le groupe des Sections de langue allemande sont trois Fédérations de Communes.

Selon nous, l’organisation ouvrière doit s’en tenir là. Aller plus loin serait se jeter dans une centralisation funeste. Il n’est pas besoin de fondre les Fédérations de Communes dans une Association nationale unique, et de remplacer leurs divers Comités fédéraux et leurs divers journaux par un Comité central et un organe unique... Le système que nous recommandons a cet avantage immense de ne pas enlever la vie aux parties pour la jeter toute au centre ; de ne pas rendre inutile l’initiative des individus et des groupes locaux en la remplaçant par l’activité d’un Comité central ; enfin, de ne pas remettre entre les mains de quelques hommes toute l’administration de nos intérêts communs, car cette administration centrale et unique peut trop facilement devenir entre les mains des intrigants (il s’en trouve partout) un levier politique ou un moyen de satisfaire des ambitions personnelles.

... Nous proposons donc, comme projet d’organisation ouvrière :

1° La Fédération régionale — et bientôt internationale, si possible — des corporations du même métier ;

2° La Fédération locale des sociétés des différents métiers, ou la Commune du travail ;

3° Enfin, la Fédération des Communes par groupes naturels et en toute liberté, de manière à établir autant de Fédérations de Communes que les circonstances l’indiqueront[148].


Le Congrès s’ouvrit le dimanche 1er juin dans la grande salle de la maison d’école d’Olten. Environ quatre-vingts délégués étaient présents. Le groupe le plus nombreux était formé par les représentants du Grütli, société politique nationale suisse ; à leur tête étaient M. Lang, de Borne, président central du Grütli, et M. Bleuler-Hausheer, de Winterthour, conseiller national (c’est-à-dire membre du Parlement suisse). Un autre groupe, de la Suisse allemande, voulait que les corporations ouvrières devinssent en même temps des sociétés politiques. Un troisième groupe, qui avait pour organe le journal la Tagwacht de Zürich, tout en regardant comme indispensable l’action politique de la classe ouvrière et en recommandant à celle-ci de donner ses voix au parti progressiste sous certaines conditions, constatait qu’en Suisse une tactique spéciale était nécessaire ; comme une forte proportion des ouvriers y appartient à des nationalités étrangères, on se trouve en présence de ces deux alternatives : ou bien les corporations ouvrières seront en même temps des associations politiques nationales, et alors les ouvriers étrangers devront en être exclus ; ou bien les corporations ouvrières devront englober dans leur sein tous les ouvriers, y compris les étrangers, et alors elles ne pourront pas être en même temps des sociétés politiques nationales ; c’est cette dernière alternative qui avait paru préférable au groupe de la Tagwacht, et voilà pourquoi on voulait se borner, à Olten, à la création d’une organisation économique, — tout en recommandant aux ouvriers de nationalité suisse de former, à côté des corporations de métier, des associations spécialement politiques.

Notre participation au Congrès d’Olten fut pour nous des plus instructives; elle nous mit, pour la première fois, en contact direct avec les délégués ouvriers de la Suisse allemande et les politiciens plus ou moins socialistes qui les dirigeaient. Aussi je reproduis in-extenso la partie de l’article du Bulletin (numéro du 15 juin 1873) dans laquelle, au retour d’Olten, je retraçai nos impressions :


La soirée du samedi[149] fut employée à une discussion préparatoire, non officielle, entre les délégués déjà arrivés. Cette discussion eut pour les Jurassiens beaucoup d’intérêt, parce qu’elle leur fit voir clairement les idées qui dominaient dans les divers groupes. Du reste, à nos yeux, ce qui a fait la véritable importance du Congrès, ce n’a pas été l’essai plus ou moins informe d’organisation élaboré par ce dernier, mais bien plutôt l’échange d’idées qui a pu, à cette occasion, pour la première fois, dans les conversations familières, s’effectuer entre les représentants du socialisme révolutionnaire et ceux des diverses autres tendances.

Voici, dans toute leur simplicité, quelques-unes des impressions laissées aux Jurassiens par les conversations de cette soirée et des jours suivants.

Sauf deux ou trois exceptions, les délégués de langue allemande n’ont qu’une idée très obscure encore de la question sociale. Ils sentent bien que le bât les blesse ; mais ils ne se rendent compte ni du pourquoi ni du comment. Ils désirent un soulagement à cette position désagréable : mais l’idée ne leur viendrait pas de jeter le bât à terre ; ils s’occupent seulement à arranger diverses petites combinaisons pour introduire des coussinets entre le bât et le cuir, pour changer quelque peu le bât de place, pour le rendre plus léger ; leurs vœux ne vont pas au delà. Ils ne peuvent pas concevoir le peuple travailleur complètement affranchi du bât gouvernemental ; et s’ils pouvaient, en lieu et place du gouvernement bourgeois, asseoir sur leur dos un gouvernement soi-disant socialiste, ils croiraient avoir accompli la grande œuvre de leur émancipation définitive.

Après tout, c’est là un idéal qui a aussi sa légitimité ; et, s’il peut faire le bonheur de certaines catégories de travailleurs, nous ne voulons pas les chicaner là-dessus. Mais le côté fâcheux de la chose, c’est que, dans leur camp, on n’est pas si tolérant : on se croit en possession de la véritable doctrine scientifique, et on regarde en pitié les dissidents ; on ne se contente même pas de cette pitié, on croit avoir reçu la mission d’extirper l’hérésie et d’implanter partout la saine doctrine de l’éternité et de la nécessité du bât. Rien n’est plus amusant que de discuter avec un de ces citoyens et de voir le sourire de condescendance avec lequel il accueille vos arguments ; rien n’a jamais troublé et ne troublera jamais la sérénité de ses convictions ; il a la conscience de sa supériorité et de votre infériorité, cela lui suffit. D’autres vont plus loin, et concluent que des raisonneurs aussi subversifs que les Jurassiens doivent nécessairement être des ennemis des ouvriers ; peu s’en faut qu’ils ne voient en eux des traîtres salariés par la bourgeoisie pour prêcher de fausses doctrines et empêcher le prolétariat de faire son salut par les pratiques orthodoxes. Enfin quelques-uns, plus intelligents, reconnaissent qu’ils ont affaire à des adversaires de bonne foi ; ils écoutent leurs raisons, ils y répondent, ils cherchent à se rendre compte, ils voudraient même se laisser convaincre, mais ils n’y peuvent parvenir, parce que, leur esprit gardant ses notions préconçues, ils attachent aux mots et même aux idées une autre signification, et que, lorsque nous disons blanc, ils comprennent noir.

C’est ainsi, par exemple, que, dans les séances du Congrès, lorsque les délégués jurassiens exposaient leur projet d’organisation fédéraliste en opposition à la centralisation, le traducteur officiel se bornait à expliquer aux délégués de langue allemande que « les délégués jurassiens voulaient que chaque société restât isolée, sans union avec les autres » ; et lorsque nous réclamions contre cette interprétation fantaisiste, on nous assurait — certainement de bonne foi — que c’était ainsi que l’on comprenait nos paroles, et que, puisque nous ne voulions pas de centralisation, nous demandions nécessairement l’isolement et le chacun pour soi. Et tous nos efforts pour obtenir une meilleure traduction demeuraient vains, non pas qu’on y mît de la mauvaise volonté, mais parce que, disait-on, il était impossible de nous traduire plus clairement.

Un des plus intelligents parmi les délégués allemands, dans un moment d’épanchement, après avoir rendu hommage à notre loyauté et avoir exprimé le désir de rester en correspondance avec nous, nous disait : « Ah, maudit fédéralisme ! C’est cette idée de fédéralisme qui perdra le mouvement ouvrier. C’est une idée réactionnaire, bourgeoise. » Là-dessus nous lui fîmes observer comment, en France, l’idée fédéraliste était un produit nécessaire du développement historique ; après la féodalité, est venue la centralisation, qui a constitué l’État moderne, et dont les agents ont été, d’abord la monarchie absolue, puis la république jacobine et l’empire ; cette centralisation a fait son temps, et l’idée fédéraliste, dont la première manifestation éclatante a été la Commune de Paris, est appelée à la remplacer. En Allemagne, ajoutâmes-nous, on est encore en plein dans la période de centralisation, car l’Allemagne sort à peine du régime féodal ; de là vient que l’idéal des socialistes allemands, comme celui des jacobins de 1793, est un État fortement centralisé ; mais cet idéal n’aura qu’un temps, et un jour ou l’autre le peuple allemand fera, comme l’a fait le peuple français, son évolution vers le fédéralisme.

Cet exposé historique fit beaucoup rire notre interlocuteur, qui parut nous trouver prodigieusement ignorants. Il nous expliqua qu’en Allemagne la période du fédéralisme était déjà passée, que les socialistes allemands l’avaient derrière eux et non devant eux ; et que les Français, au contraire, avec leur Commune, en étaient encore au moyen âge.

Il confondait évidemment le fédéralisme avec la féodalité, — à moins qu’il n’existe une philosophie de l’histoire spéciale à l’usage des socialistes allemands.

— Mais, dîmes-nous, que pensez-vous donc de la Commune de Paris ?

— Je pense, répondit-il, que ce qui a perdu la Commune de Paris, c’est justement cette funeste tendance au fédéralisme : c’est là ce qui a empêché la France entière de se soulever. Paris aurait dû agir, non pas en Commune libre, mais en dictateur de la France, et la France aurait marché. Si jamais Berlin fait une révolution, je vous réponds qu’on s’y prendra autrement, et que ce ne sera pas au nom de la Commune.

Nous croyons inutile de dire le nom de notre interlocuteur[150] ; il se reconnaîtra bien lui-même, et pourra attester si nous n’avons pas fidèlement rapporté ses idées, qui sont celles de tout ce parti démocrate socialiste allemand dont le Volksstaat est l’organe principal.

Dans cette même soirée du samedi, la discussion nous montra clairement ce qu’on entendait lorsqu’on annonçait, dans le programme du Congrès, que les sociétés ouvrières devaient s’organiser pour l’action économique, mais non pour l’action politique. Les rédacteurs du programme expliquèrent que, dans leur esprit, cela ne voulait pas dire que les réformes sociales pussent s’accomplir en dehors de l’État et contre l’État ; bien au contraire, ils croient l’intervention de l’État absolument indispensable pour obtenir des résultats sérieux. Seulement, ajoutèrent-ils, en Suisse les ouvriers ont une situation particulière. [Suit, dans le Bulletin, un passage, déjà résumé plus haut, relatif à la présence de nombreux ouvriers étrangers dans les organisations corporatives en Suisse, ce qui empêche celles-ci de s’occuper, comme telles, de politique nationale ; il faut donc que les ouvriers suisses créent, à côté des corporations, des associations spécialement politiques.] Comme on le voit, ce n’est pas là le moins du monde une élimination de l’action politique. Au contraire. On se borne à constater que les ouvriers suisses, qui seuls jouissent de droits politiques (!), ne forment que la moitié de la population ouvrière ; on regrette que les ouvriers d’autres nationalités soient privés de ces droits et se voient en conséquence obligés de se limiter à l’action corporative ; et on recommande chaleureusement aux ouvriers suisses, à ces heureux privilégiés, de ne pas négliger de profiter de leurs droits et de s’occuper activement de la politique nationale.

De quel genre sera cette politique recommandée aux ouvriers suisses ? L’assemblée spéciale tenue le dimanche après-midi pour s’occuper de cet objet nous a édifiés là-dessus. L’assemblée avait lieu sous les auspices du Grütli, c’est tout dire ; le programme politique qu’elle a adopté se résume ainsi dans ses tendances générales : centralisation politique toujours plus grande, c’est-à-dire extension de la compétence de la Confédération au détriment de l’autonomie des cantons, et par conséquent centralisation militaire, centralisation de l’instruction publique ; et, en fin de compte, abolition complète du système fédératif par la suppression du Conseil des États[151], et établissement de la République unitaire.

Voilà le programme politique acclamé par les ouvriers socialistes de la Suisse allemande !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il est encore un autre sujet que nous avons traité dans des conversations particulières avec des internationaux de la Suisse allemande. La plupart d’entre eux sont dans une ignorance absolue de ce qui s’est passé depuis le Congrès de la Haye. L’un d’eux nous a affirmé, toujours avec cette assurance imperturbable que donne une supériorité intellectuelle incontestée, que les Jurassiens étaient complètement isolés dans l’Internationale ; que l’Amérique entière, l’Angleterre entière, la Hollande entière, la Belgique entière, la France entière, l’Espagne et l’Italie sauf quelques dissidents, reconnaissaient l’autorité du Conseil général. Nous avons inutilement cherché à désabuser ce candide citoyen ; il est resté persuadé que les Jurassiens étaient dupes de la rédaction de leur Bulletin, qui leur faisait prendre des vessies pour des lanternes et qui inventait à leur usage des Congrès belges, espagnols, anglais et italiens qui n’ont jamais existé.

Le citoyen Greulich lui-même, rédacteur de la Tagwacht, nous a paru assez mal renseigné sur ce qui se passe. Lorsque nous lui avons dit que le citoyen Eccarius assistait au Congrès de la Haye comme délégué et qu’il avait voté avec la minorité contre les pouvoirs du Conseil général, il a témoigné la plus grande surprise et a eu beaucoup de peine à nous en croire sur parole. Nous lui avons dépeint, d’après nos renseignements, l’état actuel des diverses Fédérations, ce qui ne l’a pas moins étonné ; et nous l’avons cordialement invité, de même que les autres internationaux de la Suisse allemande, à se rendre au Congrès général qui sera convoqué par l’initiative des Fédérations elles-mêmes. Il pourra s’y convaincre de la réalité de nos assertions. Nous ne croyons pas commettre une indiscrétion en ajoutant que Greulich nous a dit que, s’il était délégué au Congrès de l’Internationale, il voterait, après les dernières expériences, contre l’institution du Conseil général.


Voici comment le Bulletin raconte l’adoption, par la quasi-unanimité du Congrès, du principe d’une organisation centralisée, ce qui, naturellement, eut pour résultat la retraite des cinq délégués jurassiens :


Le dimanche soir, le Congrès rentra en séance… [Après divers débats sur des questions préjudicielles,] commença la discussion générale sur le programme et l’organisation de la future Association que le Congrès se proposait de créer.

Deux orateurs seulement purent être entendus dans cette séance : Pindy, délégué de la Fédération jurassienne, et Henri Wenker, délégué de cinq sociétés ouvrières de Neuchâtel. Ils parlèrent tous les deux contre le projet de créer un Comité central suisse, ajoutant que la première chose à faire était d’organiser les fédérations corporatives de métiers et les fédérations ouvrières locales.

Après ces deux discours, la séance fut levée sur la proposition d’un délégué suisse allemand, dont nous regrettons d’ignorer le nom et qui dit galamment, en se tournant vers les délégués de langue française qui siégeaient à gauche, « qu’à mesure que les discours augmentaient en quantité ils diminuaient en qualité », saillie bruyamment applaudie par la majorité.

Le lundi matin, à l’ouverture de la séance, un certain nombre de délégués de la majorité déposèrent une proposition dont voici le sens :

« Considérant qu’il s’est manifesté hier, dans la discussion générale, des tendances qui mettent en question l’existence même de l’Association que le Congrès a pour but de fonder, nous proposons, pour couper court à toute discussion, de voter préalablement sur cette question : Le Congrès veut-il, oui ou non, la création en Suisse d’une Association ouvrière (Arbeiterbund) centralisée ? »

Cette proposition fut immédiatement mise aux voix, et l’unanimité des délégués répondit affirmativement sur la question de la centralisation, à l’exception de cinq voix négatives.

Les cinq opposants déposèrent alors sur le bureau une déclaration dont il fut donné lecture ; puis ils quittèrent le Congrès, où ils n’avaient plus rien à faire.

Voici le texte de la déclaration de la minorité :

« 1o Prenant acte de la déclaration faite hier par le bureau du Congrès à un délégué du Grütli, d’après laquelle les points du programme doivent être réalisés non par l’intervention de l’État, mais par l’initiative des sociétés ouvrières[152], nous donnons notre adhésion à ce programme. Il est bien entendu que nous nous réservons d’aller plus loin pour notre propre compte lorsque nous le trouverons opportun.

« 2° Nous basant sur les déclarations formelles de nos mandats, nous déclarons être prêts à nous rallier aux autres sociétés ouvrières de la Suisse, pour la formation de fédérations ouvrières locales et de fédérations corporatives régionales ; mais nous ne pouvons accepter l’idée d’une Association ouvrière suisse dirigée par un Comité central.

« Nous garderons notre organisation fédérative actuelle, tout en assurant les sociétés ouvrières de la Suisse de notre concours le plus dévoué dans la lutte contre la bourgeoisie et de notre entière solidarité morale et matérielle sur le terrain économique.

« Olten, le 2 juin 1873.

« Louis Pindy et James Guillaume, délégués collectivement par la Fédération jurassienne de l’Internationale, et en outre par les graveurs, guillocheurs et faiseurs de secrets du Locle ; Henri Wenker, délégué par la Section internationale de Neuchâtel, le Deutscher Arbeiterbildungsverein de Neuchâtel[153], les cordonniers, menuisiers, et tailleurs de pierre de Neuchâtel ; Léon Schwitzguébel, délégué par les Sections internationales de Sonvillier et de Saint-Imier, les graveurs, les guillocheurs, les repasseurs et remonteurs, les faiseurs de secrets, les peintres et émailleurs du Val de Saint-Imier ; Gameter, délégué des monteurs de boîtes de Bienne. »


Le Congrès, continuant ensuite ses délibérations, décida la création, sous le nom de Schweizerischer Arbeiterbund (Union ouvrière suisse), d’une organisation comprenant à la fois des Sections du Grütli, des Sections de l’Internationale, et des sociétés corporatives. La Tagwacht de Zurich, que rédigeait Greulich, fut déclarée l’organe officiel de la nouvelle Association, et le Comité central, composé en majorité de membres parlant allemand, fut placé pour la première année à Genève.


Il se passa à Zürich, au cours de l’année 1873, au sein de la colonie russe de cette ville, des incidents qui devaient avoir une fâcheuse répercussion sur la propagande du socialisme parmi les Russes. Ce n’est pas dans un livre comme celui-ci que le détail de ces choses peut être raconté ; et je dois me borner à de brèves indications[154].

Au commencement de 1873 éclata, parmi les Russes de Zürich, une querelle au sujet d’une bibliothèque qui avait été fondée, environ un an auparavant, par le groupe des jeunes amis de Bakounine. Le groupe des fondateurs se considérait comme propriétaire de la bibliothèque ; les simples lecteurs n’avaient pas le droit de participer à son administration : ils étaient seulement admis à emprunter des livres, moyennant le paiement d’une cotisation mensuelle. Il arriva que les lecteurs demandèrent à être considérés tous comme ayant les mêmes droits que les membres du groupe fondateur ; ceux-ci refusèrent, ne voulant consentir à admettre comme membres de leur groupe que ceux des lecteurs qui leur paraîtraient offrir des garanties suffisantes au point de vue socialiste. Deux membres du groupe fondateur, Smirnof et Idelson, prirent le parti des lecteurs ; et Pierre Lavrof, qui habitait chez Smirnof, devenu son secrétaire, se joignit également à eux. Une dernière demande des lecteurs d’être admis à l’égalité des droits ayant été définitivement repoussée, les lecteurs quittèrent la bibliothèque en masse, en emportant avec eux, dans leur retraite, les livres qui leur avaient été prêtés, et ils fondèrent une bibliothèque nouvelle. Cette manière d’agir provoqua de vives protestations de la part du groupe qui se réclamait de Bakounine, et le conflit entre « lavristes » et « bakounistes », qui avait déjà commencé en décembre à propos de la publication d’un organe périodique, s’envenima de plus en plus. En vain Bakounine recommandait la prudence et la modération à ses jeunes amis (lettre à Ralli du (3 février 1873 : Nettlau, p. 763), on ne l’écoutait guère ; de part et d’autre on se laissait emporter par la colère[155].

À ce moment, le projet de la création à Zürich, par les amis de Bakounine, d’une imprimerie russe, projet qui datait de l’automne précédent, était en train de se réaliser[156] ; on se proposait d’imprimer là divers ouvrages de propagande ; Bakounine avait promis d’en écrire un, et je devais aussi être mis à contribution. Il venait en outre de se fonder à Zürich une autre imprimerie russe, qui servit, celle-là, à la publication de la revue de Lavrof, Vpered (En avant), dont le premier numéro parut en avril 1873.

Mais dans ce même mois d’avril une crise aiguë se produisit : Sokolof[157], homme violent, se prit de querelle avec Smirnof à propos des exemplaires d’une nouvelle édition des Réfractaires, dont Smirnof prétendait avoir le droit de disposer[158] ; Sokolof, accompagné de Svetlovsky, se rendit chez Smirnof[159] le 7 avril, le souffleta et le battit. Cet incident surexcita au plus haut point les dissidents de la bibliothèque, qui crurent à la préméditation et à une vengeance, et accusèrent Ross d’être l’instigateur de l’acte de Sokolof ; ils s’attroupèrent tumultueusement, et cherchèrent Ross pour lui faire un mauvais parti, mais sans réussir dans leur dessein[160]. Dans l’espoir d’apaiser les esprits, Ross se hâta d’aller à Locarno chercher Bakounine, qu’il ramena avec lui : une entrevue eut lieu entre Bakounine et Lavrof, dans l’appartement de Smirnof[161] ; mais elle ne paraît avoir eu aucun résultat positif. C’est, je crois, la seule fois que ces deux hommes si différents l’un de l’autre se soient rencontrés. Dans la conversation, Lavrof, qui était un très savant mathématicien, et possédait une culture encyclopédique, tint un langage qui, à Bakounine si simple et si familier, parut empreint de quelque charlatanisme scientifique. Lorsque je le vis quatre mois plus tard, à Berne, en septembre 1873, et que je lui demandai quelle impression Lavrof avait produite sur lui, il me répondit: « En l’écoutant, je pensais : Quel dentiste ! »

Sokolof, qui était un homme de talent, avait malheureusement, dès ce temps-là, des habitudes d’ivrognerie. Quelques jours après la scène avec Smirnof, il fit une chute, après boire, et se cassa une jambe ; cet accident contribua, je crois, à calmer les esprits en ébullition. Aussitôt qu’il fut transportable, Sokolof quitta Zürich (20 mai). Il n’eut pas de relations ultérieures, à ma connaissance, avec Bakounine et ses amis.

Je parlerai plus loin d’une autre querelle qui éclata, dans l’été de 1873, dans le groupe même des amis de Bakounine.


La Fédération belge tint un Congrès le 13 avril (Pâques) à Verviers. Ce fut, dit le Bulletin, « l’une des plus imposantes manifestations du socialisme en Belgique depuis plusieurs années... Une foule considérable de compagnons, venus de toutes les Sections du bassin de la Vesdre, se pressait aux abords de la station pour recevoir les délégués qui devaient arriver de tous les points du pays. La gare était occupée par l’autorité ;... les troupes étaient consignées à Liège, à Namur et à Gand ; au premier signal, la garde civique devait être sous les armes... Vers dix heures et demie du matin, le cortège se forma..., et, aussitôt les délégués arrivés, il s’ébranla. Il y avait certainement de sept à huit mille hommes dans le cortège. » Le Congrès adopta une proposition de Verrycken, portant qu’une commission serait chargée « de rédiger un projet de règlement international basé sur la non-existence d’un Conseil général ». Dans une séance du lendemain 14, les délégués discutèrent la question de la grève générale, considérée comme le moyen d’opérer l’expropriation de la classe capitaliste ; et les idées échangées firent voir « combien les ouvriers belges sont profondément pénétrés du but radical que se propose l’Internationale ». Flinck, de Verviers, dit qu’il faudrait renoncer à l’avenir à toutes les grèves partielles, qui donnent si peu de résultats favorables malgré les énormes sacrifices qu’elles causent, et consacrer tous ses efforts à préparer une grève générale ; Standaert, de Bruxelles, exprima la même opinion : « Ce qu’il y aura de plus utile, dit-il, dans la propagande en faveur d’une grève générale, c’est que cette propagande fera renoncer aux grèves partielles, qui produisent souvent de si déplorables résultats et dont l’insuccès décourage et écrase les corporations ». Il faut noter, comme témoignage du point de vue auquel on se plaçait dans le Jura, cette observation du Bulletin : « Pour nous, nous partageons l’avis exprimé par les compagnons Flinck (de Verviers) et Standaert (de Bruxelles) : l’utilité immédiate de l’idée d’une grève générale sera que cette idée fera abandonner les grèves partielles toutes les fois que l’absolue nécessité de celles-ci ne sera pas démontrée. Nous éviterons ainsi beaucoup de sacrifices inutiles, beaucoup de désastres qui font à la cause un tort matériel et surtout moral incalculable. » Le Congrès nomma une commission spéciale pour rédiger un Appel aux travailleurs des campagnes ; les membres de cette commission furent César De Paepe, H. Van den Abeele, Laurent Verrycken, Alfred Herman et Victor Dave.

Un nouveau Congrès fut tenu à la Pentecôte (1er juin), à Gohyssart-Jumet, dans le bassin de Charleroi. L’acte important de ce Congrès fut l’adoption d’un projet de nouveaux statuts généraux pour l’Internationale ; dans ce projet le Conseil général était supprimé ; chaque année le Congrès général devait désigner une Fédération régionale pour préparer le Congrès suivant ; une autre Fédération serait chargée de centraliser les faits statistiques, et une autre de recueillir et de transmettre les renseignements relatifs aux grèves. Ces bases d’organisation étaient celles que la Fédération jurassienne avait adoptées en avril dans son Congrès de Neuchâtel.

Conformément à une décision de ce Congrès de Gohyssart-Jumet, le Conseil fédéral belge proposa à toutes les Fédérations régionales que la Fédération jurassienne fût chargée de l’organisation du Congrès général de 1873. Les Fédérations envoyèrent toutes une réponse affirmative.


Après son Congrès du 26 janvier, la Fédération anglaise avait continué son travail de propagande. Le Conseil fédéral anglais s’efforça de fonder de nouvelles sections partout où il trouva un terrain favorable. Une lettre qu’il adressa au Congrès de la fédération jurassienne, en avril, disait : « La Fédération anglaise ne reconnaît pas le prétendu Conseil général de New York ; par conséquent la suspension de la Fédération jurassienne est pour elle nulle et non avenue ». La lettre, après avoir indiqué en quoi la manière de voir des ouvriers anglais différait de celle des ouvriers du Jura sur la question politique, ajoutait : « Mais quelles que puissent être nos vues particulières, il y a une chose que nous reconnaissons tous : c’est qu’il est impossible d’établir une tactique stricte et uniforme, qui soit appropriée à toutes les circonstances et à tous les pays ; et, pour cette raison, la base de notre association ne peut être que fédérative ». Au sujet de la réorganisation de l’Association, la Fédération anglaise proposait de remplacer le Conseil général par un Conseil exécutif fédéral, qui servirait de bureau de statistique et de correspondance, et serait élu, en tout ou en partie, par les diverses fédérations. Elle proposait en outre de changer le nom de l’Association internationale des travailleurs en le remplaçant par celui de « Fédération internationale du travail », ou quelque autre de ce genre.

Un Congrès des partisans de Marx se réunit le 2 juin à Manchester, sous la présidence de Vickery ; Maltman Barry figurait au nombre des délégués. Ce Congrès fut le dernier signe de vie donné par cette insignifiante fraction de l’Internationale anglaise qui avait accepté les décisions du Congrès de la Haye[162] : l’année suivante, elle avait cessé d’exister.


IV


De juin à août 1873.


La coterie marxiste s’occupa, dès le mois de mai, de la préparation du Congrès général qu’à teneur d’une décision prise à la Haye le Conseil général de New York devait convoquer dans une ville de Suisse pour le mois de septembre 1873. Elle craignait d’y voir, cette fois, les autonomistes venir en nombre, et elle songeait aux moyens de leur fermer la porte du Congrès. Engels envoya, à ce sujet, le 3 mai, à Sorge les instructions suivantes :


En Suisse, il n’y a qu’un seul endroit possible, c’est Genève. Là nous avons pour nous la masse des ouvriers, et un local appartenant à l’Internationale, le Temple-Unique ; et si ces messieurs de l’Alliance venaient s’y présenter, nous les flanquerions simplement à la porte. En dehors de Genève, il n’y aurait que Zürich : mais là nous n’avons qu’une poignée d’ouvriers allemands (nur die paar deutschen Arbeiter), et encore pas tous... Les alliancistes mettent tout en œuvre pour venir en masse au Congrès, pendant que chez nous tout s’endort. Il ne pourra venir aucun délégué français, l’organisation étant détruite. Les Allemands... sont très désillusionnés et engourdis... Du Danemark, on n’entend ni ne voit rien... D’Angleterre il ne pourra venir que peu de délégués. Il est très douteux que l’Espagne en envoie un. Il faut donc s’attendre à ce que le Congrès soit très peu fréquenté, et à ce que les bakounistes aient plus de monde que nous. Les Genevois eux-mêmes ne font rien, l’Égalité paraît définitivement morte ; on ne peut donc, là aussi, s’attendre qu’à une faible participation, — mais au moins nous serons là dans notre domicile privé (wir sitzen in unserem eigenen Hause), et chez des gens qui connaissent Bakounine et sa bande et qui au besoin les rosseront (ind sie im Nothfall hinausprügeln). Ainsi, Genève est l’endroit unique ; et, pour nous assurer la victoire, il suffit — mais c’est une condition indispensable — que le Conseil général, en conformité de sa résolution du 26 janvier[163], déclare sorties de l’Internationale :

1° La Fédération belge, qui a déclaré ne rien vouloir avoir à faire avec le Conseil général, et a rejeté les résolutions de la Haye ;

2° La partie de la Fédération espagnole représentée à Cordoue, qui, contrairement aux statuts, a déclaré facultatif le paiement des cotisations, et a également rejeté les résolutions de la Haye ;

3° Les Sections et personnalités anglaises qui ont été représentées au prétendu Congrès de Londres du 26 janvier, et qui ont également rejeté les résolutions de la Haye ;

4° La Fédération jurassienne, qui, dans le Congrès qu’elle va tenir[164], ne manquera pas de vous donner des motifs suffisants pour aller au delà de votre décision de suspension.

Pour finir, vous pourriez déclarer que la prétendue Fédération italienne, qui a tenu un prétendu Congrès à Bologne (au lieu de Mirandola), n’appartient pas à l’Internationale, attendu qu’elle n’a rempli aucune des conditions exigées par les statuts.

Quand vous aurez voté une résolution semblable, et que le Conseil général aura nommé à Genève une commission pour la préparation du Congrès et la vérification préalable des mandats, commission composée, par exemple, de Becker, de Perret et de Duval, et d’Outine s’il est là, nous aurons fermé la porte à l’intrusion des bakounistes. Dès que le Conseil général aura donné pour instruction à cette commission que ces gens ne doivent pas être reconnus comme délégués, jusqu’à ce que la majorité des véritables délégués de l’Internationale se soit prononcée sur leur compte, tout sera en règle, et, quand même ils seraient en majorité, ils ne peuvent plus nuire ; ils iront ailleurs et feront un Congrès pour eux, mais sans avoir réussi à se prévaloir contre nous de leur supériorité numérique (aber ohne uns gegenüber ihre Mehrzahl zur Geltung gebracht zu haben). Et c’est là tout ce que nous pouvons demander.


J’espère que l’aveu est assez complet ! La « supériorité numérique » est du côté des autonomistes ; les autoritaires n’ont plus rien ; il ne leur viendra de délégués ni de France, ni d’Allemagne, ni de Danemark, ni de nulle part sauf Genève, on peut le prévoir. Et alors, il faudra se résoudre à tenir un Congrès en catimini au Temple-Unique, entre Genevois, en exhortant MM. Becker, Perret, Duval et Outine à prendre leurs mesures pour que les « bakounistes » soient accueillis avec des gourdins, s’ils tentent d’envahir le « domicile privé » où le dernier carré de l’armée marxiste se sera retranché pour la défense suprême.

Sorge ne manqua pas d’exécuter ponctuellement les ordres reçus. Le 30 mai, le Conseil général votait la résolution suivante, qui reproduisait à peu près textuellement les indications envoyées par Engels[165] :


Vu que le Congrès de la Fédération belge, tenu le 25 et 26 décembre 1872 à Bruxelles, a résolu de déclarer nulles et non avenues les résolutions du cinquième Congrès général[166] ;

Que le Congrès d’une partie de la Fédération espagnole, tenu à Cordoue du 25 décembre au 2 janvier 1873, a résolu de ne pas reconnaître les résolutions du cinquième Congrès général et d’adopter les résolutions d’une assemblée anti-internationale ;

Qu’une assemblée[167] tenue à Londres le 26 janvier 1873 a résolu de rejeter les actes du cinquième Congrès général[168] ;

Le Conseil général de l’Association internationale des travailleurs, conformément aux statuts et règlements administratifs et d’accord avec sa résolution du 26 janvier 1873[169] déclare :

Toutes les Fédérations régionales ou locales, sections et personnes ayant participé aux Congrès et assemblées mentionnés ci-dessus, de Bruxelles, Cordoue et Londres, ou en reconnaissant les résolutions, se sont placées elles-mêmes en dehors de l’Association internationale des travailleurs et ont cessé d’en faire partie.


En même temps, il déclara de nouveau « qu’il n’existe pas une Fédération régionale italienne de l’Internationale, puisque aucune organisation s’attribuant ce titre n’a jamais rempli la moindre des conditions d’admission et d’affiliation imposées par les statuts et règlements administratifs ».

Cette appréhension de voir le futur Congrès marxiste en butte à une invasion d’«alliancistes », qui avait causé à Engels de si vives alarmes, était sans fondement, comme on l’a vu. Lorsque la nouvelle de la décision du Congrès jurassien relative au Congrès général (voir p. 69) fut parvenue à Londres[170] au bout de six semaines. Engels en fut si ravi qu’il se hâta d’écrire à Sorge (14 juin) une lettre triomphante :


Les Jurassiens ont opéré un mouvement décisif de retraite : l’Internationale annonce qu’ils ont décidé de proposer à leurs collègues de l’Alliance de ne pas envoyer de délégués au Congrès « que le prétendu Conseil général pourrait être tenté de convoquer », mais de tenir un Congrès séparé dans une ville suisse à désigner par leurs fédérations. Cela signifie : À Genève nous n’oserions pas nous faire voir, nous y recevrions des horions. Ils se réuniront donc dans quelque trou du Jura ; après le Congrès d’Olten, ils ne pourraient plus se montrer nulle part ailleurs en Suisse. Ils ont d’autres raisons encore : a) le peu d’envie qu’a toujours montré Bakounine d’accepter un débat personnel ; b) l’expulsion de Guillaume et la sienne, qui ferait apparaître dès le début la question cardinale sous une forme purement personnelle, à quoi viendrait s’ajouter le fait d’escroquerie[171] de Bakounine, qui le tuerait immédiatement (das ihn sofort kaputt machen würde) ; et c) ils savent bien que chez eux, en réalité, les choses ne vont pas mieux que chez nous[172], et que là aussi les querelles intestines ont lassé et dégoûté les gens.


Engels, hélas ! se trompait : ce n’était pas dans un « trou du Jura » qu’allait être convoqué le Congrès général des Fédérations autonomes, mais à Genève même, à la barbe des hommes du Temple-Unique. Aussitôt qu’il eut été avisé que les Fédérations régionales avaient accepté la proposition belge de charger la Fédération jurassienne d’organiser le Congrès général, le Comité fédéral jurassien consulta (par circulaire en date du 24 juin) les Sections jurassiennes sur le choix de la ville suisse où le Congrès devrait avoir lieu, et leur demanda l’autorisation de proposer Genève aux autres Fédérations ; les réponses des Sections devaient être envoyées pour le 1er juillet ; à l’unanimité, elles répondirent affirmativement. Et alors, par une circulaire en date du 8 juillet, le Comité fédéral jurassien invita les délégués des Fédérations régionales à se réunir le dimanche 31 août à Genève, à la brasserie Schiess, aux Pâquis, pour y ouvrir le lendemain 1er septembre le sixième Congrès général de l’Internationale, avec l’ordre du jour suivant, adopté par les fédérations :

« Constitution définitive du pacte de solidarité entre les Fédérations libres de l’Internationale, et revision des statuts généraux de l’Association ;

« De la grève générale ;

« Organisation universelle de la résistance et tableaux complets de la statistique du travail. »


Le Conseil général de New York, lui, convoqua son Congrès pour le lundi 8 septembre à Genève, et Sorge chargea spécialement Becker de prendre les mesures nécessaires d’organisation. La circulaire de convocation est datée du 1er juillet (Sorge, p. 114).


En Espagne, l’Internationale prenait un développement de plus en plus considérable. Au Congrès de Cordoue, quarante-deux fédérations locales, avec 236 sections et 20.402 membres, avaient été représentées ; après le Congrès, vingt-huit fédérations locales qui n’y avaient pas envoyé de délégués s’étaient déclarées pour les principes « anarchistes et collectivistes » ; cinq autres fédérations avaient adressé leurs félicitations au Congrès ; en sorte qu’un total de 331 sections, avec 25.601 membres, s’étaient prononcées contre les décisions du Congrès de la Haye. Une lettre de la Commission espagnole de correspondance au Comité fédéral jurassien, en février, avait annoncé que les Unions de métier constituées en Espagne désiraient établir des relations de solidarité avec les Unions des autres pays, afin de constituer des Unions internationales ; ces Unions espagnoles étaient au nombre de dix, savoir : ouvriers manufacturiers ; ouvriers du bâtiment ; travailleurs des champs ; tonneliers ; chapeliers ; ouvriers en peaux ; ouvriers en bois fins ; cordonniers ; ouvriers en fer ; ouvriers noographes (typographes, lithographes, etc.)[173]. Aux organes déjà existants de l’Internationale espagnole, la Federacion de Barcelone, le Condenado de Madrid, la Revista social de Gracia, s’étaient ajoutés successivement l’Orden de Cordoue, l’Obrero de Grenade, la Internacional de Málaga. Une statistique faite au milieu d’août 1873 constata de nouveaux progrès de la propagande et de l’organisation : la Fédération espagnole comprenait alors cent soixante-deux fédérations locales constituées, comptant ensemble 454 sections de métiers ou de résistance et 77 sections de métiers divers ; et cent huit fédérations locales en formation, comptant 103 sections de métiers ou de résistance et 40 sections de métiers divers : en tout 674 sections.

Mais des événements politiques graves allaient se passer. Après la réunion des Cortès constituantes, qui avaient adopté en principe la République fédérale, Pi y Margall était devenu chef du pouvoir exécutif (11 juin). De nombreux mouvements ouvriers, pour des augmentations de salaire et pour la diminution de la journée de travail, avaient eu lieu depuis plusieurs mois ; ils continuèrent à se produire, et, dans beaucoup de localités, à la suite d’actes arbitraires des autorités, on en vint aux mains. La Commission espagnole de correspondance publia, le 15 juin, une protestation dans laquelle elle disait : « Il faut que les travailleurs s’éloignent de toutes les farces et de tous les farceurs de la politique bourgeoise, qu’ils s’organisent, se préparent pour l’action révolutionnaire du prolétariat afin de détruire le plus tôt possible les privilèges qui soutiennent des pouvoirs autoritaires et font leur force ». À Barcelone, vers le 20 juin, à la suite d’une manifestation populaire, un groupe de socialistes, à la tête desquels se trouvait Vinas, s’empara de l’hôtel de ville et y installa un « Comité de salut public », composé de sept délégués des bataillons de la garde nationale, sept délégués des différents cercles fédéralistes, et sept délégués des ouvriers ; mais au bout de quelques jours il fallut reconnaître que la population barcelonaise n’était pas disposée à s’associer à un mouvement révolutionnaire. Dans d’autres villes, à Carmona, à Paradas, à San Lucar de Barrameda, etc., les ouvriers se soulevèrent, et se rendirent maîtres des municipalités pendant un temps plus ou moins long.

En même temps que les ouvriers agissaient, les républicains fédéraux dits intransigeants (intransigentes) se préparaient à s’insurger contre le gouvernement des républicains fédéraux dits bénévoles (benevolos), ou platoniques. Des troubles éclatèrent à Grenade, à Séville, à Málaga, à Valencia, etc. Sur ces entrefaites, les ouvriers d’Alcoy, au nombre de dix mille, déclarèrent la grève générale ; la municipalité ayant fait tirer sur les grévistes, les ouvriers coururent aux armes (lundi 9 juillet), et, après une lutte acharnée[174], restèrent maîtres de la ville. La bourgeoisie espagnole, dont la presse avait immédiatement travesti les événements d’Alcoy en inventant des atrocités (curés pendus à des lanternes, hommes plongés dans des bains de pétrole, têtes de gardes civils coupées et promenées dans les rues, jeunes filles violées, etc.), réclama à grands cris une répression : Pi y Margall, mis en demeure de faire marcher l’armée, préféra donner sa démission (13 juillet) ; Salmeron, républicain unitaire, le remplaça. Alors le gouvernement envoya contre Alcoy une armée de six mille hommes ; les ouvriers, dont un millier seulement avaient pu se procurer des armes, négocièrent ; le gouverneur d’Alicante promit qu’il ne serait exercé aucune poursuite contre les insurgés, et la bourgeoisie d’Alcoy s’engagea à céder à toutes les exigences formulées par les travailleurs relativement à la grève (augmentation de salaires, et journée de huit heures), et à payer en outre leur journée à tous les ouvriers, comme s’ils avaient travaillé, pendant tout le temps de la grève et des événements. Ces conditions furent acceptées. « Les promesses de la bourgeoisie, — dit la correspondance (Madrid, 4 août) publiée par notre Bulletin, à laquelle j’emprunte ces détails — ont été jusqu’ici observées. Quant à celles de l’autorité, s’il est vrai qu’elle n’a fait aucune arrestation à Alcoy, il paraît cependant qu’elle a lancé des mandats d’amener contre quelques membres de notre Commission fédérale. Le Conseil municipal d’Alcoy a été remplacé par une commission composée de bourgeois et d’ouvriers ; la police a été supprimée, et le soin de la sécurité publique confié à des patrouilles de travailleurs. »

Les républicains fédéraux « intransigeants », ayant vu le pouvoir passé aux mains des unitaires, s’insurgèrent à Carthagène, à Murcie, à Cadix, à Séville, à Grenade, à Valencia, etc., pour faire une révolution « cantonaliste ». Le gouvernement espagnol fit appel à l’intervention étrangère (on sait que l’Allemagne envoya une frégate contre Carthagène), et dirigea deux armées, sous Pavia et Martinez Campos, contre les insurgés. Pavia s’empara successivement de Séville (30 juillet) et de Cadix (4 août) ; Martinez Campos assiégea et prit Valencia (26 juillet-8 août), puis Murcie ; quant à Carthagène, sa forte position devait lui permettre de résister plus longtemps. Barcelone ne prit pas de part au mouvement cantonaliste ; les ouvriers de la ville et des environs proclamèrent la grève générale ; mais, pour éviter l’insurrection, le gouvernement réussit à faire sortir de Barcelone des bataillons révolutionnaires, qu’il envoya contre les carlistes pour remplacer les troupes employées contre Séville et Valencia ; ainsi « le peuple se trouva désarmé, et la réaction resta maîtresse de la cité[175] ». Je ne puis raconter ici le détail des événements ; je veux seulement, pour indiquer sommairement quelle part y prirent les internationaux, reproduire quelques passages de la lettre qui nous fut écrite de Madrid le 4 août (à un moment où Valencia et Murcie étaient encore en armes) :

« La Fédération d’Alcoy et celle de San Lucar de Barramoda[176] (près Cadix) sont les seules qui aient tenté pour leur propre compte un mouvement contre l’ordre de choses établi. Partout ailleurs, à Carthagène, à Valencia, à Séville, à Grenade, etc., l’insurrection a été l’œuvre, non des ouvriers socialistes, mais de chefs militaires ou politiques qui ont cherché à exploiter, dans un but d’ambition personnelle, l’idée de l’autonomie du canton ou du municipe... Les insurrections provinciales, je le répète, n’ont pas été faites par l’Internationale ; en beaucoup d’endroits même, elles ont été faites contre elle, et les chefs du mouvement se sont montrés aussi hostiles au socialisme que le sont les gouvernants de Madrid.

« Dans quelques localités, cependant, les ouvriers internationaux, bien que n’ayant pas pris l’initiative du mouvement cantonaliste, ont cru devoir l’appuyer. À Valencia, par exemple, c’est ainsi que les choses se sont passées. Dans cette ville, le gouvernement de Madrid avait fait arrêter plusieurs membres de notre Association. La révolte contre le pouvoir central devait avoir pour résultat, si elle était victorieuse, la cessation de ces persécutions ; la nombreuse fédération de Valencia s’est donc jetée avec ardeur dans le mouvement ; et il paraît même que les « intransigeants », qui avaient d’abord été à la tête de l’insurrection, s’étant retirés lorsque la situation devint difficile, ce fut l’Internationale qui resta seule maîtresse du terrain. Les ouvriers de Valencia ont déjà repoussé à deux reprises l’armée de Martinez Campos ; je ne sais s’ils réussiront à se défendre encore bien longtemps.

« Mais, bien que les « intransigeants » n’aient rien de commun avec les internationaux et leur aient même montré de l’hostilité, notre presse bourgeoise affecte à dessein de les confondre, et d’attribuer à l’Internationale tout ce qui se passe. »

Dans le courant d’août, un des insurgés d’Alcoy (Francisco Tomás) nous écrivait (Bulletin du 17 août) :

« Le mouvement cantonaliste ayant échoué, et les bourgeois se figurant que notre Association en a été l’âme, il est très probable que les persécutions contre l’Internationale vont prendre un caractère d’acharnement croissant. Ce sont, comme vous le savez, les républicains « intransigeants » qui ont pris l’initiative du mouvement cantonaliste ; mais dans quelques villes, entre autre à Valencia, à Grenade, à Málaga, à Séville, il paraît que les internationaux y ont pris une part active. Toutefois nous manquons jusqu’à présent de nouvelles directes de ces localités depuis les derniers événements. Tout ce que nous savons, c’est qu’à Séville, les seuls qui se soient battus, et « battus comme des lions[177] », sont une troupe d’environ deux cents internationaux. Nous attendons des renseignements véridiques pour nous former un jugement exact sur tous ces faits… Il me reste à vous dire que la participation des internationaux dans le mouvement cantonaliste a été complètement spontanée et sans aucune entente préalable ; voilà comment il s’est fait que, pendant que les uns se battaient, les autres se croisaient les bras. Je ne crois pas que rien soit perdu. Au contraire, nos espérances sont plus grandes que jamais. L’idée révolutionnaire fait chaque jour de nouveaux progrès, et ce qui vient de se passer nous servira d’enseignement pour fortifier notre organisation et nous préparer mieux à la prochaine lutte. »

La Solidarité révolutionnaire de Barcelone, après l’échec du mouvement, publia (14 août) un court résumé des événements, où elle précisait en ces mots la participation de l’Internationale :

« Des juntes révolutionnaires s’étaient établies ; quelques-unes avaient un caractère véritablement socialiste. Le mouvement n’était pas internationaliste ; mais, partageant l’indignation générale, les membres de notre Association l’appuyèrent en beaucoup de points, et quelques-uns d’entre eux, comme Melendez à Carthagène, Rosell à Valencia, Mingoranza à Séville, Rodriguez à Grenade, et plusieurs autres, firent parties des juntes révolutionnaires. »

Vu les mandats d’arrêt lancés contre les membres de la Commission espagnole de correspondance, il fallut constituer une nouvelle Commission, qui s’installa à Madrid, et dont Miguel Pino, de Málaga (voir t. II, p. 274), devint le secrétaire correspondant. C’est cette nouvelle Commission qui rédigea le rapport (daté du 19 août) destiné au Congrès général de Genève, et qui s’occupa de faire élire les délégués qui devaient y représenter la Fédération espagnole.

Je note en passant que les événements d’Espagne eurent pour résultat de provoquer en Portugal une manifestation de sympathie. Notre Bulletin publia dans son numéro du 17 août les lignes suivantes :

« La Section internationale de Lisbonne nous a fait parvenir un document signé des membres de son bureau, par lequel les internationaux portugais se déclarent complètement solidaires des internationaux espagnols, et en particulier des actes de l’Internationale à Alcoy. »

Notre correspondant de Madrid nous écrivit au sujet des socialistes du Portugal (Bulletin du 24 août) :

« La Fédération portugaise, qui avait jusqu’ici gardé une attitude neutre dans les questions qui divisent l’Internationale, paraît disposée à se rallier aux principes autonomistes. Elle a traversé une crise, d’où nous espérons qu’elle sortira plus puissante et plus forte que jamais, débarrassée de quelques éléments qui étaient pour elle une entrave, et qui, occupant les postes de confiance, avaient appris, à l’école d’Engels[178], à cacher aux fédérés les communications et les correspondances importantes. »


À propos de la situation de l’Internationale en France, il sera intéressant de reproduire une lettre écrite par Bakounine à Pindy, à la date du 11 janvier 1873. La voici :


Mon cher Pindy, Tu ne seras pas étonné que l’envie m’ait pris de causer avec toi. J’ai été si content, si heureux de me voir en parfaite harmonie avec toi à Saint-Imier ! Nous avons, et moi surtout j’ai si peu d’amis français ! Toi, Alerini, Camet, voilà tout notre paquet[179]. Ah ! il ne faut pas que j’oublie cet excellent Élisée Reclus, qui est venu me voir il y a trois ou quatre semaines, et avec lequel nous nous entendons de mieux en mieux. C’est un homme modèle, celui-ci — si pur, si noble, si simple et si modeste, si oublieux de soi-même. Il n’a peut-être pas tout le diable au corps désirable ; mais c’est une affaire de tempérament, et la plus belle fille ne peut donner que ce qu’elle a. C’est un ami précieux, bien sûr, bien sérieux, bien sincère et tout à fait nôtre. Il m’a envoyé tout dernièrement deux nouveaux manifestes de MM. Albert Richard et compagnie. Je vous les envoie. Lis-les ; ils sont curieux. Vous les recevrez de Sonvillier. Et sais-tu qui figure maintenant dans la compagnie de Richard ? Bastelica en personne et son ami Pollio. Ils sont tous réunis aujourd’hui à Milan, bien recommandés aux soins de nos amis italiens...[180].

Et en France, comment les choses marchent-elles ?

Tant que l’état de choses actuel existe, vous devriez faire, il me semble, de la Fédération jurassienne un centre provisoire de tout le mouvement international révolutionnaire dans la France méridionale ; et toi, mon cher ami, qui as conservé une influence si légitime dans ton pays, tu peux y contribuer beaucoup. La grande difficulté pour tes compatriotes, c’est qu’ils ont désappris à conspirer, et que, sous le régime actuel, sans conspiration on ne peut rien organiser en France. Je te serai bien obligé si tu voulais bien me donner quelques nouvelles précises sur le mouvement qui s’y fait aujourd’hui. En général, prenons l’habitude de nous écrire de temps à autre. Nous sommes si peu, et ce n’est qu’en nous serrant et en nous soutenant mutuellement que nous pourrons faire quelque chose. J’espère donc que tu m’écriras bientôt, et dans cet espoir je te serre la main.

Ton dévoué,
M. Bakounine[181].


Alerini et Brousse, tous deux réfugiés à Barcelone, le premier depuis le printemps de 1871, le second depuis décembre 1872, y constituèrent au printemps de 1873, en s’adjoignant le jeune canut lyonnais Camille Camet (venu de Zürich), un comité de propagande et d’action, qui se donna pour tâche de publier un journal en langue française et de préparer en France un mouvement insurrectionnel. Ce comité, qui prit le nom de Comité de propagande révolutionnaire socialiste de la France méridionale, exposa son programme dans une circulaire autographiée datée du 4 avril 1873 (publiée par Nettlau, note 3708), où il disait :


Unis pour la lutte économique, les travailleurs de tous les pays ont déjà remporté sur ce terrain plus d’une victoire. C’est à la solidarité ouvrière que sont dus tous ces succès. Aujourd’hui cette arme est appelée à nous rendre de plus grands services encore. Il faut la transporter sur un autre terrain que le terrain économique, sur un autre champ de bataille que celui de la grève, sur celui de la révolution.

Les circonstances sont favorables, puisque en Espagne une période révolutionnaire vient de s’ouvrir. Il faut dès aujourd’hui qu’une solidarité morale s’établisse entre les prolétaires de ce pays et les travailleurs du Midi de la France, pour que demain tout soit préparé pour qu’elle devienne effective et matérielle et qu’elle les unisse sur le terrain de l’action.

... C’est pour arriver à cette union... qu’il a été fondé à Barcelone un Comité de propagande révolutionnaire socialiste, et que ce Comité va publier un organe, la Solidarité révolutionnaire. Déjà les relations avec la France méridionale sont assurées ; confié à des mains amies, notre journal sera distribué sûrement à tous ceux à qui il s’adresse. Mais cette action révolutionnaire, ces publications destinées à l’aider, vont entraîner des frais considérables, frais que des souscriptions doivent couvrir. Décidé à faire son devoir, le Comité compte sur tous les révolutionnaires dignes de ce nom.


La circulaire parlait ensuite du programme du Comité, et disait :


Nous nous placerons sur le terrain de l’an-archie... Nous ne sommes pas communistes, parce que ce système nécessite l’établissement d’un grand pouvoir central... ; nous ne sommes pas non plus mutuellistes, parce que nous ne croyons pas à la constitution de la valeur... : nous sommes collectivistes.


Et elle se terminait ainsi :


Voilà, citoyens, le but de notre Comité, le programme du journal qui sera son organe. Nous comptons sur le concours de tous ceux qui sont dévoués à la cause du travailleur.

Pour le Comité : Ch. Alerini, Paul Brousse, Camille Camet.

Les fonds souscrits devront être envoyés à l’adresse suivante : M. Charles Boc, Calle de Provenza, n° 250, à Barcelone, Espagne, qui est celle du citoyen Paul Brousse, trésorier du Comité.


La Solidarité révolutionnaire ne commença à paraître que le 10 juin. Un de ses collaborateurs fut Jules Guesde (alors fixé momentanément à Gênes), qui ajoutait à sa signature la qualité de membre de la Fédération jurassienne ; dans un article de lui, intitulé L’État (numéro du 1er juillet 1873), on lit :


La société actuelle est fondée sur l’inégalité des rapports entre les hommes qui la composent... La minorité... a dû demander à un tiers la force qui lui manquait, et les moyens de résistance, c’est-à-dire d’oppression, qu’elle ne trouvait pas en elle-même. Ce tiers est le gouvernement ou l’État, inutile dans une société digne de ce nom, et dont l’unique mission est la conservation artificielle de ce qui est... L’État ou le gouvernement est donc... l’obstacle le plus considérable que rencontre la classe ouvrière en travers de ses revendications... La condition sine quâ non de tout affranchissement des masses est l’abolition, la destruction de l’État... On ne saurait trop le répéter, en France surtout, maintenir l’État, sous quelque forme et sous quelque prétexte que ce soit, c’est faire le jeu de la gent capitaliste, c’est perpétuer la domination d’une caste moribonde dont les prétentions ne sont égalées que par l’incapacité.


La Solidarité révolutionnaire eut dix numéros ; le n° 10 porte la date du 1er septembre 1873. Elle dut cesser ensuite de paraître, Brousse étant venu se fixer en Suisse, et Camet, qui était rentré en France — malgré la condamnation dont il avait été l’objet à Lyon — pour y faire de la propagande, ayant été arrêté.

À côté de la propagande révolutionnaire clandestine, un mouvement syndicaliste, d’allures encore bien modestes, continuait à se produire à Paris et dans quelques grandes villes. Une souscription avait été ouverte par le journal le Corsaire pour permettre l’envoi de délégations ouvrières à l’Exposition universelle de Vienne, et l’élection des délégués par les ouvriers fut pour eux une occasion de se grouper et de s’entendre. Un correspondant nous écrivit de Paris : « L’élection de cette représentation ouvrière servira, je l’espère, de point de départ à la fédération des métiers. Presque tous ceux qui concourent à ce mouvement sont les partisans d’un régime démocratique à la Gambetta bien plus que d’une organisation socialiste comme nous la comprenons ; mais ils n’en servent pas moins, malgré eux, la cause socialiste en aidant à la réorganisation du prolétariat, qui tôt ou tard sera vivifié par l’esprit de l’Internationale. »

Je ne puis indiquer, même approximativement, combien la France comptait, dans l’été de 1873, de chambres syndicales organisées, ni combien il s’y trouvait de groupes secrets adhérents à l’Internationale. Tout ce que je puis dire, c’est que les Sections internationales en France avaient une existence bien réelle, car elles allaient se faire représenter par cinq délégués à notre Congrès général.

Pendant ce temps, Engels écrivait à Sorge (14 juin) : « Serraillier [le fondé de pouvoirs du Conseil général pour la France] n’a absolument rien à écrire, attendu qu’il n’a plus une seule adresse en France, tout a été pincé. Mais il vous fera, pour le Congrès, un petit rapport sur les procès. »


En Belgique, une crise industrielle sévissait depuis quelques mois dans la région de Verviers ; « cette crise, écrivait notre Bulletin, a plus fait pour le développement de l’esprit révolutionnaire que des années de propagande écrite ou parlée ». Le Conseil fédéral belge voulut ouvrir une souscription pour venir en aide aux ouvriers verviétois ; mais ceux-ci refusèrent fièrement de recevoir des secours, et, dans une déclaration imprimée en tête de leur journal le Mirabeau, ils dirent :

« Nous saisissons cette occasion pour engager toutes les fédérations à employer l’argent de leurs caisses à compléter et à achever l’organisation du parti socialiste révolutionnaire. Quant à nous, nous supporterons notre misère et nous nous préparons à la Révolution, espérant que tous les travailleurs nous prouveront bientôt la solidarité qui les unit à nous, autrement que par des envois d’argent. »

On s’attendait si bien à des événements graves, que lorsque la Liberté, de Bruxelles, qui pendant les six années de son existence avait si vaillamment défendu les principes socialistes, annonça, à la fin de juin 1873, qu’elle était obligée de cesser sa publication, notre Bulletin fit suivre cette nouvelle de ce commentaire plutôt singulier : « C’est un nouveau symptôme du mouvement révolutionnaire des esprits en Belgique. Le temps de l’exposition des principes et de la discussion scientifique est passé ; on a fait assez de théorie : les Belges veulent maintenant faire de l’action. »

Le mouvement qui tendait à la création d’Unions internationales de métier, déjà signalé à l’occasion d’une lettre de la Commission espagnole de correspondance, donna lieu à deux Congrès tenus en Belgique. Le 1er juin eut lieu à Anvers un Congrès pour la création d’une Fédération internationale des ouvriers cordonniers ; une vingtaine de délégués y prirent part ; la plupart représentaient des sociétés belges ; il y avait un délégué de France ; l’Association générale des cordonniers d’Allemagne et la Fédération espagnole des cordonniers avaient envoyé leur adhésion ; un règlement fédéral fut élaboré. Le 24 août, un Congrès réuni à Liège constitua la Fédération européenne des ouvriers tailleurs. Quoique non adhérentes à l’Internationale, ces deux organisations réalisaient, par leur constitution, un des points les plus importants de notre programme.

La Fédération régionale belge tint, quinze jours avant le Congrès général, un Congrès à Anvers, les 15 et 16 août. On y discuta l’ordre du jour du Congrès général. On s’y prononça pour l’organisation de la grève générale. La proposition suivante, relative à l’Espagne, fut adoptée à l’unanimité :

« Le Congrès déclare que l’Internationale n’a rien de commun avec les partis politiques, tels que libéraux, catholiques, progressistes, républicains, etc. Le secrétaire fédéral belge pour l’extérieur enverra à la Fédération espagnole une adresse de sympathie pour engager nos frères les internationaux d’Espagne à persévérer dans leurs généreux efforts pour l’affranchissement du prolétariat. »


En Hollande, un Congrès démocratique réuni le 1er juin à Amsterdam avait fondé une association politique appelée Demokratische Bond van Noord- en Zuid-Nederland. La Tagwacht de Zürich annonça que la Section internationale d’Utrecht avait adhéré à la nouvelle Association ; elle ajouta : « Il faut espérer que les Sections flamandes de Belgique seront bientôt, par les efforts du Demokratische Bond, arrachées à leur bakounisme et à leur indifférence politique » ; et, dans son numéro suivant, elle publia les félicitations qu’au sujet de son article elle avait reçues de M. Bademacher, l’organisateur du Bond néerlandais. À cette occasion, notre ami Gerhard, d’Amsterdam, nous écrivit, le 22 juillet, que la nouvelle association dont la Tagwacht avait parlé était déjà mourante, et que son organe, Het vrije Volk, avait cessé de paraître ; il nous donnait en même temps en ces termes son appréciation sur la situation générale : « Quand je vois tout ce qui se passe sur le terrain du mouvement ouvrier, je suis convaincu qu’un choc, une lutte sanglante, est inévitable ; mais certainement il faut tout d’abord faire de la propagande pour nos idées, et, pour l’accomplissement de ce travail de propagande, la meilleure organisation me paraît celle de sections et fédérations complètement libres, au lieu d’une centralisation du pouvoir. L’Internationale, à ce qu’il me semble, n’est pas destinée à prendre de grandes proportions dans notre pays. Bon nombre d’ouvriers sont d’accord avec nos principes, mais ils ne voient pas la nécessité d’une organisation internationale. »

La Section d’Utrecht, qui, sur la question des résolutions de la Haye, s’était d’abord séparée des autres Sections néerlandaises, s’était ravisée ; et elle prit part, avec les autres Sections, à un Congrès de la Fédération tenu à Amsterdam le 10 août 1873. Dans ce Congrès, la Fédération hollandaise décida de se faire représenter par un délégué à notre Congrès général à Genève ; elle donna à son délégué le mandat de se rendre ensuite au Congrès convoqué par le Conseil général de New York, pour lui demander de revenir à des idées plus conciliantes ; le délégué devait se retirer s’il ne réussissait pas dans cette démarche.


En Angleterre, la Fédération anglaise — celle qui s’était réunie en Congrès le 26 janvier — n’était point morte, comme l’avaient espéré ses adversaires[182], et elle allait donner une preuve de sa vitalité en envoyant deux délégués au Congrès général, en la personne de Hales et d’Eccarius. « Si l’on a pu constater quelque indifférence chez les internationalistes anglais, dit Hales dans le rapport qu’il présenta au Congrès, il faut en chercher la cause dans les intrigues et les calomnies de la coterie marxiste ; vingt et une sections cependant ont protesté contre les résolutions du Congrès de la Haye. »


Sur la situation en Allemagne, en Autriche, et dans la Suisse allemande, on peut s’en rapporter aux aveux contenus dans les lettres écrites par Engels et Becker à leur correspondant Sorge.

« Les Allemands, — écrit Engels (3 mai 1873), — qui chez eux se chamaillent avec les lassalliens, ont été très désappointés par le Congrès de la Haye (sind durch den Haager Kongress sehr enttäusch geworden), où ils s’attendaient à ne trouver, en opposition à leurs propres disputes, que fraternité et harmonie (wo sie im Gegensatz zu ihrem eigenen Gezänk lauter Brüderlichkeitund Harmonie erwarteten), et cela les a relâchés. En outre, les autorités du parti sont en ce moment composées de lassalliens invétérés (York et compagnie), qui voudraient rabaisser le parti et le journal du parti au niveau du lassalléanisme le plus plat. La lutte continue. Ces gens veulent profiter du moment où Liebknecht et Bebel sont en prison pour exécuter leur plan. Le petit Hepner fait une résistance énergique, mais il est tenu presque en dehors de la rédaction du Volksstaat, et il est d’ailleurs expulsé de Leipzig. Le triomphe de ces...[183] équivaudrait à la perte du parti pour nous, au moins pour l’instant. J’ai écrit à Liebknecht à ce sujet sur un ton très ferme (sehr determiniert), et j’attends sa réponse. »

En Autriche, il s’était formé, parmi les socialistes, deux fractions ennemies l’une de l’autre : l’une, qui s’appelait l’Association « Volkswille » (Volonté du Peuple), avait pour organe la Volkstimme, rédigée par Oberwinder, un meneur auquel Sorge lui-même reproche d’avoir été « trop disposé à se rapprocher des partis bourgeois » (p. 104 de son livre) ; l’autre se groupait autour du journal Gleichheit, rédigé par Andréas Scheu, qui défendait un socialisme plus radical. Engels écrivait à Sorge (3 mai) : « Scheu nous est suspect : 1° parce qu’il est en relations avec Vaillant ; 2° parce qu’il y a des indices que, comme son ami et prédécesseur Neumayer[184], il est en relations avec Bakounine... Quant à Oberwinder, étant donné qu’en Autriche le féodalisme n’est encore qu’en partie vaincu, que les masses y sont incroyablement bêtes, et que la situation y est encore à peu près celle de l’Allemagne avant 1848, s’il ne réclame pas du premier coup les choses les plus extrêmes, avec une phraséologie ultra- radicale, s’il suit, au contraire, la politique que nous avons nous-même recommandée, à la fin du Manifeste communiste, pour l’Allemagne d’alors, nous ne pouvons pas lui en savoir mauvais gré. » Becker, à son tour, écrivait de Genève (19 mai) : « Scheu et consorts ont certainement en eux quelque chose des idées de Bakounine (tragen sicher etwas von dem Zeug Bakunins in sich), et on doit veiller à ce que cela n’entraîne pas, là aussi, aux mêmes conséquences regrettables. Le Conseil général fera bien de se prononcer olficiellement pour le parti du « Volkswille », tout en agissant d’ailleurs, autant que possible, d’une façon conciliante. Quant à moi, c’est la tactique que je suis. »

On verra plus loin comment Becker et le Conseil général allaient tirer parti de leurs relations avec Uberwinder, devenu officiellement leur protégé, tandis que le Volksstaat, en Allemagne, se prononçait pour Scheu.

Quant à la situation des marxistes en Suisse, elle n’était pas brillante ; voici ce que Becker écrivait à Sorge (19 mai 1873) : « Pour notre Congrès, c’est incontestablement Genève le meilleur endroit ; c’est là que nous avons les sections les plus nombreuses, qui sont toutes décidément pour nous... Dans tous les autres endroits de la Suisse, nous n’avons pas encore un terrain assez solide, ce qui, il est vrai, n’aurait guère d’importance, si nous n’avions pas subi dans les dernières années des échecs sérieux par suite de la guerre, de la Commune, et de la bakouniniade (In jedem andern Orte der Schweiz haben wir vorläufig nicht festen Boden genug, was zwar nicht gar viel zu bedeuten hätte, wenn wir nicht in den letzten Jahren durch den Krieg, die Kommune und die Bakuniniade starke Erschütterungen erlitten hätten). »


Dans la colonie russe de Zürich, un nouvel incident se produisit en juillet et août 1873, qui amena la dissolution de la Section slave, et la rupture de Bakounine avec Holstein, OElsnitz et Ralli.

L’imprimerie du groupe des amis de Bakounine devait publier une série de livres de propagande, en russe, sous le titre de Éditions du parti socialiste révolutionnaire (Izdania sotsialno-revolioutsionnoï partii). Le premier fut demandé à Bakounine : ce devait être un exposé théorique du socialisme anarchiste. Pour le second, Ross s’adressa à moi, en me demandant d’écrire une histoire abrégée de l’Internationale. Je proposai le plan suivant : 1° un court résumé de l’histoire de l’Internationale en Suisse, emprunté au Mémoire de la Fédération jurassienne, et suivi de la reproduction de quelques articles de l’Égalité et du Progrès ; 2° un court résumé de l’histoire de l’Internationale en Belgique, suivi de la reproduction de quelques articles de la Liberté ; cela formerait un premier volume ; dans un volume ultérieur on parlerait des autres pays. Mon plan fut accepté, et je rédigeai les deux notices sur la Suisse et la Belgique ; elles furent traduites en russe par Zaytsef, je crois ; les articles de journaux furent choisis soit par Bakounine, soit par le groupe zuricois[185], et traduits, les uns par Zaytsef, les autres par des Russes de Zürich. Bakounine ajouta un chapitre très intéressant (chap. XXXI), écrit par lui, intitulé « l’Alliance internationale des révolutionnaires socialistes[186] », suivi de ses quatre discours au Congrès de Berne de 1868 et du rapport présenté au Congrès de Bâle sur l’héritage. Ce petit livre fut rapidement achevé, et, bien que formant le tome II des Izdania, ce fut lui qui parut le premier, à la fin d’août 1873, en un volume de 352 pages, sous ce titre : Développement historique de l’Internationale ; Première partie (Istoritcheskoé razvitié Internatsionala ; Tchast I.) Quant à l’ouvrage doctrinal de Bakounine, qui forme le tome Ier des Izdania, et qui devait se composer, lui aussi, de plusieurs parties, la première partie (la seule qui ait été écrite) parut à la fin de 1873, en un volume de 308 pages et 24 pages d’appendices, sous ce titre : Autoritarisme et Anarchie ; Première partie (Gosoudarstvennost i Anarkhia ; Tchast I.) Les onze premières feuilles seulement (pages 1-176) du volume furent imprimées à Zürich ; le reste, qui est composé en un autre caractère, a été imprimé à Genève[187].

Or, pendant que s’achevait l’impression du volume Istoritckeskoé razvitié Internatsionala, un conflit personuel éclatait entre Ross et deux autres membres du groupe de l’imprimerie, Œlnitz et Holstein ; ceux-ci réussirent à gagner à leur cause Ralli, que Ross avait espéré d’abord avoir de son côté ; et tous trois, Œlsnitz, Holstein et Ralli, mirent Bakounine en demeure de choisir entre Ross et eux. Bakounine répondit à Œlsnitz (Locarno, 16 août 1873) : « Tu as posé la question clairement. Toi, Ralli, Holstein, vous ne voulez plus rien avoir à faire avec Ross. Vous me prévenez que toute nouvelle tentative de ma part serait inutile, et vous me demandez de choisir entre lui et vous. En m’adressant une semblable invitation, vous avez sans aucun doute prévu ma réponse. Je ne peux ni ne veux me séparer de Ross. Je suis trop étroitement lié avec lui pour que cela soit possible. Depuis plus de trois ans que nous sommes unis par l’amitié et l’action, il m’a donné trop de preuves de son chaud attachement personnel, et de son attachement encore plus chaud et infatigable à la cause commune, pour qu’une rupture avec lui soit admissible pour moi... Puisque la rupture entre vous et moi est ainsi devenue inévitable, tâchons qu’elle nuise le moins possible à notre cause commune ; car nous restons toujours les serviteurs de la même cause, avec le même programme et le même but. Vous êtes, à ce qu’il paraît, très sérieusement unis tous les trois pour le service de cette cause. Ross et moi nous resterons, comme avant, unis dans le même but. Par conséquent, non seulement nous ne pouvons pas être ennemis, mais nous serons obligés de rester alliés à un degré important pour la cause commune. Voulez-vous, tout en constituant entre vous, à partir de ce moment, une inséparable collectivité, continuer à agir avec moi personnellement, et rien qu’avec moi, pour la cause ? ou bien trouverez-vous nécessaire de rompre avec moi aussi toute relation ? Cela dépendra entièrement de vous. J’accepterais avec joie la première alternative ; mais je suis prêt aussi, quoique avec tristesse, à accepter la seconde. »

Œlsnitz répondit à Bakounine, le 23 août, au sujet de la continuation des relations, qu’il ne pouvait rien dire avant d’avoir consulté le groupe de ses amis, ajoutant qu’à leurs yeux, la communauté du programme n’était pas chose démontrée ; quant aux sentiments, Œlsnitz déclarait conserver à Bakounine son estime personnelle, sauf en ce qui concernait la dernière affaire.

À cette lettre, Bakounine répliqua le 29 par celle-ci : « Cher Œlsnitz, j’ai reçu ta lettre du 23 : qu’il soit fait selon votre désir. Ne décidons rien maintenant ; laissons à la marche future de nos affaires le soin de déterminer le caractère de nos futures relations pour la cause. Je vous annonce maintenant, pour le cas où l’un de vous désirerait me rencontrer pour un entretien personnel, que je partirai d’ici, le 2 ou le 3 septembre, pour me rendre à Berne... Ainsi prennent fin, pour l’instant, nos relations pour la cause, mais nullement nos relations personnelles, auxquelles je crois si bien, que j’espère que par elles, dans un temps pas trop éloigné, seront renouvelées nos relations pour la cause. »

Cet espoir ne devait pas se réaliser : au contraire, en septembre, la rupture devait s’aggraver de récriminations réciproques qui la rendirent irrémédiable.


En Italie, les persécutions gouvernementales n’avaient pas arrêté les progrès de l’Internationale. En dehors des journaux socialistes déjà existants, la Fédération italienne voulut avoir son organe à elle : ce fut le Bollettino della Federazione italiana dell’ Internazionale, dont le premier numéro parut en mai 1873 ; il y avait dans ce numéro (dit notre Bulletin du 1er juin 1873) un remarquable Appel adressé aux paysans, et un article faisant l’historique des persécutions subies par l’Internationale en Italie. Costa nous écrivait de Bologne, le 4 juillet : « La Fédération italienne n’a pas, il est vrai, l’organisation formidable de la Fédération espagnole ; mais nos principes sont extrêmement répandus parmi le peuple, et les instincts révolutionnaires des prolétaires italiens sont des meilleurs... Notre peuple est plus mûr qu’on ne le pense, et la servitude séculaire n’a pas énervé les instincts révolutionnaires chez les ouvriers manuels, en particulier dans les petites localités, et surtout dans les campagnes. » (Bulletin.) Une communication de la Commission italienne de correspondance (26 juin) annonçait la création d’une vingtaine de nouvelles sections, l’apparition d’un journal socialiste à Sienne, le Risveglio, et la préparation de trois Congrès provinciaux (Romagne, Marches et Ombrie, Emilie). Le premier de ces Congrès, celui des Sections romagnoles, eut lieu le 20 juillet à San Pietro in Vincoli, village de la province de Ravenne : trois fédérations locales et quinze sections y étaient représentées ; le Congrès nomma un délégué pour le Congrès général qui allait avoir lieu en Suisse. Le Congrès des Sections des Marches et de l’Ombrie eut lieu le 1er août à Pietro la Croce près d’Ancône.

L’activité des militants de la Fédération italienne avait été intimement liée, dès le début, à celle de Bakounine ; et des relations ainsi nouées naquit un projet dont je dois exposer ici l’origine et la réalisation ; le changement qui en résulta dans la position de Bakounine devait modifier profondément la manière de sentir et d’agir du vieux révolutionnaire.

Carlo Cafiero (né en septembre 1846) appartenait, comme on le sait, à une famille de riche bourgeoisie ; son père était mort récemment, et, bien que l’héritage paternel dût être partagé entre plusieurs ayants-droit, la part qui revenait à notre ami lui assurait une fortune considérable ; mais les opérations nécessaires à la liquidation de cet héritage devaient être assez longues, Cafiero avait résolu de mettre les ressources qu’allait lui procurer cette fortune à la disposition du parti socialiste italien ; et il décida de consacrer tout d’abord une somme d’une vingtaine de mille francs à l’acquisition à Locarno d’une maison dont Bakounine deviendrait le propriétaire nominal. Dans cette demeure, le vieux révolutionnaire, qui dès ce moment songeait à se retirer de la vie militante, mènerait ostensiblement une existence bourgeoise ; il serait censé avoir reçu de ses frères, en Russie, la part qui lui revenait de l’héritage paternel. En réalité, la maison, située à proximité de la frontière, servirait de rendez-vous et de retraite aux révolutionnaires italiens qui viendraient y conspirer. Ce plan fut élaboré pendant l’hiver 1872-1873 ; l’emprisonnement de Cafiero à Bologne, en mars 1873, en retarda la réalisation ; mais sitôt remis en liberté, en mai, Cafiero se rendit à Barletta, sa ville natale, pour y activer le plus possible la réalisation d’une partie de ses capitaux. Bakounine, dans l’intervalle, devait chercher et choisir la propriété qu’il s’agissait d’acquérir, et il reçut de Cafiero pleins-pouvoirs pour l’acheter en son propre nom. Il jeta son dévolu sur une maison de campagne appelée la Baronata, située sur la route de Locarno à Bellinzona, au bord du lac, dans la commune de Minusio, et en devint le propriétaire par un acte en due forme. L’achat de cette propriété eut, comme on le verra, des résultats fâcheux ; Bakounine et Cafiero, qui n’avaient pas la moindre expérience en matière de finance, se lancèrent dans des acquisitions successives, conséquences de la première, firent exécuter des travaux coûteux, se laissèrent tromper par des entrepreneurs, des intermédiaires et des intrigants sans scrupules, jetèrent sans compter l’argent par les fenêtres ; et l’affaire de la Baronata devait finir, au bout d’un an, par la ruine à peu près complète de Cafiero et une brouille momentanée entre lui et Bakounine.

Il existe un Mémoire justificatif écrit les 28 et 29 juillet 1874 par Bakounine, au moment de la brouille[188] ; c’est un plaidoyer, dans lequel, involontairement, l’auteur a présenté les choses sous le jour le plus propre à le « justifier » à ses propres yeux ; néanmoins on peut y puiser certains renseignements. Je reproduis ici les passages du début, relatifs à l’origine du projet d’achat d’une maison ; aux motifs qui empêchèrent Bakounine de se rendre, en juillet 1873, en Espagne où l’appelaient ses amis de ce pays ; et aux premières opérations concernant l’agrandissement et l’aménagement de la Baronata :


Emilio [Bellerio] sait le commencement de la Baronata. Ce fut depuis longtemps, depuis l’automne 1872 ou l’hiver 1873, que Cafiero conçut spontanément l’idée d’acheter à Locarno une maison avec plus ou moins de terre et dont je serais le propriétaire nominal, où je résiderais avec toute ma famille constamment[189], et qui servirait en même temps de lieu de relais, de refuge ou d’habitation passagère à tous les intimes. Pendant tout l’hiver 1872-1873 il ne fut question que de cela tant dans nos conversations intimes que dans ma correspondance avec Cafiero.

En été 1873, la révolution espagnole semblait devoir prendre un développement tout à fait victorieux. Nous eûmes d’abord la pensée d’y envoyer un ami, puis, sur les instances de nos amis espagnols, je me décidai de m’y rendre moi-même. Mais pour effectuer ce voyage nous avions besoin d’argent, et notre seule ressource était Cafiero ; et Cafiero était empêché de nous en donner parce qu’il n’avait pas encore terminé ses affaires avec ses frères[190]. Nous décidâmes, un jeune ami et moi, de le presser ; et, comme il était inutile et à peu près impossible de le faire par lettre, le jeune ami se rendit chez lui [à Barletta]. Il y fut arrêté[191]. Alors force me fut de m’entendre avec Cafiero par correspondance, en me sevant d’un langage symbolique qui avait été établi entre nous. Dans une de mes lettres, répondant aux siennes qui protestaient énergiquement contre mon départ [pour l’Espagne], je lui en démontrai l’urgence et lui annonçai en même temps ma résolution de partir aussitôt qu’il m’aurait envoyé la somme nécessaire. J’y ajoutai une prière, celle de devenir le protecteur de ma femme et de mes enfants dans le cas où je succomberais en Espagne… Il me répondit par une lettre toute pleine de fraternelle affection et dans laquelle il me promettait de devenir la providence vigilante des miens. Mais en même temps il protestait encore contre mon départ, et, raison suprême, il ne m’envoya pas l’argent nécessaire pour l’effectuer, soit manque réel d’argent, soit résolution de sa part de ne pas m’en donner pour ce voyage[192]. Alors il me considérait comme un être précieux, absolument nécessaire à notre cercle d’intimes, et que par conséquent il fallait conserver à tout prix, même contre sa volonté. Aujourd’hui il en est venu, paraît-il, à me considérer comme un vieux chiffon absolument inutile et bon à jeter à tous les vents. Il pense qu’il s’est trompé alors, comme il se trompe aujourd’hui. Je n’ai jamais été aussi précieux qu’il avait bien voulu le penser il y a un an, ni aussi inutile qu’il le pense aujourd’hui. Mais passons outre.

Au mois d’août 1873, Cafiero vint enfin à Locarno, libéré de ses frères, et il apporta le premier argent avec lui. Je ne me rappelle pas la somme, mais il la trouvera consignée dans le grand livre de comptes que je lui ai remis la veille de mon départ[193]. Ce que je sais et ce qu’il ne niera pas, sans doute, c’est que l’emploi de cette somme fut réglé entre lui et moi jusqu’aux moindres détails. Entre autres, il y eut quelques mille francs (voir toujours le grand livre) assignés pour le premier paiement de la Baronata, que je venais d’acheter non seulement avec son consentement, mais à la suite de ses plus pressantes sollicitations. D’abord cela ne parut qu’une dépense de quatorze mille francs, qui s’accrurent ensuite de quatre mille francs à cause de la bévue commise par Chiesa[194], qui avait laissé de côté les deux prairies faisant partie de la propriété et sans lesquelles, selon Gavirati[195], d’accord avec tout le monde, cette dernière n’avait aucune valeur[196].

C’est en ce moment que commence l’histoire de nos imaginations et entreprises fantastiques. La Baronata, devenue notre propriété, consistait alors de la vieille maison, d’une assez grande vigne tout à fait délabrée, d’un très petit potager, et della scuderia[197], moins la nouvelle adjonction pour remise et chambre au-dessus. Il était évident que la vieille maison avait trop peu de chambres pour abriter toute ma famille et encore tous les intimes qui viendraient temporairement habiter avec nous. Pour y suppléer, il n’y avait que deux moyens : ou bien agrandir la vieille maison, en y ajoutant deux assez grandes chambres derrière la galerie, ou bâtir une nouvelle maison. J’opinai résolument pour le premier moyen : j’avais comme le pressentiment que la construction d’une nouvelle maison...[198], et il me semblait que l’adjonction de deux chambres suffirait absolument à nos besoins. Mais on m’objecta que d’abord la maison était humide, et l’humidité, disait le Dr Jacoby[199], — qui aussi bien que sa femme et les Zaytsef nous avait accompagnés dans cette visite d’investigation, — deviendrait mortelle pour ma précieuse santé ; et cette chère santé était alors la principale préoccupation de Cafiero, au moins à en juger par ce qu’il disait ; et je ne sais plus s’il disait ce qu’il pensait, comme j’en avais été persuadé alors, — car ce n’est que dans les tout derniers temps que j’ai commencé à m’apercevoir que, vis-à-vis de moi aussi bien que vis-à-vis de tout le monde, il y a souvent une grande différence entre sa parole et sa pensée intime[200]. En outre on ajoutait, et cette observation vint précisément de Cafiero, que l’adjonction de deux chambres ne serait pas suffisante pour le but qu’on se proposait ; et, enfin, que les deux nouvelles chambres, privées complètement de soleil, seraient excessivement malsaines.

On décida donc, contre mon avis, de bâtir une nouvelle maison. On s’en alla en expédition sur la montagne[201], par un sentier si rude à gravir que je ne les accompagnai pas, et que deux mois plus tard j’ignorais encore l’emplacement choisi pour la nouvelle maison. Ostroga[202] était de la partie, et il fut invité par Cafiero à jeter le plan du nouveau bâtiment. Ostroga en fit deux : l’un beaucoup plus grand, conformément aux indications de Cafiero ; l’autre plus petit, c’est celui de la maison actuelle, avec quelques modifications et embellissements proposés par l’ingénieur Galli.

... Ce fut alors que Cafiero émit pour la première fois avec beaucoup de chaleur une pensée à laquelle il resta obstinément fidèle jusqu’à son retour de Russie[203]. Il disait que je devrais désormais m’abstenir de toute expédition révolutionnaire, que je devrais laisser cela aux jeunes gens... Je convenais avec Cafiero que l’état de ma santé, ma pesanteur, la maladie de mon cœur et la raideur de mes membres et de mes mouvements qui en sont la conséquence nécessaire, me rendaient désormais peu apte aux expéditions aventureuses... ; mais j’ai toujours maintenu mon devoir et mon droit de me jeter dans tout mouvement révolutionnaire qui prendrait un caractère plus ou moins général, consistant et sérieux, et j’ai toujours senti et pensé que la fin la plus désirable pour moi serait de tomber au milieu d’une grande tourmente révolutionnaire.

D’ailleurs ce ne fut alors entre nous rien qu’une discussion académique ; les circonstances étaient telles qu’il ne fallait pas songer à une expédition révolutionnaire. La révolution espagnole venait d’échouer misérablement, faute d’énergie et de passion révolutionnaire dans les chefs aussi bien que dans les masses, et tout le reste du monde était plongé dans une réaction la plus morne. Seule l’Italie présentait quelques symptômes d’un réveil révolutionnaire, mais il fallait encore beaucoup travailler pour en tirer une puissance populaire. J’étais donc d’accord avec Cafiero que non seulement moi, mais encore tous, nous devions nous dissimuler pour le moment autant qu’il était possible pour pouvoir d’autant mieux travailler en secret, et que pour cela il n’y avait pas de meilleur moyen que de prendre sur toute la ligne le masque de paisibles et très matériels bourgeois.

Conformément à ce nouveau système, il fut convenu que... je prendrais plus que jamais le caractère d’un révolutionnaire fatigué et dégoûté, et qui, à la suite de ce dégoût, ayant perdu toutes les illusions, se jette avec passion dans les intérêts matériels de la propriété et de la famille. Cela était devenu d’autant plus nécessaire que notre cercle était devenu non seulement l’objet des persécutions et de l’espionnage de tous les gouvernements, mais encore celui des attaques furibondes des révolutionnaires plus ou moins socialistes des autres partis, et surtout moi, l’objet des dénonciations et d’infâmes calomnies de la part des Allemands et des Juifs de l’école de Marx et compagnie.

Je devais donc me poser en bourgeois très aisé uniquement absorbé par les intérêts de ma famille. À cela il y avait un inconvénient assez grave et qui n’échappa point à notre attention. Tout le monde savait que jusqu’à ce jour j’avais été très pauvre, vivant dans un état proche de la misère. Comment expliquer au monde la transformation merveilleuse et si subite de ma fortune ? Nous discutâmes beaucoup cette question, Cafiero et moi, et nous décidâmes que, d’abord, nous n’avions pas de compte à rendre à ce monde bourgeois pour lequel nous n’avions que haine et mépris ; que je pouvais avoir hérité ou reçu de Russie une partie de mes biens par des voies qui (pour échapper aux persécutions et aux confiscations du gouvernement russe) devaient nécessairement rester secrètes ; et qu’ensuite, en prît-on même prétexte pour nous calomnier, loin de nous en soucier, nous devions nous en réjouir, puisque cela nous servirait à cacher encore mieux notre jeu.

Par suite de cette résolution, je devins donc un beau jour un bourgeois sinon riche, du moins aisé, sans rendre compte à personne, en dehors de nos plus intimes, de la manière dont je l’étais devenu. Trois hommes firent exception à la règle à Locarno : Emilio Bellerio, Zuytsef, et Remigio Chiesa, Zaytsef à titre d’ami individuel très dévoué et très discret, et Chiesa parce qu’il nous était nécessaire sous bien des rapports et qu’il nous a réellement rendu de très bons services, sans nous avoir jamais fait repentir de notre confiance jusqu’ici. En outre le savaient encore le Dr Jacoby et sa femme à titre d’amis, et les Ostroga à titre de très anciens alliés et amis. Mais même le vénérable Paolo Gavirati, pour lequel j’ai un si profond respect, et qui m’a tant de fois prouvé son amitié inaltérable, même lui ne fut pas mis dans la confidence de notre secret[204].


Un jeune Russe nommé Débagori-Mokriévitch rendit visite à Bakounine dans le courant d’août 1873 (c’était Ross qui, sur sa demande, l’avait amené à Locarno). Il a publié dans ses Souvenirs le récit de cette visite, et on y trouve, au sujet de la Baronata, quelques indications que je transcris ici, à défaut d’une description que je ne pourrais faire moi-même, n’ayant jamais vu cette propriété dont on a tant parlé :


Bakounine[205] nous tendit les deux mains, et, respirant difficilement à cause de son asthme, se leva et se mit à s’habiller... Lorsqu’il eut fini sa toilette, nous sortîmes dans le jardin, où, sous une tonnelle, fut servi le déjeuner. Alors vinrent deux Italiens. Bakounine me présenta à l’un d’eux, qui n’était autre que Cafiero, son ami intime, qui a sacrifié toute une fortune assez considérable à la cause révolutionnaire italienne. Silencieux, il prit place à côté de nous, et se mit à fumer sa pipe. Entre temps arriva le courrier, et Bakounine commença à feuilleter toute cette masse de journaux et de lettres. Plus tard vint Zaytsef, l’ancien collaborateur de la revue la Parole russe...

Le deuxième jour après notre arrivée à Locarno, nous allâmes en bateau avec Bakounine visiter, à proximité de la ville, une maison achetée en son nom, et qu’il voulait nous montrer. Les révolutionnaires italiens l’avaient acquise dans le but d’y créer un lieu de refuge, en même temps que pour assurer la position de Bakounine à Locarno. Comme propriétaire, il ne pouvait être expulsé du canton[206], lors même que le gouvernement italien l’eût demandé... Nous traversâmes obliquement la baie, et nous abordâmes au rivage, qui s’élevait en rocs escarpés, couverts de broussailles. Nous montâmes un étroit sentier et, par une petite porte, nous entrâmes dans la propriété. La villa était une maison d’un étage, aux murs décrépits. La façade donnant sur le lac était plus élevée que celle de derrière, ainsi qu’il arrive pour les maisons bâties sur une pente. Les épaisses murailles de cette vieille bâtisse, qui me semblait fort peu habitable, lui donnaient l’air d’un petit fort. Lorsque nous pénétrâmes dans l’intérieur, une atmosphère humide et rance nous enveloppa. Les pièces de derrière étaient obscures, les fenêtres donnant sur la falaise où s’étendait un petit jardin cultivé. En revanche, la maison présentait beaucoup de commodité comme lieu de refuge. On pouvait se glisser inaperçu jusqu’au bord du lac, libre dans toutes les directions. Pour éviter la douane, on pouvait gagner l’Italie en canot...

Après avoir terminé l’inspection, nous descendîmes dans le sous-sol, où le gardien de la maison nous servit un repas composé de pain, de fromage, et de mauvais vin. À table, nous continuâmes la conversation. Bakounine était tout absorbé par la création d’un dépôt d’armes et d’un refuge à passages secrets, par lesquels, au besoin, on pourrait s’échapper. Il croyait à la possibilité d’une perquisition chez lui. Peut-être ne se fiait-il pas assez à la liberté suisse...

« Vous autres Russes, me dit-il, vous aurez besoin peut-être d’une imprimerie ambulante pour faire imprimer à l’étranger vos feuilles volantes. Eh bien, vous pourrez en installer une ici. » Mais aussitôt il changea de ton, et ajouta rudement : « Ah, ces conspirateurs russes ! Ils vont commencer à bavarder, et compromettre encore notre cause italienne. »

Ce reproche me fut désagréable, et je pris en mains la défense des Russes, d’une manière dont je ne puis me rappeler. Mais quelle fut mon émotion lorsque, après que j’eus fini mon apologie, Bakounine s’écria : « Eh quoi, ces Russes ! De tout temps ils ont prouvé qu’ils n’étaient qu’un troupeau ! À présent ils sont tous devenus anarchistes ! L’anarchie, chez eux, est pour le moment à la mode. Qu’il s’écoule quelques années encore, et l’on ne trouvera plus un seul anarchiste parmi eux ! »

Ces mots se fixèrent dans ma mémoire, et souvent, depuis, ils se sont représentés à mon esprit dans leur vérité prophétique.


Quittons la Baronata et Bakounine ; pour terminer ce chapitre, il me reste à dire ce qui s’était passé dans la Fédération jurassienne depuis le Congrès de Neuchâtel.


Notre Bulletin, qui parut, à partir de juillet 1873, tous les huit jours, et dans un format agrandi[207] publia, en tête de son numéro du 6 juillet, un article où nous disions :


Il y a dix-huit mois que le Bulletin de la Fédération jurassienne commençait sa publication. C’était alors une toute petite feuille autographiée, une circulaire plutôt qu’un journal. Nous éprouvions l’impérieux besoin d’appeler le grand jour de la publicité sur les odieuses attaques auxquelles les Sections du Jura étaient en butte de la part des hommes de l’ex-Conseil général depuis deux années. Tel fut le motif de cette publication. Dès le cinquième numéro, l’accroissement de nos ressources nous permit de remplacer l’autographie par la typographie. Le Bulletin imprimé continua l’accomplissement de la même tâche : démasquer l’intrigue autoritaire et attirer l’attention de toutes les Fédérations sur les funestes résultats de la Conférence de Londres, de triste mémoire. Le Congrès de la Haye, et l’énergique affirmation du principe fédératif, affirmation qui se produisit dans toutes les Fédérations vivantes et organisées, Amérique, Angleterre, Belgique, Espagne, France, Hollande, Italie, marquèrent la fin de la lutte. Le prochain Congrès général, convoqué directement par les Fédérations elles-mêmes, donnera sans doute une sanction éclatante au principe de fédération et d’autonomie dont notre Bulletin a été, nous pouvons le dire, l’un des plus fidèles représentants.

Une phase nouvelle de la vie de l’Internationale s’ouvre en ce moment après les luttes acharnées, mais nécessaires, qui l’ont déchirée pendant trois ans. L’organe de la Fédération jurassienne doit en même temps prendre un caractère nouveau, approprié à cette transformation. Nous consacrerons dorénavant la plus grande partie des colonnes du Bulletin à un exposé des principes de la science sociale et à un résumé du mouvement ouvrier universel. Nous nous sommes assuré, dans tous les pays où existe l’Internationale, des correspondants qui tiendront nos lecteurs au courant de tout ce qui intéresse la cause du travail. Nous ne négligerons pas de signaler, dans des articles spéciaux, les erreurs ou les crimes de la politique bourgeoise et d’apprécier, du point de vue socialiste, les actes des gouvernements. Enfin nous ouvrirons nos colonnes à tous les renseignements concernant le développement de l’organisation ouvrière dans la région jurassienne.

... Maintenant que nous disposons d’un organe hebdomadaire, dont la rédaction sera beaucoup plus variée et qui pourra tenir ses lecteurs au courant de tout ce qui se passe, nous espérons voir le Bulletin remplacer dans toutes les familles d’ouvriers les journaux bourgeois, auxquels on s’abonne par la nécessité d’être renseigné tout en réprouvant leurs principes[208]. Si la classe ouvrière de notre région comprend ses véritables intérêts, elle nous donnera un appui général, et notre modeste Bulletin pourra alors prendre des dimensions et une périodicité conformes à la grandeur de la cause qu’il représente.


Le 22 juin avait eu lieu à Bienne le Congrès annuel de la Fédération des sociétés de résistance des ouvriers monteurs de boîtes en or, dont un certain nombre de membres étaient des adhérents individuels de l’Internationale ; on y avait discuté la question du travail des femmes, celle de l’introduction des machines, celle du travail par « parties brisées ». Le Bulletin du 13 juillet publia à cette occasion les réflexions suivantes :


La Fédération des ouvriers monteurs de boîtes d’or, comme la plupart des autres associations de résistance, ne se propose qu’un but très limité : le maintien des conditions actuelles du travail. De là l’opposition au travail des femmes, la guerre faite par les ouvriers aux machines qui font concurrence à leurs bras, et leur refus de consentir au travail par parties brisées, c’est-à-dire à la division du travail.

Rien de plus légitime, assurément, que cette lutte pour le salaire et que cette résistance à l’emploi de procédés industriels qui auraient pour résultat d’avilir la main-d’œuvre et d’abaisser le niveau intellectuel de l’ouvrier... Mais il y a un autre point de vue qu’il est dangereux de négliger. Les coalitions ouvrières sont impuissantes à empêcher l’introduction des machines dans l’industrie ;... que les ouvriers monteurs de boîtes sachent bien que, malgré tous leurs efforts, un jour viendra, et ce jour est prochain, où les machines pénétreront dans leurs ateliers. Il en est de même pour le travail par parties brisées : la division du travail est un élément nécessaire de la production moderne...

Pourquoi les ouvriers monteurs de boîtes sont-ils hostiles à l’emploi des machines et à la division du travail ? Ce n’est certes pas par ignorance ni par haine pour les progrès de l’industrie ;... [c’est parce que] les avantages produits par l’emploi des machines et par la division du travail sont accompagnés de graves inconvénients pour les ouvriers : ce qui est bénéfice pour le patron et pour l’industrie en général, est acheté au prix d’un véritable désastre pour le travailleur...

Ce que les ouvriers repoussent, ce n’est pas en réalité l’emploi des machines ni la division du travail : ce sont les maux qui naissent pour l’ouvrier de l’emploi des machines et de la division du travail. Que l’on trouve un moyen de supprimer ces maux,... et les ouvriers seront les premiers à réclamer le plus grand perfectionnement possible des machines et la plus extrême division du travail.

Eh bien, le moyen dont nous parlons, il existe. C’est un moyen radical — mais il n’y en a pas d’autre : Il faut que les machines, et tous les instruments de travail en général, ne soient plus la propriété des patrons, mais deviennent la propriété collective des ouvriers.

... Nous le disons donc, avec la plus profonde conviction, aux monteurs de boîtes et à tous les ouvriers de notre pays : « Vos sociétés de résistance seront impuissantes à empêcher chez nous le développement de la grande industrie et l’emploi des machines... Il faut donc... comprendre dès aujourd’hui que le véritable but des sociétés ouvrières doit être, non pas de s’opposer aux machines, mais de devenir elles-mêmes propriétaires des machines et de tout l’outillage... »


Le 3 août eut lieu à Undervillier une assemblée privée des adhérents des diverses Sections du Jura bernois, pour s’entendre sur le caractère de la propagande socialiste et les moyens de l’organiser dans la région. Les résolutions adoptées à cette réunion furent publiées dans deux numéros du Bulletin (10 et 17 août) ; elles caractérisent très nettement la façon dont les ouvriers jurassiens comprenaient, à ce moment, le programme d’organisation et d’action.

Voici les parties essentielles de ces résolutions :


I. Organisation des travailleurs industriels et agricoles dans le Jura bernois.

1. Le groupement corporatif s’impose comme première nécessité d’organisation ouvrière.

2. L’union des divers groupes corporatifs s’impose comme seconde nécessité d’organisation.

3. L’assemblée se prononce pour la libre fédération des groupes corporatifs, la centralisation dans n’importe quel domaine aboutissant à l’étouffement de la liberté humaine, au despotisme.

4. Les Sections travailleront à constituer dans chaque district une fédération ouvrière, par le groupement des sociétés ouvrières déjà existantes, et à la constitution des sociétés de métier dans les professions non organisées.

5. Le but direct des sociétés de métier... est la pratique de la mutualité et de la solidarité dans les cas de maladie, de chômage et de grève. La fédération des sociétés d’un même métier étant le complément nécessaire d’une organisation corporative sérieuse, les Sections travailleront également à former des fédérations de métier.

6. Il est indispensable qu’à part les sociétés de métiers, il existe des groupes d’étude et de propagande socialistes dans le plus grand nombre de localités possible. Les Sections travailleront donc à généraliser dans le Jura bernois l’institution des cercles d’études socialistes...

7. L’Association internationale des travailleurs étant la manifestation générale du mouvement ouvrier, et ayant par ce fait assumé sur elle toutes les haines du monde bourgeois, la propagande de l’adhésion de toutes les sociétés ouvrières à la Fédération jurassienne de l’Internationale doit être activée par toutes les Sections...

8. Les Sections, constatant que le Schweizerischer Arbeiterbund a adopté un programme absolument centraliste autoritaire, se voient dans la nécessité de lui refuser leur adhésion. Néanmoins, dans les cas de grève, elles se feront toujours un devoir de pratiquer la solidarité ouvrière.


II. Organisation de la propagande dans le Jura bernois.

2.... Deux grands principes se sont dégagés, puissants et irréfutables, du travail qui s’est opéré dans le sein du prolétariat :

En politique, le principe de l’autonomie des individus et des groupes et leur libre fédération ;

En économie, le principe de la propriété collective des instruments de travail et du capital en général...

3. La rupture complète de l’action du prolétariat avec n’importe quelle action de la bourgeoisie, la résistance dans tous les cas possibles à la domination et à l’exploitation du monde bourgeois, et finalement l’action révolutionnaire du prolétariat contre toutes les institutions qui garantissent le règne de la bourgeoisie, sont les conditions essentielles du succès dans l’œuvre d’émancipation sociale des classes ouvrières...


III. De l’attitude des travailleurs jurassiens dans les questions de politique légale nationale et en présence de la politique révolutionnaire internationale
suivie par le prolétariat de plusieurs pays d’Europe.

... Nous ne devons rien avoir de commun avec la politique bourgeoise nationale, parce que, à quelques résultats qu’elle aboutisse, elle n’est que la consolidation du système bourgeois et par conséquent une entrave à l’émancipation du prolétariat... Ces considérations nous engagent à soumettre aux Sections du Jura bernois la ligne de conduite politique suivante :

1. Rupture complète avec tous les partis politiques bourgeois sans exception aucune.

2. Condamnation absolue de toute transaction avec n’importe quelle organisation politique bourgeoise.

Les Sections ne resteront en communauté d’action et ne pratiqueront la solidarité qu’avec les organisations purement ouvrières.

3. L’Union démocratique jurassienne... sera considérée par les Sections comme un parti politique ennemi.

4. Les Sections ne reconnaissent pas d’autre politique que la politique révolutionnaire et internationale, qui a pour but : la destruction des États et la constitution des Communes libres et leur libre fédération.

5. ... Elles reconnaissent que le prolétariat parisien, en se soulevant le 18 mars 1871 pour revendiquer l’autonomie communale, et le prolétariat espagnol, en combattant aujourd’hui pour la même idée, ont ouvert au prolétariat la voie de la seule politique qui puisse l’émanciper de la domination et de l’exploitation du monde bourgeois.


La Fédération jurassienne comprenait, en août 1873, les groupements suivants :

Fédération locale du Locle, formée par la Section centrale, la Section des graveurs et guillocheurs, et la Section des faiseurs de secrets ;

Section de la Chaux-de-Fonds (en outre, à côté de la Section, il existait une fédération ouvrière locale, qui, sans faire partie intégrante de l’Internationale, en admettait le programme économique) ;

Section de Neuchâtel (à côté de la Section existait, comme à la Chaux-de-Fonds, une fédération ouvrière locale) ;

Union des Sections internationales du district de Courtelary, formée par la Section des graveurs et guillocheurs du district de Courtelary, le Cercle d’études sociales de Sonvillier, et le Cercle d’études sociales de Saint-Imier ;

Section de Moutier ;

Fédération ouvrière de Porrentruy ;

Section de Bienne ;

Section de propagande et d’action socialiste révolutionnaire de Genève[209] ;

Section l’Avenir, de Genève[210] ;

Section slave de Zürich ;

Section d’Alsace ;

Un certain nombre de Sections françaises.


Nous étions arrivés à la veille du Congrès général, de l’organisation matérielle duquel s’était chargée, à notre demande, la Section de propagande et d’action socialiste révolutionnaire de Genève. Dans son numéro du 31 août, le Bulletin salua l’arrivée des délégués de l’Internationale par l’article suivant :


Le Congrès général.

Le Congrès qui va s’ouvrir demain à Genève doit être le point de départ d’une ère nouvelle pour l’Internationale.

Les représentants des fédérations qui repoussent la centralisation autoritaire, et qui veulent que notre Association conserve pour principe fondamental l’autonomie des groupes qui la composent, vont se réunir pour reviser les statuts généraux.

Dans l’esprit des fédérations qui envoient leurs délégués au Congrès de Genève, le lien qui unit entre eux les travailleurs des divers pays, c’est la solidarité économique. L’article unique du pacte d’alliance entre les associations ouvrières du monde entier, c’est l’engagement de se donner la main pour résister solidairement aux détenteurs du capital dans la lutte que le travail soutient contre eux.

Toute fédération qui reste fidèle à cet engagement remplit son devoir comme adhérente à l’Internationale. Notre Association ne lui impose pas d’autre obligation. Elle ne prétend pas dicter aux différents pays une politique uniforme, ni intervenir, au moyen d’un Comité central, dans l’organisation intérieure des diverses régions. Chaque pays détermine lui-même sa politique propre, chaque fédération s’administre elle-même sans aucune immixtion d’un pouvoir central ; de tous, l’Internationale ne réclame qu’une chose : l’observation du devoir suprême de la solidarité dans la lutte économique.

Telle est la conception, si simple et si grande à la fois, à laquelle le Congrès de Genève a pour mission de donner une sanction nouvelle et définitive ; c’est cette idée que nous opposons aux projets chimériques et aux tentatives puériles de ceux qui ont essayé de transformer l’Internationale en lui donnant des chefs, et en réduisant ses sections à l’état de simples unités tactiques d’une armée soumise à l’obéissance passive. Un plan semblable à celui que le Conseil général de New York était chargé de réaliser ne pouvait donner aucun résultat sérieux ; et, en effet, qu’avons-nous vu ? les chefs sont là, il est vrai : l’état major s’est nommé lui-même au Congrès de la Haye ; mais son armée lui a fondu dans la main, et l’Internationale tout entière, dans tout ce qu’elle a de vivant et d’organisé, s’est rangée sous la bannière de l’autonomie et de la libre fédération, qui est la nôtre.

Pendant que les autoritaires essayaient vainement de constituer l’unité dans l’Internationale par l’action d’un pouvoir central et en éliminant tout ce qui refuserait de se courber sous la dictature, nous sommes arrivés, nous, à ce résultat, en acceptant comme légitimes toutes les tendances diverses, à la condition qu’elles ne fussent pas contraires au principe même de notre Association ; en nous abstenant scrupuleusement de faire violence aux particularités locales; en ne cherchant enfin l’unité que sur ce terrain où aujourd’hui elle peut seule exister : celui de la solidarité économique.

Et voilà comment on pourra voir, au Congrès de Genève, Anglais et Italiens, Américains et Belges, Espagnols et Jurassiens se tendre une main fraternelle. Tous sont d’accord sur le principe supérieur, qui est la définition même de l’Internationale : la fédération solidaire du travail. Ce principe accepté et pratiqué par tous, les Anglais et les Américains ne trouvent point mauvais que les Italiens et les Espagnols cherchent leur émancipation dans une révolution dont le programme est la destruction de tout gouvernement ; et ceux-ci, à leur tour, ne songent point à blâmer les Américains et les Anglais de suivre une voie différente, et de s’en tenir à la politique légale. Chaque peuple a son génie propre ; tous ne peuvent pas marcher dans le même chemin ; mais tous marchent au même but : l’affranchissement complet du travail et l’égalité de tous les êtres humains.

Voici, d’après les renseignements qui nous sont parvenus jusqu’à présent, quelle sera à peu près la composition du Congrès de Genève.

L’Angleterre enverra deux ou trois délégués[211], dont les noms ne nous ont pas encore été communiqués. Il y aura quatre délégués de Belgique[212], dont l’un a été élu par le Congrès régional belge qui s’est tenu les 15 et 16 août à Anvers, et dont les trois autres représenteront des fédérations locales. La Hollande sera représentée par un délégué. L’Espagne a nommé dix délégués ; mais, vu la crise terrible que traverse en ce moment la Fédération espagnole, il est probable que la moitié seulement des élus pourra se rendre à Genève[213]. D’Italie, on compte sur sept ou huit délégués : Bologne, Ancône, Florence, Rome, Naples seront parmi les villes représentées[214]. L’Amérique vient d’annoncer qu’elle ne pourrait pas envoyer de délégation ; mais le Conseil fédéral américain, dans une adresse spéciale destinée au Congrès, a donné son adhésion à l’ordre du jour et exprimé son opinion sur les diverses questions à discuter[215].

À l’égard de la France, la plus grande réserve nous est commandée. Nous n’en parlerons qu’après le Congrès.

La Fédération jurassienne, enfin, aura probablement huit délégués. La Section de Porrentruy, l’Union des Sections du district de Courtelary, la Section de la Chaux-de-Fonds, la fédération locale du Locle, la Section de Neuchâtel, et, pensons-nous, les deux Sections de Genève, se feront représenter chacune par un délégué spécial. Les autres Sections de la Fédération seront représentées par un membre du Comité fédéral, qui a reçu mandat à cet effet de la Fédération entière[216].

Nous souhaitons que les délégués, pénétrés du sentiment de la grave responsabilité qui leur incombe, fassent à Genève un travail sérieux, et que ce Congrès puisse effacer à jamais les tristes souvenirs de celui de la Haye.



V


Le Congrès général de Genève (1er-6 septembre 1873).


L’exposé que je ferai, dans ce chapitre, des délibérations du Congrès général de Genève de 1873 — le sixième Congrès général de l’Internationale — sera emprunté en partie au Bulletin de la Fédération jurassienne, en partie au Compte-rendu officiel du Congrès[217].

Le dimanche soir 31 août, la Section de propagande socialiste de Genève, qui s’était chargée de l’organisation matérielle du Congrès, reçut dans le local habituel de ses séances les délégués arrivés dans la journée. La séance fut dirigée par Fuliquet, ouvrier graveur genevois. Après une collation offerte aux délégués, on discuta ; il fut décidé qu’un meeting public serait convoqué par voie d’affiches pour le jeudi soir 4 septembre ; l’organisation de ce meeting fut confiée à une commission composée de quatre ouvriers de nationalité genevoise, Belas, relieur, Fuliquet, graveur, Thomachot aîné, menuisier, et Thomachot jeune, tapissier.

Le lundi 1er septembre, à huit heures du matin, le Congrès ouvrit sa première séance, administrative (non publique), dans la grande salle de la brasserie Schiess, aux Pâquis. Le bureau provisoire était formé de cinq membres de la Section de propagande et d’action révolutionnaire socialiste de Genève : Fuliquet, président ; Monin et Noro, assesseurs ; Joukovsky et Claris, secrétaires. Une commission de vérification des mandats fut élue immédiatement par les délégués, à raison d’un membre par fédération ; elle fut composée de Hales pour l’Angleterre, Vcrrycken pour la Belgique, Farga-Pellicer pour l’Espagne, Van den Abeele pour la Hollande, Costa pour l’Italie, et Guillaume pour le Jura. Les mandats de tous les délégués présents furent reconnus valables, excepté ceux que présentait un Italien, Carlo Terzaghi, qui se disait délégué d’une Section « intransigeante » de Turin, d’une Section « intransigeante » de Treia, et d’une Société de secours mutuels des bouchers de Catane. Après examen et discussion, les mandats de Terzaghi furent repoussés, et Terzaghi lui-même (que nos camarades d’Italie regardaient comme un agent de la police italienne) fut invité à se retirer.

La Section de propagande socialiste de Genève s’était fait représenter au Congrès par deux délégués, Claris et Joukovsky, et la Section « l’Avenir », aussi de Genève, par quatre délégués, Andignoux, Ostyn, Perrare et Dumartheray ; comme chaque section n’avait droit qu’à un seul délégué, il fut convenu que les six représentants de ces deux sections ne pourraient siéger qu’à tour de rôle, un seul à la fois pour chacune d’elles.

Dans des séances administratives ultérieures, le Congrès décida d’admettre en outre, au même titre que les autres délégués, cinq représentants de Sections françaises, dont les mandats, ne pouvant être soumis au contrôle d’une commission de vérification, furent acceptés sous la garantie, les uns, du Comité fédéral jurassien, les autres, de divers membres connus de l’Internationale.

La liste des délégués se trouva définitivement établie de la manière suivante :

Angleterre.

Hales (John), tisseur, délégué du Conseil fédéral anglais et de la Section de Liverpool.

Eccarius (Georg), tailleur, délégué du Conseil fédéral anglais.

Belgique.

Verrycken (Laurent), boulanger, délégué de la Fédération belge, élu par le Congrès régional d’Anvers[218].

Cornet (Fidèle), délégué de la fédération du Centre (Jolimont et Haine Saint-Paul).

Van den Abeele (Henri), négociant, délégué de la fédération anversoise[219].

Manguette (Laurent), tisserand, délégué de la fédération de la vallée de la Vesdre.

Dave (Victor), journaliste, délégué de la Section des mécaniciens de Verviers.

Espagne.

Farga-Pellicer (Rafaël), typographe, délégué de la Fédération régionale espagnole el de la fédération locale de Barcelone.

Garcia Viñas (José), étudiant en médecine, délégué de la Fédération régionale espagnole.

Alerini (Charles), chimiste, délégué de la Fédération régionale espagnole et de la Section de langue française de Barcelone[220].

Marquet (José), gainier, délégué de la Fédération régionale espagnole.

Brousse (Paul), chimiste, délégué de la Fédération régionale espagnole.

France.
Montels (Jules), employé de commerce,
Pindy (Louis), guillocheur,
Perrare, serrurier[221],
Brousse (Paul), déjà nommé,
Alerini (Charles), déjà nommé.
} Délégués de diverses Sections française.
Hollande.

Van don Abeele (Henri), déjà nommé, délégué de la Fédération hollandaise, élu par le Congrès régional d’Amsterdam[222].

Italie.

Costa (Andrea), employé de commerce, délégué de la fédération des Marches et de l’Ombrie, du Cercle de propagande socialiste de Tarente, du Cercle de propagande socialiste de Palerme, de la Section de Venise, de la Section de Poggibonsi, de la Section de Sienne, de la Section d’Imola, de la Section de Faenza, de la Section de Pise, et de la Section de Menfi.

Bert (Gesare), mécanicien, délégué de la Société l’Émancipation du prolétaire, section de l’internationale, à Turin.

Mattei (Franccsco), délégué de la Section d’Aquila degli Abruzzi.

Cyrille (Victor), employé, délégué de quatre Sections de Florence (comptables, mécaniciens, cordonniers, propagande socialiste), et des Sections de Livourne, Pomarancc, Cortona, et Burolo.

Jura.

Pindy (Louis), guillocheur, déjà nommé, délégué du Comité fédéral jurassien, de la Section de Porrentruy, et d’une Section d’Alsace[223].

Spichiger (Auguste), guillocheur, délégué des trois Sections (graveurs et guillocheurs, faiseurs de secrets, et Section centrale) formant la fédération du Locle.

Andrié (Alfred), monteur de boîtes, délégué des trois Sections (Cercle d’études sociales de Sonvillier, Cercle d’études sociales de Saint-Imier, Section des graveurs et guillocheurs du district de Courtelary) formant l’Union des Sections internationales du district de Courlelary.

Guillaume (James), professeur, délégué de la Section de Neuchâtel.

Claris (A.),, journaliste, et Joukovsky (Nicolas), professeur, délégués de la Section de propagande et d’action socialiste révolutionnaire de Genève.

Andignoux, tailleur, Ostyn, tourneur en cuivre, Perrare, serrurier, déjà nommé, Dumartheray, lampiste, délégués de la Section « l’Avenir » de Genève.


Dans la seconde séance du Congrès, publique, le lundi après-midi, eut lieu l’élection du bureau définitif, à raison d’un membre par Fédération régionale. Les membres désignés furent Eccarius (Angleterre), Verrycken (Belgique), Viñas (Espagne), Pindy (Jura)[224], Van den Abeele (Hollande), Costa (Italie) ; et on laissa au bureau le soin de choisir lui-même le président dans son sein (ce fut Verrycken qui exerça la présidence). On désigna comme secrétaires trois membres de l’Internationale non délégués, Desesquelles, Noro, et Monin. En outre, pour la première fois dans un Congrès de l’Internationale, on décida que les débats du Congrès seraient reproduits par la sténographie, et deux sténographes furent adjoints à cet effet aux secrétaires.

Cette seconde séance fut consacrée à l’audition des rapports des Fédérations. Le rapport espagnol, dont la substance a été donnée au chapitre précédent (pages 85-88), fut lu en traduction française par Brousse. Cette lecture achevée, Costa rappela que lors des événements dont Paris fut le théâtre en 1871, toute l’Internationale s’était déclarée solidaire des actes des ouvriers parisiens ; il demanda que, par une déclaration semblable, elle acceptât également la solidarité des luttes et des souffrances des ouvriers espagnols. La proposition fut votée par acclamations.

Pindy donna lecture du rapport du Comité fédéral jurassien. Le rapport contenait ce passage sur la suspension de la Fédération jurassienne :

« La Fédération jurassienne, que les hommes de New York avaient choisie pour bouc émissaire de leurs rancunes, ne devait pas tarder à porter la peine de sa rébellion contre l’autorité des élus de la Haye. Par lettre en date du 8 novembre 1872, M. Sorge somma la Fédération jurassienne d’avoir à annuler la résolution votée par son Congrès du 15 septembre 1872, résolution par laquelle notre Fédération avait déclaré ne pas reconnaître les actes du Congrès de la Haye. La lettre de M. Sorge n’ayant pas produit l’effet qu’il en attendait, il annonça à l’univers, dans un document daté du 5 janvier 1873, que son bon plaisir était de suspendre la Fédération jurassienne. L’univers n’en fut point troublé, et les Sections jurassiennes ne s’en portèrent pas moins bien, ce qui a dû étonner l’auteur de cette communication transatlantique. Nous tenons à relever ici les marques de sympathie et de solidarité dont nous fûmes l’objet à cette occasion de la part des diverses Fédérations, et à les en remercier cordialement ; en constatant en même temps que nous avons entretenu durant toute cette année les relations les plus fraternelles avec les Fédérations dont les délégués siègent dans ce Congrès. »

Hales fit un exposé oral de la situation de l’Internationale en Angleterre. Il exprima l’espoir que le Congrès de Genève, par le retentissement qu’il était appelé à avoir et par les sympathies qu’il éveillerait dans la classe ouvrière, pourrait exercer une heureuse influence sur les ouvriers anglais, et réveiller leurs sympathies pour l’Internationale.

Van den Abeele, après avoir raconté comment l’union s’était rétablie en Hollande par la nouvelle attitude de la Section d’Utrecht, fit connaître les termes du mandat que lui avait donné le Congrès d’Amsterdam : la Fédération néerlandaise adhérait au pacte d’amitié et de solidarité à conclure par les Fédérations autonomes, dans le sens de la Déclaration de la minorité du Congrès de la Haye ; elle déclarait se rallier à l’idée de grève générale ; quant à la revision des statuts généraux, elle attendrait les décisions du Congrès général pour les accepter ou en proposer la modification. Le mandat se terminait par la clause suivante : « Notre mandataire est également chargé d’assister au Congrès international convoqué par le Conseil général de New York, qui aura lieu le 8 septembre à Genève, et où il devra défendre les principes énoncés ci-dessus » ; si le délégué ne réussissait pas à faire admettre ces principes au Congrès des autoritaires, il devait se retirer, et les Sections hollandaises rompraient alors toute relation avec le Conseil général.

La situation de la Belgique fut exposée par Verrycken et Cornet. Verrycken montra que l’Internationale se trouvait en progrès dans ce pays, et y luttait avec avantage contre deux organisations qui cherchaient à entraver son développement : à Bruxelles, l’Association générale ouvrière, création des doctrinaires libéraux, et, dans toute la Belgique, les sociétés catholiques de secours mutuels. Cornet parla des unions internationales de métiers que les tailleurs, les cordonniers, les menuisiers, et les tailleurs de pierre avaient réussi à constituer.

Costa retraça brièvement la création et le rapide développement de la Fédération italienne. Avant la Commune de Paris, dit-il, on peut dire que l’Internationale n’existait pas en Italie ; elle ne s’est réellement fondée que lorsque Mazzini a insulté les ouvriers parisiens. À partir de ce jour, elle a fait d’immenses progrès, dus en partie aux persécutions gouvernementales. Mais la jeune Fédération a des adversaires acharnés : s’il n’y a pas de « marxistes » en Italie, il s’y trouve, outre les « intransigeants », des garibaldiens et des mazziniens ; les luttes ont été si vives, que des rixes sanglantes ont eu lieu. Si l’on veut que l’Internationale continue à progresser en Italie, il faut agir révolutiounairement ; les ouvriers italiens se soucient fort peu de théories : ce qu’ils désirent, c’est la lutte.

Joukovshy rendit compte de la situation à Genève. Après le Congrès de la Haye, la bourgeoisie se réjouissait déjà de la mort de l’Internationale ; mais celle-ci, prenant pour base d’organisation le principe d’autonomie, s’est au contraire fortifiée et développée. L’attitude autoritaire du Conseil général a mécontenté tout le monde et ouvert tous les yeux, au point que les Sections romandes de Genève, elles-mêmes, dans un Congrès régional tenu au mois d’août dernier, ont décidé qu’il fallait que les fonctions du Conseil général fussent réduites à celles d’un simple bureau de correspondance.

Pindy et Verrycken donnèrent lecture de lettres des État-Unis, manifestant, au nom du groupe révolutionnaire socialiste de New York (ancienne Section 2) et du Conseil fédéral américain, des idées et des principes conformes à ceux des Fédérations autonomes des pays d’Europe.

Il ne fut pas fait de rapport, pour des motifs faciles à comprendre, sur la situation de l’Internationale en France.

Le Congrès nomma ensuite une commission pour la revision des statuts généraux ; elle fut composée d’un membre par Fédération régionale, savoir : Bert (Italie), Farga-Pellicer (Espagne), Van den Abeele (Hollande), Cornet (Belgique), Guillaume (Jura), Hales (Angleterre).


Une troisième séance, administrative, tenue le lundi soir, fut consacrée à la question des mandats français. Pindy fut adjoint à la commission de revision des statuts généraux, à titre de représentant de la France. Deux commissions furent encore constituées, l’une pour la question de la grève générale, l’autre pour la question de la statistique ; la première fut formée de Manguette (Belgique), Costa (Italie), Brousse (Espagne), Perrare (France), Andrié (Jura), Hales (Angleterre), Joukovsky (Section de propagande de Genève), Andignoux (Section « l’Avenir » de Genève) ; la seconde fut formée de Verrycken (Belgique), Dave (Belgique), Cyrille (Italie), Viñas (Espagne) Spichiger (Jura), Pindy (France). Il fut en outre entendu que tous les délégués auraient le droit d’assister aux séances de toutes les commissions et d’y prendre la parole.

Le Congrès décida, dans cette même séance, que tous les travailleurs de Genève seraient convoqués à une réunion populaire qui aurait lieu le jeudi soir, avec l’ordre du jour suivant : « L’Internationale, son but et ses moyens d’action. Le principe fédératif. »


La matinée du mardi fut consacrée aux travaux des commissions.


Dans la quatrième séance, administrative, du mardi après-midi, le Congrès s’occupa de la question du mode de votation. La Fédération espagnole proposait que l’on comptât, dans les votes, non pas le nombre des délégués mais le nombre des internationaux représentés par ces délégués. Les délégués belges et hollandais avaient mandat de proposer le vote par fédération régionale, chaque fédération régionale ayant une voix. Andignoux, au nom de la Section « l’Avenir », de Genève, demanda le maintien du vote par tête de délégué. Le Congrès se prononça pour le vote par fédération régionale, chacune des huit fédérations représentées au Congrès devant avoir une voix. En outre, pour sauvegarder la libre expression de l’opinion des sections, il fut entendu que les délégués de sections qui seraient en désaccord avec la majorité de la fédération à laquelle ces sections appartenaient pourraient faire mentionner leur opinion au procès-verbal. D’ailleurs, les décisions des Congrès ne devant désormais (sauf pour les questions d’ordre intérieur) être que des préavis, soumis à la ratification des fédérations, la question des votes se trouvait n’avoir plus l’importance qu’elle possédait lorsque les Congrès prenaient des décisions ayant force de loi.

Il fut décidé, sur la proposition de la Section de propagande de Genève, que la question de la grève générale serait discutée dans des séances non publiques.


Dans la cinquième séance, publique, le mardi soir, le Congrès aborda la question de la revision des statuts généraux.

Le rapporteur de la Commission, James Guillaume, annonça que celle-ci demandait au Congrès de se prononcer tout d’abord sur ces deux points : « 1° Le Conseil général doit-il être maintenu tel qu’il est ? 2° Le Conseil général sera-t-il conservé avec des modifications dans ses attributions ? » La Commission, à l’unanimité, proposait l’abolition complète de tout Conseil général ; ensuite, le Congrès examinerait s’il était nécessaire, pour remplacer le Conseil général, de créer une institution nouvelle. Dans la Commission, le délégué anglais avait proposé l’établissement d’une Commission centrale fédérative, dénuée de tout pouvoir et qui bornerait son rôle à l’exécution des décisions des congrès ; les délégués jurassien et belge avaient demandé la création de trois Commissions différentes, de correspondance, de statistique, et des grèves, dont la composition serait confiée chaque année à trois fédérations distinctes ; enfin le délégué italien avait proposé que le Congrès général désignât chaque année une fédération qu’il chargerait de ces divers mandats, et il s’était prononcé contre la création d’une Commission centrale (proposition anglaise), dans laquelle il voyait le danger de la reconstitution d’un Conseil général sous un autre nom.

Une discussion commença au sujet du rapport présenté ; Hales, Brousse, Joukovsky prirent la parole. Mais cette discussion fut bientôt interrompue, sur une observation de Perrare, et l’on passa au vote. Voici l’extrait du compte-rendu relatif à ce vote :


Perrare. La discussion qui vient de s’engager est, à mon sens, inutile. Tous, nous sommes contraires ù l’institution du Conseil général dans sa forme actuelle, et je ne pense pas que nul de nous ait mandat d’en prolonger l’existence.

Costa. D’accord avec le compagnon Perrare, je demande le vote immédiat sur la première question : « Le Conseil général doit-il être maintenu tel qu’il est ? »

On procède au vote à l’appel nominal. L’abolition du Conseil général dans sa forme actuelle est votée à l’unanimité. (Applaudissements prolongés dans l’auditoire.)

Il est ensuite donné lecture de la seconde question : « L’institution du Conseil général sera-t-elle complètement abolie ? » La question est résolue affirmativement à l’unanimité. (Bruyants et longs applaudissements dans l’auditoire.)


La discussion fut ensuite ouverte sur cette troisième question : « Y a-t-il lieu de remplacer l’institution du Conseil général par un nouveau rouage administratif quelconque ? »

Brousse prend la parole pour combattre les trois propositions faites au sein de la Commission : institution d’une Commission centrale (Angleterre) ; institution de trois Commissions (Jura et Belgique) ; mandat donné à une fédération de s’occuper de l’administration de l’Internationale (Italie). « Pour moi, je ne veux rien mettre à la place du pouvoir qui vient de tomber. Et l’on n’a en effet besoin de rien. L’Internationale s’est-elle jamais trouvée, se trouvera-t-elle jamais dans une position plus critique que dans ces derniers temps ? Sans point central, elle s’est vue en face d’un pouvoir fortement organisé, obéi (le Conseil général) ; elle a vécu non-seulement sans son gouvernement, mais malgré lui ; qui plus est, elle l’a abattu. Ce qu’elle a fait en temps de guerre, ne peut-elle le faire en temps de paix ? Poser la question, c’est la résoudre. »

Van den Abeele dit que, tout partisan qu’il soit de l’anarchie, il ne pense pas que nous soyons encore assez fortement organisés pour la faire entrer dans le domaine des faits, et qu’il se rallie par conséquent au système des trois Commissions proposé par les Belges et les Jurassiens.

Costa déclare qu’il partage entièrement l’opinion de Brousse, et que, « conformément au mandat qu’il a reçu », il repousse les trois propositions[225].

Hales dit que, parmi les adversaires de la proposition anglaise d’une Commission unique, Brousse et Costa sont les seuls qui lui paraissent logiques. « C’est en effet sur l’organisation d’une Commission centrale ou sur celle de l’anarchie que porte en réalité le débat. Je combats l’anarchie, parce que ce mot et la chose qu’il représente sont synonymes de dissolution. Anarchie veut dire individualisme, et l’individualisme est la base de l’état social actuel que nous désirons détruire. L’anarchie est incompatible avec le collectivisme. Il ne faut pas confondre autorité et organisation. Nous ne sommes pas autoritaires, mais nous devons rester organisateurs. Loin de voter l’anarchie, qui est l’état social actuel, nous devons la combattre par la création d’une Commission centrale, et, dans l’avenir, par l’organisation du collectivisme. L’anarchie est la loi de la mort, le collectivisme celle de la vie. »

Ostyn dit qu’il considère l’anarchie « comme un moyen puissant pour arriver au but que nous désirons atteindre ». Ce but est la réalisation de la fraternité humaine ; et nous désirons l’atteindre par une discipline volontaire, non point par la discipline du soldat ou du religieux. « Chaque fois que vous déléguez l’autorité à un homme, même avec la garantie du mandat impératif, vous aliénez toute votre liberté, toute votre initiative. Je voterai contre tout centre autoritaire. Chaque fédération peut s’occuper de ce qui la concerne ; les Congrès serviront de relations entre toutes les Fédérations qui existent. »

James Guillaume est d’avis que, plutôt que de discuter la question au point de vue théorique, il convient de se placer sur le terrain de l’expérience et des réalités tangibles. En ce qui concerne la proposition anglaise, « nous connaissons le danger que l’on court avec une Commission centrale unique, comme le fut le Conseil général. On pourra lui ôter tous les pouvoirs, elle les conservera de fait à raison de sa position privilégiée. Sur ce point l’expérience est faite et bien faite. » Quant à la proposition de la Belgique et du Jura, il faut considérer ceci : nous aurons l’an prochain un Congrès général, et une Fédération régionale sera naturellement chargée de le préparer ; nous allons par conséquent avoir à donner un mandat à cet effet à une Fédération, qui deviendra, pour une tâche spéciale et un temps limité, un rouage central de notre organisation ; voilà donc, par ce fait, l’une des trois Commissions proposées par le projet des Fédérations belge et jurassienne qui se trouvera instituée. Restent la Commission de statistique et la Commission des grèves ; pour ces deux Commissions, nous pourrions essayer soit l’une, soit l’autre des combinaisons proposées, c’est-à-dire placer ces Commissions chacune dans une Fédération distincte, ou bien charger de leur constitution la même fédération qui servira déjà d’organe de correspondance. Faisons un essai, quel qu’il soit ; quand nous aurons vu qu’une forme d’organisation a des inconvénients, nous la supprimerons pour la remplacer par une autre, qui sera expérimentée à son tour.

Viñas dit que la définition de l’anarchie donnée par Hales est aussi mauvaise que celle d’Ostyn. Ce que Hales appelle anarchie, c’est l’individualisme ; tandis qu’anarchie signifie négation de l’autorité. Anarchie veut dire organisation de l’ordre économique, et négation de l’autorité politique[226]. « Je crois, comme Hales, qu’il est utile d’établir une Commission unique, chargée de la correspondance, de la statistique, et des grèves, pourvu qu’on ne lui donne aucun pouvoir. Si je préfère une Commission unique à plusieurs Commissions, c’est que le travail ainsi centralisé sera plus facile. Si l’on prétend que l’institution d’une semblable Commission est contraire aux principes, il faut se hâter d’abolir les comités des sections et ceux des fédérations. »

Brousse dit que Hales a donné du mot anarchie une définition qu’il lui est impossible de laisser passer sans protester. « Anarchie ne veut pas dire désordre ; ce n’est pas autre chose que la négation absolue de toute autorité matérielle. C’est l’abolition du régime gouvernemental, c’est l’avènement du régime des contrats. Je ne vois rien là qui soit contraire à l’organisation collectiviste. » En ce qui concerne la question en discussion, Brousse déclare qu’il est aussi pour la méthode expérimentale : « Mais l’expérience est déjà faite. Nous avons vu les inconvénients d’un pouvoir international ; nous avons vu, dans la lutte qui vient de le renverser, les avantages de l’absence de toute autorité. La logique veut donc que nous restions fidèles à l’organisation anarchique qui nous a donné la victoire. Si nous organisons un pouvoir quelconque, nous refaisons sans nous en douter l’histoire bourgeoise. Nous avons aboli la dictature du Conseil général, comme on a aboli la monarchie absolue ; vos trois Commissions correspondent aux gouvernements constitutionnels de la bourgeoisie libérale[227]. Ce qui convient aux internationaux, c’est de n’avoir plus de gouvernement. »

Van den Abeele pense que la proposition des Belges et des Jurassiens peut être modifiée, si la discussion en fait surgir une meilleure. « Nous avons proposé la création de Commissions de statistique, de correspondance, des grèves. Peu nous importe, d’ailleurs, que l’on nomme trois Commissions, ou seulement deux. Nous pourrions même nous trouver d’accord avec Viñas et Hales pour la création d’une Commission unique. En Belgique, cette institution a pour elle la consécration de l’expérience. Notre Conseil régional rend d’énormes services, et, comme il reçoit des ordres et n’en donne jamais, il demeure serviteur fidèle[228]. Nous vous proposons d’étendre à toute notre association cet essai qui nous a si bien réussi. »

La suite de la discussion est renvoyée à la séance publique du mercredi soir.


La matinée du mercredi 3 fut consacrée, comme celle du mardi, aux travaux des commissions.


Dans la sixième séance, administrative, le mercredi après-midi, on s’occupa d’abord de la répartition des frais du Congrès. La Fédération américaine, bien que non représentée, avait annoncé qu’elle demandait à prendre sa part de ces frais. Montels et Brousse déclarèrent que les Sections françaises qui les avaient délégués tenaient aussi à contribuer pour leur part proportionnelle ; mais Pindy, Joukovsky et Cornet firent observer qu’il vaudrait mieux que les Sections françaises conservassent leurs ressources pour les besoins de leur propagande. Le Congrès décida que les Fédérations régionales supporteraient les frais du Congrès par quote-parts égales, mais que la France ne serait pas comprise dans cette répartition[229].

Il décida également que le compte-rendu de ses délibérations serait imprimé en brochure, en langue française, par les soins de la Fédération jurassienne ; qu’il comprendrait un simple extrait des séances administratives, et le compte-rendu in-extenso des séances publiques[230].

Le Congrès aborda ensuite la question de la grève générale. On entendit dans cette séance Joukovsky, rapporteur de la Commission, puis successivement Manguette, Verrycken, Alerini, Guillaume, Costa, Brousse, Bert, Viñas, Ostyn, Spichiger et Hales. En conséquence de la décision que le Congrès venait de prendre, cette discussion n’a pas été publiée dans le compte-rendu ; mais je puis en donner une analyse, au moyen du manuscrit qui est resté déposé entre mes mains.

La Commission, dit le rapporteur Joukovsky, pense que la question de la grève générale est subordonnée à la réalisation plus ou moins achevée de l’organisation régionale et internationale des corps de métier, et aux travaux statistiques que l’Internationale doit faire en vue de cette grève. D’autre part, la grève générale n’étant rien autre chose que la révolution sociale, — car il suffit de suspendre tout travail seulement pendant dix jours pour que l’ordre actuel s’écroule entièrement, — la Commission pense que cette question n’a pas à recevoir du Congrès une solution, d’autant plus que la discussion mettrait nos adversaires au courant des moyens que nous avons l’intention d’employer pour la révolution sociale.

Manguette et Verrycken expliquent que les Belges entendent la grève générale comme un moyen d’amener un mouvement révolutionnaire. « Si les Espagnols et les Italiens nous disent que dans leurs pays ce n’est pas ce moyen-là qu’on peut employer pour accomplir la révolution, ce n’est pas une raison pour nous de le rejeter dans les pays où les travailleurs sont habitués à avoir recours à la grève. Ce que nous désirons examiner, c’est la possibilité de rendre le mouvement international ; nous voudrions que lorsque dans un pays les travailleurs se mettront en révolte, que ce soit sous la forme de grève générale ou sous une autre forme, les autres peuples combinent leurs efforts avec ceux du pays révolté. » Verrycken fait observer que si une grève générale avait été possible au moment de la Commune de Paris, nul doute qu’on eût empêché le triomphe de la réaction ; pendant la dernière révolution espagnole, la grève générale aurait été un moyen efficace de paralyser la Prusse et de l’empêcher de contenir le mouvement révolutionnaire de l’Espagne.

Alerini cite, comme exemple de ce qu’on peut obtenir par la grève générale, même restreinte à une seule localité, ce qui s’est passé à Alcoy. Dans cette ville, les ouvriers de certains corps de métier étaient en grève ; ils allaient succomber et se voir forcés de reprendre le travail sans avoir rien obtenu, lorsque la Commission fédérale espagnole (qui avait son siège à Alcoy) proposa de faire une grève générale de tous les corps de métier de la ville, ceux-ci prenant l’engagement que, dans aucun corps de métier, les ouvriers ne reprendraient le travail avant que tous les autres métiers eussent obtenu satisfaction. Cette grève générale amena un conflit armé, dans lequel les ouvriers renversèrent l’autorité locale ; les principaux bourgeois furent arrêtés comme otages ; et quand le général Velarde se présenta devant Alcoy avec une armée, il dut négocier ; les otages s’offrirent à une médiation ; le gouverneur de la province promit qu’il ne serait exercé aucune poursuite contre les insurgés ; les conditions que les grévistes exigeaient de leurs patrons furent acceptées, et une taxe fut imposée aux bourgeois, avec le produit de laquelle les travailleurs furent indemnisés des journées perdues pendant la grève. En conséquence, Alerini est un partisan convaincu de la grève générale comme moyen révolutionnaire.

James Guillaume constate que l’idée de la grève générale révolutionnaire est à l’ordre du jour ; elle est l’aboutissant logique de la pratique des grèves partielles ; celles-ci ne donnant que des résultats momentanés et incomplets, on a reconnu qu’il fallait tendre à généraliser la grève. La grève générale, pour vaincre, devra être internationale. Mais est-il nécessaire qu’elle éclate partout à la fois, à jour fixe et sur un mot d’ordre ? Non, il ne faudrait pas même agiter cette question, et laisser supposer qu’il peut en être ainsi. La révolution doit être contagieuse. Il ne faudrait pas que jamais, dans un pays où un mouvement spontané va éclater, on veuille en différer l’explosion sous prétexte d’attendre que les autres pays soient prêts à le suivre.

Costa dit que les grèves partielles n’ont été que de la poudre jetée aux yeux des ouvriers. La grève générale, elle, est un excellent moyen révolutionnaire. Seulement le Congrès n’a pas à se prononcer à cet égard ; ce serait risquer de faire sourire les bourgeois.

Brousse pensa que, si la grève générale est un moyen pratique dans certains pays, ailleurs, en Italie et en France par exemple, ce moyen ne pourrait pas être employé. Pourquoi, en France, où la grève générale est impossible, ne ferait-on pas la révolution sous la forme d’un mouvement communaliste ?

Bert dépose le projet de résolution suivant :


Considérant que la grève générale est la grève de toutes les catégories de métiers dans toutes les localités,

Chaque grève générale partielle sera organisée de telle façon qu’une seule catégorie de métier soit en grève dans les différentes localités, et que la catégorie en grève soit soutenue solidairement par toutes les autres. Le produit de l’augmentation de salaire obtenue par cette première victoire devra contribuer à soutenir une seconde catégorie de métier qui se mettra en grève à son tour, et ainsi de suite jusqu’à complet triomphe.


Brousse affirme qu’une semblable proposition serait la défaite organisée des travailleurs.

Costa fait une autre proposition, que voici :


Considérant que la grève générale est un moyen pratique excellent pour aboutir à la révolution sociale, mais que, d’après les déclarations des délégués, s’il est des fédérations où ce moyen pourra servir au triomphe de la révolution, il en est d’autres où ce moyen est d’une pratique impossible,

Le Congrès déclare qu’il se borne à constater ces diverses déclarations, et qu’il laisse à chaque fédération le soin de s’organiser afin de trouver les moyens qui pourraient la conduire le plus tôt et le plus sûrement à l’émancipation des travailleurs.


Alerini objecte qu’il serait imprudent de donner de la publicité à une déclaration conçue en des termes pareils, c’est à-dire poussant ouvertement à la révolution sociale.

Costa fait observer qu’il n’en demande pas la publication.

James Guillaume formule la proposition suivante, dans laquelle il a évité d’employer l’expression de révolution sociale :


Considérant que les grèves partielles ne peuvent procurer aux travailleurs qu’un soulagement momentané et illusoire, attendu que le salaire, par son essence même, sera toujours limité aux moyens de subsistance strictement nécessaires pour empêcher l’ouvrier de mourir de faim,

Le Congrès, sans croire à la possibilité de renoncer complètement aux grèves partielles[231], recommande aux ouvriers de consacrer leurs efforts à achever l’organisation internationale des corps de métier, qui leur permettra d’entreprendre un jour une grève générale, seule grève réellement efficace pour réaliser l’émancipation complète du travail.


Viñas n’est pas partisan des grèves. Ce qui a, selon lui, écarté les ouvriers du mouvement révolutionnaire, c’est la grève. Peut-être qu’en Espagne, si les travailleurs n’avaient pas été si absorbés par leurs grèves nombreuses, ils auraient mieux marché à leur complète émancipation. On a dit que la grève générale est un moyen révolutionnaire : Viñas le nie[232]. Pour qu’il en fût ainsi, il faudrait que les ouvriers qui font la grève eussent conscience de la nécessité de la révolution. Il faut donc travailler à faire comprendre aux masses exploitées cette nécessité, et alors elles feront la révolution sans avoir besoin du prétexte d’une grève.

Ostyn estime que l’Internationale est et doit rester la grande école pratique de l’économie politique et sociale, que bien des ouvriers ignorent. Il faut éclairer les esprits, c’est là le véritable moyen d’arriver à l’émancipation des travailleurs.

Spichiger pense qu’on ne doit pas condamner les grèves partielles ; il trouve qu’on doit chercher à profiter même de ces mouvements qui ne peuvent amener qu’une satisfaction d’un instant. Sans doute nous devons tâcher de faire comprendre aux ouvriers que seule la grève générale peut émanciper le travail ; mais il faudra pour cela une longue propagande, et, en attendant, nous devons bien nous garder de nous opposer aux mouvements partiels et de détourner des grèves les ouvriers qui ne sont pas encore révolutionnaires.

Joukovsky dit que la première question à décider est celle de savoir si le Congrès veut voter une résolution relative à la grève générale.

Sur sa proposition, le président (Verrycken) demande aux délégués de se prononcer sur la question suivante : « Le Congrès veut-il adopter une résolution au sujet de la grève générale ? »

Tous les délégués répondent oui, excepté Hales, qui répond non, et Van den Abeele, qui s’abstient, parce que la Fédération hollandaise, dans son Congrès du 10 août, a voté qu’elle attendrait les décisions du Congrès général sur la grève générale, pour les discuter et les adopter s’il y avait lieu.

La suite de la discussion est renvoyée à la séance administrative du lendemain.


Le mercredi soir eut lieu la septième séance, publique, dans laquelle il fut d’abord donné lecture d’un télégramme de félicitations adressé au Congrès par une assemblée de six mille ouvriers, à Berlin (c’était une réunion lassallienne, tenue la veille à l’occasion de l’anniversaire de la journée de Sedan, et présidée par le président de l’Allgemeiner deutscher Arbeiterverein, Hasenclever). En voici la traduction (le texte allemand se trouve dans le compte-rendu du Congrès) :


Berlin, 3 septembre, 1 h. 30 soir.

Au Congrès international, Brasserie Schiess, aux Pâquis, Genève (Suisse).

L’assemblée populaire réunie à Berlin le 2 septembre, forte de six mille personnes, croit qu’il est de son devoir, en présence des réjouissances que célèbrent les classes dirigeantes à propos de batailles sanglantes et d’annexions, de faire franchement et librement cette déclaration : Nous, ouvriers, condamnons toute haine nationale et voulons la fraternité des peuples, afin que la classe ouvrière de toutes les nations s’émancipe du joug de la réaction et de la puissance du capital ; en conséquence, nous tendons une main fraternelle à ceux qui, dans tous les pays, combattent avec nous sur le terrain du socialisme.

Par ordre de l’assemblée, le bureau :
Hasenclever, Hasselmann, Winter, Ecks, Derossi.
Dresdnerstrasse, 63.


À ce salut des ouvriers de Berlin, dont la lecture fut accueillie par une salve d’applaudissements, le bureau du Congrès répondit par le télégramme suivant, approuvé au préalable par les délégués :


Brasserie Schiess, Genève, 3 septembre 1873.

Les délégués du Congrès international autonome, réunis à Genève, remercient les ouvriers de Berlin de leur salut fraternel. Ils sont heureux que les travailleurs allemands, bravant les persécutions gouvernementales et les intrigues autoritaires, se déclarent solidaires de leur frères internationaux dans la lutte contre le capital.

Le bureau :
Verrycken, Costa, Van den Abeele, Viñas, Eccarius, Pindy.


On reprit ensuite la discussion sur la revision des statuts généraux.

Au nom de la Commission, James Guillaume, rapporteur, fit connaître que, relativement à la question discutée dans la séance précédente, la Commission s’était mise d’accord sur une rédaction qui lui avait paru devoir concilier les diverses propositions faites ; cette rédaction formait l’article 9 du projet de statuts revisés. Il donna lecture de l’ensemble du projet, et la discussion s’ouvrit d’abord sur les considérants du préambule des statuts, que la Commission avait maintenus tels qu’ils se trouvent en tête de la version française des statuts adoptés par le Congrès de Genève en 1866 ; un seul changement avait été fait : les mots « de l’Europe », au sixième alinéa, avaient été remplacés par les mots « du monde entier ».

Bert insista pour qu’il ne fût pas changé un seul mot au préambule, celui-ci étant un monument historique qu’on devait respecter.

Ostyn demanda, à propos du second alinéa, que l’on définît exactement ce qu’il fallait entendre par travailleur.

Claris répondit à Bert que le changement proposé, au sixième alinéa, lui paraissait justifié ; et à Ostyn, que l’article 2 du projet de statuts (reproduisant l’ancien article 8) disait : « Quiconque adopte et défend les principes de l’Association peut en être reçu membre », en sorte que la définition demandée était inutile.

Dave dit que la dénomination de travailleurs comprenait à la fois les ouvriers manuels et ceux qu’on a appelés les « travailleurs de la pensée », ajoutant : « Il me paraît conforme à la justice et à la raison d’entendre, sous la désignation de travailleurs, tous ceux qui vivent du produit de leur travail, sans établir des distinctions qui ne serviraient qu’à diviser les forces du socialisme ».

Une discussion s’engagea sur le mot travailleurs, et deux courants opposés se dessinèrent. Perrare demanda qu’on examinât si les fondateurs de l’Internationale ne s’étaient pas trompés en y laissant entrer des gens qui, n’étant pas des ouvriers, y ont amené la division. Eccarius rappela que le mot workingman, employé dans le texte anglais, signifie « ouvrier manuel ». Hales dit que les fondateurs de l’Internationale étaient des ouvriers anglais et français, et que l’Association ne devait primitivement comprendre que des ouvriers ; mais qu’on avait eu le tort d’ouvrir la porte à des bourgeois, et que ceux-ci avaient amené les discussions qui nous ont divisés. Ostyn parla pour appuyer Hales. Dans l’autre sens parlèrent sept délégués : Dave fit remarquer que ce n’étaient pas les « travailleurs de la pensée » qui avaient amené dans l’Internationale des déchirements qui du reste allaient finir ; Viñas déclara qu’il reconnaissait à tout homme le droit de combattre dans les rangs de l’Internationale ; Van den Abeele dit : « Je ne comprendrais pas l’esprit d’exclusivisme qui voudrait fermer aux travailleurs de la pensée les portes de l’Internationale » ; Cyrille, Costa, Brousse, Montels parlèrent de la même façon, en disant que l’Internationale devait réunir dans son sein toutes les forces révolutionnaires. Sur la proposition du rapporteur, la suite du débat fut renvoyée au moment où viendrait en discussion l’article 2.

Les considérants furent ensuite adoptés tels quels, avec cet amendement au projet de la Commission, que les mots « de l’Europe » seraient supprimés purement et simplement, et non pas remplacés par les mots « du monde entier ».

Dans la seconde partie du préambule des statuts, Alerini proposa la suppression des mots « la morale » ; il y a, dit-il, beaucoup de morales différentes, et ce terme ne peut pas être défini d’une manière scientifique. Costa se joignit à Alerini, ajoutant qu’en tout cas, pour donner au mot un sens clair, il faudrait dire « la morale révolutionnaire ». Le rapporteur répondit que ces objections lui semblaient être du domaine de la métaphysique, et qu’elles ne tenaient pas compte de la réalité des choses : « Qu’on veuille bien réfléchir que les statuts de l’Internationale s’adressent à des ouvriers ; que, pour ceux-ci, les subtilités philosophiques n’existent pas, et qu’il faut, pour être bien compris d’eux, employer tout simplement les expressions les plus ordinaires. Soyez tranquilles, l’ouvrier ne fera pas erreur sur le sens du mot morale ; il sait parfaitement que la morale dont il s’agit n’est ni celle des prêtres, ni celle des bourgeois. » Perrare dit que si on voulait retrancher le mot morale sous prétexte que le sens en est mal défini, il faudrait aussi retrancher le mot de justice, auquel on peut faire la même objection. Brousse déclara que les mots de morale et de justice lui paraissaient faire double emploi. Après une observation de Hales, qui dit : « Il est certain que la bourgeoisie entend les mots de vérité, de morale et de justice autrement que nous ; il n’y a donc pas de raisons pour mettre en cause l’un de ces mots plutôt que les deux autres », il fut décidé de ne rien changer, et la seconde partie du préambule, complétée par un alinéa nouveau indiquant que le Congrès de 1873 avait revisé les statuts, fut adoptée. La suite du débat fut renvoyée au lendemain.


Dans la huitième séance, privée, le jeudi matin 4 septembre, continua et se termina la discussion sur la grève générale.

La Commission, par l’organe de Joukovsky, proposait une déclaration assez mal rédigée, dont la première partie insistait sur la nécessité de l’organisation régionale et internationale des corps de métier ; la seconde partie disait : « La grève générale n’étant autre chose que la révolution sociale, car il suffit de suspendre tout travail seulement pendant dix jours pour que l’ordre actuel croule entièrement, par cette raison, cette question est réservée ».

Manguette et Van den Abeele combattirent ce projet de déclaration, que Cyrille et Joukovsky défendirent. Hales, employant pour la première fois, à ma connaissance, une expression qui depuis a fait fortune en Allemagne (Generalstreik, Generalunsinn), s’exprima ainsi : « La grève générale est impraticable, et c’est une absurdité. Pour faire une grève générale, il faudrait d’abord s’organiser partout à cet effet : or, lorsque l’organisation des travailleurs sera complète, la révolution sociale sera faite. » Après une discussion assez confuse, où Alerini, Bert et Farga prirent encore la parole, la Commission, se ravisant, présenta un projet de résolution qu’elle venait de rédiger et qu’elle substituait à la déclaration proposée par elle en premier lieu ; ce fut Costa qui en donna lecture ; le projet était ainsi conçu :


Le Congrès, considérant que, dans l’état actuel de l’organisation de l’Internationale, il ne peut être donné à la question de la grève générale une solution complète, recommande aux travailleurs, d’une façon pressante, l’organisation internationale des unions de métier.


Farga proposa d’ajouter une phrase recommandant « une active propagande socialiste et révolutionnaire ». Verrycken se rallia à l’amendement de Farga, à la condition qu’on en retranchât le mot de « révolutionnaire », qui, dit-il, « bien souvent est entendu dans le sens de bataille dans les rues, et qui ne serait pas compris en Belgique ». Farga répondit qu’il consentait volontiers à la suppression du mot « révolutionnaire ».

Le nouveau texte de la Commission, complété par l’amendement Farga, fut alors adopté à l’unanimité, en la teneur suivante (dont il fut donné connaissance dans la séance publique de l’après-midi) :


Le Congrès, considérant que, dans l’état actuel de l’organisation de l’Internationale, il ne peut pas être donné une solution complète à la question de la grève générale, recommande d’une façon pressante aux travailleurs l’organisation internationale des unions de métier, ainsi qu’une active propagande socialiste.


L’ordre du jour appelait ensuite la continuation de la discussion sur la revision des statuts généraux. Il était dix heures du matin. Pour continuer cette discussion dans les conditions de publicité qu’il estimait nécessaires, le Congrès, levant la séance administrative, se déclara en séance publique.


Dans cette séance, la neuvième, ouverte à dix heures du matin, Hales proposa, au nom de la Section de Liverpool, le changement du nom d’Association internationale des travailleurs en celui de Fédération internationale du travail. « En Angleterre, dit-il, il y a actuellement deux Internationales qui se combattent, et qui se disputent l’alliance des Trade Unions ; et celles-ci, ne comprenant rien à cette division, ne savent auxquels entendre. On me répondra peut-être que c’est à nos adversaires du parti autoritaire de renoncer à prendre le titre d’Internationale ; mais je trouve que nous serons les plus sages, si nous y renonçons les premiers. Que nous importe le nom, pourvu que nous ayons la réalité ! »

Le rapporteur répondit à Hales que si la situation était partout la même qu’en Angleterre, sa proposition pourrait être prise en considération ; mais qu’il n’en était pas ainsi dans la plupart des autres pays d’Europe, bien au contraire. « En Espagne, en Italie, en France, en Belgique, en Hollande, dans le Jura, il n’existe qu’une Internationale, la nôtre. Nous ne pouvons pas renoncer à notre drapeau, et abandonner un nom qui nous appartient. »

Verrycken : « Ce n’est pas dans un moment comme celui-ci qu’il peut être question d’abandonner un drapeau qui a traversé vaillamment tant d’orages. On a dit qu’il y a deux Internationales. Mais le parti de Marx et son Conseil général n’existent plus qu’à l’état de fantôme, et le Congrès que ces gens-là doivent tenir ici le 8 septembre n’est pris au sérieux par personne. Nous devons garder notre nom, parce qu’il n’y a pas d’autre Internationale que les fédérations ouvrières ici représentées. »

Costa : « Hales a dit que nous avons la réalité, et que le nom importait peu. Le nom, au contraire, importe beaucoup. La bourgeoisie ne sait pas au juste ce que c’est que l’Internationale, mais ce mot lui fait peur ; et, parmi les ouvriers, beaucoup viennent à nous attirés par le seul prestige du nom de notre association. Renoncer à notre nom, à ce nom qui est une partie de notre force, ce serait abdiquer.- »

Spichiger : « J’ajouterai, en réponse à Hales, que ce n’est pas un grand mal si, dans la propagande, deux courants contraires se disputent l’organisation des masses populaires ; il est bon que le peuple apprenne, en voyant ces deux courants à l’œuvre, que l’un veut la liberté, et que l’autre est la négation de la liberté, c’est-à-dire représente le principe d’autorité. »

Manguette demanda si, tout en conservant le nom actuel de l’Internationale, nous ne pourrions pas y joindre une formule qui désignât clairement la fraction de l’Internationale à laquelle nous appartenons. — Le rapporteur répondit que si le Congrès adoptait un sous-titre, il reconnaîtrait implicitement qu’il y avait deux Internationales : « Or, pour nous, il n’en existe qu’une. Il n’y a pas à craindre que des manifestes émanant du parti autoritaire puissent être confondus avec les nôtres ; leur contenu seul les rendra suffisamment reconnaissables, et les ouvriers ne s’y tromperont pas. »

Devant l’unanimité des protestations qui avaient accueilli sa proposition, Hales déclara qu’il la retirait.

L’article Ier du projet de statuts revisés fut ensuite adopté sans discussion et à l’unanimité. La discussion sur l’article 2 fut renvoyée à la séance de l’après-midi, pour qu’un délégué (Perrare) qui avait annoncé vouloir prendre, la parole sur cet article, et qui, retenu le matin par son travail, était absent, pût prendre part au débat. Les articles 3, 4 et 5 furent adoptés sans discussion à l’unanimité.

Un débat s’engagea ensuite sur le 3e alinéa de l’article 6, alinéa ainsi conçu : « Il ne sera fait usage du vote [dans les Congrès] que pour les questions administratives, les questions de principe ne pouvant être l’objet d’une votation ». Manguette dit que la fédération de la vallée de la Vesdre s’était prononcée contre l’idée émise dans ce paragraphe. Viñas et les deux délégués anglais se prononcèrent dans le même sens que Manguette ; Viñas dit : « Il est toujours utile d’avoir la statistique des opinions ; or le seul moyen pour cela, c’est de voter, mais le vote n’engagera personne, ne créera aucune décision obligatoire » ; Eccarius : « Je crois qu’il ne faut pas renoncer au vote dans les questions de principe ; seulement il devra être entendu que le vote n’a qu’un but de statistique, et n’a pas force de loi ; si l’on ne vote pas, on ne saura pas quelle aura été en réalité l’opinion du Congrès sur les questions qu’il aura discutées ». Le rapporteur répondit à Eccarius : « C’est là justement ce que nous combattons ; il ne faut pas qu’il y ait une opinion officielle du Congrès sur telle ou telle question de principe ; quant à constater les diverses opinions qui se sont trouvées en présence dans le Congrès, les procès-verbaux en donnent le moyen ; toutes les opinions diverses y sont consignées ». Costa, Alerini, Brousse, Van den Abeele, Joukovsky, parlèrent dans le même sens que le rapporteur ; Brousse dit : « Le vote partage simplement une assemblée en majorité et en minorité ; il n’est donc pas l’image exacte de la diversité des opinions ; dans une question un peu complexe, il peut y avoir bien plus de deux avis différents, il peut même y avoir autant d’avis que d’individus ; le seul moyen vraiment pratique de faire le recensement des opinions, c’est de les consigner au procès-verbal, sans voter ». — Hales proposa de dire : « Il ne sera pas fait de vote obligatoire sur les questions de principe », et ajouta : « Je suis pour le vote, à condition qu’il ne crée pas une doctrine obligatoire ; du reste, le Congrès a voté aujourd’hui même sur une question de principe, celle de la grève générale ».

Le rapporteur fit observer à Hales que le Congrès, au contraire, avait refusé de se prononcer par un vote sur la question théorique à propos de la grève générale, et que sa résolution ne parlait que d’organisation et de propagande. L’amendement de Hales, mis au voix, fut rejeté ; l’alinéa du projet de la Commission fut adopté par cinq fédérations contre deux.


Dans la dixième séance, publique, le jeudi après-midi, le débat sur les statuts continuant, le 4e alinéa de l’article 6 vint en discussion ; il était ainsi conçu : « Les décisions du Congrès général ne seront exécutoires que pour les fédérations qui les auront acceptées ». Verrycken prit la parole en faveur du principe exprimé par cet alinéa : « Il faut bien distinguer, dit-il, entre une loi et un contrat : le contrat est un engagement qui ne lie que les contractants ; la loi, c’est la volonté de quelques-uns s’imposant à tous ; or, les fédérations de l’Internationale veulent bien établir entre elles des contrats réciproques, mais non charger le Congrès de leur donner des lois ».

Le rapporteur s’exprima ainsi : « Pour éclaircir la portée de l’alinéa en discussion, j’ajouterai que le Congrès est considéré, non pas comme rendant des décrets, mais comme discutant seulement des projets de résolutions, résolutions qui ne deviennent définitives que par la ratification des diverses fédérations. Mais, nous dira-t-on, si une fédération n’accepte pas une décision qui aura été acceptée partout ailleurs, et que le refus de cette fédération porte un préjudice grave à la cause commune, vous ne prendrez donc point de mesures coercitives contrôles récalcitrants ? Non, répondrai-je, nous n’en prendrons pas, et tout d’abord pour une raison bien simple, c’est que nous n’aurions pas le moyen de contraindre une fédération à exécuter une décision qu’elle repousserait ; la force même des choses fait donc du principe du libre contrat, en vertu duquel nul ne fait que ce qu’il a consenti, une des nécessités de notre organisation. Les résolutions d’un Congrès n’ont de force que celle que leur donne l’adhésion volontaire des fédérations ; et si cette adhésion fait défaut, toutes les prescriptions réglementaires que nous pourrions imaginer ne sauraient y suppléer. La seule mesure à la fois équitable et pratique à prendre contre une fédération qui refuserait de s’associer à une résolution reconnue nécessaire par les autres fédérations, serait de lui déclarer que son attitude est considérée comme une atteinte portée à la solidarité, et qu’en conséquence les fédérations lésées par cette attitude lui appliqueront la peine du talion, en suspendant la solidarité à son égard jusqu’à ce qu’une entente amiable ait aplani le différend. »

Dave et Pindy rappelèrent, à l’appui de l’alinéa proposé, qu’il y avait un précédent tout récent : au Congrès de la Haye, les délégués de plusieurs fédérations avaient pris des résolutions connues sous le nom de Déclaration de la minorité, résolutions que, selon leurs propres expressions, « ils soumettaient à l’approbation des Sections qui les avaient délégués ». Ces résolutions furent en effet soumises, après le Congrès, à la ratification des fédérations, et quelques-unes de celles-ci leurs substituèrent, comme on sait, d’autres résolutions plus radicales.

Le 4e alinéa de l’article 6 fut adopté à l’unanimité.

L’article 7 fut également adopté à l’unanimité, sans discussion.

L’article 8 du projet était relatif aux pays où l’Internationale était interdite. Il portait : « Pour les pays où l’Association internationale est interdite, les sections ou fédérations qui voudront se faire représenter au Congrès seront tenues de le faire savoir au moins trois mois d’avance à une fédération régionale voisine, qui prendra les renseignements nécessaires pour contrôler l’existence de ces sections ou fédérations. Leurs délégués ne seront admis au Congrès que sous la garantie de la fédération qui aura pris les renseignements, et n’auront pas voix délibérative. »

Après un échange d’observations sur les difficultés qu’offrirait l’exécution d’un pareil article et les inconvénients qui en résulteraient, la suppression de l’article fut votée par les Fédérations italienne, espagnole, française et jurassienne (les Fédérations anglaise, belge et hollandaise s’abstenant). Voici les raisons qui furent données par deux délégués, Dave et le rapporteur, pour la suppression de l’article, en réponse à ceux qui avaient exprimé la crainte de voir se produire des abus :

Dave : « Si nous demandons la suppression de l’article, ce n’est pas parce que nous voulons supprimer les garanties ; mais nous pensons que l’article ne peut pas prévoir et spécifier tous les cas, que ses dispositions seront nécessairement incomplètes, et que par conséquent il est inutile. »

James Guillaume, rapporteur : « En présence des difficultés qu’offre une détermination réglementaire des garanties à exiger et de la marche à suivre à cet égard, je voterai la suppression de l’article. Il me semble que le mieux sera de laisser à chaque Congrès le soin d’apprécier si les garanties que lui offrent les délégués et les sections sont suffisantes ; c’est ce que nous avons fait cette fois pour les mandats de Terzaghi et pour ceux des Sections françaises. »

L’article 8 du projet ayant été supprimé, l’article 9 se trouva devenu l’article 8. Cet article était relatif à l’établissement d’un centre temporaire pour la correspondance ; il disait qu’une fédération régionale serait chargée chaque année par le Congrès général de l’organisation du Congrès de l’année suivante ; que la fédération qui aurait reçu ce mandat servirait de Bureau fédéral à l’Association : elle serait chargée de porter à la connaissance des fédérations régionales les questions que les diverses fédérations ou sections désireraient placera l’ordre du jour du Congrès ; le Bureau fédéral pourrait en outre servir d’intermédiaire pour les questions de grèves, de statistique, et de correspondance en général.

L’article, qui résumait ainsi les diverses idées émises dans la discussion du mardi soir, donnait satisfaction à ceux des délégués qui avaient demandé le maintien du principe d’an-archie, en ce qu’il disait que le Bureau fédéral pourrait servir d’intermédiaire entre les fédérations, ce qui impliquait que les fédérations, si elles le préféraient, auraient la faculté de ne pas se servir de cet intermédiaire. L’article fut adopté par l’unanimité des délégués, à l’exception des délégués belges, qui durent voter contre, liés qu’ils étaient par le mandat impératif qui leur prescrivait de voter pour l’établissement de trois Commissions distinctes.

Les articles 10, 11 et 12 du projet (devenus les articles 9, 10 et 11) furent adoptés sans débats et à l’unanimité.


L’article 2 du projet (ancien article 8 des statuts de 1866), qui avait été réservé pour la fin, fut ensuite mis en discussion. Il était ainsi conçu : « Quiconque adopte et défend les principes de l’Association peut en être reçu membre, sous la responsabilité de la section qui l’admettra ».

Dumartheray proposa que l’article fût rédigé de la façon suivante : « Ne feront partie de l’Internationale que les travailleurs manuels[233] ».

Manguette dit : « Je ne demande pas, quant à moi, qu’on ferme la porte de l’Internationale aux travailleurs non manuels ; mais je propose que les journalistes, les professeurs, etc., soient tenus de former des sections à part. »

Cette discussion offrant un intérêt particulier, je la reproduis en entier, d’après le compte-rendu :

« Verrycken. Je dois combattre énergiquement la proposition de Dumartheray et celle de Manguette. En Belgique, nous avons dans nos sections des hommes qui ne sont pas des travailleurs manuels, qui appartiennent à la bourgeoisie, et qui sont pour le moins aussi révolutionnaires que les ouvriers. Ces hommes-là nous ont rendu d’éminents services ; ce sont eux qui nous ont appris ce que nous savons, et, sans eux, où en serions-nous aujourd’hui ? Que nous ne les admettions pas dans nos sociétés de métiers, de résistance, c’est naturel ; et aussi aucun d’eux n’a jamais prétendu y entrer ; mais les repousser entièrement, ou les obliger à se constituer, en dehors des travailleurs manuels, en sections à part, ce serait une chose funeste, qui aurait les plus déplorables résultats.

« Guillaume, rapporteur. Manguette propose que les travailleurs non manuels constituent des sections à part. Mais il faut faire une distinction, car il y a deux sortes de sections. S’agit-il des sociétés corporatives ? là on aura parfaitement raison d’exclure non seulement les travailleurs non manuels, mais tous ceux qui ne sont pas du métier ; un cordonnier ne saurait faire partie d’une société de mécaniciens, pas plus qu’un maître d’école. Sur ce point-là nous sommes donc d’accord. Mais, à côté des sections de métier, il y a des sections mixtes, ce qu’on appelle chez nous des cercles d’études sociales, où sont admis les travailleurs de toutes les professions ; et nous sommes d’avis que fermer la porte de ces sections mixtes à ceux des travailleurs qui n’exercent pas un métier manuel serait à la fois injuste et dangereux. On nous dit que les travailleurs non manuels peuvent acquérir dans les groupes ouvriers une certaine influence ; mais ce sera encore bien pis si vous constituez ces hommes-là en sections à part. Il faut au contraire chercher à rapprocher le plus possible des ouvriers ceux qu’on appelle des travailleurs de la pensée ; il faut qu’ils apprennent à se bien connaître les uns les autres, à se coudoyer tous les jours dans la section, à vivre d’une vie commune, de sorte que les hommes sortis de la bourgeoisie, qui viennent à l’Internationale pour se moraliser et se développer au contact des travailleurs manuels, aient l’occasion de dépouiller entièrement leurs préjugés de caste et de devenir de véritables révolutionnaires.

« Costa. Le but de l’Internationale est l’abolition des classes et l’établissement de la fraternité humaine. Serait-ce être couséquents avec notre but, que de consacrer au sein même de notre association cette distinction des classes que nous voulons anéantir ? Comment veut-on que les bourgeois apprennent à sympathiser avec les ouvriers et à partager leurs aspirations, si les ouvriers les repoussent ? Il n’y a pour moi que deux catégories d’hommes, ceux qui veulent la révolution et ceux qui ne la veulent pas : or il y a des bourgeois qui veulent la révolution avec bien plus d’énergie et de sérieux que certains ouvriers.

« Perrare. Je reconnais qu’il est difficile de délimiter ce qu’on doit entendre par travailleurs, pour l’admission des membres dans notre association. Si vous laissez en contact les bourgeois et les ouvriers dans l’Internationale, ce ne sera qu’au détriment de ces derniers, car les bourgeois, étant plus instruits, acquerront dans les sections une certaine influence qui sera toujours mauvaise pour le travailleur manuel. L’homme qui n’est pas né dans le travail, qui ne sait pas ce que c’est qu’un contre-maître, ce que c’est qu’un patron, ne peut pas comprendre les aspirations de ceux à qui est faite la vie du salarié ; les bourgeois viendront toujours prouver que l’ouvrier est dans l’erreur. Je ne veux pas dire aux travailleurs de la pensée : Vous êtes des parias ; mais je dis que leur admission est une cause de ruine pour l’Internationale ; notre association ne fait déjà plus peur aux bourgeois, parce que ceux-ci ont vu que, par les travailleurs de la pensée, ils pouvaient s’emparer de l’Internationale. Dans la Fédération romande, à Genève, qu’est-il arrivé ? Il y avait les corps de métier, et la section mixte ou section centrale. Dans cette section centrale on recevait tous les gens qui se présentaient ; il y est entré des hommes qui, par leur instruction, sont venus imposer les arguments qu’ils possédaient. Les sections de métier finissaient par adopter tout ce qui venait de là, et la section centrale finit par diriger entièrement la Fédération romande, qui appartint alors à quelques individus ; vous voyez encore ces gens-là gouverner aujourd’hui cette fédération. Je voulais donc vous dire simplement ceci : En raison de ce que nous avons vu, nous venons vous proposer, non pas de mettre les travailleurs de la pensée au ban de la société, mais de leur dire : « Organisez-vous de votre côté, nous vous tendrons la main ; mais pour ne pas subir votre influence, pour que l’Internationale ne dévie pas de son but, nous ne voulons pas être avec vous, pour éviter ces mécomptes ». Ne discutons donc plus sur le mot travailleur : ce qu’il ne nous faut pas, ce sont des hommes qui en savent trop et qui nous égarent par leurs belles phrases.

« Guillaume, rapporteur. L’argumentation que nous venons d’entendre se réduit à ceci : Ce ne sont pas tant les bourgeois que nous repoussons, mais les hommes instruits et capables, d’où qu’ils viennent. Perrare fait simplement le procès à l’intelligence ; ce qu’il redoute, ce n’est pas le travailleur dit de la pensée, c’est le travailleur intelligent en général. Pour le satisfaire, il faudra proscrire tous les ouvriers qui seront arrivés à un certain degré de développement intellectuel ; et il y en a beaucoup déjà, parmi les ouvriers, qui ont cultivé leur intelligence et qui sont devenus par conséquent dangereux aux yeux de Perrare. Sans chercher bien loin, nous connaissons dans la Fédération jurassienne des ouvriers qui sont beaucoup plus instruits que la plupart des hommes qui siègent dans les parlements bourgeois ; et savez-vous comment ces ouvriers ont acquis leur instruction ? c’est par un travail solitaire et opiniâtre, en passant une partie de leurs nuits à l’étude, en prenant sur leur nécessaire pour se procurer les moyens d’apprendre. Eh bien, suivant la théorie de Perrare, une fois qu’un de ces hommes est arrivé à en savoir aussi long et plus long qu’un bourgeois, il faut le mettre à la porte de l’Internationale.

« Ceux qui ont perdu la section centrale de Genève, ceux qui dirigeaient toutes les intrigues dont a parlé Perrare, étaient-ce des bourgeois ? Il y en avait sans doute quelques-uns[234] ; mais le plus grand nombre étaient des ouvriers, des graveurs, des monteurs de boîtes, des menuisiers, etc. ; je n’ai pas besoin de les nommer[235], vous les connaissez bien et vous savez que ce sont ceux-là qui ont fait le plus de mal.

« Il faut exclure les bourgeois parce qu’ils ne savent pas ce que c’est qu’un patron, dites-vous ; et cependant que voyons-nous ? c’est que, parmi les bourgeois déclassés qui sont entrés dans l’Internationale, presque tous ont dû demander leur pain à un travail manuel ; et beaucoup d’entre eux, même, ne connaissant pas de métier, ont dû se faire tout simplement manœuvres. Il y en a dans cette enceinte qui sont dans ce cas ; il y en a d’autres qui, s’ils ne font pas aujourd’hui du travail manuel, y ont passé cependant, et d’autres qui en feront demain. Et vous venez nous dire que ces hommes-là ne savent pas ce que c’est que la misère, que l’exploitation, qu’ils ne peuvent pas comprendre les aspirations du monde ouvrier ? Mais personne au contraire n’a plus qu’eux un intérêt direct et immédiat à la révolution.

« Savez-vous à quoi nous conduirait cet esprit d’intolérance et — je dirai le mot — de mesquine jalousie ? Je vais vous citer un exemple que plusieurs d’entre vous connaissent. Il y avait dans une section, en Espagne, un homme qui appartenait à la bourgeoisie par sa naissance et son éducation ; il avait été instituteur; après être entré dans l’Internationale, il chercha à apprendre un métier manuel ; mais comme en même temps il rédigeait un journal socialiste, on voyait toujours en lui l’homme de lettres plutôt que l’ouvrier, et cela offusquait des susceptibilités du genre de celle que vous venez d’entendre s’exprimer tout à l’heure. Aussi, à force de s’entendre répéter qu’il n’était pas un vrai travailleur, qu’il appartenait à la classe privilégiée, qu’on devait le tenir en suspicion, et autres choses semblables, le pauvre homme finit par perdre la tête, et voulut fermer la bouche à ses calomniateurs par une réponse péremptoire : il planta là son journal et sa section, et alla dans une ville voisine se faire garçon de café[236]. Est-ce un résultat semblable que Perrare voudrait obtenir ? et croit-il que ceux d’entre nous qui écrivent dans les journaux, qui font des conférences, qui se consacrent à la propagande, ne rendent pas plus de services à l’Internationale qu’ils ne pourraient lui en rendre s’ils voulaient imiter la résolution désespérée du compagnon dont je viens de parler ?

« Enfin, si l’on veut sérieusement examiner où sont les bourgeois dans l’Internationale, n’est-ce pas bien plutôt dans les rangs de certains ouvriers que nous les trouverons ? Il y a des ouvriers, on Suisse, qui gagnent dix et quinze francs par jour, qui portent la redingote et le chapeau haute forme, qui vivent au sein du monde bourgeois dont ils partagent les préjugés ; mais ce sont des travailleurs manuels, et, à ce titre, Perrare leur ouvrira à deux battants les portes de l’Internationale. D’autre part, voici des employés de commerce à cent francs par mois, des professeurs courant le cachet, et gagnant parfois à peine trois francs par jour : ils vivent de leur travail, ils sont exploités comme les ouvriers ; mais ils ne manient pas l’outil, donc ce sont des bourgeois, selon Perrare. Cependant ces derniers seront des révolutionnaires sérieux et dévoués, tandis que l’ouvrier en chapeau haute forme est un franc réactionnaire. La conclusion me paraît claire : je vote pour le maintien de l’article 2 tel qu’il a été adopté en 1866 et que la Commission le propose.

« Manguette. Je désire expliquer ma proposition. Je n’ai pas parlé d’exclure qui que ce soit. On dit que j’ai voulu confiner les bourgeois dans des sections à part. Mais si l’on ne veut pas accepter cette idée, si l’on se refuse à réglementer, il vaut mieux retrancher entièrement l’article, et laisser chaque section libre de procéder comme elle voudra. Les bourgeois ont fait beaucoup de bien dans l’Internationale, mais tout autant de mal ; je crois donc que chaque section devra bien réfléchir avant de les admettre, et que le mieux est de ne rien dire dans les statuts.

« Alerini. On n’a pas encore pu définir au juste ce que c’est qu’un ouvrier. Un ouvrier qui travaille pour son propre compte, qui n’est pas un salarié, n’est pas un exploité, tandis qu’il y a tel « bourgeois » qui est exploité bien plus que la plupart des ouvriers ; et la limite est vraiment si difficile à fixer que. jusqu’à ce qu’on y ait réussi, je demande qu’on laisse l’article tel qu’il est. Que les sections soumettent les « bourgeois » à des épreuves toutes spéciales, c’est naturel ; ainsi, dans les sections espagnoles, on leur demande une déclaration de principes ; il y a une infinité de garanties que l’on peut prendre, et je comprends toutes les réserves ; mais dire que ceux qui appartiennent à la catégorie des travailleurs non manuels ne peuvent pas faire partie de l’Internationale, cela n’est pas juste. L’article du reste ne dit pas : « doivent faire partie de l’Internationale tel et tel », mais seulement « peuvent faire partie ». Le droit des sections d’apprécier en dernier ressort est donc réservé.

« Viñas. En Espagne on a agité aussi cette question : dans trois congrès consécutifs elle a été à l’ordre du jour ; mais on a dû l’abandonner, à cause de la difficulté qu’on a trouvée à définir les mots travailleur et ouvrier ; chacune des définitions proposées excluait telle ou telle catégorie d’exploités, qu’on ne pouvait pas faire rentrer dans les définitions. Si on veut arriver à l’émancipation de tous les exploités, on a besoin de l’aide de tous les exploités ; il y a aujourd’hui des classes d’exploités qui ne sont pas comprises dans la signification donnée ordinairement au mot travailleur : ainsi les grooms, les domestiques, les suisses, ne créent pas un produit échangeable, et sont cependant des exploités. Nous ne pouvons pas accepter le concours de la bourgeoisie comme classe ; mais si quelques individus, convaincus de la justice de notre cause, viennent à nous, qu’on ne les repousse pas. Qu’on ait des défiances envers eux, c’est possible ; qu’on les surveille, c’est même nécessaire ; mais qu’on laisse aux sections le droit d’apprécier si tel individu qui se présente est digne oui ou non d’être admis dans leur soin.

« Spichiger. C’est comme ouvrier manuel que je désire dire un mot sur la question en discussion. Je ne pense pas que les travailleurs manuels auraient raison de repousser ceux qu’on appelle les travailleurs de la pensée. Voyons en effet la situation économique actuelle et les causes qui l’ont amenée. Sous le régime moderne de la liberté du commerce et de l’industrie, ç’a d’abord été chez les bourgeois une course au clocher pour arriver à la fortune ; au début cela allait bien : avec de l’instruction et du travail chacun pouvait se flatter de parvenir. Mais la centralisation des capitaux est venue, et avec elle se sont ruinées les espérances de la petite bourgeoisie ; le résultat, c’est que cette petite bourgeoisie ouvre les yeux, et reconnaît que la cause de sa ruine c’est la mauvaise organisation de la société actuelle et qu’il faut détruire cette organisation. Ces gens-là sont donc forcés, par la fatalité économique, de venir à nous ; ils deviennent révolutionnaires autant et plus que les ouvriers eux-mêmes, et, étant plus instruits, ils peuvent rendre de grands services à notre cause. On peut craindre, il est vrai, qu’ils n’acquièrent trop d’influence parmi nous ; mais c’est aux ouvriers à savoir lutter contre cette influence en ce qu’elle a de mauvais, et à la neutraliser ; chaque section d’ailleurs reste libre de n’admettre des bourgeois que dans les limites où elle le jugera convenable. Il serait très fâcheux que le parti socialiste se trouvât partagé en deux corps ; il ne pourrait en résulter qu’un antagonisme qui serait fatal aux ouvriers. Si tous les ouvriers manuels étaient réunis et prêts à résoudre les problèmes sociaux, j’admettrais cependant qu’ils voulussent marcher seuls et s’en remettre à leurs propres forces ; mais nous n’en sommes pas là, malheureusement ; nous ne sommes encore qu’une minorité, et il ne faut pas que nous divisions nos forces. En conséquence, je voterai pour l’article 2. »

Au vote, l’amendement Dumartheray obtint deux voix, celles de Dumartheray et de Perrare ; il y eut six abstentions (Eccarius, Hales, Manguette, Cornet, Cyrille, Viñas) ; tous les autres délégués votèrent contre. L’amendement Manguette obtint deux voix, celles de Manguette et de Cornet ; il y eut cinq abstentions (Eccarius, Hales, Cyrille, Dumartheray, Perrare) ; tous les autres délégués votèrent contre. L’article 2 eut contre lui quatre voix négatives, celles de Dumartheray, Perrare, Cornet et Manguette ; il y eut deux abstentions, Eccarius et Cyrille ; tous les autres délégués votèrent pour : l’article se trouva donc adopté à l’unanimité des fédérations.

L’ensemble des statuts fut ensuite mis aux voix : à l’unanimité les délégués émirent un vote affirmatif, sauf Dumartheray et Perrare, qui s’abstinrent. Les statuts furent donc adoptés par l’unanimité des fédérations.

Voici le texte des statuts généraux revisés :


STATUTS GÉNÉRAUX
de
l’association internationale des travailleurs
revisés par le Congrès général de Genève (1873).


Considérant :

Que l’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ; que les efforts des travailleurs pour conquérir leur émancipation ne doivent pas tendre à constituer de nouveaux privilèges, mais à établir pour tous les mêmes droits et les mêmes devoirs ;

Que l’assujettissement du travailleur au capital est la source de toute servitude : politique, morale, et matérielle ;

Que, pour cette raison, l’émancipation économique des travailleurs est le grand but auquel doit être subordonné tout mouvement politique ;

Que tous les efforts faits jusqu’ici ont échoué faute de solidarité entre les ouvriers des diverses professions dans chaque pays, et d’une union fraternelle entre les travailleurs des diverses contrées ;

Que l’émancipation des travailleurs n’est pas un problème simplement local ou national, qu’au contraire ce problème intéresse toutes les nations civilisées, sa solution étant nécessairement subordonnée à leur concours théorique et pratique;

Que le mouvement qui s’accomplit parmi les ouvriers des pays les plus industrieux, en faisant naître de nouvelles espérances, donne un solennel avertissement de ne pas retomber dans les vieilles erreurs, et conseille de combiner tous les efforts encore isolés ;


Pour ces raisons :


Le Congrès de l’Association internationale des travailleurs, tenu à Genève le 3 septembre 1866, déclare que cette Association, ainsi que toutes les sociétés ou individus y adhérant, reconnaîtront comme devant être la base de leur conduite envers tous les hommes : la vérité, la justice, la morale, sans distinction de couleur, de croyance ou de nationalité.

Le Congrès considère comme un devoir de réclamer les droits d’homme et de citoyen non seulement pour les membres de l’Association, mais encore pour quiconque accomplit ses devoirs. Pas de devoirs sans droits, pas de droits sans devoirs.

Les Fédérations régionales représentées au Congrès international réuni à Genève le 1er septembre 1873, s’inspirant de cette déclaration de principes, ont revisé les statuts généraux de l’Association internationale des travailleurs, et les ont adoptés dans la forme suivante :

Article premier. — L’Association internationale des travailleurs a pour but de réaliser l’union des travailleurs de tous les pays sur le terrain de la solidarité dans la lutte du travail contre le capital, lutte qui doit aboutir au complet affranchissement du travail.

Art. 2. — Quiconque adopte et défend les principes de l’Association peut en être reçu membre, sous la responsabilité de la section qui l’admettra.

Art. 3. — Les fédérations et sections composant l’Association conservent leur complète autonomie, c’est-à-dire le droit de s’organiser selon leur volonté, d’administrer leurs propres affaires sans aucune ingérence extérieure, et de déterminer elles-mêmes la marche qu’elles entendent suivre pour arriver à l’émancipation du travail.

Art. 4. — Un Congrès général de l’Association aura lieu chaque année, le premier lundi de septembre.

Art. 5. — Toute section, quel que soit le nombre de ses membres, a le droit d’envoyer un délégué au Congrès général.

Art. 6. — La mission du Congrès est de mettre en présence les aspirations des travailleurs des divers pays, et de les harmoniser par la discussion.

À l’ouverture du Congrès, chaque fédération régionale présentera son rapport sur la marche de l’Association durant l’année écoulée.

Il ne sera fait usage du vote que pour les questions administratives, les questions de principe ne pouvant être l’objet d’une votation.

Les décisions du Congrès général ne seront exécutoires que pour les fédérations qui les auront acceptées.

Art. 7. — Dans le Congrès général, les votes se feront par fédération, à raison d’une voix par fédération régionale.

Art. 8. — Le Congrès chargera chaque année une fédération régionale de l’organisation du Congrès suivant. La fédération qui aura reçu ce mandat servira de Bureau fédéral à l’Association ; c’est à elle que devront être transmises, au moins trois mois à l’avance, pour les porter à la connaissance de toutes les fédérations régionales, les questions que les diverses fédérations ou sections désirent placer à l’ordre du jour du Congrès.

Le Bureau fédéral pourra en outre servir d’intermédiaire, pour les questions de grèves, de statistique, et de correspondance en général, entre les fédérations qui s’adresseront à lui à cet effet.

Art. 9. — Le Congrès désignera lui-même la ville où se tiendra le Congrès suivant. À l’époque fixée pour le Congrès, les délégués se réuniront de plein droit au jour et au lieu indiqués, sans qu’il soit besoin d’une convocation spéciale.

Art. 10. — Un vote fait dans les fédérations régionales, sur l’initiative d’une section ou fédération, pourra, dans le cours de l’année, selon les éventualités, changer le lieu et la date du Congrès général, ou convoquer un Congrès extraordinaire.

Art. 11. — Lorqu’une nouvelle fédération régionale voudra entrer dans l’Association, elle devra annoncer son intention au moins trois mois avant le Congrès général à la fédération qui sert de Bureau fédéral. Celle-ci en donnera connaissance à toutes les fédérations régionales, qui auront à décider si elles acceptent ou non la fédération nouvelle, et donneront mandat à cet effet à leurs délégués au Congrès général, lequel prononcera en dernier ressort.


La dernière question à l’ordre du jour du Congrès était celle de la statistique du travail. Au Congrès de Saint-Imier, l’année précédente, la Fédération italienne avait été chargée « de présenter un projet d’organisation universelle de la résistance et un plan général de statistique » ; mais elle ne s’était pas acquittée de ce mandat. Lecture fut donnée du rapport de la Commission du Congrès nommée le lundi soir, et la discussion en fut renvoyée au lendemain. La séance fut ensuite levée à sept heures.


Le jeudi soir eut lieu, dans la salle du Congrès, le meeting destiné aux ouvriers genevois, qui y avaient été convoqués par affiches. J’en prends le compte-rendu dans le Bulletin :

« Une foule compacte remplissait la salle du Congrès et la salle attenante. Un grand nombre d’orateurs, entre autres les compagnons Dave, Lefrançais, Verrycken, Costa, Joukovsky, Van den Abeele, Farga, traitèrent les deux questions à l’ordre du jour : Les principes, le but et les moyens d’action de l’Internationale, — et le principe fédératif.

« Le compagnon Eccarius, ayant remarqué dans la salle un certain nombre d’ouvriers allemands, profita de cette occasion pour expliquer, dans un discours en langue allemande, l’origine de la scission qui s’est produite au Congrès de la Haye, et les motifs pour lesquels il a cru devoir se ranger du côté des fédéralistes. Ce discours souleva de violentes réclamations de la part d’un petit groupe de dissidents appartenant au Schweizerischer Arbeiterbund (dont l’organe est la Tagwacht) ; et le citoyen Gutsmann — le même qui a présidé le Congrès d’Olten — monta à la tribune pour répondre [en allemand] à Eccarius. Ce citoyen, qui paraissait n’être nullement au courant des affaires de l’Internationale, et ne s’être rendu aucun compte de la portée véritable du Congrès[237], ne sut trouver, en réponse à tout ce qui avait été dit au meeting, que des arguments de la force de ceux-ci : « Eccarius s’est prononcé contre le Conseil général par dépit de ne plus en faire partie. On a prétendu que le Conseil général n’existe plus, et cela parce que vingt hommes viennent d’en prononcer ici l’abolition ; ces vingt hommes, qui ne représentent qu’eux-mêmes, n’avaient aucun droit de prendre une résolution semblable : donc le Conseil général continue à exister après comme avant le Congrès de Genève. Enfin, la Fédération jurassienne, qui parle tant des principes de l’Internationale, ne les met pas en pratique ; en effet, elle sait bien trouver de l’argent pour publier des pamphlets, mais, quand il y a des grèves à Cenève, elle n’envoie pas un centime. »

« James Guillaume, relevant cette dernière assertion, répondit à Gutsmann que, pour ce qui concernait la Section qu’il représentait, celle de Neuchâtel, il était vrai qu’en effet elle n’était venue à l’aide d’aucune grève à Genève depuis deux ans, mais qu’elle avait pour cela ses raisons, et les voici [ : suit l’histoire des deux mandats de 50 fr. et de 24 fr. expédiés les 11 et 14 juin 1870 par la Section de Neuchâtel à M. Saulnier, président du comité de la grève du bâtiment, à Genève, mandats dont il n’avait pas été possible d’obtenir un accusé de réception ; voir tome II, p. 42, note]. En présence de faits semblables, et jusqu’à ce qu’on sache à quoi s’en tenir sur la moralité de certains comités genevois, la Section de Neuchâtel a décidé de ne plus envoyer d’argent à Genève.

« Joukovsky, à son tour, rappelle l’attitude des Sections jurassiennes dans diverses grèves genevoises, et fait voir par des faits combien l’assertion de Gutsmann est mensongère et calomnieuse. Lors de la grande grève du bâtiment en 1868, les Sections des Montagnes furent les premières à venir au secours de leurs frères de Genève, et la Section du Locle, à elle seule, réunit la somme de 1500 francs. Plus tard, quand éclata la grève des tuiliers en 1870, les Sections des Montagnes envoyèrent leurs délégués au meeting de Vevey, où, sur la proposition de l’un d’eux, le compagnon Spichiger, une collecte fut organisée séance tenante. Quelques semaines plus tard, à l’occasion de la grève des plâtriers-peintres, bientôt transformée en grève générale du bâtiment, le Comité fédéral des Sections des Montagnes adressa un pressant appel à ces sections pour qu’elles vinssent au secours des ouvriers de Genève ; cet appel fut entendu, et des sommes formant un total considérable furent envoyées ; Guillaume vient de rappeler que la Section de Neuchâtel, qui avait envoyé pour son compte 74 fr., n’a jamais pu obtenir de reçu. Enfin tout dernièrement, et malgré les événements de la Haye, la grève des bijoutiers a été une nouvelle occasion pour plusieurs Sections du Jura de prouver leur solidarité pratique aux ouvriers de Genève, en ouvrant des souscriptions et en s’imposant des cotisations extraordinaires. Quant à ce qu’a dit Gutsmann au sujet d’une réunion de vingt personnes votant l’abolition du Conseil général, c’est tout simplement ridicule. Ces vingt hommes[238] représentent non eux-mêmes, mais tout le prolétariat organisé d’Europe et d’Amérique, à l’exception de quelques groupes dissidents restés fidèles au Conseil général ; ce n’est donc pas une coterie, ce sont les millions de travailleurs formant l’Internationale qui viennent de prononcer, par la voix de leurs délégués, la déchéance de l’autorité ; cette déchéance est irrévocable, et l’autorité est bien définitivement abolie dans l’Internationale.

« L’heure avancée obligea le bureau du meeting à lever la séance justement au moment où la discussion devenait le plus intéressante ; néanmoins nous croyons que les quelques paroles échangées sur cette question de la scission, si mal comprise encore à Genève, auront pu ouvrir les yeux à bon nombre des assistants. »


Le vendredi matin 5, dans la onzième séance, administrative, il fut décidé, sur ma proposition, que la traduclion des statuts généraux revisés serait faite séance tenante par les délégués des diverses Fédérations régionales, et soumise à l’approbation du Congrès, afin qu’il y eût dans chacune des six langues française, anglaise, allemande, espagnole, italienne et hollandaise un texte authentique des statuts.

Bruxelles fut désigné comme lieu de réunion du prochain Congrès général en septembre 1874, et la Fédération belge reçut le mandat de servir de Bureau fédéral à l’Association pendant l’année 1873-1874. Le Conseil général étant aboli, la cotisation annuelle de dix centimes par membre n’avait plus de raison d’être ; le Congrès la supprima, et décida que le montant des frais de correspondance et d’organisation du Congrès général serait avancé par la fédération qui servirait de Bureau fédéral, et que ces frais seraient ensuite répartis chaque année, à l’époque du Congrès, entre les Fédérations régionales.

Farga-Pellicer souleva la question de l’attitude à prendre en présence du Congrès du parti autoritaire, qui devait se réunir à Genève le lundi 8 septembre. Il exprima l’avis que tout espoir de conciliation ne devait pas être abandonné, et proposa que le Congrès votât une déclaration manifestant notre volonté de pratiquer la solidarité envers tous les travailleurs, quelle que soit l’organisation dont ils fassent partie.

Van den Abeele rappela qu’il avait reçu mandat de la Fédération hollandaise d’assister au Congrès autoritaire. « Je m’y rendrai, dit-il, pour lui poser un ultimatum ; nous verrons alors si l’on peut encore faire quelque chose avec ces gens-là, et s’il y a parmi eux des hommes qui sachent mettre la cause de la révolution au-dessus des rancunes personnelles. »

Le Congrès chargea une commission de rédiger un projet de résolution concernant la solidarité universelle entre travailleurs, telle que l’Internationale entend la pratiquer.


La onzième séance, publique, eut lieu le vendredi après-midi.

Le rapport présenté par la Commission de la statistique du travail fut adopté. Le Congrès décida de proposer à toutes les fédérations de l’étudier et d’apporter au prochain Congrès général leurs réponses sur les questions qu’elles auraient pu élucider.

Farga proposa au Congrès le vote d’une résolution recommandant l’organisation des fédérations de métier telle qu’elle existait en Espagne. « Nous avions débuté, dit-il, par créer des organisations centralisées ; puis nous avons reconnu que ce système était vicieux, et nous avons décentralisé, en constituant à part les diverses branches de chaque industrie, sur une base fédérative. Ainsi, tous les ouvriers de manufactures étaient autrefois groupés en une seule Union ; l’expérience nous a fait voir les inconvénients de cette centralisation, et l’Union des ouvriers manufacturiers s’est subdivisée en plusieurs fédérations de branches différentes. » La résolution proposée par Farga était ainsi conçue :


Le Congrès de l’Association internationale des travailleurs, tenu à Genève le 1er septembre 1873,

Considérant qu’il est indispensable, pour arriver à l’organisation du travail, que les associations ouvrières s’organisent par corps de métier et qu’elles se fédèrent au point de vue régional et international ;

Considérant en outre que pour soutenir la lutte contre le capital et pour affirmer la solidarité entre tous les travailleurs, aussi bien que pour connaître scientifiquement les conditions de la production sous ses divers aspects et rapports, il est non moins utile d’organiser les Unions de métiers[239].

Le Congrès recommande à toutes les sections l’organisation par corps de métier et par fédérations régionales et internationales, ainsi que la création d’Unions de métiers. Il appelle leur attention sur les expériences qui ont été faites à cet égard en Espagne, expériences qui ont prouvé la nécessité de prendre pour base de ces Unions, non plus le système centralisateur, mais l’autonomie des fédérations de métier qui se rattachent à la même branche de production, unies entre elles par un pacte de solidarité et de défense mutuelle.

Enfin, pour arriver à la prompte réalisation des fédérations et des Unions de métiers, le Congrès invite les fédérations et Unions déjà constituées à faciliter cette organisation par la publication, dans les organes de l’Internationale, de tous les renseignements, de toutes les données, de toutes les expériences acquises.


J’appuyai le projet de résolution ; voici l’extrait du compte-rendu :

« James Guillaume. J’appuie la proposition de Farga. Il ne suffit pas de proclamer théoriquement le principe de fédération et d’autonomie, nous devons chercher maintenant à le réaliser dans les organisations ouvrières. En Suisse, du reste, la plupart des fédérations de métier sont constituées sur ce principe ; et celles-là même qui prétendent marcher avec les autoritaires pratiquent en réalité le fédéralisme sans s’en douter. Mais il est bon, pour éviter la confusion que nos adversaires cherchent à faire naître pour en profiter, d’établir clairement ce fait : que du principe de fédération et d’autonomie, qui est le nôtre, résulte l’organisation ouvrière telle qu’elle se pratique aujourd’hui en Espagne, en Belgique, en Suisse ; tandis que la conséquence logique du principe d’autorité, ce sont ces organisations fortement centralisées, condamnées par l’expérience. »

Le projet de résolution de Farga, mis aux voix, fut adopté à l’unanimité.

La Commission nommée dans la séance du matin pour rédiger un projet de résolution concernant la solidarité universelle entre travailleurs présenta la rédaction suivante :


Le Congrès de l’Association internationale des travailleurs, réuni à Genève le 1er septembre 1873, croit de son devoir de déclarer que cette Association entend pratiquer envers tous les travailleurs du monde, quelle que soit l’organisation qu’ils se donnent, la solidarité dans la lutte contre le capital pour réaliser l’affranchissement du travail.


Cette résolution fut votée à l’unanimité.

Il fut décidé de tenir encore une séance administrative le samedi matin, pour régler quelques détails financiers. Puis, le Congrès ayant épuisé son ordre du jour, Verrycken, président, prononça l’allocution suivante :

« L’ordre du jour du Congrès étant épuisé, nous allons clore les séances publiques. Mais il importe, au moment où nous achevons nos délibérations, de bien préciser la signification de ce Congrès. Deux idées se trouvaient en lutte après le Congrès de la Haye : le fédéralisme et l’autoritarisme. C’est le premier de ces deux principes qui l’a emporté au sein de toutes les fédérations de l’Internationale ; c’est pour réorganiser l’Internationale sur une base fédéraliste que nous avons été délégués ici. Le Congrès de Genève de 1866 avait conclu le premier pacte d’union entre les travailleurs ; depuis lors, les intrigues de quelques ambitieux avaient fait dévier l’Internationale de la ligne qu’elle s’était tracée à son début ; le Congrès de Genève de 1873 a fait rentrer notre Association dans sa véritable voie ; le peuple travailleur ne veut plus de chefs et de directeurs, il veut prendre lui-même en mains la gestion de ses affaires.

« Vous avez décidé que le prochain Congrès général aura lieu à Bruxelles. Comme Belge, je puis vous assurer que vous serez reçus avec le même empressement et la même cordialité que nous l’avons été ici. Nous comptons sur le concours du plus grand nombre possible de délégués, et nous espérons que le Congrès de 1874 continuera dignement celui de 1873.

« Je remercie tous les délégués, qui m’ont rendu facile la tâche de la présidence, et je déclare closes les séances publiques du sixième Congrès général de l’Internationale. Vive l’Association internationale des travailleurs ! Vive la Révolution sociale ! » (Applaudissements et acclamation des délégués et du public.)

Le même soir, — dit le compte-rendu, — un banquet réunit dans la salle du Congrès les délégués et un grand nombre d’ouvriers genevois. Un esprit de véritable fraternité présida à cette fête, animée par des discours et des chants, et qui termina dignement les travaux du Congrès de 1873.

Le samedi matin, les délégués se réunirent une dernière fois en séance administrative pour régler quelques questions matérielles. Des remerciements furent votés à la Section de propagande de Genève, pour la façon dont elle s’était acquittée de sa tâche de préparer l’organisation du Congrès.



Il faut maintenant parler du Congrès marxiste, c’est-à-dire de cette misérable et ridicule contrefaçon d’un Congrès, — désavouée, comme on le verra, par ses auteurs mêmes, — qui fut exhibée à Genève le 8 septembre 1873 et les jours suivants.

C’était le Conseil général de Sorge qui, par circulaire en date du 1er juillet, avait convoqué cette réunion. La convoquer était facile ; le difficile, c’était d’y faire aller des délégués. « La caisse du Conseil général était vide » (Corresp. de Sorge, p. 114) : Sorge se voyait donc dans l’impossibilité de faire le voyage d’Europe. Il demanda à Engels de se rendre à Genève à sa place, pour y représenter le Conseil général. « Engels refusa net » (Sorge) : il ne se souciait pas d’aller compromettre sa personne dans une équipée qui ne pouvait aboutir qu’au plus lamentable fiasco ; quant à Marx, sa dignité lui défendait, à bien plus forte raison encore, de se commettre en semblable aventure. On se rabattit sur Serraillier[240], à qui Sorge envoya des mandats et de l’argent ; et on adjura le pseudo-Conseil fédéral anglais d’envoyer aussi à Genève une délégation. Engels essaya en outre de s’assurer le concours de Bignami ; mais celui-ci, renseigné, préféra s’abstenir. À Genève même, il y avait un parti qui, trouvant qu’à la Haye on était allé trop loin dans le sens autoritaire, demandait qu’on fît machine en arrière, et parlait de conciliation[241] ; cette fraction voulait ramener le Conseil général d’Amérique en Europe, et le placer… à Genève même, où Henri Perret serait devenu secrétaire général ! J.-Ph. Becker, le fidèle allié de Marx et de Sorge, se trouvait dans la plus grande perplexité, se demandant comment il pourrait tenir en échec cette coterie genevoise, dont l’ambition n’avait d’égale que sa nullité ; les lettres de Becker à Sorge racontent sans ambages les manœuvres dont il usa lorsque, se voyant abandonné de tous, même des grands chefs de Londres, il lui fallut créer des marionnettes pour le guignol dont, à défaut de Sorge et d’Engels, il dut se constituer l’imprésario.

Le 21 août il écrivait à Sorge : « Les dissidents (Sonderbündler) tiennent huit jours avant nous, et à Genève également, leur premier congrès séparatiste, et ils se vantent bien haut des nombreuses délégations qui y viendront de tous les pays, même d’Allemagne. Il faut donc faire tous nos efforts pour que le nôtre non seulement ne le cède en rien au leur, sous aucun rapport, mais le surpasse de beaucoup en éclat. »

Mais voilà que Serrailler, sur l’ordre de Marx, écrit qu’il n’ira pas au Congrès, et que le pseudo-Conseil fédéral anglais, également stylé, déclare aussi ne pas vouloir se faire représenter[242]. Que devenir ! à quel saint se vouer ! Comment constituer un Congrès général avec les seuls Genevois ? Becker en perdait la tête. Heureusement qu’au dernier moment un sauveur se présente : c’est Oberwinder, qui, voyant qu’en Allemagne les hommes du Volksstaat ont pris parti contre lui et pour son rival Scheu, a imaginé, pour rétablir ses affaires, d’aller au Congrès convoqué par Sorge. Il se rend à Genève, sous le faux nom de Schwarz, s’abouche avec Becker, et lui offre une douzaine de mandats autrichiens fabriqués de sa main ; ces mandats, distribués à des Allemands de Genève et d’ailleurs, permettront de créer des délégués en nombre suffisant pour tenir tête à ceux de la coterie genevoise. Becker accepte, et ce Congrès, « qui, dans les plus misérables conditions, se pendait à son cou en le suppliant de le sauver » (lettre à Sorge du 22 septembre), devient, grâce aux mandats de M. Schwarz, quelque chose de présentable : c’est Becker qui l’affirme, en déclarant que « le résultat a dépassé son attente », et qu’il en a été « relativement satisfait ».

Le Congrès, autant qu’on peut le savoir par les comptes-rendus très incomplets de la presse[243], comptait une douzaine de délégués (de langue française) de Genève, un délégué de la Section de Moutier[244], un délégué d’Allemagne[245], quatre délégués de la Suisse allemande, neuf délégués allemands habitant Genève[246], et enfin l’Autrichien Oberwinder sous le nom de Schwarz. Quant aux décisions prises par le Congrès, elles n’ont jamais été publiées, et nous ne les connûmes que par ouï-dire. Van den Abeele, qui était allé, au nom de la Fédération hollandaise, poser un ultimatum aux représentants du marxisme, se vit fort mal reçu : on refusa de l’entendre, et il se retira en protestant. Grâce à la majorité que Becker avait formée au moyen des mandats Schwarz, la proposition genevoise de transférer le Conseil général à Genève fut rejetée, et les fidèles décidèrent que le Conseil resterait à New York ; ils décidèrent aussi (et en cela ils se montrèrent avisés) que le Conseil général ne convoquerait un nouveau Congrès qu’après deux ans, en 1875, et qu’on renoncerait à essayer d’en réunir un en 1874.

Le Bulletin publia sur cette risible réunion les lignes qui suivent :

« Le Congrès autoritaire de ces Messieurs a eu lieu. Il a même été drôle. Le premier jour, on se demandait avec anxiété si les délégués viendraient, mais, comme sœur Anne, on ne voyait rien venir. Il y avait bien neuf délégués suisses et un délégué allemand, mais on trouvait généralement que cela ne suffisait pas pour faire un Congrès général de toutes les fédérations européennes et américaines de l’Internationale. M. Schwarz est venu heureusement les tirer à moitié d’affaire. M. Schwarz est un homme important : dans les plis de sa robe, il apportait six[247] mandats autrichiens qu’il a charitablement distribués à des Suisses, plus le sien !

« Le Conseil général d’Amérique, à la façon des demi-dieux planant dans les nuages et qui ne descendent pas souvent sur la terre, parmi le profane vulgaire, avait délégué ses pouvoirs au citoyen Serraillier. Mais, à la dernière heure, Messieurs de New York ayant appris que la Fédération romande penchait pour la conciliation avec les Jurassiens, ont retiré à M. Serraillier ses pouvoirs[248], parce qu’ils ne voulaient pas se commettre avec des gens de cette espèce.

« ... Le Conseil général est maintenu, et il siégera à New York. Sept délégués voulaient l’avoir à Genève, et onze l’ont renvoyé par delà l’Océan. M. Schwarz est un homme habile !

«... Enfin, pour le bouquet, on a décidé qu’il faut bien des congrès, mais qu’il n’en faut pas trop. Désormais, un congrès tous les deux ans suffira pour assurer les destinées de l’humanité.

« M. Schwarz est parti ; on ne dit pas s’il a repris ses mandats pour les faire servir la prochaine fois, — dans deux ans ou aux calendes grecques.

« E finita la commedia. »

Et dans le numéro suivant :

« Il était impossible de rêver un fiasco plus complet, une chute plus ridicule. Aussi le Congrès marxiste a-t-il produit à Genève tout l’effet que nous pouvions désirer : il a ouvert les yeux aux plus aveugles sur l’état réel des choses ; il a montré à tous que l’Internationale tout entière, sauf quelques dissidents, se trouve dans le camp fédéraliste. »

On jugera, en lisant ce qu’ont écrit Marx lui-même, Becker et Engels, à propos de cette « comédie », si les sarcasmes du Bulletin doivent être taxés d’exagération et de parti pris.

Marx écrit à Sorge, le 27 septembre 1873 : « Le fiasco du Congrès de Genève était inévitable. Du moment qu’on a su ici qu’il ne viendrait aucun délégué d’Amérique, les choses ont commencé d’aller de travers. On a vu là la preuve que votre Fédération américaine n’existait que sur le papier. La Fédération anglaise était hors d’état de trouver l’argent nécessaire pour envoyer fût-ce un seul délégué. Les Portugais, les Espagnols, les Italiens avaient annoncé qu’ils ne pourraient pas se faire représenter ; d’Allemagne, d’Autriche et de Hongrie, les nouvelles étaient également mauvaises. Quant à la France, il ne pouvait être question de sa participation. Il était donc certain que dans sa grande majorité le Congrès serait composé de Suisses, ou même seulement de Genevois. De Genève même nous n’avions pas de nouvelles ; Outine n’était plus là, le vieux Becker gardait un silence obstiné, et Monsieur Perret ne nous avait écrit une ou deux fois que pour nous induire en erreur. Enfin, au dernier moment, arrive une lettre du Comité romand de Genève au Conseil fédéral anglais, par laquelle les Genevois, d’abord, refusent d’accepter pour eux-mêmes des mandats anglais, prônent la conciliation, et envoient une brochure (signée Perret, Duval, etc.) qui est dirigée directement contre le Congrès de la Haye et l’ancien Conseil général de Londres. Ces gaillards-là, sur certains points, vont encore plus loin que les Jurassiens, par exemple ils demandent l’exclusion de ce qu’ils appellent les travailleurs de la pensée. Le plus beau de l’affaire, c’est que ce factum a été rédigé par le misérable aventurier Cluseret[249] : ce Monsieur voudrait avoir le Conseil général à Genève, pour exercer de là sa dictature secrète. Lettre et brochure arrivèrent à point pour empêcher Serraillier d’aller à Genève ; il se borna à protester (et le Conseil fédéral anglais fit de même) contre les menées des gens de là-bas, et à leur déclarer que leur Congrès ne serait considéré que comme une affaire exclusivement locale. Il a été très à propos que personne n’y soit allé dont la présence eût pu rendre douteux ce caractère du Congrès. Malgré tout, les Genevois n’ont pas réussi à s’emparer du Conseil général ; mais, comme tu l’auras déjà appris, ils ont anéanti tout le travail fait depuis le premier Congrès de Genève (1866), et même ont voté beaucoup de choses opposées aux décisions qui y avaient été prises. À mon avis, dans les conditions actuelles de l’Europe, il sera très utile de faire passer à l’arrière-plan, pour le moment, l’organisation formelle de l’Internationale ; il faut seulement, si possible, conserver entre nos mains le point central de New York, afin d’empêcher que des idiots comme Perret ou des aventuriers comme Cluseret ne s’emparent de la direction et ne compromettent la chose. »

Becker, lui, écrit à Sorge le 22 septembre : « Avant même que fussent arrivées ici les fâcheuses nouvelles concernant l’abstention de Serraillier et du Conseil fédéral anglais, j’avais, pour donner plus de prestige au Congrès par le nombre de ses membres, et pour assurer la majorité à la bonne cause, fait surgir de terre, en quelque sorte, treize[250] délégués d’un seul coup (hatte ich, um dem Kongress durch Mitgliederzahl mehr Anschen zu geben und der richtigen Richtung die Mehrheit zusichern, 13 Delegierte gleichsam aus der Erde gestampft), et le résultat, en fin de compte, dépassa de beaucoup mon attente. Tu auras appris par Serraillier et par le Conseil fédéral anglais, — qui ne pourront jamais faire excuser (entschultigen) leur absence, à plus forte raison la justifier (rechtfertigen), — les circonstances particulièrement difficiles résultant d’une certaine dislocation de la Fédération romande. Les Genevois firent tous leurs efforts pour transférer le Conseil général ici, mais la solide union des délégués allemands et suisses allemands[251] réussit à empêcher ce qui eût été, en pareilles circonstances, un événement très malheureux. » Dans une autre lettre, du 2 novembre, Becker exprime en termes très vifs le mécontentement que lui a causé la conduite des deux grands chefs, Marx et Engels, qui, ayant vu les choses se gâter, se sont prudemment tenus à l’écart, et l’ont laissé se débrouiller tout seul : « Que devient donc cette solidarité tant vantée et si chaudement recommandée, si l’on reste chez soi quand on voit le char social embourbé, en laissant à quelques camarades le soin de le tirer de l’ornière, afin de pouvoir dire, si les choses tournent mal, qu’on n’en était pas, et de se soustraire ainsi à toute responsabilité, tandis qu’au contraire toute la faute d’un insuccès devrait à juste titre retomber sur de telles abstentions ? Que le diable emporte ces j....-f..... qui tremblent de perdre leur renom de grands hommes ! S’ils pensaient qu’il y eût du danger, ils étaient doublement tenus devenir. (Der Teufel soll die grossmannsrufverlustbangen Klugscheisser holen ! Zweimal hätten sie kommen müssen, wenn sie Gefahr im Anzuge vermutheten.) Plus loin, revenant sur la « fabrication de délégués » (Delegiertenmacherei), Becker raconte comment il avait échoué dans une première tentative auprès de la commission provisoire de vérification des mandats, à cause de l’opposition de Perret et de Duval, et comment il a été plus heureux auprès de la commission définitive, « où il a pu faire passer successivement douze délégués de sa fabrication, s’assurant ainsi une forte majorité ». Et il ajoute : « Si la chose n’avait pas réussi, nous aurions naturellement rendu la tenue du Congrès impossible par une retraite facile à motiver ; mais, étant donné l’importance qu’avait eue l’autre Congrès aux yeux de tout le monde, c’eût été pour nous une effroyable défaite morale et un triomphe pour les dissidents (was aber, angesichts des vorausgegangenen, soviel Aufsehen in aller Welt erregenden Kongresses, als eine schauderhaffe moralische Niederlage zum Triumph der Sonderbündler, für uns erschienen wäre). »

Enfin Engels écrit à Sorge le 25 novembre : « J’étais à Ramsgate lorsque Marx m’a écrit pour m’annoncer la trahison des Genevois, qui nous obligeait à décider que Serraillier ne se rendrait pas au Congrès. J’acquiesçai à l’avis de Marx, à la condition que Serraillier vous écrirait tout de suite. C’eût été une véritable folie que d’envoyer Serraillier vous représenter à Genève ; son abstention et la nôtre, ainsi que celle de tous les Allemands sauf un seul [Motteler], ont donné au Congrès le caractère d’une simple réunion locale, qui, à l’encontre des alliancistes, était encore suffisamment présentable, tandis que pour les internationaux elle ne peut avoir aucune autorité morale. »

Après avoir lu ce qui précède, que dira-t-on de la façon dont parle de ce grotesque Congrès un prétendu « historien » de l’Internationale, qui a écrit : « Une semaine après les sécessionnistes, la vieille Internationale tint également à Genève son Congrès annuel. Là, toutes les délibérations portèrent l’empreinte de la vaillance et de l’assurance en l’avenir. Le rapport du Conseil général parla le fier langage accoutumé. D’Allemagne, d’Autriche, de Suisse, de Hollande, de France, partout il y avait à signaler des succès et des progrès. C’étaient les pays les plus avancés qui étaient restés fidèles à l’Internationale, les pays dans lesquels le mouvement ouvrier se fortifiait d’année en année et devenait une puissance politique ; tandis que les organisations sécessionnistes, dans les pays latins, suivaient la bannière de l’abstention politique et se condamnaient par là elles-mêmes à l’impuissance[252]. »

Voilà comment les scribes du parti de la démocratie socialiste d’Allemagne falsifient l’histoire, avec une mauvaise foi qui n’est dépassée que par leur prodigieuse ignorance.

Je me reprocherais d’omettre un fait non moins édifiant qu’instructif, qui constitue l’épilogue du Congrès de MM. Becker et Sorge.

On lit dans notre Bulletin, numéro du 21 septembre 1873 :


Terzaghi, cet agent provocateur que le Congrès international a refusé d’admettre dans son sein, annonce dans son journal, la Discussione, qu’il passe dans le camp de Marx avec armes et bagages. À la bonne heure !


Le mouchard démasqué par nous avait été, en effet, accueilli par les marxistes à bras ouverts, et Becker écrivit à Sorge (25 novembre):« Entrez donc au plus vite en relations avec C. Terzaghi, rédacteur du Proletario[253] de Turin, car j’ai des raisons de croire qu’on peut faire quelque chose en Italie avec ce garçon. (Tretet doch ungesdumt mit C. Terzaghi, Redakteur vom Proletario in Turin, in Verbindung, denn ich habe Ursache zu glauben, dass mit dem Burschen etwas zu machen ist für Italien.) »

Pour n’y plus revenir, je dirai brièvement ici ce que devinrent les débris de l’Internationale marxiste, et le Conseil général de New York qui devait continuer à la diriger.

Six mois après le Congrès du 8 septembre 1873, le Volksstaat (numéro du 13 mars 1874), dans une correspondance de Genève due évidemment à la plume de Becker, dénonçait un nouveau journal nommé l’Union des travailleurs, qui se donnait pour l’organe d’une prétendue « Ligue des corporations ouvrières » ; cette « Ligue », disait le Volksstaat, se compose de six ou sept individualités prétentieuses ou nulles[254], qui n’ont pas derrière elles une seule société ouvrière. « Ce sont ces mêmes hommes, ajoutait-il, qui ont montré durant des années, à la tête de l’ex-Fédération romande, leur incapacité administrative ; ce sont les mêmes qui, par leur folie et leur maladresse, ont amené la rupture avec les socialistes du Jura, et qui ont travaillé ensuite de tout leur pouvoir à la rendre plus complète[255]. »

Dans son numéro du 6 mars 1874, le même Volksstaat qualifiait Oberwinder (Schwarz) d’agent de la bourgeoisie libérale autrichienne, et portait des accusations graves contre sa moralité politique et privée. Sur quoi le Bulletin (22 mars 1874), après avoir cité cette appréciation du Volksstaat, disait : « C’est ce même M. Henri Oberwinder qui a siégé au Congrès autoritaire de Genève en septembre dernier, et qui, en qualité de mandataire du Conseil général de New York pour l’Autriche, y a distribué à diverses personnes neuf[256] prétendus mandats autrichiens fabriqués de sa main (l’original d’un de ces mandats fabriqués est en la possession d’un de nos amis), grâce auxquels ces personnes ont pu siéger au Congrès et former une majorité pour le maintien du Conseil général à New York. On se rappelle que ce Congrès autoritaire était formé de deux éléments : d’une part, les meneurs de l’ex-Fédération romande ; d’autre part, les porteurs des mandats Oberwinder. On a vu plus haut le jugement que porte le Volksstaat sur ses anciens amis de la Fédération romande ; pour achever de nous édifier, il nous apprend qu’Oberwinder est un agent de la bourgeoisie. Que reste-t-il, maintenant, du Congrès autoritaire ? »

Il ne manquait plus, à ce malheureux Congrès, que d’être désavoué par Sorge lui-même ; et c’est ce qui eut lieu. Dans le cours du mois de janvier 1874, la discorde se mit entre les quelques groupes restés fidèles, aux États-Unis, à ce qui continuait à s’appeler le Conseil général de l’Internationale. Sorge prononça alors la dissolution du Conseil fédéral américain (8 février 1874), et décida que le Conseil général en remplirait lui-même les fonctions ; puis il convoqua un Congrès de délégués des groupes fidèles, pour le 11 avril suivant, à Philadelphie. Ce Congrès approuva la dissolution du Conseil fédéral américain, élut un nouveau Conseil général qui fut en même temps Conseil fédéral, et, sur la proposition de Sorge, vota la résolution suivante :

« Considérant que les décisions prises par le Congrès tenu à Genève en septembre 1873 n’ont pas été communiquées au Conseil général dans leur texte officiel ; que les papiers du Congrès, envoyés au Conseil général, se trouvent dans un état de désordre absolu, et qu’il est impossible, pour des personnes qui n’ont pas assisté au Congrès, d’y rien comprendre ;

« Qu’il est impossible de tenir chaque année un Congrès général ;

« Le Congrès des Sections américaines décide de ne reconnaître comme obligatoires, jusqu’au prochain Congrès général, que les décisions du Congrès de la Haye[257]. »

Mais bientôt on vit la désunion se produire au sein même du Conseil général. En août 1874, Sorge fit la proposition « de suspendre indéfiniment l’activité du Conseil général », et de remettre ses archives entre les mains d’un Comité de trois personnes ; cette proposition ne fut pas adoptée, et alors Sorge résigna ses fonctions de secrétaire général. Engels lui écrivit à ce sujet, le 12 septembre 1874 :

« Avec ta retraite, la vieille Internationale est complètement finie et a cessé d’exister[258]. Et cela est bien ainsi. Elle appartenait à la période du second Empire, où l’oppression qui régnait dans toute l’Europe commandait, au mouvement ouvrier qui se réveillait, l’union et l’abstention de toute polémique… Mais le premier grand succès devait rompre ce naïf rapprochement de toutes les fractions. Et ce succès fut la Commune… Dès que, par la Commune, l’Internationale fut devenue une puissance morale en Europe[259], les querelles commencèrent. Chaque parti voulut exploiter le succès dans son intérêt. Et la ruine s’en suivit nécessairement. La jalousie inspirée par la puissance croissante des hommes qui étaient réellement prêts à continuer à travailler sur l’ancien et large programme des communistes allemands, poussa les proudhoniens belges dans les bras des aventuriers bakounistes. Le Congrès de la Haye marqua réellement la fin, et cela pour l’un comme pour l’autre parti. »

On a déjà vu, et on verra dans le reste de ce livre, si pour nous, fédéralistes, le Congrès de la Haye avait marqué la fin, comme il l’a marquée pour les autoritaires.

Il faut recueillir encore d’autres paroles de Marx et d’Engels, montrant ce qu’il advint de la plupart des hommes qui avaient été leurs instruments à la Haye et qui, ensuite, avaient travaillé à désorganiser l’Internationale en Angleterre et en France. Engels écrivait déjà le 25 novembre 1873 : « Notre Fédération d’ici est très gravement malade de langueur. Il n’y a presque plus moyen de réunir les gens. » Marx écrit le 4 avril 1874 : « Les quelques Français qui avaient fait cause commune avec nous à la Haye se sont presque tous démasqués depuis comme des canailles (Lumpen), en particulier Monsieur Le Moussu[260], qui a escroqué à moi et à d’autres des sommes importantes, et a ensuite essayé de se blanchir par d’infâmes calomnies, en se donnant pour une belle âme méconnue. En Angleterre, l’Internationale peut être regardée comme morte (so güt wie todt). Le Conseil fédéral [marxiste] à Londres n’existe plus que de nom[261]. » Engels écrit le 12 septembre 1874 : « L’émigration française est sens dessus dessous ; ils se sont tous querellés entre eux et avec tout le monde, pour de pures questions personnelles, en général des histoires d’argent, et nous sommes presque complètement débarrassés d’eux. Ces gens-là veulent tous vivre sans travailler ; ils ont la tête pleine de soi-disant inventions qui doivent rapporter des millions, pourvu qu’on leur donne les moyens d’exploiter lesdites inventions, moyens qu’ils évaluent à deux ou trois livres sterling. Mais celui qui est assez sot pour s’y laisser prendre est volé de son argent, et ensuite, par-dessus le marché, décrié comme bourgeois. C’est Le Moussu, parmi eux, qui s’est conduit de la façon la plus dégoûtante ; il s’est révélé un simple escroc. La vie de fainéantise pendant la guerre, la Commune, et l’exil, a démoralisé ces gens à fond. » Enfin, en janvier 1877, Mme Jenny Marx s’exprime ainsi dans la seule lettre d’elle que contienne le livre de Sorge : « Notre ami Engels va bien, comme toujours. Il est toujours bien portant, vif, gai, et boit toujours volontiers son verre de bière, en particulier de celle de Vienne. D’autres connaissances je n’ai pas grand chose à vous dire, parce que nous n’en voyons plus que très peu, en particulier plus de Français du tout, plus de Le Moussus, plus de Serrailliers, et surtout pas de blanquistes. We had enough of them[262]. Wroblewski est en relations avec le ministre de Turquie, et doit s’engager dans l’armée turque dès que la guerre éclatera ; c’est une tête vraiment géniale et un brave garçon. Quant aux ouvriers anglais à la Mottershead, Eccarius, Hales, Jung, etc., n’en parlons pas ! »

Sic transit gloria mundi. Quel triste dénouement, mais aussi quelle Némésis ! Abandonné par ses plus anciens amis, les ouvriers qui avaient fondé l’Internationale (Eccarius, Jung), abandonné depuis la Haye par les blanquistes, Marx se voyait forcé de renier enfin ceux qui avaient été pendant longtemps ses hommes à tout faire, les Le Moussu, les Serraillier, et de les déclarer des coquins. Il ne lui restait plus en Angleterre qu’un instrument sur lequel il pût compter, le correspondant mal famé du Standard, Maltman Barry. Nous le retrouverons en 1877.



Bakounine avait quitté Locarno au commencement de septembre pour aller faire un séjour à Berne chez son ami le Dr Adolphe Vogt ; il y passa tout le mois de septembre et les premiers jours d’octobre. Il y avait plusieurs raisons à ce voyage. Bakounine désirait profiter de la venue des délégués de l’Internationale à Genève pour revoir des amis espagnols et français, et pour faire quelques nouvelles connaissances ; ne voulant pas se rendre à Genève même, où sa présence eût été remarquée, et sans doute commentée par la presse, ce qui ne lui convenait pas au moment où il venait de prendre la résolution de renoncer à toute activité publique, c’était dans une ville comme Berne qu’il pouvait le mieux se rencontrer avec eux. En outre, il avait besoin de consulter le Dr Vogt sur son état de santé ; et il était désireux aussi de s’informer, par l’intermédiaire de ses vieux amis de Berne, qui avaient des relations dans le monde officiel, si le gouvernement suisse serait disposé à le laisser finir paisiblement ses jours à Locarno, moyennant l’assurance publiquement donnée qu’il ne prendrait désormais part à aucune agitation révolutionnaire.

Après le Congrès, Farga, Viñas, Alerini et Brousse se rendirent en effet à Berne, ainsi que Pindy, et eurent quelques entretiens avec Bakounine. Brousse avait quitté Barcelone sans esprit de retour, dans l’intention de se fixer en Suisse ; ce fut à Berne qu’il élut domicile, et, au bout de quelque temps, grâce aux démarches que son père[263] fit auprès de divers professeurs de l’université bernoise, il obtint la place d’assistant au laboratoire de chimie de cet établissement. J’allai, moi aussi, voir Bakounine à Berne, au milieu de septembre, accompagné de Victor Dave. Nous dînâmes — ou, comme on dit en Suisse, nous soupâmes — avec Bakounine chez Adolphe Vogt ; il y avait à ce souper, outre Bakounine, Dave et moi, le musicien Adolphe Reichel et son fils Alexandre (aujourd’hui membre du Tribunal fédéral suisse), Adolphe Vogt, sa femme, sa fille et son gendre le jeune avocat Edouard Müller (destiné à une si brillante fortune politique, et qui, devenu vingt ans plus tard conseiller fédéral, a été déjà trois ou quatre fois président de la Confédération suisse). La soirée se passa très agréablement ; Adolphe Vogt et son excellente femme me firent l’accueil le plus cordial, et j’ai toujours conservé avec eux, depuis ce jour-là, des relations amicales ; Reichel, qui était réellement un musicien remarquable, joua et chanta plusieurs de ses compositions, entre autres quelques mélodies très originales qu’il avait écrites sur des traductions allemandes de diverses pièces lyriques du grand épicurien persan, le poète Hafiz ; je lui témoignai ma sincère admiration, et nous devînmes également bons amis. Ce fut Reichel qui me donna l’hospitalité pour la nuit ; le lendemain je regagnai Neuchâtel, tandis que Dave (que je n’ai jamais revu) reprenait le chemin de la Belgique.

Ce fut pendant le séjour de Bakounine à Berne que s’accomplit sa rupture définitive avec le groupe de Holstein, Œlsnitz et Ralli. Ceux-ci allaient créer à Genève, sous la direction de Ralli, une nouvelle imprimerie russe ; mais avant même que cette imprimerie put fonctionner, ils firent paraître, vers le milieu de septembre, le premier numéro (qui resta le numéro unique) d’une publication (russe) intitulée : Aux révolutionnaires russes. N° 1, Septembre 1873. Commune révolutionnaire des anarchistes russes. Ce numéro contenait le texte même du programme, rédigé par Bakounine, de l’organisation secrète dont Holstein, Œlsnitz et Ralli avaient fait partie. La publication de ce programme fut considérée par Bakounine et Ross comme une véritable trahison, et, malgré les circonstances atténuantes plaidées par Œlsnitz dans une lettre qu’il m’écrivit[264], il est bien difficile de ne pas voir, à tout le moins, dans un semblable procédé, une indiscrétion répréhensible et un acte peu délicat envers celui dont ils s’appropriaient ainsi les idées avec l’expression très personnelle qu’il leur avait donnée.

Bakounine se trouvait avoir reçu, de ces amis, en plusieurs fois, diverses sommes dont le total s’élevait à 1990 fr. ; les ressources qu’il devait à la libéralité de Cafiero le mettaient heureusement en mesure de rembourser cet argent, Ross se présenta chez Œlsnitz de la part de Bakounine, et déclara, au nom de celui-ci, qu’il était prêt à verser les 1990 fr, en échange d’une quittance et d’une déclaration portant que « ni Bakounine, ni aucun de ses amis ne devaient plus rien à ces messieurs ». Œlsnitz et ses deux camarades refusèrent de donner quittance, et refusèrent également la déclaration demandée, parce qu’ils estimaient qu’outre le remboursement des 1990 fr., ils avaient encore des revendications à exercer contre Ross au sujet de la propriété de l’imprimerie et de la bibliothèque restées entre les mains de celui-ci. Bakounine me demanda de servir d’intermédiaire pour le règlement de cette affaire ; je consentis à recevoir en dépôt la somme à rembourser, et j’écrivis à OElsnitz pour lui dire que cette somme était à sa disposition, contre la quittance et la déclaration dont la formule lui avait été indiquée. Œlsnitz m’envoya alors (octobre) une longue lettre d’explications et de récriminations contre Bakounine et Ross, où il disait : « Dites à Bakounine que nous consentons à donner la quittance qu’il exige, s’il nous rend tout ce qui nous appartient, c’est-à-dire, outre les 1990 fr., encore l’imprimerie et les produits de notre travail[265] qui sont infructueux entre les mains d’un mystificateur ». Les choses en restèrent là pendant neuf mois ; enfin, en juillet 1874, Œlsnitz me récrivit qu’après réflexion, ses amis et lui consentaient à signer la quittance qu’ils s’étaient, au début, refusés à donner ; en conséquence, j’envoyai à Ralli les 1990 fr., et je transmis à Bakounine la quittance qui me fut adressée ; quant à la déclaration, je ne crois pas qu’elle ait été signée, et il me semble me souvenir que Bakounine avait renoncé à l’exiger. (Voir Nettlau, p. 779.)


Entre le 20 et le 25 septembre, prenant occasion de deux articles parus dans le Journal de Genève des 14 et 19 septembre, où on avait parlé de lui, Bakounine écrivit à ce journal une lettre dans laquelle il annonçait sa résolution de « se retirer de la lice » ; il y répond à des assertions mensongères contenues dans les deux articles ; il y mentionne en outre le pamphlet marxiste L’Alliance de la démocratie socialiste et l’Association internationale des travailleurs, qui venait de paraître, mais qu’il n’avait pas encore vu et dont il ne parlait que par ouï-dire. La lettre parut dans le Journal de Genève du 25 septembre 1873 (elle a été reproduite dans un supplément du Bulletin, du 12 octobre) ; la voici :


Messieurs,

Il n’est guère dans mes habitudes de répondre aux injures et aux calomnies des journaux. J’aurais eu trop à faire vraiment, si j’avais voulu relever toutes les sottises que, depuis 1869 surtout, on s’est plu à débiter sur mon compte.

Parmi mes calomniateurs les plus acharnés, à côté des agents du gouernement russe, je place naturellement M. Marx, le chef des communistes allemands, qui, sans doute à cause de son triple caractère de communiste, d’Allemand et de Juif, m’a pris en haine, et qui, tout en prétendant nourrir également une grande haine pour le gouvernement russe, n’a jamais manqué, à mon égard du moins, d’agir en pleine harmonie avec lui. Pour me noircir aux yeux du public, M. Marx n’a pas eu seulement recours aux organes d’une presse par trop complaisante, il s’est servi des correspondances intimes, des comités, des conférences et des congrès mêmes de l’Internationale, n’hésitant pas à faire de cette belle et grande association, qu’il avait contribué à fonder, un instrument de ses vengeances personnelles.

Aujourd’hui même on m’annonce l’apparition d’une brochure sous ce titre : L’Internationale et l’Alliance. C’est, dit-on, le rapport de la commission d’enquête nommée par le Congrès de la Haye.

Qui ne sait aujourd’hui que ce Congrès ne fut rien qu’une falsification marxiste, et que cette commission, dans laquelle siégeaient deux mouchards (Dentraygues[266] et Van Heddeghem), prit des résolutions qu’elle déclara elle-même être incapable de motiver, en demandant au Congrès un vote de confiance ; le seul membre honnête de la commission protesta énergiquement contre ces conclusions à la fois odieuses et ridicules, dans un rapport de minorité.

Peu satisfait de la maladresse de ses agents, M. Marx a pris la peine de rédiger lui-même un nouveau rapport[267], qu’il publie aujourd’hui avec sa signature et celle de quelques-uns de ses affidés[268].

Cette nouvelle brochure, me dit-on, est une dénonciation formelle, une dénonciation de gendarme, contre une société connue sous le nom de l’Alliance. Entraîné par sa haine furieuse, M. Marx n’a pas craint de s’appliquer à lui-même un soufflet, en assumant publiquement le rôle d’un agent de police délateur et calomniateur. C’est son affaire, et, puisque ce métier lui convient, qu’il le fasse. Et ce n’est point pour lui répondre que je ferai exception à la loi de silence que je me suis imposée.

Aujourd’hui toutefois, messieurs, je crois devoir faire cette exception pour repousser des mensonges, ou, pour parler un langage plus parlementaire, des erreurs qui se sont glissées dans les colonnes de votre journal.

Dans votre numéro du 14 septembre, qu’il m’a été impossible de me procurer, vous avez reproduit, me dit-on, la correspondance d’une feuille de Paris, la Liberté ou le Journal des Débats, dans laquelle un monsieur anonyme affirme effrontément m’avoir entendu avouer — que dis-je ? me vanter — d’avoir été la cause de toutes les convulsions révolutionnaires qui agitent l’Espagne. C’est tout simplement stupide ! Autant vaudrait dire que j’ai causé toutes les tempêtes qui dans le courant de cette année ont désolé l’océan et la terre.

À force de me calomnier, ces messieurs finiront par me déifier.

Ai-je besoin de vous assurer que je n’ai jamais tenu des propos pareils ? Je suis même certain de n’avoir jamais rencontré ce monsieur, et je le défie de se nommer et de désigner même le jour et le lieu où nous nous serions rencontrés.

Mais vous-mêmes, messieurs, dans le numéro du 19 de votre journal, vous m’attribuez des écrits à la publication desquels je suis étranger[269]. Aussi me permettrai-je de vous adresser une prière que votre justice ne saurait repousser. Une autre fois, quand vous voudrez m’accorder l’honneur de vos attaques, ne m’accusez plus que pour des écrits qui sont signés de mon nom.

Vous l’avouerai-je ? tout cela m’a profondément dégoûté de la vie publique. J’en ai assez, et, après avoir passé toute ma vie dans la lutte, j’en suis las. J’ai soixante ans passé ; et une maladie de cœur, qui empire avec l’âge, me rend l’existence de plus en plus difficile. Que d’autres plus jeunes se mettent à l’œuvre ; quant à moi, je ne me sens plus ni la force, ni peut-être aussi la confiance nécessaires pour rouler plus longtemps la pierre de Sisyphe contre la réaction partout triomphante. Je me retire donc de la lice, et je ne demande à mes chers contemporains qu’une seule chose, l’oubli.

Désormais, je ne troublerai plus le repos de personne ; qu’on me laisse tranquille à mon tour.

Ai-je trop présumé de votre justice, messieurs, en espérant que vous ne refuserez pas l’insertion de cette lettre ?

Michel Bakounine.


Peu de jours avant de quitter Berne pour retourner à Locarno, Bakounine écrivit une seconde lettre, adressée cette fois à la Fédération jurassienne, pour lui annoncer sa retraite de la vie publique et la prier, en conséquence, d’accepter sa démission de membre de l’Internationale. Cette lettre fut imprimée également dans le supplément du Bulletin du 12 octobre ; je la fis précéder de quelques lignes ainsi conçues :


Le Comité fédéral jurassien a reçu du compagnon Bakounine la lettre ci-dessous, que ce Comité a décidé de publier dans le Bulletin ; les attaques dont notre Fédération a été l’objet, parce qu’elle a cru devoir maintenir à Bakounine sa qualité de membre de l’Internationale après le Congrès de la Haye, ayant été publiques, il est nécessaire que le dénouement de cette longue lutte soit rendu public aussi, afin que chacun puisse apprécier les faits en pleine connaissance de cause. En donnant acte au compagnon Bakounine de la démission qu’il nous adresse par la lettre qu’on va lire, démission motivée par son âge et son état de maladie, nous croyons être l’organe de tous les membres de la Fédération jurassienne en l’assurant que l’estime et l’amitié des internationaux du Jura, auxquels il a rendu d’éminents services, le suivront dans sa retraite.


Voici cette lettre de démission et d’adieu :


Aux compagnons de la Fédération jurassienne.
Chers compagnons,

Je ne puis ni ne dois quitter la vie publique sans vous adresser un dernier mot de reconnaissance et de sympathie.

Depuis quatre ans et demi à peu près que nous nous connaissons, malgré tous les artifices de nos ennemis communs et les calomnies infâmes qu’ils ont déversées contre moi, vous m’avez gardé votre estime, votre amitié et votre confiance. Vous ne vous êtes pas même laissé intimider par cette dénomination de « bakouninistes »[270] qu’ils vous avaient jetée à la face, aimant mieux garder l’apparence d’avoir été des hommes dépendants, que la certitude d’avoir été injustes.

Et d’ailleurs vous avez eu toujours et à un si haut degré la conscience de l’indépendance et de la parfaite spontanéité de vos opinions, de vos tendances, de vos actes, et l’intention perfide de nos adversaires était si transparente, d’un autre côté, que vous n’avez pu traiter leurs insinuations calomnieuses et blessantes qu’avec le plus profond mépris.

Vous l’avez fait, et c’est précisément parce que vous avez eu le courage et la constance de le faire, que vous venez de remporter aujourd’hui, contre l’intrigue ambitieuse des marxistes, et au profit de la liberté du prolétariat et de tout l’avenir de l’Internationale, une victoire si complète.

Puissamment secourus par vos frères de l’Italie, de l’Espagne, de la France, de la Belgique, de la Hollande, de l’Angleterre et de l’Amérique, vous avez remis la grande Association internationale des travailleurs sur le chemin dont les tentatives dictatoriales de M. Marx avaient manqué de la faire dévier.

Les deux Congrès qui viennent d’avoir lieu à Genève ont été une démonstration triomphante, décisive, de la justice et en même temps aussi de la puissance de votre cause.

Votre Congrès, celui de la liberté, a réuni dans son sein les délégués de toutes les fédérations principales de l’Europe, moins l’Allemagne ; et il a hautement proclamé et largement établi, ou plutôt confirmé, l’autonomie et la solidarité fraternelle des travailleurs de tous les pays. Le Congrès autoritaire ou marxiste, composé uniquement d’Allemands et d’ouvriers suisses, qui semblent avoir pris la liberté en dégoût, s’est efforcé vainement de rapiécer la dictature brisée et désormais ridiculisée de M. Marx.

Après avoir lancé beaucoup d’injures à droite et à gauche, comme pour bien constater leur majorité genevoise et allemande, ils ont abouti à un produit hybride qui n’est plus l’autorité intégrale, rêvée par M. Marx, mais qui est encore moins la liberté[271], et ils se sont séparés profondément découragés et mécontents d’eux-mêmes et des autres. Ce Congrès a été un enterrement.

Donc votre victoire, la victoire de la liberté et de l’Internationale contre l’intrigue autoritaire, est complète. Hier, alors qu’elle pouvait paraître encore incertaine, — quoique, pour mon compte, je n’en aie jamais douté, — hier, dis -je, il n’était permis à personne d’abandonner vos rangs. Mais aujourd’hui que cette victoire est devenue un fait accompli, la liberté d’agir selon ses convenances personnelles est rendue à chacun.

Et j’en profite, chers compagnons, pour vous prier de vouloir bien accepter ma démission de membre de la Fédération jurassienne et de membre de l’Internationale.

Pour en agir ainsi j’ai beaucoup de raisons. Ne croyez pas que ce soit principalement à cause des dégoûts personnels dont j’ai été abreuvé pendant ces dernières années. Je ne dis pas que j’y sois absolument insensible ; pourtant je me sentirais encore assez de force pour y résister, si je pensais que ma participation ultérieure à votre travail, à vos luttes, pouvait être de quelque utilité au triomphe de la cause du prolétariat. Mais je ne le pense pas.

Par ma naissance et par ma position personnelle, non sans doute par mes sympathies et mes tendances, je ne suis qu’un bourgeois, et, comme tel, je ne saurais faire autre chose parmi vous que de la propagande. Eh bien, j’ai cette conviction que le temps des grands discours théoriques, imprimés ou parlés, est passé. Dans les neuf dernières années, on a développé au sein de l’Internationale plus d’idées qu’il n’en faudrait pour sauver le monde, si les idées seules pouvaient le sauver, et je défie qui que ce soit d’en inventer une nouvelle.

Le temps n’est plus aux idées, il est aux faits et aux actes. Ce qui importe avant tout aujourd’hui, c’est l’organisation des forces du prolétariat. Mais cette organisation doit être l’œuvre du prolétariat lui-même. Si j’étais jeune, je me serais transporté dans un milieu ouvrier, et, partageant la vie laborieuse de mes frères, j’aurais également participé avec eux au grand travail de cette organisation nécessaire.

Mais ni mon âge ni ma santé ne me permettent de le faire. Ils me commandent au contraire la solitude et le repos. Chaque effort, un voyage de plus ou de moins, devient une affaire très sérieuse pour moi. Au moral je me sens encore assez fort, mais physiquement je me fatigue aussitôt, je ne me sens plus les forces nécessaires pour la lutte. Je ne saurais donc être dans le camp du prolétariat qu’un embarras, non un aide.

Vous voyez bien, chers compagnons, que tout m’oblige à prendre ma démission. Vivant loin de vous et loin de tout le monde, de quelle utilité pourrais-je être pour l’Internationale en général et pour la Fédération jurassienne en particulier ? Votre grande et belle Association, désormais toute militante et toute pratique, ne doit souffrir ni de sinécures, ni de positions honoraires en son sein.

Je me retire donc, chers compagnons, plein de reconnaissance pour vous et de sympathie pour votre grande et sainte cause, — la cause de l’humanité. Je continuerai de suivre avec une anxiété fraternelle tous vos pas, et je saluerai avec bonheur chacun de vos triomphes nouveaux.

Jusqu’à la mort, je serai vôtre.

Mais avant de nous séparer, souffrez que je vous adresse un dernier conseil fraternel. Mes amis, la réaction internationale, dont le centre aujourd’hui n’est pas dans cette pauvre France, burlesquement vouée au Sacré-Cœur, mais en Allemagne, à Berlin, et qui est représentée tout aussi bien par le socialisme de M. Marx que par la diplomatie de M. de Bismarck ; cette réaction qui se propose comme but final la pangermanisation de l’Europe, elle menace de tout engloutir et de tout pervertir à cette heure. Elle a déclaré une guerre à mort à l’Internationale, représentée uniquement aujourd’hui par les Fédérations autonomes et libres. Comme les prolétaires de tous les autres pays, quoique faisant partie d’une république encore libre, vous êtes forcés de la combattre, car elle s’est interposée entre vous et votre but final, l’émancipation du prolétariat du monde entier.

La lutte que vous aurez à soutenir sera terrible. Mais ne vous laissez pas décourager, et sachez que, malgré la force matérielle immense de vos adversaires, le triomphe final vous est assuré, pour peu que vous observiez fidèlement ces deux conditions :

1° Tenez ferme à ce principe de la grande et large liberté populaire, sans laquelle l’égalité et la solidarité elles-mêmes ne seraient que des mensonges ;

2° Organisez toujours davantage la solidarité internationale, pratique, militante, des travailleurs de tous les métiers et de tous les pays, et rappelez-vous qu’infiniment faibles comme individus, comme localités ou comme pays isolés, vous trouverez une force immense, irrésistible, dans cette universelle collectivité.

Adieu. Votre frère,

Michel Bakounine.


Bakounine rentra à Locarno vers le 10 octobre.

Au moment où ces deux lettres de Bakounine parurent, notre pensée, à nous tous qui étions ses amis, fut que les phrases par lesquels il se déclarait las, malade, et désireux de tranquillité et de repos, étaient des déclarations destinées à donner le change sur ses intentions et ses sentiments ; c’était, nous disions-nous, la mise à exécution du plan convenu entre lui et Cafiero, plan d’après lequel Bakounine devait prendre les allures d’un révolutionnaire « fatigué et dégoûté », afin de pouvoir conspirer plus à son aise. Mais ce qui se passa dans les neuf mois qui suivirent me fit comprendre que nous nous étions trompés : ce dégoût et cette lassitude dont Bakounine avait parlé n’étaient pas seulement une apparence : il était réellement fatigué, désabusé de l’action ; et lorsqu’il avait écrit au Journal de Genève : « J’en ai assez... Je ne me sens plus ni la force, ni peut-être aussi la confiance nécessaires, pour rouler plus longtemps la pierre de Sisyphe... Je ne troublerai plus le repos de personne, qu’on me laisse tranquille à mon tour, » il avait exprimé véritablement sa pensée intime.


J’ai parlé du pamphlet marxiste, « L’Alliance de la démocratie socialiste et l’Association internationale des travailleurs, rapport et documents publiés par ordre du Congrès international de la Haye » (137 pages, petit in-16, Londres, chez A. Darson), qui parut vers le milieu de septembre 1873. Nous crûmes longtemps que cette brochure était l’œuvre de Marx lui-même ; et ce sont les lettres d’Engels à Sorge, publiées en 1906 seulement, qui m’en ont appris les véritables auteurs. Le 15 avril 1873, Engels écrit au Conseil général de New York : « Le rapport sur l’Alliance se rédige en ce moment ; Lafargue et moi y travaillons tous les jours, sans perdre de temps. Les documents avaient été gardés par Lucain, à Bruxelles, jusqu’à Noël, et il en a encore quelques-uns... Dès que ce rapport sera terminé, nous ferons les procès-verbaux du Congrès. » Le 14 juin, il écrit à Sorge : « Le travail de l’Alliance m’a fait interrompre ma correspondance... L’Alliance est à peu près achevée, en français, — travail de chien dans cette langue pointilleuse (Heidenarbeit in dieser schikanösen Sprache) ; cela fera de l’effet, et vous serez vous-même surpris. » Le 26 juillet, à Sorge : « Le rapport sur l’Alliance est sous presse ; hier, lu la première épreuve ; l’impression devrait être achevée dans huit jours, mais je doute fort qu’elle le soit. La brochure aura environ 160 pages ; les frais d’impression — environ 40 livres sterling (1000 fr.) — sont avancés par moi. Tirage 1000, prix 2 francs, ou 1 shilling 9 pence. Il faut que la brochure soit vendue, pour rentrer dans les frais ; donc, tâche de trouver un bon libraire qui s’occupe de la vente chez vous... La brochure va tomber comme une bombe chez les autonomistes, et Bakounine en sera tué raide (und wird den Bakunin maustodt machen). C’est Lafargue et moi qui l’avons écrite ensemble ; seule la conclusion est de Marx et de moi. Nous l’enverrons à toute la presse[272]. Tu seras étonné toi-même des infamies qui y sont dévoilées ; les membres de la commission eux-mêmes étaient tout surpris. »

La brochure Engels-Lafargue-Marx, qui devait « tomber comme une bombe chez les autonomistes », ne reçut de notre part d’autre accueil que le mépris. On ne répond pas à des adversaires qui, ainsi que l’avait écrit Bakounine dans sa lettre au Journal de Genève, « assument le rôle d’agents de police délateurs et calomniateurs ». En ce qui me concerne, j’avais déjà déclaré à la Haye que je n’acceptais pas de comparaître en accusé devant la fameuse Commission d’enquête. Mais s’il ne me convenait pas de subir l’interrogatoire des enquêteurs marxistes, je n’ai jamais hésité à dire à mes camarades et au public la vérité, toute la vérité ; et les quatre volumes de ces Documents et Souvenirs, où je raconte, avec preuves authentiques à l’appui, tout le détail de notre action dans l’Internationale, ne laissent rien subsister, aux yeux du lecteur impartial, des odieuses calomnies et des altérations systématiques du vrai auxquelles s’est livrée et se livre encore la coterie des autoritaires.

Le 25 novembre 1873, Engels écrivait à Sorge : « Outine est ici depuis environ quatre semaines, et nous a encore raconté de nouvelles choses tout à fait extraordinaires sur Bakounine. Le gaillard a très fidèlement appliqué son Catéchisme dans la pratique ; depuis des années, lui et son Alliance ne vivent que de chantage (Erpressung), comptant sur ce qu’il ne serait pas possible d’en rien publier sans compromettre d’autres personnes, pour lesquelles on doit avoir des ménagements. Tu ne peux pas te figurer quelle bande de fripouilles (Lumpenbande) sont ces gens-là. Du reste, on se tient très tranquille dans leur pseudo-Internationale, la brochure a démoli leur Schwindel[273], et Messieurs Guillaume et Cie doivent d’abord laisser pousser un peu d’herbe là-dessus (und die Herren Guillaume und Ko, müssen erst etwas Gras darüber wichsen lassen). En Espagne, ils se sont détruits eux-mêmes (haben sie sich selbst kaput gemacht) ; lis mes articles dans le Volksstaat. »

Ainsi Engels se figurait naïvement que, si le Bulletin n’avait pas daigné s’occuper de sa brochure, c’était parce que nous nous sentions incapables de répliquer, et que notre tactique était de « laisser pousser de l’herbe » sur l’affaire. Il ne se doutait pas que, chez nous, personne n’avait acheté son pamphlet, ne se souciant pas de dépenser deux francs pour une pareille emplette ; et que par conséquent ses calomnies et ses injures étaient restées ignorées de la presque totalité des membres de l’Internationale ; moi-même, qui m’étais procuré un exemplaire de la brochure, je l’avais trouvée si fastidieuse à la fois et si écœurante, que je n’ai jamais pu prendre sur moi de la lire en entier. Quant aux articles du Volksstaat, dont Engels recommande la lecture à son ami Sorge, articles où les ouvriers espagnols étaient bassement insultés, on verra tout à l’heure que le Bulletin ne les laissa pas sans réponse.

Encore un mot à propos de la brochure Engels-Lafargue-Marx. En feuilletant récemment la collection du Bulletin, j’ai vu que dans le numéro du 6 août 1876 j’avais appelé cette brochure « un insipide pamphlet rédigé jadis par l’ex-proudhonien Longuet sous la dictée de son beau-père Karl Marx » ; j’avais donc cru, alors, que Longuet avait été le rédacteur de cette ordure. Il est par conséquent de mon devoir de lui rendre cette justice, qu’il n’y a pris aucune part. J’en félicite sa mémoire. Du reste Longuet, dans les dernières années de sa vie, était, je crois, quelque peu honteux de s’être trouvé dans les rangs de la majorité au Congrès de la Haye. En 1901, je le rencontrai, à Paris, à l’hôtel de ville, dans une séance de la Commission des recherches sur l’histoire de Paris, dont il était membre, séance à laquelle je m’étais rendu pour y exposer le plan d’une publication documentaire sur les écoles de Paris pendant la Révolution. À l’issue de la réunion. Longuet s’approcha de moi d’un air cordial, me salua, et me demanda si je le reconnaissais. « Oui, lui répondis-je, vous êtes Charles Longuet, qui a voté mon expulsion de l’Internationale au Congrès de la Haye. » — « Oh, dit-il en riant d’un air un peu gêné, ne parlons pas de ces vieilles choses, les temps sont bien changés. » Le voyant revenu à d’autres sentiments, je ne voulus pas tenir rigueur à un homme qui m’avait jadis inspiré de la sympathie, et je lui donnai sans rancune une poignée de main.



VI


D’octobre 1873 à la fin de 1873.


Dans ce chapitre, je retracerai brièvement, d’après le Bulletin, l’histoire des Fédérations de l’Internationale durant les trois mois qui suivirent les deux Congrès de Genève, en parlant successivement de chacun des pays où l’Internationale comptait des adhérents.


Le Bulletin du 18 octobre 1873 reproduisit en entier le procès-verbal d’une séance de la Commission fédérale espagnole (transférée d’Alcoy à Madrid), celle du 20 septembre[274], afin de montrer « par quelle crise passe en ce moment l’Internationale en Espagne, et, en même temps, avec quelle énergie les socialistes espagnols travaillent à reconstituer leur organisation là où elle avait été dissoute, et à la compléter là où elle était restée intacte ». Ce procès-verbal mentionne dix-sept communications expédiées, durant la semaine, à des fédérations, Unions de métiers, ou sections, et treize communications reçues d’autant de localités différentes ; en voici une qui est caractéristique : « Le Conseil local d’Alcoy nous annonce que le juge spécial a condamné à l’amende un maître maçon qui voulait que ses ouvriers travaillassent neuf heures, après qu’il avait accepté la convention qui fixe la journée de travail à huit heures ; le juge a motivé sa sentence. en disant que la conduite de ce patron ne pouvait qu’amener la reproduction des événements de juillet ». Le Bulletin du 2 novembre contient ce renseignement emprunté au procès-verbal de la Commission espagnole du 3 octobre : « Les fédérations locales qui continuent sans interruption leurs relations régulières avec la Commission fédérale sont au nombre précis de cent ; par contre, soixante-seize fédérations locales ont dû suspendre momentanément leurs correspondances à cause des événements politiques[275]. Parmi les fédérations dont les communications sont interrompues, nous ne voyons qu’un petit nombre de villes importantes, entr’autres le Ferrol, Jaen et Carthagène. Les grands centres, tels que Madrid, Barcelone, Pampelune, Cadix, Cordoue, Grenade, Xérès, Málaga, Murcie, Séville, Alcoy, Alicante, Palma (île Majorque), Valencia, Léon, Ségovie, Valladolid, Saragosse, sont restés organisés et correspondent activement. »

Dans le courant de septembre, Salmeron avait été remplacé à la présidence de la République par Castelar. « Ce fameux républicain, écrit le Bulletin, marche dans la voie de la réaction isabelliste avec un cynisme qui fait pâmer d’aise nos bons journaux bourgeois. Les Serrano, les Topete sont revenus ; ils ont de nouveau la haute main dans les affaires ; les Cortès ont suspendu leurs séances : l’Espagne est bien décidément sous la dictature militaire. » À Carthagène, les cantonalistes — adversaires de l’Internationale aussi bien que du gouvernement — tenaient toujours, sous le commandement des généraux Contreras et Ferrer, malgré le blocus et le bombardement ; mais ils devaient succomber, en janvier 1874, après six mois environ d’une résistance inutile.

Cependant, à la fin d’octobre, Engels, furieux d’avoir vu l’Internationale échapper au gouvernement de la coterie dont il était le membre le plus remuant, imagina de prendre une revanche en attaquant les internationaux espagnols ; il publia dans le Volksstaat deux articles dans lesquels il raconta, en les travestissant d’une façon aussi haineuse que bête, les événements dont l’Espagne venait d’être le théâtre[276]. Aux calomnies et aux injures d’Engels, je répondis dans le Bulletin par deux articles qu’il me paraît nécessaire de reproduire, parce que, d’abord, ils feront mieux connaître le triste caractère de l’ami de Marx et les procédés de polémique de ce personnage, et que, d’autre part, ils compléteront le récit très sommaire que j’ai fait plus haut des insurrections espagnoles de juillet 1873. Par places, — on le verra, — l’indignation m’avait entraîné à quelques outrances de langage : c’est, comme le disait Mme André Léo (voir tome II p. 313), que les Jurassiens ne sont pas des anges. Voici les deux articles du Bulletin :


M. Engels et les ouvriers espagnols.
(Bulletin du 9 novembre 1873.)

Le Volksstaat continue son œuvre de démoralisation et de calomnie. Il vient de publier deux articles de M. Engels sur l’insurrection d’Espagne, articles destinés uniquement à jeter de la boue aux ouvriers espagnols et à les tourner en ridicule. Les ouvriers espagnols, selon M. Engels, sont des lâches et des imbéciles ; les uns n’ont pas osé se battre, les autres n’ont pas su se battre ; et il raconte à sa façon les événements d’Alcoy, de Cordoue, de Séville, de Cadix, de San Lucar, etc.. versant à pleines mains le fiel et l’injure. Et tout cela pourquoi ? parce que les ouvriers espagnols ont prononcé, comme ceux de presque toute l’Europe, la déchéance du Conseil général de New York et ont rejeté les résolutions de la Haye. La rancune toute personnelle de M. Engels est si violente à ce sujet, qu’elle lui fait perdre toute pudeur et, disons-le, toute prudence : il jette le masque, il se délecte à raconter les victoires de la réaction et les défaites des révolutionnaires, il triomphe de voir ces ouvriers espagnols, qui avaient osé se révolter contre Marx, châtiés et fusillés comme ils le méritent par les sicaires de la bourgeoisie. Il faut avoir lu ces pages incroyables pour savoir à quel degré d’aberration morale la haine et l’esprit de vengeance peuvent conduire un homme.

Comme en Espagne très peu de personnes peuvent lire l’allemand, nous traduisons quelques-uns des passages des odieux articles de M. Engels, afin que les organes de l’Internationale en Espagne puissent les mettre sous les yeux de leurs lecteurs.

M. Engels porte d’abord sur la situation économique et politique de l’Espagne, et sur la ligne de conduite que doit suivre le prolétariat de ce pays, un jugement qui vaut la peine d’être traduit tout entier. On y verra dans tout leur jour les doctrines de l’école de Marx :

« L’Espagne est un pays si retardé sous le rapport de l’industrie qu’il ne peut y être question d’une émancipation immédiate des travailleurs. Avant d’en arriver là, l’Espagne devra passer encore par bien des phases de développement et lutter contre toute une série d’obstacles. La république fournissait le moyen de traverser ces phases le plus rapidement possible[277], et d’écarter plus vite ces obstacles. Mais pour cela il fallait que le prolétariat espagnol se lançât résolument dans la politique. La masse des ouvriers le sentait bien ; partout elle demandait que l’on prît part à ce qui se passait, que l’on profitât des occasions d’agir, au lieu de laisser, comme précédemment, le champ libre aux intrigues des classes possédantes. Le gouvernement ordonna des élections pour les Cortès constituantes. Qu’allaient faire les alliancistes[278] ? Ils avaient prêché depuis des années qu’on ne devait prendre part à aucune révolution qui n’aurait pas pour but l’émancipation immédiate des travailleurs ; que toute action politique était une acceptation du principe de l’État, source de tout mal, et que la participation à une élection était un péché mortel[279]. »

Voilà qui est clair : les marxistes n’ont pas pour but l’émancipation immédiate du prolétariat ; ils ne la croient pas réalisable ; ce qu’ils rêvent, c’est une phase intermédiaire, dans laquelle les travailleurs ne seraient pas encore émancipés, mais où, par contre, le pouvoir politique, enlevé à ses possesseurs actuels, aurait passé aux mains de Marx et de ses amis. Et nous, qui ne voulons faire de révolution qu’à la condition de réaliser l’émancipation immédiate et complète du travail[280], nous qui ne voulons pas plus de la domination de Messieurs les socialistes autoritaires que de celle de la bourgeoisie, on nous traite de fous, d’idiots ou de lâches ; bien heureux quand on ne nous appelle pas bonapartistes, comme l’autre jour[281].

Venant ensuite au récit des événements qui se sont passés dans chaque ville d’Espagne, et commençant par Barcelone, M. Engels attribue l’inaction des ouvriers de cette ville à l’attitude des anciens membres de la Alianza : ce sont eux qui ont empêché les ouvriers de Barcelone d’agir ! Voilà ce qu’on ose imprimer dans le Volksstaat pendant que tout le monde sait qu’à Barcelone les seuls qui aient agi, et agi les armes à la main, ce sont précisément les anciens membres de la Alianza ; ainsi c’est le compagnon Viñas qui s’est emparé de l’hôtel de ville à la tête d’une poignée d’alliancistes[282], et s’y est maintenu pendant plusieurs jours malgré l’apathie de beaucoup d’ouvriers qui, travaillés par les amis de Castelar et par ceux de Marx, refusaient de s’associer à une révolution, sous prétexte qu’on avait la république et que cela suffisait.

Quant aux événements d’Alcoy, M. Engels fait tout ce qu’il peut pour les tourner en ridicule, il montre d’une part les ouvriers au nombre de cinq mille, et d’autre part seulement trente-deux gendarmes ; il se moque de ce combat de vingt heures, où cinq mille hommes ne viennent à bout d’en vaincre trente-deux que parce que ces derniers n’avaient plus de munitions ; et il plaisante agréablement sur le nombre des morts parmi les ouvriers, qui ne s’élève qu’à dix ; il trouve que c’est trop peu, et ajoute que les ouvriers d’Alcoy agissent selon le précepte de Falstatf, qui pensait que « la prudence est la meilleure partie du courage ».

Peut-on voir quelque chose de plus révoltant que ces froides railleries sur des cadavres ? M. Engels est un riche manufacturier retiré des affaires ; il est habitué à regarder les ouvriers comme de la chair à machines et de la chair à canon ; cela explique ses doctrines et son style.

Nous ne referons pas, à ce propos, le récit des événements d’Alcoy ; ils sont trop connus. On sait que les ouvriers n’avaient pour toutes armes qu’environ un millier de fusils de tout système et de tout calibre ; ils manquaient de munitions ; leurs adversaires les bourgeois, aidés de la police municipale, bien armés, bien barricadés, occupaient l’hôtel de ville et les maisons avoisinantes ; pour les déloger, on dut brûler plusieurs maisons, et M. Engels trouve encore moyen de faire de l’esprit à ce sujet[283].

À propos de l’insurrection des villes d’Andalousie, dirigée par les intransigeants et à laquelle prirent part en quelques endroits les internationaux, M. Engels s’attache à représenter les ouvriers espagnols comme des lâches, qui se rendent sans combat, ou qui ne font qu’un simulacre de résistance ; il nous montre le général Pavia entrant successivement et « presque sans coup férir à Cordoue, à Séville, à Cadix, à Málaga, à Grenade. On sait cependant quelle énergique résistance Pavia rencontra partout où il y avait des internationaux mêlés au mouvement ; les internationaux, les alliancistes furent les seuls qui se battirent sérieusement. Ce sont trois cents alliancistes qui ont tenu tout un jour en échec dans les rues de Séville l’armée de Pavia, et celui-ci a rendu hommage à leur héroïsme dans son rapport officiel, où il dit : « Les insurgés de Séville se sont battus comme des lions ».

Après avoir raconté, avec une satisfaction qui perce à chaque ligne, les victoires de l’armée du gouvernement sur les socialistes andalous, M. Engels change tout à coup de ton, il embouche la trompette épique, il s’apprête à célébrer des exploits mémorables : il va parler de Valencia ! Et pourquoi ce changement soudain ? pourquoi admire-t-il si fort Valencia, quand il n’a su trouver que des injures pour Alcoy ? pourquoi les défenseurs de Valencia sont-ils des héros, tandis que ceux de Séville sont des poltrons[284] ? Voici le mot de l’énigme. M. Engels, trompé par de faux rapports, nous dit que les internationaux de Valencia sont en majorité marxistes : aussi va-t-il exalter leur valeur et la mettre en contraste avec la couardise des alliancistes :

« Les correspondants des journaux anglais — dit M. Engels — ont parlé des insurgés de Valencia avec un respect qu’ils sont loin d’accorder à ceux des autres villes soulevées ; ils louent leur discipline virile, l’ordre qui régnait dans la ville, et ils ont prévu des combats opiniâtres et une longue résistance. Ils ne se trompaient pas. Valencia, ville ouverte, a tenu contre les attaques de la division Martinez Campos du 26 juillet au 8 août ; par conséquent, sa résistance a duré plus longtemps que celle de l’Andalousie tout entière. »

M. Engels a bien raison de louer le courage des ouvriers valençois ; seulement nous devons lui apprendre que les renseignements qu’on lui a donnés quant à leur marxisme sont complètement mensongers. Les marxistes forment à Valencia un groupe insignifiant d’une douzaine d’hommes, et la fédération ouvrière locale est allianciste comme toutes celles d’Espagne et paie ses cotisations à la Commission fédérale espagnole ; elle se compose, selon le rapport présenté au Congrès de Genève par cette Commission, des sections suivantes : ouvriers en fer, maçons, charpentiers, ouvriers en peaux, peintres, tisseurs en soie, passementiers, tisseurs en laine, éventaillistes, cordiers, constructeurs de pianos, typographes, teinturiers, sculpteurs, cordonniers, et métiers divers. Ce sont donc les membres de seize sections alliancistes qui se sont battus si bravement contre l’armée de Martinez Campos. Ajoutons que le membre le plus influent de la junte révolutionnaire de Valencia a été le compagnon Rosell, bien connu comme ancien membre de la Alianza.

On voit que M. Engels, s’il veut être conséquent, est tenu de rétracter les éloges qu’il a donnés aux ouvriers valençois, maintenant qu’il lui est prouvé que ce ne sont pas des marxistes.

L’article se termine par des railleries sur les intransigeants de Carthagène. Mais qu’y a-t-il de commun entre les ouvriers espagnols et les aventuriers politiques qui se sont emparés de cette ville ? Veut-on rendre l’Internationale responsable de ce qui s’y passe ? Oui, pour servir le plan de M. Engels, il faut qu’il en soit ainsi. Bien plus, M. Engels a découvert le véritable chef des intransigeants de Carthagène, celui qui mène toute l’affaire : c’est — le croiriez-vous ? — c’est... Bakounine !

Il paraît — ce sont les journaux bourgeois qui le racontent — que les intransigeants de Carthagène ont armé les forçats du bagne, « dix-huit cents scélérats, les plus dangereux voleurs et meurtriers de l’Espagne », dit M. Engels. Eh bien, ajoute notre écrivain, « cette mesure a été conseillée par les bakounistes, cela ne fait aucun doute pour nous ».

Un rédacteur des journaux de police, un bohème du Figaro parlerait-il autrement ? Et ces choses-là s’impriment dans le Volksstaat, organe des socialistes allemands !

Terminons par un échantillon de la manière dont M. Engels entend cette politique qu’il voudrait voir pratiquée par les ouvriers espagnols. S’agit-il de briser le gouvernement, de détruire l’État centralisé et de le remplacer par la fédération des communes ? S’agit-il d’organiser le travail et les forces économiques de bas en haut et non de haut en bas ? Oh non ! tout cela, M. Engels le repousse, le combat ; c’est une doctrine détestable, c’est ce qu’il appelle du bakounisme. Il est adversaire déclaré du fédéralisme.

« Comme les Cortès tardaient trop à démembrer l’Espagne, au gré de Messieurs les intransigeants, — dit-il, — ceux-ci voulurent mettre eux-mêmes la main à l’œuvre et proclamer partout la souveraineté des cantons. Les bakounistes prêchaient depuis des années que toute action révolutionnaire de haut en bas est nuisible, que tout doit se faire et s’organiser de bas en haut. Maintenant s’offrait une occasion de réaliser de bas en haut le fameux principe de l’autonomie, du moins pour les villes ; on s’empressa d’en profiter[285]. »

Aussitôt après, d’ailleurs, il prétend que les socialistes espagnols, après avoir théoriquement prêché l’abolition de tout gouvernement, se sont empressés de constituer des gouvernements dans les villes insurgées. M. Engels, qui ne brille ni par la bonne foi, ni par l’intelligence, prend les juntes révolutionnaires pour des gouvernements : il confond la Commune révolutionnaire avec l’État ; et parce que les internationaux espagnols, dans la lutte, créent une organisation municipale destinée à diriger le combat, il leur crie : « Vous rétablissez le gouvernement ». La belle argumentation que voilà ! À ce compte, les internationaux ne pourront plus avoir ni bureaux de section ni conseils fédéraux, sous prétexte que ce seraient là des gouvernements.

M. Engels sait très bien ce qui constitue un gouvernement ; il sait très bien qu’une délégation temporaire, toujours révocable, et munie d’un mandat dont l’objet est clairement déterminé, n’est pas un gouvernement. Mais à quoi bon discuter avec des adversaires de cette espèce ? Nous avons discuté autrefois, croyant avoir affaire simplement à des socialistes qui différaient de nous sur des points de doctrine. Maintenant nous voyons clairement que les Marx, les Engels, et toute leur séquelle, ce n’est pas une école socialiste ayant une doctrine plus ou moins erronée : c’est tout simplement la réaction, absolument comme Mazzini, Bismarck, Castelar et M. Thiers.

Heureusement que cette réaction-là ne prévaudra pas sur la conscience révolutionnaire des ouvriers. Elle est impuissante, et le sentiment de cette impuissance accroît jusqu’au délire la fureur des intrigants. Laissons-les s’agiter dans le vide ; leur rage ne servira qu’à les discréditer auprès de ceux qui, en Allemagne, ont encore quelque confiance en eux.


Encore le « Volksstaat » et les Espagnols.
(Bulletin du 16 novembre 1873.)

Dans les articles de M. Engels que nous avons cités la semaine dernière, on se souvient que les « intransigeants » de Carthagène étaient fort maltraités. L’ami de Marx leur reprochait d’avoir enrôlé de vils scélérats ; il se moquait de leur profonde incapacité ; il s’indignait contre leurs expéditions maritimes aussi ridicules que barbares ; enfin il les accusait surtout d’obéir à un mot d’ordre de Bakounine, accusation absolument fantastique, mais qui rentre dans le plan général de dénigrement et de calomnie.

Or voici que le Volksstaat, dans un autre numéro, trois jours après, change subitement de ton. Les insurgés de Carthagène sont des héros ; ils sont supérieurement dirigés par d’excellents chefs ; ils remportent des succès éclatants ; leurs expéditions maritimes, si odieuses et si burlesques trois jours avant, sont des faits d’armes remarquables ; bref, les intransigeants de Carthagène sont les véritables, les seuls authentiques représentants de la révolution espagnole. Mais alors ils ne sont plus bakounistes ? Naturellement. Cette fois, les bakounistes, ce sont leurs adversaires.

Voilà comment on dit blanc le dimanche et noir le mercredi. Les rédacteurs du Volksstaat n’y regardent pas de si près : pourvu que leurs tartines soient épicées d’injures de haut goût, ils sont contents de leur besogne.

Du reste, pour que chacun puisse s’assurer que nous n’exagérons rien, nous allons mettre en regard l’un de l’autre les deux articles de Volksstaat :


Les insurgés de Carthagène jugés par le Volksstaat (Engels)
du 2 novembre 1873.

« Les insurgés de Carthagène, qui ne s’étaient occupés que d’eux-mêmes pendant qu’on se battait à Valencia et en Andalousie, ne commencèrent à penser au monde extérieur qu’après l’écrasement des autres insurrections, et lorsque l’argent et les vivres vinrent à leur manquer. Ils firent alors une tentative pour marcher sur Madrid, qui est éloigné d’au moins soixante milles allemands (quatre cent cinquante kilomètres), le double de la distance de Valencia ou de Grenade. L’expédition avorta misérablement, tout près de Carthagène ; le blocus mit fin à toute tentative de sortie du côté de la terre ; on se rabattit sur les expéditions maritimes. Et quelles expéditions ! Il ne pouvait être question d’un soulèvement, par la flotte de Carthagène, des villes du littoral, qui venaient justement d’être soumises par le gouvernement. La flotte du canton souverain de Carthagène se contenta d’aller menacer de bombardement, et quelquefois de bombarder réellement, les autres villes (souveraines comme elle, d’après la théorie intransigeante), depuis Valencia jusqu’à Málaga, si elles se refusaient à livrer les contributions exigées tant en approvisionnements qu’en beaux écus sonnants. Aussi longtemps que ces villes avaient combattu en armes contre le gouvernement, Carthagène avait agi d’après le principe Chacun pour soi. Lorsqu’elles furent vaincues, le principe qu’on voulut appliquer fut : Tout pour Carthagène. Voilà comment les intransigeants de Carthagène et leurs auxiliaires bakounistes comprennent la fédération des cantons souverains.

« Pour accroître les rangs de ces défenseurs de la liberté, le gouvernement de Carthagène mit en liberté les dix-huit cents forçats qui étaient enfermés dans le bagne de la ville, — les voleurs et les assassins les plus dangereux de l’Espagne. Cette mesure révolutionnaire a été conseillée par les bakounistes : cela ne peut faire aucun doute après les révélations du rapport sur l’Alliance. Il y a été prouvé que Bakounine réclame « le déchaînement de toutes les mauvaises passions » et considère le brigand russe comme l’idéal du vrai révolutionnaire. Le gouvernement de Carthagène, en « déchaînant les mauvaises passions » de ces dix-huit cents coupeurs de gorges et en portant ainsi à son comble la démoralisation de ses propres troupes, a agi tout à fait dans l’esprit de Bakounine. Et le gouvernement espagnol suit une politique très sensée en se bornant, au lieu de canonner une forteresse qui lui appartient, à attendre la chute de Carthagène de la seule démoralisation de ses défenseurs. »


Les insurgés de Carthagène jugés par le Volksstaat (un autre rédacteur)
du 5 novembre 1873.

« En Espagne, les insurgés de Carthagène ont remporté récemment des succès importants. Ils ont réussi à forcer le blocus, et à repousser la flotte de M. Castelar sous les canons protecteurs des Anglais à Gibraltar. Les insurgés sont maintenant maîtres incontestés de la mer, ce qui leur donne le triple avantage de pouvoir se ravitailler selon leurs besoins, de dominer ou de menacer les autres villes du littoral, et d’avoir à leur merci tout le commerce maritime de l’Espagne. Dans ces conditions, M. Castelar n’a guère de probabilités de pouvoir réduire l’insurrection ; par contre, les insurgés ont des espérances très fondées de mettre M. Castelar à la raison. D’après les dépêches les plus récentes, la flotte des insurgés a fait voile pour Barcelone. Si cette nouvelle se confirme, les affaires espagnoles pourraient bien toucher à une crise. Barcelone, le centre industriel le plus important et le plus populaire, et la ville la plus révolutionnaire de l’Espagne, avait été ce printemps sur le point de faire cause commune avec les intransigeants ; elle en fut empêchée parla conduite aussi stupide que lâche des ânes anarchiques disciples de Bakounine. Si la flotte des insurgés paraît devant la ville, il n’est pas invraisemblable que le prolétariat barcelonais, malgré les agissements contre-révolutionnaires des blagueurs bakounistes, se ralliera à l’insurrection de Carthagène. Si cela arrive, le gouvernement de M. Castelar sera définitivement paralysé : il faudra ou bien qu’il baisse pavillon devant l’irrésistible soulèvement populaire, ou bien qu’il entre en négociations avec lui ; et, dans les deux cas, l’occasion qui s’était offerte cet été au prolétariat espagnol se présentera de nouveau. Tout dépend de ceci : les protégés et les amis de la police de Berlin[286] seront-ils encore assez forts en Espagne pour sauver le gouvernement, oui ou non ? »

Cela se passe de commentaire, n’est-ce pas ?


Un mois plus tard, le Bulletin publiait les réflexions suivantes à propos d’un décret rendu par la junte révolutionnaire de Carthagène le 1er novembre, décret qui confisquait et déclarait propriété collective du canton les biens-fonds provenant d’une donation royale, ainsi que ceux qui avaient été acquis à moins du tiers de leur valeur lors de la vente des propriétés ecclésiastiques :


Ce décret, rendu in extremis par les intransigeants, a d’abord le tort de n’être qu’une demi-mesure : il ne vise que les biens nobiliaires et ecclésiastiques, et ne dit mot des fortunes acquises aux dépens du salaire des travailleurs. Il ne pourra donc, comme toutes les demi-mesures, produire aucun résultat efficace. Si l’on avait voulu faire quelque chose de sérieux, il fallait, lorsque l’Andalousie et la province de Valencia étaient soulevées, donner la main aux ouvriers, accepter leur programme, et confisquer, non par voie de décret, mais par des faits, le sol et les instruments de travail au profit de la collectivité. Au lieu de cela, les intransigeants ont tenu à bien séparer leur cause de celle des internationaux, qu’ils ont, eux aussi, traités de pillards et d’assassins. Si leur mouvement est condamné à avorter misérablement, c’est par leur faute, c’est parce qu’ils ont trahi la cause du peuple ; nous ne pouvons pas les plaindre.


La lutte continuait en Espagne sur le terrain économique : des grèves nombreuses avaient lieu, entre autres en Catalogne ; l’organisation des fédérations de métiers se faisait plus complète et plus solide (3e congrès de la fédération des cordonniers, du 1er au 6 novembre, à Barcelone, etc.) ; une circulaire du Conseil de la fédération des ouvriers constructeurs d’édifices (résidant à ce moment à Palma de Majorque) disait : « Le gouvernement peut nous emprisonner ou nous fusiller, mais, dans le premier cas, nous ne cesserons pas de prêcher à tous les ouvriers la nécessité de s’émanciper par eux-mêmes, conformément aux aspirations de l’Internationale ; et, dans le second, nous savons que le sang des martyrs ne peut que contribuer au triomphe de la révolution sociale » (Bulletin du 14 décembre 1873).


Pendant le trimestre qui suivit le Congrès de Genève, nous n’eûmes que peu de nouvelles de ce qui se passait en Italie : Cafiero était à Locaruo avec Bakounine, tout occupé de la Baronata, où se trouvaient aussi à ce moment Fanelli et Costa (je parlerai de la Baronata dans le chapitre suivant) ; Malatesta et plusieurs autres étaient en prison. Je ne trouve guère dans le Bulletin que la mention de la préparation d’un congrès des Sections de la Toscane, qui eut lieu à Pise, le 7 décembre ; des indications sur les progrès de l’Internationale dans les Marches et l’Ombrie ; la nouvelle de poursuites intentées à Grassi, Natta et divers autres ouvriers florentins, signataires d’une protestation contre le mouchard Terzaghi. Le nombre des journaux socialistes allait en augmentant : à la Plebe de Lodi, à la Favilla de Mantoue, au Risveglio de Sienne, s’étaient ajoutés le Capestro de Fermo, le Comunardo de Fano, la Fame de Gênes, la Giustizia de Girgenti, le Petrolio de Ferrare, La Commission italienne de correspondance publiait, je l’ai dit, le Bollettino della Federazione Italiana.

Une lettre datée de Bologne, 28 novembre (écrite de la Baronata par Costa), publiée dans le Bulletin du 7 décembre, caractérisait ainsi la situation de plus en plus révolutionnaire :

« Pendant que nos adversaires de toutes nuances se croient plus assurés que jamais du maintien de leur position privilégiée, le prolétariat italien compte ses forces, serre ses rangs, et s’apprête à profiter de la première occasion pour montrer aux bourgeois qu’il sait faire quelque chose. La misère qui s’accroit avec l’approche de l’hiver, les fautes et les actes arbitraires du gouvernement, la coupable indifférence des heureux du monde, font grandir le mécontentement et les passions révolutionnaires des plèbes affamées. Interrogez les ouvriers de la campagne, interrogez ceux des villes : tous vous diront que cela ne peut plus aller de la sorte, qu’il est nécessaire d’en finir avec les messieurs, et que, lorsque les pauvres gens meurent de faim tandis que les greniers des riches regorgent de blé, le peuple sait ce qu’il a à faire pour se tirer d’embarras.

« Un des délégués italiens au Congrès de Genève a dit qu’en Italie l’organisation économique n’était pas beaucoup comprise par les ouvriers. C’est vrai : nous n’avons pas, ici, de grands centres industriels, où la vie en commun est une nécessité, où l’association est la condition indispensable du travail. En Italie, sauf dans quelques localités, chacun travaille chez soi et pour son compte ; ainsi vous aurez, par exemple, dans la même rue et séparés par une simple cloison, cordonniers, charpentiers, forgerons, mécaniciens, orfèvres, tourneurs, etc., sans qu’il existe entre eux d’autres relations que le voisinage, la communauté d’intérêts, le désir de s’émanciper, la passion révolutionnaire. L’organisation économique est assez difficile dans un pareil état de choses ; mais les révolutionnaires n’y perdent rien ; au contraire, dans cet isolement économique de l’ouvrier, les besoins se faisant sentir davantage, la réalisation de nos idées est pour lui une impérieuse nécessité, à laquelle il sera contraint d’obéir. La solidarité, pour le prolétaire italien, consiste précisément dans ce partage des douleurs, des espérances, des défaites, des victoires, dans l’harmonie et dans le soulèvement spontané de toutes les forces vives de la révolution sociale, et non dans un assemblage plus ou moins mécanique des éléments de la production, »


En France, les deux principaux événements des trois derniers mois de 1873 sont des événements politiques. C’est, d’abord, le complot monarchique, qui faillit mettre le comte de Chambord sur le trône, et qui n’échoua que parce que le prétendant se déroba. Le Bulletin écrit (9 novembre) : « La crise annoncée pour la rentrée de l’Assemblée a été ajournée par la reculade du comte de Chambord, qui, au dernier moment, a lâché ses complices. Mac-Mahon reste au pouvoir, et le provisoire va se prolonger indéfiniment. Cette nouvelle combinaison, que quelques-uns regardent comme le triomphe de la République, nous paraît au contraire tout à l’avantage du bonapartisme. Le moment venu, il suffira à ce parti d’un coup d’État militaire et d’un plébiscite pour escamoter le gouvernement. Toutefois, jusque-là il nous reste encore quelque répit. Espérons que les socialistes français en profiteront pour organiser leurs forces de manière à pouvoir, au jour de la lutte, opposer au coup d’État bonapartiste les barricades de la Révolution sociale. » L’autre événement, c’est le procès de Bazaine : condamné à mort le 10 décembre, le traître vit sa peine commuée par son camarade Mac-Mahon. « Bazaine ira finir ses jours sous les orangers de l’ile Sainte-Marguerite, pendant que les vaincus de la Commune agonisent en Nouvelle-Calédonie. Allons, à la bonne heure ! » (Bulletin.) On sait que Bazaine s’évada huit mois après, avec la complicité du gouvernement.

Le Bulletin recevait de temps en temps des correspondances envoyées par les déportés de la Commune. On en trouve une dans son numéro du 12 octobre, relatant la mort de Verdure, et faisant le tableau des souffrances endurées à la presqu’île Ducos par les condamnes aux travaux forcés, Roques, Urbain, Paschal Grousset, etc.

Les tentatives de propagande bonapartiste à l’adresse du prolétariat français continuaient, sans trouver d’écho. En août 1873, Albert Richard avait lancé de Gênes, au nom d’une soi-disant Union française des amis de la paix sociale, un manifeste signé de lui et adressé « au bon sens des travailleurs français » ; il y disait que, « de même que les républicains avaient sacrifié le socialisme pour avoir la République, il avait, lui, sacrifié la République pour avoir le socialisme ». D’autre part, Aubry, de Rouen, réfugié à Bruxelles, et gagné lui aussi au bonapartisme, envoyait à l’Internationale, sous le pseudonyme de G. Durand, des correspondances perfides, qu’il datait de Paris et où l’alliance des ouvriers avec les bonapartistes était prêchée au nom de « l’union de tous les fils de la Révolution ». Aussitôt le Bulletin (18 octobre) adressa une question à ce sujet à la rédaction de l’Internationale, espérant que celle-ci désavouerait son correspondant. Mais une nouvelle correspondance de « G. Durand » fut publiée (26 octobre), qui faisait encore l’éloge du pacte bonapartiste prôné par l’Avenir national de Paris ; alors le Bulletin écrivit (2 novembre) :


Notre dignité nous commande d’adresser à la Fédération belge et à son Conseil fédéral une interpellation publique. Les internationaux belges approuvent-ils, oui ou non, les doctrines prêchées par le correspondant parisien de l’Internationale ? Il n’est pas possible de garder le silence dans une circonstance pareille. Il faut parler, il faut flétrir hautement des infamies faites pour inspirer à tout honnête homme le plus profond dégoût.

C’est au nom du pacte de solidarité conclu entre les fédérations régionales, solidarité qui, en nous créant des devoirs, nous donne aussi des droits, que nous demandons aux ouvriers belges une manifestation publique pour dissiper la déplorable équivoque que fait planer sur eux le langage du correspondant de l’Internationale.

Cette équivoque a été promptement exploitée par nos adversaires. Un journal allemand, le Volksstaat, qui dirige depuis trois ans contre nous des calomnies dont l’odieux n’est égalé que par le ridicule, s’est emparé avidement d’un si beau prétexte ; et, rendant tous les socialistes anti-autoritaires — tous les bakounistes, comme il dit dans son style haineux et personnel — solidaires de la bêtise ou de la trahison d’un correspondant, il déclare carrément que, pour les anti-autoritaires, la révolution c’est le bonapartisme[287].

Le Volksstaat sait qu’il ment ; mais les ouvriers allemands le croient sur parole, et, grâce à ses manœuvres malpropres, qui sont un véritable crime envers la cause du travail, l’abîme entre le prolétariat de l’Allemagne et celui des autres pays se creusera toujours davantage.


Le Mirabeau, de Verviers, qui avait reproduit une des correspondances de « G. Durand », publia une déclaration du Conseil fédéral de la vallée de la Vesdre, répudiant toute alliance avec un parti politique quelconque, et réimprima l’article du Bulletin du 2 novembre ; le Conseil fédéral de la fédération liégeoise fit la même déclaration dans l’Ami du peuple de Liège. Mais le Conseil fédéral belge, lui, fit imprimer dans son organe l’Internationale l’étrange déclaration suivante :

« La Fédération belge n’assume nullement la responsabilité des idées émises par le correspondant parisien de son journal, pas plus que de celles qui pourraient être émises par d’autres correspondants. Le programme politique des travailleurs belges peut se résumer ainsi : s’abstenir de toute alliance avec les partis bourgeois qui se disputent le pouvoir, que ces partis soient catholiques, libéraux, progressistes ou républicains... Mais, d’autre part, nous croyons être logiques avec le principe d’autonomie des groupes, en laissant aux travailleurs des autres pays la latitude de faire momentanément alliance avec tel ou tel parti politique, s’ils jugent cette alliance utile à la cause du prolétariat. »

De la part du Conseil fédéral belge, une semblable attitude nous parut inadmissible, et le Bulletin le lui dit sans ambages (16 novembre) :


S’il convient à une fraction du prolétariat, ou à des intrigants se disant prolétaires, de contracter alliance avec des ennemis avérés du prolétariat tels que les bonapartistes, nous ne pouvons pas, sous prétexte d’autonomie, rester paisibles spectateurs d’une transaction pareille ; notre devoir est d’avertir ceux des ouvriers qui seraient de bonne foi qu’ils font fausse route, et de démasquer les intrigants qui les trompent et les trahissent. La neutralité, en pareil cas, serait de la complicité.

Nous croyons devoir hautement déclarer que, pour nous, le correspondant parisien de l’Internationale a trahi la cause socialiste ; et que tout journal qui se fera l’écho complaisant de doctrines semblables à celles que contiennent ces correspondances trahira lui-même la cause socialiste. Il ne suffit pas de déclarer qu’on n’accepte pas la responsabilité des opinions d’un correspondant ; il faut ne pas accueillir ses correspondances. Si le journal l’Internationale ne partage pas cette manière de voir, tant pis pour lui.


Le jour même où paraissait cet article du Bulletin, l’Internationale publiait une nouvelle correspondance de « G. Durand », apportant de nouveaux arguments à l’appui de l’alliance des ouvriers français avec le prince Napoléon, qui devait leur garantir le plein exercice du droit de suffrage. Cette fois, ce fut Gustave Lefrançais qui répondit, par une lettre signée de son nom (Bulletin du 30 novembre), où il disait :


Nous venons de lire dans le n° 253 (16 novembre 1873) de l’Internationale de Bruxelles la réfutation promise par le prétendu G. Durand aux adversaires de l’alliance socialiste avec le prince Napoléon. Jamais plus piteux arguments n’ont été mis au service d’une cause aussi malpropre... M. G. Durand persiste à patauger dans cette fange au risque de s’y engloutir. Libre à lui, mais alors qu’il ne s’étonne pas du dégoût qu’il soulève. Malgré le masque qui recouvre son visage à cette heure, la tache indélébile qu’il s’est volontairement imprimée le fera toujours facilement reconnaître.


La polémique en resta là.


Une grève des mécaniciens du Centre-Hainaut, en Belgique, fut l’occasion d’une manifestation internationale de solidarité : l’appel du Conseil fédéral belge en faveur des grévistes fut reproduit dans les organes de l’Internationale, et des souscriptions furent ouvertes un peu partout. Une grève de tisserands, à Dison, près de Verviers, eut également beaucoup de retentissement. On vit aussi des symptômes de propagande anti-militariste dans l’armée belge : l’Ami du peuple, de Liège, publia en novembre une lettre que lui adressait un groupe de sous-officiers, disant : « Vienne le jour de la révolution, et on nous verra agir ; nous aussi nous avons dans nos rangs une Internationale, secrète il est vrai ; mais que nos frères poussent le cri de liberté, et nous montrerons ce que nous sommes; nous saurons faire notre devoir ». Le Congrès de la Fédération belge eut lieu à Noël, à Bruxelles. On y revisa les statuts de la Fédération. Pour la première fois, le Conseil fédéral qui, depuis le début, avait eu sa résidence dans la capitale, fut transféré dans une autre ville : on le plaça à Verviers, on changea son nom en celui de Conseil régional, et, le Congrès ayant décidé que l’organe de la Fédération devait suivre le Conseil dans sa nouvelle résidence, ce fut le Mirabeau qui devint l’organe fédéral. Le journal l’Internationale, après cinq années d’existence, cessa de paraître.

La Fédération belge servait, pour l’année 1873-1874, de Bureau fédéral à l’Internationale ; c’était le Conseil fédéral (siégeant à ce moment à Bruxelles) qui provisoirement, et jusqu’au Congrès de la Fédération, en avait rempli les fonctions. Le Congrès belge décida que le Bureau fédéral resterait placé à Bruxelles, et serait composé de ceux des membres de l’ancien Conseil fédéral qui habitaient cette ville.


Pour la Hollande, rien à signaler que le Congrès de la Fédération hollandaise, qui eut lieu à Amsterdam, à Noël, et qui ratifia les résolutions du Congrès général de Genève.


Sur l’Allemagne, le Bulletin ne contient rien, que le récit d’une cordiale réception faite à Augsbourg (Bavière), par les ouvriers de cette ville, à deux groupes d’ouvriers français revenant de l’Exposition universelle de Vienne. Dans la Correspondance de Sorge on ne trouve pas non plus de détails sur le mouvement socialiste allemand pendant les trois derniers mois de 1873.

Une correspondance d’Alsace (Bulletin du 14 décembre) donnait des détails sur la triste situation des ouvriers à Mulhouse, à Thann, à Sainte-Marie-aux-Mines. Une autre correspondance (21 décembre) disait : « Le mouvement socialiste se développe en Alsace-Lorraine, malgré les tracasseries gouvernementales des Allemands, d’une part, et le courant du chauvinisme français, d’autre part, qui fait tous les efforts possibles pour l’entraîner avec lui... Les démocrates socialistes allemands ont tenté de convertir les ouvriers alsaciens-lorrains aux doctrines des politiques de Leipzig, pour les amener à prendre part aux prochaines élections pour le Reichstag. J’ai été vraiment satisfait, et tout socialiste le sera avec moi, de l’attitude des socialistes de l’Alsace en cette circonstance. Malgré les courtiers électoraux, Gutsmann de Genève entre autres, qui sont venus prêcher l’agitation électorale, et cela, me dit-on, d’après les instructions de Bebel et de Liebknecht, les Alsaciens-Lorrains sont décidés à s’abstenir en matière bourgeoise. « Nous n’attendons notre émancipation que de la révolution sociale », telle est la réponse qu’ils font aux politiqueurs tant allemands que français. »


Nous ne reçûmes pas de nouvelles d’Angleterre pendant ce trimestre.

Aux États-Unis, une formidable crise financière avait éclaté. Les banques, de toutes parts, suspendaient leurs paiements ; les fabriques fermaient leurs portes, et les ouvriers, par légions, se trouvaient jetés sur le pavé, sans ressources, et demandaient inutilement à employer leurs bras inoccupés. Un ouvrier bernois, guillocheur, membre de la Fédération jurassienne, établi à Boston, Lucien Pilet, écrivait à ses amis de Sonvillier (11 novembre) : « Je dois vous dire quelques mots de la crise actuelle, dont vous devez sans doute ressentir le contre-coup. Elle a commencé il y a environ trois mois, et elle n’a pas l’air de vouloir finir de si tôt. C’est plutôt une crise de numéraire qu’autre chose ; l’ouvrage ne manquerait pas si l’argent circulait. Le gouvernement républicain bourgeois des États-Unis donne aux autres peuples une bien triste idée de son administration ; les représentants du peuple sont les premiers à se mêler aux tripotages financiers pour en tirer profit. Si vous en parlez aux Américains, ils vous disent que ce sont les hommes au pouvoir qui ne valent rien, qu’il faut en nommer d’autres ; ils ne comprennent pas que c’est la société entière qu’il faut réformer, et non les hommes qu’il faut changer, puisque ceux-ci se pourrissent tous au pouvoir ; tant d’expériences faites depuis des siècles ne leur ont servi de rien... Une grande misère commence à régner ici dans la classe ouvrière, et c’est par milliers que l’on compte les ouvriers sans occupation. À New York, les ateliers de monteurs de boîtes sont complètement fermés ; ici, nous avons un peu plus de chance : nous travaillons trois jours par semaine depuis deux mois, jusqu’à nouvel ordre. Sur l’activité de l’Internationale dans notre ville, j’ai peu de chose à vous dire ; il n’y a plus d’organe, à ce que je crois, qui représente les principes de l’Internationale en Amérique ; c’est un calme plat complet ; il semble que la crise qui sévit depuis quelque temps a abattu les classes ouvrières au lieu de les relever pour éviter ces crises à l’avenir[288]. »

À New York, le Comité fédéral de Spring Street, allié à quelques chefs des associations ouvrières américaines, et à quelques socialistes allemands qui s’étaient séparés de Sorge (Conrad Carl, F. Bolte, etc., membres de la Section 1), convoqua pour le 12 décembre un grand meeting, auquel assistèrent quatre mille personnes, ouvriers et ouvrières. Parmi les inscriptions placées sur l’estrade, on remarquait entre autres celles-ci : « Quand les ouvriers commencent à penser, le monopole commence à trembler. — Le général qui commande cette armée s’appelle le général Misère. — Nous combattons les choses, non les hommes » ; au-dessus de la tête des orateurs se balançait un drapeau avec ces mots : « Nous nous occupons d’affaires sérieuses ; prière aux politiciens de rester dehors ». La présidence du meeting fut donnée au peintre en bâtiments T. H. Banks, membre du Conseil fédéral de Spring Street. Une Adresse au peuple des États-Unis, expliquant les motifs de cette grande manifestation du peuple de New York, fut lue et adoptée ; puis le meeting vota des résolutions dont voici les principales : « Les assistants à ce meeting déclarent : Que, dans ce temps de crise, nous sommes résolus à procurer à nous et à nos familles le logement et la nourriture, et que nous enverrons les comptes de nos fournisseurs à la caisse de la ville pour y être payés, jusqu’à ce que nous ayons obtenu du travail ou le paiement de notre travail ; que nous demandons que la journée de huit heures devienne la journée légale dans tous les contrats tant privés que publics ; que nous établirons un Comité de salut (Committee of safety), dont le devoir sera de veiller aux intérêts du peuple et de les faire triompher ». Le Committee of safety fut composé de quarante-huit membres, élus séance tenante par le meeting : parmi eux se trouvaient des membres du Comité fédéral de Spring Street, comme Banks, B. Hubert, John Elliot, et, d’autre part, des membres de la Section 1, Carl et Bolte. Je parlerai plus loin (p. 174) de la suite de ce mouvement.


Quelques mots, maintenant, de la Fédération jurassienne. Pour commencer, je reproduis des passages d’un article (Bulletin du 21 septembre 1873) dans lequel, à l’occasion d’une proposition, faite par le parti conservateur, de revision partielle de la constitution du canton de Neuchâtel, j’exposais une fois de plus notre manière de voir en matière de réformes opérées par la voie législative. Les deux points sur lesquels devaient porter la revision étaient l’organisation des cultes (les conservateurs demandaient la séparation de l’Église et de l’État, qui devait favoriser les intérêts de leur Église spéciale, nommée « Église indépendante ») et l’extension des droits du peuple (par l’introduction du referendum, c’est-à-dire de l’obligation de soumettre les lois à la sanction du suffrage universel, chaque fois qu’un nombre déterminé de citoyens le demanderait). L’article disait, en ce qui concerne les cultes :


Le peuple était appelé à se prononcer, par oui ou par non, sur la proposition des conservateurs. Que pouvaient faire les socialistes dans cette circonstance ? Voter oui, c’était faire de la réaction cléricale, bien que les conservateurs, avec leur mauvaise foi habituelle, eussent baptisé la modification demandée par eux du nom de « séparation de l’Église et de l’État »... Les socialistes ne voient dans la soi-disant séparation de l’Église et de l’État qu’une hypocrisie, destinée à amener entre ces deux institutions une plus étroite alliance... Mais si les socialistes ne pouvaient voter oui, ils ne pouvaient pas davantage voter non. Voter non, c’était dire : « On ne revisera pas la constitution, car nous sommes satisfaits de ce qui est ». Or nous n’en sommes pas satisfaits le moins du monde.


Sur la question du referendum, le Bulletin disait :


À nos yeux, faire voter le peuple sur les lois n’est pas aujourd’hui un progrès. Le vote étant faussé d’avance, jamais par ce moyen on ne pourra donner satisfaction aux vrais intérêts populaires. La réforme qu’il faut opérer, ce n’est pas telle ou telle modification dans les rouages de notre machine législative, car tout cela n’est que du charlatanisme, tout cela n’est destiné qu’à jeter de la poudre aux yeux du peuple. La seule réforme sérieuse et vraiment radicale, c’est d’établir l’égalité des conditions par l’émancipation du travail. Alors tous les citoyens seront réellement libres, alors le vote populaire cessera d’être une tromperie et deviendra l’expression vraie de la volonté [de la majorité] du peuple. La conclusion de ce raisonnement, c’est que, le progrès proposé sous le nom de referendum n’en étant pas un, les socialistes ne pouvaient voter oui ; et que d’un autre côté ils ne pouvaient voter non, ce qui eût été approuver l’ordre de choses actuel.


L’article se terminait ainsi :


Du reste, on pourrait encore se demander ceci : Le gouvernement avait-il qualité pour nous poser ces questions ? Qui lui a donné ce droit ? Pas nous, certes, puisque nous avons refusé de contribuer à sa nomination, et que nous ne voulons pas reconnaître la légitimité de son existence. En se fondant sur cette seule raison, on aurait donc pu refuser de répondre à des questions posées par le gouvernement.

Toutefois, s’il y avait utilité réelle à prendre part à un vote, nous croyons qu’on aurait tort de se laisser arrêter par une considération de cette nature ; nous n’hésiterions pas, pour notre compte, à profiter sans le moindre scrupule de toutes les occasions que nous pourrions rencontrer pour faire un pas de plus vers le triomphe de notre cause.

Mais, dans les circonstances présentes, la victoire soit du parti radical, soit du parti clérical, dans la revision de la constitution neuchâteloise, ne pouvait intéresser que médiocrement les socialistes. C’est une illusion de croire que les cantons suisses puissent avoir une politique propre, et que, par leur seule initiative, ils soient en état de réaliser tel ou tel progrès sérieux. Le mouvement, dans notre pays, — mouvement en arrière ou en avant, — dépend du mouvement général de l’Europe ; nous ne faisons que suivre les impulsions que nous donnent les grands pays voisins, et surtout le pays révolutionnaire par excellence, la France. C’est dans ce mouvement général de l’Europe qu’est le véritable champ d’action des socialistes ; qu’ils laissent aux petites coteries des diverses nuances libérales les puériles disputes de clocher, et qu’ils s’occupent, avec leurs compagnons de toute l’Internationale, à préparer la grande révolution qui, avant la fin de ce siècle, aura balayé toutes les iniquités du monde bourgeois. Voilà la seule œuvre à laquelle puisse travailler un homme sérieux et convaincu, la seule pour laquelle il vaille la peine de vivre et de mourir.


La majorité des électeurs neuchâtelois s’étant prononcée pour une revision partielle de la constitution cantonale, une Constituante fut élue, qui se réunit à Neuchâtel le 27 octobre (et dont les délibérations aboutirent à l’adoption du referendum cantonal, mais non à celle de la séparation de l’Église et de l’État). Le Bulletin écrivit à ce sujet (2 novembre) :


Lundi dernier, dans les rues de Neuchâtel, les curieux ébahis regardaient défiler l’Assemblée constituante, qui se rendait processionnellement de l’hôtel de ville à l’église du château pour y être assermentée et y entendre les exhortations d’un jeune pasteur, chargé d’inculquer la sagesse à toutes ces têtes grises.

C’était un spectacle fait pour inspirer d’utiles réflexions aux ouvriers qui regardaient passer ce cortège. En tête et en queue marchaient les enfants des écoles, en uniforme et le fusil sur l’épaule[289]. Pourquoi ces fusils ? Qui voulait-on tuer ? Craignait-on que quelque tête brûlée de socialiste n’eût l’audace d’attenter à la majesté de la représentation nationale ? Puis, pourquoi cette sonnerie de cloches et ce service religieux ? Comment ces hommes, sur lesquels il n’y en a pas dix qui croient en Dieu, peuvent-ils se prêter à cette ridicule comédie ? Enfin et surtout, pourquoi un si pompeux appareil délibérant (et si coûteux) pour reviser deux pauvres articles de constitution ? Ô sottises démocratiques ! qui vous voit de près se désabuse bien vite des illusions de la politique soi-disant républicaine.

Pourtant, ce qui inspirait aux socialistes mêlés à la foule les réflexions les plus tristes, ce n’était ni les cloches, ni les fusils des cadets, ni le trou fait au budget : c’était la présence, parmi ces représentants de la bourgeoisie, d’un ancien socialiste passé à l’ennemi, du fondateur de l’Internationale dans nos Montagnes, qui maintenant siège à la Constituante grâce aux suffrages des électeurs royalistes et cléricaux du Val de Ruz[290].


Le Congrès général de Genève avait déclaré que l’Internationale entendait pratiquer envers tous les travailleurs du monde, quelle que fût l’organisation qu’ils s’étaient donnée, la solidarité dans la lutte contre le capital. À l’occasion de la grève des mécaniciens du Centre-Hainaut (Belgique), le Comité fédéral jurassien adressa une circulaire pressante aux Sections jurassiennes, les invitant à venir en aide aux grévistes non-seulement directement, mais encore en s’efforçant d’intéresser à leur cause les sociétés ouvrières non adhérentes à l’Internationale. Une lettre fut écrite (1er octobre) au Comité central du Schweizerischer Arbeiterbund, disant : « La différence d’opinion qui nous sépare actuellement sur certaines questions de principes ne doit pas exclure la solidarité entre nous dès qu’il s’agit de combattre les auteurs de notre commune oppression... Sur ce terrain, nous voulons l’espérer, il n’y aura entre vous et nous qu’une lutte d’émulation pour arriver plus vite et de la manière la plus efficace au secours de ces travailleurs [les grévistes belges] dont on a violé les droits de la façon la plus indigne... Notre but commun étant l’émancipation du travail, nous ne saurions être des ennemis : aujourd’hui, comme toujours, nous vous tendons une main fraternelle sur le terrain de la solidarité économique, et nous vous demandons d’avoir envers nous les mêmes sentiments. » Le Comité central de l’Arbeiterbund répondit (lettre du 10 octobre, signée par Gutsmann, président, et Tauber, secrétaire) que « l’état actuel de leur fédération ne faisait pas espérer grand chose, mais qu’ils avaient fait ce qu’ils pouvaient faire, en faisant insérer dans leur organe, la Tagwacht, le résultat et les faits décrits dans la lettre du Comité fédéral jurassien ». Le Bulletin publia, sur le même sujet, l’entrefilet suivant (28 septembre) : « Nous savons que les mécaniciens du Centre-Hainaut avaient envoyé l’hiver dernier cinq cents francs aux bijoutiers de Genève alors en grève. Les sociétés ouvrières de la fabrique de Genève, qui sont toutes riches, ne pourraient-elles pas en cette occasion faire acte de solidarité envers des compagnons qui les ont aidés si généreusement dans un moment critique ? » Les ouvriers de la fabrique firent la sourde oreille, sauf les bijoutiers, qui remboursèrent les 500 fr. reçus par eux de Belgique l’année précédente ; les mécaniciens de Genève souscrivirent 80 fr., les tailleurs de pierre 100 fr., les menuisiers 100 francs. Les souscriptions de la Fédération jurassienne s’élevèrent à 418 fr. 05 (Bulletin du 7 décembre). — À titre de réciprocité, le Bulletin parla, en décembre, d’une grève faite à Zürich par les relieurs, et publia (22 décembre) une lettre que le Comité central de l’Arbeiterbund envoyait au Comité fédéral jurassien, pour prévenir les ouvriers relieurs de s’abstenir d’aller chercher du travail à Zürich. Ainsi se manifestaient, en dépit des haines fomentées par les agents marxistes tels que J.-Ph. Becker, les premiers symptômes d’un rapprochement entre les ouvriers de langue allemande et ceux de langue française.

L’activité des Sections jurassiennes, à Neuchâtel, la Chaux-de-fonds, le Locle, Saint-Imier, se porta essentiellement sur l’organisation de la fédération des sociétés ouvrières dans chaque localité. Comme l’avait prévu notre correspondant de Boston, la crise américaine avait eu sa répercussion sur l’industrie horlogère du Jura. « Depuis plusieurs semaines, dit le Bulletin du 7 décembre, la crise financière d’Amérique fait sentir son contre-coup chez nous. Le travail se ralentit surtout chez les monteurs de boîtes et les graveurs ; on nous cite un atelier de la Chaux-de-Fonds qui a dû congédier tous ses ouvriers. Si la situation se prolonge, nous pourrions bien revoir les tristes jours de la grande crise d’il y a une douzaine d’années ; et le prix élevé des subsistances rendrait la position des ouvriers encore plus pénible. C’est maintenant plus que jamais qu’il est du devoir de chacun de travailler, au sein des sociétés ouvrières, pour organiser la solidarité d’une façon pratique. » À la Chaux-de-Fonds, la Section avait décidé d’envoyer chaque mois au Comité fédéral jurassien un rapport sur la situation ; le rapport pour le mois d’octobre nous apprend que la fédération ouvrière locale était composée à ce moment de sept sociétés de résistance. Au Locle, qui était le siège du Comité fédéral et de l’administration du Bulletin depuis mai 1873, il y avait six sociétés ouvrières organisées, celles des monteurs de boîtes, des faiseurs de secrets, des graveurs et guillocheurs, des repasseurs et remonteurs, des peintres émailleurs, et des pierristes et sertisseurs. Au Val de Saint-Imier, le mouvement corporatif continuait à donner des résultats satisfaisants (Bulletin du 30 novembre) ; dans son assemblée générale, le 21 décembre, la société des ouvriers graveurs et guillocheurs renouvela à l’unanimité son adhésion à l’Internationale. À Bienne, la société des graveurs, à l’assemblée générale de laquelle (14 décembre) assistèrent deux délégués de la Chaux-de-Fonds, Heng et Otterstetter, manifestait d’excellents sentiments, de même que la société des monteurs de boîtes d’or, qui souscrivit à deux douzaines d’exemplaires de l’Almanach du peuple pour 1874. À Neuchâtel, un mouvement réjouissant se produisait chez les ouvriers boulangers, les ouvriers selliers ; par contre, les menuisiers, qui s’étaient retirés de l’Internationale en 1870, continuaient à se laisser mener par quelques « frotte-manches » ; et au « Cercle des travailleurs », fondé par des bourgeois conservateurs, un pasteur faisait des conférences religieuses, suivies par un certain nombre de « travailleurs » enchantés de trouver là du vin à bon marché.

Pour la quatrième fois, dans le courant de décembre 1873, les internationaux jurassiens firent paraître cet Almanach du peuple dont la publication avait commencé en décembre 1870. L’Almanach pour 1874 comprenait quatre articles, écrit par Schwitzguébel, Lefrançais, Malon, et Élisée Reclus. Schwitzguébel (Gouvernement et Administration) précisait la distinction entre l’État et la Fédération des communes. Lefrançais (Politique socialiste) indiquait comme but à la politique ouvrière la prise de possession des communes : « Que, s’abstenant dorénavant de toute action ayant pour but soit de maintenir, soit de reconstituer l’État politique actuel, les travailleurs, au contraire, s’emparent le plus possible des fonctions administratives locales pour apprendre à gérer eux-mêmes leurs affaires... La prise de possession, par le prolétariat, de l’administration des communes est seule capable d’amener définitivement la chute de l’État centralisé... Autant donc, à notre avis, il importe que les travailleurs discréditent chaque jour davantage l’action gouvernementale, en s’éloignant de tout scrutin purement politique, autant il est nécessaire qu’ils entrent, à l’aide de l’élection, dans l’administration communale. » B. Malon, adoptant la forme romanesque (Une conjuration chez les Atlantes), avait cherché à montrer qu’à l’ancienne conception du communisme d’État devait être substituée celle d’un communisme fédéraliste et anti-autoritaire, dont il rédigeait ainsi le programme : « La terre, les mines, les vaisseaux, les maisons, les animaux domestiques, les matières utiles et les outils de tous genres resteront propriété collective inaliénable ; l’avoir social, divisé en lots et catégories, sera confié, moyennant redevance et acceptation de certaines conditions d’intérêt général, à des associations de travail qui se partageront, d’après leurs conventions particulières, et la part de la collectivité prélevée, les produits du travail sociétaire ». Élisée Reclus traitait de la question sociale en Chine (Les Chinois et l’Internationale) ; il montrait que les intérêts du prolétariat, en Orient et en Occident, étaient les mêmes, et il exprimait l’espoir que cette communauté des intérêts ferait naître la communauté d’action.

L’Almanach se terminait par une chanson que nous avait envoyée notre ami alsacien Charles Keller. Cette chanson, que l’auteur avait intitulée Le Droit du Travailleur, mais que nous appelâmes d’abord familièrement l’Alsacienne, et qui plus tard, après que les ouvriers du Jura l’eurent adoptée comme leur Marseillaise, fut baptisée la Jurassienne, a pour refrain ces deux vers qui ont fait le tour du monde :


Ouvrier, prends la machine !
Prends la terre, paysan[291] !


Je n’en reproduis pas ici les cinq couplets, on les trouvera partout.

Il fallait une mélodie aux strophes de Keller. Un matin de janvier ou de février 1874 (j’habitais alors rue de la Place d’Armes, n° 5), je m’éveillai en me chantant à moi-même le motif du refrain ; et, en une demi-heure, j’eus achevé d’écrire la musique de la chanson. C’est sur cette musique, ainsi improvisée, communiquée au poète et à quelques amis, que se chanta et que se chante encore aujourd’hui la Jurassienne, à Paris comme en Suisse, en Russie comme en Amérique[292].



VII


De janvier 1874 au Congrès jurassien de la Chaux-de-Fonds. 25-27 avril 1874.


En Espagne, l’année 1874 commença par le coup d’État militaire du général Pavia :

« L’Assemblée nationale espagnole (les Cortès) a été dissoute dans la nuit du 2 au 3 janvier par un coup d’État. Les députés s’étaient prononcés, par 120 voix contre 100, contre le gouvernement de M. Castelar, et le pouvoir allait passer aux mains des intransigeants ; alors le général Pavia, gouverneur de Madrid, a fait braquer des canons contre le palais de l’assemblée ; un détachement d’infanterie a envahi la salle, et les représentants ont été mis à la porte. C’est la répétition du 18 brumaire et du 2 décembre. Un nouveau gouvernement, dont les membres principaux sont MM. Serrano et Sagasta, s’est immédiatement installé. Le coup d’État s’est fait au profit des monarchistes, et, dans un délai plus ou moins court, nous assisterons à l’avènement de Don Alphonse, fils et héritier de Sa Majesté Isabelle II. » (Bulletin du 11 janvier 1874.)

« La dictature grotesque de Castelar, ce républicain qui a montré tant de zèle à faire fusiller les socialistes, est tombée sous le mépris universel ; elle est remplacée par une autre dictature aussi brutale, aussi despotique, mais qui du moins ne prétend pas se couvrir du masque de la liberté... Le coup d’État du 3 janvier a provoqué des insurrections dans diverses provinces : Barcelone, en particulier, est soulevée depuis le 8 janvier, et le télégraphe prétend que c’est l’Internationale qui dirige le mouvement ;... Carthagène a été abandonnée par les intransigeants, qui se sont sauvés en Algérie à bord d’une frégate. » (Bulletin du 18 janvier.)

« Le mouvement de Barcelone, dont nous avons parlé dans notre dernier numéro, paraît n’avoir été qu’une échauffourée des partisans de Castelar et de Pi y Margall. Une lettre particulière de Barcelone nous apprend que le nouveau gouvernement vient de prononcer la dissolution de l’Internationale en Espagne. Cette dissolution a déjà été prononcée une première fois, il n’y a pas encore deux ans, par le ministre Sagasta, et la Fédération espagnole n’en a pas moins continué de vivre et d’agir : l’Internationale est indestructible. » (Bulletin du 25 janvier.)

Un peu plus tard, le Bulletin constatait que l’Internationale espagnole vivait toujours :

« L’ordre règne en Espagne, à ce qu’assure le gouvernement... La grande ennemie de la société moderne, l’Internationale, est vaincue : il a suffi d’un décret pour l’anéantir, pour supprimer ses sections et ses journaux.

« Oui, l’Internationale est anéantie en Espagne, de la même façon qu’elle est anéantie en France, c’est-à-dire qu’elle continue à agiter et à organiser les masses avec plus d’ardeur que jamais. Eh quoi ! parce que, pendant un certain temps, les sections de l’Internationale ne pourront pas se réunir publiquement, parce qu’on séquestrera leurs journaux, on croit avoir détruit notre Association ? C’est une plaisanterie. » (Bulletin du 1er mars.)

Une preuve palpable que l’organisation espagnole restait bien vivante, c’est, entre autres, une lettre (n° 2382) adressée par la Commission fédérale espagnole au Comité fédéral jurassien, à la date du 29 mars, pour lui parler d’une grève des mariniers et des tonneliers de Tarragone ; la Commission écrivait : « Les bourgeois de Tarragone ont dit qu’ils feraient venir des ouvriers tonneliers du Midi de la France et du Portugal pour prendre la place des grévistes. Afin d’empêcher la réalisation de ce projet, nous avons écrit au Conseil fédéral portugais... Comme nous n’avons pas l’adresse des sections du Midi de la France, nous vous écrivons la présente afin que vous fassiez connaître aux travailleurs français, par les moyens que vous jugerez les plus opportuns, la situation des grévistes de Tarragone, et que vous les préveniez de ne pas se laisser surprendre par les agents de nos exploiteurs. » À cette lettre était joint un exemplaire d’un Manifeste de la Commission fédérale à tous les ouvriers d’Espagne ; ce Manifeste, qui fut tiré à dix-sept mille exemplaires, leur disait : « Toutes les tromperies, toutes les trahisons dont vous avez été les victimes, vous auriez pu les prévenir et les éviter si, au lieu d’employer vos efforts à changer les formes de l’autorité, vous eussiez tendu à la destruction complète du principe d’autorité dans toutes ses manifestations... Il y a nécessité impérieuse de prendre entre vos mains la gestion directe de vos affaires et de vos intérêts, que jusqu’ici, nous l’avons constaté avec douleur, vous avez préféré remettre à vos faux amis, à vos ennemis naturels et nécessaires, c’est-à-dire à des hommes qui, n’ayant pas les mêmes intérêts que vous et appartenant à la classe ennemie de notre émancipation, ne pouvaient faire que vous exploiter et vous tromper... Que notre constante préoccupation soit la séparation absolue des exploiteurs et des exploités ; qu’il n’y ait plus parmi nous ni républicains bénévoles, ni républicains intransigeants, plus d’unitaires, de démocrates ou de monarchistes ; pour nous, il ne doit exister que deux partis : celui de la révolution et celui de la réaction... Si l’on fait appel à vous pour des élections, tournez le dos et venez à l’Association. Si on essaie de vous embrigader, sous prétexte de conspirations politiques, pour vous faire servir d’instruments dociles aux ambitions bourgeoises, tournez le dos et venez à l’Association... Vive l’Association internationale des travailleurs ! » (Bulletin des 5 et 12 avril.)


Andrea Costa fit parvenir encore à notre Bulletin, en janvier 1874, deux correspondances (écrites à la Baronata) datées de Bologne ; il y passait en revue la situation de l’Internationale dans les diverses régions de l’Italie, en Romagne, dans les Marches et l’Ombrie, en Toscane, en Sicile, dans le Napolitain. L’organisation publique de l’Internationale, qui faisait des progrès continus, s’était doublée en Italie d’une organisation secrète, dont l’agent exécutif fut un « Comité italien pour la Révolution sociale «. Ce Comité publia un Bollettino, dont la rédaction fut confiée à Costa, et qui, imprimé clandestinement, était distribué aux affiliés : le premier numéro parut en janvier 1874, le second en mars[293]. Au printemps de 1874, la situation devenant, en Italie, de plus en plus révolutionnaire, par suite de la misère croissante et des mouvements populaires qu’elle suscitait, Costa repassa la frontière et se rendit en Romagne, où il se tint caché, pour être plus à portée de correspondre avec les divers groupes révolutionnaires de la région ; de son côté, Malatesta, remis en liberté en janvier, commença dans le midi de la péninsule, avec quelques amis, un sérieux travail d’organisation.

Le n° 1 du Bollettino del Comitato italiano per la Rivoluzione sociale disait : « La propagande pacifique des idées révolutionnaires a fait son temps ; elle doit être remplacée par une propagande retentissante (clamorosa), solennelle, de l’insurrection et des barricades ». Dans le n° 2, on lisait : « Le peuple est las de paroles, il est temps d’en venir à la lutte. Loin de nous les maîtres, les docteurs, les avocats, les présidents, les consuls, les dictateurs ; nous ne sommes pas un vil troupeau ayant besoin du berger qui nous caresse pour mieux nous tondre... Renversons ce monde qui nous écrase, détruisons cette société qui nous renie, vengeons toutes les hontes, les insultes, les ignominies, les abjections dont nous avons souffert. Prolétaires d’Italie, en avant, énergiques et résolus comme nos pères, les esclaves de Spartacus, les ciompi de Lando[294], à la grande lutte pour notre émancipation ! »


Pour la France, je ne trouve dans notre Bulletin, pendant les quatre premiers mois de 1874, que des lettres de la Nouvelle-Calédonie, donnant des détails sur les souffrances des déportés de la Commune, sur les infâmes et barbares traitements infligés par les officiers du Fénelon aux femmes embarquées sur ce transport, sur l’évasion de Rochefort, Grousset, Jourde et de leurs trois compagnons ; puis un article résumant une lettre du Comité des Cercles catholiques d’ouvriers à l’archevêque de Paris, pour demander que dans la future église du Sacré-Cœur, à Montmartre, un autel fût consacré à Jésus-Ouvrier, et la réponse de l’archevêque, qui promettait l’érection de l’autel, et couvrait de fleurs les travailleurs manuels, « associés aux mérites du Fils de Dieu et qui le seront à sa gloire ». Le Bulletin écrivait à ce sujet :


Après cela, les ouvriers auraient bien mauvaise grâce à se plaindre encore de leur sort. L’archevêque de Paris ne vient-il pas de leur démontrer que « plus leur destinée les rapproche de la condition temporelle du Fils de Dieu », c’est-à-dire plus ils sont misérables (car on sait que le Fils de Dieu n’avait pas même un endroit où reposer sa tête), plus ils doivent s’estimer heureux ? La légitimité éternelle du salariat n’est-elle pas établie de la façon la plus péremptoire, puisque Jésus, pour sanctifier l’exploitation de l’homme par l’homme, a voulu lui-même « recevoir le salaire gagné par ses sueurs » ? Enfin, pour comble de bonheur et de gloire, n’apprend-on pas aux ouvriers que ce sont eux « qui possèdent les préférences du cœur de Jésus » ? Ils seront bien ingrats, ces mécréants d’ouvriers, si, après une si touchante manifestation de charité chrétienne à leur égard, ils continuent à fusiller les archevêques de Paris.


Tout en caressant « les ouvriers demeurés ou redevenus chrétiens », les réactionnaires versaillais emprisonnaient les ouvriers membres de l’Internationale : « Le tribunal correctionnel de Lyon vient de condamner un certain nombre d’ouvriers prévenus d’affiliation à l’Internationale aux peines suivantes : Camet[295] et Gillet à cinq ans de prison ; Boriasse, Dupin et Gouttenoire, à trois ans ; Deville, Dubois, Laurençon et Peroncel, à deux ans ; Ayèle, Basque, Bruy, Chazy, Audoire, Gaspard, Damaizin, Luchol et Lafay, à un an ; Gazot, Durieu, Masson, Gaillard, Hivert, Martin, Roure, Roussel et Serre à six mois ; en outre, chacun d’eux est condamné à 50 francs d’amende et à cinq ans d’interdiction des droits civiques. » (Bulletin du 3 mars.)


En Belgique, les mois de février et de mars 1874 furent marqués par des grèves importantes qui éclatèrent dans divers charbonnages, à Flémalle, au Flénu. Vers la fin de mars, le Conseil régional belge, siégeant à Verviers, publia un Manifeste adressé aux sections et corporations de la Fédération belge ; il y rappelait que « les grèves partielles ne seraient jamais un moyen efficace pour assurer les droits du travail », et déclarait « engager les associations ouvrières à examiner sérieusement la voie révolutionnaire, qui seule pourra assurer le triomphe des travailleurs » ; ce Manifeste portait les signatures des sept membres du Conseil régional, P. Bastin, J.-N. Demoulin, G. Gérombou, L. Lincé, T. Malempré, J. Ernst, et E. Piette. Le Congrès régional de Pâques eut lieu les 5 et 6 avril à Baume, dans le Centre-Hainaut ; on y discuta entre autres sur les moyens d’activer la propagande et de créer de nouvelles sections.


Les élections qui eurent lieu en Allemagne en janvier 1874 firent entrer au Reichstag neuf députés socialistes : six membres de la fraction d’Eisenach, tous élus en Saxe, Bebel, Geib, Liebknecht, Most, Motteler et Vahlteich ; et trois lassalliens, Hasenclever et Reimer, élus dans le Schleswig-Holstein, et lHasselmann, élu à Barmen-Elberfeld. Le vieux démocrate prussien Johann Jacoby, qui s’était publiquement rallié à la fraction d’Eisenach, avait consenti à laisser poser sa candidature en Saxe, et fut élu ; mais il refusa d’accepter sa nomination ; dans une lettre à ses électeurs, il rappela qu’avant les élections il avait publié une déclaration par laquelle il se réservait expressément le droit d’accepter ou de refuser le mandat qu’il aurait reçu : « Je fais maintenant usage, ajouta-t-il, du droit que je m’étais réservé, et je déclare que je refuse le mandat de député au Reichstag. Convaincu de l’impossibilité d’opérer, par les moyens parlementaires, la transformation d’un État militaire en un État populaire, je ne puis pas me résoudre à prendre part à des délibérations dont je connais d’avance l’inutilité. » Le Volksstaat se montra très mécontent de cette décision, et fit d’amers reproches à Jacoby, qui faisait perdre un siège aux socialistes !

« Les ouvriers de Mulhouse, bien qu’abstentionnistes, avaient résolu de poser la candidature de Liebknecht, qui était alors en prison, uniquement à titre de protestation. Les bonapartistes, les légitimistes, les républicains de toute nuance, se coalisèrent pour nommer un candidat anti-prussien : leur choix tomba sur un imbécile, un bonapartiste, un homme qui avait fait de sa fabrique un sérail, mais qui était plusieurs fois millionnaire. » Grande fut la colère des coalisés contre les ouvriers socialistes, qu’on traita de Prussiens. À partir de ce jour, on chercha une occasion pour chasser l’ouvrier à qui on attribuait l’initiative de la candidature Liebknecht, notre ami Weiss, qui depuis quinze ans travaillait dans la manufacture de Kœchlin frères. On ne la trouva pas, et on finit par lui dire tout bonnement, dix-huit mois plus tard, qu’on voulait que l’ordre régnât dans la fabrique, et qu’on le priait de chercher de l’ouvrage ailleurs (Bulletin du 19 septembre 1875).

Le fait que les députés des deux fractions allaient siéger côte à côte au Reichstag devait forcément amener entre eux un rapprochement, dont la première manifestation publique eut lieu à l’occasion de la question d’Alsace-Lorraine. Les députés alsaciens-lorrains avaient présenté au Reichstag, le 18 février 1874, la proposition suivante : « La population d’Alsace-Lorraine, qui a été annexée à l’Empire allemand par le traité de Francfort sans avoir été consultée, sera appelée à se prononcer par un vote spécial sur cette annexion ». Cette proposition et le discours prononcé par le député alsacien Teutsch furent accueillis par des huées, des vociférations, des rires insultants. Au vote, toutes les fractions bourgeoises se levèrent comme un seul homme contre la proposition. Les seuls députés qui, a la contre-épreuve, au milieu de l’hilarité redoublée et mêlée de rage de la majorité, se déclarèrent en faveur de la proposition des Alsaciens, furent les Polonais, le Danois Kryger, le Hanovrien Ewald, le républicain Sonnemann, et les sept socialistes présents (Bebel et Liebknecht étaient encore détenus à la forteresse de Hubertsbourg, d’où ils ne sortirent, Liebknecht qu’à l’automne de 1874, Bebel qu’en 1875). Les socialistes motivèrent leur vote par une déclaration qui fut signée à la fois par les lassalliens (Hasenclever, Hasselmann et Reimer) et par ceux de la fraction d’Eisenach (Geib, Most, Motteler et Vahlteich).


Nous applaudissons à ce rapprochement, — écrivis-je dans le Bulletin, — et nous constatons en même temps que les attaques dirigées à réitérées fois par le Volksstaat contre les hommes de l’Allgemeiner Arbeiter-Verein (les lassalliens), que ce journal représentait comme des instruments de Bismarck[296], se trouvent par le fait être désavouées et reconnues pour de pures calomnies… Maintenant qu’après une longue crise un esprit d’apaisement semble prévaloir à peu près partout, nous faisons des vœux pour qu’un rapprochement puisse s’opérer entre les divers groupes qui fractionnent le prolétariat de l’Europe et de l’Amérique, et pour qu’au moins, dans la presse socialiste, la discussion franche et loyale vienne remplacer l’injure.


Un discours prononcé par Hasselmann au Reichstag contre le projet de loi sur les ruptures de contrat (Kontraktbruchgesetz) contenait ce passage : « En Allemagne, nous n’avons jusqu’à présent lutté que dans les limites légales ; nous laissons à notre ennemi, le capital, le soin de rompre le premier le pont de la légalité. Mais, chez nos voisins, nos amis ont déjà rompu le pont ; là, le prolétariat à bout de patience a pris les armes contre les exploiteurs versaillais, contre ces bandits de l’ordre qui, après trois années, commandent encore des exécutions et se baignent encore dans le sang. Et ce combat entre le travailleur et l’oisif, entre le capital et le travail, entre la misère et la jouissance, l’Allemagne n’y échappera pas. »


Ces paroles — dit encore le Bulletin — sont pour nous un symptôme frappant des progrès qu’a faits depuis quelques années le prolétariat allemand… La période exclusivement militaire est passée ; le peuple ouvrier prend conscience de sa misère et de ses droits ; le flot de la révolution monte.


Le Neuer Sozial-Demokrat, organe des lassalliens, publia un appel aux travailleurs allemands, signé par Hasenclever, pour les inviter à célébrer, le 18 mars 1874, le troisième anniversaire de la Commune de Paris, afin de montrer qu’ils étaient étrangers à toute haine nationale, à tous préjugés nationaux : « car l’humanité passe avant l’Allemagne ».

Dans un article où je commentais un passage de l’Arbeiterprogramm de Lassalle (Bulletin du 29 mars), j’appliquais à l’idée du « Volksstaat », de l’État populaire, le jugement porté par Lassalle sur le programme de la révolte des paysans allemands de 1525, qui, avait-il dit, n’était qu’un développement du principe ancien de la société féodale, d’un principe appartenant à une période historique qui avait fini son temps et qui allait disparaître ; et j’écrivais, en reprenant ses propres paroles :


Les partisans de l’État populaire sont des hommes « qui prennent pour un nouveau principe révolutionnaire ce qui n’est autre chose qu’un rajeunissement, un replâtrage, une expression plus correcte et plus conséquente du vieux principe, du principe de la période historique qui finit ».

Toutefois l’erreur dans laquelle ces citoyens nous paraissent tomber est une de ces erreurs de théorie que l’expérience corrige ; et nous voyons déjà se produire des symptômes qui semblent annoncer, en Allemagne, une manière nouvelle d’envisager la question. Il y aura bien, peut-être, quelques doctrinaires dont les opinions sont toutes faites depuis un quart de siècle, et qui persévéreront quand même dans un système dont ils sont les inventeurs ; mais le prolétariat militant saura accueillir les enseignements que lui donnent les événements de ces dernières années ; et, pour ne citer qu’un fait, l’enthousiasme et l’unanimité avec lesquels a été célébré en Allemagne l’anniversaire du 18 mars nous font espérer que le programme politique et social de la Commune de Paris deviendra bientôt, des deux côtés du Rhin, le symbole commun des aspirations de tous ceux qui veulent l’affranchissement définitif du travail et la fin de l’exploitation de l’homme par l’homme.


C’était là une illusion, il fallut le reconnaître quelques années plus tard.


En Autriche, l’Association « Volksstimme », dont Oberwinder était le chef, avait en 1873 présenté au Reichsrath une pétition demandant diverses réformes destinées à améliorer la situation des ouvriers. La commission nommée par le Reichsrath pour s’occuper de cette pétition décida, en avril 1874, de la renvoyer au gouvernement. Là-dessus, le Volksstaat de Leipzig écrivit :

« Nous pensons qu’après avoir vu leur pétition enterrée avec si peu de cérémonie, les ouvriers autrichiens comprendront une fois pour toutes que, par la voie parlementaire, ils ne peuvent pas même obtenir une minime amélioration de leur sort, à plus forte raison une amélioration radicale, et que ceux qui engagent la classe ouvrière à continuer dans cette voie sont, ou bien des hommes incapables et sans intelligence, ou bien des spéculateurs malhonnêtes et égoïstes. Renvoyer une pétition au gouvernement ne signifie pas autre chose, en langage de cour, qu’envoyer le pétitionnaire au diable. »

Le Bulletin, à son tour, fit cette observation :


Le Volksstaat ne nous a guère habitués à un pareil langage, et le jugement si sévère et si juste qu’il porte sur le parlementarisme nous paraît quelque peu en contradiction avec la pratique quotidienne de ses amis. Toutefois, nous enregistrons cette déclaration comme un nouveau symptôme du progrès des idées révolutionnaires en Allemagne.


En Angleterre, les élections (février 1874) avaient donné la majorité au parti conservateur. Les Trade Unions avaient pris part à la lutte électorale, et avaient porté, dans différents collèges, onze candidats : deux seulement furent élus, à Stafford et à Marpeth, Macdonald et Burt, qui occupaient de hautes fonctions dans deux Unions d’ouvriers mineurs. À peine élu, Macdonald accepta de siéger dans une « Commission royale » que le nouveau cabinet tory venait d’instituer pour faire une enquête sur la situation des classes ouvrières ; aussitôt une partie du prolétariat anglais l’accusa de trahison. L’élu de Marpeth, Burt, à son tour, entra dans cette même commission. Le journal Bee-hive, organe des Trade Unions, attaqua violemment les deux députés ; et le Comité parlementaire auquel le Congrès des Trade Unions, réuni à Nottingham, avait confié la mission de surveiller les débats du Parlement, infligea un blâme à Macdonald et à Burt. Ceux-ci n’acceptèrent pas le blâme, et se firent adresser des votes de confiance, le second par les électeurs de Marpeth, le premier par le Conseil de l’Association nationale des mineurs. « Les choses en sont là ; et la querelle suffira peut-être pour faire échouer le projet d’une fédération régulière des Trade Unions, qu’on espérait voir se réaliser l’année prochaine. Voilà ce que gagnent les ouvriers à faire de la politique bourgeoise : les députés Macdonald et Burt acceptent des fonctions que leur offre le ministère conservateur, et aussitôt ceux des ouvriers dont les sympathies sont pour les libéraux crient à la trahison. Il en sera ainsi tant que les travailleurs emboîteront le pas aux partis politiques bourgeois ; ils se querelleront, s’injurieront, se battront au profit de leurs maîtres. Qu’ils s’abstiennent de politique bourgeoise, qu’ils tournent le dos à tous les partis ; et alors, la pomme de discorde qui les divise ayant disparu, ils se trouveront fraternellement unis sur le terrain de la solidarité économique, et pourront travailler tous ensemble à préparer la révolution sociale. » (Bulletin du 19 avril 1874.)

En février, Thomas Halliday, président d’une association d’ouvriers mineurs, et sept autres membres du comité de cette association, avaient été déférés à la cour d’assises de Manchester comme prévenus de conspiration, la loi anglaise interdisant, sous le nom de conspiracy, « tout ce qui peut obstruer le commerce » ; le crime des accusés était d’avoir payé le voyage de retour d’ouvriers que les propriétaires des mines de Burnley avaient fait venir d’autres parties du pays pour remplacer des grévistes. Le procès fut jugé en avril, et, les jurés n’ayant pas réussi à se mettre d’accord (en Angleterre le verdict du jury doit être rendu à l’unanimité), il fallut renvoyer les accusés sans que la cour eût pu prononcer une sentence. Mais le ministère public déclara qu’il n’abandonnait pas l’accusation, et qu’il se réservait de la reprendre en un moment plus opportun.


Aux États-Unis, le Committee of safety élu au meeting du 11 décembre, à New-York, organisa pour le 13 janvier 1874 une grande réunion populaire en plein air, à Tompkins Square. Les autorités municipales ayant résolu de s’opposer à cette démonstration, la police chargea les manifestants et le public à coups de casse-têtes ; un ouvrier fut tué, beaucoup d’autres blessés, et un certain nombre d’arrestations furent faites. Mais cet incident n’arrêta pas le mouvement, et, les jours suivants, des meetings de protestation furent tenus dans divers quartiers de la ville. Dans l’un de ces meetings, T. H. Banks prononça un discours où se trouvaient ces paroles significatives, reproduites par le New York Herald : « De pareils traitements ne nous laissent point d’autre remède que la force des armes, et nous devons nous préparer à l’emploi des armes pour maintenir notre droit de nous réunir librement. Le temps est venu où nous devons nous préparer aux dernières extrémités… Qu’on ne parle plus de la libre Amérique ! Nous sommes fatigués des démagogues politiques, nous en avons assez. On nous appelle communistes ! Les communistes sont les seuls qui s’inquiètent des droits des ouvriers (Applaudissements). »

L’agitation qui régnait à New York et dans tous les grands centres industriels ne devait aboutir, d’ailleurs, à aucun résultat, par suite du défaut d’entente entre ceux qui menaient l’agitation, et parce que les masses prolétariennes n’étaient pas organisées.


La crise industrielle qui, des États-Unis, s’était répercutée dans le Jura suisse, amena, avec le chômage, une baisse générale des salaires dans l’industrie horlogère jurassienne et genevoise. Les patrons monteurs de boîtes en or de la Chaux-de-Fonds avaient voulu, en décembre 1873, imposer à leurs ouvriers un tarif diminuant les prix de la main-d’œuvre. Les ouvriers refusèrent de l’accepter ; les patrons déclarèrent maintenir leur nouveau tarif, et, en présence de leur attitude, la grève fut déclarée le 8 janvier 1874. Les patrons envoyèrent à leurs collègues des autres localités une circulaire pour les inviter à ne pas accepter dans leurs ateliers les ouvriers venant de la Chaux-de-Fonds ; de leur côté, les ouvriers réclamèrent l’appui de la Fédération jurassienne, et le Bulletin du 25 janvier publia l’appel suivant : « Les ouvriers monteurs de boîtes de la Chaux-de-Fonds, quoique ne faisant pas partie de l’Internationale, viennent de réclamer, par une lettre officielle, l’appui moral et matériel de notre Association dans la grève qu’ils soutiennent en ce moment. Cet appui ne leur fera pas défaut. Nous faisons appel à la solidarité de toutes les sections, non seulement de la Fédération jurassienne, mais des Fédérations du monde entier, assurés que notre appel sera entendu. » Dans un article intitulé : Le remède à la crise (18 janvier), j’avais expliqué qu’à un événement d’un caractère international il était inutile de vouloir opposer une simple résistance locale :


Puisque les tripotages de la bourgeoisie capitaliste de New York atteignent directement les ouvriers de notre pays, il faut que les ouvriers du Jura se mettent en mesure de résister non-seulement à la bourgeoisie suisse, mais à la bourgeoisie américaine, à celle du monde entier, en s’alliant aux ouvriers du monde entier... La résistance à la bourgeoisie ne doit pas être seulement locale, car alors elle ne peut produire aucun résultat efficace ; elle doit devenir universelle, internationale. Il faut que les ouvriers de la Chaux-de-Fonds deviennent les alliés des ouvriers de New York, des ouvriers de tous les pays civilisés ; il faut que, tous, ils solidarisent leurs intérêts et s’entr’aident dans la lutte contre l’exploitation. Et qu’on ne traite pas d’utopie la mise en pratique de cette idée! Ne voyons-nous pas, en ce moment même, les ouvriers de New York engager la lutte contre la bourgeoisie américaine au nom des mêmes principes que nous ? Les intérêts des ouvriers américains ne sont-ils pas les mêmes que ceux des ouvriers suisses ? Et ce pacte universel de solidarité dont nous parlons, n’en voyons-nous pas déjà un commencement d’exécution ?

Oui, il faut le reconnaître : le seul moyen pour assurer le succès des revendications ouvrières, c’est de généraliser la lutte, c’est d’opposer à la ligue universelle du capital la ligue universelle du travail. Et notre but, une fois cette ligue organisée, ne doit pas être d’apporter seulement quelques soulagements aux maux actuels ; il faut, si nous voulons en finir une fois pour toutes avec les crises, les baisses de prix, les grèves et la misère, en venir au grand, au seul remède : l’abolition complète du patronat, la remise aux mains des ouvriers de tous les instruments de travail, — ce qui signifie la révolution sociale.


Dans le numéro suivant, en un grand article (non signé, comme c’était la règle dans nos journaux), Auguste Spichiger examinait les obstacles qui s’étaient opposés jusque-là au développement de l’organisation ouvrière : il montrait, d’un côté, les ouvriers rangés, les économes à tout prix, ceux dont la morale consiste à ne rien devoir à personne, et qui sont des égoïstes aspirant à se créer, si possible, une situation de privilégiés ; de l’autre, les noceurs, les légers de caractère, les irréguliers au travail, qui veulent bien réclamer et même se révolter, mais qui se découragent au moindre échec, et que la « noce » énerve et démoralise ; et il faisait voir que de cette situation générale était résultée l’impuissance à créer des organisations solides. Et pourtant, nulle lutte efficace contre la misère n’était possible sans cette organisation. « Ainsi donc, disait Spichiger, puisque nous avons tous des torts, reconnaissons-les et faisons-en notre meâ culpâ, en nous promettant mutuellement de nous affranchir de nos faiblesses : les uns, en mettant de côté cette déplorable bêtise de vouloir singer l’existence bourgeoise ; les autres, en ne se rabaissant pas par une conduite indigne d’ouvriers ayant la conscience de leurs droits. » Et il concluait, dans un bel élan d’enthousiasme :


Quant à nous, nous en faisons le serment, nous brisons avec la vieille routine sous quelque forme qu’elle se présente, et nous serons les adversaires de tout ce qui en conserve le caractère, pour nous vouer au travail de l’avènement d’une société nouvelle ; car nous avons enfin ouvert les yeux, et la lumière nous est apparue ; non la lumière d’un Dieu soumettant tout à un despotisme insupportable, mais la lumière de la grande Déesse de la vraie liberté, de la Révolution sociale.


L’assemblée générale de la Fédération ouvrière locale de la Chaux-de-Fonds, qui eut lieu le 12 février, décida d’appuyer énergiquement la résistance des ouvriers boîtiers. Ce n’était pas sans raisons que toute la population s’intéressait à cette grève, car le résultat de la lutte devait avoir une grande influence sur le moral des sociétés ouvrières et sur leur avenir. Un tiers environ des patrons avaient continué à faire travailler à l’ancien tarif ; afin de triompher des patrons récalcitrants, la fédération locale convoqua pour le vendredi 27 février, au Temple français, une grande assemblée populaire, qui réunit 2500 travailleurs de tous les métiers, et fut présidée par le graveur Fritz Heng, président de la fédération locale ; après avoir entendu plusieurs discours énergiques, l’assemblée adopta à l’unanimité la proposition, présentée par Heng, de nommer une commission chargée d’étudier les moyens pratiques de mettre fin à la grève en associant coopérativement les ouvriers monteurs de boîtes non occupés ; la commission fut élue séance tenante. « Les résultats de cette grande manifestation ne se sont pas fait attendre. Quatre jours plus tard, les patrons monteurs de boîtes, comprenant que la partie était perdue, ont retiré leur nouveau tarif. C’est donc une victoire éclatante pour la solidarité ouvrière. » Il faut ajouter que cette victoire coïncidait avec une légère reprise des affaires qui venait d’avoir lieu. Une lettre de la Chaux-de-Fonds indiquait encore un autre motif qui avait pu déterminer la capitulation des patrons, conseillés par les meneurs politiques : « L’assemblée populaire du 27 février avait été unanime à se prononcer en faveur des grévistes. Toutefois, je pense que c’est moins le résultat de cette assemblée que l’approche des élections politiques qui a engagé les patrons à céder. Les présidents de deux sociétés ouvrières seulement, sur une vingtaine que compte la Chaux-de-Fonds, avaient voulu signer l’affiche habituelle pour la fête patriotique du 1er mars ; et bon nombre d’ouvriers parlent de s’abstenir d’aller voter au mois d’avril ; voilà surtout ce qui, à mon avis, aura mis la puce à l’oreille à nos gros bonnets. »

Au Val de Saint-Imier, le mouvement des sociétés ouvrières s’accentuait de plus en plus dans le sens du programme de l’Internationale. La fédération ouvrière du district de Courtelary groupait quatre sociétés de résistance : l’Alliance des repasseurs et remonteurs (110 membres), l’Association des graveurs et guillocheurs (84 membres), l’Association des faiseurs de secrets (25 membres), l’Union de résistance des monteurs de boîtes (40 membres), plus une cinquantaine d’adhérents individuels appartenant à des métiers non encore organisés. Le magasin coopératif, propriété de la fédération, continuait à se développer. Dans son assemblée générale du 25 janvier 1874, la fédération vota les deux résolutions suivantes : « La fédération recommande à tous ses adhérents la fréquentation régulière des séances des Cercles d’études sociales de Saint-Imier et de Sonvillier, organisés dans le but de favoriser l’instruction mutuelle et l’étude des questions sociales parmi les ouvriers. Elle leur recommande l’abonnement au Bulletin de la Fédération jurassienne de l’Internationale. » Dans un article intitulé Secours mutuels et résistance (Bulletin du 22 mars), un camarade, qui doit être Adhémar Schwitzguébel, attirait l’attention sur l’obstacle opposé au mouvement ouvrier par l’existence, dans certains métiers, à côté des sociétés de résistance, de sociétés de secours mutuels qui immobilisaient des ressources considérables, et qui étaient animées d’un esprit conservateur. « Dans les métiers où existent deux sociétés, la caisse de résistance se ruinera pour soutenir une grève, tandis que la caisse de secours mutuels restera intacte, alors même que les intérêts du métier tout entier seraient menacés de ruine. Combien, dans des cas semblables, ne serait-il pas avantageux qu’il n’y eût qu’une seule caisse, mise entièrement à la disposition de la grève !... Les ouvriers des métiers où ces deux sociétés existent séparément feront bien de travailler à leur fusion ; comme l’obstacle principal est la question financière, et que les sociétés de résistance commencent à posséder des capitaux aussi importants que ceux des sociétés de secours mutuels, les difficultés de cette fusion seraient bien vite vaincues si la question était sérieusement agitée. »

L’anniversaire du 18 mars fut l’occasion de manifestations publiques dans la plupart des sections de la Fédération jurassienne. À Neuchâtel, la Section organisa une soirée familière à laquelle prirent part de nombreux ouvriers de langue allemande ; cette soirée eut lieu au cercle de la Société du Grütli, dont les membres s’étaient joints pour cette occasion à ceux de l’Internationale. La réunion fut présidée par l’ouvrier mécanicien Louis Jenny, qui, dans un discours en français et en allemand, rappela la signification du 18 mars ; puis la Société du Grütli chanta un chœur de circonstance ; ensuite, le vieux doyen de la Commune de Paris, Charles Beslay, alors dans sa soixante-dix-neuvième année, donna lectiure de la circulaire par laquelle Hasenclever avait invité les travailleurs d’Allemagne à fêter le 18 mars ; Beslay but à la fraternité des peuples, et proposa l’envoi d’un télégramme de sympathie à Hasenclever, ce qui fut fait à l’instant ; à mon tour, je mis en relief, comme preuve du progrès réalisé dans les idées depuis 1871, le fait que la Société du Grütli avait mis son local à la disposition de l’Internationale, et que plusieurs sociétés ouvrières s’étaient fait représenter à la réunion ; et j’exprimai l’espoir que la création définitive d’une fédération entre les sociétés ouvrières de Neuchâtel serait bientôt un fait accompli[297] ; enfin, plusieurs ouvriers allemands, Brunnhofer, Lutz, et d’autres, se déclarèrent, au nom de leurs camarades, solidaires de la Commune de Paris, dont la cause était celle de l’humanité tout entière, et burent à l’union des travailleurs allemands avec les travailleurs français. Notons qu’à la Chaux-de-Fonds, le banquet qui avait été organisé ne put avoir lieu, le propriétaire de la salle ayant, au dernier moment, sous la pression exercée par nos adversaires, refusé son local.

Les politiciens essayaient, comme toujours, de pécher en eau trouble. C’était le moment où, dans le Jura bernois, les meneurs radicaux avaient organisé un mouvement contre l’ultramontanisme, non pour combattre le catholicisme en tant que religion, mais simplement pour remplacer, dans la partie catholique du Jura, les curés ultraniontains par des curés dits « libéraux ». Les ouvriers restèrent en général indifférents à cette campagne ; le Bulletin les avait mis en garde ; il disait (22 mars) :


D’une part, le « libéralisme » de certains pasteurs protestants est chose si équivoque et si peu libérale en réalité, que le sermon d’un orthodoxe peut être pris pour un sermon libéral[298] ; d’autre part, les curés « libéraux » jurassiens affirment solennellement que la doctrine qu’ils enseignent, c’est la vieille doctrine romaine dans son orthodoxie la plus authentique[299], c’est-à-dire ce même ramas de niaiseries et de turpitudes que les journaux radicaux dénonçaient jadis avec tant de véhémence à l’indignation publique. Et voilà ce que les radicaux suisses osent présenter au peuple comme le progrès religieux ! Désertant leurs traditions de parti, reniant cette grande philosophie du dix-huitième siècle qui a fait la Révolution française, proclamé les droits de l’homme et émancipé la bourgeoisie, ils donnent la main aux cafards dont ils ont, les premiers, appris au peuple à se moquer ; c’est par leurs conseils et avec leur appui que l’Église, changeant de masque et faisant peau neuve, joue la comédie libérale destinée à donner le change aux naïfs ! Quel écœurant spectacle !


Dans les Montagnes neuchâteloises, le coullerysme, qui n’était pas mort[300], faisait une tentative pour se reconstituer en parti électoral. Un ancien rédacteur de la Montagne (la feuille que Coullery avait publiée de 1868 à 1870), Louis Jeanrenaud[301], venait de créer à la Chaux-de-Fonds un journal, subventionné par des politiciens conservateurs, la Jeune République, qui se donnait comme l’organe d’une « Association politique ouvrière ». Le Bulletin arracha aussitôt le masque à ces charlatans, en écrivant (29 mars) :


Il n’existe pas à la Chaux-de-Fonds d’autre organisation ouvrière que l’Internationale et la fédération ouvrière locale, dont l’action s’exerce sur le terrain économique, et qui sont bien décidées à ne pas donner la main aux partis politiques bourgeois. La Jeune République est tout simplement l’organe d’un groupe de banquiers, de fabricants, d’avocats et d’officiers d’état-major, les mêmes qui, il y a six ans, ont essayé d’escalader le pouvoir avec l’aide de Coullery, et qui aujourd’hui font une nouvelle tentative. Peine perdue, messieurs, la ficelle est usée !


Les élections au Grand-Conseil neuchâtelois devaient avoir lieu le 19 avril. La Jeune République publia une liste de sept candidats ouvriers (sur 23 députés que nommait alors le collège électoral de la Chaux-de-Fonds) qu’elle recommandait aux suffrages des électeurs ; ces sept candidats furent inscrits en même temps sur la liste du parti conservateur. Mais la manœuvre réussit encore moins qu’en 1868 : « Quelques personnalités intrigantes de la Chaux-de-Fonds avaient essayé de fabriquer un socialisme électoral, réédition de celui de Coullery de piteuse mémoire, avec l’espoir de gagner quelques voix d’ouvriers pour le parti conservateur. Cette manœuvre a fait un fiasco complet, et les entrepreneurs de la Jeune République en sont pour leur courte honte. » (Bulletin du 20 avril 1874.)

Les rapports de solidarité entre les organisations ouvrières de la Suisse allemande et celles de la Suisse française étaient en voie de progrès. Le Comité central de l’Arbeiterbund, ayant entrepris un travail de statistique sur les salaires et les heures de travail, envoya à divers membres de la Fédération jurassienne des formulaires à remplir, et le Bulletin, dans un article sympathique, « engagea ses amis à coopérer dans la mesure de leurs forces à cette entreprise » (18 janvier). La Tagwacht de Zürich paraissait se rapprocher de nous ; ce journal publia un article révolutionnaire (que le Bulletin reproduisit, 15 février) où il montrait la bourgeoisie suisse sympathisant avec les gouvernements despotiques et avec le militarisme employé pour comprimer le prolétariat ; il annonçait une révolution prochaine, que la bourgeoisie suisse eût pu éviter si elle avait voulu consentir à s’associer à l’œuvre véritablement républicaine de l’émancipation des opprimés ; « Mais elle ne le fera pas ; elle continuera à repousser obstinément toute réforme, elle accumulera de la sorte chez les ouvriers un océan de haines et de colères, et elle ira ainsi jusqu’au jour où rouleront sur sa tête les flots du déluge populaire ». Dans un autre article, la Tagwacht critiqua la tactique des radicaux à l’égard de l’ultramontanisme, en montrant que « le cléricalisme, sous toutes ses formes, ne peut être vaincu que par un seul principe, le socialisme » ; le Bulletin, en reproduisant l’article (22 février), écrivit : « Nous sommes heureux de nous trouver une fois de plus en complète communauté d’idées avec les socialistes zuricois ».

Sur un point, en particulier, la Tagwacht nous étonna par l’adoption d’une tactique presque conforme à la nôtre : ce fut au sujet du vote par lequel le peuple suisse était appelé à sanctionner, le 19 avril, un projet de revision de la constitution fédérale, élaboré par les deux Chambres. Ce projet, un peu moins centraliste que celui qui avait été rejeté en 1872, paraissait avoir des chances d’être adopté ; mais, chose singulière, les ouvriers socialistes de la Suisse allemande s’en désintéressaient, et le Bulletin fit cette remarque (29 mars ) :


L’attitude de la Tagwacht dans cette circonstance est caractéristique. Elle déclare que, les opinions étant très partagées parmi les ouvriers au sujet du projet de constitution fédérale, elle gardera la neutralité dans cette question, tout en laissant à ses divers correspondants la liberté de soutenir le pour ou le contre dans les colonnes du journal.

Ainsi, dans la question politique la plus importante qui puisse préoccuper la Suisse, voilà la Tagwacht qui pratique le système de l’abstention : car c’est de l’abstention, et rien autre chose, que de déclarer qu’on restera neutre, qu’on ne recommandera pas de voter non, et qu’on ne recommandera pas non plus de voter oui.


Quand le résultat du vote fut connu, le Bulletin (20 avril) l’apprécia en ces termes :


La revision fédérale a été acceptée par la majorité du peuple suisse et par la majorité des cantons : c’était un résultat prévu par tout le monde. Il est inutile d’essayer de lutter, sur le terrain politique, contre l’irrésistible courant qui porte l’État bourgeois, c’est-à-dire l’État radical, vers la centralisation. Ce ne sera que par la révolution économique, qui détruira les États politiques, qu’il sera possible de faire triompher le principe d’autonomie et de fédéralisme, qui est celui de la civilisation de l’avenir.


Cependant un petit fait nous montra que la mentalité de la plupart des socialistes de la Suisse allemande était encore fort éloignée du point où nous eussions voulu la voir. Le Congrès annuel de l’Arbeiterbund devant se réunir à Zürich à la Pentecôte, le Comité de cette association demanda au gouvernement zuricois, pour les séances du Congrès, la jouissance de la salle du Grand-Conseil, et le gouvernement l’accorda ; mais une protestation, qui se couvrit aussitôt de plus de dix mille signatures, invita le Grand-Conseil zuricois à casser la décision du gouvernement. En vain les chefs de l’Arbeiterbund cherchèrent-ils à conjurer l’orage en se faisant petits et inoffensifs, en déclarant, dans la Tagwacht, qu’ils n’avaient rien de commun avec l’Internationale et la Commune, et que c’était leur faire tort que de les rendre responsables de doctrines qu’ils désavouaient ; le Grand-Conseil zuricois annula, par 98 voix contre 94, la décision du gouvernement cantonal. « La tactique de la Tagwacht n’a servi de rien, écrivit le Bulletin (17 mai) ; la bourgeoisie zuricoise a fort bien compris que toute association ouvrière qui fait de la résistance au capital ne fait qu’appliquer les doctrines de l’Internationale, et l’Arbeiterbund se voit, bon gré mal gré, déclaré solidaire de la grande Association socialiste des travailleurs du monde entier. Nous lui conseillons d’en prendre tranquillement son parti : c’est ce qui pouvait lui arriver de mieux. »

À Genève, un conflit avait éclaté le 13 avril parmi les ouvriers du bâtiment. Des « faux-frères », qui travaillaient au-dessous du tarif, dans un chantier du Cours de Rive, furent engagés par leurs collègues à se conformer à l’ordre de choses établi ; ils s’y refusèrent, et il en résulta une rixe, à la suite de laquelle une cinquantaine d’arrestations furent opérées pour protéger la « liberté du travail ». Le Bulletin écrivit à ce sujet : « Si les ouvriers genevois, au lieu de laisser l’Internationale se désorganiser dans leur ville et tomber à l’état de simple fantôme, avaient maintenu la forte organisation qu’ils possédaient en 1869, un conflit pareil n’aurait pas eu lieu : la puissance de l’Association aurait obligé tout le monde, ouvriers et patrons, à respecter les tarifs, et aucun prétexte n’aurait été donné à des voies de fait qui servent d’occasion aux journaux bourgeois pour inventer de nouvelles calomnies... Ouvriers de Genève, réorganisez fortement l’Internationale, réveillez l’esprit de solidarité, et vous aurez fermé l’ère des rixes inutiles et fratricides, pour reprendre, sur les seules bases sérieuses, le grand combat du prolétariat luttant pour son émancipation. » Un article (écrit par Joukovsky) publié dans le Bulletin du 31 mai refit, une fois de plus, la démonstration des illusions de la politique électorale :« Le gouvernement radical genevois expulse une vingtaine d’ouvriers, et en emprisonne environ soixante-dix. Jamais pareille mesure n’avait été prise par les gouvernements précédents, mais celui d’aujourd’hui n’est pas radical pour rien. Y a-t-il une raison pour qu’il s’arrête en cette voie? Qui pourrait l’arrêter, sinon le peuple travailleur ? Est-ce en votant pour lui que le travailleur de Genève mettra fin aux agissements du radicalisme bourgeois ? Voilà les questions qui d’elles-mêmes se posent à l’esprit des ouvriers de Genève. Qu’ils y réfléchissent ! »

Le Congrès annuel de la Fédération jurassienne se réunit à la Chaux-de-Fonds les 25, 25 et 27 avril, dans la salle du Casino. Neuf Sections, celles de Saint-Imier, Sonvillier, graveurs et guillocheurs du district de Courtelary, Chaux-de-Fonds, graveurs et guillocheurs du Locle, Neuchâtel, Genève, Berne, et une Section d’Alsace, y furent représentées par quinze délégués[302]. La Section de Genève était celle qui, de 1871 à 1873, avait porté le nom de « Section de propagande et d’action révolutionnaire socialiste » ; après le Congrès général de 1873, elle avait trouvé bon d’alléger ce titre de ses cinq derniers mots, et elle s’appelait maintenant « Section de propagande » tout court ; la Section de Berne était un Cercle d’études sociales fondé récemment sur l’initiative de Paul Brousse, et qui groupait quelques ouvriers de langue française et de langue allemande, ainsi que quelques étudiantes russes. Le Congrès, après avoir constaté la bonne marche de l’administration du Bulletin, dont les comptes présentaient, à la fin de 1873, un boni de 138 fr. 60, décida que cette administration resterait au Locle ; il plaça le Comité fédéral à la Chaux-de-Fonds. Deux rapports écrits furent présentés, l’un par la Section des graveurs et guillocheurs du district de Courtelary, sur cette question : « De l’adhésion des sociétés de métier à l’Internationale » ; le second par l’Union des Sections internationales du district de Courtelary, sur cette autre question : « Des causes des crises industrielles et de leurs conséquences au point de vue des intérêts ouvriers » ; un extrait du premier de ces rapports fut publié dans le Bulletin du 24 mai suivant, sous ce titre : « Les Fédérations de métiers »[303] ; quant au second, le Congrès décida qu’il serait imprimé aux frais de la Fédération jurassienne comme brochure de propagande[304]. Une proposition de la Section de Neuchâtel, de publier le Bulletin dans les deux langues française et allemande, parut impossible à réaliser ; mais le Congrès autorisa le Comité fédéral à publier, à titre d’essai, une feuille volante en langue allemande, destinée à faire la propagande des principes socialistes parmi les ouvriers allemands de la région jurassienne. La Section de Neuchâtel recommandait en outre un rapprochement entre la Fédération jurassienne et l’Arbeiterbund, et le Congrès vota à l’unanimité une résolution portant « qu’il réitérait au Schweizerischer Arbeiterbund l’assurance que la Fédération jurassienne pratiquera la solidarité économique envers tous les groupes de travailleurs qui luttent contre le capital, et prêtera son concours à toutes les entreprises qui seront conformes aux principes généraux de l’Internationale, quelle que soit l’organisation ouvrière qui en prenne l’initiative ».

Il y eut, le dimanche 20, à trois heures, un grand meeting où fut traitée la question des grèves ; et, le soir, tous les délégués et un grand nombre de socialistes de la Chaux-de-Fonds et des localités du voisinage se réunirent en un banquet fraternel, à la brasserie des Éplatures.

La Section de la Chaux-de-Fonds, dans sa séance du 2 mai, élut les membres suivants pour former le Comité fédéral jurassien : Numa Brandt, horloger, secrétaire correspondant ; Élie Imboden, dessinateur, secrétaire des séances ; Frédéric Graisier, graveur, caissier ; Fritz Heng, graveur, archiviste ; Tell-Émile Ginnel, horloger, assesseur. Le 27 juillet, Zélim Rickly et J.-B. Baudrand remplacèrent Imboden et Ginnel.


Revenons en arrière, pour parler de Bakounine, et de ce qui se passa à la Baronata du mois d’octobre 1873 au mois de mai 1874. Voici le passage du Mémoire justificatif qui décrit l’état de la maison et de ses habitants au moment où Bakounine y rentra, revenant de Berne, et pendant l’hiver qui suivit :


Lorsqu’au mois d’octobre dernier [1873] je retournai de Berne à la Baronata, je trouvai cette dernière en pleine débauche. J’y trouvai installée la sainte famille Nabruzzi : lui[305], sa mère, et une demoiselle très difficile à classer ; en outre deux Espagnols[306], un de nos amis italiens les plus chers[307], et Fanelli. La dépense ordinaire, dirigée par la sainte famille, était énorme. C’était à frémir.

L’appel de Nabruzzi avec sa mère, comme intendant et comme gouvernante de la Baronata, motivé par beaucoup de raisons étrangères à cette dernière et bien connues de Cafiero, avait été résolu entre nous deux. Ce fut un choix tout à fait malheureux... Le gouvernement de Nabruzzi et de sa mère nous a coûté beaucoup d’argent. Cafiero sait tous mes efforts, toutes les tempêtes que je fis pour diminuer les dépenses. Rien n’y faisait. Nabruzzi se contentait d’aligner les comptes de sa plus belle écriture, mais sans la moindre critique et sans le moindre contrôle. Enfin nous éloignâmes Mme Nabruzzi et la demoiselle[308]. Nous changeâmes le service de la maison. Le vieux maître d’hôtel du marquis, notre ami[309], prit le gouvernement. Ce fut un autre système, mais pas de différence dans l’économie. Cafiero sait tout cela, il sait le désespoir que j’en éprouvais ; et ce n’est qu’après le départ du vieux Pezza que je parvins à établir, avec l’aide de Mme Zaytsef, un peu d’économie[310]. Enfin pendant cet hiver nous avons dépensé, seulement pour l’entretien de la maison, plus qu’il n’en faudrait à Antonie pour un an ou pour un an et demi peut-être. Fut-ce ma faute ? Certainement non. Je ne laissai pas passer un jour sans protester, souvent sans crier, Cafiero le sait bien ; mais tout cela fut inutile, parce que moi-même je n’y entendais rien. D’ailleurs la maison nourrissait et logeait une masse de personnes, il n’y avait aucun ordre, c’était un gaspillage général de toutes choses.


Ensuite Bakounine fait l’énumération des divers travaux exécutés à la Baronata, et rappelle que tous ces travaux eurent l’approbation de Cafiero. Je ne puis pas tout reproduire, je cite seulement un passage caractéristique :


Tous ces travaux et toutes ces dépenses s’encrochaient (sic) et l’un entraînait nécessairement l’autre. C’est ainsi qu’ayant deux vaches et deux chevaux, nous avons dû d’abord chercher une femme pour soigner et pour traire les vaches et un cocher pour les chevaux. C’est Cafiero lui-même qui est allé chercher et qui nous a amené le cocher, le vieux Beppe ; mais les cochers coûtent cher, l’entretien des chevaux et des vaches, que nous n’avons jamais su organiser économiquement, nous a coûté beaucoup d’argent. Il a fallu ensuite construire une grande fosse à fumier pour alimenter les plantations sur un terrain qui pendant des années était resté sans engrais. Il a fallu reconstruire l’écurie, la scuderia, qui tombait en ruine et qui menaçait d’écraser les hommes et les chevaux, et y ajouter nécessairement une remise pour la voiture. Pour pouvoir planter, il a fallu entreprendre un grand mouvement de terre et la construction de beaucoup de murs ; pour pouvoir faire valoir la Baronata il fallait planter beaucoup d’arbres à fruit. J’avais arrêté avec Cerrutti que les frais de la plantation ne dépasseraient pas 3000 francs : il a dépassé ce chiffre de plus de 2000 francs, toutes les dépenses comprises. Comme la Baronata, avant tout, manquait d’eau, il fallait absolument construire la citerne du milieu, telle qu’elle nous fut proposée par Ruggiero et acceptée par Cafiero aussi bien que par moi. Ensuite, une fois décidé que la nouvelle grande maison sur la montagne serait construite, il fallait faire le lac[311], car autrement on n’aurait point eu de pierres pour la bâtisse ; il fallait également construire la nouvelle roule carrossable, car sans elle la construction de la nouvelle maison aurait coûté le double. Tout cela fut discuté, prouvé, adopté d’un commun accord.


Quelque disposé que pût être Bakounine, transformé en propriétaire et en architecte, à jeter l’argent par les fenêtres, il éprouva bientôt un certain malaise et conçut de l’inquiétude :


J’avoue que dès ce moment, et même auparavant, je commençai à devenir très inquiet en nous voyant de plus en plus entraînés dans des dépenses dont il était difficile de prévoir la fin. Nous en parlâmes alors avec Cafiero, et il fut décidé entre nous que je prierais l’ingénieur Galli de me donner le compte approximatif des dépenses que j’aurais à faire pour toutes les constructions entreprises. Il m’en donna un, à peu près un mois plus tard, au mois de février si je ne me trompe, mais très incomplet, un compte dans lequel il avait oublié de placer beaucoup de dépenses importantes. Nous prîmes toutefois ce compte pour base, et nous conclûmes avec Carlo que, pour finir tout, il fallait au moins encore 50.000 francs, non italiens, mais suisses. Cafiero m’engagea de ralentir les travaux pendant un mois pour lui donner le temps de réaliser cette somme, après quoi, me dit-il et m’écrivit-il, je pourrais donner un large développement aux travaux.


Et Bakounine raconte comment les calculs de l’ingénieur furent de beaucoup dépassés ; on avait fait contrat, pour la route, avec l’entrepreneur Martinelli, pour 3000 francs, « et grâce à la malhonnêteté de ce monsieur la route nous a coûté près de 6000 francs ». L’ingénieur avait compté, pour la maison, 500 mètres cubes de pierres à extraire du « lac », à 7 francs le mètre, soit 3500 francs : « au lieu de cela, la maison en a dévoré plus de mille mètres ; c’est-à-dire juste le double, soit 7000 francs » ; et tout à l’avenant.


Je voyais tout cela et je ne pouvais l’empêcher, et j’ai passé bien des nuits sans sommeil. Nous en causâmes ce printemps avec Charles, et nous nous sommes avoué qu’ignorants tous les deux de ces choses, nous nous étions laissé entraîner à des entreprises dont nous n’avions pas su calculer la portée, et que, si la chose était à recommencer, nous ne l’aurions pas entreprise, et à la place nous aurions combiné autre chose ; mais maintenant, ajoutait-il, il est impossible de s’arrêter, il faut aller jusqu’au bout.

Lorsque Cafiero m’apporta les 50.000 francs[312], il me demanda si cela suffirait jusqu’en juin. Je lui répondis que cela suffirait jusqu’au delà de juillet...

Voilà, dans ses traits généraux et dans sa vérité la plus scrupuleuse, l’histoire de mes rapports et de mes transactions avec Cafiero jusqu’à son retour de Russie[313].


J’ai maintenant à raconter comment l’atelier coopératif des graveurs et guillocheurs au Locle, demanda et obtint de Cafiero la promesse d’un appui financier, et comment cette promesse ne fut qu’en partie réalisée

L’atelier coopératif était regardé par nous comme un des points d’appui essentiels de notre action dans les Montagnes. En assurant à quelques-uns de nos militants les plus actifs une situation indépendante, il rendait un service signalé à la propagande et à l’organisation. On a déjà vu comment l’atelier avait accueilli Pindy en septembre 1872. Il en fut de même, en 1874, de l’instituteur espagnol Severino Albarracin, obligé de se cacher depuis les événements d’Alcoy, et que nos amis d’Espagne nous envoyèrent, avec un passeport au nom de Gabriel Albagès, pour le soustraire aux recherches de la police. Le monteur de boîtes François Floquet, qui depuis mai 1873 s’occupait avec zèle de l’administration du Bulletin (dont l’expédition était faite chaque semaine par le travail volontaire des coopérateurs et de quelques autres amis), trouva aussi, à plusieurs reprises, à l’atelier coopératif de l’occupation dans des moments difficiles. Or, un plan avait été formé, dans l’automne de 1873, par les coopérateurs, pour agrandir le cercle de leur activité et donner à leur association une base plus solide : il s’agissait de transporter l’atelier du Locle à la Chaux-de-Fonds, point plus central et où le travail était plus abondant. On aurait acquis, dans le grand village, un terrain sur lequel on aurait construit une maison pour y installer un vaste atelier ; celui-ci serait bien vite devenu, selon les prévisions des coopérateurs, l’entreprise de gravure la plus importante des Montagnes, et aurait contribué plus efficacement que jamais au développement des idées socialistes dans la région. C’est pour cette entreprise que les coopérateurs songèrent à obtenir le concours de Cafiero. Celui-ci avait rapporté de Barletta, en août 1873, une malle pleine de vieille argenterie de famille, et une parure de brillants ayant appartenu à sa mère ; faute de fonds disponibles, il offrit à nos amis les graveurs et guillocheurs cette argenterie et ces diamants L’argenterie fut fondue au Locle, les diamants furent vendus à Genève, en octobre, par Pindy, à la maison Golay-Leresche, quai des Bergues. La somme ainsi obtenue servit à acheter un terrain ; et notre ami Fritz Robert (qui, de professeur de mathématiques, était récemment devenu architecte) fit un plan et un devis s’élevant à une vingtaine de mille francs. Cafiero, qui était venu à Neuchâtel et à Genève dans l’automne de 1873, fut mis au courant du projet, et l’approuva ; toutefois il désira que la question fût discutée avec Bakounine, et demanda à Pindy de se rendre avec lui à Locarno. Le voyage eut lieu en novembre ou décembre. « Je suis allé rejoindre Cafiero à Neuchâtel, — (m’a écrit, le 9 janvier 1908, Pindy, à qui j’ai demandé de rédiger pour moi le récit de ce voyage), — et tu nous as accompagnés à la gare. Nous logeâmes à Lucerne dans un grand hôtel (ce devait être le Schweizerhof), Cafiero prétendant qu’on y était plus à l’abri des mouchards que dans les hôtels inférieurs. Le Gothard franchi, c’est en plein jour que nous arrivâmes à Bellinzona ; après le dîner [déjeuner], Cafiero me dit qu’il ne serait pas prudent de nous rendre directement à la Baronata, et nous allâmes jusqu’à Magadino, de l’autre côté du lac, où Cafiero loua une barque qui nous amena pour ainsi dire sous les murs de la villa. Costa, qui nous avait reconnus sur l’eau, vint au devant de nous et nous aida à porter une malle très lourde qui nous suivait depuis Neuchâtel. On me logea avec Costa, dans une petite construction à l’entrée de la propriété, à gauche, et donnant sur la grande route ; le bâtiment principal était plus loin, du même côté, et abritait non seulement Michel et Cafiero, mais encore cinq ou six personnes, dont au moins deux femmes ; Nabruzzi était du nombre des hôtes. Je passai six ou sept jours à la Baronata ; nous parlâmes de notre projet de construction, que Michel approuva, et Cafiero promit qu’il nous fournirait la somme nécessaire... Au retour, je rencontrai à Göschenen Maxime Vuillaume, du Père Duchesne, qui travaillait alors dans les bureaux de l’entreprise Louis Favre, et il descendit avec moi jusqu’à Altorf ou Fluelen. »

Mais un mois ou six semaines plus tard arriva de la Baronata une lettre de Cafiero annonçant aux coopérateurs qu’il avait changé d’avis. « En janvier, — (continue Pindy), — une lettre nous avertit que nous ne devions plus compter sur l’argent promis, cet argent était destiné à un autre usage que celui de créer de nouveaux bourgeois. À la suite de cette lettre, nous décidâmes que je retournerais à Locarno pour demander une explication, et nous te priâmes de m’y accompagner. »

Il s’agissait de faire comprendre à Cafiero et à Bakounine que l’atelier coopératif n’était pas une affaire commerciale, et que l’existence de cet atelier était pour la Fédération jurassienne une question d’intérêt majeur. Je ne pensais pas, quant à moi, que Cafiero voulût revenir sur sa décision, qui me paraissait, je dois le dire, tout à fait naturelle. Mais on insista : on me dit qu’on ne me demandait pas de chercher à peser sur la volonté de Cafiero, mais simplement de rendre témoignage qu’à mes yeux le projet des coopérateurs n’avait rien de chimérique, qu’il était sérieux, et que son exécution serait utile pour la Fédération jurassienne. Je consentis ; nous écrivîmes à Cafiero pour le prévenir, et je me mis en route pour Locarno avec Pindy.

Nous couchâmes à Lucerne, pour nous embarquer le lendemain sur le lac des Quatre-Cantons. À notre arrivée à Fluelen, je reçus une dépêche de ma femme : elle m’annonçait qu’après notre départ de Neuchâtel il était arrivé un télégramme de Locarno me disant de ne pas venir, que notre voyage était inutile, et qu’on allait m’écrire. Quelle décision prendre ? rebrousser chemin, ou continuer? Pindy déclara qu’il fallait continuer ; et, en conséquence, après avoir télégraphié à Locarno, nous primes la diligence pour Andermatt, où nous arrivâmes le soir. On était au cœur de l’hiver ; d’énormes chutes de neige avaient rendu impossible depuis trois jours la traversée du col du Gothard ; les travaux de déblaiement entrepris pour frayer dans la neige un passage aux traîneaux venaient justement d’être achevés le soir de notre arrivée, et le premier convoi devait franchir la montagne le lendemain. En effet, le jour suivant, une interminable file de petits traîneaux destinés chacun à deux voyageurs, et dans l’un desquels Pindy et moi nous avions pris place, se mit en marche ; et toute la caravane traversa le col, d’Andermatt à Airolo, sans autres incidents que quelques culbutes dans la neige. À Airolo nous fûmes réinstallés dans les lourdes voitures de la poste, et au milieu de la nuit nous arrivâmes à Bellinzona. Là, comme nous descendions de voiture dans la cour des diligences, un personnage qui nous attendait sortit de l’ombre, se présenta à nous, et se fit reconnaître pour Lodovico Nabruzzi. Il nous tira à part, et d’un air solennel et mystérieux nous déclara qu’on l’avait envoyé de la Baronata au-devant de nous pour nous empêcher d’aller plus loin : il y avait à Locarno, nous dit-il, une nuée de mouchards italiens, qui surveillaient les allées et venues de tous ceux qui entraient à la Baronata ; si nous y allions, nous serions immédiatement signalés comme des conspirateurs, et il en résulterait que le gouvernement suisse prendrait probablement un arrêté d’expulsion contre Bakounine et contre Cafiero ; on nous avait expédié, pour nous empêcher de faire ce voyage, un télégramme dont nous n’avions pas tenu compte ; et maintenant, si nous persistions dans notre démarche téméraire, nous serions responsables des suites fâcheuses qui ne manqueraient pas d’en résulter pour nos amis.

Nous nous regardâmes, Pindy et moi, fort surpris d’un langage aussi inattendu. Nous savions qu’il arrivait fréquemment à la Baronata des visiteurs venant d’Italie, de vrais conspirateurs ceux-là, et qu’on les y recevait ; et nous nous demandions comment notre présence, à nous Jurassiens, pourrait être plus compromettante pour nos amis que celle de leurs hôtes de l’autre côté de la frontière. Mais il était inutile d’insister : nous nous heurtions à un parti-pris évident ; et si, enfreignant la consigne, nous eussions voulu pénétrer quand même dans cette Baronata dont on nous interdisant l’entrée, cette manière d’agir, loin de servir la cause des coopérateurs, n’eût pu que lui nuire. Souhaitant donc le bonsoir à Nabruzzi, qui devait repartir au petit jour, nous allâmes nous coucher, fort déconfits. Le lendemain, nous repassâmes le Gothard, pour porter dans le Jura la fâcheuse nouvelle de notre insuccès.

J’ai dû me demander, plus tard : Était-ce Cafiero qui avait eu l’idée de nous fermer la porte de la Baronata, pour s’épargner l’ennui d’un nouveau refus ? Ou était-ce Bakounine qui nous avait envoyé Nabruzzi, et l’avait-il fait pour empêcher une entrevue entre Cafiero et nous, entrevue qu’il pouvait appréhender pour deux motifs : parce qu’elle aurait eu peut-être pour résultat de déterminer Cafiero à donner à l’atelier coopératif une partie de l’argent que Bakounine destinait aux travaux de la Baronata ; et surtout parce qu’elle nous aurait révélé, sur ce qui se passait dans cette villa, des choses qui devaient demeurer ignorées de nous, et que nous n’apprîmes que neuf mois plus tard ? Ce point-là, pour moi, n’a jamais été éclairci.

Lorsque les coopérateurs m’exprimèrent leur désappointement, je leur répétai l’opinion que j’avais déjà émise, à savoir que je trouvais naturel que Cafiero voulût réserver toutes ses ressources à la révolution italienne. Nous ne doutions pas que ce fût là, en effet, l’emploi que, sous l’inspiration de Bakounine, Cafiero fît en ce moment même de sa fortune ; et je m’étais senti plus tranquille au retour de notre expédition qu’à l’aller, en pensant que je n’aurais pas contribué à détourner une part, si petite fût-elle, de cet argent du but sacré qui lui avait été assigné[314]. Combien cruellement nous devions être détrompés !

Je dois encore mentionner, à propos de Bakounine, un fait personnel. Au printemps de 1874, en mars ou avril, je reçus une lettre de lui. Je sortais de chez moi pour aller donner une leçon dans un pensionnat de jeunes filles, à Port-Roulant, lorsque la lettre me fut remise par le facteur, dans la rue, et je l’ouvris aussitôt. Les lettres de Bakounine étaient devenues rares, aussi me demandais-je avec un peu d’émotion ce qu’il pouvait bien avoir à me communiquer. Ce fut avec stupeur que je lus, n’en croyant pas mes yeux. Il me répétait d’abord ce qu’il avait écrit déjà bien des fois, que désormais il vivrait dans la retraite ; il m’annonçait que sa femme viendrait le rejoindre bientôt. Il ajoutait que le temps des luttes révolutionnaires était passé, et que l’Europe était entrée dans une période de réaction dont la génération actuelle ne verrait probablement pas la fin. Et il m’engageait à l’imiter, à « faire ma paix avec la bourgeoisie », et à chercher à obtenir de nouveau un poste dans l’enseignement public. Il est inutile, disait-il, de vouloir s’entêter à obtenir l’impossible : il faut ouvrir les yeux à la réalité, et reconnaître que, pour le moment, les masses populaires ne veulent pas du socialisme. « Et si quelque picholettier[315] des Montagnes voulait à ce propos t’accuser de trahison, tu auras pour toi le témoignage de ta conscience et l’estime de tes amis » (je puis garantir le mot à mot de cette phrase, que j’ai textuellement retenue parce que je l’ai souvent relue et répétée). Il terminait en disant qu’il avait cru de son devoir de me donner ce conseil, dont je reconnaîtrais plus tard la sagesse[316].

Cette lecture m’avait consterné. « Quoi, me disais-je, Michel en est venu là ! » Je suivais une route qui longeait le lac ; le ciel était gris et triste, un vent âpre soufflait, la nature avait un aspect désolé, et je me sentais froid au cœur. Je ne sais comment je donnai ma leçon. Je réussis néanmoins, après quelques heures, à me ressaisir, mais je gardai longtemps l’ébranlement douloureux du coup que j’avais reçu. Et lorsque j’appris, en septembre, le dénouement des affaires de la Baronata, j’en fus moins étonné que je ne l’eusse été sans cela.

Plus tard, j’ai jugé autrement cette lettre de Bakounine. J’ai compris que, désillusionné et fatigué, il avait agi en honnête homme en me faisant part de sa façon d’apprécier la situation, et je lui ai su gré d’avoir voulu, lui, l’enthousiaste, qui avait donné sans marchander toute sa personne à la cause de l’humanité, mettre en garde un jeune homme contre l’entrainement des enthousiasmes irréfléchis.

En juin 1874, Cafiero fit ce voyage de Russie dont à deux reprises déjà j’ai parlé... Voici quel en fut le motif. J’ai raconté qu’Olympia Koutouzof était allée auprès de sa mère pour la soigner. La malade mourut. Aussitôt après, Olympia voulut retourner en Suisse pour y rejoindre son mari ; mais la police russe lui refusa un passeport. Elle l’écrivit à Cafiero, qui se rendit alors à Saint-Pétersbourg pour y faire légaliser son union et faire acquérir ainsi à sa femme la nationalité italienne. Le mariage eut lieu le 27 juin 1874 (n. s.), devant le consul italien de Saint-Pétersbourg ; Mme Cafiero se trouva, par là, soustraite à l’arbitraire de la police russe, et put suivre son mari. Les deux époux repartirent sans tarder pour la Suisse, et arrivèrent à Locarno au commencement de juillet[317]. Nous les y retrouverons.

Pendant que se passaient toutes ces choses, Ross séjournait à Londres ; il s’y était rendu à la fin de 1873, et y avait emporté le matériel de l’imprimerie russe de Zürich. C’est avec ce matériel qu’il imprima, à Londres, dans les premiers mois de 1874, l’étude qu’à sa demande, pour former le n° 3 des Izdania sotsialno-revolioutsionnoï partii, j’avais écrite sur Proudhon, Marx, et le collectivisme de l’Internationale ; elle avait été traduite en russe par Zaytsef, et parut sous le titre de Anarkhia po Proudonou (L’anarchie selon Proudhon). Ross resta à Londres jusqu’en juin 1874 ; à cette date il quitta l’Angleterre, et vint en Suisse, rapportant le matériel de l’imprimerie ; il en confia le dépôt à un ouvrier jurassien de nos amis, Alfred Andrié ; puis il se rendit à Locarno, parce qu’il avait à traiter avec Bakounine de diverses affaires, entre autres de la publication d’un second volume de Gosondarstvennost i Anarkhia. Nous le retrouverons à la Baronata au chapitre suivant.



VIII


De mai 1874 au VIIe Congrès général de l’Internationale, à Bruxelles,
7 septembre 1874.


En Espagne, la guerre civile continuait. Le maréchal Serrano, chef du nouveau pouvoir exécutif, fit éprouver aux carlistes, en mai 1874, un échec devant Bilbao ; ce succès militaire du « dictateur » fut le signal d’un redoublement de rigueur contre les divers partis populaires. On nous écrivait d’Espagne : « Les sections de l’Internationale continuent à fonctionner comme par le passé. Cependant la persécution va toujours son train ; il y a plus de cinq cents internationaux dans les prisons de l’État, mais cela n’a pas refroidi l’ardeur des persécutés... L’esprit du peuple incline de plus en plus en notre faveur. Désabusé, il vient à nous. Le manifeste de la Commission fédérale a produit dans les masses une bonne impression. » Un journal clandestin, las Represalias, prêchait l’insurrection : « Grâce à l’ambition, à la stupidité et à la mauvaise foi des bourgeois, — disait-il, — nous nous voyons obligés de songer à la révolution immédiate, à laquelle nous n’aurions jamais pensé auparavant. Puisqu’ils la veulent et qu’ils nous y poussent, qu’elle soit ! » Voici quelques nouvelles données par le Bulletin (7 juin, 21 juin et 19 juillet) : « Les assassinats commis par le gouvernement à San Fernando (près de Cadix) crient vengeance. Soixante-six ouvriers ont disparu de cette localité. Le peuple de San Fernando sait que ces malheureux, après avoir été arrêtés, ont été conduits à bord d’un navire, et que là, au milieu de la nuit, on les a cousus dans des sacs et jetés à la mer avec des boulets aux pieds. L’auteur de ce crime, le capitaine-général Arias, vient de recevoir le salaire de son forfait : il a été nommé ministre de la marine. » — « Au commencement de mai, les tonneliers et les ouvriers maritimes de la Catalogne ont tenu leur troisième Congrès annuel, qui a voté, au milieu du plus grand enthousiasme, l’adhésion à l’Internationale. Trois mille ouvriers étaient représentés à ce congrès. » — « Le gouvernement espagnol a réclamé, et le gouvernement français a livré, neuf cents prolétaires qui avaient pris part au mouvement de Carthagène, et qui ont été conduits à Ceuta. Les sections de Málaga ont tenu un Congrès local. Les délégués de plusieurs fédérations locales se sont réunis le 17 mai à Xérès, à l’effet de nommer une délégation au prochain Congrès régional espagnol, qui aura lieu bientôt, en dépit de la police. Le Conseil fédéral de l’une des Unions régionales de métiers a adressé une circulaire aux ouvriers de cette Union pour les engager à s’organiser révolutionnairement. » — « Les soixante-treize compagnons de San Lucar, après onze mois de prison, ont été transportés à la Carraca (l’arsenal de Cadix), sans qu’ils sachent encore pourquoi ils sont détenus ni quand ils seront jugés. Le premier acte dont ils ont été témoins, en arrivant à leur nouvelle prison, a été la bastonnade donnée à plusieurs ouvriers, sans motif aucun. On a renfermé ces compagnons dans les mêmes tours qu’occupaient les soixante-six malheureux de San Fernando jetés à la mer par les assassins bourgeois ; ne médite-t-on pas quelque attentat pareil contre les nouveaux habitants des cachots des quatre tours ? »

Le Congrès annuel de la Fédération espagnole eut lieu à Madrid le 25 juin 1874 et les jours suivants ; la police, malgré toute sa vigilance, ne put empêcher les délégués de quarante-sept fédérations locales de se réunir et de délibérer. Le rapport de la Commission fédérale constata que la Fédération régionale se composait de 320 fédérations locales, formant un total de 532 sections. Le Congrès approuva les résolutions du Congrès général de Genève, de septembre 1873 ; il revisa sur quelques points les statuts de la Fédération ; il décida que les sections continueraient à verser, en faveur des internationaux emprisonnés et persécutés, la cotisation mensuelle d’un quart de peseta (25 centimes) par membre ; il fixa la date du prochain Congrès régional au premier dimanche de mai 1875 ; il composa la Commission fédérale de quatre membres, et il fut entendu qu’elle résiderait sur le point de la péninsule ibérique qui conviendrait le mieux à sa sécurité ; enfin, il vota à l’unanimité la résolution suivante : « Le Congrès se déclare solidaire de tous les actes révolutionnaires, tels que ceux d’Alcoy et d’autres localités, accomplis par les internationaux de la région espagnole ; il envoie un salut fraternel à tous les ouvriers des divers pays qui endurent les persécutions de l’infâme bourgeoisie, et en même temps un souvenir de reconnaissance aux victimes tombées par suite de leur dévouement à la grande cause de la Révolution sociale. Il reconnaît comme un devoir l’exercice des représailles, aussi longtemps que les travailleurs seront traités comme des bêtes fauves et qu’on leur déniera leurs droits. » Il décida en outre la publication d’un Manifeste aux travailleurs, « qui a été immédiatement publié par une imprimerie clandestine, et dont nous avons entre les mains un exemplaire », dit le Bulletin du 19 juillet. Notre organe en reproduisit le passage suivant, où le Congrès annonce la résolution bien arrêtée des internationaux espagnols d’appliquer à la bourgeoisie la loi du talion : « Dès ce jour, et jusqu’à ce que nos droits soient reconnus, ou que la révolution sociale ait triomphé, tout exploiteur, tout oisif vivant de la rente, tout capitaliste parasite et jouisseur qui, confiant dans l’impunité que lui promet l’État, aura commis envers nous une offense grave ou aura violé nos droits, tombera sous les coups d’un bras invisible, et ses propriétés seront livrées au feu, afin que notre justice ne s’accomplisse pas au profit des héritiers légaux. »


Pendant les mois qui précédèrent les événements d’août 1874 en Italie, nous ne recevions plus de nouvelles directes de l’Internationale italienne ; Costa et Malatesta étaient trop absorbés par l’action quotidienne pour songera nous envoyer des correspondances ; et Cafiero était parti pour la Russie en juin. Le Bulletin ne publiait d’autres renseignements que ceux qu’il recueillait dans la presse ; mais ces renseignements étaient significatifs, ils faisaient prévoir une explosion prochaine. Le 17 mai, le Bulletin écrit : « Toutes les semaines, les journaux d’Italie nous apportent le récit de nouvelles arrestations, avec de nouveaux détails sur la misère qui règne partout, ainsi que l’annonce de la fondation de nouvelles sections de l’Internationale. Un certain nombre de nouveaux journaux socialistes ont été supprimés, entre autres le Romagnolo, qui a été condamné en outre à d’énormes amendes. » Le 7 juin : « À mesure que les persécutions gouvernementales font disparaître de l’arène les organes socialistes italiens, il en renaît d’autres, plus ardents et plus infatigables. Ce sont les têtes de l’hydre : coupez-en une, il en repousse vingt. Nous venons de recevoir les premiers numéros du Sempre avanti (Toujours en avant), qui se publie à Livourne depuis le 10 mai, et du Schiavo bianco (L’Esclave blanc), qui vient de paraître à Turin. Nous leur souhaitons la bienvenue. » Le 29 juin : « Depuis plusieurs semaines, nous n’avons pas reçu de journaux italiens : probablement que la police aura saisi tous les numéros parus. Le silence qui se fait en Italie en ce moment n’indique pas le moins du monde un ralentissement dans l’agitation socialiste ; c’est bien plutôt le silence sinistre, précurseur de l’orage. » Le 19 juillet : « L’Italie avait paru un moment plongée dans une torpeur lugubre. Elle commence à en sortir. Le peuple voit que sa misère ne tient pas à la rareté des vivres, mais à l’égoïsme de ses exploiteurs : en effet, la récolte est magnifique, et cependant la misère est toujours aussi grande. Aussi des manifestations menaçantes viennent-elles d’avoir lieu dans plusieurs grandes villes. À Florence, le 11 courant, une grande foule s’est portée devant l’hôtel de ville pour demander une diminution du prix du pain. Mais la troupe est intervenue énergiquement, suivant l’expression de la presse bourgeoise, et une trentaine d’arrestations ont été faites. Le correspondant de Rome du Journal des Débats veut voir dans ces troubles « une action occulte, » à laquelle la politique n’est probablement pas étrangère ». Il se trompe évidemment. Le parti politique auquel il fait allusion, le parti mazzinien, est devenu aujourd’hui, en haine de l’Internationale, le plus ferme soutien de l’ordre établi. Les mouvements populaires italiens sont le résultat naturel des aspirations révolutionnaires d’un prolétariat écrasé depuis des siècles par l’oppression sous toutes ses formes, et qui n’attend que le moment favorable pour secouer une fois pour toutes le joug de la bourgeoisie, du militarisme et des prêtres. »

Le Comitato italiano per la Rivoluzione sociale résolut de profiter des circonstances pour tenter un mouvement insurrectionnel. Malatesta a indiqué en ces termes, deux ans et demi plus tard, au Congrès général de Berne (octobre 1876), les motifs de cette décision : « Au printemps de 1874, une très vive agitation s’était produite sur différents points de l’Italie par suite de la baisse des salaires et du renchérissement exorbitant des objets de consommation. Dans un grand nombre de localités, les magasins furent pris d’assaut et mis au pillage. L’Internationale se trouvait dans la nécessité de repousser entièrement ces actes populaires, ou de s’en déclarer solidaire : c’est ce dernier parti qui fut pris. L’Internationale ne pouvait agir autrement : d’abord, parce que, si elle avait repoussé ces actes accomplis par le peuple, elle aurait perdu tous les partisans pratiques de la révolution ; puis, parce que la révolution consiste bien plus dans les faits que dans les mots, et que, chaque fois qu’éclate un mouvement spontané du peuple, chaque fois que les travailleurs se lèvent au nom de leurs droits et de leur dignité, il est du devoir de tout socialiste révolutionnaire de se déclarer solidaire du mouvement qui se fait. »

C’est à la fin de ce chapitre que je parlerai de l’insurrection italienne d’août 1874, et de la part qu’y prit Bakounine.


En France, le 16 mai 1874, le cabinet de Broglie, mis en minorité, donna sa démission. « Il se trouvera des simples d’esprit pour se féliciter de ce résultat, en s’écriant que c’est un pas de plus vers l’affermissement de la République. Il n’y a de vraie République possible que sur cette double base : l’émancipation des travailleurs, mis en possession de la terre et des instruments de travail, et la libre fédération des Communes autonomes. Le seul moyen de constituer cette République, c’est une révolution. » (Bulletin du 24 mai 1874.)

En juin, un groupe de blanquistes réfugiés à Londres publia un manifeste renfermant le programme du parti. Les blanquistes se déclaraient athées, communistes, révolutionnaires. Le Bulletin marqua en ces termes les différences qui lui paraissaient séparer la doctrine blanquiste des idées de l’Internationale :


Les blanquistes se déclarent athées. Nous sommes athées aussi. Ils disent de la religion : « Il faut nier cette erreur génératrice de toutes les autres, car c’est par elle que depuis des siècles l’homme est courbé, enchaîné, spolié, martyrisé ». Ce point de vue peut se résumer ainsi : « La religion est la source de la misère : il faut donc détruire la religion, après quoi l’émancipation du travail deviendra possible ». Les blanquistes, comme on dit, mettent la charrue devant les bœufs... Il serait plus juste de dire : « La misère est la mère des superstitions religieuses ; il faut donc émanciper le travail, après quoi la destruction de la religion deviendra possible ».

Nous sommes communistes, disent les blanquistes. Ce mot ne nous effraie pas le moins du monde ; ce qui nous importe, c’est de considérer le sens qu’on y attache... Ce que les blanquistes appellent communisme, et ce que l’Internationale appelle collectivisme, ne sont qu’une seule et même chose. Le mot cependant nous paraît nécessiter un éclaircissement. Le manifeste dit : « Nous voulons que la terre, que les richesses naturelles appartiennent à la communauté ». Les blanquistes, nous en avons peur, ont voulu dire par là : « Il faut que la propriété appartienne à l’État ». Pour que la définition répondît à notre manière de voir, il aurait fallu parler ainsi : « Nous voulons que la terre, que les richesses naturelles appartiennent aux travailleurs associés ». Alors le programme communiste se trouverait ramené, sur tous les points, au programme que nous avons l’habitude de désigner par le nom de collectiviste ou communiste non-autoritaire.

Il nous reste à voir comment les blanquistes veulent être révolutionnaires... « Dans une période révolutionnaire, disent-ils, la dictature du prolétariat devra être établie... » Nous aussi, nous voulons la dictature du prolétariat pendant la période révolutionnaire. Mais la dictature que nous voulons, c’est celle que les masses insurgées exercent directement, sans l’intermédiaire d’aucun comité ni gouvernement. Nous ne voulons pas remettre la responsabilité de la Révolution entre les mains de quelques hommes, chargés de rendre des décrets que le peuple exécutera. Au lieu de ce système classique, qui aboutit à replacer le peuple sous un nouveau despotisme, notre vœu est de voir les masses insurgées agir par leur propre initiative, et substituer le fait révolutionnaire, expression directe de la volonté du peuple, au décret révolutionnaire émanant d’une autorité chargée de gouverner la Révolution. Les blanquistes, tout au contraire, lorsqu’ils parlent de la dictature du prolétariat, entendent tout simplement la dictature d’un comité de salut public, entre les mains duquel la Révolution aura abdiqué. Si nous leur faisons tort en cela, et qu’ils soient revenus de leurs anciennes erreurs sur ce point, nous serons charmés de leur rendre justice et de les voir convertis à l’idée de la vraie Révolution populaire et anarchiste.

... Plus qu’un mot pour terminer. Il y a dans le manifeste blanquiste une lacune essentielle : la Révolution n’y est envisagée qu’au point de vue spécialement et étroitement national. Pour nous, nous ne pouvons concevoir la Révolution autrement qu’internationale.


Malon, à ce moment, n’était pas encore complètement séparé de nous. Le Bulletin du 17 mai contient un article de lui, envoyé de Milan, qui donne, d’après les documents officiels, la statistique des salaires en France.

Dans plusieurs numéros, le Bulletin publia des nouvelles de la Nouvelle-Calédonie, empruntées presque toujours aux correspondances que nous recevions des déportés. À propos d’une lettre navrante envoyée du bagne de l’île Nou par un jeune condamné aux travaux forcés, j’écrivis ces lignes (29 juin) : « Nous n’avons pas entretenu nos lecteurs de l’odyssée de M. Rochefort, parce que, nous devons l’avouer, nous n’éprouvons pour lui qu’une très médiocre sympathie ; son attitude plus qu’équivoque pendant la Commune n’a pu être rachetée par la condamnation dont avaient bien voulu l’honorer les conseils de guerre versaillais. Pendant que toute la presse entretient ses lecteurs des faits et gestes de l’auteur de la Lanterne, et que certains naïfs saluent l’arrivée de M. Rochefort en Europe à peu près comme la venue d’un Messie, nous reportons nos yeux sur les bagnes de la Nouvelle-Calédonie, où souffrent en silence tant de victimes obscures et dévouées, que n’ira jamais chercher la renommée pour crier leurs noms à l’histoire, mais auxquelles nous gardons, au fond de nos cœurs, la plus ardente sympathie. »

Une souscription permanente en faveur des déportés avait été ouverte dans la Fédération jurassienne. Les procès-verbaux du Comité fédéral font voir que les envois d’argent se faisaient à cette époque par l’intermédiaire d’Élisée Reclus (voir p. 253).


En Belgique, il semblait y avoir un ralentissement de l’action socialiste. À signaler néanmoins une tentative des mécaniciens de Bruxelles pour organiser une fédération nationale des sociétés de mécaniciens (Bulletin du 24 mai). Le Congrès de Pentecôte de la Fédération belge ont lieu à Liège (24 et 25 mai) ; on y décida, sur la proposition de la fédération de Bruxelles, de faire inscrire à l’ordre du jour du Congrès général la question suivante : « Par qui et comment seront faits les services publics dans la nouvelle organisation sociale ». Le Congrès trimestriel du 15 août eut lieu à Gand ; il s’occupa de l’organisation du Congrès général, qui devait se réunir le 7 septembre à Bruxelles, et élut un délégué (J.-N. Demoulin, ourdisseur, à Verviers) chargé d’y représenter la Fédération belge. On décida de mettre à l’étude la question des moyens pratiques de transférer une fois le Conseil régional belge dans une ville flamande.


En Allemagne, le Congrès annuel de l’organisation lassallienne avait eu lieu à la Pentecôte à Hanovre. L’Allgemeiner deutscher Arbeiterverein comptait déjà onze années d’existence ; son organe, le Neuer Sozial-Demokrat, publié à Berlin, avait plus de dix-huit mille abonnés. Bismarck voulut frapper un coup sur cette puissante association : le 8 juin, des perquisitions eurent lieu chez son président Hasenclever et chez plusieurs autres membres. Hasenclever répondit à cet acte arbitraire en transférant le siège légal de l’association à Brême, en dehors du territoire prussien. Le tribunal de Berlin n’en prononça pas moins, le 23 juin, la « fermeture » de l’Allgemeiner deutscher Arbeiterverein ; à la suite de cet arrêt, les réunions publiques où devaient parler des membres de l’association furent dissoutes ou interdites. Ces persécutions n’empêchèrent pas les idées socialistes de gagner du terrain, à partir du 1er juillet, le Neuer Sozial-Demokrat agrandit son format d’un tiers sans augmentation de prix. Pendant les sept premiers mois de 1874, 87 lassalliens, à la suite de 104 procès, avaient été condamnés à un total de 212 mois de prison ; d’autre part, chez les socialistes du parti d’Eisenach, Johannes Most avait été condamné, pour un discours sur la Commune de Paris, à dix-huit mois de prison. Ces rigueurs qui atteignaient à la fois les deux fractions rivales eurent pour résultat d’accélérer l’union complète, qui devait s’accomplir l’année suivante.

On nous avait écrit d’Alsace, en août, que la situation des ouvriers devenait toujours plus pénible, que le gouvernement faisait surveiller par des mouchards toutes les sociétés ouvrières, qu’un cabinet noir violait la correspondance de tous les citoyens suspects d’indépendance : « Mais, ajoutait-on, toutes ces persécutions ne font que redoubler le zèle de nos amis ».

En Autriche, les persécutions étaient aussi à l’ordre du jour : en juin, Andreas Scheu fut arrêté, et on annonça que la police était sur la trace d’un grand complot.


En Angleterre, l’Internationale ne faisait pas parler d’elle : la branche marxiste n’existait plus ; et, d’autre part, les sections qui s’étaient fait représenter en 1873 à Genève par Hales et Eccarius semblaient n’être pas très vivantes. Mais il n’y en avait pas moins une guerre constante entre les salariés et leurs exploiteurs. « Le mouvement ouvrier anglais ne présente que rarement des incidents d’un intérêt général ; la lutte contre le capital s’y manifeste par des grèves incessantes, mais ces grèves se ressemblent toutes, et, quel qu’en soit le résultat, elles ne produisent pas en définitive une modification sensible dans la situation générale du travail... Un épisode pourtant, dans cette lutte, a présenté un intérêt spécial : c’est la grève des ouvriers agricoles. Il n’y a guère qu’une année que ceux-ci ont commencé à se constituer en sociétés ; et les propriétaires et fermiers ont voulu étouffer dès sa naissance ce mouvement qu’ils redoutent, en obligeant tous les ouvriers occupés par eux à renoncer à faire partie d’une association. Cette prétention a été la cause d’une lutte de plusieurs mois, qui n’est pas encore terminée. » (Bulletin, 5 juillet.) La grève des travailleurs agricoles prit fin en août : « Les ouvriers ont remporté un avantage sérieux : les fermiers voulaient les forcer à sortir de l’Association agricole ; or, en reprenant le travail, les ouvriers gardent dans leur poche leur carte de membre de l’Association ; la grève avait éclaté parce que les fermiers avaient d’abord exigé que les ouvriers leur remissent leur carte de membres, et les fermiers ne parlent plus de cette exigence. » (Bulletin, 10 août.)

Aux États-Unis, il s’était fondé à New York un journal appelé Bulletin de l’Union républicaine de langue française, qui était sympathique à l’Internationale et où nous trouvions de temps en temps des nouvelles de ce que faisaient nos amis d’Amérique. Il nous apprit, en juin 1874, que la Section 2 de l’Internationale et le groupe révolutionnaire socialiste international de New York avaient fusionné pour se transformer en une section nouvelle, sous le titre de « Section de langue française de l’Association internationale des travailleurs » ; l’un des secrétaires correspondants de cette section était Sauva, l’ancien délégué des Sections 2, 29 et 42 à la Haye.


Je termine cette revue par ce qui concerne la Fédération jurassienne.

Il n’est guère question, dans les nouvelles que donne le Bulletin, pendant l’été de 1874, au sujet de l’Internationale en Suisse, que de grèves, de sociétés de résistance, de congrès de fédérations de métier, c’est-à-dire de ce qu’on appellerait aujourd’hui l’action syndicaliste. La polémique tient de moins en moins de place dans notre journal ; les questions théoriques n’y sont traitées que de temps à autre ; le mouvement ouvrier s’y trouve constamment au premier plan.

Il y eut d’abord, à la Chaux-de-Fonds, une grève des charpentiers et menuisiers, qui dura du 1er mai jusqu’en juillet, et se termina par un triomphe partiel des ouvriers ; une assemblée extraordinaire de la fédération ouvrière locale (9 mai), présidée par Fritz Heng, décida de soutenir énergiquement les grévistes : « Nous avons été heureux de constater que la division qui avait paru exister entre certains groupes ouvriers dans les dernières luttes électorales a fait place à une entente complète lorsqu’il s’est agi de la défense des intérêts ouvriers » (Bulletin, 17 mai).

En juin, les ouvriers menuisiers de Genève furent victimes d’un lock-out patronal : la Section des menuisiers de Genève, adhérente à l’Internalionale (cette même Section dont l’ancien meneur, Duval, était allé à la Haye en 1872 renforcer les rangs de la majorité), nous écrivit pour demander l’appui de la Fédération jurassienne, et le Bulletin publia cet appel en tête de ses colonnes (7 juin) ; aussitôt la solidarité se manifesta de façon éclatante : des souscriptions furent ouvertes dans nos sections, et des secours arrivèrent même de l’étranger (les associations ouvrières de Bruxelles envoyèrent un millier de francs) ; de nouvelles lettres de la Section des menuisiers (20 juillet, 10 août) prièrent le Comité fédéral jurassien de faire continuer les souscriptions, attendu la position critique des grévistes. L’issue de cette grève, qui se prolongea encore pendant des mois, ne fut pas heureuse : les patrons, profitant du chômage qui régnait à Lyon, firent venir de cette ville cent cinquante ouvriers qui prirent la place des grévistes ; néanmoins, quinze ateliers consentirent à adopter le travail à l’heure. « Nous l’avons dit souvent : l’utilité de la grève n’est pas tant dans les petits avantages matériels, obtenus aujourd’hui et reperdus le lendemain ; elle est avant tout dans l’agitation qu’elle crée et qui facilite le groupement des ouvriers, dans le sentiment de solidarité qu’elle éveille, enfin dans la conscience qu’elle fait naître, chez des ouvriers restés jusque-là indifférents, de l’opposition de leurs intérêts avec ceux de leurs patrons. Une chose nous a frappés en parcourant le bilan de la grève : les secours reçus de Genève même par les grévistes ne forment qu’une somme de 287 fr. 75, tandis que ceux reçus du reste de la Suisse et de l’extérieur (France, Belgique, Angleterre) s’élèvent à 2755 fr. 10. À quoi faut-il attribuer, dans cette circonstance, l’abstention des riches sociétés de la fabrique de Genève ? » (Bulletin du 20 décembre 1874.)

En juin également, les charpentiers de Lausanne déclarèrent la grève et remportèrent une victoire presque immédiate.

Le Bulletin (24 mai) publia un article (de Schwitzguébel) sur les fédérations de métier[318], indiquant d’après quels principes devait être constituée la fédération des sociétés de résistance d’un même métier :


L’autonomie du groupe est le point de départ naturel de toute organisation ouvrière ; la fédération, pour être réelle, vivante, doit être le produit de l’action des groupes autonomes. Si, au contraire, on voulait prendre pour point de départ théorique la fédération, et lui subordonner les groupes comme des accessoires, ce serait supposer un être qui aurait lui-même à se créer, en créant tout d’abord les parties qui doivent le composer : c’est la conception des théologiens et des autoritaires ; la science sociale en fera complètement justice.

Toute l’organisation de la fédération de métier ne peut donc être fondée que sur l’autonomie et l’initiative des groupes qui la composent ; liberté d’organisation, et d’administration pour chaque section. S’il n’y a pas identité d’intérêts entre les sections, la fédération n’est pas possible ; et, dès qu’il y a identité d’intérêts, les mêmes besoins appellent la même organisation et la même action ; les détails pourront différer, mais le principe fondamental sera, de fait, le même.

Deux autres articles (également de Schwitzguébel, 22 et 29 juin) parlent de la tactique des grèves[319]. Ils indiquent, comme causes de non-réussite, le manque d’organisation, le manque de ressources matérielles, le manque de solidarité morale, et la déclaration de grève faite en temps inopportun. Les conditions de succès sont : 1° le complément de l’organisation locale de résistance par les fédérations régionales et internationales ; 2° l’affaiblissement des forces de l’ennemi ; 3° le développement, parmi les ouvriers, de la connaissance des questions sociales, et les convictions socialistes qui doivent en être le résultat ; 4° le choix du moment propice pour déclarer la grève. En terminant, l’auteur examine la question des grèves de dignité et celle de la grève générale :

Dans les cas où il s’agit de la dignité des ouvriers, de la défense du droit d’association, nous pensons qu’il ne faut jamais hésiter à accepter la lutte, quelle que puisse être la situation de l’organisation qui aurait à en subir les conséquences. Une défaite honorable doit être préférée à une soumission volontaire, car la défaite même, dans ces cas-là, imposera aux patrons, tandis que la soumission volontaire démoraliserait les ouvriers.

Ensuite du peu d’améliorations réelles qui ont été obtenues par les grèves partielles, malgré les grands sacrifices qu’ont faits les ouvriers, l’idée d’une grève générale des travailleurs, qui mettrait fin aux misères qu’ils subissent, commence à être sérieusement discutée par des associations ouvrières mieux organisées que les nôtres. Ce serait certainement là un acte révolutionnaire capable de produire une liquidation de l’ordre social actuel et une réorganisation conformément aux aspirations socialistes des ouvriers. Nous pensons que cette idée ne doit pas être écartée comme utopique, mais au contraire mûrement étudiée chez nous aussi ; et, si nous arrivons à nous convaincre de la possibilité de sa réalisation, il faudrait nous entendre avec les fédérations ouvrières de tous les pays sur les moyens d’action. Pour émanciper le travail de la domination et de l’exploitation du capital, on a essayé de tous les palliatifs ; la voie révolutionnaire reste seule ouverte. Elle s’élargira avec ou sans notre concours. Puissions-nous, pour l’honneur de nos associations, joindre bientôt franchement notre action à celle des travailleurs des pays qui ouvrent, par leur marche hardie vers l’avenir libre et égalitaire, une nouvelle époque de l’histoire humaine.

Le Congrès bisannuel de la Fédération des graveurs et guillocheurs, fédération comprenant onze sections locales, eut lieu à la Chaux-de-Fonds les 17, 18 et 19 mai. Ce Congrès, dit le Bulletin (31 mai), « marqua un progrès dans le développement de l’organisation » ; les travaux du congrès furent publiés en une brochure[320] qui contient, entre autres, un rapport sur la tactique des grèves[321] et un rapport sur les crises industrielles[322], présentés par la section du district de Courtelary ; le comité central fut placé au Val de Saint-Imier. Le Congrès de la Fédération des monteurs des boîtes d’or, fédération comprenant six sections (avec plus de sept cents membres), eut lieu à Neuchâtel les 1er et 2 août : « les rapports des sections ont prouvé qu’il y a beaucoup de vie ; la grève de la Chaux-de Fonds a dessillé les yeux d’un grand nombre, qui croyaient les sociétés de résistance inutiles » (Bulletin du 9 août) ; le comité fédéral fut placé à Genève.

Le Congrès de l’Arbeiterbund (pour lequel la salle du Grand-Conseil zuricois avait été refusée) se réunit à Winterthour les 24 et 25 mai. Il comptait 74 délégués, tous parlant allemand ; le canton de Zürich à lui seul en avait fourni 34 ; il y avait quelques délégués de Genève, Lausanne, Neuchâtel et la Chaux-de Fonds, mais c’étaient, comme les autres, des délégués de langue allemande. Le Congrès décida d’entreprendre une agitation en faveur de la journée de dix heures ; par une autre décision, il constitua une organisation politique nationale, de laquelle auraient à faire partie ceux des membres de l’Arbeiterbund qui étaient citoyens suisses ; enfin il repoussa une proposition d’organisation internationale des corps de métier, en donnant pour motif qu’il fallait avant tout achever l’organisation sur le terrain local et national. À propos de l’agitation pour la journée de dix heures, le Bulletin (14 juin) écrivit :


C’est là une excellente chose, et nous nous associerons de grand cœur à ce mouvement. Seulement il sera bon de s’entendre au préalable sur les voies et moyens. Selon nous, la seule marche à suivre, c’est de forcer les patrons, par la pression qu’exerceront sur eux les associations ouvrières, à accorder la journée de dix heures ; de la sorte, la diminution de la journée de travail dépendra de la puissance de l’organisation ouvrière, et la victoire, quand nous l’aurons remportée, sera la récompense de nos efforts directs ; les ouvriers auront travaillé eux-mêmes à leur émancipation ; et l’organisation grâce à laquelle ils auront conquis la journée de dix heures pourra leur servir ensuite à compléter leur affranchissement. Mais si l’on se proposait d’obtenir la journée de dix heures par voie législative, en réclamant l’intervention des partis politiques bourgeois, il nous serait impossible de donner la main au Schweizerischer Arbeiterbund sur ce terrain, parce qu’à nos yeux ce serait là travailler contre les ouvriers et non pour les ouvriers.


La Section centrale du Locle avait cessé d’exister, par suite de quelques difficultés locales, pendant l’hiver 1873-1874 ; elle se reconstitua sous le nom de Cercle d’études sociales en juin 1874. De même la Section de Porrentruy avait failli se dissoudre, parce qu’une partie de ses membres avaient abandonné ses réunions pour se lancer dans la politique ; mais elle se réorganisa en juillet 1874. Une section se reconstitua à Vevey en août 1874[323] : « C’est avec joie, dit quelques semaines plus tard le Bulletin, que nous avons vu un groupe d’ouvriers relever dans cette ville le drapeau du socialisme ; Vevey avait possédé jadis une Section florissante, mais les événements de 1870 et 1871 avaient mis fin à son existence ; espérons que la nouvelle Section veveysanne deviendra un actif foyer de propagande sur les bords du Léman ». Par contre, la Section de propagande de Genève, à la suite d’un conflit avec le Comité fédéral, qui avait refusé la publication au Bulletin d’une lettre polémique, se retira de la Fédération jurassienne en juillet.

Le Congrès jurassien d’avril avait voté une résolution portant que « des réunions de plusieurs sections, organisées pendant l’été, comme cela se pratiquait il y a quelques années, sont très désirables pour resserrer les liens d’amitié et faciliter la propagande ». Une première réunion eut lieu à Fontaines (Val de Ruz) le dimanche 5 juillet : les Sections de Saint-Imier, Sonvillier, Berne, Neuchâtel, la Chaux-de-Fonds et le Locle y étaient représentées ; on y discuta deux questions qui avaient été proposées pour être mises à l’ordre du jour du prochain Congrès général : l’organisation des services publics dans la société future, et l’attitude politique du prolétariat. Une seconde réunion eut lieu à Saint-Imier le dimanche 9 août : ce fut un meeting de propagande, qui avait attiré une affluence considérable d’ouvriers ; le Bulletin (16 août) en rend compte en ces termes : « Après quelques paroles d’Ali Eberhardt, disant les motifs qui avaient engagé la Section de Saint-Imier à convoquer cette assemblée, un discours d"Adhémar Schwitzguébel, expliquant le but et les moyens d’action de l’Internationale, ouvrit la discussion... Le citoyen Beslay parla ensuite sur l’organisation du crédit, et développa les bases sur lesquelles il croit possible d’organiser, dès à présent, l’escompte et l’échange, de manière à mettre le capital à la disposition des travailleurs. Les idées du citoyen Beslay furent combattues par James Guillaume, qui expliqua ce que l’Internationale entend par propriété collective, et chercha à démontrer que la révolution sociale était nécessaire et inévitable. Paul Brousse fit la critique des institutions politiques ; Pindy raconta l’histoire de l’Internationale en France, et montra la part qui lui revient dans la Commune de Paris ; Floquet parla sur les grèves ; Auguste Spichiger montra les illusions que se font les ouvriers qui croient pouvoir s’émanciper en devenant bourgeois. Un orateur radical, le citoyen Numa Langel, rédacteur du Jura bernois, prit la parole pour déclarer qu’en principe il était d’accord avec les aspirations de l’Internationale, mais qu’il n’en croyait la réalisation possible que dans plusieurs siècles ; selon lui, ce que les travailleurs ont de mieux à faire, pour le moment, c’est de chercher à faire passer dans les assemblées législatives quelques représentants qui s’efforceront d’apporter des améliorations aux lois et de procurer ainsi à l’ouvrier quelques soulagements, en attendant l’heure de son émancipation définitive. Un ouvrier horloger de Saint-Imier, le compagnon Louis Cartier, se chargea de répliquer à cet orateur, dans un discours humoristique, dont la forme pittoresque et les idées pleines de bon sens enlevèrent les applaudissements de l’assemblée. Il serait à souhaiter que dans toutes les réunions populaires il se trouvât ainsi des hommes qui, parlant le langage de l’atelier et appelant crûment les choses par leur nom, vinssent ajouter, aux raisonnements abstraits des théoriciens socialistes, des commentaires puisés dans la chronique locale et qui rendent vivantes et saillantes aux yeux de chacun les vérités que l’Internationale propage et défend. Le meeting se termina à cinq heures, et l’assemblée se transforma alors en réunion familière égayée par des chansons et des toasts. » Avant la clôture de la séance, on convint qu’une réunion analogue aurait lieu à Berne au commencement d’octobre.

Le Congrès jurassien d’avril avait décidé qu’il serait publié, à titre d’essai, une feuille volante en langue allemande, pour faire la propagande des principes socialistes parmi les ouvriers de langue allemande de la région jurassienne. Cette feuille (imprimée à Neuchâtel) parut le 24 mai, sous le titre de Social-demokratisches Bülletin[324]. Nous ne continuâmes pas cet essai pour le moment, à cause de la difficulté de trouver parmi nous des camarades écrivant correctement l’allemand. Mais deux ans plus tard la tentative devait être reprise, dans une ville allemande, Berne, et cette fois l’entreprise se montra viable et prospéra.

De leur côté, quelques membres de la Section de propagande socialiste de Genève, Lefrançais, Joukovsky, Montels, Teulière, Chalain et Thomachot, désireux d’avoir un périodique à eux, créèrent un organe mensuel, qui parut le 20 avril sous ce titre : La Commune, revue socialiste. Au second numéro, le gouvernement genevois ayant interdit au journal de prendre un titre qu’il jugeait séditieux, le périodique s’appela simplement Revue socialiste. Son existence ne dura que jusqu’en novembre 1874 (huit numéros).

Le Bureau fédéral de l’Internationale, à Bruxelles, avait adressé à la fin de juin une circulaire (reproduite dans le Bulletin du 5 juillet) à toutes les Fédérations régionales, pour leur indiquer les questions qui, sur les propositions émanées de ces fédérations, devaient former l’ordre du jour du Congrès général. Le Comité fédéral jurassien invita, au commencement de juillet, les sections jurassiennes à décider s’il serait envoyé au Congrès général de Bruxelles un seul délégué, ou plusieurs, pour représenter la Fédération jurassienne, et à faire des propositions pour la délégation. Les sections se prononcèrent à l’unanimité pour l’envoi d’un délégué unique, et élurent comme délégué de la Fédération Adhémar Schwitzguébel[325]. La Section de Berne avait proposé que chaque section rédigeât un mandat ; ces mandats seraient tous remis au délégué, qui se conformerait, lorsqu’il y aurait divergence sur un point, à la ligne de conduite indiquée dans la majorité des mandats. La Section de Sonvillier proposa, à l’encontre, que les mandats particuliers des sections fussent envoyés au Comité fédéral, lequel en extrairait les termes d’un mandat général qu’il soumettrait à l’approbation des sections. C’est la proposition de Berne qui fut adoptée. Le Bulletin publia successivement trois des mandats qui furent remis au délégué jurassien, ceux des Sections de Sonvillier, du Locle et de Berne. Sur la question des services publics, Sonvillier et le Locle se prononçaient négativement : Sonvillier pensait que « l’élaboration d’un plan d’organisation des services publics n’aurait aucune valeur scientifique », que « un plan préconçu et général des services publics serait contradictoire avec l’autonomie des groupes », et « il lui paraissait rationnel de rester dans les limites suivantes : affirmation de la propriété collective comme base de l’organisation sociale ; affirmation du principe d’autonomie et de libre fédération comme forme organique ; affirmation des nécessités révolutionnaires comme point de départ de l’organisation des services publics » ; — le Locle disait : « Nous pensons que cette question, un Congrès de l’Internationale ne peut pas donner de réponse » ; — Berne, au contraire, avait indiqué un plan général d’organisation, mais en refusant d’entrer dans les détails, qui devaient être laissés à l’expérience de l’avenir. Sur la question de l’action politique des classes ouvrières, les trois mandats étaient d’accord : « Notre abstention est loin d’être la négation d’une politique ouvrière, elle en est au contraire le corollaire obligé ; si, au lieu de nommer des députés qui discutent et résolvent entre eux les questions d’intérêt général, les ouvriers s’occupent eux-mêmes de discuter les questions économiques qui sont la base de la société humaine, ils auront bientôt réduit à néant toutes les combinaisons machiavéliques des politiqueurs bourgeois » (le Locle) ; mais il ne s’agissait pas d’imposer à l’Internationale un dogme officiel : après que les fédérations qui sont opposées à l’action politique légale et autoritaire des ouvriers auraient montré pourquoi elles sont arrivées à cette conclusion, le délégué expliquerait « que les fédérations libres ne prétendent pas imposer leur manière de voir à toute l’Internationale ; qu’elles reconnaissent au contraire que le prolétariat de chaque pays suivra nécessairement la voie que les événements et sa propre éducation sociale lui traceront » (Sonvillier).


Lorsque Cafiero vint à Neuchâtel le 1er septembre après les mouvements insurrectionnels d’Italie (voir ci-après p. 209), il nous expliqua, à Schwitzguébel et à moi, que la Fédération italienne avait renoncé à envoyer une délégation au Congrès général de Bruxelles, parce que pour elle « l’époque des Congrès était finie » ; et nous apprîmes par lui que le Comitato italiano per la Rivoluzione sociale ferait parvenir une Adresse au Congrès pour lui expliquer la situation de l’Italie et les raisons de son abstention. Cafiero nous communiqua le texte de ce document (c’était lui qui l’avait rédigé), et il me demanda de le traduire en français et de faire imprimer cette traduction : ce que je fis.


Il me reste à dire comment se termina la lamentable histoire de la Baronata, et à parler des mouvements insurrectionnels italiens d’août 1874.

Sur ce qui se passa à la Baronata, après le départ de Cafiero pour la Russie, le Mémoire justificatif ne donne pas de détails ; Bakounine y mentionne seulement l’achât fait par lui, en l’absence de Cafiero, de la propriété Romerio, qui agrandissait le domaine : « Ce qui me tenta surtout, dit-il, c’était la valeur incontestable que cette nouvelle acquisition, celle du bois surtout, ajoutait à la maison et par conséquent à la Baronata ». Ainsi que je l’ai dit, vers la fin de juin, Ross, venant de Londres (voir ci-dessus p. 187), s’était rendu à Locarno. Cafiero et sa femme, revenant de Russie, y arrivèrent presque en même temps, au commencement de juillet ; mais ils ne se logèrent pas, cette fois, à la Baronata, réservée à Mme Bakounine et à sa famille, qu’on attendait : Carlo et Olympia louèrent une chambre dans les environs (lettre de Mme Cafiero du 31 décembre 1907). Comme Cafiero n’avait plus d’argent, il dut aller à Barletta pour s’en procurer de nouveau, et Bakounine lui indiqua la somme qu’il estimait nécessaire à l’achèvement de l’entreprise : « Je lui dis que pour terminer tous les travaux et pour assurer l’administration intérieure de la Baronata et l’existence de la famille pendant les deux ans qu’elle produirait très peu ou rien[326], il fallait au moins encore cinquante mille francs. Il me dit qu’il allait précisément à Barletta pour liquider définitivement ses affaires. »

Antonia Kwiatkowska, cependant, s’était mise en route, de Krasnoïarsk (Sibérie), avec ses trois enfants, sa mère et son père ; elle avait quitté Moscou le 4 juillet, et était attendue à Locarno du 12 au 15 juillet ; une de ses sœurs, Mme Lossowska, s’était jointe à la caravane, tandis que la mère restait momentanément en Russie auprès de sa troisième fille (Mme X.). Gambuzzi alla au-devant des voyageurs jusqu’à Vienne, et les accompagna jusqu’à Mestre. La famille arriva le 11 ou le 12 juillet à Milan, où Mme Lossowska se sépara d’elle pour retourner en Russie. Durant la première quinzaine de juillet, Ross, esprit pratique et bon calculateur, eut le temps de se former une opinion sur les fautes et les erreurs commises à la Baronata, et il porta sur cette folle entreprise un jugement sévère ; sa manière de voir était aussi celle d’Olympia Koutouzof, de Zaytsef, et de toutes les personnes raisonnables qui avaient su ce qui se passait.

Ce fut le 13 juillet que Mme Bakounine arriva à la Baronata avec ses trois enfants et son vieux père. Ross était allé les prendre à Milan. Des notes quotidiennes de Bakounine, qui vont du 13 juillet au 13 octobre 1874, disent: « Lundi 13. Arrivée d’Antonie, que Ross, parti hier dimanche, a rencontrée à Milan, avec toute sa famille, papa et les enfants. Arrivés à onze heures et demie. Enchantés. Soir illumination et feu d’artifice, arrangés par Cerrutti. Le soir tard survient Carlo Cafiero. » Cafiero revenait de Barletta, rapportant les dernières bribes de sa fortune dilapidée, et ayant fait de sérieuses réflexions. Le lendemain, de son côté, Mme Bakounine faisait part à son mari de bruits qu’on faisait courir en Italie, et que lui avait rapportés Gambuzzi : on disait que Bakounine exploitait la confiance et l’inexpérience de Cafiero, et qu’il abusait de son amitié généreuse pour le ruiner. Voici comment le Mémoire justificatif raconte ce qui se passa ensuite :


Je fis aussitôt part de ces bruits à Cafiero, en présence de Ross ; il me parut fort ému, et me promit de s’en expliquer avec les diffamateurs[327]. Le lendemain il revint, mais tout changé. Il me dit qu’il n’y avait aucune explication à demander, parce qu’au fond on disait vrai. Il me déclara, avec une chaleur pleine d’amertume, que nous avions commis une grande, une impardonnable folie, dont il se reconnaissait d’ailleurs aussi coupable que moi ; qu’il ne revendiquait rien de ce qu’il avait dépensé pour la Baronata, mais qu’il était bien résolu de ne dépenser pour elle désormais ni un sou, ni une pensée, ni une parcelle de son énergie, tout cela devant appartenir à la révolution.

J’avoue que ce discours me consterna et me frappa comme un coup de massue. D’abord le ton amer, blessant, soupçonneux, avec lequel tout cela me fut dit me blessa profondément. Cafiero évidemment était devenu profondément injuste envers moi ; et je sentis du premier coup que sa bonne et fraternelle amitié s’était tout d’un coup transformée en une profonde hostilité mal masquée et pleine de soupçons injurieux... D’un autre côté, j’avoue que j’étais tout à fait consterné de la nouvelle situation que cette conversation nous faisait à tous et surtout par rapport à ma pauvre famille. Sur la foi de mes lettres[328], Antonie était arrivée toute tranquille, toute joyeuse, non seulement avec les enfants, mais avec son excellent père, un bon vieillard tout naïf, ne vivant que dans les siens... Je les voyais tout tranquilles, tout heureux, appelant ici la sœur, la mère, et je pensais avec consternation au désespoir qui s’emparerait d’Antonie et du père à la première nouvelle de la catastrophe qui les attendait. L’abstraction révolutionnaire de Cafiero ne le comprendra pas, mais toi, Emilio, et toi, Antonie, vous le comprendrez. Ce fut au point que, dominé par cette idée fixe si terrible pour moi, je négligeai ou je ressentis beaucoup moins vivement l’insulte directe qui était contenue dans les déclarations de Cafiero. Si j’eusse été seul, au premier mot je lui aurais abandonné cette maudite Baronata avec tout ce qu’elle contient, et je ne me serais pas abaissé à lui adresser une seule parole. Eh bien, l’idée du désespoir et de l’abîme dans lesquels j’allais plonger Antonie et son père m’a rendu lâche. Au lieu de penser à mon honneur injustement insulté par celui duquel je devais attendre le moins cette insulte, je pensais aux moyens de sauver non moi sans doute, mais les miens. Quant à moi, ma résolution était prise, j’étais décidé à mourir. Mais, avant de mourir, je crus devoir assurer le sort des miens.

Tous ces jours à partir du 15 furent un véritable enfer pour moi. Je songeais jour et nuit aux moyens de salut pour les miens, et, à force de penser, je trouvais ces moyens, qui n’auraient exigé presque aucun nouveau sacrifice, ou de très petits sacrifices, sans aucun détriment pour la révolution, de la part de Cafiero. Mais pour réaliser ces moyens, il aurait fallu pouvoir s’entendre avec lui. Mais cela était devenu impossible, car, outre la difficulté qu’il éprouve toujours à saisir une idée au premier abord, et l’obstination extraordinaire de l’idée qui le domine dans le moment, il y avait en lui cette défiance injurieuse qui jaillissait de chacune de ses paroles, de ses gestes, de ses regards, et qui me paralysait complètement. Après beaucoup de vains efforts, je pris enfin la résolution suprême que j’eusse dû prendre dès le premier moment. Je fis l’acte par lequel je lui abandonnais la Baronata avec tout ce qu’elle contenait, y compris les vaches et les chevaux malades. Mais j’eus encore la faiblesse d’accepter de lui la promesse d’assurer d’une manière ou d’une autre le sort de ma famille après ma mort, qui, j’espère, ne sera pas lointaine.


Ce fut seulement le samedi 25 juillet, au soir, que Bakounine, après dix longs jours de luttes intérieures, dont il n’avait rien dû laisser soupçonner à sa femme, signa l’acte de cession de la Baronata à Cafiero, en présence de deux témoins, Emilio Bellerio et l’avocat Remigio Chiesa. En même temps, il décidait de partir secrètement pour Bologne ; mais il voulait que sa véritable destination et le motif de son départ restassent cachés à Antonia : aux yeux de sa femme, il ne devait s’agir que d’une absence de quelques jours, d’un voyage à Zürich pour y conférer avec des amis russes.

Le Mémoire justificatif ne parle pas des affaires d’Italie, des préparatifs qui se faisaient dans ce pays en vue d’un mouvement insurrectionnel, et de la venue à la Baronata, pendant les jours mêmes où Bakounine se débattait eu de si cruelles angoisses, de quelques-uns de ceux qui devaient diriger le mouvement, entre autres Malatesta et Costa. Mais les récits de Cafiero en septembre 1874, et les communications orales qui m’ont été faites par Ross, trente ans plus tard, en 1904, me permettent de suppléer jusqu’à un certain point à cette omission bien compréhensible. Lorsque Cafiero revint de Barletta le 13 juillet, il rapportait une somme assez considérable, destinée, conformément à la décision prise d’accord avec ses amis italiens, non plus à la Baronata, mais à l’achat d’armes, de munitions, de dynamite, etc. ; et immédiatement on se mit à travailler, avec une activité fiévreuse, à ces derniers préparatifs, pour la réalisation desquels il avait fallu attendre le retour de Cafiero, de Russie d’abord, puis de Barletta. Ross acheta de la dynamite dans une fabrique située au bord du lac Majeur, près de la frontière, et l’on se rendit sur une montagne, près de Locarno, pour faire des expériences ; ensuite la dynamite fut portée à Bologne par Mme Cafiero, qui l’avait cousue dans une serviette nouée autour de sa taille ; cette dynamite ne fut d’ailleurs pas utilisée, et après l’échec du mouvement on la noya dans le Reno. Ross aussi fit un voyage à Bologne avant le mouvement insurrectionnel. Costa vint à la Baronata conférer avec Bakounine (probablement avant le retour de Cafiero de Barletta) ; il était vêtu d’un costume jaune et blanc, qui le faisait remarquer de tout le monde, et Bakounine, se moquant de lui, lui disait « qu’il avait l’air d’un canari » (d’après Ross) ; Costa ne demeura que très peu de temps à Locarno, et s’en retourna en Italie, où il avait encore de nombreux voyages à faire pour porter le mot d’ordre en différentes régions. Après le 15, Ross se rendit à Milan, emportant vingt à trente mille francs de l’argent de Cafiero ; c’étaient des valeurs en papier, Ross ne se souvient plus de quelle nature, qu’il devait changer contre de l’or ou du papier italien ; le banquier auquel il s’adressa refusa, parce que Ross lui était inconnu ; celui-ci télégraphia à Costa, qui arriva au bout de deux ou trois jours, et l’opération put se faire par le ministère d’un avocat ; Costa emporta l’argent à Bologne. Malalesta vint, lui aussi, à la Baronata ; c’était au plus fort de la crise, au moment où Bakounine venait de se décider à partir pour prendre part au mouvement insurrectionnel et chercher la mort sur une barricade ; Ross se rappelle s’être promené avec Malatesta sur la route de Bellinzona, et lui avoir raconté tout ce qui s’était passé ; Malatesta, qui donna sa pleine approbation à la décision de Cafiero, trouva tout naturel que Bakounine voulût se joindre aux révolutionnaires italiens et partager leur sort.

Cependant, après avoir annoncé sa résolution d’aller à Bologne, résolution prise dans un premier moment de désespoir, Bakounine s’était ravisé. À la réflexion, il eût préféré ne pas partir et rester auprès d’Antonie, non certes par pusillanimité, mais parce que l’entreprise où il fallait s’embarquer n’avait pas son approbation. Il n’osa toutefois pas s’en ouvrir directement à Cafiero ni à Ross ; mais il parla à Bellerio de son désir de ne pas s’éloigner, et le chargea de communiquer ce désir à Cafiero : Bellerio s’abstint de le faire ; et Bakounine, lié par sa première déclaration et ne croyant pas devoir changer d’attitude, se vit obligé, contre son gré, de partir pour Bologne[329] ; le lundi 27 juillet au soir, accompagné de Ross, il se rendit à Bellinzona, et prit dans cette ville la diligence pour Splügen[330]. Il s’arrêta deux jours à Splügen, à l’hôtel Bodenhaus, où il s’inscrivit sous le nom d’Armfeld ; et ce fut là que, le 28 et le 29, il rédigea son long Mémoire justificatif[331] ; ce Mémoire fut envoyé à Bellerio pour Cafiero, avec une lettre où Bakounine disait que ce document ne devait pas être communiqué à Mme Antonie avant le 4 ou le 5 août ; jusque-là elle devrait croire que son mari était à Zürich.

De Splügen, Bakounine m’écrivit un court billet que je reçus deux ou trois jours après : il m’y faisait ses adieux, et m’annonçait, sans autre explication, qu’il se rendait en Italie pour y prendre part à une lutte de laquelle il ne sortirait pas vivant. J’ignorais tout, à ce moment, des incidents qui avaient eu lieu à la Baronata ; le contenu de ce billet, si imprévu pour moi après la lettre que j’avais reçue trois ou quatre mois avant, me bouleversa ; mais je ne pus qu’attendre, dans la plus vive anxiété, des nouvelles des événements qui allaient se passer.

Je dois maintenant donner ici la fin des extraits du Mémoire justificatif ; et d’abord un passage dans lequel Bakounine confesse avoir commis une faute, qu’il expie en ce moment, et dit quels motifs déterminèrent sa conduite lorsqu’il accepta les largesses de Cafiero et la nouvelle existence qu’elles devaient lui faire :


Ma faute, c’est d’avoir accepté dès l’abord la proposition fraternelle de Cafiero. En la repoussant, j’aurais maintenu l’intégrité de ma vie jusqu’à la fin, et j’aurais été maintenant libre d’en disposer selon mes convictions et inclinations propres[332].

Au fond, je dois avouer qu’en l’acceptant, je commis une trahison envers moi-même, envers mon passé, et, à dire le vrai mot, une lâcheté que j’expie aujourd’hui. Maintenant je dirai les raisons qui me l’ont fait accepter, et qui peuvent me servir d’excuse jusqu’à un certain point.

D’abord, je suis réellement fatigué et désillusionné. Les événements de France et d’Espagne avaient porté à toutes nos espérances, nos attentes, un coup terrible. Nous avions calculé sans les masses, qui n’ont pas voulu se passionner pour leur émancipation propre, et, faute de cette passion populaire, nous avions beau avoir théoriquement raison, nous étions impuissants.

La seconde raison fut celle-ci : le travail qui pour nous restait seul possible était le travail occulte, bien masqué. Il était absolument nécessaire que nous prissions tous un aspect tranquille et bourgeois. De plus, le gouvernement fédéral suisse, pressé par le gouvernement italien, et par conséquent le gouvernement cantonal tessinois, voulaient absolument m’interner dans l’intérieur de la Suisse. J’avais toute la peine du monde de rester à Locarno. La proposition de Cafiero m’en donnait le moyen.

Enfin la troisième raison, et la plus puissante, le dirai-je, ce fut mon inquiétude pour l’avenir de ma famille, et mon très grand désir de lui donner un refuge et d’assurer au moins jusqu’à un certain point son avenir.


Il faut retenir cet aveu spontané, que le désir d’assurer l’avenir d’Antonia Kwiatkowska et de ses enfants avait été « la plus puissante des raisons » qui avaient déterminé Bakounine à commettre ce qu’il appelle « une trahison envers lui-même et son passé ». Cette faiblesse d’un vieillard envers une jeune femme, qui était pour nous une étrangère et qui ne sympathisait nullement avec les idées qui nous étaient chères[333], nous irrita profondément, nous Jurassiens, lorsque ce qui s’était passé à la Baronata nous fut révélé en septembre 1874[334] ; mais a-t-on bien le droit de condamner avec une inexorable sévérité un homme de cœur qui a péché par une bonté irréfléchie et excessive ?

Bakounine continue en ces termes :


Je dirai donc ce qui par rapport à ma famille se passa entre Cafiero et moi, pour n’y plus revenir. Il me pressa de la faire venir au plus vite, en m’offrant tout l’argent nécessaire à son voyage. Il m’invita en même temps d’écrire à Antonie qu’elle ne devait avoir désormais aucune inquiétude pour l’avenir de ses enfants, cet avenir étant parfaitement assuré. C’est en octobre [1873] que j’envoyai à Antonie d’abord 2000 francs ;... mais ces 2000 fr., envoyés par l’intermédiaire des Ostroga, parurent perdus ;... Antonie et surtout son père m’écrivirent des lettres désespérées : j’en fis part à Cafiero, qui me dit de lui envoyer immédiatement encore 4000 francs, ce que je fis à la fin de mars...

Ai-je besoin de dire que Carlo, dans toutes ces affaires, entreprises et promesses, a été inspiré du plus pur dévouement fraternel, et que ce fut précisément cette grandeur d’âme fraternelle qui me fit accepter aveuglément tout ce qu’il m’avait proposé ? Il y eut encore une autre raison pour cette acceptation : Cafiero s’était cru beaucoup plus riche qu’il ne l’est en effet. Il évaluait sa fortune à quatre cent mille ou même à quatre cent cinquante mille francs. Peut-être aurait-il réalisé cette somme, s’il n’avait pas cru devoir presser la liquidation de ses biens[335]...


Voici la conclusion du Mémoire justificatif :


Pendant tout la nuit [du 27 au 28 juillet], de Locarno à Bellinzona et de Bellinzona à Splügen, je ne fermai naturellement pas l’œil et je pensais à Cafiero. Le résultat de toutes ces pensées est celui-ci : Je ne dois plus rien accepter de Cafiero, pas même ses soins pour ma famille après ma mort. Je ne dois, je ne veux plus tromper Antonie, et sa dignité, sa fierté lui diront ce qu’elle aura à faire. Le coup qu’elle recevra sera terrible, mais je compte sur l’énergie et sur la force héroïque de son caractère, qui la soutiendront, j’en ai l’espérance. D’ailleurs j’ai fait tout ce que j’ai pu pour assurer du moins en partie le sort de sa famille. J’ai écrit une lettre, un adieu suprême à mes frères, qui d’ailleurs n’ont jamais renié mes droits sur une partie de la propriété que nous avons en commun, et qui m’ont toujours demandé, pour réaliser cette partie, que je leur envoie un homme investi de ma pleine confiance et de tous les pleins-pouvoirs nécessaires pour la recevoir. Jusqu’à présent je n’avais pas trouvé cet homme. Maintenant, par les lettres ci-jointes, je donne ces pleins-pouvoirs à Sophie [Lossowska], la sœur d’Antonie. Je ne saurais les placer en de meilleures mains. Elle est aussi résolue qu’habile, et son dévouement pour Antonie est sans bornes.

Et maintenant, mes amis, il ne me reste plus qu’à mourir, adieu, Emilio, mon vieil et fidèle ami, merci pour ton amitié pour moi et pour tout ce que tu feras pour les miens après ma mort. Je te prie, aide le transport d’Antonie qui sera incessant, je pense, à moins qu’elle ne croie devoir rester encore quelques jours pour épargner une trop grande crise au père. Prête-lui cinq cents, mille francs au besoin, on te les rendra et bientôt, je t’assure.

Quant aux 2100 francs de M. Félix Rusca, remets-les à Cafiero aussitôt qu’ils t’auront été restitués[336].

Antonie, ne me maudis pas, pardonne-moi. Je mourrai en te bénissant, toi et nos chers enfants.

M. B.


Bakounine mit son Mémoire justificatif à la poste le 29 juillet, à l’adresse d’Emilio Bellerio ; et, quittant Splügen,il prit la route de Bologne, où il devait arriver le lendemain soir.

Je ne veux pas raconter par le menu les événements qui se passèrent à Bologne, en Romagne, dans la Pouille, et en quelques autres régions de l’Italie, dans la première quinzaine d’août 1874[337] ; je me bornerai aux indications strictement nécessaires.

Malgré l’hostilité que les mazziniens avaient toujours témoignée à l’Internationale, une tentative avait été faite, dans l’été de 1874, par quelques socialistes italiens (Celso Cerretti entre autres), pour les décider à une action révolutionnaire commune ; on s’était adressé en premier lieu à Garibaldi, qui, d’abord très opposé à un rapprochement avec Bakounine et ses amis, avait fini par se laisser persuader ; par l’intermédiaire de Garibaldi, on tenta d’agir sur les mazziniens les plus avancés, comme Valzania ; et une réunion des chefs mazziniens fut convoquée pour examiner la situation et décider si, oui ou non, le parti coopérerait avec l’Internationale à un mouvement insurrectionnel pour renverser la monarchie. La réunion des mazziniens eut lieu le 2 août à la villa Ruffi, près de Rimini ; les doyens du parti, comme Aurelio Saffi et Fortis, étaient opposés à l’action commune, tandis que les éléments plus jeunes la désiraient. Mais la police était sur ses gardes : la villa où se tenait la réunion fut investie, et vingt-huit mazziniens, parmi lesquels Saffi, Fortis et Valzania, furent arrêtés[338].

Cet incident enlevait au mouvement projeté une de ses principales chances de réussite ; mais on jugea, du côté des révolutionnaires internationalistes, qu’on était trop avancé pour reculer. Bakounine, que Ross avait accompagné jusqu’à Vérone, avait été conduit de là à Bologne, le 30, par l’internationaliste bolonais Pio Berardi. Il resta caché pendant neuf jours, du 31 juillet au 8 août, sous le nom de « Tamburini », dans un petit logement où venaient le voir les principaux conjurés. Son journal dit : « Le 30 jeudi, soir à dix heures, à Bologne chez les Berardi, où vient aussi André [Costa]. — 31 vendredi, me transporte le soir, après avoir expédié Pio Berardi à Locarno avec lettre d’André, dans un nouvel appartement, sous le nom de rentier riche, malade et sourd Tamburini. Avec moi Francesco Pezzi. — Août 1er. D’abord seul avec Pezzi ; le 2 vient Paolo Berardi et loge avec nous. Le 3 vient André, de Rome, et loge avec nous ; m’amène Mazzotti[339], Faggioli, Natta ; il part le 4 avec Faggioli pour Rovigo. Le 5 soir, d’abord nouvelle de la descente de la police chez Mme Angiolina Vitali, à la suite de quoi envoyé immédiatement lettre pour Lipka[340] ; une heure plus tard, nouvelle de l’arrestation d’André apportée par Faggioli, qui me transporte à deux heures la nuit chez Silvio Fr. » L’arrestation de Costa privait la conspiration de son organisateur principal. Ou tint conseil, le 5 et le 6, chez Silvio Fr., et on décida d’agir quand même : la nuit du 7 au 8 fut désignée pour l’exécution du complot[341]. Le plan, d’après des socialistes bolonais qui participèrent au mouvement[342], était le suivant : « L’insurrection devait éclater à Bologne, et de là s’étendre à la Romagne d’abord, aux Marches et à la Toscane ensuite ; une colonne d’insurgés bolonais, renforcée d’environ trois mille internationalistes romagnols, devait, partie des Prati di Carrara, entrer à Bologne par la porte San Felice ; une autre colonne, partie de San Michele in Bosco, entrerait à l’arsenal, dont les portes devaient lui être ouvertes par deux sous-officiers (qui, pour se soustraire à une condamnation certaine, se réfugièrent ensuite en Suisse), s’emparerait des armes et des munitions qui y étaient déposées, et de là se porterait à l’église de Santa Annunziata (transformée en établissement pyrotechnique), pour y prendre tous les fusils qui y étaient conservés. Sur quelques points de la ville étaient déjà rassemblés les matériaux pour improviser des barricades, et une centaine de républicains avaient promis de prendre part au mouvement, non comme parti, mais individuellement. » Le 7 fut répandu dans la ville, à de nombreux exemplaire, un troisième numéro du bulletin du Comitato italiano per la Rivoluzione sociale[343], qui appelait les prolétaires aux armes, et adjurait les soldats de faire cause commune avec le peuple. Dans la nuit du 7 au 8, des groupes d’internationalistes bolonais se réunirent aux lieux de rendez-vous, hors des murs ; mais les camarades romagnols qu’on attendait de San Giovanni in Persiceto, de Budrio, etc., ne vinrent pas ou vinrent en trop petit nombre ; ceux d’Imola furent cernés dans leur marche, près de la station de Castel San Pietro ; une partie d’entre eux furent arrêtés, les autres battirent en retraite. Au point du jour, les insurgés réunis sous les murs de Bologne se dispersèrent, sauf quelques-uns qui se jetèrent dans la montagne. Bakounine, resté seul une partie de la nuit dans le logement où il se tenait caché, attendait qu’on vînt le chercher pour se joindre aux insurgés qui, selon le plan convenu, devaient envahir vers les deux heures du matin les rues de Bologne : après une attente vaine, il comprit que le mouvement avait avorté, et songea au suicide ; Silvio Fr., survenant à ce moment (3 h. 40 du matin), l’empêcha de se brûler la cervelle, en lui disant que tout n’était pas perdu, et que d’autres tentatives pourraient encore avoir lieu. Dans la journée du 8, de nombreuses arrestations lurent faites à Bologne, à Imola, et dans toute la Romagne et les Marches ; il en fut de même à Florence, à Rome, et sur divers autres points de l’Italie. Le soir de ce jour, Silvio Fr. conduisit Bakounine dans une autre retraite chez C**. Le 9 (dimanche) au matin, Silvio partit pour Locarno, porteur d’une lettre en russe pour Mme Cafiero[344] et d’une autre lettre en français pour Bellerio ; voici cette seconde lettre :


Ce 9 août.

Mon cher Emilio, Je te recommande cet ami, qui m’a rendu et continue de me rendre de précieux services dans une position très critique. Il mérite une confiance absolue. Fais-le mener au plus vite chez Mme Charles. Si elle n’y était plus, fais lire la lettre par Ross. S’il n’y est plus, au pis-aller par Zaytsef, sous le sceau d’un secret absolu, et fais-la traduire par lui.

Mon ami, mon frère, c’est avec terreur que je te demande des nouvelles d’Antonie et du père. Dis-lui que parmi toutes les tortures qui m’assaillent, celle de l’avoir abandonnée dans une position si pénible est la plus cruelle. Mais je n’avais pas de choix ; après avoir lu ma grande lettre, tu auras dit avec moi que j’ai fait ce que j’ai dû faire.

Ton dévoué jusqu’à la mort.

M. B.

Embrasse bien de ma part ton excellente Antoinette[345], mon amie. S’il n’est pas trop tard, fais de sorte que personne ne sache que je suis en Italie.


Le journal contient ce qui suit sur les journées du 9 au 14 et le retour de Bakounine en Suisse : « 9 dimanche... Moi soir transporté chez Ta. — 10 lundi. Chez Ta. viennent me voir F. G. et Ca.[346] — 11 mardi. Ca. et F. G. ; puis Ca. avec Natta. Puis, Natta sorti, revient Silvio de Locarno[347], avec billet de Ross, toujours canaille. Silvio et Ca. vont chercher Natta ; ils viennent. Conseil ; mon départ et celui de Natta avec moi décidé. Dormons tous chez C**. — 12 mercredi. Vient Ca., puis je m’habille en chanoine[348] et après dîner pars avec Ta. en chemin de fer ; à Modène vient Natta ; arrivé soir à Vérone, y couche fort mal. — 13 jeudi. Voyagé de Vérone à Lecco ; pris une chambre avec Natta, dormi ; dîné, bu de l’asti ; bateau à vapeur ; pris diligence à Colico. — 14 vendredi. A 7 h. matin arrivée à Splüngen, hôtel Bodenhaus. Télégraphié immédiatement à Locarno. » Le télégramme était adressé à Zaytsef, pour que celui-ci prévînt Cafiero ; le 15, autre télégramme à Bellerio, puis trois lettres successives à celui-ci, du 15 au 18 ; télégrammes et lettres restèrent sans réponse. Bakounine croyait, paraît-il, qu’il serait encore possible de tenter un mouvement à Florence, et avait l’intention de se rendre dans cette ville avec Natta, après qu’il aurait vu Cafiero ; le journal dit : « Du 14 au 21 attendons vainement Cafiero ; nous entendons sur toutes choses, Natta et moi ; plan d’action complet, chiffre et signes établis ». Enfin, le 21, Ross vint de Locarno à Splügen[349], et expliqua que, d’après les nouvelles reçues par Cafiero, il n’y avait plus rien à faire en Italie. Natta partit alors, pour retourner en Italie en passant par Locarno, où Ross le suivit le lendemain ; Bakounine resta à Splügen, attendant Bellerio et Mme Lossowska, de qui il venait de recevoir un télégramme. (Pour la suite, voir p. 209.)

Dans la Pouille, une tentative avait été faite, presque en même temps que celle de Bologne, par Malatesta et quelques camarades. Une caisse de fusils avait été expédiée de Tarente à une gare de la province de Bari dont j’ignore le nom, et de là elle fut transportée sur une charrette au vieux château de Castel del Monte (à une vingtaine de kilomètres au sud-ouest de Barletta), où avait été fixé le rendez-vous. « Plusieurs centaines de conjurés — raconte Malatesta — avaient promis de se trouver à Castel del Monte. J’y arrive : mais là, de tous ceux qui avaient juré d’y être, nous nous trouvâmes six. Peu importe, on ouvre la caisse d’armes : elle est pleine de vieux fusils à piston ; cela ne fait rien, nous nous armons et déclarons la guerre à l’armée italienne. Nous battons la campagne pendant quelques jours, cherchant à entraîner les paysans, mais sans trouver d’écho. Le second jour, nous avons une rencontre avec huit carabinieri, qui firent feu sur nous et s’imaginèrent que nous étions très nombreux. Trois jours plus tard, nous nous apercevons que nous sommes cernés par les soldats ; il ne restait qu’une chose à faire : nous enterrons les fusils, et nous décidons de nous disperser ; je me cache dans une voiture de foin, et je réussis ainsi à sortir de la zone périlleuse. » De Castel del Monte, Malatesta se rendit à Naples ; il voulut ensuite gagner la Suisse ; mais il fut arrêté à la gare de Pesaro.

Un quatrième bulletin du Comitato italiano per la Rivoluzione sociale fut encore imprimé, et put être répandu dans un certain nombre de villes d’Italie ; il est daté de « Bruxelles, août 1874 » ; la mention qui y est faite des événements de Bologne indique qu’il dut être rédigé entre le 10 et le 15 août (probablement par Cafiero). En voici le passage principal: « L’Italie des prolétaires, la patrie traditionnelle des communes, celle qui jadis proclama les lois agraires, s’éveille enfin de sa longue léthargie et s’apprête à combattre la tyrannie étrangère. L’Etna bouillonne, le Vésuve pousse de sourds mugissements, le petit Arno lui-même s’agite comme s’il avait recueilli en son sein les tempêtes de l’Océan. Mais à l’incendie il manquait l’étincelle : la Romagne l’a fournie. Salut donc, ô généreux jeunes gens de Castel San Pietro[350] ! par votre œuvre l’incendie a commencé, et à sa flamme prendront feu les nations sœurs, sans qu’aucune force humaine, de caste ou de gouvernement, ni les Alpes, ni la mer, puissent y mettre obstacle. » Cet appel, naturellement, ne pouvait plus trouver d’écho.

Je reproduis les notices et les appréciations que le Bulletin publia, sur le mouvement italien, dans ses numéros des 10 et 23 août ; on verra quelle idée nous nous en faisions :


Les journaux bourgeois annoncent depuis quelques jours de nombreuses arrestations faites parmi les membres de l’Internationale italienne, à Bologne, à Florence, à Rome, et dans quelques autres localités. Ils rattachent ces arrestations à une tentative insurrectionnelle qui aurait eu lieu dans la Romagne, et qui s’est bornée, paraît-il, à la rupture des fils télégraphiques entre Bologne et Imola. On a annoncé en même temps l’arrestation de vingt-huit gros bonnets du parti mazzinien, surpris dans une campagne près de Rimini, où ils tenaient une réunion clandestine ; parmi eux se trouve Saffi, l’ex-triumvir romain, devenu le pontife du parti depuis la mort de Mazzini. En l’absence de tout renseignement direct, nous ne pouvons faire que reproduire ces nouvelles sans commentaire, en faisant remarquer toutefois qu’il ne faut accueillir qu’avec une extrême défiance les télégrammes des agences bourgeoises... Il nous paraît extrêmement douteux, par exemple, qu’il y ait le moindre rapport réel entre l’arrestation des mazziniens et celle des internationaux, attendu que les premiers ont toujours été des adversaires acharnés de l’Internationale.

... Depuis deux ans, il y a eu en Italie environ soixante émeutes produites par la faim ; mais les émeutiers, dans leur ignorance, n’en voulaient qu’aux accapareurs immédiats, et ne savaient pas discerner les causes fondamentales de leur misère. L’Internationale, en ouvrant les yeux aux ouvriers, en leur montrant à qui ils doivent s’en prendre et sur quelles institutions ils doivent frapper, transformera un jour les émeutes isolées, aveugles et impuissantes, en une révolution générale, consciente et réfléchie, et par conséquent irrésistible. Le gouvernement a beau emprisonner les apôtres du socialisme, il ne peut pas mettre sous clef le volcan populaire ; et, quand il aura fait condamner par centaines de généreux martyrs de la justice, il n’en sera pas moins englouti dans l’éruption finale. (Bulletin du 16 août 1874.)

Nous savons maintenant à quoi nous en tenir sur les derniers événements d’Italie, qui ont beaucoup moins de gravité que la police ne voudrait leur en donner.

Le 2 août, le gouvernement a fait arrêter vingt-huit mazziniens qui s’étaient réunis à la villa Ruffi, près de Rimini, pour faire de la politique électorale, tout simplement.

Trois jours plus tard, le 5 août, la police réussissait à mettre la main sur le compagnon André Costa, qu’elle cherchait depuis plus d’un an, et à qui elle en voulait tout particulièrement pour sa participation au Congrès international de Genève. L’arrestation de Costa n’avait du reste, malgré cette coïncidence, pas le moindre rapport avec le coup de filet opéré sur les mazziniens.

Enfin, deux jours après, quelques jeunes gens d’Imola essayaient une émeute. Selon la statistique que nous avons donnée dimanche dernier, cette émeute était la soixante et unième depuis deux ans, et par conséquent, au point de vue italien, cela ne constituait qu’un événement fort ordinaire.

Voilà tout ce qui s’est passé. Malheureusement il y aura, au bout de l’histoire, une distribution de mois de prison en faveur des socialistes, tandis que messieurs les mazziniens seront congédiés dans quelques jours avec force excuses pour la liberté grande qu’on s’est permise à leur égard. Cela n’empêchera pas le socialisme de grandir, et la république mazzinienne, atteinte depuis longtemps d’une maladie de langueur, d’exhaler son dernier souffle un de ces quatre matins. (Bulletin du 23 août 1874.)


Le Mémoire justificatif de Bakounine était parvenu au destinataire dès le 30 juillet ; Bellerio le donna à lire à Cafiero ; celui-ci, très scandalisé que Bakounine eût parlé dans ce Mémoire de diverses choses qui ne devaient pas sortir de l’intimité révolutionnaire, se refusa à le communiquer à Mme Antonie ; il ignorait que Bellerio, avant de s’en dessaisir, avait pris la précaution d’en faire une copie. Ce fut le 6 août qu’eut lieu l’explication décisive avec Mme Bakounine. Ni Cafiero ni Bellerio n’avaient voulu se charger de lui dire qu’elle devait quitter la Baronata ; c’est Ross qui dut accepter cette pénible mission. « L’entrevue eut lieu chez Bellerio, en présence de celui-ci, dans le jardin ; ils parlèrent d’abord en français, puis en russe. Ross lui dit catégoriquement qu’il fallait qu’elle quittât la Baronata. Elle devint furieuse, et répondit que la Baronata lui appartenait. Ross répliqua qu’elle pouvait tempêter et l’injurier, que cela lui était égal, mais que la Baronata appartenait à la Révolution, non à la famille Bakounine. Elle l’accusa alors de vouloir accaparer la Baronata pour lui-même avec Cafiero ; mais cette accusation aussi le laissa calme, attendu qu’il n’avait aucun intérêt personnel dans l’affaire. Enfin Mme Bakounine, voyant que Ross tenait ferme, se résigna à partir. » (Communication de Ross, 1904.) Elle partit le 9 août (d’après une lettre de Bellerio à Bakounine), et se retira à Arona. Elle prévint aussitôt sa sœur, Mme Lossowska, qui se trouvait à Varsovie ; celle-ci s’empressa de venir la rejoindre, et arriva à Arona le 20. Mais elles ignoraient ce qu’était devenu Bakounine, et n’apprirent que le surlendemain 22 sa présence à Splügen. Mme Lossowska se rendit aussitôt (le 23) dans ce village, accompagnée de Bellerio. Là, Bakounine leur déclara qu’il était définitivement dégoûté de toute action, publique ou secrète, et qu’il voulait émigrer en Amérique pour s’y faire naturaliser ; il pensait, ajouta-t-il, que Cafiero consentirait à lui en fournir encore les moyens. Mme Lossowska et Bellerio repartirent le 24. Le lendemain, une lettre de Ross, à laquelle étaient joints deux cents francs[351], apprit à Bakounine que Cafiero acceptait de se rencontrer avec lui à Sierre[352], en Valais. Le 26 août, donc, Bakounine quitta Splügen, se rendant à Sierre par Coire, Zürich, Olten, Berne, Fribourg[353] et Lausanne. Il arriva à Sierre le 30 août, et il note dans son journal que le lendemain il est allé à Saxon (où il y avait alors une maison de jeu célèbre) pour jouer, et qu’il a perdu cent francs[354]. Cafiero et Ross avaient traversé le Saint-Gothard, et s’étaient arrêtés à Neuchâtel le 1er septembre ; là ils avaient raconté à Schwitzguébel (venu de Sonvillier) et à moi ce qui s’était passé, et Cafiero nous avait fait lire le Mémoire justificatif de Bakounine (qu’il laissa entre mes mains en me demandant de le conserver en dépôt) ; nous avions, Schwitzguébel et moi, donné raison à Cafiero et à Ross ; il fallait bien reconnaître que Bakounine n’était plus l’homme qu’il avait été, et qu’en se déclarant vieilli, fatigué, désabusé et dégoûté, il avait dit une triste vérité. Le lendemain, 2 septembre, Cafiero et Ross arrivaient à Sierre, et ils y rencontraient Bakounine. Voici comment celui-ci raconte cette entrevue dans son journal :


« 2 Mercredi. Arrivent inopinément Cafiero et Ross, viennent de Neuchâtel où ils ont vu James et Adhémar et m’ont sans doute passablement calomnié. Cafiero froid et compassé ; Ross se dit ou est malade. Conversation toute politique. Je force Cafiero de me raconter tous les détails de leurs arrangements. Je demande un emprunt de cinq mille francs, qui m’est accordé, et aussi des meubles et linge, etc., sous forme d’emprunt pour deux ans à six pour cent d’intérêt. — 3 Jeudi. Cafiero me laisse trois cents francs. Ils s’en vont avant dîner ; nous sommes froids comme glace, tout est fini entre nous. Soir, écrit à Antonie et à Emilio. »


La rupture — c’est Bakounine qui le constate — était donc consommée. Dans les premiers jours de septembre, Mme Bakounine quitta Arona et s’installa à Lugano, avec sa sœur et son père, dans une villa meublée, la villa Galli, à quelque distance de la ville.



IX


Le septième Congrès général de l’Internationale, à Bruxelles
(7-13 septembre 1874).


C’est d’après les lettres écrites de Bruxelles par Adhémar Schwitzguébel et imprimées dans le Bulletin (numéros des 13, 20 et 27 septembre 1874) que je retracerai les délibérations du septième Congrès général de l’Internationale, en les complétant, lorsqu’il sera besoin, par quelques détails empruntés au Compte-rendu officiel du congrès[355].

Voici la liste des délégués :


Allemagne.

Frohme (Ch.), écrivain, délégué de la Section allemande démocratique socialiste de Liège (Belgique)[356].

Faust (K.), sculpteur, délégué des groupes allemands[357].

Angleterre.

Eccarius (Georg), tailleur, délégué de la branche de Bethnal Green, Londres.

Belgique.

Demoulin (Joseph-N.), ourdisseur, délégué de la Fédération belge.

Brismée (Désiré), typographe, délégué de la fédération de Bruxelles.

Paterson (D.), menuisier, délégué de la fédération de Bruxelles.

Tricot (Maximilien), mineur, délégué de la fédération de Charleroi.

Loriaux (J.-B.), verrier, délégué de la section de Heigne-sous-Jarnet, bassin de Charleroi.

Mayeu (Richard), pelletier, délégué de la fédération de Liège.

Bastin (Pierre), tisserand, délégué de la fédération de la vallée de la Vesdre.

Coenen (Philippe), cordonnier, délégué de la fédération d’Anvers.

De Blaye (Jules), peintre, délégué de la fédération de Gand.

Espagne.

Gomez (J.)[358], typographe, délégué de la Fédération espagnole.

France.

Van Wedemer, dessinateur, délégué d’une Section de Paris[359].

Italie.

Verrycken (Laurent), boulanger, délégué du Cercle de propagande socialiste de Palerme[360].

Jura.

Schwitzguébel (Adhémar), graveur, délégué de la Fédération jurassienne.


En outre, le Compte-rendu officiel mentionne en ces termes la présence au Congrès d’un socialiste russe (peut-être bien Kraftchinsky ?) : « Verrycken demande [dans la première séance] qu’un compagnon russe, recommandé par les membres russes de la Section de propagande de Genève, puisse assister au Congrès en qualité de membre de l’Internationale. Cette demande est accordée. »

« Le lundi 7 septembre, au matin. — écrit (8 septembre) Schwitzguébel dans sa première lettre au Bulletin, — il n’y eut pas de séance du Congrès ; les délégués, arrivant successivement au local de la Fédération bruxelloise [à la Bourse, Grand’ Place], déposèrent leurs mandats entre les mains du Bureau fédéral international, présidé par le compagnon César De Paepe, qui en établit provisoirement la liste.

« Les arrivants, dont les uns retrouvaient de vieilles connaissances, et dont les autres assistaient pour la première fois à ces assises internationales du travail, entraient en conversations particulières, et établissaient dès le premier moment ces relations personnelles qui font de nos congrès ouvriers non seulement des assemblées de délégations des associations ouvrières, mais aussi des réunions d’amis.

« Un fait assez important donnait au Congrès un cachet inattendu : c’était la présence de deux membres de l’Allgemeiner deutscher Arbeiterverein [Faust et Frohme], qui, vu la législation allemande, ne pouvaient pas siéger comme délégués de cette association, sans entraîner pour leurs amis un procès de haute-trahison, mais qui devant le Congrès n’en représentaient pas moins leur parti, et dont l’un [Frohme] était délégué d’une section allemande de Liège. »

À deux heures de l’après-midi fut ouverte, au local de la Bourse, la séance constitutive du Congrès.

« Le compagnon Verrycken présenta la liste des délégués ayant déposé leurs mandats, et invita l’assemblée à constituer une commission de vérification des mandats. Elle fut composée comme suit : Eccarius, délégué anglais ; Demoulin, délégué belge ; Schwitzguébel, délégué jurassien ; Frohme, délégué allemand.

« La commission de vérification conclut à la validation de tous les mandats, et le Congrès approuva unanimement cette validation.

« Le bureau du Congrès fut composé comme suit : Coenen, Demoulin, Eccarius, Frohme et Schwitzguébel. Ces compagnons devaient s’entendre entre eux pour la présidence, le secrétariat et la traduction. »

Les questions formant l’ordre du jour du Congrès étaient au nombre de quatre, savoir :

1° Par qui et comment seront faits les services publics dans la nouvelle organisation sociale ?

2° De l’action politique des classes ouvrières ;

3° N’y a-t-il pas lieu que ce Congrès universel adresse un Manifeste à tous les travailleurs et à toutes les associations ouvrières, pour leur expliquer la nature des luttes qui ont eu lieu dans l’Internationale et les bases fondamentales sur lesquelles repose l’organisation de notre association ?

4° N’y a-t-il pas lieu de choisir une langue universelle pour l’échange des correspondances entre les Fédérations régionales ?

En outre, les Fédérations avaient à présenter leurs rapports sur les progrès de l’Internationale dans leurs pays respectifs ; et les questions administratives ordinaires — liquidation des frais de la publication des travaux du Congrès précédent, désignation du lieu où se tiendrait le Congrès prochain, etc. — devaient également être traitées dans des séances privées.

Le Congrès décida, sur la demande des délégués belges, qu’il y aurait, dans la salle de la Cour de l’Univers, rue des Brigittines, quatre séances publiques, auxquelles serait invitée toute la population ouvrière de Bruxelles ; dans la première, le lundi soir, les délégués rendraient compte de la situation de l’Association et de la marche du mouvement ouvrier dans les divers pays ; dans les trois autres, le mercredi, le vendredi et le samedi soir, seraient traitées les deux questions de principe qui figuraient à l’ordre du jour du Congrès. Le jeudi soir aurait lieu, dans la même salle de la Cour de l’Univers, un grand meeting de propagande, avec le programme suivant : 1° La révolution du quatrième état et les conséquences des crises industrielles et commerciales ; 2° L’Internntionale et la presse bourgeoise. Pendant la journée, du mardi au samedi, auraient lieu des séances privées, les unes administratives, les autres consacrées à l’étude des questions de principe figurant à l’ordre du jour ; les délégués auraient ainsi la possibilité d’échanger d’abord entre eux leurs idées sur ces questions, avant d’en aborder la discussion dans les séances publiques. Il fut décidé que, dans les séances publiques, la parole serait accordée non seulement aux délégués, mais à tous les membres de l’Internationale qui désireraient prendre part aux débats.

« Le lundi soir, — je reprends la lettre de Schwitzguébel, — la première séance publique avait lieu dans une vaste salle [à la Cour de l’Univers], en présence d’un public considérable.

« Le compagnon Demoulin, délégué de la Fédération belge, qui présidait la séance, a débuté en exposant la situation en Belgique. La Fédération belge a été occupée cette année d’un travail de réorganisation. Le Congrès régional des 25 et 26 décembre dernier donna à la Fédération de nouveaux statuts, qui définissaient clairement les attributions du Conseil régional et des Congrès, et transféra le Conseil régional à Verviers, dont la fédération locale fit tout le possible pour être à la hauteur de la tâche qui lui était confiée, tant par le caractère donné au journal (le Mirabeau) que par des relations suivies avec les fédérations. Demoulin donne quelques détails sur chacune des fédérations qui constituent la Fédération belge.

« La vallée de la Vesdre, dit-il, a eu à subir une grève assez importante de tisserands, qui a donné lieu à quelque découragement, les ouvriers n’ayant pas obtenu gain de cause. Un point pourtant qu’il est bon de signaler, ce sont les manifestations qui se sont faites comme protestations contre les quelques lâches qui avaient, dans cette grève, trahi la cause du travail.

« La fédération liégeoise et celle du bassin de Charleroi sont restées à peu près stationnaires. La fédération boraine[361] est occupée à se reformer plus forte que jamais, et donne à espérer pour l’avenir. La fédération du Centre a subi une crise à la suite d’une grève malheureuse et de l’emprisonnement de quelques-uns de ses membres.

« Bruxelles marche bien, et promet par ses nombreux corps de métier constitués.

« Anvers aussi a commencé une propagande active dans les villages des Flandres, et les effets de cette propagande se font sentir par la fondation de nouvelles sections.

« À Gand, une forte section est formée, et elle marche très bien.

« L’Internationale est en Belgique une puissance avec laquelle on doit désormais compter, en dépit de ce que peuvent en penser et dire nos ennemis.

« Schwitzguébel rend compte de la situation en Suisse. La grande industrie est encore peu développée dans ce pays, et l’antagonisme complet entre la bourgeoisie et le prolétariat n’est pas encore devenu un fait général ; il en résulte que la majorité du peuple, occupant une position intermédiaire entre la bourgeoisie et le prolétariat, s’inspire plutôt des mœurs, des tendances des classes moyennes, et n’a, par conséquent, pas encore pris conscience de la grande lutte moderne qui a éclaté entre le travail et le capital. Cette situation rend très difficile la propagande socialiste et l’organisation spéciale des travailleurs. Les traditions politiques du peuple suisse sont également un obstacle. Parce que la constitution politique suisse revêt une forme républicaine, le peuple croit avoir réalisé tout ce qui est désirable. Cependant, malgré les réformes sans cesse renouvelées dans les constitutions et les lois, la position économique du peuple, loin de s’améliorer, tend à empirer. Tandis que les Républiques française et espagnole se montrent beaucoup plus réactionnaires que n’importe quel gouvernement monarchique, la réaction en Suisse n’est pas accentuée, mais le résultat, au point de vue des intérêts du mouvement socialiste, est le même, par le fait des dispositions réactionnaires de réunion publique. Les sections organisées, malgré ces difficultés, n’en continueront pas moins à faire leur devoir, et elles seront prêtes à faire leur part dans la révolution sociale universelle[362].

« Eccarius, délégué anglais, rend compte de la situation en Angleterre. L’Internationale, depuis les dernières luttes intestines, n’a pu se développer en Angleterre, mais ses adhérents n’en continuent pas moins à exercer une action permanente dans le mouvement ouvrier de ce pays, qui se traduit par l’organisation et l’action des Trade Unions. Le fait le plus important dans cette dernière année a été le mouvement des ouvriers agricoles. L’émigration des ouvriers agricoles irlandais en Angleterre a eu pour résultat de concentrer davantage les populations agricoles dans certains districts : ces ouvriers ont pu alors plus facilement commencer leur organisation. Aussitôt les propriétaires, dans les comtés, ont commencé leur œuvre réactionnaire, pour détruire l’organisation naissante ; les prêtres des deux religions, naturellement, se sont mis du côté des propriétaires. Trois mille ouvriers ont été congédiés, parce qu’ils appartenaient à l’Union agricole ; mais toutes les Trade Unions industrielles, et même la bourgeoisie radicale, ont ouvert des souscriptions générales pour venir en aide aux grévistes. C’est ainsi qu’ils ont pu soutenir la lutte. La question pour eux se pose maintenant de la manière suivante : Il y a en Angleterre passablement de terres non encore cultivées ; les ouvriers agricoles demandent, à cette heure, qu’elles leur soient concédées pour être exploitées par des sociétés coopératives de production ; mais, pour atteindre ce résultat, les ouvriers doivent obtenir le suffrage universel ; ils arriveront ainsi, par la voie législative, à faire décréter la remise aux associations agricoles des terres non cultivées.

« Frohme, délégué allemand, est heureux d’avoir l’occasion de donner quelques renseignements sur la situation du mouvement ouvrier en Allemagne. Chacun sait que les persécutions prennent des proportions considérables dans les pays allemands ; le socialisme est partout traqué. Ces persécutions démontrent que les gouvernements allemands considèrent le parti socialiste comme une puissance qu’il faut anéantir. C’est Ferdinand Lassalle qui, par son agitation, a donné une impulsion toute nouvelle au mouvement ouvrier en Allemagne. Il comprit qu’il était indispensable de créer une forte organisation centralisée, pour lutter avec efficacité contre les gouvernements allemands. Depuis la constitution de l’Empire germanique et l’immense centralisation politique existant dans ce pays, cette nécessité d’une organisation ouvrière fortement centralisée se fait de plus en plus sentir. Le premier moyen d’action qui fut préconisé par Lassalle fut la conquête du suffrage universel ; après quatre années d’agitation, le suffrage universel fut accordé, en 1867. La bourgeoisie libérale avait toujours écarté les classes ouvrières de toute participation à l’action politique, de sorte que celles-ci n’avaient jamais pu manifester leur volonté. Je sais bien, ajoute le délégué allemand, que ce n’est pas par des palliatifs qu’on atteindra le but, mais bien par une réforme complète et radicale. Mais l’action politique reste un excellent moyen d’agitation, et elle a produit en Allemagne des résultats surprenants : si on considère qu’aux dernières élections plus de quatre cent mille voix ont été données aux candidats socialistes, et cela quoique beaucoup d’ouvriers soient empêchés de manifester leur volonté par la pression morale et matérielle que la bourgeoisie exerce sur eux, on aura une idée de la force du parti. La guerre a paralysé le mouvement, mais cette guerre est maudite par les ouvriers allemands, qui sentent bien qu’elle n’a eu pour conséquence que de fortifier la tyrannie. Lorsque l’arbre est pourri, il ne faut pas se borner à couper quelques branches, c’est l’arbre tout entier qu’il faut abattre. Quant aux libertés dont jouissent les Allemands, il leur est permis de parler, d’écrire, de se réunir, pour autant que c’est le bon plaisir du gouvernement et même du premier agent de police venu. Ainsi les socialistes, pour avoir usé de ces libertés, ont dans ces six derniers mois obtenu 228 mois de prison. Mais le mouvement se développe, il n’est pas un village où il n’ait des adhérents, le Neuer Sozial-Demokrat compte 21.000 abonnés, et il existe beaucoup d’autres organes socialistes, qui ont également un cercle de lecteurs très étendu. Les ouvriers allemands ne se trouvent pas d’accord avec les ouvriers d’autres pays sur tous les moyens d’action, mais ils veulent le même but, l’émancipation complète des travailleurs. Le gouvernement, en employant de plus en plus la répression violente, les contraindra à agir par la force, et ils sauront le faire.

« Le délégué de la Fédération espagnole, Gomez [Farga], a présenté un rapport très détaillé, que je m’efforcerai de résumer. En septembre de l’an dernier, le gouvernement républicain ordonna la fermeture du local des sections de Cadix, pour y établir une école sous l’invocation de la Vierge du Rosaire. Cette mesure fut bientôt étendue à d’autres fédérations, et, le gouvernement ayant suspendu les garanties constitutionnelles, les fédérations résolurent, pour le cas où elles seraient dissoutes, de s’organiser secrètement. Les grèves, malgré tout, étaient énergiquement soutenues. Les gouvernants en vinrent à menacer les grévistes de les faire retourner au travail à coups de canon, s’ils ne voulaient pas le faire volontairement. De nouvelles fédérations adhéraient sans cesse à l’Internationale. À Alcoy, à la suite des événements de juillet 1873, et malgré la promesse de ne pas poursuivre les participants à ces événements, des arrestations en masse eurent lieu, et plus de 250 internationaux sont encore dans les prisons de cette ville. Les fédérations de métiers ne se bornent plus à des questions de résistance, elles se placent de plus en plus au point de vue de l’action révolutionnaire, et leurs congrès prennent des résolutions dans ce sens. L’avènement de Serrano au pouvoir fut le signal du complet déchaînement des passions réactionnaires. En janvier 1874, un décret prononça la dissolution de l’Internationale. L’envahissement par les séides du gouvernement des locaux des sections et fédérations, l’incarcération des adhérents, devinrent des mesures générales. Tous les organes de l’Internationale, la Federacion, le Condenado, la Revista social, l’Orden, l’Obrero, la Internacional, furent suspendus ; mais bientôt après, le journal clandestin les Représailles releva le drapeau de l’Association. La bourgeoisie ne se contenta pas de ces mesures : elle fit jeter à la mer soixante-six internationaux de San Fernando, enfermés dans des sacs. La calomnie se joignit aux persécutions ; les internationaux furent accusés d’être les complices des carlistes. La Fédération espagnole a donné la preuve qu’elle ne se laissera pas intimider par ces persécutions : en juin dernier, elle a célébré son quatrième Congrès régional à Madrid même, et a pris des résolutions très énergiques, qui ont déjà reçu quelques applications. La violation des correspondances, le vol des valeurs qu’elles peuvent contenir, sont pratiqués par les autorités gouvernementales dans toute l’Espagne. Mais des mesures sont prises pour sauvegarder l’organisation contre de pareils procédés. Les internationaux espagnols sont entrés dans la voie des représailles, ils ne la quitteront que pour l’action révolutionnaire décisive. »

Les tableaux statistiques annexés à ce rapport, et qui ont été imprimés tout au long dans le Compte-rendu officiel (pages 186-201), donnent les chiffres suivants : La Fédération espagnole comprenait, au 28 août 1874, 349 sections constituées (dont 241 sections de métier, et 108 sections mixtes), réparties dans 193 localités ; plus 183 sections en constitution (dont 127 sections de métier et 46 sections mixtes), réparties dans 129 localités. À la Fédération espagnole adhéraient en outre 8 Unions de métiers, comprenant 188 sections de résistance, et 8 Fédérations de métier comprenant 223 sections de résistance.

Pour terminer la séance, le président donna lecture d’un manifeste adressé au Congrès par le Comitato italiano per la Rivoluzione sociale. Voici ce document[363] :


Le Comité italien pour la Révolution sociale aux délégués formant le Congrès général de l’Association internationale des travailleurs, à Bruxelles.

Compagnons,

Nous avons reçu l’avis de l’ouverture du VIIe Congrès général de l’Internationale à Bruxelles, le 7 septembre 1874.

L’Ialie ne sera pas représentée à ce Congrès, parce qu’en Italie l’Internationale publique n’existe plus, et qu’aucun groupe de notre organisation secrète n’est disposé à perdre un de ses hommes, qui pourra demain, les armes à la main, rendre bien d’autres services à notre cause.

Oui, l’Internationale publique n’existe plus en Italie. Et cet heureux résultat, nous le devons entièrement à notre gouvernement.

Les masses italiennes, plutôt disposées à la conspiration, n’acceptèrent l’Internationale, au début, qu’avec une grande défiance. Cette défiance ne s’adressait pas aux principes de notre grande Association, mais à son système d’organisation publique ou légale, et elle s’accrut toujours davantage, à mesure que l’Internationale pénétrait dans les classes les plus opprimées de la grande masse de ceux qui souffrent. Cependant la vérité et la justice de notre principe finirent par en triompher, et l’Internationale prit une extension de plus en plus considérable, mais en même temps son organisation revêtait une forme tout à fait différente de celle qu’elle a adoptée dans les autres pays. Cette organisation faisait de l’Internationale en Italie une vaste conspiration organisée au grand jour ; et il suffit de cette simple définition pour montrer toute l’absurdité d’un tel système.

Rien n’était plus facile aux intrigants bourgeois et aux espions que de se frayer accès dans l’Internationale, et le gouvernement pouvait suivre tous ses pas et la frapper au moment opportun. La liberté de parole, de réunion et de presse, et toutes celles qui sont inscrites dans le Statut constitutionnel italien, aplanissaient la voie à nos ennemis, et ils nous tendaient un piège dans lequel nous devions tomber tôt ou tard.

Aussi réclama-t-on de toute part un changement radical de système. L’accord sur ce point ne fut pas difficile, et une vaste et solide conspiration socialiste révolutionnaire commença bientôt à étendre vigoureusement ses racines, pénétrant jusque dans les couches les plus profondes du prolétariat italien. Nous ne pouvons évidemment pas parler ici du système suivi dans l’organisation de cette conspiration ; mais il est un point important sur lequel nous sommes spécialement chargés d’attirer votre attention : c’est que le programme n’a rien eu à souffrir de ce changement d’organisation ; il est demeuré le même, — le glorieux programme de l’Association internationale des travailleurs, — tel qu’il fut accepté par la Fédération italienne dans son premier Congrès à Rimini, comme le seul capable de réunir le prolétariat universel sous l’unique bannière de son émancipation.

C’est avec le cœur rempli d’une immense foi dans la réalisation de ce programme que nous conspirons aujourd’hui en Italie pour la destruction complète de l’État et de toutes ses institutions malfaisantes, pour l’anéantissement de toute espèce d’autorité, sous quelque forme que ce soit, pour la prise de possession, par les masses soulevées, de tous les instruments de travail, machines et matières premières, y compris la terre, et de toute la richesse que le vol le plus scélérat — l’exploitation des affamés — a pu seul accumuler entre les mains d’un petit nombre de jouisseurs.

Ces actes que nous nous proposons d’exécuter avec une promptitude prévoyante, non de décréter ; d’accomplir avec une efficace énergie, non de proclamer, nous les trouvons tous résumés dans les deux mots d’Anarchie et de Collectivisme, conditions selon nous indispensables pour assurer le triomphe de la révolution sociale et la réalisation de notre programme.

La conspiration, qui d’abord n’avait pas empêché quelques sections de continuer à vivre d’une vie plus ou moins publique, est devenue aujourd’hui l’unique organisation possible des masses révolutionnaires en Italie, après que nos gouvernants, effrayés par les dernières agitations, ont mis de côté toute retenue et, séquestrant, emprisonnant, supprimant, en ont fini d’un seul coup avec les derniers restes de l’organisation publique de l’Association internationale des travailleurs.

Voilà comment le gouvernement, commençant d’abord par l’espionnage et les guet-apens de toute sorte, pour finir par la suppression en masse, nous a successivement conduits de l’Internationale publique à la plus sévère conspiration. Et puisque l’expérience nous a montré que cette dernière organisation était de beaucoup supérieure à la première, n’avions-nous pas raison de dire que la fin de l’Internationale publique en Italie était un heureux résultat que nous devions entièrement à notre gouvernement ?

Quant aux récentes agitations que nous avons mentionnées tout à l’heure, nous n’en dirons ici que ce que nous pouvons et devons dire. De petites bandes de jeunes gens se sont montrées dans les campagnes de la Romagne et de la Fouille. Les jeunes gens qui les composaient appartenaient presque tous au prolétariat, tous à la grande masse révolutionnaire italienne. Leurs armes et leur attitude indiquaient le début d’un grand mouvement populaire.

Mais était-ce bien là leur but ? Si oui, par quelles circonstances ont-ils échoué ? Si au contraire leur but était différent, ce but a-t-il été atteint ?

Ce sont là des questions auxquelles nous ne pouvons rien répondre ; et les calomnies puériles et stupides de la presse bourgeoise ne pourront pas nous faire perdre de vue un seul instant notre mandat. Aujourd’hui ces forces révolutionnaires sont plus animées, mieux organisées et plus nombreuses qu’auparavant ; elles forment un vaste réseau qui embrasse de plus en plus l’Italie tout entière.

L’époque des congrès est pour nous décidément finie, et le mandat de vous adresser la parole, comme nous le faisons maintenant, pourra difficilement se renouveler dans une autre occasion semblable. L’Italie révolutionnaire, sans cesser de tenir son regard fixé sur l’humanité opprimée et de se sentir un membre de la Révolution universelle, continuera à suivre la voie qu’elle a adoptée, comme la seule qui puisse la conduire à son but final, le triomphe de la Révolution sociale[364].


Dans la première séance de la journée du mardi 8, le matin, le Congrès détermina l’ordre définitif de ses travaux ; l’après-midi, il entendit la lecture des rapports officiels des Fédérations régionales, et discuta ensuite la question du Manifeste à adresser aux ouvriers de tous les pays ; ce manifeste, de la rédaction duquel fut chargée une commission de trois membres, fut lu et adopté le surlendemain jeudi, en séance privée. Voici ce qu’écrit à ce sujet Schwitzguébel dans sa seconde lettre (du 12 septembre) :

« La lecture des rapports officiels ne présente rien de nouveau, les faits qu’ils contiennent ayant déjà été mentionnés dans les comptes-rendus présentés en séance publique.

« La question du Manifeste aux ouvriers paraît d’abord être diversement comprise par les fédérations. Toutes sont d’accord sur l’utilité et la nécessité d’un manifeste, sauf la Section de propagande de Genève, qui a envoyé une déclaration portant qu’elle ne reconnaît pas l’utilité de ce manifeste[365]. Les Belges paraissaient d’abord craindre qu’on ne ravive les questions personnelles ; mais, à la suite des explications du délégué jurassien, qui démontre la nécessité d’expliquer la lutte qui s’est produite dans l’Internationale entre le principe d’autorité et le principe d’autonomie et de fédération, tous les délégués se prononcent pour la rédaction d’un manifeste. On nomme une commission de rédaction, composée de Gomez [Farga], Demoulin et Schwitzguébel. Cette commission présenta le jeudi après-midi un projet de manifeste, qui fut adopté avec une adjonction concernant les luttes religieuses, proposée par Gomez, et une modification proposée par Eccarius et se rattachant à l’exposé des conceptions communiste et collectiviste[366]. Eccarius se prononça contre tout développement de ces deux principes dans le manifeste ; en en faisant mention, le manifeste prendrait nécessairement parti, sous une forme ou sous une autre, pour l’une ou l’autre tendance ; et, comme la question est loin d’être résolue, il n’appartient pas à un document officiel d’un Congrès général de l’Internationale de préjuger la question ; si le manifeste voulait rester impartial, il devrait consacrer un long développement bien clair et bien précis à chaque tendance, ce qui ferait perdre à ce manifeste le caractère général et populaire qu’il doit avoir. Il faut étudier la question sous toutes ses faces dans les fédérations et sections, dans les Congrès, la discuter dans les organes de l’Association et au moyen de brochures.

« Quant à la publication du manifeste, pour ne pas imposer de nouveaux frais considérables aux fédérations, le Congrès a résolu d’inviter tous les organes de l’Internationale à reproduire ce manifeste, et d’utiliser la composition des journaux pour le publier en brochures, en autant d’exemplaires que les fédérations le jugeront nécessaire. Pour les traductions anglaise et allemande, les compagnons Eccarius et Frohme s’en sont chargés[367]. »

La question d’une langue unique fut traitée également en séance privée, le vendredi :

« La question de la langue unique, traitée en séance privée le vendredi après-midi, donna lieu à une discussion assez longue. Quelques délégués préconisaient le choix de l’une des langues vivantes comme langue officielle de l’Internationale, c’est-à-dire dans laquelle les correspondances officielles des comités fédéraux seraient faites autant que possible. D’autres, par contre, pensaient qu’une résolution d’un Congrès dans ce sens serait nuisible à l’Internationale ; ils proposent simplement que le Congrès invite les Conseils fédéraux à s’entendre directement entre eux pour les meilleurs moyens de correspondance ; Eccarius demande en outre que le Congrès insiste pour que les adhérents des diverses Fédérations étudient les langues vivantes. Cette proposition, avec l’adjonction proposée par Eccarius, a prévalu dans le Congrès. »

La principale des questions discutées au Congrès fut celle des services publics dans la nouvelle organisation sociale. Je copie le compte-rendu qu’en donne Schwitzguébel dans sa seconde et sa troisième lettres :

« La question des services publics fut d’abord traitée en séance privée, le mardi soir, puis en séances publiques le mercredi soir et le vendredi soir.

« Trois rapports écrits étaient présentés sur cette question : un par la Section bruxelloise, un autre par la Section de propagande de Genève, un troisième par la Section de Heigne-sous-Jumet (bassin de Charleroi).

« Le rapport bruxellois est imprimé ; il forme une brochure de 72 pages[368], et présente une analyse complète de la question. Après avoir énuméré les services publics de la société actuelle, et avoir indiqué ceux qui seront conservés dans la société future, ceux qui devront disparaître, et les services publics nouveaux qui devront être créés, le rapport se demande par qui devront être organisés et exécutés ces divers services, et il répond :

« À la Commune incombent les services publics suivants : sécurité (police, justice, etc.), état-civil, hygiène, assistance publique ; tout ce qui se rapporte aux travaux publics municipaux ; construction et entretien des maisons; administration du bazar communal ;

« À la Fédération des communes (que le rapport appelle l’État[369]) incombent : les routes, postes, télégraphes, chemins de fer ; les grandes entreprises régionales de défrichement, de drainage, d’irrigation, etc. ; la gestion des forêts ; le service des paquebots, les travaux concernant les fleuves ; l’organisation des assurances ;

« Enfin certaines entreprises d’utilité générale, comme les grands voyages scientifiques, la statistique générale du globe, etc., appartiennent à la Confédération universelle[370].

« Le rapport contient des passages très intéressants sur la constitution de l’agriculture en service public ; sur le caractère purement transitoire du groupement actuel des travailleurs par profession, groupement qui disparaîtra au bout de peu de temps dans la société future ; sur le développement de la grande industrie et la nécessité de la propriété collective des instruments de travail ; sur l’échange et la distribution, etc. »

Voici le passage du rapport bruxellois sur « le caractère purement transitoire du groupement actuel des travailleurs par profession » :


Il est incontestable qu’actuellement le groupement par corporations de métiers est une des tendances les plus positives du mouvement ouvrier ; et il est incontestable aussi qu’une organisation de la Commune et de l’État reposant sur ce groupement corporatif et professionnel serait bien plus rationnelle qu’une organisation qui repose sur un groupement territorial, arbitrairement limité. Mais en sera-t-il toujours ainsi ? Le groupement corporatif aura-t-il toujours l’importance qu’il a aujourd’hui et qu’il aura longtemps encore ?

… L’instruction intégrale, la division du travail et le machinisme semblent devoir concourir à créer un jour une situation où le travailleur ne serait plus parqué pour toute sa vie dans une ou deux professions, mais où il pourrait concourir simultanément ou successivement à une foule de métiers. Or, si pareil état de choses arrive à exister un jour, n’est-il pas évident que la classification des travailleurs en industries distinctes, et par suite le groupement des hommes en corps de métiers, disparaît ? et que la fédération communale, régionale ou internationale, basée sur cette séparation des industries, perd complètement sa grande importance et sa haute signification actuelles ? N’est-il pas évident que ce groupement corporatif, devant cesser un jour d’être conforme aux nécessités sociales, ne peut dès lors être considéré lui-même que comme une forme transitoire, et non comme la forme normale et définitive du groupement social de l’avenir ?


Le rapport de De Paepe conclut ainsi :


À la conception jacobine de l’État omnipotent et de la Commune subalternisée, nous opposons la conception de la Commune émancipée, nommant elle-même tous ses administrateurs sans exception, faisant elle-même la législation, la justice et la police. À la conception libérale de l’État gendarme, nous opposons l’État désarmé[371], mais chargé d’instruire la jeunesse et de centraliser les travaux d’ensemble. La Commune devient essentiellement l’organe des fonctions politiques ou que l’on a appelées telles : la loi, la justice, la sécurité, la garantie des contrats, la protection des incapables, la vie civile ; mais elle est en même temps l’organe de tous les services publics locaux. L’État devient essentiellement l’organe de l’unité scientifique et des grands travaux d’ensemble nécessaires à la société.

Décentralisation politique et centralisation économique[372], telle est, nous semble-t-il, la situation à laquelle aboutit cette conception nouvelle du double rôle de la Commune et de l’État, conception basée sur l’examen des services publics qui sont rationnellement dans les attributions de chacun de ces organes de la vie collective.


Schwitzguébel n’a pas analysé ici rapport de la Section de propagande de Genève. Ce rapport, qui, six semaines après le Congrès, parut en une brochure (32 pages, aux bureaux de la Revue socialiste, Genève)[373], indiquait comme services publics : la statistique, la conservation et la répartition des produits naturels, l’enseignement public, l’hygiène, les relations sociales (c’est-à-dire l’échange ou la distribution des produits), la sécurité publique et individuelle, la défense. Le rapport prévoyait — détail caractéristique — le maintien d’une armée de terre, pour « surveiller la sécurité des frontières de la fédération », et d’une marine de guerre oour « faire la police des mers » ; il indiquait aussi, en ces termes, « par qui » devraient être faits les services publics : « Sans doute, et plus que jamais même, il faudra, pour diriger les services publics au mieux des intérêts individuels et collectifs, des hommes d’une capacité véritable... ; mais il ne nous paraît nullement nécessaire que ces hommes sortent exclusivement d’écoles spéciales ; grâce à l’instruction intégrale donnée à tous, les hommes à capacités spéciales pourront se produire tout aussi bien, pensons-nous, sinon mieux, que dans les écoles bourgeoises. Puis, la capacité une fois constatée, le suffrage direct des intéressés n’aura plus qu’à choisir entre les candidats. »

Quant au rapport de Heigne-sous-Jumet, c’était un document très court et sans importance.

« Dans la séance privée du mardi soir, la discussion roula essentiellement sur ce qu’il faut entendre par services publics. L’un des délégués allemands au Congrès, Faust, émit l’opinion que la société nouvelle devant être fondée sur la production, opérée par les associations de travailleurs, il ne voyait pas la différence qu’il y avait à établir entre les services rendus par les cordonniers, les terrassiers, les ouvriers des chemins de fer ; tous rendent des services à la société, par conséquent toutes les branches du travail deviennent services publics.

« Frohme parla sur le fonctionnarisme. Aujourd’hui, les fonctionnaires chargés de l’administration des services publics appartiennent généralement à la catégorie des gens robustes, mais qui aiment une vie et un travail faciles, tandis que les faibles sont surchargés de travaux écrasants. Dans la société future, les charges devront être mieux réparties selon les aptitudes de chacun.

« Bastin parla sur la question de surveillance. Son opinion n’est pas éclairée sous ce rapport. Il conçoit que les services publics doivent être exécutés par les travailleurs et les associations de producteurs, mais il faut une surveillance qui garantisse les intérêts généraux. Il faudrait que cette question fût bien élucidée.

« De Paepe, combattant le point de vue exposé par Faust, objecta qu’il y avait une différence essentielle à établir, et s’efforça de le démontrer. Il y a des services ou des occupations purement intimes ou individuels, se rattachant à la vie de famille ; il y en a qui ne sont plus individuels ou restreints à la famille, mais qui embrassent déjà un groupe d’hommes plus ou moins nombreux ; il en est d’autres enfin qui intéressent directement les habitants de toute une région. C’est ainsi qu’un groupe de travailleurs cordonniers rend service aux habitants qui se pourvoient de chaussures auprès de lui : c’est là un service limité à un groupe d’hommes ; mais l’établissement d’une grande route dans une contrée intéresse l’ensemble des habitants de la contrée : celui-ci est évidemment un service public, un service d’une tout autre nature que ceux que les individus ou les groupes peuvent se rendre.

« Dans la séance publique du lendemain mercredi, la discussion devint plus approfondie et plus animée.

« Frohme revint sur la question du fonctionnarisme, et des abus à éviter en ce point.

« De Paepe exposa longuement et avec clarté les idées contenues dans le rapport imprimé de la fédération bruxelloise. Nous ne résumerons pas ici le discours de De Paepe ; nous renvoyons les lecteurs au rapport que nous venons de mentionner.

« Schwitzguébel dit que la question des services publics, telle qu’elle est posée, suppose que les services seront différents dans la société future de ce qu’ils sont actuellement. Nous devons donc d’abord nous rendre compte de ce qu’ils sont aujourd’hui. C’est l’État qui est chargé de l’administration des services publics. Or, tous les socialistes sont d’accord que l’État, dans son ensemble, fonctionne au profit de la bourgeoisie, qu’il est le gardien et l’exécuteur de ses intérêts de classe. L’analyse des diverses institutions de l’État confirme ce que nous avançons. La circulation, par exemple, est un service public qui procure d’immenses avantages à la bourgeoisie. La machine juridique est basée exclusivement sur le privilège propriétaire, et fonctionne au profit du monde capitaliste ; ce sont les bourgeois qui constituent l’ordre judiciaire, et la magistrature, qui veille à l’exécution des lois, est essentiellement bourgeoise. L’enseignement, au point de vue moral, consacre et enseigne le respect de l’ordre établi ; l’armée réprime par la force les aspirations populaires ; la police surveille, dénonce, emprisonne tout ce qui attente à ce qui existe ; et enfin les administrations communales dépendent absolument du pouvoir central. Les ouvriers doivent-ils s’emparer de l’ensemble de ces institutions, de ces services publics, et les transformer selon leurs intérêts ? La réponse à cette question dépend du point de vue auquel on se place dans le grand débat entre la liberté et l’autorité, engagé depuis quelques années dans le monde socialiste. Si l’on part du point de vue anti-autoritaire, on doit vouloir la destruction de l’État actuel : la société humaine se reconstituera alors complètement à nouveau, par le groupement libre des travailleurs d’un même métier, par la fédération des groupes de producteurs dans la commune et des communes dans la région. Cette manière d’envisager la question rend assez difficile la détermination préalable de ce qui sera ou ne sera pas service public, et de la manière dont ces services seront organisés. Il nous suffit de savoir que nous devons, pour nous émanciper, constituer la propriété collective des instruments de travail, du capital, et affirmer pratiquement l’autonomie des individus et des groupes contre l’autorité de l’État. Nous savons que cette réalisation ne pourra s’opérer que par le soulèvement révolutionnaire du prolétariat.

« La discussion est reprise à la séance publique du vendredi soir.

« Frohme ne conçoit pas que les intérêts généraux de la société puissent être sauvegardés sans État. Sans doute l’orateur est hostile à l’État actuel ; mais les ouvriers, dit-il, doivent s’emparer du pouvoir politique et transformer l’État actuel en un État socialiste, qui aura alors à organiser les services publics au point de vue des intérêts des travailleurs. C’est ainsi que les socialistes allemands entendant la révolution sociale.

« Verrycken parle contre l’État, contre tout État ouvrier. En constituant ce dernier, nous n’aurions fait que prendre la place de la bourgeoisie ; c’est par la Commune libre et la Fédération libre des communes que nous devons organiser les services publics. Leur exécution incombe naturellement aux groupes de producteurs ; la surveillance aux délégations, soit des corps de métier dans la Commune, soit des communes dans la Fédération régionale.

« Brismée. Il n’y a, selon moi, aucune différence entre ce que veulent nos amis du Jura et ce que veulent les membres de la Section bruxelloise. Ni les uns ni les autres ne s’accommoderaient d’un joug quelconque. Nous sommes des adversaires déclarés de l’autorité ; comme nos amis de la Suisse, nous voulons que l’administration des services publics soit entre les mains du peuple travailleur. Les fédérations ouvrières locales et des différents pays, lorsque le moment sera arrivé, n’auront qu’à prendre possession des administrations communales et de l’État, pour que la classe ouvrière soit substituée à la classe bourgeoise, et à constituer la Chambre du travail, dont il a été tant parlé déjà, qui édicterait des lois pour l’organisation des services publics en faveur des travailleurs.

« Schwitzguébel. Il devient évident que la question se pose entre l’État ou l’an-archie[374]. En effet, le rapport bruxellois et les opinions émises par différents compagnons aboutissent à la reconstitution de l’État. On prend comme point de départ de l’organisation sociale l’ensemble des collectivités humaines, soit dans les communes, soit dans les régions ou pays. Pour que la volonté, les vœux de ces collectivités puissent se faire valoir, il leur faut des représentations qui déterminent et coordonnent cette volonté ; nous recréons ainsi les assemblées législatives, qui édicteront des lois ; il faudra des pouvoirs exécutifs pour faire exécuter la loi ; il faudra toute la magistrature, l’ordre judiciaire, la police, l’armée même, pour consacrer tout cela. Quelle différence y aura-t-il entre cet ordre futur et l’ordre actuel ? Ce seront, tout simplement, les ouvriers qui seront au pouvoir et non plus les bourgeois. On aura fait ce que la bourgeoisie a fait vis-à-vis de la noblesse. Dans la Fédération jurassienne, nous pensons que la Révolution sociale ne doit pas seulement avoir pour but de mettre les ouvriers en possession des instruments de travail sous n’importe quelle forme, mais de conquérir aussi la liberté humaine contre toute espèce d’autorité. Nous voulons donc la dissolution de l’État et la réorganisation absolument libre des travailleurs entre eux, des groupes entre eux, des communes entre elles ; et les rapports déterminés, non pas par la loi imposée à tous, mais par des contrats librement débattus et consentis et n’engageant que les contractants. C’est ainsi qu’un travailleur peut rester en dehors du pacte de son métier, un groupe en dehors du pacte fédératif dans la commune, et une commune en dehors du pacte fédératif dans la région. Le mal qui pourrait résulter de cette pratique de la liberté sera toujours moindre que celui qui résulterait de la reconstitution des États.

« De Paepe. On a cru qu’à la suite de la révolte des fédérations de l’Internationale contre les actes autoritaires du Congrès de la Haye, et de la consécration du principe d’autonomie et de fédération dans l’organisation de notre Association, l’idée de l’État ouvrier avait vécu. Le débat entre l’État ouvrier et l’an-archie reste au contraire ouvert, et depuis les discussions si importantes qui ont agité l’Internationale à propos de la propriété [en 1868 et 1869], aucune n’est aussi sérieuse que celle qui, sous la dénomination « Par qui et comment seront faits les services publics dans la société future », agite en ce moment notre Association. Cette question embrasse toute la question sociale, et de la manière dont nous l’envisagerons et la résoudrons pourra aussi dépendre l’action que nous chercherons à imprimer aux événements révolutionnaires, lorsque nous serons appelés à intervenir. — Il faut d’abord remarquer qu’en Espagne, en Italie, dans le Jura, on est partisan de l’an-archie, et qu’en Allemagne, en Angleterre, on est partisan de l’État ouvrier ; la Belgique flotte encore entre les deux tendances. Cette situation nous permet d’entrevoir que chacune des deux tendances se réalisera de son côté dans les pays où elle est devenue spéciale à tel peuple. De Paepe pense qu’il serait plus pratique que les fédérations, au lieu de se lancer dans l’inconnu et l’imprévu, s’emparent de la direction des États et les transforment en États socialistes ouvriers. Les choses se passeront sans doute ainsi chez la plupart des peuples, où les ouvriers trouveront beaucoup plus simple et plus facile de s’emparer des États existants, que de tout abolir et de tout réorganiser ensuite. Mais chez d’autres, en Espagne par exemple, par suite des déchirements intérieurs auxquels l’État est livré, la situation devient de plus en plus anarchique, et alors rien de plus naturel qu’un peuple placé dans ces conditions se reconstitue absolument à nouveau, de bas en haut. Toutefois De Paepe entrevoit dans la révolution anarchiste, des dangers sérieux pour l’émancipation des travailleurs, à savoir le manque de direction générale, et, dans l’état actuel d’ignorance, la possibilité pour les ambitieux de s’emparer de la direction du mouvement et de le faire dévier.

« Eccarius. Les ouvriers procèdent beaucoup plus pratiquement. Ils ne se partagent pas la peau de l’ours avant de l’avoir tué. Avant de parler de révolution sociale, il faut d’abord réduire les heures de travail, de manière à ce que les ouvriers puissent s’instruire et comprendre les questions sociales. Quant à l’an-archie, elle nous ramènerait au moyen âge, où les corporations se battaient entre elles.

« Coenen déclare se rallier d’une façon générale aux idées émises dans le rapport de Bruxelles.

« Gomez [Farga]. Les internationaux espagnols se sont depuis longtemps et généralement prononcés pour l’anarchie, de sorte qu’ils seront opposés à toute réorganisation des services publics aboutissant à la reconstitution de l’État. Le rapport de la fédération bruxelloise nous ramène à l’État, et, quelles que soient les restrictions que veulent faire les auteurs du rapport, la logique des choses conduira l’État ouvrier à être un État autoritaire tout comme le sont les États actuels. Si ce n’est réellement qu’une question de mots, c’est-à-dire si l’on veut, en fait, la Fédération des communes, il faut se servir de ce terme pour désigner la chose, et laisser de côté le mot État, qui représente l’idée politique, autoritaire et gouvernementale.

« Le président annonce ensuite que le Congrès a résolu, en séance administrative, de remettre la question des services publics en discussion dans les fédérations et sections, et de la reprendre au prochain Congrès général. »


Restait à discuter la question de l’action politique.

« La question de l’action politique — dit Schwitzguébel dans sa dernière lettre — fut traitée d’abord en séances privées, le mercredi après-midi et le vendredi après-midi, et ensuite en séance publique le samedi soir 12 septembre.

« Nous résumerons l’opinion des membres du Congrès qui ont pris la parole sur cette question.

« Tout d’abord disons que tous furent d’accord pour reconnaître que l’on ne pouvait imposer une ligne de conduite politique uniforme à toute l’Internationale ; que chaque pays, suivant sa situation particulière, devait adopter et suivre telle ligne de conduite qu’il jugeait la plus utile. Il y a loin de ces dispositions à celles qui inspiraient la majorité du Congrès de la Haye ; et cependant, à Bruxelles, Eccarius et les deux délégués allemands sont de fervents partisans de la conquête du pouvoir politique dans l’État par les classes ouvrières, et le délégué espagnol, le délégué jurassien, les délégués belges, sont de non moins ardents partisans de l’abstention de la politique parlementaire et gouvernementale.

« Frohme et Faust développent le point de vue auquel se placent les socialistes allemands dans la question politique. Pour combattre l’État allemand, fortement centralisé, il faut une organisation également centralisée. Laisser la bourgeoisie dominer complètement l’État, ce serait le suicide du parti ouvrier socialiste ; celui-ci doit disputer à la bourgeoisie le pouvoir politique, et, lorsqu’il l’aura conquis, transformer l’État bourgeois en État socialiste. Les socialistes allemands ne se bercent pas de l’illusion d’y arriver pacifiquement : ils savent parfaitement bien que ce n’est que par la violence qu’ils atteindront ce but, et du reste le gouvernement donne lui-même l’exemple des actes de violence en persécutant le parti socialiste. Mais l’action politique légale et parlementaire leur sert de moyen d’agitation et de garantie de sécurité. Si lorsque, devant les tribunaux, on incrimine leurs écrits et leurs paroles réclamant la propriété collective, ils disaient nettement que c’est par la violence qu’ils veulent la réaliser, ils tomberaient sous le coup du code pénal ; mais, en disant que c’est par les voies légales, ils peuvent continuer à agir et à propager leurs principes. Quant à la valeur de ce moyen d’action au point de vue de la propagande, il n’y a, pour en juger, qu’à se rendre compte des résultats obtenus. On ne détournera pas les ouvriers allemands de l’action politique, toute tentative dans ce but serait puérile.

« Bastin et Verrycken rendent compte des idées belges sur la question politique. Pour eux, ouvriers belges, il ne peut pas être question d’action politique, puisqu’il ne possèdent pas le suffrage universel. Ils ne feront rien pour obtenir le suffrage universel, parce qu’ils savent que cela ne leur servirait à rien ; ils n’attendent rien des parlements, et ils veulent continuer à consacrer toute leur activité à l’organisation ouvrière par corps de métier et fédérations ; la classe ouvrière pourra, lorsque cette organisation sera plus généralisée, faire la Révolution sociale avec succès.

« Schwitzguébel. Si les socialistes jurassiens, quoique possédant le suffrage universel, sont devenus abstentionnistes, c’est l’expérience qui les a poussés dans cette voie. À la naissance des sections internationales, ils secondaient généralement les partis politiques. On agita la question des candidatures ouvrières ; les partis bourgeois promirent des concessions, mais trompèrent les ouvriers socialistes trop confiants. La leçon a profité ; et, depuis, les études qui ont été faites en matière politique, dans l’Internationale, ont de plus en plus convaincu les internationaux du Jura qu’en abandonnant les partis bourgeois à leurs tripotages politiques, et en s’organisant en dehors d’eux et contre eux, les ouvriers prépareraient certainement une situation beaucoup plus révolutionnaire qu’en parlementant avec les bourgeois dans les assemblées législatives.

« Gomez [Farga]. La situation est devenue tellement révolutionnaire en Espagne que l’expression « action politique » n’y est même plus possible. En France, en Italie, la situation devient telle aussi. En Allemagne, les persécutions gouvernementales aboutiront à créer une situation semblable. Lorsque les grands États sont dans une pareille situation, les ouvriers n’ont plus à s’occuper d’action politique, mais d’action révolutionnaire.

« La Section de propagande de Genève avait envoyé son opinion sur l’action politique : une minorité veut l’abstention absolue ; la majorité veut l’abstention de la politique d’État, mais préconise les candidatures ouvrières dans les élections communales. »

Van Wedemer avait donné en ces termes, dans la séance privée du mercredi, l’opinion de ses mandants sur la question : « Tout ce qui travaille doit s’unir, non pour conquérir un pouvoir quelconque, mais bien pour obtenir la négation de tout gouvernement politique, qui pour nous ne veut pas seulement dire oppression, mais fourberie et mensonge ; notre devoir est de nous coaliser pour opposer une digue infranchissable aux exigences éhontées du capital, et nous ne pourrons y arriver que par une propagande incessante parmi les travailleurs, lesquels devront s’organiser pour la véritable Révolution sociale. — France, Section parisienne. Van Wedemer[375]. »

Dans la séance privée du jeudi après-midi, une commission avait été nommée pour rédiger une déclaration résumant l’opinion du Congrès sur la question de l’action politique. Cette commission, composée de Gomez, Cœnen, Frohme et Verrycken, présenta, le mercredi soir, le projet suivant :


Sur la question de savoir dans quelle mesure l’action politique des classes ouvrières peut être nécessaire ou utile à l’avènement de la Révolution sociale, le Congrès déclare que c’est à chaque Fédération et au parti démocratique socialiste de chaque pays à déterminer la ligue de conduite politique qu’ils pensent devoir suivre.


Cette déclaration fut adoptée à l’unanimité.

Quant aux questions administratives qui restaient à traiter avant la clôture du Congrès, voici ce qu’en dit Schwitzguébel, à la fin de sa dernière lettre, où il donne, on terminant, une appréciation d’ensemble sur les travaux des délégués réunis à Bruxelles :

« Dans la dernière séance administrative, des mesures ont été adoptées pour que la Fédération jurassienne, chargée l’an dernier de la publication du Compte-rendu du Congrès de Genève, puisse rentrer dans les déboursés faits pour cette entreprise.

« On a décidé l’impression des travaux du présent Congrès. Un délégué voulait qu’on se bornât à les résumer. On lui fit observer que, si imparfaits que puissent être les travaux du Congrès, ne pas les publier serait enlever une page à l’histoire des Congrès de l’Internationale, et que ce défaut rendrait obscur le point de départ des délibérations du prochain Congrès général. Pour éviter des frais considérables, il fut résolu que le Compte-rendu officiel serait imprimé dans le Mirabeau, et que les fédérations le feraient tirer en brochure, en autant d’exemplaires qu’elles le voudront. Chaque fédération avisera le Conseil régional belge du nombre d’exemplaires qu’elle voudra se procurer. Une commission, composée des compagnons Verrycken, Paterson et De Paepe, est chargée de coordonner les travaux du Congrès avant de les livrer à la publicité. Le Manifeste sera imprimé en premier lieu.

« La Fédération jurassienne est chargée de l’organisation du Bureau fédéral international pour l’année 1874-1875.

« Si la situation en Espagne y rendait possible la tenue du prochain Congrès général, il aura lieu dans ce pays, à Barcelone. Dans le cas contraire, il se réunira dans le Jura suisse.

« Le Bureau fédéral sortant de charge s’entendra avec les fédérations pour la répartition des frais du Congrès de Bruxelles.

« Tels, ont été, en résumé, les travaux du septième Congrès général de l’Internationale. L’action publique de l’Internationale est rendue impossible en France, en Espagne, en Italie, en Russie, et le devient chaque jour davantage en Allemagne ; et cependant cette Association continue à s’affirmer, et, alors qu’une réaction impitoyable se déchaîne dans tous les grands États, presque tous les pays sont néanmoins représentés au Congrès. La presse bourgeoise peut chanter triomphe sur la mort prétendue de l’Internationale : la grande Association marche d’un pas toujours plus sur dans la voie révolutionnaire, qui seule, peut désormais affranchir le travail de la domination du capital. »


Le Manifeste adressé à toutes les associations ouvrières et à tous les travailleurs par le Congrès général de l’Association internationale des travailleurs tenu à Bruxelles du 7 au 13 septembre 1874 est un document très intéressant, qui résume d’une façon claire l’histoire de l’Internationale et l’évolution des idées au sein de l’Association. En voici les passages essentiels :


... En adressant ce Manifeste aux associations ouvrières et aux ouvriers de tous les pays où a éclaté la lutte entre le travail et le capital, le Congrès vient affirmer solennellement la vitalité du mouvement ouvrier, en dépit de toutes les persécutions bourgeoises et gouvernementales...

L’Internationale, pour devenir une organisation embrassant réellement les intérêts populaires, ne pouvait pas être le produit d’un système préconçu, mais elle devait se développer selon les expériences faites et à faire. Ce travail de développement a donné lieu, au sein de notre Association, à des luttes qui furent naturellement interprétées, par la presse bourgeoise, comme une cause de ruine pour l’Internationale, et qui, dans certains pays, éloignèrent de notre pacte universel de solidarité quelques associations ouvrières. Aujourd’hui que l’Internationale, ayant mis fin à ces luttes intestines, a consacré le principe fondamental d’organisation sur lequel elle repose, nous avons le devoir d’expliquer, à nos compagnons ouvriers qui sont restés en dehors de nos rangs, les bases réelles de cette organisation, et le but que nous nous proposons d’atteindre.

... Le système moderne de production capitaliste devait infailliblement donner naissance à l’Internationale... Le capital... n’est ni français, ni allemand, ni anglais, ni italien, ni espagnol ; il n’est pas latin, ni germain, ni slave... Le patriotisme des bourgeois n’est plus qu’une grossière plaisanterie pour tromper les naïfs.

... Les questions qui, dans la première période de l’existence de notre Association, préoccupèrent généralement l’Internationale, furent: l’organisation des sociétés ouvrières et des grèves, l’augmentation des salaires, la réduction des heures de travail, les restrictions à l’emploi des femmes et des enfants dans les manufactures, la question des machines, les questions relatives à la coopération et au crédit... Cependant la situation générale des classes ouvrières restait misérable... Faudra-t-il donc toujours tourner dans le même cercle vicieux ? Cette pensée se fait jour partout, et de toutes parts on cherche une solution... La bourgeoisie a toute liberté et possibilité de dominer et d’exploiter les ouvriers, parce qu’elle est propriétaire exclusive de l’instrument du travail, du capital. La question de la propriété est ainsi le nœud gordien de la question sociale : pour résoudre celle-ci, il faut résoudre la première. Les Congrès de l’internationale tenus à Bruxelles (1868) et à Bâle (1869) abordèrent successivement cette question, et la résolurent dans le sens de la propriété collective. Pour le monde bourgeois, l’Internationale devint désormais le grand épouvantait...

La propriété collective fut donc reconnue par l’Association internationale des travailleurs comme la base de toute réforme sociale sérieuse...

C’est alors que, comme un coup de foudre, éclata la guerre franco-allemande... Et lorsque, après tous les désastres que venait de subir la France, la nouvelle Assemblée nationale française se réunit à Bordeaux, elle ne sut que provoquer les colères populaires en prenant des mesures aussi vexatoires que stupides... Le cri de ralliement des gardes nationaux, celui au nom duquel se fit la révolution du 18 mars 1871, c’est Vive la Commune ! Ce cri populaire nous révèle les aspirations du prolétariat parisien. L’État centralisé... devait disparaître... Le peuple de Paris veut aussi commencer la réalisation de l’émancipation des travailleurs. Les manifestes de la Commune le disent nettement: « Ce que Paris veut en fin de compte, c’est la terre aux paysans, l’outil à l’ouvrier, le travail pour tous ».

... Nous ne retracerons pas les péripéties de la bataille de deux mois qui finit par le massacre des défenseurs de la Commune. Cette page épouvantable de notre histoire contemporaine a rendu désormais toute conciliation impossible entre la bourgeoisie et le peuple : un fleuve de sang les sépare à tout jamais.

Si la Commune de Paris vit s’ameuter contre elle toutes les haines du monde bourgeois, elle éveilla aussi d’ardentes sympathies ; le prolétariat de tous les pays comprit aussitôt la portée de la révolution du 18 mars...

Ce fut l’honneur de l’Internationale d’avoir compris la révolution du 18 mars et de s’en être rendue solidaire...

Un groupe d’hommes était parvenu à constituer peu à peu dans l’Internationale un parti... Ces hommes-là, partisans de la conquête du pouvoir politique par les classes ouvrières, voulaient transformer l’Association en un vaste parti politique, organisé hiérarchiquement, et sous leur propre direction... Nous ne ferons pas l’histoire des luttes amenées par leurs agissements, luttes qui n’ont eu malheureusement que trop de retentissement ; nous rappellerons seulement que lorsqu’ils voulurent établir définitivement leur dictature, ils échouèrent devant la révolte de toutes les fédérations de l’Internationale... La bourgeoisie, qui n’a voulu voir, dans ce grand débat entre deux principes opposés, qu’une mesquine querelle de personnes, et qui a si pompeusement annoncé dans ses organes la mort de l’Internationale, n’a fait que donner une nouvelle preuve de son inintelligence. Elle n’a pas compris que cette longue lutte, à la suite de laquelle l’Internationale s’est reconstituée sur des bases nouvelles, témoignait au contraire de l’indestructible vitalité de notre Association, et que, maintenant qu’elle est sortie victorieuse de la crise, l’Association internationale des travailleurs marche d’un pas plus assuré vers la réalisation de son but: l’émancipation des travailleurs par les travailleurs eux-mêmes.

Compagnons ouvriers de tous les pays et de toutes les professions, nous vous avons expliqué notre raison d’être et notre but. À vous de juger si l’Internationale représente réellement les aspirations du prolétariat, et de prendre parti, dans la guerre à mort qui est aujourd’hui engagée sur tous les points du monde entre le capital et le travail, soit pour nous contre nos exploiteurs communs, soit pour les exploiteurs contre nous et contre vous-mêmes...


La même semaine que les délégués de l’Internationale à Bruxelles, les membres de la Ligue de la paix et de la liberté s’étaient réunis à Genève. Le Bulletin écrivit à ce sujet :


Pendant que les délégués de l’Internationale se réunissaient lundi dernier à Bruxelles, la Ligue bourgeoise de la paix tenait de son côté un congrès à Genève. Mais quel congrès ! C’était plutôt un enterrement. Victor Hugo avait écrit aux membres de la Ligue que la paix ne sera possible qu’après une nouvelle guerre entre l’Allemagne et la France, et ceux-ci ont avoué que Victor Hugo avait raison et qu’il fallait renvoyer à des temps meilleurs la réalisation de leur utopie pacifique.


Après avoir rappelé comment, en 1868, le Congrès de l’Internationale, à Bruxelles, avait déclaré que « la Ligue de la paix n’avait pas de raison d’être en présence de l’œuvre de l’Internationale », le Bulletin ajoutait :


Les journaux bourgeois se récrièrent alors à qui mieux mieux sur l’outrecuidance de l’Internationale, qui osait affirmer de la sorte que seule elle était capable de réaliser la paix dans l’égalité et la liberté, et qui refusait de prendre au sérieux les congrès des blagueurs bourgeois. M. Coullery, qui dans ce temps était encore de l’Internationale, et qui rédigeait la Voix de l’Avenir, mais qui préparait déjà son évolution vers le camp des « libéraux », prit fait et cause pour la Ligue de la paix, et écrivit que le vote de Bruxelles était contraire au bon sens. Et cependant à qui l’avenir a-t-il donné raison ?

La Ligue de la paix vient de rendre le dernier soupir, et l’Internationale, toujours debout malgré les persécutions de tout le monde bourgeois conjuré contre elle, reste plus vivante que jamais et pleine d’espoir dans la prochaine réalisation de son programme.


Je reproduis encore deux articles du Bulletin relatifs au Congrès de Bruxelles.

Le premier (20 septembre) s’occupe du rapport de la Section bruxelloise sur les services publics. Le voici :


Le rapport bruxellois sur les services publics.

Nous venons de recevoir le remarquable rapport publié par la Section bruxelloise de l’Internationale sur la question de l’organisation des services publics dans la société future. C’est un travail d’un grand intérêt, bien raisonné et bien écrit ; et nous ne pouvons qu’engager d’une façon pressante toutes les Sections jurassiennes à en prendre connaissance pour l’étudier et le discuter avec toute l’attention qu’il mérite.

Il est un point toutefois, dans ce rapport, qui pourra soulever des objections, et qui, dans tous les cas, nous paraît de nature à créer de nombreux malentendus, si on ne prend soin de l’élucider bien clairement.

Le rapport bruxellois se sert du mot État, en lui donnant un sens analogue à celui que les socialistes allemands attribuent à leur Volksstaat. Il pense que les socialistes an-archistes, ou, pour parler en français plus clair, les socialistes fédéralistes, ont tort de rejeter ce terme ; et il va jusqu’à dire que ces an-archistes ou fédéralistes, — au nombre desquels il faut compter, croyons-nous, la plupart des lecteurs du Bulletin, — tout en repoussant le mot « État », acceptent néanmoins la chose, au sens où l’entendent les socialistes bruxellois.

Il y a longtemps déjà qu’on dispute sur le sens du mot État, et que les diverses écoles socialistes opposent les unes aux autres des formules comme abolition de l’État ou constitution de l’État populaire, formules auxquelles l’emploi de ce terme équivoque donne un sens mal défini et prêtant à toutes sortes d’interprétations de fantaisie. Ne serait-il pas temps de mettre fin à ces querelles de mots et de s’expliquer une fois pour toutes, en adoptant un vocabulaire précis et uniforme, qui ne laisse plus de doute sur la pensée réelle de ceux qui en emploient les termes ? Nous allons essayer de définir nettement ce que le rapport bruxellois entend par l’État socialiste, et d’expliquer avec la même netteté ce que les socialistes fédéralistes entendent par l’abolition de l’État : nous verrons s’il y a entre ces deux conceptions des différences essentielles ; et, comme conclusion, nous proposerons à l’acceptation des socialistes un vocabulaire destiné à prévenir le retour des équivoques qui embarrassent actuellement nos discussions.

Le rapport bruxellois explique comme suit, pages 21-23, la façon dont s’organisera, dans la société future, l’administration de la Commune et celle de la Fédération des communes :

« Ne faudra-t-il pas que les groupes ouvriers, les corps de métier de la Commune, choisissent dans leur sein des délégués à chacun des services publics ? N’avez-vous pas ainsi une administration locale des services publics, une administration communale ?

« Il faudra aussi que les communes s’entendent, se constituent en Fédération de communes, et choisissent une délégation qui s’occupe des services publics ayant un caractère régional. Ces délégués constituent une administration publique, régionale ou nationale, le nom ne fait rien à la chose. »

Demandons maintenant à un socialiste an-archiste ou fédéraliste de nous exposer aussi sa conception de l’organisation future de la société. Il le fera exactement dans les mêmes termes que le rapport bruxellois : il dira aussi que la Commune doit être administrée par les délégués des corporations ou groupes ouvriers, et que la Fédération des communes doit être administrée par des délégués des communes.

Où est donc la différence ?

Il n’y en a pas.

Et cependant, après avoir constaté cet accord sur la chose, nous allons nous trouver en présence d’un désaccord complet sur les mots.

En effet, le rapport bruxellois continue ainsi :

« Et cette Fédération régionale ou nationale des communes, que sera-t-elle au fond, sinon un État ? Oui, un État, puisqu’il faut l’appeler par son nom… Après tout, l’État, tel que nous le concevons et tel que nous le voulons, n’est pas précisément une autorité, un système gouvernemental. Nous pouvons très bien concevoir un État anti-autoritaire, nous allions dire un État an-archique…

« Ainsi donc : à la Commune les services publics simplement locaux, communaux, sous la direction de l’administration locale, nommée par les corps de métier de la localité et fonctionnant sous l’œil de tous les habitants. À l’État, les services publics plus étendus, régionaux et nationaux, sous la direction de l’administration régionale, nommée par la Fédération des communes et fonctionnant sous l’œil de la Chambre régionale du travail. »

De son côté, le socialiste an-archiste ou fédéraliste dira :

« Il m’est impossible d’appliquer à la Fédération des communes le nom d’État. Ce nom-là, je le réserve à cette organisation politique de la société, que la révolution économique aura détruite ; à cette organisation qui supposait la domination d’une classe, l’existence d’un gouvernement, à cette organisation qui reposait tout entière sur l’idée d’autorité. À notre organisation nouvelle, non-autoritaire, où le régime des contrats librement consentis a remplacé le régime de la loi imposée par une minorité ou votée par une majorité ; où le gouvernement a disparu, pour être remplacé par une administration ; où il n’existe plus entre les hommes de liens politiques, mais seulement des liens économiques, — à cette organisation nouvelle, dis-je, il faut un nom nouveau ; je repousse celui d’État, parce que l’emploi du même terme pour désigner deux choses aussi radicalement différentes que la société économique et la société politique, le régime des contrats et le régime de l’autorité, ferait naître dans les esprits la plus désastreuse confusion. »

Le rapport bruxellois répond en ces termes :

« Mais comment pourrions-nous ne pas appeler cela[376] l’État ? Quoi, parce que telle institution a toujours été défectueuse dans son organisation, parce qu’elle n’a jamais servi jusqu’à présent que d’auxiliaire à l’exploitation des masses, faut-il pour cela dire qu’on en veut l’abolition, et cela tout en reconnaissant la nécessité de la reconstituer sur des bases conformes aux idées nouvelles ? Parce que l’enseignement public n’aurait eu pour but jusqu’à présent que d’inculquer des préjugés aux masses et de fournir en même temps un moyen d’oppression et d’exploitation aux classes privilégiées, faut-il vouloir l’abolition de l’enseignement public ? Parce que l’industrie a été jusqu’aujourd’hui un moyen d’enrichir de plus en plus le riche et d’appauvrir de plus en plus le pauvre, faut-il prêcher l’anéantissement de l’industrie ? »

Et voici la réplique des fédéralistes à l’objection de la Section de Bruxelles :

« Vous êtes dans l’erreur en disant que nous voulons l’abolition de l’État tout en reconnaissant la nécessité de le reconstituer sur des bases conformes aux idées nouvelles. Nous voulons l’abolition de l’État, certainement, et nous entendons par là l’abolition du gouvernement et du régime politique, — chose que vous voulez comme nous, vous l’avez dit, — mais nous n’entendons pas le moins du monde reconstituer ensuite cet État sur des bases nouvelles. L’État restera bel et bien aboli, le gouvernement ne renaîtra pas de ses cendres : la société nouvelle que nous voulons constituer (et non reconstituer) n’aura plus rien de commun avec l’État, parce qu’elle n’aura plus de gouvernement, plus d’institutions politiques[377]. Pourquoi voudriez-vous donc que nous persistions à baptiser cette nouvelle organisation du même nom qui servait à désigner l’organisation opposée ? Si, prenant un carré, vous en arrondissiez les coins de manière à en faire un cercle, et que vous disiez ensuite que la figure qui résulte de cette opération est encore un carré, mais un carré rond[378], vous feriez justement une chose semblable à celle que vous faites en appliquant le nom d’État à la Fédération des communes. Le carré dont vous arrondissez les côtés a cessé d’être un carré, et il serait absurde de l’appeler un carré rond ; il est devenu un cercle[379]. De même, la société humaine, lorsqu’elle aura rejeté loin d’elle le gouvernement et les institutions politiques, aura cessé d’être organisée en État : l’organisation nouvelle qu’elle se sera donnée sera la Fédération économique.

« La comparaison que vous faites avec l’enseignement et l’industrie n’est pas applicable à la circonstance : en effet, l’État repose sur un fait et une idée transitoires destinés à disparaître, le fait et l’idée de l’autorité politique ; tandis que l’enseignement public et l’industrie reposent sur deux ordres de faits inhérents à l’existence de l’humanité, la science et le travail. Mais il est un domaine où vous auriez pu prendre un point de comparaison, juste cette fois, parce que, dans ce domaine aussi, tout repose sur une idée destinée à disparaître : c’est le domaine de la religion, reposant sur l’idée de Dieu. Vous admettez avec nous qu’un temps viendra où toute croyance religieuse aura disparu de la société humaine, et où la religion sera remplacée par la science ; d’où vient, pourrions-nous vous dire, que vous ne nous proposez pas de conserver le mot de religion pour l’appliquer à la philosophie scientifique ? Ce serait aussi logique que d’appliquer le nom d’État à la Fédération économique des communes. Mais non : vous reconnaissez qu’une fois l’idée de Dieu et les croyances religieuses disparues, il n’y a plus de religion ; reconnaissez donc aussi qu’une fois le gouvernement et les institutions politiques disparues, il n’y a plus d’État. »

Nous n’insistons pas davantage. Nous croyons qu’il est devenu évident pour le lecteur que les socialistes fédéralistes, qui restreignent l’acception du mot État à l’organisation politique et gouvernementale, ont la logique pour eux ; et que le rapport bruxellois, qui, sur une foule d’autres points, a éclairci avec une si méritoire sagacité des questions très compliquées et très obscures, se trouve cette fois en défaut : il persiste à vouloir donner au même mot deux significations contradictoires, et, par là, ouvre la porte à une confusion dangereuse.

Nos amis de Bruxelles ne feront pas de ceci une question d’amour-propre ; nous les savons tout aussi disposés que nous le sommes nous-mêmes aux concessions demandées par la raison et la logique. Ils se disent d’ailleurs, à la fin de leur rapport, prêts à faire ces concessions de bonne grâce, si elles paraissent nécessaires :

« Ce qui nous touche de plus près que les anathèmes des économistes orthodoxes, — disent-ils, — c’est la répulsion instinctive qu’éprouvent pour l’État des socialistes qui, sur tous les autres points, marchent côte à côte avec nous ; entre ceux-là et nous, nous croyons qu’il existe tout simplement un malentendu : peut-être le mot État est-il le seul point qui nous sépare d’eux. S’il en était ainsi, nous laisserions volontiers le mot de côté, tout en déclarant que nous conservons et même que nous étendons la chose, sous le couvert plus agréable d’une autre dénomination quelconque : administration publique, délégation des communes fédérées, etc. »

Puisque les socialistes bruxellois se montrent si bien disposés en faveur d’une entente pour arriver à l’adoption d’un vocabulaire qui puisse être accepté par tous, nous leur proposons ceci :

1o Qu’à l’avenir, le mot État ne soit plus employé, dans l’Internationale, que pour désigner l’organisme gouvernemental et politique qui pèse aujourd’hui sur la société, et dont la prochaine révolution aura pour objet de nous affranchir :

2o Que l’organisation future de la société, telle que l’expose le rapport bruxellois, soit désignée non plus par le mot État (employât-on même les expressions d’État régénéré, d’État populaire), mais par le seul terme correct, qui est celui de Fédération des communes.

Si l’usage des deux expressions État et Fédération des communes dans le sens que nous venons de définir — et qui exclut tout emploi abusif du mot État — pouvait se généraliser, nous éviterions pour l’avenir ces querelles de mots et ces regrettables équivoques, qui nuisent à la propagande de nos idées plus qu’on ne se le figure ordinairement.


L’autre article (27 septembre) est une réponse à la Tagwacht :


Nous pensions que la Tagwacht avait définitivement abandonné le système d’insultes et de calomnies qu’elle avait suivi si longtemps à notre égard ; nous n’avons eu pour ce journal et ses adhérents que de bons procédés, nos lecteurs en peuvent rendre témoignage ; et nous croyions à la possibilité, dans un temps assez prochain, d’un rapprochement entre le groupe qu’il représente et l’Internationale. Ce qui nous confirmait dans cet espoir, c’est l’attitude sympathique prise à l’égard de notre Association, depuis quelques mois, par les travailleurs d’Allemagne, et la présence au Congrès de Bruxelles de deux délégués allemands. Mais il faut renoncer à nos illusions en ce qui concerne la Tagwacht ; elle est incorrigible.

Voici les aménités qu’elle publie dans son numéro du 16 courant :

« Belgique. — À ce que nous apprend l’Ami du peuple (de Liège), le dimanche 6 septembre s’est ouvert à Bruxelles le Congrès des internationaux anti-autoritaires, expulsés de l’Internationale. Il y avait 14 délégués, sur lesquels 10 pour la Belgique[380]. Cette association est en train de mourir de langueur. »

Voilà une manière de rendre compte de notre Congrès propre à éclairer ceux qui conserveraient des doutes sur les vrais sentiments des hommes de la Tagwacht à l’égard des socialistes qui ne veulent pas accepter la dictature de Marx.

[Suit un paragraphe relatif au manifeste du Comité italien pour la Révolution sociale, paragraphe que j’ai déjà reproduit dans la note de la p. 217 ; après quoi le Bulletin reprend :]

Ce qui précède était déjà écrit, lorsque nous avons lu dans la Tagwacht du 23 courant une nouvelle appréciation du Congrès de Bruxelles. On y reproduit, d’après la Gazette de Francfort, une analyse très incomplète et peu fidèle du rapport bruxellois sur les services publics, et la Tagwacht ajoute les réflexions suivantes :

« Le rapport bruxellois est une rupture complète avec l’anarchie bakouniste... Nous remarquons aussi que les observations faites par le Bulletin jurassien, à propos du rapport bruxellois, ne sont plus aussi bakounistes, à beaucoup près, que les articles publiés autrefois par ce journal ; on peut donc nourrir cette espérance que tout mouvement réellement ouvrier — malgré de nombreux écarts — finit par trouver la véritable voie. »

Et plus bas, comme conclusion :

« Donnez-nous la main, frères de Bruxelles. Ce que vous dites, nous autres socialistes allemands nous sommes prêts à y souscrire, car c’est là notre socialisme. »

À notre tour, nous avons à faire quelques réflexions.

Le rapport bruxellois n’est pas une rupture avec l’anarchie bakouniste. D’abord, l’anarchie n’est pas une invention de Bakounine ; si on veut absolument lier les doctrines à des noms d’hommes, il faudrait dire l’anarchie proudhonienne, car Proudhon est le véritable père de la théorie an-archiste. En second lieu, la Section bruxelloise n’a pas rompu avec l’anarchie. Elle n’a jamais professé officiellement une doctrine plutôt qu’une autre ; parmi ses membres, les uns, comme De Paepe, ont soutenu au Congrès un système mixte, les autres, comme Verrycken, ont parlé pour l’abolition de l’État.

La Tagwacht fait semblant de s’apercevoir pour la première fois qu’il y a dans l’Internationale, sur cette question, deux écoles opposées. Cependant les choses ont toujours été ainsi. Au Congrès de la Haye déjà, la minorité, qui s’est opposée à l’établissement de la dictature dans l’Internationale, ne se composait pas exclusivement de fédéralistes : il y avait dans ses rangs des Anglais et des Américains partisans très décidés de l’État ouvrier. Et depuis lors les choses n’ont pas changé : les internationaux anglais, allemands, américains, sont communistes d’État ; les internationaux espagnols, italiens, français et jurassiens sont collectivistes, c’est-à-dire communistes fédéralistes ; les internationaux belges et hollandais sont partagés entre les deux opinions.

Cette divergence d’opinions n’empêche pas les internationaux de tous ces pays de vivre en bonne intelligence et de se sentir solidaires dans la lutte contre la bourgeoisie ; la manière dont leurs délégués viennent de se réunir à Bruxelles pour discuter paisiblement et sans passion les questions sociales prouve la bonne harmonie qui règne entre ces divers groupes régionaux.

Donc, l’Internationale est aujourd’hui ce qu’elle était hier, et la tendresse subite de la Tagwacht pour les frères de Bruxelles a lieu de nous étonner. Les ouvriers lassalliens d’Allemagne n’ont pas attendu si longtemps pour fraterniser avec nous ; quoiqu’ils soient en désaccord sur plusieurs points avec quelques-unes des fédérations de l’Internationale, ils n’ont pas hésité à envoyer de Berlin un salut sympathique au Congrès de Bruxelles, et leur organe, le Neuer Sozial-Demokrat, a rendu compte de notre Congrès dans les termes les plus amicaux.

Quant à cette assertion, que le Bulletin aurait changé de doctrine, elle prouve simplement que la Tagwacht n’a pas lu nos articles d’autrefois, ou bien qu’elle ne comprend pas nos articles d’aujourd’hui.

La question devait être reprise plus tard.

X


De septembre à décembre 1874.


Pour commencer ce chapitre, j’ai à dire comment la rupture de Bakounine avec Cafiero et Ross, consommée le 3 septembre (voir page 210), eut sa répercussion chez les Jurassiens.

Le 3 septembre, Bakounine écrivait de Sierre à Emilio Bellerio une lettre (en français) où il lui disait :

« Cafiero et Ross sont venus me voir hier et ils sont repartis aujourd’hui. Nous avons tout liquidé. Je leur ai déclaré que je n’irai pas en Amérique ni nulle autre part, que je reste en Suisse, ayant pris la résolution irrévocable de me retirer complètement de la vie et de l’action politique, tant publique que secrète, et de me confiner désormais exclusivement dans la vie de famille et dans l’action privée. Pour pouvoir réaliser cette transition, tout en refusant, comme je le devais, la pension qu’il s’était proposé de me faire, je lui ai demandé cinq mille francs à titre de prêt, payables en deux ans et à six pour cent d’intérêt. Il me l’a fort gracieusement accordé, demandant seulement que la lettre de change ne fût signée ni par moi, ni par ma femme, mais par sa sœur, Mme Sophie Lossowska, ce que Sophie ne se refusera pas de faire, condition à laquelle j’ai consenti, ayant la certitude que nous paierons cette dette bien avant les deux ans révolus. Cette certitude est fondée sur les données suivantes :

« 1) Avant tout et aussitôt que je me serai casé, je me mettrai à écrire mes Mémoires. Depuis vingt ans on m’a pressé de le faire de tous les côtés, me promettant des éditeurs et un gain considérable ;… comme j’écris vite, une fois que je m’y mets, je compte bien les avoir finis avant un an, et j’ai lieu d’espérer qu’ils me donneront bien quelques milliers de francs ;

« 2) Je ferai pression sur mes frères comme je ne l’ai jamais fait jusqu’à présent, et, avant qu’une année se passe, je les forcerai bien à me remettre ma part légitime dans notre héritage commun, ce qui au minimum me donnera une somme de quarante à cinquante mille francs ;

« 3) Enfin, au pis-aller, je compte sur l’aide de Sophie, qui est en train, paraît-il, de devenir sérieusement riche[381].

« Ce sera le diable si avec ces trois cordes à mon arc je ne parviens pas à lancer une bonne flèche. En outre je me suis entendu avec Cafiero pour lui acheter, également à titre de prêt pour deux ans et avec le même intérêt de six pour cent, tous les meubles, ustensiles et linges de la Baronata dont nous aurions besoin ;… de cette manière nous pourrions louer une petite maisonnette non meublée, ce qui nous fera une grande économie. Je pense sérieusement à m’établir, si Antonie y consent toutefois, à Lugano ou tout près de Lugano ; et, pour pouvoir le faire en toute tranquillité, aussitôt que j’aurai reçu la réponse d’Antonie à ma grande lettre que je t’ai envoyée de Fribourg, le 29 août je pense, avec prière de la lui faire parvenir, et aussitôt que j’aurai reçu des effets qu’on m’a envoyés de Locarno, — je partirai pour Berne, où, par l’entremise de mon ami Adolphe Vogt, je me mettrai de nouveau en rapport avec M. Schenk[382] et autres grandes autorités fédérales, et, maintenant que c’est pour tout de bon que j’aurai renoncé à toute agitation révolutionnaire, je pense qu’il ne me sera pas difficile d’en obtenir toutes les garanties de ma tranquillité à venir. »

Bakounine resta à Sierre jusqu’au 23 septembre. Son journal[383] nous le montre continuant à correspondre avec Ross (bien qu’il eût écrit, le 3 septembre : « Tout est fini entre nous ») ; le 9 septembre, il note une lettre de Ross, « bonne, et, à ce qu’il semble, décisive » ; le vendredi 11, il a à Saint-Maurice une entrevue avec Ross, venu de Genève à sa demande, et il note : « Passé toute la journée avec Ross ; entente complète ». Le 15, à la suite de lettres reçues le 12 au soir de Mme Antonia et de sa sœur, il écrit à Ross pour lui proposer une nouvelle entrevue[384] qui aurait lieu à Neuchâtel ou dans les environs, et à laquelle, outre Bakounine et Ross, auraient assisté Cafiero et moi ; et en même temps il télégraphie à Cafiero dans le même sens. Ross répond, dès le lendemain, qu’il accepte la rencontre ; Cafiero accepte également, et annonce qu’il partira le 21 de Locarno pour Neuchâtel. Par contre, avec sa femme et sa belle-sœur, qui, ainsi que je l’ai dit, se trouvaient à Lugano depuis le commencement de septembre, Bakounine éprouvait des difficultés à s’entendre. La réponse d’ Antonia à la « grande lettre envoyée de Fribourg » arriva le 5 septembre, et Bakounine note : « Tristes lettres d’Antonie et de Sophie ; mais charmante lettre de Gambuzzi ». Le soir même il écrit aux deux sœurs, et de la réponse qu’il recevra va dépendre sa destinée ; c’est là, dit le journal, la « crise définitive ». Le 7, il se demande : « Que ferai-je, où serai-je et que voudrai-je dans dix jours, jeudi le 17 ? » et, comme les heures lui paraissent longues et qu’il veut chercher à les abréger, il commence, le même jour, la lecture d’un roman anglais. « Eté à la gare acheter un roman intitulé : Je me tuerai demain. — Mardi 8. J’ai lu un roman anglais, traduit en français… — Mercredi 9. Continué à lire roman anglais » ; et il poursuit sa lecture jusqu’au 13. Le 12, la réponse anxieusement attendue arrive, et elle n’est pas ce qu’il espérait : « Lettres étranges, pas franches, d’Antonie et de Sophie », Mme Lossowska refusait de signer la lettre de change.

Une lettre écrite quelques jours plus tard (le 21) par Emilio Bellerio à Mme Antonia jette un peu de clarté sur ce qui s’était passé. Bellerio dit que la lettre que Mme Bakounine lui a écrite le 14 l’a inquiété : car il avait cru « qu’elle et sa sœur s’étaient entendues complètement avec Michel », et il a appris par cette lettre qu’il n’en est rien. En outre, ajoute Bellerio, Ross, qui est retourné auprès de Bakounine, a écrit à Cafiero que Mme Lossowska refuse de signer la lettre de change, et que « vous-même vous deviez avoir montré fort peu de bonne volonté de vous réunir à votre mari » ; et Bellerio en est affligé, car il savait que « Michel avait un grand désir de se réunir à sa famille » ; il craint que l’attitude de Mme Antonia ne pousse Bakounine à se rapprocher de Cafiero, et il regrette « de le savoir en rapports assidus avec M. Ross, qui est sans doute fort estimable, mais avec qui Michel devrait rompre toute liaison, s’il pense à conserver sa dignité ».

Du 13 au 17, Bakounine écrit une « grande lettre à Antonie », qu’il expédie le 18, et par laquelle il a dû chercherà dissiper les appréhensions de sa femme et à la ramener à lui : le résultat qu’il souhaitait fut obtenu, puisque le journal nous apprendra, plus tard, qu’il écrivit de Berne, le 29 septembre, une lettre à « papa Saverio[385] », et le 4 octobre une lettre à sa femme, évidemment pour leur annoncer sa prochaine arrivée à Lugano.

En attendant l’entrevue de Neuchâtel, il s’occupe, le 19 et le 20, à écrire une « brochure russe ».

Le 23 septembre Bakounine « fait ses paquets », et quitte Sierre pour Saxon ; le 24 il couche à Yverdon, et le 25, à trois heures de l’après-midi, il arrive à Neuchâtel. Cafiero et Ross s’y trouvaient depuis la veille, et m’avaient mis au courant de ce qui s’était passé depuis notre précédente rencontre. Notre résolution était arrêtée de prendre acte purement et simplement de la décision de Bakounine « de se retirer complètement de la vie et de l’action politique, tant publique que secrète » (expressions de la lettre à Bellerio du 3 septembre). Tous les trois, nous eûmes une première entrevue avec lui dans un petit hôtel près de la gare[386] ; puis, le laissant seul, nous nous rendîmes aux Convers, où nous rencontrâmes Schwitzguébel et Spichiger ; dans cette réunion, Cafiero et Ross, qui avaient déjà raconté à Adhémar et à moi, le 1erseptembre, l’histoire de la Baronata, nous donnèrent de nouveaux détails sur cette affaire ainsi que sur les événements de Bologne et ce qui s’en était suivi. L’impression unanime fut que Bakounine, que nous avions tant aimé et que nous aimions encore, s’était montré, dans les affaires de la Baronata, d’une inconscience et d’une faiblesse que nous étions forcés de condamner, et nous approuvâmes pleinement la façon dont Cafiero et Ross avaient dû agir. Nous retournâmes le soir à Neuchâtel, Cafiero, Ross et moi, accompagnés de Spichiger ; nous rejoignîmes Bakounine dans la petite chambre d’hôtel où il nous attendait ; et là, parlant au nom de tous, je lui dis ce que j’avais été chargé de lui dire. Il a noté, dans son journal, que j’avais été « froid » et « sec » [387] ; en réalité, l’émotion qui me serrait la gorge m’ôtait presque la voix, et l’effort que je dus faire pour dominer cette émotion, en me raidissant contre elle, me donna sans doute l’apparence de l’insensibilité ; Cafiero et Ross ne dirent rien, Spichiger pleurait silencieusement dans un coin. « Spichiger seul montra du cœur », lit-on dans le journal. La déclaration catégorique, faite par moi, de notre solidarité avec Cafiero et Ross, enleva d’emblée à Bakounine tout espoir d’un revirement dans notre appréciation[388]. Il fut aussi question d’argent, dans cette dernière entrevue ; nous offrîmes à notre vieil ami de lui assurer une rente mensuelle de trois cents francs[389], en exprimant l’espoir qu’il continuerait d’écrire ; mais il refusa de rien accepter[390]. Par contre, il demanda à Cafiero de lui prêter trois mille francs (et non plus cinq mille) sur son billet à ordre, qui serait endossé, non par Mme Lossowska, puisque celle-ci refusait sa signature, mais par Bellerio ou quelque autre personne solvable ; et Cafiero répondit qu’il le ferait[391]. Puis nous nous séparâmes tristement.


Le lendemain 26, Bakounine parlait pour Berne ; il y resta neuf jours, à l’hôtel du Lion, et y vit entre autres Schenk, membre du Conseil fédéral suisse, duquel il accepta une invitation à sa maison de campagne à Twann, sur les bords du lac de Bienne (3 octobre). Le 5 octobre il quitta Berne, et il arriva le 7 au matin à Lugano, où il fut reçu par le vieux Xavier Kwiatkowski, Mme Antonia et Mme Sophie Lossowska ; le journal dit : « Mercredi 7. Arrivé à Lugano deux heures et demie nuit. Rencontré par papa Saveria. Antonie et Sophie m’attendent avec le thé, Carluccio et Bomba [la petite Sophie] aussi. Chambre magnifique ; amitié chaude et sincère. Après dîner avec Saverio à Lugano. Soir, whist, préférence[392]. »

Le refroidissement qui avait éloigné Bakounine de Ross et de Cafiero ne fut que momentané. Si, le 21 octobre 1874, Bakounine écrivit de Lugano à Ross une lettre où se manifeste en termes très durs sa rancune[393], il ne persista pas dans ces sentiments : au cours de l’année 1875 les rapports amicaux se rétablirent, comme on le verra, entre le vieux révolutionnaire et son jeune disciple, qui lui rendit plusieurs fois visite. En septembre 1875, Bakounine et Cafiero se rapprochèrent également, et le souvenir du différend de 1874 fut effacé.

Mais entre Bakounine et les Jurassiens les anciennes relations ne furent pas renouées ; l’occasion ne se présenta ni pour lui ni pour nous de rentrer en correspondance, et je ne reçus plus qu’indirectement des nouvelles de notre vieux Michel.

Ce qui s’était passé à Neuchâtel le 25 septembre 1874 resta ignoré de tous ceux qui n’avaient pas fait partie de notre intimité révolutionnaire. Nous en instruisîmes nos amis d’Espagne et de France ; mais nos camarades des Sections jurassiennes ne s’en doutèrent jamais ; nous n’en dîmes rien, par exemple, à Élisée Reclus, pour qui nous avions tant d’estime et d’affection. Cafiero, lui aussi, se montra d’une discrétion si stricte, même envers sa femme, que celle-ci a ignoré jusqu’en 1907 le refroidissement qui s’était produit entre son mari et Bakounine en 1874 : c’est moi qui le lui ai appris cette année-là. De son côté, Bakounine ne laissa rien deviner de ce qui s’était passé à ceux qui n’étaient pas de notre cercle révolutionnaire intime, même à ses deux vieux confidents de Berne, Adolphe Vogt et Adolphe Reichel : aussi, au lendemain de sa mort, fut-ce à moi que Vogt et Reichel remirent les quelques papiers qui s’étaient trouvés dans sa chambre de malade, comme « à celui de tous ses jeunes amis qui lui a été le plus près et le plus aimé » (lettre de Reichel du 6 juillet 1876).


L’Internationale espagnole continuait son existence en partie double, mi-publique, mi-secrète. Le Bulletin du 4 octobre 1874 parle d’une circulaire de la Commission fédérale espagnole[394] : « La plus grande partie du contenu de cette circulaire étant d’un caractère tout à fait privé, nous n’en pouvons donner connaissance à nos lecteurs » ; notre journal mentionne seulement la continuation de la grève des tonneliers et mariniers à Tarragone, dont les frais se montent à 18.000 réaux (4500 fr.) par semaine ; il annonce que depuis le dernier Congrès régional espagnol, tenu en juin, cinq nouvelles fédérations locales se sont constituées, et qu’il est question de reprendre la publication du Boletin : seulement ce journal, organe officiel de la Fédération espagnole, sera clandestin et ne pourra circuler que sous enveloppe.

Une correspondance particulière, publiée dans le Bulletin du 29 novembre, parle de l’insurrection carliste, qui n’a pu « atteindre le degré de développement que nous lui avons vu prendre, que grâce à la complicité de tous les gouvernements qui se sont succédé », et qui se trouvait à ce moment dans un état stationnaire : « Vous pourrez trouver extraordinaire que j’attribue l’extension prise par le carlisme aux gouvernements qui se sont succédé en Espagne : mais soyez assurés que rien n’est plus certain. On a toujours cherché à détourner l’attention du peuple au moyen de la guerre carliste, en attribuant à celle-ci une importance que démentait le peu d’énergie déployée contre les bandes insurgées. Il y a peu de jours encore, j’entendais dire à un épais bourgeois : « Les carlistes sont un mal, c’est vrai, mais pour nous ils ont été un bien, puisque, si le peuple n’avait pas été occupé par la guerre, la révolution sociale était inévitable »... Si le gouvernement ne s’inquiète que médiocrement du carlisme, comme le prouve la mise en liberté des carlistes qu’on arrête çà et là de temps en temps, et le fait que le cabecilla Lozano, qui aurait dû, selon les ordonnances, être fusillé, obtiendra probablement sa grâce, il ne reste pas indifférent à l’égard des éléments révolutionnaires ou qui lui paraissent tels : ceux-là sont déportés en masse, sans autre forme de procès, et sans même vingt-quatre heures d’avertissement préalable. Il y a quelques jours, un navire est parti de Barcelone, emmenant mille déportés aux îles Mariannes. »

Une autre circulaire de la Commission fédérale, en décembre, contient les renseignements suivants (publiés dans le Bulletin du 3 janvier 1875) :

« Depuis notre dernière circulaire, un certain nombre de membres de notre Association ont encore été arrêtés, la police a saccagé le local de plusieurs sociétés ouvrières, et un sergent de carabiniers a assassiné un tonnelier de Reus, au moment où ce malheureux ouvrier passait devant le local de sa société, qui avait été saccagé. Les internationaux détenus dans les différentes prisons et forteresses de la région sont traités de la manière la plus infâme et la plus brutale. Par contre, les prisonniers politiques bourgeois sont l’objet des plus grands égards, et on ne déporte aux îles Mariannes que des ouvriers et des internationaux.

« Diverses fédérations locales nous ont demandé de faire savoir aux autres fédérations que les alphonsistes travaillent à soulever l’armée dans différentes localités, afin de proclamer roi d’Espagne le soi-disant prince Alphonse. Les républicains, de leur côté, font aussi des préparatifs, et ils ont pris pour bannière celle de notre Association internationale, sans doute afin d’attirer à eux tous les ouvriers révolutionnaires. La Commission fédérale pense que les internationaux ne doivent pas rester indifférents devant les événements qui pourraient avoir lieu. Notre ligne de conduite a été déterminée d’avance par le Manifeste du quatrième Congrès espagnol [Le Congrès de Madrid de juin 1874 ; voir p. 188] et celui de la Commission fédérale sortante, documents qui ont été approuvés par la majorité des fédérations locales. »


Presque tous nos amis d’Italie se trouvaient en prison, et la propagande et l’organisation, dans ce pays, ne pouvaient plus se faire que d’une manière clandestine : car tous ceux qui osaient parler publiquement de l’Internationale étaient aussitôt frappés d’ammonizione. Pour avoir des nouvelles, nous nous adressâmes à Cafiero ; il promit de m’envoyer de la Baronata, où il menait maintenant la vie solitaire d’un véritable ascète, une lettre hebdomadaire, que je devais traduire et publier dans le Bulletin. Sa première lettre parut dans le numéro du 11 octobre 1874[395]. Ses correspondances, continuées presque sans interruption pendant un an et demi, contiennent des nouvelles de nos amis arrêtés, une chronique des persécutions gouvernementales, des récits relatifs à la misère des prolétaires italiens, et parfois quelques considérations de politique générale. À propos de Malatesta, transféré d’Ancône, où il avait d’abord été incarcéré, dans la prison de Trani, Cafiero écrit : « Pendant que les bandes insurgées se trouvaient en campagne, les journaux bourgeois annonçaient à grand bruit, entre autres mensonges, que les paysans avaient aidé la force armée à donner la chasse à la bande de Castel del Monte, en Pouille. Eh bien, tout au contraire, je vous affirme que, lorsque cette bande dut se dissoudre, les paysans, qui, les jours précédents, lui avaient porté secours par tous les moyens possibles, pleuraient à chaudes larmes en voyant les insurgés s’éloigner. Je puis vous garantir la parfaite exactitude de ce détail. À cette époque, la police a infligé la bastonnade, le jeûne forcé, et d’autres tortures encore plus cruelles, à un grand nombre de personnes, dont elle espérait pouvoir tirer quelques renseignements sur les insurgés. » Il annonce que, le 1er novembre, « la police a enfin réussi à mettre la main sur le chef de l’Internationale à Florence, Francesco Natta : c’est la soixante et unième personne arrêtée à Florence sous la prévention d’affiliation à l’Internationale et de conspiration contre l’État ». Il signale un projet du gouvernement italien : « On parle beaucoup des lois exceptionnelles dont nos maîtres se proposent de nous gratifier prochainement : on aurait le droit d’envoyer à domicilio coatto (c’est-à-dire de déporter) sans qu’il soit besoin d’une ammonizione préalable : et ce droit serait placé entre les mains non des tribunaux, mais de la police ; de plus, on instituerait un certain nombre de commandants militaires, munis de pleins pouvoirs, et dont chacun aurait à administrer une ou plusieurs provinces. Tant mieux : quand la corde sera tendue à ce point, il faudra bien qu’elle casse. Du reste, le gouvernement n’a pas besoin de lois exceptionnelles pour faire de la répression ; c’est là une pure hypocrisie. Le nombre des personnes ayant reçu l’ammonizione est actuellement de 152.888, et celui des personnes condamnées à la surveillance spéciale de la police de 22.000 ! »

À la fin de novembre eurent lieu les élections pour le renouvellement de la Chambre des députés : la droite compta 284 membres, la gauche 216, parmi lesquels Garibaldi, élu à Rome, et le mazzinien Saffi, élu à Rimini. « Croit-on que la présence au Parlement de ces deux coryphées du républicanisme bourgeois va changer tant soit peu la tournure des affaires ? Ah bien oui ! on bavardera comme par le passé, on fera et défera des ministères, on votera de gros budgets, et le peuple continuera à crever de faim, — jusqu’à ce qu’il se décide à mettre à la porte tous ces farceurs. » (Bulletin du 6 décembre 1874.)

Cafiero, la dernière fois que nous nous étions rencontrés à Neuchâtel, m’avait demandé d’écrire un résumé populaire des idées socialistes révolutionnaires qui pût servir à la propagande en Italie. Je me mis à l’œuvre, et au bout de quelques semaines je lui envoyai mon manuscrit. Il le traduisit en italien, et je sais que sa traduction circula dans les groupes ; mais je ne crois pas qu’elle ait été imprimée. Il me restitua mon essai quand il l’eut traduit ; c’est ce manuscrit, quelque peu retouché, que je publiai deux ans plus tard, en 1876, sous le titre d’Idées sur l’organisation sociale, en supprimant un chapitre spécialement destiné aux Italiens, où il était parlé des mesures pratiques d’expropriation, ainsi que de la propagande révolutionnaire dans l’armée.


En Belgique, le Congrès de la Fédération, tenu à Verviers les 25 et 26 décembre 1874, maintint le Conseil régional dans cette ville pour une nouvelle année. Une grève de houilleurs eut lieu en décembre à Charleroi : « Les grévistes, pauvres ouvriers ignorants, ont envoyé une députation au roi ; les délégués, au nombre de cinq, ont été reçus par Sa Majesté, qui les a renvoyés avec de l’eau bénite de cour. La grève continue ; Charleroi est hérissé de troupes de toutes armes, qui n’attendent qu’une occasion de donner aux ouvriers, à coups de fusil, des marques de la bienveillance royale. » (Bulletin du 10 janvier 1875.) Il n’y eut toutefois pas de massacre cette fois. L’organe des ouvriers marbriers, sculpteurs, et tailleurs de pierres de la Belgique, la Persévérance (qui paraissait depuis juillet 1874), expliqua, dans un article reproduit par le Bulletin, que les législateurs ne pouvaient apporter aux maux dont souffre le prolétariat que « des palliatifs insignifiants et inutiles » ; l’ouvrier « ne doit attendre l’amélioration de sa position que de lui-même » ; « pour sortir de leur position misérable, les ouvriers doivent créer des sociétés de résistance, se coaliser contre le capital, et tâcher, par tous les moyens qui sont en leur pouvoir, de diminuer les heures de travail » ; « diminuer les heures de travail, voilà de quoi doivent s’occuper les sociétés de résistance[396] ». Et le Bulletin ajoutait : « Nous recommandons tout spécialement ces passages, caractéristiques des sentiments qui animent les ouvriers belges conscients, aux méditations de ceux des ouvriers suisses qui ont foi dans les réformes politiques et dans l’intervention du gouvernement ».


L’Internationale, en France, réduite à la propagande clandestine, n’avait pas progressé ; le procès de Lyon avait intimidé bon nombre de militants. Le mouvement des chambres syndicales, lui aussi, qui avait semblé, à la suite de l’Exposition universelle de Vienne, prendre une certaine importance, languissait, ou s’égarait dans de mesquines querelles personnelles : un journal qu’on avait projeté de fonder à Paris au commencement de 1874, et qui devait s’appeler le Syndical, ne put voir le jour à cause des discussions qui éclatèrent entre ses promoteurs.

La politique parlementaire offrait un spectacle écœurant. Des députés de la gauche étaient allés dîner à l’Élysée ; et Rochefort, qui venait de recommencer sa Lanterne, les fouaillait de ses phrases cinglantes :

« Parmi les dîneurs, — écrivait-il, — on remarquait M. Tirard, ancien ouvrier bijoutier, député de Paris. J’avais cru faire œuvre de démocrate en inscrivant sur la liste du Mot d’ordre, aux élections de février 1871, le nom de ce travailleur, sorti des rangs du peuple. Il me doit donc sa nomination, et ses électeurs sont conséquemment les miens. Or, il sait, comme moi, ce qu’ils sont devenus. Quarante mille d’entre eux ont été envoyés sur les pontons. Trente-cinq mille ont été tués dans ou après la lutte. Cinq mille sont en Nouvelle-Calédonie ; le reste est en exil... Si, pendant la période électorale, un orateur avait posé, dans une réunion publique, la question suivante à M. Tirard :

« Admettons un instant que, dans un temps prochain, une insurrection éclate dans Paris, et que le maréchal Mac-Mahon l’écrase dans le sang des hommes, des femmes, des enfants, des vieillards, et même des représentants du peuple. Admettons encore que, mis à la tête des affaires après cet exploit, ce même maréchal nous fasse arrêter tous tant que nous sommes ici, qu’il nous déporte et nous emprisonne ;... que son gouvernement soit la négation de la liberté individuelle comme de toutes les autres libertés... Poussons maintenant la fiction jusqu’à nous imaginer qu’après avoir réduit votre pays et vos électeurs à cet état lamentable, cet homme donne un dîner et vous y invite. Irez vous ? »

« Nul doute que M. Tirard n’eût escaladé la tribune pour protester, au nom de son passé, de son père, de sa mère et de ses enfants, contre la possibilité d’un tel crime. Eh bien, M. Mac-Mahon a fait tout cela et continue à le faire. Il a donné le dîner en question, y a invité M. Tirard, et M. Tirard s’est empressé d’y aller.

« Pas un mot de plus. »

Sur quoi le Bulletin (6 décembre) ajoutait :

« Mais oui, au contraire, encore un mot, de grâce. La gauche tout entière n’en a-t elle pas fait autant que M. Tirard, en la personne de ses délégués ? Un seul de ses membres a-t-il protesté ? L’infamie leur est commune à tous, depuis le pantin Langlois jusqu’au rigide Grévy, depuis l’ouvrier Tolain jusqu’au dictateur Gambetta . »

À propos de la Commune, le Bulletin publiait (3 janvier 1875) les réflexions suivantes, suggérées par un article du Siècle :

« Un article publié dans le Siècle (18 décembre) contient ces lignes :

« Ceux qui lisent l’histoire contemporaine sans se laisser aveugler par la passion, savent que ce sont des républicains qui ont attaqué, vaincu, désarmé la Commune ».

« Le Siècle pense-t-il que ceux qui font l’histoire, de leur sang, de leur liberté, de leur avenir, puissent ignorer que ce sont des républicains qui ont attaqué, vaincu, désarmé la Commune ; massacré, déporté leurs électeurs ?

« Nous prenons acte de cet aveu. Seulement le Siècle a tort d’en parler si fièrement. Aurait-il oublié déjà les règlements de compte Clément Thomas et Chaudey ? N’importe ; ce sont de ces phrases qu’il regrettera plus tard, car elle fait pas mal de tours la roue de la fortune ! »


Pour l’Allemagne, je reproduis trois nouvelles données par le Bulletin :

Numéro du 1er novembre : « Si la place nous le permettait, nous pourrions, en traduisant chaque semaine les nouvelles que nous apportent les journaux ouvriers allemands concernant les persécutions contre les socialistes, remplir trois ou quatre colonnes du Bulletin. Nous devons nous borner à rappeler de temps en temps — pour que nos lecteurs ne se méprennent pas sur notre silence ou notre laconisme — que les persécutions continuent toujours, et que les condamnations à l’amende et à la prison pleuvent dru comme grêle sur les ouvriers d’Allemagne.

« Voici un fait caractéristique. On sait que le président de l’Allgemeiner deutscher Arbeiterverein, Hasenclever, est actuellement en prison. Comme il est député au Reichstag, il a demandé sa liberté provisoire pour pouvoir assister à la session qui va s’ouvrir. Il y a quelques années, le fameux M. de Schweitzer, alors président de la même Association, se trouvant également sous les verrous, avait fait la même demande ; comme Schweitzer était un agent bismarckien, le gouvernement s’empressa de lui accorder ce qu’il désirait. Depuis lors les choses ont bien changé ; M. de Schweitzer a été démasqué et écarté[397] ; l’Allgemeiner deutscher Arbeiterverein s’est résolument posé en adversaire de l’Empire, et il en a éprouvé les conséquences : autant le gouvernement se montrait complaisant pour Schweitzer, autant il met d’acharnement à poursuivre Hasenclever et ses collègues. Hasenclever a naturellement vu sa demande d’élargissement repoussée. »

Numéro du 6 décembre : « À quoi sert-il donc d’envoyer des orateurs socialistes dans les Parlements, demandions-nous il y a huit jours à propos des délibérations du Reichstag ? Aujourd’hui une discussion qui vient d’avoir lieu au sein de ce même Reichstag nous fournit l’occasion de revenir sur ce sujet, et de bien préciser notre pensée. »

Il s’agissait d’une proposition déposée par les députés socialistes, tendant à la mise en liberté, pendant la durée de la session, des trois députés Bebel, Hasenclever et Most ; Liebknecht avait déclaré que le Reichstag avait à choisir entre deux alternatives : Réforme ou Révolution ; et il avait montré, par des exemples historiques empruntés à l’Angleterre et à la France, que « lorsque la soupape de sûreté n’est pas ouverte à temps, lorsque les libertés nécessaires ne sont pas accordées, la machine saute » ; qu’en France, la compression avait abouti à la Révolution, tandis qu’en Angleterre, où le prolétariat possédait la liberté politique et le droit de réunion, on pouvait procéder par des réformes pacifiques[398] ; Bismarck, répondant à Liebknecht, « avait parlé en vrai style de palefrenier : de la brutalité rehaussée de plaisanteries de corps de garde ». Hasselmann, alors, avait déclaré « que les débats du Reichstag n’étaient qu’une comédie », et, parlant de la Commune de Paris, il en avait glorifié les défenseurs, en ajoutant que, pour lui, dans un cas semblable, il en ferait autant. Naturellement, la proposition n’avait recueilli qu’une dizaine de voix ; « pendant les discours des députés socialistes, les députés bourgeois se tordaient les côtes de rire, et les facéties de gendarme du prince de Bismarck ont été accueillies par des bravos frénétiques ». Le Bulletin rappelait qu’en France, on avait ri, sous l’Empire, au Corps législatif : mais « les députés bonapartistes qui se roulaient sur leurs bancs, en 1869, ont été balayés par le peuple en 1870. En Allemagne aussi, rira bien qui rira le dernier. » Et ensuite, résumant notre opinion sur la présence des socialistes dans une assemblée parlementaire, j’écrivais ceci :


Des discussions du genre de celle qui vient d’avoir lieu au Reichstag sont-elles utiles à la cause socialiste ? Oui, nous n’hésitons pas à le dire, nous les croyons utiles.

Il est utile que des délégués du peuple aillent dans les assemblées du privilège et du capital, pour dénoncer à ces assemblées la nullité de leurs actes ; il est utile que la masse soit éclairée sur l’impuissance du parlementarisme ; il est utile que, bravant la rage de ses ennemis, le socialisme allemand affirme, devant la moustache de M. de Bismarck, le droit à la Révolution, et la solidarité des ouvriers d’Allemagne avec les combattants de la Commune de Paris.

Cette opinion, nous l’avons toujours exprimée. Lorsque nos amis parisiens envoyèrent Rochefort au Corps législatif, avec le mandat d’y cracher à la figure de Bonaparte, nous avons applaudi. Lorsqu’ils envoyèrent Malon et Tolain à l’Assemblée de Bordeaux pour y protester contre les traîtres du 4 septembre, nous avons applaudi encore. La protestation faite, Malon a pensé qu’il n’avait plus rien à faire dans une assemblée bourgeoise : il s’est retiré, et nous l’avons approuvé. Tolain, lui, est resté, et l’Europe entière l’a flétri du nom de renégat.

Ce que nous blâmons, ce que nous repoussons, ce sont ces candidatures ouvrières qui se produisent avec le but avoué, non de faire à l’ennemi une guerre irréconciliable, mais de jouer le rôle d’une opposition constitutionnelle et de concourir à la confection des lois. Voilà ce que nous déclarons dangereux. C’est pour cela qu’en Suisse nous ne pouvons pas nous associer à la tactique de ceux qui veulent pousser des ouvriers dans les Grands-Conseils : ces députés ouvriers, en effet, ne recevraient pas le mandat de protester purement et simplement contre tout ce qui se fait dans une assemblée bourgeoise, mais celui de chercher à amender les lois, et de prêter ou de refuser leur concours au gouvernement selon les circonstances. Engager le prolétariat dans une voie pareille, c’est à nos yeux lui donner un détestable conseil : c’est lui faire croire qu’il travaille à son affranchissement, tandis qu’il ne fait qu’aider ses oppresseurs à lui river la chaîne au cou.

Ainsi notre sentiment est celui-ci :

Si un député ouvrier va dans une assemblée bourgeoise pour y faire de la politique négative, c’est-à-dire pour refuser de s’associer à la besogne parlementaire et pour protester contre toute cette besogne, il rend service au prolétariat ;

Mais si un député ouvrier va dans une assemblée bourgeoise pour prendre part à ses travaux, pour lui demander des concessions, des améliorations, pour faire du parlementarisme en un mot, il rend service à la bourgeoisie.


Numéro du 13 décembre : « Les persécutions exercées contre le socialisme allemand semblent devoir porter d’excellents fruits pour la cause populaire. Un rapprochement sensible s’était déjà effectué depuis quelque temps entre les deux fractions du parti socialiste, les lassalliens et les adhérents du programme d’Eisenach. Maintenant ce rapprochement paraît vouloir aboutir à une conciliation et à une fusion complète, au grand bénéfice de l’ensemble du parti. Nous trouvons, en effet, en tête du Neuer Sozial-Demokrat du 11 courant, le document ci-dessous, signé par le président de l’Allgemeiner deutscher Arbeiterverein, Hasenclever, qui vient de sortir de prison après avoir terminé sa peine :

« À tous les lassalliens d’Allemagne. — Depuis longtemps déjà s’est manifesté le désir de voir, dans un avenir prochain, se réaliser l’union de tous les socialistes d’Allemagne. Tous les lassalliens, sans doute, sont pénétrés de ce désir, et beaucoup de socialistes de la fraction du programme d’Eisenach ont déclaré de leur côté qu’ils travailleraient de toutes leurs forces à amener cet heureux résultat[399]. Je me suis mis moi-même en relations avec un certain nombre de nos amis et avec divers membres connus de la fraction d’Eisenach, et nous allons faire les démarches les plus actives pour préparer l’union, sur une base parfaitement saine et par des moyens également réguliers pour chacune des deux parties. Mais avant toute chose, il est nécessaire que l’union soit le produit de la volonté collective des membres des deux parties, afin que, voulue et approuvée par tous, elle ne porte pas dans son sein le germe de nouvelles discordes. C’est seulement ainsi que cette union pourra être féconde, — Hasenclever. »

« Nous faisons des vœux pour que cette tentative de groupement en un seul faisceau de toutes les forces du parti ouvrier d’Allemagne aboutisse à une heureuse issue. »


En Amérique, la Section de langue française de l’Internationale, à New York, continuait sa propagande dans le journal le Bulletin de l’Union républicaine de la langue française. Elle y annonçait son intention « de réorganiser la Fédération américaine, en commençant par la branche française ; de se faire aux États-Unis l’apôtre du socialisme révolutionnaire et radical ; et de rester, en tant que Section, étrangère à tout mouvement politique sur ce continent ». En décembre, après la défaite de Grant et le triomphe électoral du parti démocrate, le Bulletin new-yorkais écrivait : « Il nous importe fort peu, à nous socialistes, que les uns ou les autres nous grugent ; nous ne serons pas moins volés par les démocrates que par les républicains ; ce qui nous attriste, c’est de voir un peuple intelligent... tomber dans les pièges des partis politiques, se laisser leurrer de leurs paroles mensongères, et croire à l’un ou à l’autre, lorsqu’il devrait savoir qu’ayant le droit, ayant la force, il peut d’un seul coup de balai nettoyer toute cette poussière du passé ».

Cependant Sorge venait, encore une fois, de donner un signe de vie ; et le Bulletin jurassien résume en ces termes les nouvelles que nous apportaient les journaux au sujet d’un dernier exploit de l’agent de Marx :

« La discorde est au camp d’Agramant ! Messieurs les membres de ce burlesque cénacle qui s’intitule le Conseil général de New York n’avaient plus fait parler d’eux depuis longtemps : ils ont éprouvé le besoin de rentrer en scène, et ils viennent de régaler le public américain d’une querelle de famille vraiment désopilante.

« Il paraît qu’il y a chez ces Messieurs deux partis : le parti Sorge et le parti Carl. Après s’être d’abord fraternellement entendus pour fulminer contre les Fédérations de l’internationale les risibles décrets d’excommunication dont on se souvient encore, ils ont fini par se prendre aux cheveux entre eux au sujet de la propriété d’un journal, l’Arbeiter-Zeitung, dont chaque parti voulait s’assurer la direction exclusive. L’imprimerie de ce journal se trouvait entre les mains du parti Carl ; les hommes du parti Sorge se présentèrent devant le juge, et affirmèrent sous serment que le matériel du journal était leur propriété. Là-dessus, le juge leur donna l’autorisation d’aller s’en emparer, et, avec l’assistance d’un agent de police, ils se rendirent à l’imprimerie, où, sous les yeux de Carl et de ses amis, ils mirent en pièces le mobilier, brisèrent les becs de gaz, mirent en pâte la composition du journal, et emportèrent tout le matériel.

« Ce coup d’État ne fut que l’ouverture des hostilités. La Section 1 (allemande) de New York, dont Carl est membre, prit parti pour ce dernier, et vota une résolution portant « que F. A. Sorge, ex-secrétaire général, avait perdu la confiance de ses collègues par ses nombreux manquements au principe ouvrier, par son alliance ouverte avec des chefs de partis bourgeois aux États-Unis, et avec l’agent reconnu du gouvernement autrichien, Henri Oberwinder à Vienne, par sa participation au honteux attentat commis contre l’Arbeiter-Zeitung ; qu’il s’était dévoilé comme un ennemi perfide et dangereux de la classe ouvrière ; et qu’en conséquence les ouvriers de tous les pays étaient avertis de ne plus entrer en aucune espèce de correspondance avec lui, attendu qu’il ne se servait de cette correspondance que pour nuire à la classe ouvrière et pour satisfaire son ambition et ses rancunes personnelles. »

« De leur côté, Sorge et ses amis, qui avaient entre leurs mains le soi-disant Conseil général, lequel fonctionne en même temps comme Conseil fédéral pour les États-Unis, ne restaient pas inactifs. Vite, un décret, deux décrets, trois décrets ! Ils décrètent successivement : 1° La Section 1 est expulsée de la Fédération américaine ; 2° La Section 1 est suspendue jusqu’au prochain Congrès général ; 3° Les membres Carl, Bolte et Praitsching sont expulsés de l’Internationale.

« Voilà une réjouissante comédie, n’est-il pas vrai ? Sorge déclaré traître par Carl, Carl expulsé par Sorge !

« Y a-t-il, dans ce conflit grotesque, un parti qui représente réellement le vrai socialisme international ? Nous en doutons beaucoup. Nous croyons que de part et d’autre il y a des intrigants, des charlatans, des ambitieux ; derrière ces meneurs sont probablement quelques hommes de bonne foi, aveuglés et mystifiés. Puissent ceux-là ouvrir les yeux à temps, se débarrasser de leurs chefs de file, et, en se réorganisant sérieusement, faire cesser des luttes scandaleuses ; luttes qui couvrent de ridicule, en Amérique, cette cause du prolétariat que les tristes personnalités dont nous venons de rapporter la querelle osent prétendre représenter. » (Bulletin du 27 décembre 1874.)


Ni de l’Angleterre, ni de la Hollande, le Bulletin ne contient des nouvelles pour les trois derniers mois de 1874.


En Suisse, il faut signaler entre autres, pendant ce trimestre, l’évolution faite par une minorité de membres de la Société du Grütli vers le socialisme ; et, dans le Jura, un mouvement de propagande et d’organisation se manifestant par des réunions, des conférences, et par la création de nouveaux groupements ouvriers.

La Société du Grütli est une association fondée à Genève, en 1838, par le pasteur appenzellois Joh. Niederer, le principal disciple de Pestalozzi. Un des hommes qui contribuèrent le plus à son développement fut Albert Galeer (1816-1851), de Bienne, qui avait des tendances socialistes. Cette association compta bientôt des Sections dans presque tous les cantons de la Suisse, et joua un rôle assez important durant la période des mouvements révolutionnaires qui précédèrent la reconstitution de la Confédération suisse sur une nouvelle base en 1848. Dans le quart de siècle qui suivit, les ouvriers, qui formaient la majorité des membres du Grütli, s’étaient habitués à marcher à la remorque des bourgeois radicaux ; mais des velléités d’indépendance commençaient, en 1874, à se produire parmi eux. Le Comité central, qui résidait à ce moment à Berne, et qui avait pour lui la majorité des sociétaires, prétendait rester dans le giron radical, tandis qu’une minorité, soutenue par l’organe officiel, le Grütlianer (qui se publiait alors à Winterthour), voulait donner la main à l’Internationale. À une assemblée générale du Volksverein (4 octobre), société politique radicale dont faisaient partie beaucoup de membres du Grütli, un Grutléen de Saint-Gall, le citoyen Moham, fit une profession de foi socialiste, et déclara que « la question sociale devait être résolue par la voie internationale » ; il fut vivement combattu par d’autres Grutléens, — entre autres par M. Lang, de Berne, président central, — qui protestèrent contre ses paroles au nom du patriotisme suisse. « Nous savons — écrivit le Bulletin en rendant compte de l’incident — qu’il est des sections du Grütli où l’élément socialiste se trouve en majorité : le moment n’est-il pas venu, pour ces sections là, de dire catégoriquement ce qu’elles veulent, et de rompre, une fois pour toutes, avec les politiqueurs bourgeois qui ne voient dans le Grütli qu’un marche-pied pour arriver aux places bien rétribuées ? » La question de la journée normale de travail avait été mise à l’ordre du jour dans les sections du Grütli, et l’association se proposait de faire une agitation en faveur de la limitation légale de la journée. J’écrivis à ce sujet l’article suivant (Bulletin du 1er novembre) :


Sur le fond de la question, c’est-à-dire sur la nécessité de diminuer la longueur de la journée de travail, nous sommes, il va sans dire, d’accord avec les Grutléens ;... mais nous n’admettons pas le moyen d’exécution que propose la Société du Grütli, et avec elle presque tous les ouvriers de la Suisse allemande : l’intervention de l’autorité législative. Nous allons résumer brièvement nos objections sur ce point. Nous les avons déjà exposées souvent dans les meetings et dans la presse socialiste ; mais il est des choses qu’on ne saurait trop répéter.

Notre opinion est que c’est aux ouvriers eux-mêmes à limiter la durée de la journée de travail. Si les ouvriers le veulent sérieusement, ils peuvent, par la seule puissance de leur organisation en sociétés de résistance, forcer la main aux patrons sur ce point, sans avoir besoin de l’appui d’aucune loi de l’État. Et, au contraire, si les ouvriers ne sont pas organisés de manière à pouvoir imposer leur volonté aux patrons, ils auront beau invoquer le texte d’une loi que leur aurait octroyée le pouvoir législatif : cette loi sera constamment éludée et restera à l’état de lettre morte, parce que les ouvriers ne seront pas assez forts pour contraindre la bourgeoisie à l’exécuter.

Précisons les choses.

Plaçons-nous d’abord dans la seconde hypothèse. Les ouvriers, au lieu de comprendre que l’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes, attendent leur salut de l’État. Ils négligent ce qui, à nos yeux, devrait être leur préoccupation constante, la pensée unique de leurs jours et de leurs nuits : la création et la fédération des sociétés de métiers, destinées à faire la guerre au capital. Ils concentrent toute leur activité sur ce point : chercher à faire passer quelques-uns des leurs dans l’autorité législative ; et, en même temps, conclure, avec celui des partis bourgeois qui se dira le plus avancé, une alliance politique dont les conditions seraient quelques améliorations apportées, sur le papier, à la situation légale du travailleur.

Qu’arrive-t-il alors?

Les ouvriers, ne s’étant pas constitués en un corps à part, ayant son organisation et sa vie propre, ne forment pas une puissance indépendante ; ils ne sont pas ce qu’ils doivent être : le monde du travail, en lutte avec le monde du privilège (et par le monde du privilège, nous entendons la bourgeoisie de toutes nuances, y compris les radicaux les plus rouges). Ils n’ont d’autre organisation, ces salariés encore inconscients, que celle qu’ils reçoivent de leurs meneurs politiques pour les besoins de la lutte électorale : organisation factice, étrangère aux réalités du travail. Entre les mains de leurs chefs, qui se servent d’eux comme de bétail à voter, Stimmvich, selon l’expression énergique des Allemands, ils sont une arme puissante, que les politiciens savent manier pour arriver à leurs fins ; mais, incapables d’agir par eux-mêmes, ces ouvriers sont hors d’état de faire prévaloir leur volonté propre. Ils s’apercevront souvent que leurs chefs les dupent ; ils se fâcheront, ils crieront ; mais que faire après tout ? Il faut bien se résigner. Tout au plus se vengera-t-on du charlatan en cessant de voter pour lui, et en reportant sa voix sur un autre charlatan qui ne s’est pas encore démasqué et qui a mieux su conserver sa popularité.

Dans une semblable situation, les ouvriers n’obtiendront d’autres concessions que celles que la bourgeoisie voudra bien leur faire. La bourgeoisie restera seule juge du plus ou moins d’étendue qu’elle donnera à ces concessions, du plus ou moins de bonne foi qu’elle mettra à remplir ses promesses ; et les ouvriers, privés de toute action propre, ne pourront exercer aucun contrôle sérieux, ne pourront pas forcer la main à la bourgeoisie lorsque celle-ci refusera de s’exécuter.

Envisageons maintenant l’autre alternative.

Les ouvriers se sont organisés partout en sociétés de métiers. Ces sociétés se sont groupées en fédérations corporatives, et ces fédérations, à leur tour, se sont fédérées entre elles, couvrant le pays d’un vaste réseau. C’est l’armée du travail, une armée qui, une fois aguerrie et disciplinée, est en état de tenir tête à la bourgeoisie et de lui dicter ses volontés.

Lorsque cette organisation est réalisée, quelle est la marche à suivre pour obtenir des réformes sociales ? Les ouvriers ont-ils besoin de s’adresser en humbles pétitionnaires à l’autorité législative, pour la prier de les prendre sous sa protection ? Nullement. S’ils veulent raccourcir la journée de travail, ils signifient à leurs patrons leur volonté, et, la résistance à l’armée du travail étant impossible, les patrons sont forcés de céder. S’agit-il d’augmenter les salaires, de prendre des mesures concernant le travail des femmes et des enfants, etc. ? On emploie le même moyen : au lieu d’avoir recours à l’État, qui n’a de force que celle que les ouvriers lui donnent, les ouvriers règlent directement l’affaire avec la bourgeoisie[400], lui posent leurs conditions, et, par la force de leur organisation, la contraignent de les accepter.

Résumé : Pour qu’une loi en faveur des ouvriers ne reste pas lettre morte, et qu’elle soit réellement exécutée, il faut que les ouvriers disposent d’une force capable d’en assurer l’exécution.

Pour acquérir cette force, les ouvriers doivent s’organiser en sociétés de métier fédérées entre elles.

Mais, une fois cette organisation faite et cette force acquise, les ouvriers n’ont plus besoin de réclamer la protection de la loi bourgeoise : ils sont devenus une puissance, ils peuvent se faire justice eux-mêmes.


Les Grutléens n’étaient pas d’accord entre eux sur le nombre d’heures auquel devait être limitée la journée normale de travail : leur Comité central s’était prononcé en faveur de la journée de onze heures ; les sections des cantons de Genève et de Neuchâtel réclamèrent, et déclarèrent que le Grütli devait faire campagne pour la journée de dix heures ; sur quoi, un groupe de sections de la Suisse allemande, qui appuyait le Comité central, proposa l’expulsion du Grütli de tous les socialistes.

Le rédacteur du Grütlianer, M. Bleuler-Hausheer, dans le numéro du 18 novembre 1874 de ce journal, publia une sorte de manifeste destiné à rallier autour d’un programme positif ceux des Grutléens qui étaient opposés à la marche réactionnaire du Comité central. Il caractérisait très justement les tendances de ces prétendus patriotes qui, pour empêcher les ouvriers suisses de s’occuper de la question sociale, leur parlent sans cesse des libertés du peuple suisse et de l’excellence de ses institutions, en flattant la vanité nationale pour détourner les travailleurs de tout contact avec leurs frères des pays voisins. « Les socialistes dans la Société du Grütli déclarait-il, pensent qu’il n’y a pas de question ouvrière nationale, de question ouvrière suisse, allemande ou française, mais qu’il y a un malaise social général, et qu’il n’existe qu’une seule et même question ouvrière, qui a pour raison d’être la lutte contre la production capitaliste moderne et pour la suppression de l’exploitation, et qui reconnaît par conséquent la légitimité de l’idée internationale. »

Le Bulletin reproduisit ces lignes (29 novembre), en ajoutant :


On ne peut pas mieux dire. Malheureusement M. Bleuler-Hausheer ne reste pas longtemps conséquent avec lui-même. Après avoir déclaré que la question ouvrière est une question non pas nationale, mais internationale, il énumère un certain nombre de points qui lui paraissent ceux sur lesquels devrait s’exercer l’action de la Société du Grütli, pour obtenir des réformes nationales, au moyen de la législation tant cantonale que fédérale. [Suit la liste de ces points : Lois ouvrières introduisant la journée de dix heures, interdisant le travail des enfants au-dessous de quinze ans dans les fabriques ; établissement de conseils de prudhommes ; instruction gratuite à tous les degrés ; impôt progressif, impôt sur les successions ; rachat des chemins de fer par l’État ; fondation de coopérations de production ; fondation de bureaux de renseignements et de placement, etc.]

Si nous voulions juger de l’importance du mouvement socialiste dans le Grütli par le programme de M. Bleuler, il faudrait déclarer dès maintenant que ce mouvement n’est pas sérieux, et qu’il n’y a aucune différence entre ce socialisme et celui que prêchent, dans tous les pays de l’Europe, certains agents de la bourgeoisie qui cherchent à endormir le peuple par des paroles creuses. Heureusement que les choses ne sont pas tout à fait ainsi. Il y a, dans cette fraction du Grütli qui incline au socialisme, deux éléments bien différents : le petit groupe des hommes politiques bourgeois qui veulent utiliser ce mouvement au profit de certaines combinaisons,... et le grand nombre des ouvriers qui, restant étrangers à ces desseins politiques, aspirent à une amélioration réelle de leur sort, et qui seraient très disposés à se prononcer en faveur des solutions vraiment socialistes, s’il se trouvait quelqu’un pour les leur expliquer. Le programme de M. Bleuler ne représente donc nullement la vraie pensée des ouvriers socialistes du Grütli. Ceux-ci ont des aspirations beaucoup plus avancées, par la simple raison qu’ils sont ouvriers et que M. Bleuler est conseiller national ; seulement ils ne savent pas encore bien clairement ce qu’ils veulent...

M. Bleuler termine son article par une phrase destinée à rassurer les timides : « En aucun cas, la Société du Grütli ne se laissera entraîner à une action qui soit de nature à ébranler l’existence politique de la Confédération suisse, ou à pousser le mouvement ouvrier dans la voie de la violence révolutionnaire ».

Grâce à cette déclaration, on se met en règle avec la légalité et les autorités constituées, et on se sépare catégoriquement des socialistes révolutionnaires. Mais qu’on nous permette à ce sujet une petite observation.

Il semblerait vraiment, à entendre la façon dont certaines gens s’expriment sur le compte des socialistes révolutionnaires, qu’entre une multitude de moyens, tous également bons et également pratiques, pour arriver à l’émancipation du travail, nous ayons, de gaîté de cœur et uniquement par férocité naturelle, choisi le plus sanguinaire.

Cette manière de présenter les choses est calomnieuse et absurde.

La voie par laquelle nous sommes arrivés à cette conclusion qu’une révolution est nécessaire, la voici. Nous avons étudié scrupuleusement, depuis des années, tous les moyens divers proposés pour réaliser l’émancipation du prolétariat. Et nous avons reconnu que cette émancipation ne peut être obtenue que d’une seule façon : par l’établissement de la propriété collective des instruments de travail… Or, la bourgeoisie ne sera pas plus disposée à permettre qu’on touche à ce qu’elle appelle sa propriété, que les nobles et les prêtres ne l’étaient en 1793 à céder sans résistance les biens que la Révolution leur a pris. Il y aura donc une lutte entre la bourgeoisie et le prolétariat, et cette lutte ne sera pas nationale, elle sera internationale.

Voilà ce que nous apprennent les enseignements de l’histoire et ceux de la science sociale.

Ainsi, nous voulons transformer la propriété, parce que sans cette transformation il n’y a pas de solution possible à la question sociale. Mais la transformation de la propriété nécessitera une révolution ? Eh bien, soit, disons-nous ; qui veut la fin veut les moyens : que la révolution se fasse, puisqu’il faut en passer par là.

M. Bleuler, lui, ne parle pas de transformer la propriété. Il n’y a donc pas besoin de révolution, dans son plan. Mais aussi, la propriété n’étant pas transformée, le prolétariat reste l’esclave de la bourgeoisie, et par conséquent le prétendu socialisme de M. Bleuler est une duperie.

La chose est-elle claire maintenant ?

Ce n’est pas nous, groupes de propagande et d’étude, qui décrétons follement et arbitrairement qu’il y aura une révolution. C’est la fatalité de la situation économique qui impose à la société moderne la nécessité de passer par cette crise. Quiconque souhaite sincèrement de voir la misère cesser, de voir le travail libre, de voir les hommes égaux et heureux, souhaite implicitement une lutte, une bataille, et, croyant faire un vœu pacifique, fait en réalité un vœu révolutionnaire.

La vigie prédit la tempête, parce qu’elle la voit venir, et qu’elle la sait inévitable. D’autres aiment mieux cacher leur tête dans un buisson, comme l’autruche. Pensent-ils que leur aveuglement volontaire empêchera la tempête d’éclater à l’heure marquée par les destins ?


L’Arbeiterbund, lui aussi, s’occupa de la question de la réduction de la journée de travail, et du projet d’une loi sur les fabriques que l’Assemblée fédérale suisse était appelée à élaborer. Son Comité adressa à la « Haute » Assemblée fédérale une pétition à propos de laquelle le Bulletin écrivit (20 décembre) :


Hélas ! qu’y trouvons-nous ? L’humble demande faite à nos maîtres, aux représentants de la bourgeoisie suisse, de vouloir bien améliorer un peu la situation des ouvriers… Si nous nous souvenons bien, la Tagwacht s’était jointe aux autres journaux socialistes allemands, il y a quelques mois, pour dénoncer comme un traître l’Autrichien Oberwinder, parce que celui-ci, au nom d’un groupe d’ouvriers de Vienne, avait remis à la Chambre des députés d’Autriche un Mémoire réclamant des réformes législatives favorables aux ouvriers. Quelle différence y a-t-il entre l’acte d’Oberwinder et celui du Schweizerischer Arbeiterbund ? Prétendra-t-on qu’une démarche qu’on blâme quand elle est faite auprès d’un gouvernement monarchique, devient légitime quand elle est faite auprès d’un gouvernement républicain ? Est-ce que le gouvernement suisse, malgré ses formes démocratiques, n’est pas, tout comme le gouvernement autrichien, l’organe et le représentant de la bourgeoisie ?

Nous traduisons, pour l’édification de nos lecteurs, la conclusion de ce document :

« ... La plus grande question de ce siècle, la question entre le capital et le travail, entre la richesse qui jouit et le travail qui souffre, n’a pas besoin, pour sa solution, des violentes tempêtes dont quelques-uns veulent prédire l’approche. Au moyen de nos institutions républicaines, nous pouvons parfaitement concilier cette opposition par la voie des réformes progressives. Donnons au monde, dans cette question comme dans les autres, cet éclatant exemple, qu’un peuple libre sait résoudre d’une façon calme et satisfaisante même les questions les plus compliquées, grâce à l’esprit républicain de ses citoyens. Agréez l’assurance de notre profond respect. »

Triste! triste ! triste !


Le Bulletin du 4 octobre contenait un appel de la Section de Berne invitant les sections de la Fédération jurassienne, conformément à la décision prise à Saint-Imier le 9 août, à une réunion familière dont la date était fixée au dimanche 12 octobre. « On se réunira, disait l’appel, le matin à onze heures au premier étage du restaurant Grünegg, au coin de la rue Neuve et de la place des Orphelins ; à midi, repas en commun ; à deux heures, ouverture de l’assemblée. » Les délégations vinrent nombreuses, du Locle, de la Chaux-de-Fonds, de Neuchâtel, de Sonvillier, de Saint-Imier, de Corgémont. Le matin, il y eut échange d’idées entre les internationaux présents sur diverses questions administratives, comme l’agrandissement du format du Bulletin (proposition de Neuchâtel) et l’organisation du Bureau fédéral international, confiée pour l’année 1874-1875 à la Fédération jurassienne par le Congrès de Bruxelles. La réunion de l’après-midi choisit pour président, « en témoignage de sympathie pour les ouvriers espagnols », le compagnon Fournier, de Barcelone, de passage à Berne ; les assesseurs furent Selig, de Berne, et Schwitzguébel, de Sonvillier. Un télégramme de la Section récemment reconstituée à Vevey (et, ce jour-là, réunie en assemblée à Clarens) nous apporta un souhait révolutionnaire et une assurance de solidarité. Une grande assemblée ouvrière était réunie à ce même moment à Zürich ; nous lui adressâmes, par le télégraphe, un salut fraternel, « afin d’exprimer une fois de plus la solidarité que l’Internationale entend pratiquer à l’égard de tous les groupes ouvriers ». Une lettre de sympathie fut écrite séance tenante au Grutléen Moham, de Saint-Gall, pour le féliciter d’avoir, au sein d’une assemblée radicale, « affirmé la nécessité de résoudre la question sociale par voie internationale » (p. 246). La réunion choisit comme thème de discussion la question des services publics : Schwitzguébel résuma ce qui avait été dit au Congrès de Bruxelles ; parlèrent ensuite Brousse, moi, et Pindy. Le débat fut suivi avec une attention soutenue : « Chacun sentait qu’il s’agit d’un grave problème à étudier, et que, depuis la question de la propriété collective, l’Internationale n’a pas vu de discussion plus importante s’élever dans son sein ». L’accueil fait par les camarades bernois à leurs hôtes d’un jour nous toucha vivement, et nous reprîmes le chemin de fer, le soir, en emportant « la certitude que l’Internationale était cette fois implantée définitivement à Berne ».

Par un vote fait dans les Sections, la Fédération jurassienne décida que le Bureau fédéral international serait placé au Locle, et composé d’un secrétaire correspondant, d’un caissier, et d’un secrétaire pour les grèves : les trois membres élus furent Louis Pindy, Auguste Spichiger et Charles Bichard ; en outre, chaque Section dut adjoindre au Bureau un délégué nommé directement par elle.

Pour la propagande, une campagne de conférences fut organisée à l’entrée de l’hiver. J’avais, l’année précédente, écrit, à la demande de notre ami Ross, un petit travail sur Proudhon, que Zaytsef avait traduit en russe et qui, ainsi qu’on l’a vu, avait été imprimé à Londres ; mon manuscrit m’ayant été rendu ensuite par Ross, je fis à Neuchâtel, le 19 novembre, à Sonvillier et Saint-Imier les 19 et 20 décembre, une lecture publique d’un fragment de ce travail, en l’intitulant : « Le socialisme de Proudhon et le socialisme de l’Internationale ». À Berne, les réunions de la Section, qui avaient lieu chaque quinzaine, étaient suivies d’une conférence publique : le 30 décembre, Brousse inaugura la série par une conférence sur l’Internationale.

Nous publiâmes, pour la cinquième fois (et ce fut la dernière), l’Almanach du Peuple. Il est annoncé, comme venant de paraître, dans le Bulletin du 15 novembre 1874 ; les articles qu’il contenait sont : Les dangers du radicalisme, par Paul Brousse ; Résumé critique d’économie politique, par B. Malon ; La coopération de production comme moyen d’émancipation (critique de la conception utopique qui voit dans l’atelier coopératif le levier de l’affranchissement du travail), par Auguste Spichiger ; Quelques difficultés dans la pratique des associations ouvrières (scènes de la vie ouvrière jurassienne), par Adhémar Schwitzguébel[401].

J’avais, au printemps précédent, formé le projet d’écrire un petit ouvrage de vulgarisation, destiné à mettre à la portée des lecteurs ouvriers les connaissances historiques les plus indispensables. J’avais fait part de mon idée à mes amis, qui l’approuvèrent, et, dans le Bulletin du 2 août 1874, j’avais annoncé la préparation des Esquisses historiques, « études populaires sur les principales époques de l’histoire de l’humanité[402] » ; je me proposais « d’écrire cette histoire pour le peuple, dans un style simple, en la dépouillant de toutes les fables dont les superstitions théologiques et monarchiques l’avaient si longtemps recouverte » ; elle devait paraître en séries successives, formant chacune un petit volume séparé, qui coûterait un franc. La Première série parut en décembre 1874 : elle contenait deux études intitulées « Les origines de l’homme » et « Les premières civilisations ». Adhémar Schwitzguébel, après avoir lu le volume, publia dans le Bulletin (21 février 1875) un article où il disait : « Il y a quelques semaines déjà que la Première série des Esquisses historiques a paru. Qu’il soit permis à un ouvrier de dire à ses compagnons de travail les impressions qu’il a reçues de cette lecture » ; il analysait brièvement le contenu du petit livre, et ajoutait : « Les déductions que le lecteur peut tirer de ces pages ne laissent rien subsister des mensonges ecclésiastiques et officiels au moyen desquels on fausse encore aujourd’hui le raisonnement de la jeunesse. Les vérités que l’auteur fait passer sous les yeux du lecteur sont cependant connues, du moins dans leurs traits principaux, de tout ce qui est instruit dans le monde officiel, dirigeant et régnant. Pourquoi les cache-t-on soigneusement à la jeunesse et au peuple, et continue-t-on de nous donner, en fait de connaissances historiques, toutes les absurdités contenues dans les livres religieux et officiels ?… Cette mauvaise foi publique est révoltante, et il est grand temps que des hommes de science, indépendants de caractère, commencent à populariser des vérités qui doivent être connues de tous. C’est aux ouvriers qui travaillent à l’émancipation de leur classe, et qui, par conséquent, ont besoin d’étudier et de s’instruire, à bien accueillir cette initiative, à la favoriser en répandant dans les ateliers et dans les familles de pareils écrits. »

La Section de Neuchâtel, qui tenait maintenant ses séances le jeudi au lieu du samedi (« parce que diverses sociétés ouvrières ayant leurs assemblées le samedi soir, un certain nombre de membres de la section s’étaient trouvés, par cette circonstance, fréquemment empêchés d’assister à ses réunions »), avait communiqué au Comité fédéral jurassien un projet de nouvel agrandissement du format du Bulletin, à partir du 1er janvier 1875 : ce projet « démontrait qu’au prix de sacrifices relativement minimes, et qui seraient promptement compensés par une augmentation du nombre des abonnés, le Bulletin, qui contenait 500 lignes en moyenne, pourrait être transformé en un journal à trois colonnes contenant 900 lignes, le prix de l’abonnement restant le même » ; la Section proposait en outre de modifier le titre de l’organe fédéral, et de l’appeler l’Égalité, en souvenir du journal fondé à la fin de 1868 et qui avait, le premier en Suisse, défendu les idées révolutionnaires de l’Internationale. Les Sections n’adoptèrent pas la proposition de changer le titre de leur journal, mais elles votèrent à l’unanimité l’agrandissement de son format, qui fut officiellement annoncé, en tête du numéro du 22 novembre 1874, pour le 1er janvier suivant.

Au Val de Saint-Imier, le Comité central de la Fédération ouvrière étudiait les moyens d’instituer un second magasin coopératif ; il adressait des invitations à divers socialistes connus pour les engager à venir donner au Vallon des conférences ; une assemblée générale de l’Union des Sections internationales du district de Courtelary, réunie le 16 novembre, décidait d’organiser des séances mensuelles publiques de discussion, qui se tiendraient alternativement à Saint-Imier et à Sonvillier ; la première eut lieu le lundi 14 décembre, à l’hôtel de la Clef, à Saint-Imier ; le sujet traité fut « La réduction des heures de travail et la question des salaires ». Le 22 novembre, une assemblée des ouvriers faiseurs d’échappements et parties annexes se réunit à Saint-Imier, sur l’invitation de la Fédération ouvrière, pour constituer une société de métier ; la Société des faiseurs d’échappements de Moutier avait envoyé un télégramme de sympathie ; le 21 décembre, le Bulletin put annoncer que les faiseurs d’échappements du Vallon avaient définitivement fondé leur société, et que, de concert avec ceux de Moutier, ils allaient établir une fédération de métier.

Deux assemblées de la Fédération ouvrière de la Chaux-de-Fonds avait eu lieu, le 6 et le 27 novembre, pour s’occuper de la création d’une société coopérative de consommation et en discuter le règlement, qui fut adopté. Pas plus à la Chaux-de-Fonds qu’à Saint-Imier on ne voyait dans la coopération une arme efficace pour la lutte contre l’exploitation capitaliste ; mais on entendait s’en servir comme d’un moyen de grouper les ouvriers par l’attrait de quelques avantages immédiats, avec l’espoir qu’il serait possible de faire entrer graduellement dans leur esprit des idées socialistes.

Nous nous intéressions toujours vivement à la situation des combattants de la Commune déportés en Nouvelle-Calédonie, et notre Bulletin publiait fréquemment de leurs nouvelles. À diverses reprises, des sommes d’argent avaient été recueillies dans nos Sections, et transmises aux déportés, comme je l’ai dit, par l’intermédiaire d’Élisée Reclus. En juillet 1874, il se trouva, je ne sais pour quelle raison, que Reclus n’eut plus à sa disposition le moyen dont il s’était servi jusqu’alors pour ses envois ; il en prévint le Comité fédéral jurassien. On lit dans les procès-verbaux de ce Comité : « 3 août 1874. Une lettre d’Élisée Reclus annonce qu’il ne peut plus faire parvenir d’argent aux déportés, mais qu’il pourrait en faire parvenir aux détenus en France. Baudrand croit que l’on devrait s’adresser à Henri Rochefort ; cette proposition est repoussée. — 24 août. Le Cercle d’études sociales du Locle est d’avis d’envoyer l’argent destiné aux déportés aux détenus de la prison d’Embrun[403]. — 7 septembre. Graisier fait savoir que, d’après des renseignements du compagnon Pindy, l’on pourra faire parvenir l’argent aux déportés par l’entremise d’un compagnon de Londres. » Le Bulletin du 1er novembre 1874 publia l’entrefilet suivant : « La Section du Locle propose l’établissement d’une souscription permanente dans toutes les sections en faveur des déportés de la Nouvelle-Calédonie. Les fonds recueillis seraient transmis tous les mois à un comité siégeant à Londres et composé d’hommes de toute confiance appartenant à la proscription communaliste : ce comité possède des moyens sûrs de faire parvenir les secours à destination. » La proposition du Locle fut aussitôt adoptée, et elle trouva de l’écho jusqu’en Italie ; dans sa correspondance adressée au Bulletin (numéro du 29 novembre 1874), Cafiero écrivit : « J’ai le plaisir de vous communiquer une bonne nouvelle : la souscription proposée en faveur des déportés de la Nouvelle-Calédonie a été accueillie en Italie avec une grande sympathie ; de toutes parts afflue l’obole du pauvre ouvrier, prouvant une fois de plus qu’en Italie le socialisme a des racines profondes et une organisation solide[404]. » Le comité de la souscription italienne fit parvenir en décembre au comité fédéral jurassien, pour être transmis à qui de droit, un premier envoi de cent francs (Bulletin du 27 décembre 1874).


Aussitôt après son installation à Lugano, Bakounine avait cherché de la société. Il se lia avec un membre de la Commune de Paris, Arthur Arnould[405], le seul Français qui habitât alors la petite ville (Élisée Reclus ayant quitté le Tessin au printemps de 1874). Il rencontra également Lodovico Nabruzzi, fixé à Lugano depuis son expulsion de la Baronata, et se rapprocha de lui. Enfin il fit la connaissance d’un professeur italien, affilié au parti mazzinien, Ippolito Pederzolli, qui devint l’un de ses familiers[406].

Il s’était très promptement accommodé de sa nouvelle existence, et recommençait à former des projets, escomptant la fortune qui, pensait-il, allait lui arriver de Russie grâce à Mme Sophie Lossowska. Sa femme dit de lui, dans une lettre du 10 novembre 1874 : « Michel est toujours le même, prenant les airs d’un homme sérieux, et étant toujours un impitoyable enfant ». On décida d’organiser une grande fête pour le 20 novembre, qui correspondait à la Saint-Michel dans le calendrier orthodoxe (8 novembre) ; une lettre de Mme Bakounine (en italien) la raconte : il s’y trouva beaucoup d’invités, entre autres le vieux Carlo Bellerio et son fils Emilio, venus exprès de Locarno, « qui se montrèrent des admirateurs enthousiastes des dames Sophie et Antonie » ; Bakounine avait voulu, par une « hospitalité royale », prouver « que la Baronata ne lui manquait pas du tout (che la Baronata non gli manca affatto) » ; dans un entretien particulier avec Mme Bakounine, Emilio Bellerio promit à celle-ci, sur sa demande, de dissuader son mari de contracter un emprunt auprès de Cafiero (comme il persistait à en manifester l’intention), et de lui faire comprendre que ce serait contraire à sa dignité après l’affaire de la Baronata ; « car Michel Bakounine est si ingénu qu’il faut quelquefois le traiter comme un enfant (visto che M. B. per la sua ingenuita dove alle volte trattarsi come un bambino[407]) ». Mais, s’il essaya de chapitrer son vieil ami sur la question de l’emprunt, Emilio ne réussit pas à le détourner de son projet ; et il dut, en retournant à Locarno, accepter de Bakounine la mission de remettre de sa part une lettre à Cafiero, et de chercher à négocier auprès de celui-ci un emprunt de mille francs. Il ne se pressa point de s’acquitter de ce mandat. Le 2 décembre, Bakounine, s’étonnant de son silence, lui écrit (en français) : « Donne-moi donc des nouvelles de l’emprunt dont tu as bien voulu te faire l’intermédiaire » ; et le 6 décembre : « Je t’ai demandé, et je te redemande des nouvelles de l’emprunt de mille francs dont tu as bien voulu te faire l’intermédiaire auprès de Cafiero. Où en sommes-nous ? A-t-il dit oui ou non ? Il m’importe beaucoup de le savoir au plus vite. » Le 7 décembre, Emilio se décide à répondre ; il écrit (en français) : « Il faut que je te dise de suite que je n’ai pas cru devoir entamer la question d’emprunt avec Cafiero. Lorsque après mon retour de Lugano j’allai à la Baronata, j’y trouvai un tel changement d’habitudes que j’hésitai à consigner [remettre] la lettre. Cafiero, tout en conservant une grande bonté, est devenu d’une originalité qui m’était encore inconnue ; il est tout à fait dominé par les idées de Ross et de Mme Lipka [Olympia Koutouzof], qui ne sont pas de tes amis, je pense. Enfin le bon vieux Pezza lui-même, qui avait pour Carlo l’affection d’un père, a été bien affligé de voir son ami entrer dans une voie si excentrique... Voilà pourquoi je pensais qu’il serait fort désirable pour toi de trouver ailleurs l’argent dont tu dois avoir besoin ; » et Bellerio annonce qu’il va chercher à conclure un emprunt pour Bakounine avec l’aide de son beau-frère, l’avocat Félix Rusca.

Bakounine écrit de nouveau (en français), le 9, pour expliquer qu’il ne saurait rien voir de contraire à sa dignité dans le fait d’emprunter de l’argent à Cafiero : « Après m’avoir jeté à l’improviste dans une position impossible, après m’avoir laissé à Bologne sans argent, après m’avoir appelé à Splügen,... c’est tout au moins s’il devait, non par un don, mais par un prêt, me donner la possibilité de sortir d’une affreuse impasse ; et il l’avait si bien promis qu’il m’avait déclaré en présence d’autres ci-devant amis, à Neuchâtel, que du moment que je trouverai un répondant, toi ou un autre, qui lui garantira le paiement à terme désigné, — tu vois qu’il ne s’agit pas d’amitié, — il me prêtera sur une lettre de change, signée par moi et contre-signée par toi ou par un autre individu solvable, non mille francs, mais trois mille francs ; c’était une affaire arrangée, et je suis presque fâché que tu aies renoncé à lui rappeler sa promesse en lui donnant ma lettre. Je t’engagerais même, si tu ne l’as pas déchirée, de la lui donner, soit en mains, soit en la lui envoyant accompagnée d’un billet explicatif de ta part... Voilà mon sentiment, cher ami. Après cela, fais comme tu croiras toi-même de pouvoir et de devoir faire. Je m’en remets absolument à ta décision. Dans tous les cas, j’ajouterai que j’ai la quasi-certitude de pouvoir payer la somme que tu auras empruntée pour moi, de Cafiero ou d’un autre, avant le mois de novembre 1875... Tu dis que Ross est mon ennemi. Eh bien, sache que Ross n’est pas du tout de cette opinion. En veux-tu une preuve ? Sache donc qu’aujourd’hui même j’ai reçu de lui une lettre... Il paraît être revenu de Russie, — s’il y est allé : il l’écrit du moins[408]. Voici la traduction fidèle de sa lettre : [Suit la traduction d’un billet de Ross, daté de Zürich, 6 décembre, disant : « Hier, je suis retourné de mon voyage, terriblement fatigué et malade. Mais voici ce que je viens d’apprendre ici : on dit que tu es malade, même à la mort. Réponds-moi, ne fût-ce que par un mot, si cela ne te fatigue pas trop. Quand j’aurai reçu de toi ne fût-ce qu’un mot, je t’écrirai longuement : j’ai tant de choses à te dire. J’ai reçu ta lettre si pleine de reproches[409]. Je dois te dire que je ne me reconnais pas coupable. Tout cela dépend du point de vue auquel on se place ; mais de tout cela nous parlerons plus tard. De grâce, envoie-moi au plus vite de tes nouvelles. Je t’embrasse. A. Ross. »] Ma première pensée fut de ne pas répondre ; mais ensuite, après y avoir pensé, voici ce que je lui ai répondu : [Suit la copie de la réponse, où Bakounine dit sèchement : « Je n’ai pas été malade, au contraire, je me porte mieux que jamais, grâce à mon séjour tranquille et consolant à Lugano, loin de toutes les détestables intrigues et des intrigants détestables. Je travaille tant que je peux et fais tout ce qu’il est possible de faire dans les circonstances actuelles tant générales que personnelles. M. Bak. »] Nous verrons s’il aura le front de m’écrire... »

Bellerio répond le 17 décembre. Il annonce que la démarche tentée par lui auprès de Félix Rusca ayant échoué, il s’est décidé à parler à Cafiero, « et celui-ci m’a dit se souvenir parfaitement d’avoir à Neuchâtel consenti à te faire un prêt, même de trois mille francs » ; mais pour le moment, avait ajouté Cafiero, cela lui était impossible : M. de Martino (?) devait lui apporter de l’argent, qu’il attendait avec impatience. Et Bellerio fait observer que cette réponse « était un peu prévoyable, puisque la demande n’était peut-être pas convenable ». La lettre se termine ainsi : « Tu désires savoir la vie que l’on mène à la Baronata ?... Carlo s’est tout à fait adonné à la vie champêtre et pastorale. Salue Nabruzzi. »

Bakounine, qui se trouve dans la plus grande gêne, écrit de nouveau le 19 : «... Les circonstances sont telles que je suis forcé de te tourmenter encore une fois... Je t’avais demandé 1000 fr., ou même 1200 : avec cette somme, à l’aide de l’argent que nous a laissé Sophie [Lossowska] et dont nous percevons les intérêts, j’aurais tout arrangé pour plusieurs mois d’avance. Mais enfin, cette somme ne se trouve pas. Ne pourrais-tu pas me procurer un emprunt de 600 ou même de 500 fr. à quatre mois de terme ? Parles-en avec Rémi Chiesa, je te prie, auquel j’écris par le même courrier ; seulement, je te prie, caro, n’en parle qu’à lui : ces sortes d’embarras et d’affaires n’aiment pas le bruit... Dans quelques mois, cet été, je serai sorti tout à fait de l’impasse dans laquelle je me trouve encore maintenant. Je respirerai alors avec pleine liberté. Telles sont mes espérances, non illusoires, mais bien fondées. Jusque-là, patience... Sophie se trouve maintenant à Saint-Pétersbourg, où elle s’occupe de mon affaire...; elle reviendra ici au commencement de mars, et j’ai tout lieu d’espérer que, comme une sorte d’à-compte sur le capital que j’ai à recevoir de mes frères, elle m’apportera une somme assez considérable, — sans parler de ses propres affaires qui vont magnifiquement... »

Mme Sophie Lossowska, ayant quitté Lugano à la fin de novembre, était allée en effet à Pétersbourg d’abord. De là elle se rendit à Priamoukhino, auprès des frères de Bakounine. « Elle s’est complètement et même facilement entendue avec eux », écrit Bakounine à Bellerio le 10 janvier 1875 ; les frères avaient expliqué qu’ils ne pourraient pas donner d’argent, n’en ayant pas : mais ils offrirent de céder à leur aîné le droit d’abattre une forêt ; cette coupe de bois, si elle était faite dans des conditions convenables, pourrait produire au bas mot cent mille roubles (lettre de Mme Bakounine). Mais il fallait attendre quelque temps, peut-être quelques mois, pour la réalisation de la vente.

On vient de voir que Bakounine avait écrit à Ross, le 9 décembre, quelques lignes fort sèches. Ross répondit, le 18 décembre, par une lettre de douze pages, que je n’ai pas lue, mais dont le contenu (à ce que Ross lui-même m’a raconté en 1904) était une explication détaillée de sa conduite, de juillet à septembre 1871. Il y demandait aussi à Bakounine (d’après ce que m’a dit Nettlau, qui a eu connaissance de cette lettre après l’achèvement de la « Biographie »), où en était la rédaction de ses mémoires ; il y parlait d’une brochure « sur l’organisation, que tu avais commencé à écrire et dont tu m’avais parlé quand nous étions ensemble à... [un mot illisible] »[410] ; et il offrait de lui envoyer de l’argent. J’ignore si Bakounine fit une réponse à cette apologie ; mais, — comme je l’ai déjà dit, — en dépit de ce qu’il avait écrit le 21 octobre, « l’amitié n’était pas morte » entre Ross et lui ; et les circonstances ultérieures en donnèrent la preuve. Pour le moment, Ross quitta Zürich et s’en retourna à Londres, où il passa l’hiver.




XI


De janvier à juin 1875.


Dans ce chapitre, je passerai en revue les événements de la première moitié de 1875.

En Espagne, l’année s’ouvrit par la nouvelle du pronunciamiento du général Martinez Campos en faveur d’Alphonse XII, à Sagonte (30 décembre 1874). La restauration monarchique s’accomplit sans aucune tentative de résistance de la part du gouvernement de Serrano, et au milieu de l’indifférence des masses. Notre correspondant de Barcelone (Farga-Pellicer) nous écrivit : « Nous avons eu ici le spectacle d’un gouverneur qui, le matin, en annonçant la nouvelle de l’insurrection militaire, disait que la Restauration était impossible, et que les insurgés étaient des traîtres, et qui, le soir du même jour, en annonçant la formation d’un ministère de régence dirigé par Canovas del Castillo, déclarait que toute manifestation contraire au nouveau gouvernement serait réprimée par la force, au nom de l’ordre public ». Le correspondant appréciait ainsi la période de six années qui venait de se terminer, et la perspective qu’offrait l’avenir : « La période issue de la révolution de 1868 a été une parenthèse qui s’est ouverte par la chute de la mère, et qui se ferme par le retour du fils. Cette période a été pour le peuple un grand enseignement... Tous nos partis soi-disant révolutionnaires — qui prétendaient faire une révolution et se montraient épouvantés de ses conséquences, en sorte que, par crainte de la révolution, nous avons vu les plus avancés donner la main aux plus rétrogrades — ont été réactionnaires, et ils nous ont nécessairement ramenés au point de départ... Ceux qui ont la force en mains, c’est-à-dire l’immense majorité des chefs de l’armée, ont accepté la restauration ; les chefs des autres partis, afin de ne pas troubler l’ordre, ne feront pas de résistance, et, quant au peuple, les républicains se chargeront bien de le désarmer, soit en le trompant, soit en employant la force. À en juger par là, il vous semblera peut-être que le nouveau régime a des garanties de stabilité ? Pour moi, sans crainte de me tromper, je crois qu’il sera tout aussi provisoire que ceux qui l’ont précédé. » (Bulletin du 17 janvier 1875.)

La presse avait annoncé qu’à l’entrée du jeune roi à Barcelone, vingt mille ouvriers de cette ville étaient allés lui rendre hommage. Farga démentit cette fable en nous écrivant ce qui suit : « Je puis vous certifier que cette histoire des vingt mille ouvriers est une fausseté, car je connais dans tous ses détails le fait qui lui a donné naissance. Dans les prisons de Barcelone se trouvait un ouvrier, tisseur mécanique, nommé Valls, qui y subissait une peine de douze mois pour une affaire de grève ; cet ouvrier jouissait d’une certaine influence sur les camarades de sa profession. Deux ou trois jours avant l’arrivée du roi, un délégué de l’autorité alla trouver cet individu, et lui offrit de lui rendre la liberté à la condition qu’il réunirait quelques milliers d’ouvriers, qui iraient au-devant du roi pour lui présenter leurs hommages. Valls eut la faiblesse, ou plutôt l’indigne lâcheté, d’accepter la remise des dix mois de prison qui lui restaient à faire, en échange du service qu’on lui demandait. Il fut aussitôt mis en liberté, et, aidé de quelques amis personnels, il travailla activement à réaliser ce qu’il avait promis ; mais les efforts extraordinaires de ces hommes, appuyés par l’influence de l’autorité, aboutirent seulement à grouper cent quarante ouvriers, qui furent les seuls à représenter la ridicule comédie imaginée par le gouvernement. » (Bulletin du 14 février 1875.)

Cinq mois plus tard, Farga nous écrivait que les efforts des « modérés » pour consolider la dynastie n’avaient pas donné de résultats, et que la monarchie alphonsiste se trouvait dans une situation fort précaire : « l’édifice s’écroulera au premier souffle des vents révolutionnaires ». Mais aucun vent révolutionnaire ne devait plus souffler en Espagne pendant de longues années.


En Italie, Garibaldi avait été élu député, et les naïfs attendaient avec impatience sa première apparition à la Chambre. Il choisit, pour faire son entrée, le jour (25 janvier 1875) où devait avoir lieu le vote sur une interpellation du député républicain Cairoli relative aux arrestations faites le 2 août 1874 à la villa Ruffi. En développant son interpellation l’avant-veille, Cairoli avait eu soin de bien marquer la différence entre les mazziniens et les internationaux : « Je dois faire observer, avait-il dit, que l’école politique à laquelle appartiennent les hommes arrêtés à la villa Ruffi est celle de Mazzini, le plus grand apôtre de l’unité nationale, et que ces mêmes hommes avaient, en d’autres occasions, aidé le gouvernement à réprimer les tumultes des internationalistes » ; et la discussion avait été renvoyée au surlendemain.

Les journaux de Rome rendirent compte de l’arrivée de Garibaldi et de sa prestation de serment dans les lignes suivantes (réimprimées par le Bulletin du 7 février 1875), qui méritent d’être reproduites ici in-extenso; ce tableau pourra être rapproché de celui que j’ai retracé, au tome Ier, de l’arrivée de Garibaldi au Congrès de la paix de Genève et de l’accueil fait à son mémorable discours du 9 septembre 1867 :


L’agitation de la Chambre va croissant de moment en moment. On voit s’ouvrir une des portes qui conduisent aux bancs de la gauche, et, précédé des honorables Cairoli, Avezzana, Seismit-Doda et Salvatore Morelli, et accompagné de l’honorable Macchi, on voit entrer le général Garibaldi.

Son apparition redouble l’émotion ; toute la tribune éclate en applaudissements ; on entend un cri général et tonnant de « Vive Garibaldi ! »

Le général salue avec émotion, et va s’asseoir sur l’un des bancs de l’extrême gauche. Nouveaux cris de : « Vive Garibaldi ! »

Le président. Le général Garibaldi étant présent, je l’invite à prêter serment. Je vais donner lecture de la formule : Je jure d’être fidèle au roi, de respecter les lois de l’État, et d’exercer loyalement mes fonctions de député, dans le seul but du bien inséparable du roi et de la patrie.

Garibaldi se lève lentement ; il se découvre, et dit à haute voix : Je le jure.


Après cette cérémonie, la discussion de l’interpellation Cairoli fut reprise, et un député de la gauche, Mancini, plaidant la cause des mazziniens arrêtés, dit ces propres paroles : « Nous sommes les défenseurs de la monarchie, et ses vrais ennemis sont les ministres qui violent la liberté. Le vote d’aujourd’hui contre le ministère sera un gage de la ferme volonté de tous les partis — l’exemple de Garibaldi vous le prouve — de soutenir en Italie la monarchie, la liberté et la justice. » Mais malgré ces protestations de dévouement de la part des amis de Garibaldi et de Mazzini, le ministère, comme il était naturel, conserva la majorité, et l’interpellation fut écartée.

Cinq jours plus tard, Garibaldi alla présenter ses hommages au roi Victor-Emmanuel. « Dans un carrosse à livrée, — nous écrivit Cafiero, — accompagné de quelques-uns de ses anciens officiers, aujourd’hui généraux de la suite du roi, Garibaldi s’est rendu au Quirinal, où il a été reçu avec des honneurs royaux. » Et en mars, le vieil adversaire du Vatican alla voir le prince Torlonia, intime ami de Pie IX, qui lui témoigna les plus grands égards, et, du consentement du pape, lui rendit sa visite. « Victor-Emmanuel, Pie IX, Garibaldi et Torlonia, se donnant la main, représentent l’État, l’Église, et la bourgeoisie tant radicale que conservatrice, réunis en un seul faisceau : c’est la Sainte Ligue du passé contre l’avenir, le dernier carré de la réaction, qui se prépare à recevoir l’assaut suprême de la Révolution » (Bulletin du 21 mars 1875).

L’instruction contre les internationaux arrêtés dans l’été de 1874 se poursuivait lentement. Dans les premiers jours de février, dix ouvriers détenus à Rome furent déclarés prévenus de conspiration, tandis qu’une ordonnance de non-lieu était rendue à l’égard de dix-sept autres. Le 13 février, le plus grand nombre des ouvriers des Marches prévenus d’internationalisme bénéficièrent d’une ordonnance de non-lieu, et en conséquence furent mis en liberté les nombreux prisonniers qui se trouvaient de ce chef dans les prisons d’Ancône, de Macerata et de Pesaro. Soixante-dix internationaux étaient emprisonnés à Florence : une ordonnance de non-lieu fut rendue à l’égard de trente-six d’entre eux, et les trente-quatre autres furent renvoyés devant la Cour d’assises sous la prévention de conspiration el de tentative d’exécution ; le procès devait avoir lieu en juin. Quant aux insurgés de Bologne et de la région environnante, et à ceux de la Pouille, aucune décision n’avait encore été prise à leur égard.

En avril, Cafiero suspendit ses correspondances pendant quelques semaines ; il était allé, je crois, faire un voyage en Italie. Je publiai, dans le Bulletin du 2 mai, la note suivante : « La police italienne traque les socialistes avec un acharnement croissant. Nous avons eu dernièrement un échantillon de ses ingénieuses inventions. Elle avait, dans un but facile à comprendre, fait répandre le bruit qu’un Congrès général de l’Internationale aurait lieu en Suisse, à Neuchâtel, le 25 avril. Nous fûmes instruits de cette manœuvre, et prévenus en même temps que des mouchards italiens se présenteraient sans doute chez quelques-uns de nos amis sous prétexte de délégation à ce Congrès imaginaire. La chose ne manqua pas d’arriver comme elle nous avait été annoncée : lundi 26 avril, un membre de l’Internationale, résidant à Neuchâtel, reçut la visite d’un monsieur qui se disait délégué italien : il portait, comme preuve de son mandat, divers papiers dont la fabrication maladroite trahissait la main de la police, et désirait obtenir des renseignements sur le prétendu Congrès et sur divers socialistes italiens qui, suivant lui, ne manqueraient pas d’y venir. Il va sans dire que le monsieur en question fut purement et simplement mis à la porte. »

Le procès des dix internationaux de Rome fut jugé du 4 au 8 mai : cinq d’entre eux, Bianchi, comptable, Bertolani (Giuseppe), maçon, Lombardi, maçon, Stazzi, cordonnier, et Berni, ex-garde municipal, furent condamnés à dix ans de travaux forcés ; Caimi, cordonnier, et Laurantini, employé du gouvernement, reçurent dix ans de réclusion ; Manzi, cordonnier, sept ans ; Bertolani (Nicolà), trois mois de prison ; Monti, manœuvre, fut absous. Cette sentence féroce, rendue contre des hommes dont le seul crime était d’avoir apposé dans les rues de Rome des placards séditieux, excita l’indignation de tout ce qui en Italie avait un peu de cœur. Les condamnés firent appel devant la Cour de cassation, qui, ainsi qu’on le verra plus loin (p. 288), cassa le jugement du 8 mai pour vice de forme.


En France, l’Assemblée de Versailles discutait les lois constitutionnelles. Le Bulletin raconta en ces termes à ses lecteurs la façon dont cette assemblée reconnut l’existence légale de la République, le 30 janvier 1875 :

« M. Ventavon avait présenté un projet d’organisation du Septennat. Pour combattre ce projet, les républicains choisirent M. Laboulaye, le même qui sous l’empire a fait une si active propagande plébiscitaire ; et ce Laboulaye présenta, en opposition au projet Ventavon, un amendement ainsi conçu : « Le gouvernement de la République se compose de deux Chambres et d’un président de la République ».

« Où est la différence entre la République Laboulaye et la monarchie parlementaire ? Il n’y en a point.

« Louis Blanc, se souvenant qu’il fut un temps où il était socialiste, a combattu l’amendement Laboulaye, et spécialement l’institution d’un président de la République. Là-dessus, grande fureur des gambettistes ; Louis Blanc est déclaré traître, la République française le foudroie dans un réquisitoire violent. Alors Louis Blanc s’effraie de sa propre audace ; il recule, il s’excuse, il écrit qu’il votera l’amendement Laboulaye.

« Inutile palinodie : l’amendement Laboulaye ne réunit que 336 voix, y compris celle du repentant Louis Blanc. Consternation générale sur les bancs de la gauche ! la République est perdue !

« Mais non : une nouvelle porte de salut s’ouvre pour elle. C’est l’amendement Wallon ; le voici : « Le président de la République est élu à la pluralité des suffrages par le Sénat et par la Chambre des députés, réunis en Assemblée nationale. Il est nommé pour sept ans. Il est rééligible. »

« C’est ici que va se livrer la bataille suprême. Anxiété générale. Hourrah ! l’amendement Wallon est adopté par 353 voix contre 352 : la République est votée à une voix de majorité ! — La République ? — Sans doute. Le mot de République n’est-il pas dans l’amendement ? Cela suffit.

« Et voilà le grotesque spectacle qu’offrent au monde les représentants du peuple qui fit la grande Révolution humanitaire du dix-huitième siècle ! »

M. Ch. Savary avait présenté, le 25 février 1875, un rapport sur les menées bonapartistes. Ce rapport contenait le passage suivant, relatif à une prétendue alliance du bonapartisme et du socialisme, passage où une perfide substitution du nom d’une ville à celui d’une autre avait été évidemment faite à dessein :

« On comprendra peut-être, après avoir lu ces pièces, comment l’Union française des amis de la paix sociale pouvait déclarer à Genève, au mois d’août 1873 : Pour nous, l’empire c’est la révolution. »

La presse bourgeoise était partie de là pour insinuer que les proscrits français qui habitaient Genève étaient des agents de l’empire ; le Journal de Genève parla même de la colonie communardo-bonapartiste de cette ville !

Le Bulletin répondit (7 mars 1875 ) :

« Cette Union française des amis de la paix sociale dont parle le rapport Savary n’est pas, comme on pourrait le croire, une association réelle ; ce n’est pas même un groupe : elle se compose tout simplement d’un Robert Macaire que nous avons déjà signalé à réitérées fois, M. Albert Richard de Lyon, et de son Bertrand, M. Gaspard Blanc. Ce sont eux qui rédigent les manifestes de cette soi-disant Union française, et c’est Mme Bonaparte qui paie les frais.

« Les deux gredins en question se cachent en Italie ; ils n’habitent pas Genève, parce qu’ils savent trop bien que les soufflets les y attendraient à tous les coins de rue ; leur manifeste d’août 1873 est daté de Gênes, et a été expédié par la poste italienne à toutes les personnes dont ils ont pu se procurer l’adresse. M. Savary a remplacé Gênes par Genève : c’est habile, et c’est surtout loyal ! Cela nous fait augurer du degré de conflance qu’il est permis d’accorder à quelques autres de ses affirmations. »

Le même numéro contenait une lettre qu’écrivait un ouvrier parisien pour signaler les manœuvres de certains catholiques :

« Ce que vous ignorez peut-être, c’est que le parti clérical essaie d’enrayer le mouvement social en trompant les ouvriers par un semblant de libéralisme. Il se donne, en ce moment, des réunions sous le nom de Congrès, ayant pour but, disent-ils, d’engager le gouvernement à reconnaître, par une bonne loi, l’existence des chambres syndicales ; quelques ouvriers s’y sont laissé prendre, et ont été discuter avec ces jésuites de robe courte. Pour ma part, j’ai assisté à plusieurs réunions où je me suis contenté d’écouter et d’observer, engageant la chambre syndicale dont j’ai l’honneur de faire partie à nous tenir sur l’expectative, les suivant partout, afin qu’ils ne fassent rien que nous ne le sachions, car leur seul but est de connaître nos idées, nos moyens, pour les exploiter. Les journaux ont annoncé des conférences dans les églises pour traiter des chambres syndicales.

« Ainsi, cher ami, comme vous le voyez, il faut nous tenir sur nos gardes. Les réunions sont présidées par le vicomte de Melun, qui s’est associé une demi-douzaine d’avocats jésuites, tous marqués de taches de sang à la boutonnière, et ne pouvant pas discuter sans parler un peu de cette bonne religion. »

Les nouvelles de la Nouvelle-Calédonie que contient le Bulletin sont toujours aussi tristes. Les 21 et 28 mars 1875, il publia une longue lettre écrite en octobre 1874 par un déporté de la presqu’île Ducos (où étaient détenus les condamnés à l’enceinte fortifiée), racontant les actes d’arbitraire dont ses camarades étaient victimes, et l’intolérable situation faite aux femmes de condamnés qui étaient venues rejoindre leurs maris, confiantes dans les promesses menteuses de l’administration. La situation des condamnés de l’Ile des Pins (déportation simple) n’était pas meilleure : « Ce sont de véritables supplices que subissent ceux des déportés simples qui veulent conserver leur dignité. Ils sont jetés sous un hangar, pris par les pieds entre deux bancs de bois, que vous avez pu voir figurer parmi les instruments de supplice de la Sainte Inquisition. Ils restent des mois entiers dans la même posture, sur la terre humide ; quelquefois, par un raffinement de cruauté, les pieds dans la barre de justice, couchés à plat ventre, et les mains attachées derrière le dos. À la moindre plainte, on les expose dans cette position à l’ardeur du soleil des tropiques. Un d’entre eux, que j’ai vu, n’avait dû qu’à la compassion d’un surveillant moins barbare que les autres de ne pas expirer sur place : celui-ci, voyant une congestion cérébrale imminente, lui avait jeté de l’eau fraîche à la face. Quel est donc le crime de ces malheureux ? quelquefois, d’avoir refusé d’obéir à une réquisition d’un agent lui demandant de lui prêter main forte pour arrêter un camarade. » Dans le numéro du 27 juin, autre lettre, venant cette fois du bagne de l’île Nou, et adressée, je crois, à Elisée Reclus. On y lit : « 15 février 1873. Je m’isole le plus que je peux ; mais il est des heures où il faut que je sois au bagne sous peine de mourir ; il est des heures où il faut que je défende ma ration contre la voracité de mes compagnons (les forçats de droit commun), que je subisse le tutoiement d’un assassin. C’est horrible, et je rougis de honte quand je pense que je suis devenu presque insensible à ces infamies. Ces misérables sont lâches, et ils ne sont pas nos moindres bourreaux. C’est à devenir fou, et je crois que plusieurs d’entre nous le deviendront… — 25 mars. Notre pauvre ami Gustave Maroteau est mort, mort misérablement sur un grabat de bagne, épuisé par la souffrance. Il a été admirable de courage, et jusqu’à sa dernière seconde il a conservé sa raison. Il a chassé le prêtre, étant à l’agonie, et il nous souriait en disant : « Ce n’est pas une grande affaire de mourir, mais cependant j’aurais préféré le plateau de Satory à ce grabat infect… Je meurs, mes amis, pensez à moi ; mais que va devenir ma pauvre mère ? » Il dicta pour elle une lettre d’adieu. J’étais près de lui, c’était navrant ; il pensa à tous ses amis d’Europe ; je lui parlai de vous, et il me chargea de vous envoyer un dernier adieu. Nous l’avons enterré nous-mêmes, sans prêtre, et il repose dans un coin du cimetière… Vingt-deux déportés de l’île des Pins se sont évadés : Rastoul et Mourot sont de ce nombre ; la mer est bien mauvaise, et j’ai peur pour eux[411]. Nous sommes très peu nombreux à l’île Nou. Tous sont disséminés dans les camps. Brissac est toujours à la quatrième, enchaîné avec un empoisonneur ; Lullier est en cellule... »

Une lettre de Paris (numéro du 30 mai 1875) donne les indications suivantes sur le mouvement ouvrier parisien : « On ne peut pas dire du mouvement ouvrier parisien qu’il n’existe pas, mais il est certain que son développement est lent et peu sûr... Il est clair, d’ailleurs, qu’après la proscription et la mort des meilleurs éléments, et sous le coup de la loi martiale, on ne peut s’attendre à un grand enthousiasme... Aujourd’hui, l’Exposition universelle de Philadelphie (annoncée pour 1876) vient fournir une occasion de groupement, comme précédemment celle de Vienne. Une réunion des délégués de cinquante corporations ouvrières a eu lieu. On a choisi parmi ces délégués une commission exécutive composée de dix-neuf membres... C’est au moyen d’une souscription qu’on se propose de couvrir les frais de la délégation à envoyer à l’Exposition... Avant la Commune, la tête et le bras, la pensée et l’action se trouvaient dans l’Internationale. Il y avait une unité de vues et une force d’impulsion capables de faire mouvoir cette immense machine du travail parisien. Mais depuis 1872, par absence d’entente plus que par manque de convictions socialistes, les ouvriers parisiens ont été les dupes du radicalisme, qui, à Paris comme partout, a besoin d’appuis électoraux. Ce n’est pas bien difficile à comprendre, quand on songe que Paris, qui lit chaque jour 50,000 exemplaires du Rappel parce qu’il passe pour être le plus démocratique de ses journaux, ne possède pas un seul journal socialiste. »


En Belgique, la grève de Charleroi (voir p. 241) s’était terminée sans effusion de sang, malgré la présence de la troupe, grâce à l’attitude paisible des ouvriers. Certains bourgeois ne furent pas contents ; ils auraient voulu un petit massacre comme ceux des années précédentes ; le Moniteur des industries belges écrivit : « Qu’on ne nous parle pas de la question d’humanité ! Votre humanité mal raisonnée est une cruauté ! Pour ne pas avoir eu l’énergie de faire feu sur les agresseurs dans le principe de l’émeute et de tuer par demi-douzaines d’hommes, vous devrez en tuer des milliers plus tard. »

Un Congrès de la Fédération belge eut lieu les dimanche et lundi 10 et 17 mai 1875 à Jemappes, dans le Hainaut. Les fédérations et groupes suivants y étaient représentés : fédération de la vallée de la Vesdre, fédération anversoise, fédération boraine, fédération du Centre, fédération bruxelloise, fédération gantoise, mineurs du Centre, sections de Lize-Seraing, mécaniciens de Jolimont, section de Fayt, cercle d’études sociales de Fayt, et section de Jemappes. Le Congrès décida que pour l’année 1876 le Conseil régional serait placé à Anvers, en pays flamand ; le Mirabeau resterait l’organe officiel de la Fédération belge pour la langue française, et le Werker d’Anvers deviendrait son organe officiel pour la langue flamande. On s’occupa ensuite de la nomination d’un délégué pour représenter la Belgique au futur Congrès international ; sur la proposition des délégués de quelques fédérations, qui n’avaient pas reçu mandat à cet égard, il fut décidé que cette nomination aurait lieu ultérieurement. La fédération gantoise avait proposé que le Congrès belge rédigeât et publiât un programme socialiste destiné à tracer aux ouvriers la marche à suivre pour arriver à l’émancipation du travail. « Cette fédération, qui paraît être sous l’influence d’hommes croyant encore à l’efficacité de la politique parlementaire, proposait un projet de programme où il était question du suffrage universel, d’instruction gratuite et obligatoire, de séparation de l’Église et de l’État, etc. C’était la première fois que, dans un congrès belge, des idées de ce genre étaient émises ; et heureusement elles n’y ont pas trouvé d’écho. » (Bulletin du 6 juin.)

Le même jour où s’était ouvert à Jemappes le Congrès régional, avait eu lieu à Anvers une grande fête socialiste pour l’inauguration du drapeau rouge de la section de cette ville ; des compagnons de Gand étaient venus participer à cette solennité. Devant un auditoire de quinze cents personnes, les compagnons Magermans et Van Beveren prononcèrent des discours enflammés : « C’est cet étendard, dit Magermans, que nous arborerons au grand jour de la Révolution, c’est lui qui nous conduira dans ce combat cruel, mais nécessaire ». Van Bevoren jura fidélité au drapeau rouge au nom des Gantois : « C’est pour lui que nous combattrons jusqu’à ce qu’il ait été planté d’une main ferme dans un sol détrempé de sang, et qu’il flotte triomphalement sur le monde entier comme signe d’affranchissement de la classe travailleuse ».


Des nouvelles de Hollande nous furent données par une lettre de notre digne camarade H. Gerhard, d’Amsterdam, qui, depuis 1872, restait toujours vaillamment sur la brèche. Voici ce qu’il nous écrivit, en date du 7 mars (Bulletin du 14 mars 1875) : « Vous croyez sans doute l’Internationale en Hollande presque morte, parce que nous ne donnons guère signe de vie. Il est vrai que nous n’agissons pas beaucoup, et que les choses pourraient aller mieux qu’elles ne vont. Le mouvement ouvrier chez nous est momentanément dirigé par les radicaux bourgeois, car les comités des travailleurs se laissent influencer par ces messieurs. Je n’ai pas besoin de vous dire ce que ces messieurs prêchent : c’est tout comme chez vous. J’ai appris par le Bulletin que vous avez en Suisse un monsieur Bleuler-Hausheer ; eh bien, nous autres nous avons plusieurs Bleuler-Hausheer... Les ouvriers hollandais ne croient guère à l’efficacité des moyens proposés par ces messieurs, coopération, éducation, impôt progressif, etc. : mais, malgré cela, ils semblent vouloir en essayer... Je crois, pour mon compte, qu’en définitive la voie qu’on suivra sera la Révolution, c’est-à-dire la levée en masse des prolétaires prenant de vive force toutes les terres, mines, vaisseaux, fabriques, machines, enfin tous les instruments de travail, et expropriant les propriétaires actuels... Mais on comprend l’embarras que doivent éprouver les travailleurs en présence des conseils que leur donnent les radicaux bourgeois, dont quelques-uns sont peut-être sincères, et combien il leur est difficile de distinguer clairement ce qu’ils ont à faire : mais je suis convaincu que les circonstances elles-mêmes viendront tôt au tard à notre aide, pour nous montrer le bon chemin. »


À partir de janvier 1875, notre Bulletin qui, grâce à l’agrandissement de son format, pouvait donner plus de place aux nouvelles de l’extérieur, publia régulièrement chaque semaine une correspondance d’Angleterre, signée de l’initiale « D. » : c’était Paul Robin[412] qui nous l’envoyait. Ses lettres étaient généralement intéressantes, et nourries de petits faits caractéristiques ; mais il n’est guère possible d’en tirer des appréciations d’ensemble, des vues générales.

Eccarius avait représenté, au Congrès général de Bruxelles de 1874, une section de l’Internationale existant à Bethnal Green (Londres) ; je ne sais s’il y avait encore, en 1875, dans le Royaume-Uni, d’autres sections de notre Association ; en tout cas, leur activité semble avoir été nulle. Quant au mouvement des Trade Unions, il continuait à se traîner dans l’ornière accoutumée ; au Congrès annuel des Trade Unions, qui eut lieu du 18 au 23 janvier 1875 à Liverpool, Cremer[413], délégué de l’Union des charpentiers et menuisiers, ayant accusé les députés au Parlement Macdonald et Burt d’avoir trahi les intérêts du travail, fut expulsé du Congrès ; les délégués décidèrent de réclamer l’abrogation du Conspiracy Act (loi sur les coalitions), et votèrent une résolution favorable à l’établissement de conseils locaux de conciliation et d’arbitrage entre les patrons et les ouvriers.

L’événement le plus important du premier semestre de 1875 fut le grand lock out du Pays de Galles qui, depuis le commencement de janvier, mit sur le pavé 120.000 mineurs, auxquels s’ajoutèrent bientôt 30.000 métallurgistes ; malgré l’appui financier des Trade Unions, qui versèrent plus de cent mille francs par semaine pendant près de quatre mois, les ouvriers furent vaincus : ils durent accepter une baisse de quinze pour cent, après quoi les patrons consentirent à leur permettre de reprendre le travail.

Au commencement de mai, pendant une grève d"ébénistes à Londres, cinq ouvriers, coupables de picketing, c’est-à-dire d’avoir stationné dans la rue et parlé à des camarades pour chercher à les persuader de se joindre à la grève, furent condamnés à un mois d’emprisonnement. L’affaire fit du bruit, et, quand les cinq ouvriers sortirent de prison (2 juin), ils furent l’objet d’une chaleureuse démonstration : un meeting de cinquante mille personnes, tenu à Hyde Park, protesta contre cette application d’une « loi de classe ».


Une lettre écrite de Boston par Lucien Pilet (Bulletin du 14 février 1875) signalait l’introduction, dans une fabrique d’horlogerie fondée à San Francisco, de cinq cents Chinois travaillant à des prix très bas ; les ouvriers horlogers recrutés par le directeur dans diverses fabriques des États-Unis, s’étant refusés à enseigner le métier à ces Chinois, furent immédiatement congédiés. La lettre donnait des détails sur le chômage dont continuait à souffrir l’industrie américaine, en expliquant que ce chômage venait non-seulement de ce que la production dépassait la consommation, mais de ce que les machines étaient arrivées à un tel degré de perfection, que les ouvriers qualifiés avaient pu être remplacés par de simples manœuvres. Le Bulletin fit suivre cette lettre des réflexions que voici : « Une des causes de la crise industrielle qui sévit aux États-Unis, c’est, comme on vient de le lire, qu’il y a plus de production que de consommation ! Quelle amère critique, quelle condamnation terrible de l’organisation bourgeoise dans ces simples mots ! Ne semble-t-il pas que si le travail national produit beaucoup, s’il produit au delà des besoins, le pays doit se trouver riche ? Eh bien, avec le système de production capitaliste, c’est tout le contraire qui arrive : l’abondance des produits n’est pas une richesse, elle engendre la misère pour les producteurs... Le remplacement des travailleurs américains par des Chinois qui se contentent d’une rétribution minime parce qu’ils vivent de peu, et la baisse générale des salaires qui en résulte, confirme ce que nous avons dit souvent : si la population ouvrière arrivait à pouvoir s’entretenir à meilleur marché (par la coopération), les salaires baisseraient d’autant... Ce n’est pas en déclarant la guerre aux travailleurs chinois que les ouvriers d’Amérique s’affranchiront de la concurrence ruineuse qui leur est faite par ceux-ci : c’est en formant avec eux une alliance contre les exploiteurs. Élisée Reclus l’a dit dans son étude sur les Chinois et l’Internationale (Almanach du peuple pour 1874) : « La communauté des intérêts, nous l’espérons, fera naître la communauté d’action. Les travailleurs chinois, qui savent si bien pratiquer entre eux la solidarité, comprendront que leur intérêt est de la pratiquer également avec les travailleurs d’Amérique, lorsque ceux-ci se présenteront en amis et demanderont à conclure le traité d’alliance. »

Une autre lettre de Pilet (Bulletin du 21 mars) annonçait que le directeur de la fabrique d’horlogerie de San Francisco avait résolu d’envoyer des agents en Suisse pour y enrôler des ouvriers, qui auraient à venir enseigner le métier aux Chinois récemment embauchés ; et notre camarade priait les ouvriers horlogers suisses « de ne pas s’associer à une manœuvre qui avait pour but d’avilir encore les prix déjà si bas de la main d’œuvre » ; il ajoutait : « Pendant qu’il en est temps encore, ouvriers horlogers de Suisse et d’Amérique, ouvrons les yeux ; nos intérêts sont solidaires, unissons-nous pour les défendre contre l’exploitation bourgeoise ».

L’Angleterre, on l’a vu, avait un Conspiracy Act qui défendait aux ouvriers les coalitions : à la législature de l’État de New York fut présentée, en mars 1875, une loi qui punissait comme « conspiration » le fait de se concerter pour refuser de travailler, et qui devait détruire les sociétés de résistance et empêcher les grèves. Il y eut le 10 mars, à New York, un grand meeting pour protester contre ce bill ; « plus de cinq mille travailleurs de tout métier et de toute nationalité semblaient ne faire qu’un pour exprimer leur indignation » ; le citoyen J. T. Elliot, de l’internationale, y rappela le souvenir de la manifestation de Tompkins Square (13 janvier 1874), et dit : « Je désire dire aux capitalistes que s’ils ont chassé de Tompkins Square les ouvriers non-organisés, ils auront maintenant affaire à des ouvriers organisés ».

En avril, il y eut en Pensylvanie de grandes grèves de mineurs, et les autorités appelèrent des soldats pour maintenir l’ordre, c’est-à-dire pour exercer une pression en faveur des exploiteurs. Cette fois-là il n’y eut pas de massacre ; mais un jour devait venir où le nom de Pittsburg serait associé au souvenir de scènes de carnage.

J’ai dit que Sorge avait, en août 1874, résigné ses fonctions de secrétaire du Conseil général, et qu’Engels lui avait écrit : « Avec ta retraite, la vieille internationale (marxiste) a cessé d’exister ». Cependant il subsistait encore (voir p. 245) un fantôme de Conseil général[414], et ce fantôme s’avisa, en mai 1875, d’expédier en Europe une circulaire proposant la réunion d’une Conférence de délégués de l’Internationale (sic) à Philadelphie, pour le mois de juillet 1870, à l’occasion de l’Exposition universelle ; ces circulaires étaient signées par Speyer, le secrétaire qui avait remplacé Sorge[415]. Dans son volume de 1906 (p. 144), Sorge constate avec mélancolie que cet appel se perdit dans le vide : « Il ne vint de réponse que de la Suisse. D’Allemagne, un ancien camarade d’Amérique nous écrivit que le Comité central de Hambourg ne se souciait pas de dépenser de l’argent pour envoyer une délégation à la Conférence. Un autre, qui avait été chargé de se mettre en relations avec la France et l’Espagne, n’obtint pas le moindre résultat. » Engels avait reçu, le 4 juin, vingt et un exemplaires de la circulaire ; il écrivit au « Conseil général » la lettre suivante :


Londres, 13 août 1875.

Les 21 circulaires qui m’ont été envoyées avec une lettre du secrétaire Speyer ont été distribuées selon vos instructions...

1. J’ai donné des exemplaires de la circulaire à Lessner et Fränkel, qui ont été d’avis, comme moi, qu’il n’y a pas lieu de la communiquer officiellement à notre Arbeiterverein (section allemande) de Londres... Comme il est certain qu’aucun ouvrier allemand ne sera envoyé d’ici à Philadelphie, cela n’aura pas d’influence sur le résultat.

2. Notre ami Mesa de Madrid, qui habite maintenant Paris, se trouvait justement ici quand la circulaire est arrivée. Il a pris la chose très à cœur, je lui ai traduit la circulaire, et, comme il connaît des membres du comité qui administre à Paris la souscription pour l’envoi d’ouvriers à l’Exposition de Philadelphie, il lui sera sans doute possible, avec l’activité que nous lui connaissons, d’arranger quelque chose. Il enverra aussi la circulaire en Espagne.

3. Je ne puis pas l’envoyer en Belgique, puisque toute l’Internationale belge fait cause commune avec les alliancistes, et qu’il n’est pas dans notre intérêt de communiquer notre plan à ceux-ci. En Portugal et en Espagne je n’ai point d’adresses. La Plebe de Lodi s’est jointe plus ou moins aux alliancistes, et elle serait capable de publier l’histoire tout de suite (Die Plebe von Lodi hat sich so ziemlich den Allianzisten angeschlossen, und Wäre imstande, die Geschichte sofort zu veröffentlichen).

4. Comme l’Allemagne, l’Autriche, et la Suisse ne sont pas mentionnées dans l’Instruction, et que le Conseil général a là suffisamment de relations directes, je n’ai point fait de démarche pour ces pays.

5. La circulaire a été approuvée de tous ceux qui l’ont vue, et la proposition qui y est faite d’une Conférence a semblé la seule pratique. Mais il nous paraît impossible qu’un vote ait lieu à ce sujet... Les voix d’Amérique suffiront d’ailleurs à couvrir le Conseil général, s’il transforme sa proposition[416] en résolution, d’autant plus que nous savons de bonne source que les alliancistes, eux non plus, ne tiendront pas de Congrès cet année, — et qu’ils n’en tiendront sans doute plus jamais...

Salut fraternel.

Fr. Engels.


Nous verrons dans un chapitre ultérieur (tome IV) ce qui se passa en 1876 : s’il n’y eut réellement « plus jamais » de Congrès « allianciste », comme le prédisait Engels, et ce qui advint du projet de Conférence « marxiste » ou « sorgiste » à Philadelphie.


L’union des deux fractions du parti socialiste d’Allemagne s’accomplit au printemps de 1875. Une circulaire du président de l’Association lassallienne annonça, en janvier, que vers la fin de février un projet de programme et de statuts communs serait soumis à l’examen des membres des deux fractions (Bulletin du 24 janvier 1875). Dans la seconde moitié de février, les journaux socialistes allemands publièrent la note suivante : « Les 14 et 15 février a eu lieu une Conférence à laquelle ont pris part seize représentants des diverses fractions socialistes de l’Allemagne. Dans cette Conférence a été élaboré le projet de programme et d’organisation qui sera présenté au Congrès destiné à opérer l’union de tous les socialistes d’Allemagne, Congrès qui se tiendra la semaine de la Pentecôte. Les délibérations qui ont eu lieu à ce sujet ont pleinement satisfait tous ceux qui y ont participé. »

Dans la première quinzaine de mars parut le projet de programme, dont voici les traits essentiels :

« Comme le travail utile n’est possible que dans la société et par la société, le produit du travail doit appartenir, avec égalité de droits, à tous les membres de la société. Dans la société actuelle, les instruments de travail sont le monopole de la classe capitaliste ; la dépendance de la classe des travailleurs, qui en résulte, est la cause de la misère et de la servitude sous toutes leurs formes. L’émancipation du travail exige que les instruments de travail deviennent propriété collective de la société. L’émancipation du travail doit être l’œuvre de la classe ouvrière elle-même, vis-à-vis de laquelle toutes les autres classes ne forment qu’une seule masse réactionnaire. Partant de ces principes, le parti ouvrier allemand travaille, par tous les moyens légaux, à réaliser l’État libre et la société socialiste, à briser la loi d’airain du salaire par l’abolition du salariat, à faire cesser l’exploitation sous toutes ses formes, à détruire toute inégalité sociale et politique. Pour le moment, la classe ouvrière travaille à son émancipation dans les limites de l’État national actuel ; mais elle sait que le résultat nécessaire de ses aspirations sera la fraternité internationale des peuples. Le parti ouvrier allemand réclame, pour préparer la solution de la question sociale, l’institution d’associations coopératives de production, embrassant à la fois l’industrie et l’agriculture, avec l’appui financier de l’État et sous le contrôle démocratique du peuple travailleur. » À la suite de ces déclarations de principes venait l’énumération des revendications immédiates du parti : suffrage universel, législation directe par le peuple, service militaire obligatoire et établissement des milices, liberté de la presse, droit de réunion et d’association, justice gratuite, instruction obligatoire et gratuite, liberté de conscience, impôt progressif, droit de coalition, journée normale de travail, etc.

Notre Bulletin, en reproduisant ce projet, se garda bien de le faire suivre d’aucune observation malveillante : notre opinion était qu’il appartenait aux ouvriers allemands de déterminer eux-mêmes leur méthode de lutte. Il n’en fut pas de même chez quelques-uns des amis allemands de Marx, qui avaient vu de mauvais œil les efforts tentés pour l’union ; un fragment d’une lettre écrite en avril 1875 par Bracke à Sorge (fragment publié par celui-ci dans son volume de 1906) nous montre ce qu’on pensait dans ce petit groupe de mécontents : « Là-bas — écrit Bracke — vous avez la discorde. Ici nous avons l’unité, mais que le diable emporte toute l’histoire. Les lassalliens ont réussi à faire la barbe à nos gens de la belle façon (haben unsere Leute gehörig über den Löffel barbiert), et il sera difficile de maintenir le point de vue de l’Internationale. À Londres aussi on est très mécontent que Liebknecht, Geib, Motteler et d’autres aient donné leur adhésion à ce galimatias de programme (Wischi-Waschi Programm). Mais Bebel va faire ce qu’il pourra, et je l’aiderai. Nous verrons ce qui sortira de là. »

Le Bulletin du 18 avril annonça la mort du poète Georges Herwegh (7 avril 1875), l’auteur du Bundeslied der deutschen Arbeiter, composé par lui à la demande de Lassalle, et qui se termine par le couplet célèbre :

Bricht das Doppeljöch entzwei !
Bricht die Noth der Sklaverei,
Bricht die Sklaverei der Noth :
Brod ist Freiheit, Freiheit Brod ![417]

« Cet hymne socialiste, disait le Bulletin, restera le principal titre de gloire de Herwegh ; la postérité se souviendra que, pendant que la tourbe des lettrés allemands se prosternait devant M. de Bismarck, un homme du moins, le plus remarquable parmi les poètes de sa génération, a voulu se faire le chantre du prolétariat. »

Presque en même temps était mort, à Paris, Moritz Hess, cet ancien ami de Marx qui s’était signalé, après le Congrès de Bâle, par ses attaques contre nous. Voici l’oraison funèbre que lui fit le Bulletin :


Les journaux socialistes d’Allemagne disent du bien de lui, et nous ne demandons pas mieux que de croire que Moritz Hess a pu rendre quelques services au prolétariat de son pays ; mais nous ne pouvons nous empêcher de nous souvenir qu’il fut un de ceux qui, après le Congrès de Bâle, poussèrent le plus vivement à une scission dans l’Internationale ; les articles calomnieux qu’il publia dans le Réveil, de Paris, furent comme l’ouverture des hostilités dans cette longue et triste guerre qui mit aux prises les autoritaires et les fédéralistes. Nous sommes disposés à pardonner à des convictions sincères bien des vivacités de plume, bien des intempérances de langage ; mais nous n’avons jamais pu comprendre comment, chez certains penseurs d’Allemagne, une science réelle et un désintéressement incontesté pouvaient s’allier à tant de fiel et de venin.


Le Congrès d’union des socialistes allemands eut lieu à Gotha du dimanche 23 au jeudi 27 mai. Le parti lassallien comptait 73 délégués, représentant 150 localités et 15.000 membres ; le parti d’Eisenach, 56 délégués, représentant 144 localités et 9.121 membres. Dans les votes, on arrêta de tenir compte du nombre des voix que représentait chaque mandat de délégués. Deux présidents furent nommés pour diriger les débats, Geib (fraction d’Eisenach) et Hasenclever (lassallien). Le projet de programme et le projet de règlement furent adoptés sans aucun changement important. Le directoire du parti fut placé à Hambourg et composé de cinq membres, trois lassalliens et deux membres de la fraction d’Eisenach : Hasenclever et Hartmann (tous deux lassalliens), présidents ; Auer (Eisenach) et Derossi (lassallien), secrétaires ; Geib (Eisenach), trésorier. Le Neuer Sozial-Demokrat, à Berlin, et le Volksstaat, à Leipzig, furent désignés tous deux comme les organes officiels du nouveau parti, qui prit le nom de Parti socialiste ouvrier d’Allemagne (Sozialistische Arbeiterpartei Deutschlands). L’œuvre de la fusion fut complétée par l’annonce suivante, que publia le Neuer Sozial-Demokrat : « J’annonce par la présente que l’Allgemeiner deutscher Arbeiterverein, domicilié à Brême, a prononcé sa dissolution. Gotha, le 28 mai 1875. Hasenclever. »

Marx avait été très mécontent du projet de programme élaboré par la commission des Seize et publié en mars 1875 : il en fit une critique détaillée dans une lettre qu’il envoya à quelques-uns de ses amis d’Allemagne[418]. Je traduis ici, à titre de simple renseignement pour quelques-uns de mes lecteurs, les passages de la Geschichte der deutschen Sozial-Demokratie où Franz Mehring a apprécié l’attitude de Marx au moment de l’union des deux fractions :

« Le projet de programme était un compromis entre le programme des lassalliens et celui d’Eisenach. Aucune des deux fractions n’eut à abandonner quelque chose de ses convictions, par le simple motif que leurs convictions, pour l’essentiel, étaient les mêmes. S’il existait quelque différence, c’était en ce que les lassalliens étaient la fraction la plus avancée (die entwickeltere Fraktion), et ils réussirent à faire passer dans le nouveau programme tous leurs mots de combat, le produit intégral du travail (den unverkürzten Arbeitsertrag), la « loi d’airain » des salaires (das eherne Lohngesetz), les associations de production créditées par l’État (die Produktivassoziationen mit Staatskredit), les autres classes formant vis-à-vis de la classe ouvrière une « seule masse réactionnaire » (die Eine reaktionäre Masse). La seule revendication qui ne fût pas familière au parti d’Eisenach, les associations de production créditées par l’État, fut expressément expliquée dans le sens que les lassalliens, d’ailleurs, lui avaient toujours donné, et dans lequel elle pouvait être contresignée sans aucun scrupule par l’autre fraction.

« On sait que Marx fit de ce programme une critique très dure, dans une lettre qu’il envoya de Londres, le 5 mai 1875, à Bracke, Geib, Auer, Bebel et Liebknecht... Marx croyait que les lassalliens n’étaient qu’une secte arriérée, qui, désarçonnée par l’évolution historique, n’avait plus qu’à capituler devant la fraction d’Eisenach. Il se trompait : il avait trop bonne opinion des « Eisenacher », il ne rendait pas justice aux lassalliens. Comment a-t-il pu se tromper sur la valeur réelle de la fraction d’Eisenach, s’il lisait le Volksstaat ? on a peine à s’en rendre compte. Mais on comprend mieux pourquoi il a méconnu les lassalliens : c’est que (comme le Volksstaat avait coutume de le déclarer) il ne lisait pas le Neuer Sozial-Demokrat ; et s’il se représentait le parti lassallien d’après la caricature qu’en donnait le Volksstaat, il devait naturellement s’en faire une idée radicalement fausse... On ne peut pas nier non plus que son antipathie à l’égard de Lassalle ait influencé son jugement. C’était un reproche aussi dur qu’injuste, de dire que Lassalle avait grossièrement falsifié le Manifeste communiste, pour excuser son alliance avec les adversaires absolutistes et féodaux de la bourgeoisie. Lassalle n’a ni conclu l’alliance que Marx lui reproche, ni grossièrement falsifié le Manifeste communiste. En ce qui concerne la « loi d’airain, » Lassalle ne s’appuyait pas sur Malthus, il la définissait exactement comme elle est définie dans le Manifeste communiste[419].

« Ce n’est pas Lassalle qui a inventé l’expression « une seule masse réactionnaire[420] » : elle était en quelque sorte née de l’expérience du prolétariat allemand, qui, lorsqu’il avait voulu appuyer la bourgeoisie libérale dans sa lutte contre l’absolutisme et le féodalisme, avait toujours reçu lui-même, de cette bourgeoisie, les premiers coups et les plus violents. Marx ne se trompait pas moins lorsqu’il voyait dans la phrase : « Dans la société actuelle, les instruments de travail sont le monopole de la classe capitaliste, » un fâcheux héritage de Lassalle, qui, selon Marx, n’avait voulu attaquer que les capitalistes, mais non les propriétaires fonciers. L’expression de « classe capitaliste » était empruntée, au contraire, au programme d’Eisenach, où naturellement elle était prise dans son sens le plus général, incluant la propriété foncière[421] ; et il se trouvait que précisément les lassalliens, sur le principe de la propriété collective du sol, s’étaient prononcés d’une façon beaucoup plus catégorique que la fraction d’Eisenach.

« La lettre de Marx eut pour résultat de faire donner à quelques phrases du projet de programme une forme plus claire et plus nette : mais elle n’amena aucune modification de fond… Le rapport sur la question du programme fut présenté au Congrès par Liebknecht et Hasselmann, et l’accord entre les deux rapporteurs fut complet ; Liebknecht, il est vrai, critiqua l’expression de « loi d’airain des salaires », simplement parce que le terme de « loi d’airain » semblait signifier qu’il s’agissait d’une loi immuable et éternelle, tandis que la loi des salaires n’a d’existence que dans la société capitaliste ; mais comme il ne pouvait pas y avoir le moindre doute sur le sens dans lequel l’expression devait être entendue, la « loi d’airain » resta dans le programme. On y laissa aussi les associations de production créditées par l’État, à propos desquelles Hasselmann dit, avec raison, que si la fraction d’Eisenach s’était méprise sur la véritable signification de ces mots, les lassalliens, eux, ne s’y étaient jamais trompés. Enfin l’expression « une seule masse réactionnaire » fut adoptée par cent onze délégués, représentant 23.022 membres, contre douze délégués représentant 2191 membres ; la minorité était surtout composée de délégués de la Saxe et de l’Allemagne du Sud, qui voyaient dans l’adoption d’une semblable déclaration un obstacle à leur alliance électorale avec la Volkspartei. »

Mehring conclut ainsi : « Au Congrès de Gotha, le parti lassallien disparut pour toujours ; et pourtant ces jours-là furent, pour Lassalle, ceux de sa gloire la plus éclatante. Quelque fondées que fussent les objections de principe que Marx avait pu faire au programme de Gotha, la destinée de sa lettre critique montra clairement que la véritable voie par laquelle pouvait se développer en Allemagne un puissant et invincible parti ouvrier, portant en lui la Révolution sociale, était celle qui avait été reconnue et indiquée par Lassalle. »


Un camarade, Weiss, je pense, nous écrivait d’Alsace : « Il y a un moment de découragement parmi les ouvriers ici ; rien ne peut les éveiller, on ne les trouve plus nulle part ; chacun reste chez soi, on a assez à faire pour payer ses impôts... Le plus grand mal est encore que le pays devient de plus en plus clérical. Les jésuites, n’ayant pu mettre la main sur l’instruction, ont commencé à jouer au patriotisme, et cela leur réussit : il n’y a plus assez de place dans les églises... Quelle race que ces prêtres ! je les déteste mille fois plus que les Prussiens. » (Bulletin du 3 janvier 1875.)

Une autre lettre — celle-là d’Avrial, qui à ce moment travaillait à Strasbourg — faisait les mêmes constatations : « Je doute que dans aucun autre pays, en Chine même, les travailleurs soient si oublieux de leurs devoirs, prennent si peu souci de leurs intérêts... Dominés par les prêtres ou endoctrinés par les avocats de la revanche, les malheureux prolétaires d’Alsace n’ont d’autre idéal, ne conçoivent autre chose présentement, que la guerre de revanche. » (Bulletin du 30 mai 1875.)


Le Congrès annuel du parti socialiste autrichien, auquel s’étaient rendus aussi quelques délégués hongrois, s’ouvrit le 16 mai, près de Marchegg, mais sur territoire hongrois. Dès la première séance, néanmoins, la police prononça la dissolution du Congrès. Les délégués hongrois furent arrêtés et envoyés à Presbourg. Les délégués autrichiens furent conduits jusqu’à la frontière par un détachement de pandours ; un peloton de gendarmerie les y reçut et les escorta à la prison de Marchegg : là, les délégués, au nombre de trente-quatre, eurent à subir un interrogatoire ; ceux qui étaient étrangers furent retenus en prison ; ceux qui étaient sujets autrichiens reçurent une feuille de route et l’ordre de se rendre immédiatement dans leur commune d’origine. « Le Congrès ouvrier, dit le Fremdenblatt, se trouva de la sorte aussitôt terminé qu’ouvert. » (Bulletin du 30 mai 1875.)


Pour la première fois, depuis le temps de Netchaïef, notre Bulletin se mit à publier, en 1875, des nouvelles du mouvement socialiste révolutionnaire en Russie. C’est que ce mouvement, un moment comprimé, avait pris au cours des années 1873 et 1874 un développement considérable. La jeunesse des écoles — les jeunes filles surtout — avait commencé à « aller dans le peuple ». Des groupes de propagande s’étaient formés partout. Pierre Kropotkine a parlé, dans ses Mémoires, de l’action du groupe dont il faisait partie, et qu’on appelait le « cercle de Tchaïkovsky » : il y avait là le chimiste Nicolas Tchaïkovsky, fondateur du cercle[422], l’héroïque Sophie Perovskaïa, l’aventureux Serge Kraftchinsky (connu depuis sous le pseudonyme de Stepniak), etc. Je ne saurais nommer tous ceux et toutes celles qui participèrent, au premier rang, dans un groupe ou dans un autre, à l’œuvre de propagande et de lutte : une partie d’entre eux ont figuré dans le procès des Cinquante, en mars 1877, et dans celui des Cent quatre-vingt-treize, à la fin de 1877, et quelques-uns de leurs noms seront mentionnés à cette occasion (au tome IV). Mais le gouvernement veillait : de nombreuses arrestations furent faites déjà dans le courant de 1873 ; en mars et avril 1874, les membres du cercle de Tchaïkovsky furent arrêtés à leur tour[423], à l’exception de Tchaïkovsky lui-même, de Kraftchinsky, et de deux ou trois autres, qui réussirent à passer en Occident ; et les persécutions contre tout ce qui était suspect d’être hostile à l’autocratie continuèrent dans toute la Russie : des milliers de personnes étaient enfermées dans les prisons, et plus de cent mille avaient été déportées en Sibérie.

Un collaborateur russe, qui signait, comme nos autres correspondants, d’une initiale de fantaisie (c’était notre ami R. Zaytsef, et il avait choisi ou nous lui avions attribué l’initiale « P. »), nous envoya, sur ma demande, une lettre une fois par mois. Dans la première (Bulletin du 31 janvier 1875), il signalait le projet, conçu par quelques membres de la noblesse, de la convocation d’une Assemblée nationale qui serait chargée de doter la Russie d’une constitution, et il disait : « Ni en Angleterre, ni en France, où les parlements sont arrivés au plus haut degré de perfectionnement, il n’est résulté des délibérations de ces assemblées aucun bien réel pour les travailleurs. Aussi le parti socialiste révolutiounaire n’attend-il rien d’une constitution ; il croit que le peuple n’a rien de bon à espérer des ex-seigneurs : car ceux-ci veulent, en premier lieu, sous prétexte d’égalité des propriétaires fonciers, entrer dans l’administration des communes rurales[424], pour tenir ainsi le paysan entre leurs mains ; en second lieu, ils demandent l’abolition de la possession communale du sol, de l’inaliénabilité de la terre, et veulent que la terre du mir soit partagée entre les paysans, à titre de propriété individuelle, susceptible d’être vendue... Je conclus donc que la constitution serait bien à craindre, car, dans le cas où l’Assemblée constituante exercerait une autorité sérieuse, l’abolition de l’inaliénabilité de la terre serait décrétée, et par conséquent le peuple serait définitivement ruiné. » — En mars, « P. » nous décrivit la triste situation de la presse russe, muselée et persécutée : « Mais — ajoutait-il — plus on opprime la presse en Russie, et plus, dans le reste de l’Europe, la presse en langue russe prend un large essor et devient radicale et révolutionnaire. Nous avons une revue socialiste paraissant à Londres sous le titre de En avant (Vpered) : puis deux journaux, l’un paraissant à Londres sous le même titre que la revue, et l’autre paraissant à Genève sous le titre de Travailleur (Rabotnik). Dans le courant de l’année dernière ont paru les livres suivants : Le principe autoritaire et le principe anarchique (Gosoudarstvennost i Anarkhia), L’anarchie d’après Proudhon (Anarkhia po Proudonou), La Commune de Paris, L’histoire d’un paysan français (c’est le récit d’Erckmann-Chatrian refait à l’usage du peuple russe), et quelques brochures de la même tendance, la Mécanique rusée, Un conte sur quatre frères, etc. »

En mai 1875, le Vpered publia (et le Bulletin reproduisit, 23 mai) une circulaire secrète du comte Pahlen, ministre de la justice, aux procureurs, du 7-19 janvier 1875, leur signalant le péril croissant que des « menées criminelles » faisaient courir « à la religion, à la morale et à la propriété » ; Pahlen constatait que « le mal avait jeté des racines si profondes, qu’il n’était pas probable que les poursuites judiciaires seules pussent suffire pour en avoir complètement raison » ; il se lamentait sur l’aveuglement des parents, « qui avaient jeté leurs enfants, faute de surveillance, dans le domaine du nihilisme », et des indifférents, qui allaient jusqu’à blâmer le gouvernement de sa sévérité ; « il est donc urgent — déclarait-il — que tous les éléments bien intentionnés s’unissent, avant qu’il ne soit trop tard, dans le but de résister à l’influence et à la diffusion de ces principes nuisibles et destructeurs ».

Une autre lettre de Zaytsef (20 juin) énuméra les mesures répressives adoptées par le gouvernement, et raconta quelques-unes des atrocités commises par les subordonnés du comte Pahlen contre leurs victimes. Je continuerai, au chapitre suivant, à citer, à mesure que le Bulletin les publiait, les traits du martyrologe des révolutionnaires russes qui parvenaient jusqu’en Occident.


En Serbie, dans ce pays encore placé, à ce moment, sous la suzeraineté de la Turquie, on signalait aussi un mouvement socialiste. La police avait découvert des exemplaires d’une brochure révolutionnaire en langue serbe, qui recommandait « d’exterminer le plus tôt possible tous les monarques et tous les prêtres, et d’établir sur les ruines de l’ancienne société la Fédération des communes libres ». Ainsi, disait le Bulletin (9 mai), « les idées révolutionnaires, telles que les ont formulées les Congrès de l’Internationale et les combattants de la Commune de Paris, ont fait leur chemin jusque dans des pays que notre bourgeoisie a l’habitude de regarder comme encore à demi-barbares ».


Je termine par la Fédération jurassienne.

Le premier article du premier numéro de notre Bulletin agrandi (36 c. X 26 c. au lieu de 30 X 22) débutait par un coup-d’œil rétrospectif : il se félicitait des résultats obtenus depuis 1868, en six années de propagande : « Il est incontestable que l’Internationale gagne du terrain dans la Suisse française ;... chaque année voit s’accroître le nombre des hommes intelligents qui se rallient à nos principes... Le Bulletin a une double mission à remplir : il doit élucider les questions théoriques,... et en même temps servir de libre tribune aux réclamations et aux revendications de la classe ouvrière, et lutter de toute son énergie contre les organes de la bourgeoisie... Moyennant un minime sacrifice annuel, les ouvriers ont réussi à se donner un journal à eux, indépendant de tous les partis politiques, affranchi de tout patronage, et n’ayant d’autre drapeau que la vérité et la justice... Nous nous sommes assuré des correspondances directes qui tiendront nos lecteurs au courant du mouvement ouvrier de tous les pays[425]. En outre, nous publierons dans chaque numéro des Variétés à la fois instructives et récréatives, qui contribueront à rendre le journal plus intéressant. »

Nous avions eu, à la Section de Neuchâtel, le 2 janvier 1875, une soirée familière (à la brasserie Saint-Honoré), à laquelle avaient été invités des ouvriers de langue allemande ; il en vint un certain nombre. Le premier numéro du Bulletin agrandi sortait de presse (il continuait à s’imprimer à l’ancien atelier G. Guillaume fils, devenu l’imprimerie L.-A. Borel, rue du Seyon), et c’était avec une véritable joie qu’on se le passait de mains en mains. « La soirée familière donnée par notre section le 2 courant a pris le caractère d’une petite fête en l’honneur de l’agrandissement du format de notre Bulletin. La réunion était assez nombreuse ; nous avions le plaisir de voir parmi nous quelques amis du Locle, ainsi que des membres de la Société du Grütli[426], et un certain nombre d’ouvriers étrangers à la section, mais sympathiques aux idées de l’Internationale. On a bu à la prospérité de notre organe, et à la santé de l’administration du Bulletin, dont deux membres étaient présents[427]... Une collecte faite séance tenante pour les déportés de la Nouvelle-Calédonie a produit douze francs. Les premiers résultats de cette soirée ont été l’inscription de plusieurs abonnés au Bulletin, et l’entrée de quelques nouveaux membres dans notre section. » (Bulletin du 10 janvier.)

Le Bureau fédéral de l’Internationale, composé de trois membres résidant au Locle et d’un délégué par Section de la Fédération (voir ci-dessus p. 251), tint sa réunion constitutive à la gare des Convers le 24 janvier 1875 ; il adressa aux Fédérations régionales une circulaire où il disait : « Nous ne nous dissimulons pas que l’Internationale se trouve actuellement placée dans une situation exceptionnelle, faite pour paralyser sur beaucoup de points son action publique. En France, en Espagne, en Italie, la réaction comprime violemment toute manifestation socialiste ; et dans deux grands pays, l’Angleterre et l’Allemagne, les travailleurs semblent vouloir se contenler pour le moment d’une organisation purement nationale. Toutefois, nous gardons la conviction que la crise que nous traversons aujourd’hui n’est que passagère : l’idée internationale ne peut pas périr... Il ne nous reste qu’à répéter ce que nous avons dit déjà : nous ne sommes pas chargés de créer la vie et de solliciter les initiatives ; c’est aux Fédérations qu’il appartient d’agir. »

À l’occasion de la baisse de salaires qui s’était produite dans les fabriques d’ébauches du Jura, les Sections internationales du district de Courtelary adressèrent aux ouvriers de ces fabriques un appel pour les engager à s’organiser et à se fédérer pour la résistance : « Que quelques-uns se mettent à l’œuvre dans chaque fabrique, que ces minorités s’entendent entre elles, et, en peu de temps, l’organisation sera devenue un fait ». (Bulletin du 17 janvier.) Mais cet appel ne produisit pas de résultat ; le prolétariat des fabriques était encore trop passif, trop résigné, trop dominé, comme l’écrivait Schwitzguébel, « par cette fatale idée qu’il n’y a rien à faire ». La Fédération ouvrière du Val de Saint-Imier, elle, continuait à faire des progrès ; dans son assemblée générale du 17 janvier, deux nouvelles sociétés de résistance furent admises : celle des faiseurs d’échappements et celle des polisseuses de roues et d’acier ; les peintres et émailleurs étaient le seul métier organisé qui restât encore en dehors de la Fédération. Le magasin coopératif avait réalisé, dans les huit derniers mois de 1874, un bénéfice de 669 fr., qui restait la propriété collective de la Fédération ouvrière. — En mars, quelques patrons monteurs de boîtes, à Saint-Imier, ayant décidé d’imposer une baisse des salaires, la Fédération ouvrière prit fait et cause pour les ouvriers monteurs de boîtes ; il fut résolu de créer un atelier coopératif de production, pour maintenir les prix, atelier qui serait la propriété collective de la section des monteurs de boîtes ; dans son assemblée du 11 avril, la Fédération décida d’ouvrir à cet effet un crédit de trois mille francs à cette section ; elle vota en outre l’ouverture d’un second magasin coopératif à la Saint-Martin (le 11 novembre). L’association des ouvrières peintres en cadrans fut admise dans la Fédération.

En février furent fondées, à Fribourg et à Zürich, deux Sections de l’Internationale, de langue française, qui firent adhésion à la Fédération jurassienne.

À l’occasion de la fête patriotique du 1er mars, dans le canton de Neuchâtel, le Bulletin rappela une fois de plus l’article publié par le Progrès en 1869 (voir tome Ier, p. 134), en ajoutant : « Cet anniversaire glorieux et libérateur dont parlait le Progrès, — celui de l’émancipation définitive du travail, — il est encore à venir ; mais, en attendant, nous en avons un qui nous rappelle la première tentative sérieuse qui ait été faite pour l’établissement du régime de justice et d’égalité : c’est le 18 mars, c’est la journée qui vit s’accomplir la Révolution communaliste de Paris ».

L’anniversaire du 18 mars fut commémoré avec beaucoup d’enthousiasme dans toutes nos sections ; et le Bulletin publia le télégramme suivant, qu’il avait reçu de Lugano : « Socialistes tessinois et italiens, réunis pour fêter l’héroïque 18 mars, envoient aux socialistes jurassiens un salut fraternel. Salvioni. »

Le 28 mars, le Bulletin annonçait : « Quelques socialistes de Moutier viennent de reconstituer une section de la Fédération jurassienne à Moutier. Bon courage à cette nouvelle section. Zürich, Fribourg, Moutier, depuis le 1er janvier, cela marche. À bientôt Bienne et Yverdon ! » Je me rendis à Yverdon en avril, pour essayer de grouper quelques ouvriers de cette ville ; mais ils vinrent trop peu nombreux à la réunion pour pouvoir se constituer en section. Quant à Bienne, ce n’est qu’en septembre qu’une nouvelle section devait y être reformée.

Voici quelques indications fournies par le Bulletin sur la vie de nos sections :

Vevey : « Le nombre des membres de notre section va toujours en augmentant, et le mouvement de la classe ouvrière de notre district commence à s’accentuer. Les corporations ouvrières de Vevey ont eu dernièrement plusieurs réunions dans le but de constituer une fédération locale, et les efforts faits ont abouti. La Fédération locale de Vevey adhère aux principes de l’Internationale, et, comme elle est composée d’ouvriers allemands aussi bien que d’ouvriers français, elle a reconnu le Bulletin et le Tagwacht pour ses deux organes. » (21 février.) — Le 18 août eut lieu la constitution définitive de l’Union ouvrière et l’adoption de ses statuts ; sept sociétés, dont la section locale du Grütli, y avaient adhéré. « Le soir, une foule d’environ quatre cents personnes se pressait dans la salle où avait eu lieu l’assemblée, et jusque dans la cour ; cette réunion familière a pris l’air d’une fête... Cette belle journée a prouvé à nos adversaires que l’Internationale n’est pas morte à Vevey. » (25 avril.)

Fribourg : Un ouvrier ferblantier, Stutz, ayant été victime d’un acte arbitraire de la police, suivi d’une condamnation à douze heures de prison, la Section internationale organisa, avec le concours de la Société des arts et métiers, une grande manifestation qui eut lieu le dimanche 4 avril ; un correspondant nous écrivit : « Le cortège, fort de plus de quatre cents citoyens, parcourut toutes les rues de notre ville ; l’espace me manque pour vous redire les discours prononcés par le président de la Société des arts et métiers et un des membres de notre section. » (12 avril.) — Le 19 mai, conférence organisée par la Société des arts et métiers ; les membres de la Section internationale y étaient présents, et la Section de Berne y était représentée par trois délégués ; deux délégués de l’Arbeiterbund, Hoferer et Gutsmann, y parlèrent en allemand, et plusieurs membres de l’Internationale y prirent aussi la parole. « Sur le terrain de la constitution des sociétés de métier, l’Arbeiterbund et l’Internationale peuvent et doivent marcher la main dans la main... Le reste de la soirée a servi aux ouvriers présents à se mieux connaître et à fraterniser : lorsque les travailleurs se rapprochent, ces divergences que la bourgeoisie s’efforce d’agrandir diminuent. » (30 mai.)

Neuchâtel : « La soirée familière du 20 février a réuni, outre les membres de la section, un certain nombre d’invités, et les résultats en ont été très satisfaisants : l’œuvre de propagande fait son chemin, et tous les jours nous gagnons de nouveaux adhérents ». (28 février.) — À la réunion du 18 mars prit part, comme d’habitude, notre vieil ami Beslay : la collecte au profit des déportés produisit 40 francs. (28 mars.) — En avril, les tailleurs firent une grève ; la Feuille d’avis locale somma la police d’avoir « à protéger efficacement les ouvriers qui ne demandent qu’à gagner paisiblement leur vie » : en conséquence, un gréviste fut aussitôt arrêté pour intimider les autres. (18 avril.) — Le 24 avril, il y eut, comme chaque mois, soirée familière au local de la section ; et le lendemain dimanche, dans le jardin du restaurant de la Chaumière, au Mail, se réunit une assemblée ouvrière, convoquée par une société ouvrière allemande, et qui fut présidée par le président de la section du Grütli. Le citoyen Staub, de Glaris, délégué par l’Arbeiterbund, y parla en allemand ; je traduisis son discours, et expliquai ensuite qu’il y avait, dans le monde socialiste, deux tendances, l’une réformiste, l’autre révolutionnaire : « mais elles professent sur beaucoup de points les mêmes principes, et se rencontrent souvent sur un terrain commun, comme le prouve le fait qu’aujourd’hui des socialistes appartenant aux deux tendances sont fraternellement réunis dans une même assemblée, et que le discours d’un membre de l’Arbeiterbund est traduit par un membre de l’Internationale ». Le soir il y eut réunion familière au local du Grütli : « Nous croyons qu’après cette journée plus d’un aura reconnu que la distance n’est pas si grande qu’il le semble entre les socialistes de langue allemande et ceux de langue française ». (2 mai.)

Chaux-de-Fonds : « La crise industrielle qui dure depuis plus d’une année semble redoubler d’intensité. Bon nombre de fabricants d’horlogerie, spéculant sur le manque d’entente entre les ouvriers de certaines branches, leur ont imposé une baisse variant de dix à quinze pour cent... Notre Fédération locale, au lieu de dépenser un temps précieux à fonder un magasin de consommation dont l’utilité est contestable, devrait, ce semble, mettre toute son activité à organiser et grouper les métiers qui ne le sont pas encore. Le côté de la propagande, qui est pourtant d’une grande importance, est trop négligé par le comité de cette fédération, composé d’hommes très dévoués aux intérêts ouvriers, disposés à s’instruire, mais dont l’éducation socialiste est encore à faire, et qui ne peuvent concevoir une solution à la question sociale que par la voie de réformes anodines et bien pacifiques. » (14 mars.)

Berne : Il y eut le dimanche 13 juin, à Berne, un Volkstag, une grande assemblée politique radicale, en plein air, convoquée par le Volksverein pour protester contre le Conseil fédéral suisse, qui avait déclaré inconstitutionnelles certaines mesures prises par le gouvernement cantonal bernois contre les curés ultramontains. L’éloquence des orateurs laissa sceptiques et indifférents beaucoup de leurs auditeurs. Brousse écrivit au Bulletin : « Un ouvrier a dit près de moi le mot de la situation. Comme son camarade, plus naïf, s’extasiait sur la gymnastique pulmonaire des orateurs : « Viens t’en, lui dit-il, laissons là toutes ces bourgeoisailleries : demain comme hier nous travaillerons onze heures pour gagner 3 fr. 50 ». Certes, si cet ouvrier n’est pas de l’Internationale, il en sera bientôt. L’Internationale, d’ailleurs, fait dans la ville fédérale des progrès de plus en plus rapides. Voici le document qui circulait ces jours-ci dans les ateliers par les soins de la Section de Berne : « Travailleurs, quelle est notre situation ? La pire qu’on puisse imaginer… À qui faut-il faire remonter la faute de tout cela ? À nous, ayons le courage de le dire… Que faut il pour que cet état de choses cesse ? Nous grouper. Groupons-nous en corps de métiers, et bientôt nous serons maîtres du taux des salaires… Quelques-uns de nos camarades ont compris et ils se sont groupés ; ils vous appellent tous… Répondez à leur appel. » Notre section s’est donné une organisation nouvelle : autant que possible, un groupe sera constitué dans chaque quartier de la ville (Mattenhof, Langgasse, Lorraine, Lollingen, etc.) ; chaque groupe nomme trois délégués, un aux finances, un au secrétariat, un à l’organisation, qui forment son bureau ; la Section de Berne se compose de l’ensemble de tous les groupes de quartier ; les délégués aux finances de tous les groupes s’unissent pour former la commission des finances ; les délégués à l’organisation constituent la commission de propagande ; la commission du secrétariat se constitue de la même façon. » (20 juin.)

Comme on l’a vu, l’entente s’établissait, dans certaines localités, entre les membres de l’Internationale et ceux de l’Arbeiterbund et du Grïitli ; ailleurs, il y avait incompatibilité d’humeur, et même on constatait l’hostilité, non seulement des membres de ces deux dernières sociétés envers l’Internationale, mais des membres du Grütli envers l’Arbeiterbund, pourtant bien peu avancé. C’est ainsi que la section du Grütli de Saint-Imier publia, en mars 1875, une déclaration disant que si la Société du Grütli adhérait à l’Arbeiterbund, « elle perdrait son caractère national, et que les excellents rapports entre maîtres et ouvriers en seraient troublés… nous voulons rester une école d’hommes libres (eine freie Männerschule) ». Le Bulletin (21 mars), en reproduisant cette déclaration, la commenta ainsi :


Joli, n’est-ce pas ? Voilà, pris sur le vif, le langage et les principes de nos radicaux, de ces libres citoyens de la libre Helvétie, qui ne veulent pas s’occuper de la question sociale de peur de troubler les excellents rapports entre maîtres et ouvriers ! Heureusement que, à Saint-Imier du moins, ces gens-là n’ont avec eux qu’une infime minorité d’ouvriers, et que toute la population ouvrière appartenant à l’horlogerie marche avec la Fédération ouvrière du Vallon. Quant à l’Arbeiterbund, il faut qu’il s’y résigne : il n’y a pas de place pour lui dans nos montagnes ; les Grutléens en ont peur, ils le trouvent trop avancé ; et nos fédérations ouvrières n’en veulent pas, parce qu’elles le trouvent trop arriéré et trop en contradiction avec les instincts fédéralistes de nos populations de langue française.


Il faut noter, toutefois, que le conflit entre les deux courants, dans le Grütli, se termina par une victoire de l’élément le plus avancé : 2247 voix seulement se prononcèrent en faveur du Comité central, tandis que 2393 voix donnaient raison à la rédaction du Grütlianer ; mais, comme on le voit, la majorité était bien faible.

Les 15, 16 et 17 mai le Congrès annuel de l’Arbeiterbund se réunit à Bâle. À part un rapport du député zuricois Morf, sur le projet de loi sur les fabriques, on n’y parla guère que de questions administratives. Le Comité central, qui avait siégé deux ans de suite à Genève, fut placé à Winterthour ; et il fut décidé que le Congrès n’aurait plus lieu que tous les deux ans.

Le gouvernement suisse venait d’achever l’élaboration d’un projet de loi fédérale sur les fabriques. Il le soumit à l’examen d’une commission de onze experts, où siégeaient, à côté de plusieurs notabilités politiques comme Vigier, Klein, Sulzer, de fabricants, etc., un socialiste zuricois, Morf ; un hygiéniste, le Dr Adolphe Vogt, de Berne, et l’ancien membre de l’Internationale genevoise Grosselin. Cette commission, réunie le 15 avril, décida, par six voix, de fixer la durée normale de la journée de travail à onze heures ; quatre voix s’étaient prononcées pour dix heures, une pour douze heures. Le Bulletin dit à ce sujet (2 mai) : « Nous allons donc décidément être gratifiés d’une législation spéciale sur les fabriques. Allons, puisqu’il faut en passer par là, qu’on en fasse l’expérience ; il paraît que le peuple suisse ne sera détrompé sur l’efficacité des textes de lois et de l’intervention gouvernementale, qu’après en avoir essayé. » Quand le texte du projet eut été publié, le Bulletin écrivit (6 juin) : « On sait quelle est notre opinion relativement à une loi sur les fabriques. Nous la croyons absolument impuissante à produire aucun bien, les dispositions en eussent-elles été rédigées dans l’esprit le plus favorable aux ouvriers. À plus forte raison, un projet aussi mauvais que celui-ci ne pourra-t-il avoir aucun autre résultat que de créer quatre sinécures d’inspecteurs à 5000 fr. par an. »

Déjà trois mois auparavant, un article du Bulletin (28 février 1875), écrit par Schwitzguébel, avait développé notre point de vue[428]. Adhémar y disait :


L’amélioration de la position de la classe ouvrière et son émancipation finale ne peuvent pas être le résultat de réformes dans les lois ; elles ne seront le résultat que de transformations dans les faits économiques.

... Pour la réduction de la journée de travail, par exemple, une loi n’avancera en rien la question. Lorsque les ouvriers jugeront le moment opportun pour introduire cette réforme dans tel métier, ils sont parfaitement en état de le faire par l’action des sociétés de résistance. Au lieu d’implorer de l’État une loi astreignant les patrons à ne faire travailler que tant d’heures, la société de métier impose directement aux patrons cette réforme[429] ; de la sorte, au lieu d’un texte de loi restant à l’état de lettre morte, il s’est opéré, par l’initiative directe des ouvriers, une transformation dans un fait économique.

Ce que la société de résistance peut faire pour la réduction des heures de travail, elle peut également le réaliser au point de vue du travail des femmes et des enfants, des conditions hygiéniques, des garanties en cas de blessure ou de mort au service d’un patron, et dans bien d’autres questions encore.

La tendance de certains groupes ouvriers d’attendre et de réclamer toutes les réformes de l’initiative de l’État nous paraît un immense danger. En attendant tout de l’État, les ouvriers n’acquièrent point cette confiance en leurs propres forces qui est indispensable à la marche en avant de leur mouvement ;... le grimoire des lois s’accroît de quelques nouveaux textes, et la position ne change en rien.

Au lieu de cela, si les ouvriers consacraient toute leur activité et toute leur énergie à l’organisation de leurs métiers en sociétés de résistance, en fédérations de métiers, locales et régionales ; si, par les meetings, les conférences, les cercles d’études, les journaux, les brochures, ils maintenaient une agitation socialiste et révolutionnaire permanente ; si, joignant la pratique à la théorie, ils réalisaient directement, sans aucune intervention bourgeoise et gouvernementale, toutes les réformes immédiatement possibles, des réformes profitables, non pas à quelques ouvriers, mais à la masse ouvrière, — certainement que la cause du travail serait mieux servie que par cette agitation légale préconisée par les hommes de l’Arbeiterbund et favorisée par le parti radical suisse.

C’est là notre programme : nous rejetons toutes les fictions légales, et nous nous consacrons à une action permanente de propagande, d’organisation, de résistance, jusqu’au jour de la Révolution sociale.


Je crois utile, pour faire connaître plus complètement les idées qui avaient cours dans la Fédération jurassienne, de faire encore ici quelques citations d’articles du Bulletin.

Le 14 février 1875, revenant sur le programme soi-disant socialiste élaboré par M. Bleuler-Hausheer, rédacteur du Grütlianer, j’examinais divers points de ce programme, dont la plupart se retrouvaient également dans le programme de la démocratie socialiste d’Allemagne. Et voici ce que disait le Bulletin des quatre principaux :


« Appui financier accordé aux coopératives de production par l’État. »

Comment l’État se procurera-t-il le capital qu’il prêterait à ces coopérations de production ? Par l’impôt. Et l’impôt, nous l’avons prouvé, est payé exclusivement par les travailleurs ; les classes riches ne paient rien en réalité, quoi qu’elles aient l’air de payer. L’État, donc, prendrait d’une main dans la poche des ouvriers le capital que, de l’autre main, il paraîtrait leur fournir. Nous ne sommes pas dupes de ce manège, et ce que nous voulons, nous, c’est une révolution dans la propriété, qui restitue à la communauté ce que des exploiteurs se sont induement approprié aux dépens du travail de tous.

« Instruction gratuite à tous les degrés ; gratuité des livres d’école. »

Nous faisons ici le même raisonnement : la prétendue gratuité de l’instruction est une comédie, car les frais de cette instruction sont payés par l’impôt, et l’impôt est supporté exclusivement par le travailleur. Pour nous, nous voulons que l’instruction soit à la charge de la communauté, et qu’elle devienne intégrale, c’est-à-dire complète, développant à la fois l’intelligence et le corps, donnant à l’enfant toutes les notions scientifiques que doit posséder un homme cultivé, et le mettant à même de contribuer au travail manuel qu’exige le bien-être de la société. Mais avant de songer à organiser l’instruction intégrale, il faut s’occuper d’une question préalable : des moyens d’accomplir la Révolution sociale, sans laquelle nous tournerons éternellement dans un cercle vicieux.

« Émancipation de la classe des ouvrières, en faisant payer le travail de la femme au même taux que celui de l’homme. »

C’est là une utopie qu’on s’étonne de rencontrer sous la plume d’un homme qui se dit pratique. M. Bleuler ne sait-il pas que le taux du salaire dépend des frais plus ou moins considérables que nécessite l’entretien du travailleur ? La femme, s’entretenant à moins de frais que l’homme, sera toujours payée moins : on aura beau s’insurger contre cette loi fatale, il faudra courber la tête sous ce que Lassalle a si bien appelé das eherne Lohngesetz. Il n’y a qu’un moyen d’améliorer réellement la position des ouvrières : c’est l’abolition du salariat par la Révolution sociale.

Enfin : « Participation des ouvriers à l’administration et à la direction des établissements industriels (coopération du capital et du travail). »

Aïe ! voilà le bout de l’oreille qui se montre, M. Bleuler, ce socialiste, croit donc aux fameuses harmonies économiques de Bastiat et de Schulze-Delitzsch : dans ce cas, ce n’était pas la peine de faire tant de bruit pour aboutir à proclamer, comme ressource suprême du prolétariat, la doctrine la plus radicalement réactionnaire.

La coopération du travail et du capital, l’harmonie entre le capitaliste et le travailleur, la prétendue participation des ouvriers aux bénéfices, c’est l’invention la plus jésuitique dont se soient encore avisés les défenseurs des privilèges de la bourgeoisie.


Dans le numéro précédent (7 février), j’avais justement relevé un aveu de M. Edouard Tallichet, directeur de la Bibliothèque universelle de Lausanne, qui avait vanté l’association coopérative de production, bien comprise, comme pouvant et devant réaliser l’alliance du capital et du travail :


M. Tallichet constate que les revendications des ouvriers deviennent toujours plus menaçantes, et que le capital court un danger réel. Il faut chercher, dit-il, une solution qui, en réservant au capital tous ses droits, tous ses bénéfices, fasse taire les ouvriers et les conduise à accepter sans murmure leur situation inférieure. Eh bien, cette solution, cette panacée qui doit sauver le capital, elle est trouvée : c’est la coopération.

Écoutons M. Tallichet: « La coopération peut parfaitement se concilier avec l’autorité absolue d’un seul homme et avec le concours du capital, et c’est même peut-être sous cette forme que le plus grand avenir lui est réservé ». Ce qui signifie que, sous le nom de coopération, on peut parfaitement maintenir le patronat et l’exploitation par les capitalistes. « La coopération... permettra d’assurer aux ouvriers des gains modestes, mais réguliers et permanents, qu’ils accepteront sans murmurer, lorsqu’ils auront leur part aux bénéfices qui résulteront de ce système... Quand on en sera arrivé là, on n’aura vraiment plus à redouter la guerre sociale : le capital sera sauvé. » Voilà qui est suffisamment clair, et qui se passe de plus amples commentaires.


Dans le Bulletin du 28 mars, je formulai de la manière suivante notre opinion sur le socialisme de l’Allemagne, à propos du projet de programme du parti socialiste allemand :


Le programme du Parti socialiste allemand.

... Ce document, qui résume d’une façon claire le degré de développement auquel sont arrivées les idées socialistes en Allemagne, est pour nous, révolutionnaires fédéralistes, un intéressant sujet d’études. On y voit d’un coup d’œil, dans leurs traits essentiels, les différences qui séparent les révolutionnaires internationalistes du parti ouvrier national allemand.

Ces différences ont trop souvent, à la suite de polémiques déplacées, dans les journaux, dégénéré en hostilité ouverte entre ceux qui pensent comme nous et ceux qui pensent comme on pense en Allemagne. Il semblait que la différence dans les programmes provînt d’une divergence radicale dans les principes, et qu’il y eut en présence deux écoles socialistes opposées, dont la destinée serait de rester éternellement d’irréconciliables adversaires. Les choses sont-elles bien réellement ainsi ? L’âcreté des discussions, la violence des accusations réciproques, ne proviennent-elles pas plutôt de malheureuses animosités personnelles, que de dissidence dans les doctrines ? Sans doute il y a, entre ce qu’on a coutume d’appeler l’école autoritaire et l’école anarchiste, des différences très accentuées et incontestables ; mais ne peut-on pas les expliquer autrement que par une inconciliable opposition de principes absolus ? Il nous semble que ces différences perdraient beaucoup de leur gravité, paraîtraient bien moins redoutables pour l’avenir, si nous pouvions arriver à considérer le socialisme autoritaire et le socialisme anarchiste, non pas comme deux frères ennemis, mais comme deux phases successives de l’idée socialiste.

Cette idée vaut la peine qu’on l’examine de plus près, et le récent programme des ouvriers allemands nous aidera à la vérifier.

Que demandent aujourd’hui les socialistes d’Allemagne ?

Voici le résumé de leurs principales revendications :

Le suffrage universel ; — la législation directe par le peuple ; — le remplacement des armées permanentes par des milices ; — le droit de réunion et d’association ; — une organisation populaire des tribunaux et la justice gratuite ; — la liberté de conscience ; — l’instruction gratuite et obligatoire ; — l’impôt progressif.

Faites de ces divers points un ensemble d’institutions, un corps de lois, et savez-vous ce que vous aurez ?

Vous aurez la constitution jacobine de 1793.

Le peuple allemand demande en 1875 ce que le peuple français a déjà réalisé en 1793.

Il y a néanmoins, dans le programme allemand, quelque chose de plus ; et il fallait s’y attendre. En effet, depuis la fin du dix-huitième siècle, l’organisation de l’industrie a changé, une situation économique nouvelle s’est produite, et les jacobins allemands de 1875, lors même qu’en politique ils restent au niveau des jacobins français de 1793, doivent, en économie sociale, avoir subi l’influence du milieu nouveau qui s’est créé de nos jours par l’antagonisme du prolétariat et de la bourgeoisie. En 1793, cet antagonisme n’était encore qu’en germe, et les jacobins d’alors n’en éprouvaient pas les effets ; aussi n’est-il pas encore question, pour eux, de mesures protectrices du travail ; ils se sont bornés à déclarer que « la société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’existence à ceux qui sont hors d’état de travailler » (Déclaration des droits de l’homme de 1793, art. 21). Au contraire, les jacobins allemands, vivant à l’époque des luttes pour le salaire, du remplacement toujours plus général du travail aux pièces par le travail à la journée, de l’extension toujours plus considérable du système de grande industrie, ont dû, à côté de leur programme politique, donner une place aux questions économiques ; aussi réclament-ils la journée normale de travail, l’interdiction du travail des enfants, la limitation du travail des femmes, la surveillance de l’État sur les fabriques, l’appui financier de l’État accordé aux associations coopératives, etc. Mais, on le remarquera, ces dispositions économiques portent tout à fait l’empreinte de l’esprit jacobin : il s’agit simplement de faire entrer la question du travail dans le domaine législatif, d’en faire un chapitre nouveau de la constitution de l’État politique et national.

Pour nous, socialistes révolutionnaires, ralliés autour du drapeau de la Commune, nous ne sommes plus jacobins. La constitution de 1793 n’a jamais été appliquée en France ; mais il n’a pas été nécessaire, pour la juger, de la soumettre à une expérience pratique. La théorie jacobine a fait son temps, d’autres horizons se sont ouverts, plus vastes, plus humains, et les aspirations populaires se sont tournées vers cet idéal nouveau. Déjà en 1796, lors de la tentative des égalitaires babouvistes, bien que le mot d’ordre officiel de la conjuration fût l’établissement de la constitution de 1793, il y avait des yeux clairvoyants dont le regard allait plus loin, et le penseur qui rédigea le Manifeste des Égaux, l’athée Sylvain Maréchal, y écrivit cette parole profonde : « Disparaissez enfin, révoltante distinction de gouvernants et de gouvernés ! »

Depuis lors, l’idée anti-gouvernementale, anti-autoritaire, a fait son chemin en France et dans les pays où les traditions historiques sont identiques, en Belgique, en Espagne, en Italie, dans la Suisse française. Elle a remplacé l’ancien dogme jacobin du gouvernement populaire, et elle s’est affirmée d’une manière éclatante par la révolution du 18 mars 1871. C’est à elle qu’appartient l’avenir dans les pays que nous venons de nommer.

Est-ce à dire que, parce que nous ne sommes plus jacobins, nous devions renier les jacobins de 1793, méconnaître ce qu’ils ont fait pour le peuple ? Non, nous ne le ferons pas ; les jacobins de 1793 sont nos pères, nous nous en souvenons. Ils ont fait ce qu’ils ont dû faire, étant donnée la situation : ils étaient les produits du milieu d’alors, comme nous sommes les produits du milieu d’aujourd’hui. Nous constatons les erreurs qu’ils ont commises, nous tâchons de nous en préserver ; mais quoique nous nous soyons affranchis des limites étroites de leur doctrine, mais nous ne voyons pas en eux des ennemis, nous les continuons en les corrigeant.

Eh bien, les jacobins allemands de 1875 doivent être pour nous ce que sont ceux de 1793 ; nos idées sont séparées des leurs par un siècle presque entier ; mais ces idées, bien que différentes dans leurs formules, sont en réalité deux expressions successives du progrès humain. Tâchons qu’il n’y ait pas en nous plus d’hostilité envers nos frères les jacobins vivants d’Allemagne, qu’il n’y en a envers nos pères les jacobins défunts de France. De même que la constitution de 1793 a fini par aboutir, en 1871, à la Commune révolutionnaire, de même du programme actuel des ouvriers allemands sortira sans doute dans l’avenir un programme nouveau, lentement élaboré par le progrès des idées qu’amèneront les événements futurs, programme dans lequel nous reconnaîtrons les principes que dès aujourd’hui nous, révolutionnaires fédéralistes, avons proclamés pour les nôtres.


Le 30 mai, à propos d’élections municipales, je discutai la tactique de ceux qui proposaient aux socialistes la conquête électorale des municipalités :


À supposer que les ouvriers voulussent tenter la lutte sur le terrain municipal, et que, par impossible, ils eussent réussi quelque part à faire passer leurs candidats, ils reconnaîtraient bien vite qu’ils se sont engagés dans une impasse. En effet, les municipalités ne sont pas autonomes ; leur compétence est très limitée, la loi leur trace d’avance un cadre dont elles ne peuvent sortir, et, si elles s’avisaient de faire acte d’indépendance, le gouvernement cantonal, en Suisse, a le droit de les suspendre et de faire administrer la localité par un délégué. Une municipalité socialiste se verrait, sous peine d’être immédiatement supprimée par le gouvernement, obligée de suivre en tout la routine de la municipalité radicale ou conservatrice ; elle ne pourrait apporter aucun changement sérieux dans le système des écoles, dans l’assiette des impôts, dans l’organisation des travaux publics, etc. Dès lors, pourquoi nommer des socialistes au Conseil municipal pour leur faire faire une besogne contraire à leurs convictions ? croit-on que la cause ouvrière aura remporté un bien grand triomphe le jour où, à la suite d’une élection, les plus actifs des propagandistes socialistes auront été transformés en administrateurs bourgeois ?

La calotte de conseiller municipal, de conseiller d’État ou de conseiller fédéral, posée sur la tête du socialiste le plus intelligent et le plus sincère, c’est un éteignoir qui étouffe à l’instant la flamme révolutionnaire.


Je finis par quelques lignes (13 juin) commentant un article où notre confrère espagnol la Revista social — qui avait recommencé à paraître — s’était occupé de la Suisse, à propos du projet de loi sur les fabriques :


Un journal espagnol, la Revista social, — le seul organe que possède à l’heure qu’il est le socialisme en Espagne, — a publié l’autre jour un article consacré à la Suisse. Nos patriotes sont persuadés que, dans les autres pays, on professe la plus vive admiration pour nos institutions : la Suisse étant, comme on sait, la république modèle, l’univers doit être sans cesse occupé à la contempler et à chanter ses louanges ! Comme on va le voir, l’admiration n’est pas si générale que ça, et les socialistes espagnols ne sont pas dupes des badauds qui leur vantent à tout propos la Suisse et la leur proposent comme idéal...

La Revista social, après avoir rapporté les principales dispositions du projet de loi suisse sur les fabriques, dit :

« C’est bien le cas de dire que la montagne a accouché d’une souris. Tant de belles promesses pour en arriver, en fin de compte, à décréter la journée de onze heures !

« L’Angleterre, elle, n’est pas une république ; et pourtant, à partir du 1er janvier de cette année, un acte du Parlement y a fixé à neuf heures la durée de la journée de travail !

« Ce rapprochement fait voir que la question économique est bien indépendante de la question politique. En Angleterre on travaille moins d’heures, parce que la classe ouvrière, grâce à sa forte organisation, y est devenue une véritable puissance. L’organisation des travailleurs est, par conséquent, le levier principal pour obtenir une amélioration du sort des ouvriers. »

Passant ensuite à la question de l’instruction publique, la Revista social se demande si, malgré le nombre des écoles et le nombre des millions dépensés, l’instruction qu’on donne en Suisse, et dans les pays qui passent pour les plus avancés, est suffisante ; et elle répond: « Nous croyons qu’il s’en faut de beaucoup qu’elle soit suffisante, et qu’elle soit bonne ». Et, rappelant la lutte sanglante qui avait mis aux prises la France et l’Allemagne, elle constate que la guerre avait pu être déchaînée par deux despotes, bien que leurs sujets ne fussent pas des illettrés : « car les Allemands avaient joui de ce qu’on appelle les bienfaits de l’enseignement obligatoire, et les Français avaient reçu une instruction bien supérieure à celle que reçoit le peuple espagnol ». Donc, la prétendue instruction donnée dans ces pays n’était pas une instruction véritable, celle qui doit éclairer et pacifier les esprits ; et il faut remarquer en outre que ce furent précisément les classes dites cultivées qui, dans les deux pays en guerre, montrèrent le plus de fanatisme étroit et de haine nationale ; tandis que les protestations en faveur de la paix et de la fraternité vinrent de la classe des ouvriers.

... Relativement à la situation matérielle des ouvriers suisses, la Revista social, reproduisant une statistique d’où il résulte qu’en Suisse les ouvriers reçoivent un salaire moyen de 3 fr. 10 par jour en échange d’une journée moyenne de 12 heures 24 minutes[430], fait les réflexions suivantes : « Comme on le voit, la situation de l’ouvrier suisse n’est pas des plus prospères ni des plus séduisantes. C’est un esclave salarié, et mal salarié, ni plus ni moins que les ouvriers des autres pays... En outre, la servitude morale et matérielle dans laquelle sont tenus les ouvriers suisses par rapport au travail est en beaucoup d’endroits très lourde. »

Ces observations ne sont que trop vraies. Nous voudrions voir tous les ouvriers suisses comprendre et discuter la question sociale avec autant de sagacité que nos frères du prolétariat espagnol, et se convaincre comme eux que, sans l’émancipation économique préalable des masses, il n’y a point de véritable instruction ni de véritable liberté politique.


Nous avions promis que le Bulletin publierait « des Variétés à la fois instructives et récréatives ». Nous donnâmes, sous ce titre, tantôt des articles empruntés à d’autres journaux, tantôt des extraits d’auteurs socialistes : ainsi, dans les n° 1 et 2 de 1875, on trouve un fragment du manuscrit de mon étude sur Proudhon (celle qui avait été traduite en russe par Zaytsef), résumant un chapitre de l’Idée générale de la Révolution au dix-neuvième siècle, intitulé : «Y a-t-il raison suffisante de révolution au dix-neuvième siècle ? » ; dans les n° 9 et 10, une traduction des pages consacrées aux journées de Juin par Alexandre Herzen dans son livre De l’autre rive. Dans le numéro du 25 avril, je commençai la publication d’une série d’articles sur l’histoire de la Révolution française : je m’étais proposé, « dans une suite de courtes études, de passer en revue les principales époques de la Révolution » ; mais les circonstances me firent interrompre bientôt ce travail, qui ne fut conduit que jusqu’à la fuite de Louis XVI (numéro du 14 novembre 1875).

C’est en mai 1875 que commença la publication à Paris, en livraisons hebdomadaires, du grand ouvrage d’Elisée Reclus, la Nouvelle Géographie universelle. Je l’annonçai dans un article du Bulletin (13 juin), en insistant non seulement sur la valeur scientifique de cette œuvre colossale, mais sur l’esprit d’internationalité dans lequel l’auteur entendait l’écrire, et en donnant quelques citations caractéristiques de la préface et des trois premiers chapitres ; l’article se terminait ainsi : « Elisée Reclus est l’un des nôtres : il s’est battu à Paris, sous la Commune, dans les rangs des fédérés ; il a été jeté sur les pontons avec tant d’autres victimes de la férocité versaillaise ; il est actuellement proscrit par le gouvernement qui déshonore la France. Nous tenons à le rappeler en terminant, car ce ne sera pas là, aux yeux de la postérité, un de ses moindres titres de gloire. On dira de lui plus tard : « Il fut le premier géographe de son temps, et l’un des combattants de la Commune ».


La veuve de Constant Meuron avait continué à habiter Saint-Sulpice après la mort de son mari (voir t. II, p. 283) ; une de ses sœurs vivait avec elle. J’allais la voir de temps en temps, et nous parlions du passé. Je l’appelais « grand-maman Meuron », depuis qu’une enfant m’était née. Elle m’écrivait, le 28 novembre 1872 : « J’ai beaucoup souffert depuis le départ de mon cher et toujours plus regretté mari, mais je veux attendre le plaisir de vous voir pour ouvrir mon cœur et le soulager en versant dans le vôtre le trop-plein de tant de douleur. Je ne suis pas à plaindre sous le rapport matériel ; j’ai tout ce qu’il faut pour être tranquille, mais le cœur aussi a ses besoins... J’ai vieilli de vingt ans depuis la perte de mon ami... Croyez, mon enfant, à l’attachement de votre vieille amie, et au revoir. » Elle perdit sa sœur en avril 1873 ; et alors elle se trouva bien seule, quoique deux de ses nièces allassent le plus souvent possible passer quelques semaines auprès d’elle. L’une d’elles, Delphine Fasnacht, m’écrivait le 22 octobre 1873 : « Ma tante profite de ma présence pour me faire écrire quelques lettres pressantes, dont la première doit être pour vous... S’il vous était possible de venir la voir, elle aurait un plaisir infini de votre visite, car elle parle toujours de vous comme de son propre fils... Ma pauvre tante souffre beaucoup de l’ennui et de l’isolement. » Je formai le projet de décider Mme Meuron à venir habiter chez moi, et je lui écrivis à plusieurs reprises pour tâcher de la persuader. Elle me répondit, le 2 janvier 1871, par ce billet au crayon : « J’ai bien reçu vos bien chères lettres, mais je suis trop malade pour y répondre ou former le moindre projet. Vous connaissez mon estime pour vous ainsi que mon désir de passer le reste de ma vie près de vous et votre chère famille ; mais dans l’état où je me trouve je ne sais que faire ni que dire. J’attends ma nièce Borel qui, je crois, se fixera chez moi pour tout le temps qu’une autre tante lui laisse. Elle aura la bonté de vous écrire pour moi, car je ne puis pas tenir la plume et ma tête tourne. » Il fallut renoncer à voir Mme Meuron quitter Saint-Sulpice ; mais sa santé se remit un peu, et elle m’écrivait, le 7 novembre 1874, sur un ton moins triste : « Remerciez bien Madame Guillaume de son attention et de la peine qu’elle a prise de me faire un si beau et bon châle, qui me fait vraiment bien plaisir... L’Almanach que vous avez la bonté de m’offrir me fera plaisir, comme aussi, plus tard, le livre que vous venez d’écrire[431]. Vous voyez que je suis toujours encore curieuse, et que, malgré mon grand isolement et mes tristesses, je reste femme. Mes sincères amitiés à vos dames, et un bon baiser à ma petite Mimi. Adieu. Votre affectionnée grand’maman Meuron. » Hélas ! la pauvre grand’maman Meuron n’avait plus que quelques mois à vivre : au printemps de 1875 elle alla rejoindre au cimetière de Saint-Sulpice celui qu’elle avait tant pleuré.


Nous avons laissé Bakounine dans la plus grande détresse ; car, malgré le succès de la mission de Mme Lossowska, il ne pouvait pas espérer de toucher de l’argent tout de suite ; et, en attendant, il se trouvait sans aucune ressource. À sa lettre du 19 décembre, Emilio Bellerio n’avait rien répondu ; Bakounine lui récrivit (en français) le 10 janvier 1875 : « En d’autres circonstances ma fierté aurait dû m’empêcher de t’écrire, après le silence dédaigneux par lequel tu as répondu à ma dernière lettre. Mais la nécessité que je subis en ce moment est si pressante, d’un côté, et, de l’autre, ma foi dans ton amitié fidèle et sérieuse est si grande, malgré toutes les boutades de ton humeur, que je me retourne avec pleine confiance vers toi. J’ai besoin, mais absolument besoin, de 200 francs, non pour moi seul, mais pour l’entretien de toute la famille : c’est une question de logement, de nourriture et de chaleur, — donc question de vie, ou d’inanition, de maladie, sinon de mort, comme tu vois. Et nous n’espérons pas recevoir la moindre somme avant un mois. » Cette fois, le père Bellerio envoya lui-même l’argent demandé, et, le 14, Bakounine dit à Emilio : « Remercie bien de ma part ton bon et respectable père... Vous m’avez rendu tous les deux un bien grand service. Je suis tout à fait tranquille maintenant, d’autant plus que les nouvelles de Russie sont excellentes, de sorte que je serais bientôt capable de m’écrier : Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, — s’il n’y avait pas le pape, Victor-Emmanuel et consorts en Italie, Mac-Mahon avec les neuf dixièmes de l’Assemblée à Versailles... »

Un mois plus tard, il écrivait à Élisée Reclus la lettre suivante, retrouvée et publiée par Nettlau[432] :


Le 15 février 1875. Lugano.

Mon très cher ami, je te remercie beaucoup pour les bonnes paroles. Je n’ai jamais douté de ton amitié, ce sentiment est toujours mutuel, et je juge du tien par le mien.

Oui, tu as raison, la révolution pour le moment est rentrée dans son lit, nous retombons dans la période des évolutions, c’est-à-dire dans celle des révolutions souterraines, invisibles, et souvent même insensibles[433]. L’évolution qui se fait aujourd’hui est très dangereuse, sinon pour l’humanité, au moins pour certaines nations. C’est la dernière incarnation d’une classe épuisée, jouant son dernier jeu, sous la protection de la dictature militaire, — Mac-Mahono-bonapartiste en France, bismarckienne dans le reste de l’Europe.

Je m’accorde avec toi à dire que l’heure de la révolution est passée, non à cause des affreux désastres dont nous avons été les témoins et des terribles défaites dont nous avons été les plus ou moins coupables victimes, mais parce que, à mon grand désespoir, j’ai constaté et je constate chaque jour de nouveau que la pensée, l’espérance et la passion révolutionnaires ne se trouvent absolument pas dans les masses ; et, quand elles sont absentes, on aura beau se battre les flancs, on ne fera rien. J’admire la patience et la persévérance héroïques des Jurassiens et des Belges, ces derniers Mohicans de feu l’Internationale[434], et qui, malgré toutes les difficultés, adversités, et malgré tous les obstacles, au milieu de l’indifférence générale, opposent leur front obstiné au cours absolument contraire des choses, continuant à faire tranquillement ce qu’ils ont fait avant les catastrophes, alors que le mouvement était ascendant et que le moindre effort créait une force.

C’est un travail d’autant plus méritoire qu’ils n’en recueilleront pas les fruits ; mais ils peuvent être certains que le travail ne sera point perdu, — rien ne se perd dans ce monde, — et les gouttes d’eau, pour être invisibles, n’en forment pas moins l’Océan.

Quant à moi, mon cher, je suis devenu trop vieux, trop malade, et, faut-il te le dire, à beaucoup de points de vue trop désabusé, pour me sentir l’envie et la force de participer à cette œuvre. Je me suis bien décidément retiré de la lutte, et je passerai le reste de mes jours dans une contemplation non oisive, mais au contraire intellectuellement très active et qui, j’espère, ne laissera pas de produire quelque chose d’utile.

Une des passions qui me dominent à cette heure, c’est une immense curiosité. Une fois que j’ai dû reconnaître que le mal a triomphé, et que je ne puis l’empêcher, je me suis mis à en étudier les évolutions et développements avec une passion quasi-scientifique, tout à fait objective.

Quels acteurs et quelle scène ! Au fond et dominant toute la situation en Europe, l’empereur Guillaume et Bismarck à la tête d’un grand peuple laquais ; contre eux, le pape avec ses jésuites, toute l’Église catholique et romaine, riches de milliards, dominant une grande partie du monde par les femmes, par l’ignorance des masses, et par l’habileté incomparable de leurs affiliés innombrables, ayant leurs yeux et leurs mains partout.

Troisième acteur : La civilisation française incarnée dans Mac-Mahon, Dupanloup et Broglie rivant les chaînes d’un grand peuple déchu. Puis autour de tout cela l’Espagne, l’Italie, l’Autriche, la Russie faisant chacune leurs grimaces d’occasion, et au loin l’Angleterre ne pouvant se décider à redevenir quelque chose, et encore plus loin la République modèle des États-Unis d’Amérique coquetant déjà avec la dictature militaire.

Pauvre humanité !

Il est évident qu’elle ne pourra sortir de ce cloaque que par une immense révolution sociale. Mais comment la fera-t-elle, cette révolution ? Jamais la réaction internationale de l’Europe ne fut si formidablement armée contre tout mouvement populaire. Elle a fait de la répression une nouvelle science qu’on enseigne systématiquement dans les écoles militaires aux lieutenants de tous les pays. Et pour attaquer cette forteresse inexpugnable, qu’avons-nous ? Les masses désorganisées. Mais comment les organiser, quand elles ne sont pas même suffisamment passionnées pour leur propre salut, quand elles ne savent pas ce qu’elles doivent vouloir et quand elles ne veulent pas ce qui seul peut les sauver !

Reste la propagande, telle que la font les Jurassiens et les Belges. C’est quelque chose sans doute, mais fort peu de chose : quelques gouttes d’eau dans l’Océan, et, s’il n’y avait pas d’autre moyen de salut, l’humanité aurait le temps de pourrir dix fois avant d’être sauvée[435].

Reste un autre espoir : la guerre universelle. Ces immenses États militaires devront bien s’entre-détruire et s’entre-dévorer tôt ou tard. Mais quelle perspective !... [La fin manque.]


En mars 1875, Bakounine, escomptant l’arrivée des fonds qu’il devait recevoir de Russie, acheta à crédit, tout près de Lugano, pour le prix de 28.000 fr., une villa nommée la villa du Besso, avec un grand terrain adjacent ; une lettre de sa femme (19 mars 1875) explique que sur l’argent de Russie on prélèvera 40.000 fr. pour payer la villa et la mettre en état de rapport ; le reste sera placé à 6%. Bakounine voulait créer dans le domaine dont il devenait le propriétaire un jardin de rapport, et se transformer en horticulteur maraîcher et fleuriste ; Arthur Arnould raconte ainsi les plans chimériques formés par ce naïf à l’imagination colossale, et ce qu’il en exécuta. Je reproduis tout le passage, bien que la fin anticipe sur le moment où nous sommes : « Je vais acheter, me dit Bakounine, une maison avec un vaste terrain. Sur ce terrain je cultiverai les légumes, les fruits et les fleurs. Les légumes et les fruits, je les enverrai sur le marché de Lugano, où ils se vendront comme du pain, car tout cela est fort mal cultivé ici » (ce qui était vrai). « Quant aux fleurs, Mme Jenny [Mme Arthur Arnould], qui a le goût parisien, apprendra à Antonia à en faire des bouquets, que des petites filles, louées par moi, iront offrir sur la voie du chemin de fer, à l’arrivée de tous les trains d’Italie, et, plus tard, du Gothard. De ce fait seul je gagnerai au moins vingt ou vingt-cinq francs par jour. Il faut que vous m’aidiez en me faisant acheter à Paris tous les livres d’agriculture et toutes les graines dont j’ai besoin. » ... Tous les ouvrages traitant de la culture intensive et de la fabrication des engrais furent commandés. Il se mit à l’étude de la chimie, sous la direction d’un professeur du collège. Quant aux graines et aux semences de toute sorte, il en fit venir de quoi ensemencer le canton entier, et craignait toujours de n’en avoir pas assez... Le terrain, vaste et beau, était bien planté de mûriers (c’est le grand rapport et le grand produit du Tessin, où la principale industrie consiste dans l’élevage du ver à soie) : Bakounine commença par le faire raser. Il était enchanté de cette première opération. Pendant tout un hiver il se chauffa avec ses mûriers. Puis il fit creuser des successions de fossés très profonds, fortement maçonnés, afin d’y fabriquer des engrais intensifs. Ensuite on planta les arbres fruitiers, en telle quantité et si près des uns des autres, qu’ils n’eussent jamais poussé si cette idée insensée avait pu leur venir. — « Il ne faut pas perdre un pouce de terrain », répétait Bakounine. Entre les arbres fruitiers, on sema toutes les graines de légumes connus et inconnus. Le tout fut largement arrosé des fameux engrais perfectionnés, et, comme Bakounine voyait et faisait grand, on ne ménagea pas plus les engrais que les plants d’arbres et les graines. Résultat : tout fut brûlé ! L’herbe même, dans cet admirable sol, presque vierge, qui produit sans efforts et sans soins, l’herbe ne poussa plus. Cette expérience avait pris une année entière. »

On voit, par une lettre aux deux Bellerio (12 mai 1875), qu’au printemps de 1875 Bakounine était en instance auprès du gouvernement tessinois pour obtenir un permis de séjour : « La direction de police me répond toujours par une demande de papiers qui constatent mon identité... Ces papiers, que j’avais déjà fournis en 1872,... et qui m’avaient été renvoyés, j’aurais pu les envoyer une seconde fois, si par malheur dans le déménagement quelque peu chaotique de mes effets à Lugano ils ne s’étaient égarés. Je suppose même que le cher Cafiero, toujours spirituel, et qui d’ailleurs, de concert avec M. Ross, avait décidé mon enterrement[436], je suppose qu’il les a brûlés ensemble avec mon dernier permis de séjour et l’acte officiel de mon élection comme citoyen de la commune d’Ausonio : tous ces papiers étaient renfermés dans le paquet que j’avais donné à Emilio pour être remis à Antonie, et qu’Antonie a eu l’imprudence de rendre à Cafiero, — et M. Cafiero en aura fait sans doute un auto-da-fé. » L’affaire s’arrangea par les bons offices d’un homme politique influent ; une lettre du 30 mai dit : « Grâce à l’ami Gavirati et à la puissante intervention de l’excellent M. Battaglini, j’ai enfin reçu un permis de séjour de quatre ans. Me voilà donc tranquille. J’ai été faire une visite à M. Gabrini, qui a été fort aimable et qui m’a montré son beau et immense parc : c’est vraiment magnifique... Sophie et toute la famille viendront en juin, mon frère en septembre[437], pour passer avec moi une année : j’en suis enchanté. »

Cafiero continuait à mener à la Baronata, avec sa Lipka, une existence d’anachorète, interrompue au printemps de 1875 par un voyage en Italie. Il avait auprès de lui un ouvrier italien réfugié dans le Tessin après l’insurrection d’août 1874, Filippo Mazzolli, de Bologne, et sa femme Mariella ; Cafiero travaillait là comme un paysan, s’occupant lui-même à traire les vaches, à porter le fumier, à couper le bois. Quant à Ross, il quitta l’Angleterre en avril 1875 et se rendit à Paris, où il passa trois mois en compagnie de Kraftchinsky, de Klements et de Pisaref, qui séjournaient alors dans cette ville.




XII


De juin à septembre 1875.


D’Espagne, Rafaël Farga continuait à nous envoyer de temps à autre des correspondances que publiait le Bulletin. Dans celle du numéro du 8 août, il dit : « Les emprisonnements et les déportations continuent à être à l’ordre du jour ; jusqu’à présent, toutefois, nos gouvernants se sont bornés à envoyer les déportés aux presidios d’Afrique et des îles Canaries : c’est là qu’on expédie ceux qu’on appelle libéraux ; quant aux carlistes, on les interne à Estella (Navarre), c’est-à-dire dans la capitale même du territoire dont ils sont les maîtres. La chose ne laisse pas que d’être curieuse : je crois que c’est la première fois qu’un gouvernement, pour châtier des insurgés, les envoie précisément dans la région où l’insurrection domine... Malgré l’arbitraire sous lequel nous vivons, il y a eu ces jours derniers quelques grèves. À Grenade, on signale une grève des tisseurs ; on a emprisonné cent quarante des grévistes, mais les autres sont restés fermes et tiennent bon. Les cylindreurs et apprêteurs de Barcelone ont obtenu une augmentation de deux francs par semaine ; les charpentiers et les ouvriers en toiles imprimées (peones de estampados) sont aussi en grève, et ces grèves promettent de durer, car les patrons se sont coalisés : vingt ouvriers charpentiers, de ceux qui formaient le comité, ont été arrêtés. »

Dans une autre lettre publiée le 10 octobre, on lit : « Depuis ma dernière lettre, la grève des charpentiers et celle des peones de estampados de Barcelone ont continué, malgré la coalition des patrons de ces deux métiers. Les tisseurs de Grenade continuent également la grève. Les arrestations sont toujours à l’ordre du jour ; et ceux qu’on arrête restent souvent en prison toute une année sans voir venir le jugement ; c’est ce qui arrive, par exemple, à plusieurs ouvriers de Cadix, arrêtés en juillet 1874 sous l’inculpation d’association illicite (parce qu’ils faisaient partie de l’Internationale, selon le ministère public) : ils attendent encore leur jugement. Deux autres ouvriers, arrêtés à Madrid pour le même motif, ont été envoyés rejoindre ceux de Cadix ; et, comme si le chemin de fer n’existait pas, on leur a fait faire à pied, conduits d’un poste à l’autre par la gendarmerie, ce trajet de plus de sept cents kilomètres.

« Le crime du Saint-Gothard[438] a excité une grande indignation parmi les travailleurs espagnols ; ils auraient envoyé aussi leur obole pour les victimes, s’ils n’avaient pas chez eux, en ce moment, tant de misères à soulager et tant de compagnons persécutés qu’il faut secourir. »

Il avait été décidé en septembre 1874, au Congrès général de Bruxelles, que le Congrès général de 1875 se tiendrait à Barcelone, si les circonstances le permettaient. En juillet 1875, la Fédération espagnole fit savoir au Bureau fédéral (siégeant au Locle) qu’il ne serait pas possible de tenir un Congrès en Espagne, et l’invita à soumettre aux autres fédérations la proposition de supprimer le Congrès de 1875, auquel ni l’Espagne ni la France n’eussent probablement pu se faire représenter, et auquel l’Italie avait annoncé d’avance (par son manifeste adressé au Congrès de Bruxelles) qu’elle n’enverrait pas de délégués. La proposition fut soumise aux fédérations, et le résultat de cette consultation se trouve consigné en ces termes dans les procès-verbaux du Comité fédéral jurassien (séance du 8 septembre 1875) : « Communication du Bureau fédéral, nous annonçant que les Sections de Hollande, de Belgique, d’Amérique, d’Italie, et la Fédération jurassienne, ont accepté le renvoi du Congrès de 1875, proposé par la Fédération espagnole ; en outre il nous fait remarquer que les Anglais y ont ajouté l’idée de tenir un Congrès secret en Suisse, qui émettrait un manifeste sur la situation de la classe ouvrière au moment actuel. La Section de propagande de Genève, qui ne fait partie d’aucune fédération, est la seule qui demande la réunion du Congrès général. »

En Portugal, l’Internationale n’existait plus : mais il y avait un mouvement socialiste, qui se manifesta, dans l’été de 1875, par la création d’un journal ; le Bulletin du 26 septembre écrit : « Depuis quelques semaines paraît à Lisbonne un organe socialiste, qui s’appelle O Protesto (la Protestation). Nous lui souhaitons la bienvenue, et espérons qu’il contribuera au développement de l’organisation ouvrière parmi les travailleurs portugais. »


En Italie, le second des procès intentés aux socialistes à la suite des mouvements d’août 1874 fut celui des internationaux de Florence. Il dura du 30 juin au 30 août 1875, et se termina par la mise en liberté de tous les accusés, au nombre de trente-deux, parmi lesquels figuraient Gaetano Grassi, Francesco Natta, Aurelio Vannini. Garibaldi, cité comme témoin et autorisé à ne pas comparaître, à cause de son état de santé, répondit au magistrat qui alla l’interroger, à Cività-Vecchia, « qu’il était membre de l’Internationale, et que son opinion était que Mazzini aurait dû aussi adhérer à cette Association, s’il avait voulu suivre les indications du bon sens ».

Pendant que se jugeait le procès de Florence, la Cour de cassation annulait la sentence rendue le 8 mai contre les internationaux de Rome, et renvoyait la cause devant une section de la Cour d’assises de cette même ville (le nouveau procès eut lieu en mai 1876).

En même temps, sept accusés, parmi lesquels Errico Malatesta, comparaissaient, dans la seconde semaine d’août, devant la Cour d’assisses de Trani, qui les acquittait tous. Ce procès de Trani nous fut raconté par une lettre de Cafiero (Bulletin du 3 septembre), de laquelle j’extrais ce qui suit :

« Les débats durèrent cinq jours, et jamais la ville de Trani ne présenta un spectacle plus beau et plus émouvant que dans cette occasion. Toute la population s’intéressait vivement au procès, non seulement la partie instruite,... mais aussi ce qu’on appelle le « bas peuple », les souffrants et les opprimés... Le jury était composé des plus riches propriétaires de la province, et on avait déployé un grand appareil militaire... Le réquisitoire du ministère public fut ce qu’il est toujours, un tissu d’injures et de calomnies atroces. S’adressant aux jurés, l’organe du ministère public a dit ces propres paroles : « Si vous ne condamnez pas ces hommes, ils viendront un jour enlever vos femmes, violer vos filles, voler vos propriétés, détruire le fruit de vos sueurs, et vous resterez ruinés et misérables, avec le déshonneur au front ». Eh bien, malgré ces tirades ridicules par lesquelles on avait cherché à l’effrayer, le jury a rendu un verdict d’acquittement, et, après le jugement rendu, les jurés sont allés serrer la main aux accusés, et se sont mêlés à la foule qui a fait une véritable ovation aux socialistes à leur sortie de prison. Dans toute la ville, dans les réunions tant privées que publiques, nos amis ont été l’objet des plus cordiales démonstrations ; et, à en juger par les innombrables témoignages d’adhésion donnés à nos principes à cette occasion, nous devons conclure que dans la Pouille la propagande de l’Internationale a fait des pas de géant. Oh, que le gouvernement multiplie seulement les procès ! Ils pourront coûter à quelques-uns d’entre nous quelques années de prison, mais ils feront un bien immense à notre cause. »

Aussitôt qu’il eut recouvré la liberté, Malatesta prit le chemin de la Suisse, où il visita Cafiero à la Baronata, puis Bakounine à Lugano. Et ensuite, croyant, comme plusieurs autres de nos amis, qu’il y aurait quelque chose à faire en Hertségovine (voir à la page suivante), il s’y rendit, et y fit un séjour assez prolongé, au sujet duquel je n’ai pas de renseignements précis. À cette époque (entre l’automne de 1875 et le printemps de 1876), il fit aussi un voyage en Espagne, dans l’intention de faire évader Alerini, alors détenu à Cadix ; mais la tentative n’aboutit pas.

Dans le courant d’août, les journaux socialistes italiens publièrent une déclaration datée du 15 août 1875 et signée du nom de quatre ouvriers qui avaient été jusqu’alors les tenants et les dupes du mouchard Terzaghi (Alfonso Danesi, Gaetano Didimi, Cesare Cesari et Lodovico Cattani) ; ils y annonçaient avoir rompu toute relation avec ce personnage, « parce que nous avons maintenant connaissance de faits et de documents qui prouvent qu’il est précisément tel que l’avaient déjà affirmé d’autres personnes qui l’ont connu avant nous ».


En France, les ouvriers parisiens s’occupaient des moyens d’envoyer une délégation ouvrière à l’Exposition universelle de Philadelphie, en 1876. Les chambres syndicales élurent à cet effet une commission de travail, qui se subdivisa en plusieurs sous-commissions, et qui nomma (22 septembre) une commission de contrôle chargée de veiller à l’exécution du règlement.

Pendant ce temps, les déportés de la Nouvelle-Calédonie continuaient à expier, là-bas, le crime d’avoir voulu émanciper le peuple français. Un groupe de proscrits socialistes publia, en feuilles volantes, pour tâcher de réveiller la conscience du prolétariat français et celle du public européen, des lettres et des fragments de lettres écrites par des déportés, et précédées d’une préface (rédigée, je crois, par Élisée Reclus) que le Bulletin reproduisit (no 42). Cette préface disait : « Il se commet un crime, et de ce crime vous êtes responsable… La Nouvelle-Calédonie est un abattoir d’hommes… Si vous avez en vous quelque bonté, quelque justice, vous agirez en ce qui vous concerne, ne serait-ce qu’en protestant dans votre coin, ne serait-ce qu’en racontant ce qui se passe. Et pour vous renseigner, vous lirez ces fragments de lettres que voici, et qui seront suivis de plusieurs autres ; vous réfléchirez… Nous avons parlé, parce que notre conscience nous l’ordonne. Il nous faut crier, il nous faut dénoncer le crime ; nous le voyons, nous l’entendons par delà les barrières des Alpes, par delà les horizons lointains ; nous les contemplons, ces figures tristes et fiévreuses ; notre regard rencontre ces regards douloureux… ; nous distinguons les soupirs étouffés des condamnés, les jurons affreux des garde-chiourmes, les fouets qui cinglent les épaules et meurtrissent les flancs de nos frères et amis… Car, nous sommes fiers de le dire, nous aussi nous sommes de ces gens-là ! »


En Belgique, on signala plusieurs grèves importantes dans l’été de 1875, entre autres celle des bouilleurs du Borinage, près de Mons, qui s’étendit à vingt mille ouvriers, et celle des bouilleurs de Flémalle-Grande, près de Liège. Ces derniers, n’ayant aucune organisation, succombèrent ; mais l’insuccès ouvrit les yeux de ces travailleurs, qui se mirent en relations, ainsi que tous les mineurs du bassin de Seraing, avec la Section internationale de Liège. « La Section liégeoise, écrivait l’Ami du peuple (journal socialiste de Liège), ne peut suffire à toutes les demandes de séances, meetings, etc., pour aller organiser les mineurs. On a déjà reçu des inscriptions par centaines à l’Internationale ; deux comités sont en formation, et nous espérons qu’une organisation ouvrière va se faire nombreuse et rapide, pour que la revanche des ouvriers ne se fasse pas longtemps attendre. »

À Bruxelles, une « Chambre du travail » s’était fondée ; une lettre adressée au Bulletin (no 27) nous disait : « Elle comprend déjà treize sociétés de métier, parfaitement organisées pour la résistance et l’étude des questions sociales ; elle se propose de créer un organe sous peu. Quelques-unes des sociétés composant cette Chambre du travail font partie de l’Internationale ; les autres, quoique n’en faisant pas partie, nous sont sympathiques et professent les mêmes principes que nous. »

Le Congrès annuel de la fédération des ouvriers marbriers, sculpteurs et tailleurs de pierres eut lieu le 1er août à Bruxelles : on y décida qu’il serait tenu désormais quatre congrès fédéraux par an. L’organe de la fédération, la Persévérance, exprimait nettement cette idée, que le mouvement ouvrier devait viser non pas seulement au relèvement des salaires, mais à la suppression du salariat.


En Angleterre, le mouvement conservait son caractère réformiste. « Le Comité des Trade Unions de Liverpool — écrivait le correspondant du Bulletin (n° 29) — est enchanté des nouvelles lois sur le travail présentées par le ministre, M. Cross, et assure celui-ci « de la gratitude des travailleurs du Royaume-Uni ». Le Comité parlementaire des Trade Unions n’est pas moins satisfait des changements qui ont été apportés au Conspiracy Act ; seuls, les ouvriers de Halifax restent mécontents, et jurent de continuer à protester jusqu’à ce que la loi soit complètement abrogée. » Une grève de cordonniers donna lieu (août) à un jugement que notre correspondant nota (n° 35) : « Un patron, encouragé par l’affaire des cinq ébénistes, a poursuivi un des ouvriers en grève pour picketing ; mais cette fois le juge n’a pas osé condamner l’ouvrier et a reconnu son droit ». C’était le résultat de la manifestation de Hjde Park (p. 264).


Aux États-Unis, la crise industrielle devenait toujours plus intense. « Pendant qu’on célèbre la série des centenaires des principaux événements de la glorieuse guerre de l’Indépendance, la situation, autrefois tant vantée, des travailleurs américains devient aussi misérable, sinon plus, que celle des travailleurs européens. » (Bulletin du 29 août.) Le nombre des sans-travail allait croissant ; et quant aux rares ouvriers qui pouvaient avoir encore de l’ouvrage, ils étaient à peu près trois fois moins payés que par le passé, et devaient s’attendre à voir leur salaire diminuer encore.


En Allemagne, l’élection d’un député au Reichstag dans le duché de Lauenbourg, en juillet, révéla que dans cette région agricole et éminemment conservatrice, où se trouvait la terre de M. de Bismarck (Varzin), et où il n’y avait pas eu une seule voix socialiste en 1874, les paysans étaient en train de se convertir aux idées nouvelles. Un journal de Hambourg écrivait : « Les progrès du socialisme sont véritablement quelque chose d’effrayant ! À Ratzebourg, le candidat socialiste a obtenu 121 voix sur 407 votants ; à Mœlln, 240 voix sur 528 votants ; à Lauenbourg même, 257 voix sur 537 votants, etc. ; si de telles choses arrivent dans un moment comme celui-ci, où on dit que le socialisme est paralysé par la crise industrielle, que sera-ce lorsque les affaires auront repris et que le socialisme refleurira de plus belle ? » (Bulletin du 1er août.)


En Danemark, le gouvernement avait fait emprisonner, en 1874, les trois « chefs » du mouvement socialiste, Pio, Brix et Geleff. À leur sortie de prison, une grande manifestation ouvrière fut organisée (5 juin 1875) ; les « chefs » y prononcèrent des discours, et Geleff dit, entre autres, que la constitution danoise contenait de bonnes choses, mais qu’elle n’était pas observée, et que, sans la résistance des travailleurs, le gouvernement l’aurait déjà supprimée[439]. (Bulletin du 18 juillet.) Un mouvement d’ordre économique, le mois suivant, fit contraste avec cette démonstration purement politique : à Copenhague, une grande grève des cigariers, victorieuse, força les fabricants à prendre l’engagement de n’occuper d’autres ouvriers que ceux qui étaient membres de l’Union cigarière ; les sociétés de province s’unirent à celle de la capitale pour constituer une Fédération des ouvriers en tabacs ; cette fédération réussit à constituer une branche dans la ville suédoise de Malmö, et les journaux suédois se plaignirent amèrement que par là « le socialisme eût été pour la première fois introduit pratiquement en Suède ». (Bulletin du 19 septembre.)


En Hertségovine, au commencement de juillet, se produisit un mouvement insurrectionnel contre l’autorité turque. Cette révolte éveilla de nombreuses sympathies en Europe, non seulement chez les socialistes, mais aussi dans la bourgeoisie libérale. Des volontaires italiens, français, russes, polonais, allèrent se joindre aux insurgés. L’insurrection se prolongea pendant les deux années suivantes, mais sans prendre, comme l’avaient espéré ceux des révolutionnaires qui étaient allés lui apporter leur concours, un caractère socialiste.


En Russie, le gouvernement faisait tout son possible pour triompher du socialisme. En juin 1875, le comte Pahlen, dont j’ai mentionné la circulaire aux procureurs, fit distribuer aux diverses autorités un Mémoire secret, imprimé, relatif « à la propagande criminelle qui vient d’être découverte dans quelques parties de l’empire ». En transmettant ce document aux directeurs des universités et des gymnases, le ministre de l’instruction publique appela leur attention sur le fait que les jeunes gens, « au lieu de trouver dans leur entourage et dans leurs familles de la résistance aux doctrines exaltées et aux utopies politiques dont ils sont infectés, n’y rencontrent souvent, au contraire, que des encouragements et un appui ». En conséquence, c’était, disait le ministre, aux professeurs à remplacer les parents, et à donner à la jeunesse des avertissements salutaires. Le Bulletin reproduisit la lettre du ministre (11 juillet), et ajouta : « Les circulaires ministérielles, les exhortations des professeurs et des magistrats n’y feront rien. La Russie est dans une situation analogue à celle de la France du dix-huitième siècle ; et, de même que nulle digue n’aurait pu empêcher la propagation des idées de Voltaire et des encyclopédistes, de même aucun pouvoir humain ne sera capable de mettre obstacle à la diffusion des principes socialistes qui préparent en Russie, pour un avenir prochain, une explosion bien autrement formidable que celle qui a renversé la monarchie française au siècle dernier. »

Les lettres de Zaytsef, que continuait à publier le Bulletin, étaient pleines de détails sur les mesures répressives ; elles parlaient d’un « procès monstre » qui comprendrait 788 accusés, elles annonçaient de nouvelles déportations en Sibérie[440], elles racontaient les « désordres » dans les provinces, la misère des paysans. Elles contiennent (numéros des 5 et 12 septembre) des extraits du Mémoire secret de Pahlen, qui venait d’être réimprimé en russe à Genève et à Londres, et dont une traduction française allait paraître. C’est par ce Mémoire que nous apprîmes à connaître les noms de Mme Lioubotina, de Natalie Armfeld, de Varvara Batouchkova, de Sophie Perovskaïa ; de Kraftchinskv, de Rogatchof, de Voïnaralsky, etc. ; il constatait l’influence exercée par Bakounine : «Les œuvres de Bakounine et la prédication de ses disciples ont eu une influence positive et effroyable sur la jeunesse » ; et il montrait comment les révolutionnaires s’y étaient pris pour que la découverte d’un de leurs groupes n’entraînât pas celle des autres : « Le plan des propagandistes, dont les traits généraux sont exposés dans le programme du prince Pierre Kropotkine, offre ce danger que, quelque énergiques que soient les enquêtes et la poursuite des coupables, plusieurs groupes séparés resteront indubitablement non découverts et continueront infatigablement leur activité criminelle ». Ce qui effrayait surtout le gouvernement, c’était l’approbation donnée à ce mouvement par nombre de personnes qui n’y étaient pas directement engagées : « Le succès des propagandistes, disait le Mémoire, a dépendu moins de leurs propres efforts que de la facilité avec laquelle leurs doctrines étaient accueillies dans les différentes classes de la société et de la sympathie qu’ils y trouvaient ».


En 1873 et en 1874, le Congrès annuel de la Fédération jurassienne avait eu lieu en avril. En 1875, diverses circonstances le firent ajourner jusqu’à l’été. Dans son numéro du 3 juillet, le Bulletin annonça que le Congrès se tiendrait à Vevey. Une circulaire du Comité fédéral, du 14 juillet, convoqua les délégués pour le samedi 31 juillet, à l’hôtel des Trois Suisses ; on lit dans le Bulletin du 1er août : « Depuis la fondation de la Fédération jurassienne en 1871, tous les congrès ordinaires ou extraordinaires s’étaient tenus dans une des localités des montagnes du Jura, Sonvillier, Saint-Imier, le Locle, la Chaux-de-Fonds, Neuchâtel. Pour la première fois, un Congrès jurassien aura lieu sur les bords du Léman. C’est là un signe de l’extension qu’a prise de nouveau, depuis une année environ, la propagande socialiste dans la Suisse française. »

Le Congrès de Vevey s’ouvrit le samedi soir 31 juillet ; douze sections y étaient représentées par treize délégués. En voici la liste :

Section de Fribourg, Ch. Reydellet et Gobillot ;

Section de Vevey, Louis Mex et Louis Plessis ;

Section de propagande de Berne, Ch. Küpfer et Paul Brousse ;

Section de Neuchâtel, James Guillaume ;

Section de la Chaux-de-Fonds, J.-B. Baudrand ;

Section du Locle, François Floquet ;

Section de Sonvillier et Section de Saint-Imier, Adhémar Chopard ;

Section des graveurs et guillocheurs du district de Courtelary et Section de Moutier, Adhémar Schwitzguébel ;

Section de Porrentruy, Pierre Froidevaux ;

Une Section d’Alsace, Frédéric Graisier.

La Section de Zürich (groupe socialiste révolutionnaire), n’ayant pu envoyer de délégué, avait écrit une lettre d’adhésion.


Dans la séance du dimanche matin 1er août, le Comité fédéral présenta son rapport par l’organe de Graisier. Ce rapport se félicitait des progrès accomplis : deux anciennes sections, Moutier et Porrentruy, désorganisées un moment par les politiciens, avaient repris vie, ainsi que celle de Vevey ; des sections nouvelles s’étaient fondées à Fribourg et à Zürich. Il constatait qu’au sein des deux principales associations d’ouvriers de la Suisse allemande se manifestaient des tendances qui paraissaient se rapprocher des nôtres ; et il émettait le vœu que la Fédération jurassienne entretînt de plus en plus avec ces deux sociétés des relations suivies et amicales.

À l’occasion du rapport présenté par l’administration du Bulletin, le délégué de Porrentruy fit une observation : sa Section, dit-il, n’aimait pas voir notre organe attaquer le gouvernement bernois, ennemi des curés catholiques romains, et désirait que le Bulletin attaquât davantage les ultramontains. Schwitzguébel et quelques autres répondirent ; et le Congrès vota la résolution suivante :


Le Congrès pense que le Bulletin ne doit pas avoir pour le gouvernement bernois plus de ménagements que pour les autres gouvernements, et il émet le vœu que l’organe de la Fédération jurassienne continue à frapper avec impartialité sur les ultramontains et sur les libéraux, sur les radicaux et sur les conservateurs.


Sur la proposition de Schwitzguébel, le Congrès décida en principe que, lorsque la situation du Bulletin le permettrait, l’administration et la rédaction seraient rétribuées.

Le Congrès général de Bruxelles avait décidé que la question des services publics serait mise en discussion dans les sections et fédérations ; en conséquence, cette question avait été inscrite à l’ordre du jour du Congrès jurassien. Au nom de la Section des graveurs et guillocheurs du district de Courtelary, Schwitzguébel présenta sur la question un rapport écrit ; Brousse lut ensuite des considérants contenant l’opinion de la Section de Berne. Après une courte discussion, le Congrès vota l’impression en brochure du rapport de Schwitzguébel, auquel devaient être ajoutés les considérants lus par Brousse[441].

Le rapport de la Section des graveurs et guillocheurs du district de Courtelary, qui avait été rédigé entièrement par Schwitzguébel, expose d’une façon très claire l’opinion des militants de la Fédération jurassienne ; et, comme j’ai donné plus haut (pages 219-221) une analyse et des extraits des rapports de la Section bruxelloise et de la Section de propagande de Genève au Congrès général de 1874, je pense qu’il est à propos de résumer également les traits essentiels du travail de Schwitzguébel.

Deux grands courants d’idées — dit Schwitzguébel — se partagent le monde socialiste, l’un tendant à l’État ouvrier, l’autre à la Fédération des communes. L’État ouvrier, nous dit-on, administré par la classe ouvrière, aura perdu le caractère d’oppression et d’exploitation qui est celui de l’État bourgeois : il sera une agence économique, le régulateur des services publics. Mais toute cette administration se fera par l’intermédiaire de représentants : il y aura un parlement ouvrier, élu par le suffrage universel ; il y aura une majorité qui fera la loi à la minorité ; l’État ouvrier devra posséder la puissance de faire exécuter la loi, de réprimer toute tentative de rébellion ; il aura donc un gouvernement, une force armée, une police, une magistrature, etc. ; et les moyens de domination dont il disposera seront bien plus considérables encore que ceux de l’État actuel, puisqu’il aura entre ses mains toute la puissance économique. Donc l’autonomie de l’individu et celle du groupe ne seraient point réalisées.

Au Congrès de Bruxelles, la question a été mal posée. Demander « par qui et comment seront faits les services publics dans la nouvelle organisation sociale », c’était d’avance conclure à l’État ouvrier. Il aurait fallu se demander simplement quelles seraient les bases de la société nouvelle ; et on se serait répondu : Il y a nécessité de transformer la propriété individuelle en propriété collective ; or, le moyen le plus pratique, c’est que les travailleurs s’emparent des instruments de travail, et les fassent fonctionner à leur profit ; cette action spontanée des masses est en même temps l’affirmation pratique du principe d’autonomie et de fédération, qui devient la base de tout groupement social. Ce n’est plus l’État qui décide ce qui doit être service public et qui organise ce service public, réglementant ainsi l’activité humaine ; ce sont les travailleurs eux-mêmes qui s’organisent dans les conditions qui leur conviennent et que déterminent l’expérience et le développement de chaque jour.

L’action révolutionnaire variera sans doute d’un pays à l’autre, et aussi d’une commune à l’autre dans un même pays : on verra sans doute toutes les théories socialistes, le communisme, le collectivisme, le mutuellisme, recevoir une application plus ou moins restreinte ou générale, selon les grands courants qui se produiront. C’est ainsi que, dès aujourd’hui, nous voyons l’Allemagne s’attacher à l’idée de l’État ouvrier, tandis que l’Italie et l’Espagne veulent la Fédération des communes. En quoi cela pourra-t-il arrêter la marche révolutionnaire du prolétariat, que les Espagnols et les Italiens s’organisent d’une façon et les Allemands d’une autre, ou même qu’en France certaines communes conservent la propriété individuelle, tandis que la propriété collective triomphera dans d’autres ? Mais il est probable que l’organisation la plus favorable au développement des intérêts de l’humanité finira par être adoptée partout, et cette organisation c’est la Fédération des communes.

Schwitzguébel conclut ainsi :


On a reproché à la Fédération des communes d’être un obstacle à la réalisation d’une entente générale, d’une union complète des travailleurs, et de ne pas présenter, au point de vue de l’action révolutionnaire, la même puissance d’action qu’un État.

Mais comment se fait-il que les groupes travailleurs, librement fédérés dans l’Internationale, pratiquent la solidarité, s’entendent et se mettent d’accord ? C’est que la même situation économique les pousse à la pratique de la solidarité. Que sera-ce, alors que leur action sera débarrassée de toutes les entraves que lui oppose l’ordre actuel ?

Comment se fait-il que l’Internationale augmente en puissance d’action tant qu’elle est une fédération, tandis qu’elle se déchire sitôt qu’un Conseil général veut en faire un État ? C’est que les travailleurs ont la haine de l’autorité, et qu’ils ne seront puissants que par la pratique de cette large et complète liberté.

Oui, notre Association a été la démonstration de la fécondité du principe d’autonomie et de libre fédération ; et c’est par l’application de ce principe que l’humanité pourra marcher vers de nouvelles conquêtes pour assurer le bien-être moral et matériel de tous.


À la suite du rapport de Schwitzguébel, la brochure contient, ainsi que l’avait décidé le Congrès, les considérants lus au nom de la Section de Berne. Les voici, avec l’explication dont ils sont précédés :


Les délégués de Berne avaient reçu de leur Section, au sujet de la question des services publics, le mandat suivant, dont le Congrès de Vevey a décidé l’impression à la suite du rapport de la Section des graveurs et guillocheurs du district de Courtelary :

« Considérant que l’observation démontre que le travail perd tous les jours l’apparence du travail individuel pour se constituer en travail collectif ou social ;

« Que les services publics ne sont que cette partie du travail social qui, pour des causes qu’il serait intéressant de rechercher, s’est, la première, constituée collectivement ;

« La Section de Berne pense que la question doit être posée en ces termes :

« Quelle sera après la Révolution l’organisation du travail social ?

« Dans le cas où le Congrès jurassien aborderait la question en ces termes, les délégués de la Section combattront toute organisation par l’État ; ils repousseront l’État fédéral comme l’État centralisé[442]. »


Une assemblée populaire eut lieu l’après-midi dans la salle du Congrès. Le Bulletin en rend compte en ces termes :

« Plusieurs orateurs exposent, devant une foule nombreuse et attentive, les principes de l’Internationale. Le citoyen Beslay demande ensuite à faire quelques réserves sur les principes émis ; il n’est pas partisan de la propriété collective ; il pense que les instruments de travail peuvent et doivent être mis à la disposition de l’ouvrier au moyen du crédit. Le citoyen Élisée Reclus répond au citoyen Beslay : il dit que ce serait une duperie que d’attendre l’émancipation des travailleurs comme le résultat d’une conciliation avec la bourgeoisie ; il analyse la manière dont s’est formée la propriété individuelle, et montre que dans tous les pays elle repose sur le vol et l’exploitation ; et il conclut à l’établissement de la propriété collective, comme seul moyen de réaliser la justice et la liberté. Des applaudissements enthousiastes accueillent ce discours.

« Après une discussion assez vive et très intéressante, la résolution suivante, qui avait été votée il y a cinq ans dans un meeting tenu à Vevey le 8 mai 1870, est présentée à l’approbation de l’assemblée :


Le meeting de Vevey déclare que, pour établir l’égalité entre les hommes, il faut que chaque travailleur soit mis en possession de ses instruments de travail par la propriété collective. Pour le moment, le meeting recommande, comme moyen d’arriver à la constitution de la propriété collective, de travailler, en dehors de toute alliance avec les partis politiques, quels qu’ils soient, à la création de caisses de résistance dans tous les corps de métier et à leur fédération sans distinction de frontières et de nationalité[443].


« Cette résolution fut votée à l’unanimité moins une voix[444].

« L’assemblée s’occupa aussi du massacre d’ouvriers accompli à Goschenen, dont la nouvelle venait d’arriver. Une résolution flétrissant le gouvernement du canton d’Uri fut adoptée à l’unanimité ; et un citoyen de Vevey, sous-officier[445] dans l’armée fédérale, proposa qu’il fût fait un tableau des noms des membres du gouvernement d’Uri et des militaires qui ont tiré sur les ouvriers, et que ce tableau fût affiché partout, afin de vouer ces noms à l’exécration publique. »

Je parlerai tout à l’heure du triste événement qui a conservé, dans les annales de la Suisse, le nom de massacre de Goschenen.

Après le meeting, il y eut soirée familière, avec discours, musique et chansons socialistes. Le peintre Gustave Courbet, qui habitait Vevey depuis 1872, vint se joindre à nous ; je ne le connaissais pas encore, et je considérais avec curiosité ce colosse bon enfant, qui s’assit, avec deux ou trois camarades amenés par lui, à une table bientôt chargée de bouteilles ; il nous chanta tout le soir, sans qu’on l’en priât, de sa rude voix de paysan, de rustiques et monotones mélodies franc-comtoises qui, à la longue, finirent par nous « raser », comme disait un autre communard qui ne l’aimait pas.

Le lundi matin, dernière séance du Congrès. La proposition, faite par la Fédération espagnole, de supprimer le Congrès général de 1875, fut adoptée à l’unanimité. Il fut décidé de créer, pour développer le goût de la lecture et de l’étude, une bibliothèque fédérale, et un règlement fut adopté à cet effet. Le siège du Comité fédéral fut maintenu à la Chaux-de-Fonds pour l’année 1875-1876 ; l’administration du Bulletin fut maintenue au Locle.

Le nouveau comité fédéral fut élu par la Section de la Chaux-de-Fonds dans sa séance du 17 août 1875 ; il fut composé comme suit : Numa Brandt, secrétaire correspondant ; Henri Felber, secrétaire des séances ; Frédéric Graisier, caissier ; Albert Nicolet, archiviste ; Ferdinand Wittwer, membre adjoint.


Les ouvriers, presque tous italiens, occupés au percement du tunnel du Gothard, du côté de Goschenen, sur le territoire du canton d’Uri, s’étaient mis en grève le 27 juillet, au nombre d’environ deux mille. Ils demandaient que les vingt-quatre heures de la journée fussent réparties, non plus entre trois, mais entre quatre équipes, dont chacune n’aurait par conséquent à travailler que six heures ; car huit heures consécutives de travail dans le gouffre noir et brûlant du tunnel, au milieu d’une fumée aveuglante, étaient une tâche au-dessus des forces humaines. En outre, l’entrepreneur, lorsqu’il remettait, avant la fin du mois, des à-compte aux ouvriers sur leur paie, leur donnait non de l’argent, mais des bons en papier ; et comme les aubergistes et marchands n’acceptaient ce papier qu’en déduisant un escompte, les travailleurs se voyaient obligés, s’ils ne voulaient pas subir cette perte, d’acheter leurs vivres et autres objets de consommation dans les magasins de l’entreprise ; cette obligation, source d’une nouvelle exploitation, leur pesait, et ils désiraient s’en affranchir : ils demandaient en conséquence que la paie eût lieu tous les quinze jours et non tous les mois, et fût faite toujours en argent et non en bons ; ils réclamaient en outre une augmentation de salaire de cinquante centimes par jour.

L’interruption des travaux était au plus haut point préjudiciable aux intérêts de l’entrepreneur, Louis Favre, de Genève, qui devait achever le percement du tunnel dans un délai donné, sous peine d’énormes amendes, et qui se trouvait déjà en retard de plusieurs mètres sur l’avancement normal ; à tout prix, fût-ce en versant du sang, il fallait obliger les grévistes à reprendre le travail immédiatement. Favre, accouru d’Airolo, se rend à Altorf pour réclamer l’intervention armée du gouvernement d’Uri. Comme celui-ci hésitait devant les frais qu’occasionnerait une levée de troupes, l’entrepreneur offre de l’argent ; son offre est acceptée, et aussitôt l’huissier cantonal réunit une trentaine de volontaires, qu’on habille d’uniformes, qu’on arme de fusils, et qu’on expédie en voiture à Goschenen, sous le commandement de l’adjudant de police d’Altorf. La petite troupe arriva à Goschenen le mercredi 28 dans l’après-midi ; les grévistes étaient calmes, et n’avaient commis aucune violence ; un certain nombre étaient groupés devant l’entrée du tunnel. Les militaires firent une charge à la baïonnette pour dissiper le rassemblement inoffensif ; voyant les baïonnettes croisées contre eux, les ouvriers, sans armes, se défendirent à coups de pierres ; alors les militaires ouvrirent sur la foule un feu nourri, qui en peu d’instants dispersa les grévistes. Il y avait quatre morts, une dizaine de blessés ; la troupe fit en outre treize prisonniers, qui, liés deux à deux, furent conduits à Altorf, et enfermés là dans la maison de force. Le gouvernement uranais envoya le lendemain, comme renfort, un détachement de cent hommes. Terrorisés, une partie des grévistes reprirent le travail ; les autres quittèrent le pays.

Il y eut chez tout le peuple travailleur une explosion d’indignation lorsqu’on connut l’exploit accompli par les guerriers d’Uri pour la défense des intérêts de M. Louis Favre. « Une chose manquait encore, écrivit le Bulletin (n° 32), aux gouvernants de la Suisse républicaine pour marcher complètement de pair avec ceux des pays monarchiques : un massacre d’ouvriers. Le massacre a eu lieu. Désormais, à côté des sanglantes fusillades de l’Épine, d’Aubin, de la Ricamarie, on pourra placer la fusillade de Goschenen. » Des assemblées de protestation se réunirent de toutes parts, et votèrent des ordres du jour de flétrissure à l’égard des assassins. Une souscription fut ouverte dans la Fédération jurassienne pour venir en aide aux familles des victimes (elle produisit 629 fr.45[446]). La presse bourgeoise, elle, se montra unanime, sauf deux ou trois exceptions, à féliciter les massacreurs. Le Nouvelliste vaudois, journal radical, après avoir affirmé que les ouvriers du tunnel étaient très bien payés et n’avaient aucun motif de plainte, ajoutait : « En général, on reconnaît la louable énergie déployée par le gouvernement d’Uri ; avec peu de monde, peu d’embarras, peu de frais et très promptement, il a terminé cette affaire ». Un autre journal radical, le Confédéré de Fribourg, écrivit : « Les trente miliciens n’ont fait qu’obéir à un ordre et remplir leur devoir ». On put constater chez les exploiteurs grands et petits une attitude cynique qui, à juste titre, provoqua l’exaspération des socialistes :


Quant aux bons bourgeois, conservateurs ou radicaux, qu’on entend deviser derrière une chope ou une absinthe dans les cercles et les cafés, ils sont unanimes à témoigner leur parfaite satisfaction au sujet du sang versé. — C’est bien fait ! Voilà ce que vous entendez partout.

Ah ! c’est bien fait, messieurs les bourgeois ? Vous trouvez qu’il faut tuer les ouvriers pour leur apprendre à vivre ? Soit : nous nous souviendrons que c’est vous, les premiers, qui avez fait appel à la violence ; et un jour viendra peut-être où nous dirons à notre tour en parlant de vous : C’est bien fait[447] !


Dans son numéro du 22 août, le Bulletin publia un article nettement antimilitariste, envoyé par un correspondant neuchâtelois, qui disait :


Tous les ouvriers qui font partie de l’armée suisse devraient se tenir le raisonnement suivant :

Le rôle que la discipline militaire nous fait jouer peut devenir d’un instant à l’autre celui d’assassins de grand chemin. Qui sait ? demain peut-être mon père ou mon frère seront forcés de se mettre en grève pour défendre leur paie, et alors, au moindre bruit, on me fera endosser mon uniforme et on me commandera de tirer sur eux ; ou bien ce sera moi qui ferai grève, et ce sera mon frère qui me fusillera !

Si les ouvriers suisses qui font partie de l’armée fédérale ne veulent pas descendre au rang des mercenaires des armées permanentes, qu’on soûle d’eau-de-vie et qui ensuite fusillent le peuple qui les nourrit, il faut que ces ouvriers protestent avec la dernière énergie contre le massacre de Göschenen et déclarent bien haut qu’ils ne souffriront pas qu’on transforme nos milices en un aveugle instrument de répression dirigé contre la classe ouvrière.


La Fédération des graveurs et guillocheurs, sous l’inspiration de quelques-uns de ses plus énergiques militants, voulut qu’on ne se bornât pas à des protestations platoniques ; elle demanda qu’on se concertât pour aviser à des mesures pratiques, et adopta, dans une assemblée générale, la résolution suivante :


L’assemblée des graveurs et guillocheurs tenue à Auvernier, le 5 septembre 1875, déclare se joindre aux protestations qui ont surgi des différentes organisations ouvrières contre la fusillade des ouvriers du Gothard, et invite le Comité central de la fédération, pour le cas où l’intervention militaire se renouvellerait en cas de grève, à provoquer une entente entre les organisations ouvrières en Suisse, sur l’attitude à prendre par la classe ouvrière au cas d’un pareil événement.


Le Comité central de la Fédération des graveurs et guillocheurs (qui était placé cette année-là au Val de Saint-Imier), se conformant au mandat qu’il venait de recevoir, adressa à toutes les organisations ouvrières de la Suisse un appel pour les inviter à se concerter en vue d’une action commune. « Nous vous proposons, disait-il, une entente formelle pour l’attitude générale à prendre en cas d’intervention militaire dans les cas de grève. Si vous êtes prêts à seconder notre initiative, nous vous invitons à donner mandat au comité central ou fédéral de chaque organisation de s’entendre avec nous sur les démarches à faire pour aboutir à un résultat pratique. » Nous verrons plus loin quel accueil cet appel reçut de la part de l’Arbeiterbund.

Vingt jours après le vote de la résolution du Congrès des graveurs et guillocheurs, « l’intervention militaire se renouvelait » : c’était à Reigoldswyl (Bâle-Campagne). Deux ou trois cents ouvriers, employés eux aussi au percement d’un tunnel, sur une ligne du Central suisse, réclamaient leur salaire arriéré, que l’entrepreneur n’avait pas payé depuis longtemps : ils se présentèrent en masse, le samedi 25 septembre, aux bureaux de l’entreprise ; le gouvernement cantonal, prévenu par télégramme, autorisa le Conseil communal à mettre sur pied la milice pour « rétablir l’ordre » ; et on faillit voir se renouveler le drame sanglant de Göschenen. Heureusement les ouvriers, gardant tout leur sang-froid, quittèrent Reigoldswyl, laissant les miliciens tout seuls, et se rendirent en colonne paisible au chef-lieu, Liestal, pour y exposer leur affaire. Le gouvernement, les voyant si pacifiques, n’osa pas répondre par des coups de fusil à leur modeste requête : il invita la Compagnie à faire droit aux réclamations des ouvriers, et ceux-ci, après avoir reçu chacun un à-compte de trois francs, s’en retournèrent le dimanche aussi paisiblement qu’ils étaient venus, et reprirent le travail le lundi.

Vers la fin d’août, la « Section de propagande » de Berne, à la suite de circonstances que j’ai oubliées et de difficultés d’ordre intérieur, prononça sa dissolution ; mais elle se réorganisa immédiatement sous le nom de « Section de Berne » .

Le 12 septembre eut lieu à Bienne une réunion ouvrière à laquelle assistèrent des délégués de Berne et de Sonvillier ; elle eut pour résultat la reconstitution d’une section dans cette ville.

Nous eûmes le regret de perdre, à cette époque, un de nos meilleurs camarades, le menuisier Samuel Rossier, de Vevey. Le dimanche 19 septembre, il se noya par accident dans le port de Montreux, en revenant du Bouveret où il était allé faire une promenade en bateau à vapeur ; il avait à peine trente-cinq ans : « D’un caractère franc et cordial, Rossier était aimé de tous ses camarades ; l’Internationale perd en lui un membre dévoué et actif, et tous ceux qui le connaissaient, un ami » (Bulletin).

Une lettre écrite par moi, le 10 septembre, à Joukovsky (momentanément émigré à Lausanne), avec lequel je continuais à correspondre de loin en loin, bien que la Section de propagande de Genève se fût séparée de la Fédération jurassienne, fera voir la manière dont j’envisageais les choses à ce moment :


Mon cher Jouk, Popof m’a remis ta lettre. Nous lui avons donné l’hospitalité comme nous avons pu. C’est par lui que j’ai appris que tu avais quitté Genève pour Lausanne. Il paraît qu’à Genève il n’y a plus rien en fait de Section, ou pas grand chose. Ce n’est pas étonnant.

Pour nous, nous continuons d’aller notre train. Sans faire de bruit, et par des moyens infiniment plus modestes qu’autrefois, nous avons gagné pas mal de terrain. Au lieu de nous battre les flancs pour amener les corporations ouvrières à faire en bloc une adhésion purement nominale à l’Internationale, nous travaillons — et nous avons réussi dans la plupart des cas — à amener à nous les hommes actifs de chaque corporation. Et je t’assure que, sans qu’il y paraisse, nous avons beaucoup plus de force réelle qu’il y a quatre ans. Le Bulletin est notre baromètre ; or, le nombre de ses abonnés va toujours en croissant.

Tu devrais, mon cher, travailler un peu autour de toi à faire connaître notre organe. J’espère que toi, du moins, tu sais voir assez clair pour reconnaître que c’est un organe purement impersonnel, et que l’esprit de coterie que les mauvaises langues nous prêtent est une absurdité gratuite.

En attendant le plaisir de te revoir, je te serre la main.

P. S. Si tu as quelques sous en poche, tâche de venir à notre réunion familière de Bienne, le dimanche 3 octobre prochain.


Nettlau a retrouvé dans les papiers de Joukovsky la minute de la réponse faite par celui-ci à cette lettre, et il en a publié l’extrait suivant : « Je prépare une brochure en français sous ce titre : La propagande socialiste-révolutionnaire en Russie. Nous tenons plus que jamais ferme au drapeau de l’Anarchie et propageons l’idée de l’abolition de tous les « généraux de la Révolution », qu’ils soient intelligents comme Bakounine ou bêtes et malhonnêtes comme Ross[448] ; du reste ce dernier doit appartenir à la classe des Jacobins, qui correspond à celle des plésiosaures ou ichthyosaures des périodes géologiques. Tu liras la brochure, tu en jugeras[449]... En fait de sections, il n’y en a pas beaucoup à Genève. Toutes celles qui appartiennent à la « fabrique » sont déroutées, anéanties, réduites à rien. Celles du bâtiment existent encore et tiennent à appartenir à l’Internationale. Mais point de manifestations, pas de journal, pas de réunions ; elles existent sans exister — c’est comme le calorique latent qui ne chauffe pas... La Section de propagande se trouve isolée, elle n’a aucune action immédiate ;... mais ce n’est pas pour Genève qu’elle travaille. »


Parmi les articles qui parurent en Variétés dans le Bulletin pendant ce trimestre, je veux citer des extraits d’un livre que de Paris m’avait envoyé, deux ans auparavant, F. Buisson : Notes morales sur l’homme et sur la société, par Georges Caumont (Sandoz et Fischbacher, 1872), et que je présentai ainsi à nos lecteurs : « L’auteur (mort depuis, croyons-nous) n’était pas un socialiste : c’était un bourgeois et un chrétien, mais l’amour de la vérité l’avait amené à renier les doctrines de l’économie officielle ». Voici, entre plusieurs, trois de ces « Notes », d’un style amèrement ironique, que le Bulletin reproduisit :

« 88. — Tout m’éloigne du socialisme. Mes instincts y répugnent, mon intérêt s’y oppose, mes préjugés m’en dégoûtent, et les socialistes me le font haïr. Une toute petite considération plaide seule au fond de ma conscience pour ce pelé, ce galeux, et elle doit paraître si faible à mes contemporains que je ne sais, en vérité, si je dois l’énoncer : c’est que le socialisme est la justice.

« 89. — Le socialisme est la justice. Il faut qu’on s’habitue à ce refrain. Pétrole, exécutions, pelotons en délire, Raoul Rigault, brutalité de la foule, bonds rugissants de la bête humaine déchaînée, l’ivresse galonnée guidant la tuerie, et la débauche en jupe versant à boire à la férocité[450] ; tout cela est vrai, tout cela hurle, sue, saigne et fume encore. Mais le socialisme est la justice.

« 93. — Aux yeux d’un homme qui est économiste, les « décès par inanition » sont tout simplement une petite colonne dans un registre de statistique. La colonne est-elle courte ? Il en ressent une joie honnête. Est-elle longue ? Il en éprouve une tristesse modérée. — Aux yeux d’un économiste qui serait homme... mais que vais-je supposer là ? »


À Lugano, Bakounine s’occupait aux travaux commencés à la villa du Besso ; il n’avait pas seulement voulu transformer le terrain de la plantation de mûriers en jardin potager et fleuriste, il faisait aussi agrandir le bâtiment d’habitation ; et il devait déjà une grosse somme à l’entrepreneur Zaviati.

En août 1875, les relations entre Bakounine et Cafiero étaient encore ce qu’elles avaient été l’hiver précédent. Voici un billet de Cafiero à Bakounine (en français) qui le prouve :


11 août 1875.

Reçu votre lettre et les deux pièces que vous me rendez, aussi bien que le paquet de livres pour Ross. Je lui expédierai ce paquet lorsque j’aurai son adresse. Car il n’est plus à Zürich ; il est en Herzégovine avec beaucoup de Serbes et Russes, d’où il écrira des correspondances pour le Bulletin. Je n’ai pas défait le paquet, et je le lui enverrai tel qu’il se trouve, en y ajoutant son adresse. S’il faut faire autrement, veuillez bien me le dire. Je vous envoie ci-jointe la souscription pour les condamnés de Rome. Salut. — Carlo.


Ross, en effet, comme le dit ce billet de Cafiero, avait quitté Paris au commencement de juillet 1875 ; par Zürich, Munich et Agram, il était allé en Hertségovine, afin d’y prendre part à l’insurrection qui avait éclaté dans ce pays contre les Turcs. Kraftchinsky l’y rejoignit. Ils n’y restèrent que deux mois.

Sur ces entrefaites, Malatesta, remis en liberté, se rendit (voir p. 288) auprès de Cafiero, à la Baronata, où il passa trois ou quatre jours (seconde moitié d’août). Il fit ensuite une visite à Bakounine, qui lui parut bien changé (interrogé vingt ans plus tard à ce sujet par Nettlau, Malatesta résuma son impression en disant que Bakounine, à Lugano, en août 1875, était « en décomposition »). Cafiero et Bakounine parlèrent à Malatesta l’un de l’autre sur un ton amical : la colère était passée, et le rapprochement, désormais, ne devait plus tarder à se produire.

Les embarras financiers de Bakounine étaient toujours grands. Le 17 août, on le voit essayer d’emprunter 300 fr. à Bellerio, auquel il écrit (en français) : « Avant d’aller en paradis, il faut passer par le purgatoire, dit-on. Il en est ainsi pour nous. À la veille de devenir riches, puisque Sophie est sur le point de vendre notre forêt, si elle ne l’a pas déjà vendue, nous restons ici sans le sou. » Bellerio lui envoie tout ce dont il peut disposer, soixante francs ; Bakounine les refuse (21 août), puis se ravise et les accepte (22 août), en écrivant : « J’aurai des paiements à faire et je n’ai pas le sou ; ce ne sera pas pour longtemps, je t’assure, car les portes du paradis sont déjà ouvertes, et nous les entrevoyons d’assez près ». Enfin il obtient de Gambuzzi, le 9 septembre, un prêt de 3400 fr., qu’il comptait rembourser, ainsi qu’un prêt antérieur de 2200 fr., sur le prix de la coupe de la forêt de Priamoukhino.

Lorsqu’ils s’étaient rendus en Hertségovine, Ross et Kraftchinsky avaient pensé que l’insurrection avait ou pourrait prendre un caractère socialiste. Bientôt désabusés, ils quittèrent ce pays et vinrent en Suisse en septembre, ils s’arrêtèrent à Locarno, chez Cafiero, et passèrent quelques jours avec lui ; de là ils allèrent à Lugano visiter Bakounine, que Ross n’avait pas revu depuis le 25 septembre 1874, et que Kraftchinsky ne connaissait pas encore. Bakounine les accueillit amicalement tous les deux ; leurs entrevues eurent lieu au café (c’était là que Bakounine recevait habituellement ses visiteurs, à Lugano). Nettlau a enregistré (note 3814) le témoignage de Kraftchinsky, communiqué par Pierre Kropotkine, au sujet de cette visite : « Bakounine avait beaucoup impressionné Kraftchinsky, qui avait gardé de lui un profond et excellent souvenir. Son immense intelligence l’avait surtout frappé. » Ross se rendit ensuite à Genève, où il se fixa, et d’où il vint me voir[451]. Dans le Bulletin du 10 octobre, je publiai les lignes suivantes : « Un de nos amis, qui a passé quelque temps chez les insurgés de l’Herzégovine, nous communique l’impression qu’il en a rapportée. Le mouvement, dit-il, a deux mobiles essentiels : le fanatisme religieux et l’amour du pillage. Les insurgés sont de véritables troupes de brigands, qui brûlent les villages et égorgent tout ce qu’ils rencontrent. C’est se faire illusion que de croire ces gens-là capables d’accomplir une révolution sérieuse. Si la population de la Serbie se mettait de la partie, ce serait différent, car il y a là des éléments socialistes. » — Quant à Kraftchinsky, je ne sais pas ce qu’il devint, durant l’année qui suivit son retour de la Herzégovine. Nous le retrouverons, vers la fin de 1876 ou au commencement de 1877, dans le midi de l’Italie, où il s’était rendu avec Mme Volchovskaïa gravement malade.

Si Bakounine se croyait à la veille de sortir de la détresse financière dans laquelle il se trouvait depuis un an, et « entrevoyait les portes du paradis d’assez près », Cafiero, lui, définitivement ruiné, et ne pouvant continuer à vivre à la Baronata faute de ressources, avait été obligé de se mettre en quête d’un emploi qui lui donnât de quoi manger. En septembre 1875, il crut avoir trouvé ce qu’il lui fallait : il s’était abouché avec un photographe de Milan, qui lui promit de le prendre comme employé. En conséquence, il décida de quitter la Baronata[452] pour se rendre à Milan ; sa femme voulait, de son côté, retourner en Russie pour s’y consacrer à la propagande. Le mobilier de la Baronata, qui allait devenir ainsi en partie disponible, pouvait être utile à Bakounine pour sa villa de Lugano ; on a vu que celui-ci, dès septembre 1874, s’était « entendu avec Cafiero pour lui acheter tous les meubles, ustensiles et linges de la Baronata dont il aurait besoin » (p. 235). C’est probablement cette question de mobilier, sur laquelle il était difficile de s’expliquer autrement que sur place, qui détermina Bakounine à rendre visite à Cafiero, et amena ainsi le rapprochement que tous deux souhaitaient et dont l’occasion ne s’était pas encore présentée. Quoiqu’il en soit, vers la fin de septembre, Bakounine, encouragé à cette démarche par les visites qu’il venait de recevoir successivement de Malatesta et de Ross, se rendit — seul — de Lugano à la Baronata. Il y fut reçu affectueusement par Cafiero et par sa femme (celle-ci ignorait, comme je l’ai déjà dit, le refroidissement momentané qui s’était produit entre son mari et Bakounine), et il y resta plusieurs jours. Cette visite rétablit, entre les deux amis, les relations sur l’ancien pied, et le tutoiement recommença. Sur la question du mobilier, on se mit facilement d’accord : Cafiero se réserva seulement quelques meubles, parce qu’il voulait conserver à la Baronata un pied-à-terre. Bakounine, de retour à Lugano, s’employa obligeamment à faciliter à Lipa l’obtention d’un passeport pour la Russie (lettre à Adolphe Vogt du 2 octobre 1875). Une lettre de Cafiero, du 9 octobre, commençant par « Mon cher Michel », annonce qu’il a reçu de Berne le passeport de Lipka, et que leur départ à tous deux est fixé au surlendemain ; il donne la liste des meubles qu’il pourra céder à Bakounine, et termine par ces mots : « Je t’embrasse avec Lipa et Filippo[453] ». Le 10, Cafiero et sa femme écrivent chacun à Bakounine un billet d’adieu ; celui de Lipa, en russe, très chaleureux, commence par les mots « Bien cher petit père Michel Alexandrovitch » ; voici le billet de Cafiero, en français, écrit au verso de celui de sa femme :


10 octobre.

Nous recevons, Michel, ta dernière lettre. Pourquoi me devrais-je refuser à me rencontrer avec Mme Antonie ? Au contraire, je serais bien aise, si je pouvais lui être utile à Milan. Je t’écrirai, Michel, aussitôt arrivé là-bas. Je t’embrasse, Michel, je t’embrasse bien fortement, je t’embrasse encore.


On peut deviner, par ce billet, que Bakounine avait exprimé le désir que Cafiero et sa femme lui rendissent visite à leur tour, avant de partir, et avait laissé voir qu’il craignait un refus à cause de la présence de Mme Bakounine à Lugano. La visite eut lieu. Mme Olympia Cafiero-Koutouzof m’a écrit (2 septembre 1907), en réponse à une question à ce sujets ce qui suit :


Avant mon départ pour la Russie, nous sommes allés à pied à Lugano, Carlo et moi, avec deux ou trois amis, dont Filippo Mazzotti, faire nos adieux à Bakounine. Avant cela, Bakounine était venu passer quelques jours à la Baronata. Nos rapports étaient les meilleurs. De Lugano nous revînmes à la Baronata. Ensuite je partis pour la Russie, et Carlo m’accompagna jusqu’à Milan, où il resta.


Cafiero ne devait revenir en Suisse qu’en octobre 1876, quatre mois après la mort de Bakounine.




XIII


D’octobre à décembre 1875.


Pour l’Espagne, je ne trouve, dans ce trimestre, qu’une seule indication : il s’agit de la façon dont s’y prit le gouvernement alphonsiste pour détourner la menace d’une insurrection républicaine.

« On s’attendait en Espagne il y a quelques semaines, écrit le Bulletin du 17 octobre, à un mouvement républicain ; tout le pays était dans la plus grande fermentation... Comment conjurer un semblable péril ? Les conseillers d’Alphonse ont trouvé un moyen bien simple. Ils ont mis en avant la question du suffrage universel. « On a fait courir le bruit, » se sont-ils écriés, « que le gouvernement voulait supprimer le suffrage universel et rétablir le cens électoral ; rassure-toi, peuple : le suffrage universel sera maintenu. » Et à l’ouïe de cette seule promesse, le peuple s’est apaisé, le gouvernement a pu dormir tranquille, et les quelques républicains qui ont voulu essayer quand même une levée de boucliers en Andalousie se sont trouvés complètement isolés. Voilà un nouvel exemple de ce que vaut le suffrage universel pour la liberté d’un peuple. »


D’Italie, également, les nouvelles furent rares pendant les derniers mois de 1875 ; Cafiero, qui travaillait, comme je viens de le dire, chez un photographe à Milan, cessa, durant son séjour dans cette ville, de nous envoyer des correspondances. La Plebe, de Bignami, se transporta, au commencement de novembre, de Lodi à Milan, et s’y transforma en un quotidien de grand format : le Bulletin salua avec cordialité l’agrandissement de ce journal, en souhaitant « de se trouver toujours d’accord avec lui, tant sur les principes généraux que sur les questions d’application et de pratique révolutionnaire ». Et en effet, pendant quelques mois, le directeur de la Plebe sembla être devenu franchement de nos amis. J’empruntai à son journal (Bulletin du 19 décembre) un article très décidé, intitulé I tempi non sono maturi (Les temps ne sont pas mûrs), qui faisait voir, disais-je, « que les idées défendues par les socialistes italiens sont bien les mêmes que les nôtres ». Cet article signalait comme les plus grands ennemis du progrès les faux libéraux, les modérés, ceux qui acceptent toutes nos idées, mais seulement comme idées, en répétant, pour s’opposer à toute tentative de réalisation pratique, que les temps ne sont pas mûrs ; et le journaliste de la Plebe[454] ajoutait : « Oui, les temps sont mûrs. Nous le prouverons, en secouant tous ensemble nos chaînes. On entendra un grand fracas, — et alors, à ce bruit libérateur, on verra s’éclipser tous ceux, qui voulaient maintenir l’humanité sous le joug, tous ceux qui prétendaient que les temps n’étaient pas mûrs. »

Mais l’intrigue tramée dans l’ombre, depuis quelque temps déjà, par un groupe de vaniteux mécontents, dont j’ai parlé, allait éclater au grand jour. MM. Lodovico Nabruzzi et Tito Zanardelli, alliés à B. Malon, qui déjà commençait à se poser en chef d’école[455], publièrent à Lugano, à la fin de 1875, un Almanacco del proletario : ils y levaient l’étendard de la discorde. Le Bulletin, d’une main rude, démasqua les intrigants dans l’article suivant :

« Il a paru à Lugano, sous le titre d’Almanacco del proletario per l’anno 1876, une brochure qui n’est qu’une machine de guerre dirigée contre l’organisation actuelle de l’Internationale en Italie. L’article principal, dû à la plume de M. L. Nabruzzi, cherche à jeter de la méfiance sur les membres les plus dévoués du parti socialiste italien, sur ceux qui ont figuré dans les procès de Florence et de Trani, ou qui sont encore dans les prisons du gouvernement à Bologne... Les hommes qui cherchent en ce moment à ruiner l’organisation du socialisme en Italie pour satisfaire de misérables rancunes personnelles sont pour nous des ennemis, et nous les traiterons comme tels. Nous avons vivement regretté de voir les noms de Malon et de Joseph Favre[456] associés à ceux de MM. Zanardelli et Nabruzzi dans l’almanach en question, et nous espérons qu’une fois la lumière faite sur l’intrigue ourdie à Lugano, ils sauront répudier toute solidarité avec de semblables manœuvres. Quant à nos amis de Belgique, dont la bonne foi a été surprise, nous les mettons en garde pour l’avenir contre les agissements de nos adversaires communs. » (Bulletin du 30 janvier 1876.)


Un rapport rédigé par M. Nicolas Ducarre, député républicain de Lyon, au nom d’un comité parlementaire nommé en 1872 pour faire une enquête sur la situation des employeurs et des employés, fut publié en novembre 1875. Ce rapport, qui laissait de côté l’agriculture et les professions dites libérales, constatait qu’il y avait en France, pour les mines, carrières, etc., 14.117 maîtres et 164.819 ouvriers ; pour les grandes usines, manufactures et ateliers, 183.227 maîtres et 1.420.006 ouvriers ; pour la petite industrie, 596.776 patrons et 1.000.144 ouvriers. La loi de 1791 qui défendait toute espèce d’entente et d’action collective, tant aux maîtres qu’aux ouvriers, avait été maintenue jusqu’en 1868. À cette époque, la loi Émile Ollivier avait autorisé les employeurs et les ouvriers à former des syndicats. À Paris, « les premiers, dit M. Ducarre, ont formé environ cent chambres syndicales avec un comité central, et ont dans la presse un organe spécial ; mais les soixante ou quatre-vingts chambres syndicales ouvrières n’ont pas encore été autorisées à former un comité central ». M. Ducarre nie qu’il existe un antagonisme entre les intérêts des salariés et ceux des employeurs : « Le comité a vainement cherché, sans le trouver, cet état d’hostilité permanente affirmé par les partisans du rétablissement des corporations » (c’est-à-dire par les partisans des syndicats ouvriers). Il ne faut pas, ajoute-t-il, que les salariés prétendent interposer des groupements professionnels entre eux et leurs patrons, car « les manufacturiers ont unanimement déclaré que tout syndicat ou tout autre intermédiaire empêcherait l’entente entre les employeurs et les employés et accroîtrait la défiance et les préjugés mutuels ». La solution de toutes les difficultés sociales se trouve dans la liberté, — bien entendu, dans ce genre de « liberté » qui ne peut profiter qu’au patron. « Est-il possible de régler le travail sans arrêter immédiatement la science, le progrès, les perfectionnements et les découvertes ? En présence de notre histoire industrielle de quinze siècles, votre comité répond : Non… La liberté du travail laisse à tous les citoyens français, ouvriers ou maîtres, le pouvoir de régler leurs relations de métier comme il leur plaît. Elle défend à toute collectivité, quels que soient son nom, sa forme, son origine, de se substituer (! !) à leur initiative personnelle. Les lois… doivent respecter par-dessus tout la liberté individuelle absolue du travail. »

Telles étaient les conceptions économiques des législateurs républicains de 1875.

Le Bulletin du 28 novembre reproduisit un récit de la mort de Flourens, d’après une lettre écrite de Nouvelle-Calédonie par Amilcare Cipriani[457] à Bignami ; celui-ci l’avait communiquée à Malon, qui la publia dans le Mirabeau. Le récit de Cipriani rectifiait les versions erronées, publiées antérieurement, des divers incidents qui accompagnèrent l’assassinat de Flourens par le capitaine de gendarmerie Desmarets.

Il y eut, dans les derniers jours de 1875, une polémique, dans le Bulletin, entre le « général » Cluseret, qui habitait Genève, et Gustave Lefrançais. Celui-ci nous avait écrit une lettre, que je publiai (no 48) sans signature, où il mettait en doute la sincérité du socialisme de « l’illustre général ». Cluseret répondit (no 50) : « En ce qui concerne mes convictions socialistes, elles sont, j’en suis sûr, un peu plus solides et un peu plus éprouvées que celles de votre correspondant anonyme » ; ce à quoi je répliquai : « Notre correspondant est un socialiste éprouvé, dont les convictions datent de juin 1848, c’est-à-dire d’une époque où le citoyen Cluseret, à la tête du 23° bataillon de la garde mobile, enlevait aux insurgés onze barricades et trois drapeaux et gagnait à cet exploit la croix d’honneur ». Lefrançais nous écrivit une seconde lettre, qui parut signée de son nom, où il insistait et précisait (no 51). Cluseret, à son tour, reprit la plume (no 3 de 1876), et voulut justifier sa conduite en juin ; à propos des actes d’un membre de la Commune, qu’il critiquait, il écrivit : « Ceci est un peu plus grave que de tirer sur des bonapartistes en juin 1848 ». Ce mot mit fin à la polémique ; pour se blanchir, Cluseret accusait de bonapartisme les prolétaires parisiens massacrés par lui et ses pareils : il était jugé.


En Belgique, l’organisation commencée parmi les mineurs des environs de Liège par la Section internationale de cette ville se complétait, et dans un congrès, le 14 novembre, fut constituée la fédération des mineurs du bassin de Seraing.

Comme moyen de propagande socialiste, les Belges eurent recours, ainsi que nous l’avions fait, à l’almanach : les Flamands publièrent à Gand De Vlaamsche Lantaarn (la Lanterne flamande) ; les Wallons, à Liège, l’Almanach socialiste[458]. En même temps, César De Paepe commençait, sous les auspices de la Chambre du travail de Bruxelles, une série de conférences sur l’économie sociale, et un journal hebdomadaire, l’Économie sociale, se fondait pour en publier le compte-rendu.

À Noël eut lieu à Verviers le Congrès de la Fédération belge. Ainsi qu’il avait été décidé en mai au Congrès de Jemappes, le Conseil régional fut placé pour 1870 à Anvers, et la Fédération eut désormais deux organes officiels, le Werker (en flamand) à Anvers et le Mirabeau à Verviers.


En Grande-Bretagne, le huitième Congrès des Trade Unions se réunit du 11 au 10 octobre à Glasgow (Écosse) ; notre correspondant (P. Robin) signala l’optimisme étonnant du secrétaire du Comité parlementaire : ce fonctionnaire avait osé dire que, grâce aux récents travaux du Parlement, les ouvriers n’étaient plus soumis à un code exceptionnel, et que l’œuvre de l’émancipation était pleine et complète, — phrase qui ne laissa pas de soulever des protestations ; un des cinq ébénistes qui avaient fait un mois de prison déclara tenir de bonne source qu’il pourrait être enfermé pour le même motif aussi bien sous la nouvelle loi que sous l’ancienne. M. Macdonald, député ouvrier, essaya, dans un toast porté au banquet, de justifier l’existence de la Chambre des lords, ce qui provoqua des éclats de rire ironiques ; mais quant à la Chambre des Communes, le Congrès, la jugeant un instrument utile à employer, vota une résolution disant qu’il était du devoir des Trade Unions de saisir toute occasion d’envoyer au Parlement des hommes de leur classe.


En Allemagne, à signaler des perquisitions à Berlin chez divers socialistes, et un grand discours de Liebknecht au Reichstag, disant que les triomphes militaires et diplomatiques remportés par les hommes d’État allemands avaient abouti au plus lamentable fiasco, et placé l’Allemagne dans la situation la plus précaire et la plus embarrassée où elle se fût jamais trouvée. Le Bulletin ne ménagea pas les éloges à ce discours, « où la politique bismarckienne était flagellée de main de maître ».


En Autriche, seize ouvriers qui, pour avoir pris part au Congrès socialiste de Marchegg, avaient été poursuivis sous l’inculpation de participation à une société secrète, furent acquittés (octobre) par le tribunal de Brunn. À Gratz, le Dr Tauchinsky et quelques autres socialistes, inculpés de haute trahison, furent condamnés (décembre) à des peines légères, après des débats qui montrèrent en Tauchinsky un intrigant, qui avait cherché à entrer en relations avec le comte Hohenwart, chef du parti clérical : « Tauchinsky — écrivit la Tagwacht — n’est plus pour le socialisme qu’un homme mort, tout comme Oberwinder[459], qui avait voulu, lui, vendre les ouvriers aux libéraux. Les intrigues au moyen desquelles toute sorte de coquins ont réussi depuis des années à égarer les crédules et confiants ouvriers de l’Autriche sont un triste exemple de la corruption qui règne dans ce pays, où un grand et beau mouvement ouvrier s’est trouvé trahi et paralysé par des gredins. »


En Danemark, les membres de vingt-sept associations ouvrières de Copenhague, émus des souffrances endurées par les déportés de la Commune en Nouvelle-Calédonie, voulurent essayer d’intervenir en leur faveur : ils adressèrent, le 30 septembre, au ministre de France en Danemark une « protestation énergique et indignée contre la manière révoltante dont la France traite ces malheureux prisonniers », en lui demandant de la faire parvenir à son gouvernement. Si l’on pouvait critiquer le mode employé pour cette démarche, le sentiment qui l’avait dictée faisait honneur aux ouvriers danois, et le Bulletin (7 novembre) publia in-extenso leur protestation.


En Grèce, un journal socialiste, l’Ergatis (Ἑργἅτης, le Travailleur), rédigé par P. Panas, venait de voir le jour à Athènes (décembre). Quoique ce journal fût d’un socialisme encore très hésitant, et parût préoccupé surtout de questions parlementaires, le Bulletin lui adressa un souhait de bienvenue et accepta de faire l’échange avec lui.


Une lettre de notre correspondant russe (Bulletin du 14 novembre) disait que le procès-monstre annoncé par les journaux n’aurait probablement pas lieu, et que le gouvernement enverrait tout simplement les détenus en exil par décision administrative. Il ajoutait, après avoir rapporté le suicide d’un prisonnier politique, des réflexions sur la transformation qui lui paraissait nécessaire dans la tactique des révolutionnaires :

« Le gouvernement russe — disait-il — est impitoyable à l’égard de ses adversaires ; les socialistes russes le doivent être de même à l’égard de ce gouvernement. Tant qu’ils se borneront à faire simplement de la propagande, leur cause ne gagnera rien ou peu de chose ; et je vais montrer que se cantonner exclusivement sur ce terrain, c’est faire un mauvais calcul. En effet : le propagandiste russe doit être nécessairement un homme très audacieux, car faire de la propagande socialiste en Russie, c’est bien autre chose que de la faire en Suisse, en Belgique ou en Allemagne ; en Russie, on risque d’être envoyé pour une dizaine d’années aux travaux forcés ou de périr dans un cachot. Le propagandiste russe ne peut donc manquer d’audace : et alors, pourquoi se bornerait-il à la propagande ? On arrivera nécessairement, si l’on n’est pas déjà arrivé, à se poser cette question ; et on la résoudra dans ce sens qu’il faut venir en aide à toutes les grèves et émeutes, les provoquer même, et cela à main armée. Mourir en défendant ses idées vaut dans tous les cas mieux que de se suicider dans une cellule par suite de mauvais traitements. »

Ce raisonnement devait conduire bientôt à l’idée de ce qu’on a appelé la « propagande par le fait », et, plus tard, à celle des représailles, des actes de terrorisme, qui devait prendre corps en 1879 par l’organisation du célèbre « Comité exécutif ».

Une correspondance d’Irkoutsk insérée en décembre dans le journal Vpered, de Londres, et reproduite par le Bulletin, raconte une tentative faite pour faire évader Tchernychevsky. Un inconnu se présenta à l’ispravnik de Vilnisk, et lui présenta un ordre écrit du chef de la gendarmerie d’avoir à remettre au porteur la personne de Tchernychevsky pour le transfert du condamné à Blagovestchensk. L’ispravnik eut de la méfiance, et envoya l’inconnu au gouverneur de Irkoutsk, accompagné de deux cosaques ; chemin faisant, l’inconnu tua l’un de ses gardes et blessa l’autre, mais, ne connaissant pas les chemins du pays, il tomba entre les mains de l’autorité, qui l’envoya prisonnier à Saint-Pétersbourg. C’était Mychkine, qui devait figurer en 1877 dans le procès des Cent-quatre-vingt-treize.


Nous reçûmes, en décembre, de Smédérévo (Semendria), en Serbie, un journal intitulé Narodna Vola (la Volonté du peuple), et ensuite une lettre qui nous demandait de prier divers organes de l’Internationale de faire l’échange avec ce journal : « Aidez-nous, frères, disait-elle, par votre concours moral, à marcher dans cette voie qui mène au triomphe de notre cause commune ». Le Bulletin publia la lettre.


À l’autre bout du monde, en des pays avec lesquels nous n’avions eu jusqu’alors aucun rapport, se révélait à nous l’existence de mouvements socialistes déjà anciens, dont les militants demandaient à entrer en relations avec nous. Du Mexique nous arrivait un journal hebdomadaire, le Socialista, qui en était à sa cinquième année de publication et tirait à 3400 exemplaires. Dans ce journal, nous lisions un appel d’une Section de l’Internationale fondée à Montevideo (Uruguay), engageant les ouvriers de cette ville à entrer dans notre Association. Nous ne manquâmes pas de nous mettre en correspondance avec les socialistes mexicains et avec ceux de l’Uruguay.

À Montréal (Canada), il y eut le 17 décembre, devant l’hôtel de ville, une grande manifestation d’ouvriers sans travail ; le maire congédia les manifestants avec des assurances de sympathie. Le lendemain les affamés revinrent, réclamant autre chose que des paroles : la police les chargea à coups de casse-têtes, fit de nombreuses arrestations, et dispersa la foule. (Bulletin du 23 janvier 1876.)


Les élections au Conseil national suisse devaient avoir lieu le 31 octobre 1875, et l’Arbeiterbund avait chaleureusement engagé les ouvriers suisses à faire tous leurs efforts pour assurer le triomphe de candidats disposés à élaborer une bonne loi sur les fabriques. Dans son numéro du 3 octobre 1875, le Bulletin exposa en ces termes notre point de vue :


Pour nous, notre ligne de conduite est bien plus simple et plus réellement pratique. Nous n’attendons rien des prétendues réformes que daignerait nous octroyer une assemblée législative bourgeoise ; nous attendons tout du mouvement révolutionnaire qui, dans un avenir plus ou moins prochain, soulèvera l’Europe et balaiera ses vieilles institutions. Nous ne pensons pas toutefois, comme nous le font dire ceux qui diffèrent d’opinion avec nous sur ce sujet, que les révolutions s’improvisent ; nous savons qu’elles veulent être préparées, et qu’il faut que le peuple soit disposé à les comprendre et à les accepter. Mais c’est justement parce que nous voulons préparer la révolution que, dès à présent, nous cherchons à éclairer le peuple sur le vide et le charlatanisme des institutions parlementaires, et que nous disons aux ouvriers : « Groupez-vous pour devenir une force. Ne formez pas des associations destinées à faire de la politique électorale ; elles ne peuvent servir qu’à élever au pouvoir quelques ambitieux. Formez des sociétés de métier, des sociétés de résistance, associez ensemble vos intérêts de travailleurs ; en vous organisant ainsi pour la lutte économique, vous créerez l’armée de la future Révolution. »


Le 24 octobre, le Bulletin expliqua une fois de plus pourquoi l’Internationale n’avait pas de candidats : « Personne n’est assez insensé pour se figurer que l’Assemblée législative de la Suisse aurait le pouvoir de transformer la société bourgeoise en une société égalitaire » ; mais beaucoup d’ouvriers très sérieux croient que s’ils avaient des représentants au parlement, ces députés pourraient faire de la propagande et contribuer à répandre dans le peuple les bons principes. « Si nous pensions », répondait à cela le Bulletin, « que la présence d’un socialiste dans un Conseil délibérant eût quelque utilité pour la propagande, nous n’hésiterions pas à faire tous nos efforts pour arriver à faire élire quelques candidats ouvriers. » Seulement, ce mode de propagande est impossible, ou bien il serait illusoire et inefficace, du moins en Suisse : « La propagande se fait d’une manière infiniment plus fructueuse au moyen de la presse, des conférences, des brochures, des assemblées populaires, des congrès, des réunions de sociétés, etc., et c’est à ce moyen-là que nous voulons continuer à consacrer tous nos efforts ».

Après cet exposé de notre tactique, le Bulletin ajoutait :


Du reste, l’opinion que nous venons d’exprimer au sujet des candidatures socialistes n’est pas un article de foi. Nous admettons parfaitement bien qu’un socialiste puisse penser autrement que nous à cet égard. Ceux des ouvriers qui ont encore envie d’aller voter, et qui, malgré nos arguments, croient bien faire en agissant ainsi, peuvent suivre la ligne de conduite qu’ils jugent la meilleure, sans que nous songions à les en blâmer. Les socialistes d’Allemagne, par exemple, utilisent les élections comme moyen d’agitation ; ils ont réussi à élire au Reichstag cinq ou six des leurs, et ceux-ci, grâce à la situation politique de l’Allemagne, qui est bien différente de celle de Suisse française, peuvent profiter des débats du Reichstag pour remuer profondément l’opinion populaire. Les socialistes allemands ont raison de faire ce qu’ils font, tant que la situation politique de l’Allemagne sera ce qu’elle est ; et, à leur place, nous agirions de même. Mais aussi — sans pour cela regarder comme des faux-frères ceux qui diffèrent de nous sur ce point — nous pensons que tout socialiste qui aura habité pendant quelques années la Suisse française, et qui en connaîtra l’esprit et les traditions politiques, aboutira comme nous à la conviction que la participation à la lutte électorale, dans le but de faire élire des candidats socialistes, non-seulement serait du temps perdu, mais encore serait une tactique mauvaise, qui ferait reculer chez nous la cause du travail au lieu de la faire avancer.


Huit jours après les élections, notre organe disait :


À Zürich, les socialistes s’étaient unis au parti bourgeois appelé démocratique, et cette coalition portait dans le 1er arrondissement (ville de Zürich) une liste mixte, où figuraient trois démocrates et deux socialistes, membres de l’Arbeiterbund (Karl Bürkly et le mécanicien Morf). Cette liste est restée en minorité, et celle du parti conservateur a passé. C’était la seule circonscription électorale en Suisse où fussent portés des candidats socialistes. Il n’y aura donc, cette fois encore, point de députés ouvriers au Conseil national. Ce n’est pas nous qui en pleurerons.


La Tagwacht, elle, constata avec chagrin l’indifférence des ouvriers zuricois au sujet des élections : « Quelques membres isolés ont bravement fait leur devoir, mais la masse est restée inerte et indifférente. L’assemblée ouvrière convoquée la veille de l’élection a réuni si peu de monde, qu’il s’y trouvait à peine une cinquantaine d’électeurs ! Le résultat naturel d’une pareille attitude, c’est que la liste démocratique qui portait les deux candidats socialistes est restée en minorité. » À cette jérémiade le Bulletin répondit (21 novembre) :


L’indifférence que les travailleurs témoignent, de votre propre aveu, pour les questions électorales, n’est-elle pas justement un indice que votre tactique n’est pas la bonne, amis zuricois, et qu’il vaudrait mieux renoncer à vouloir intéresser les ouvriers à des candidatures dont ils ne se soucient pas ? N’y a-t-il pas d’autres moyens, bien plus puissants, de faire de l’agitation et de la propagande ? les meetings d’indignation contre les massacres d’ouvriers, les grèves héroïquement soutenues, ces choses-là ne parlent-elles pas bien plus au cœur du peuple travailleur qu’une élection politique ? Réfléchissez-y ; et, si vous connaissez l’histoire du mouvement ouvrier à Genève, comparez ce qu’il était en 1868 et 1869, où on faisait des grèves et des meetings, mais pas — ou presque pas — de politique électorale, avec ce qu’il est devenu aujourd’hui, où on fait de la politique électorale, mais où il n’y a plus ni meetings ni grèves.


La Tagwacht s’occupa, dans la première semaine de novembre, de l’appel de la Fédération des graveurs et guillocheurs (voir p. 298), et tout ce qu’elle trouva à dire à ce sujet fut ceci : « Pour nous, nous ne connaissons point d’autre moyen qu’une propagande infatigable au sein du peuple travailleur, afin que le nombre de ceux qui se laisseraient employer contre leurs frères en grève diminue de plus en plus ». Le Bulletin (14 novembre) fit remarquer que l’observation de la Tagwacht ne répondait pas du tout à la question posée :


Il existe, dès à présent, des groupes assez nombreux d’ouvriers suisses qui sont fermement résolus à ne pas « se laisser employer contre leurs frères en grève », et qui n’ont plus besoin qu’on leur fasse de la propagande pour leur démontrer que les travailleurs ne doivent pas se fusiller entre eux. Mais ces groupes-là ont besoin de se concerter pour savoir quelles mesures pratiques ils auraient à prendre dans le cas où leurs membres se verraient appelés au service militaire pour marcher contre des grévistes.


Le Comité central de l’Arbeiterbund, fort ennuyé et ne sachant encore quelle attitude il adopterait, renonça pour une fois à son rôle de directeur et résolut de se borner à transmettre l’appel aux sections de l’association. Mais un de ses membres, plus décidé, le relieur Auguste Herter, à Veltheim, près Winterthour, adressa en son nom personnel au Comité central des graveurs et guillocheurs une lettre (21 novembre) où il disait : « Amis, vous avez bien fait de lancer votre appel… Oui, il ne suffit pas de protester, il faut agir… À l’arrivée de la nouvelle de Göschenen, j’étais sur le point de ramasser mon uniforme, de le porter à Berne, et d’aller le jeter aux pieds du Conseil fédéral en disant : « Tenez ! pour un honnête homme il est honteux de porter l’uniforme suisse ! » Voilà ce qu’il faudra faire ; mais pour cela il faudra se coaliser, le plus nombreux et le plus fermes que possible. » (Bulletin du 19 décembre.) — Il y avait donc, dans la Suisse allemande, des hommes énergiques qui nous tendaient la main pour l’action.

Un nouvel incident, survenu à Wohlen (Argovie) le 12 décembre, montra que « l’intervention de l’armée dans les débats entre les ouvriers et les entrepreneurs paraissait être entrée dans les habitudes et acceptée par l’opinion publique » : des ouvriers italiens, occupés à des travaux de chemin de fer, avaient réclamé contre une diminution de salaire, et aussitôt un détachement de troupes avait été mis sur pied. Il n’y eut pas, cette fois, de sang versé : mais quelques-uns des « meneurs » furent arrêtés, et conduits, menottés, à la prison de Bremgarten.

Dans le courant de novembre fut publié le texte du projet de loi sur les fabriques. L’Arbeiterbund et le Grütli prirent l’initiative d’une pétition à adresser aux Chambres pour l’incription dans ce projet de la journée normale de dix heures, et de quelques autres points. Le Volksverein, association radicale, s’associa au pétitionnement, et la presse, la radicale comme l’ultramontaine, fit campagne en faveur du projet. L’Internationale resta sceptique.


En ce qui concerne la vie intérieure des Sections jurassiennes, il faut citer la réunion tenue à Bienne le dimanche 3 octobre, réunion analogue à celles qui avaient eu lieu antérieurement à Fontaines, à Saint-Imier et à Berne en 1874. « Ce fut, dit le Bulletin, une bonne journée pour l’Internationale. Le dimanche matin, le chemin de fer amena de tous les côtés des membres de la Fédération jurassienne, désireux de faire ou de renouveler connaissance : Berne, Fribourg, Neuchâtel, le Locle, la Chaux-de-Fonds, Sonvillier, Saint-Imier, Corgémont, et même Porrentruy et Bâle, avaient fourni leur contingent. » Le succès du meeting public nous valut des attaques furieuses de la part de la presse bernoise ; Brousse fut particulièrement en butte aux injures et aux dénonciations d’une feuille appelée Intelligenzblatt der Stadt Bern : heureusement pour lui, le professeur Schwarzenbach, directeur du laboratoire de chimie de l’université, auquel il était attaché comme assistant, avait des relations personnelles avec son collègue de la faculté de Montpellier, le professeur Brousse père, en sorte que le jeune assistant ne fut pas inquiété. — Le 30 octobre, il y eut assemblée familière, à Berne, de membres des Sections de Berne, Bienne, Sonvillier, d’une Section en formation à Bâle, et d’une Section récemment formée à Soleure. Comme on le voit, nos idées gagnaient du terrain, et des groupes nouveaux venaient à nous. Même au delà des Alpes, dans le Tessin, une Section fondée à Lugano, en décembre, par quelques Italiens et quelques Tessinois, nous annonça son adhésion à la Fédération jurassienne[460]. — À Genève, par contre, le terrain n’était décidément pas favorable ; on lit dans le Bulletin du 31 octobre : « Un ouvrier de Genève, qui vient de rentrer dans sa ville natale après une absence de plusieurs années, nous écrit ce qui suit : À mon arrivée, j’ai été vraiment écœuré en entendant les conversations de presque tous les ouvriers d’ici : on n’entend plus parler que de militaire et de questions religieuses ; de questions sociales, absence complète. Cette centralisation à laquelle on travaille fait de la Suisse une petite Prusse avec son chauvinisme ; c’est vraiment désolant que les ouvriers genevois, assez intelligents de nature, soient tombés si naïvement dans le piège tendu par la bourgeoisie. Je ne sais pas comment cela se passe ailleurs, mais ici le tour est joué... Les ouvriers libres-penseurs vont maintenant à la messe du curé libéral, pour appuyer soi-disant le mouvement progressiste ; quelquesuns ont eu la simplicité de me proposer d’y aller avec eux : vous pouvez penser si je les ai bien reçus ! »

Nous organisâmes, pour l’hiver 1875-1876, une campagne de conférences, à Neuchâtel, à Berne, à Fribourg, au Val de Saint-Imier. Et à cette occasion, un rapprochement se fit entre les Jurassiens et la Section du propagande de Genève : celle-ci adressa un appel à quelques-uns d’entre nous, qui allèrent donner à Genève quelques conférences[461], avec l’espoir de créer de nouveau dans cette ville une agitation socialiste ; et, en retour, Lefrançais et Joukovsky vinrent à Berne, à Neuchâtel, à Saint-Imier, parler, le premier, de la « propriété collective », le second de « l’État ».

Le Bulletin du 3 octobre annonça que la seconde série de mes Esquisses historiques était sous presse, et en publia quelques pages (sur la philosophie grecque) ; le petit volume parut à la fin de novembre.

Nous ne continuâmes pas la publication de l’Almanach du peuple, qui avait été poursuivie pendant cinq années ; l’Almanach socialiste qu’entreprenaient nos amis de la rédaction de l’Ami du peuple, à Liège, nous parut de nature à le remplacer.

À partir du 1er décembre, l’administration du Bulletin fut transférée à la Chaux-de-Fonds, parce que François Floquet, qui, depuis deux ans et demi, était chargé des fonctions d’administrateur, avait dû quitter le Locle, où il n’avait plus de travail, pour aller habiter la Chaux-de-Fonds. En outre, l’atelier coopératif des graveurs et guillocheurs avait été définitivement transporté, en novembre 1875, du Locle à la Chaux-de-Fonds : en sorte que, le Locle s’étant vu privé successivement de ses militants les plus actifs, il ne s’y trouva plus, à partir de la fin de 1875, assez de socialistes indépendants et combatifs pour continuer à y maintenir une Section de l’Internationale.

Dans son dernier numéro de 1875, qui terminait la quatrième année de son existence, le Bulletin publia un article-programme, où nous déclarions — contrairement à l’avis de ceux qui se tenaient éloignés des sociétés ouvrières sous le prétexte qu’elles étaient impuissantes à rien réaliser de pratique — que, « au moyen d’organisations franchement ouvrières, ne voulant que la satisfaction des intérêts du travail, et sachant séparer leur cause de celle des partis politiques bourgeois, il était possible de faire quelque chose » ; et nous le prouvions en ces termes :


Ouvriers, si vous vouliez !

Supposons deux mille ouvriers de la Chaux-de-Fonds organisés par corps de métier et reliés par la fédération locale, décidés à ne vouloir que ce qui est dans l’intérêt réel de la population ouvrière et à n’agir que conformément à cet intérêt. Premier résultat pratique : Constitution positive du parti ouvrier de la Chaux-de-Fonds, et abandon, par deux mille ouvriers, de tous les autres partis ; par conséquent, affaiblissement important des forces de l’ennemi.

... Alors, les sociétés de métier et la fédération locale peuvent commencer à organiser toutes les institutions, favorables aux ouvriers, qu’il est possible de créer dans les conditions actuelles.

Autre conséquence morale positive : les ouvriers n’auront plus cette crainte de déplaire au patron, qui en paralyse un si grand nombre aujourd’hui ; en effet, ils se sentiront tous individuellement appuyés par une masse bien organisée.

Les institutions qu’il est possible aux ouvriers ainsi groupés d’organiser sont nombreuses. En voici quelques-unes : création d’une caisse de résistance dans chaque métier, et organisation solidaire fédérative de la résistance ; — création d’une assurance mutuelle générale pour les cas de maladie et de chômage ; — institution d’un bureau général de renseignements et de statistique...; — institution d’un fonds volontaire de solidarité... ; — organisation du crédit solidaire, mutuel et fédéral, dans le but d’utiliser toutes les ressources financières des sections et de la fédération pour le développement des entreprises ; — institution, dans les principaux quartiers, de magasins de la fédération... ; — institution d’ateliers placés sous la surveillance des sociétés de métier ou de la fédération, et leur appartenant ; — création d’un dépôt d’ouvrages socialistes, scientifiques et littéraires,… organisation d’une bibliothèque générale, de conférences publiques régulières, de séances familières de lecture et de discussion, de soirées populaires, etc....

Une pareille organisation et une telle action transformeraient la population ouvrière d’un centre industriel comme la Chaux-de-Fonds en une véritable puissance, et toutes les calomnies bourgeoises, les manœuvres réactionnaires, les craintes des timides, disparaîtraient devant la grandeur d’une agitation populaire permanente. Les idées, les habitudes, les mœurs se transformeraient ; la vie dans l’atelier, dans les familles, dans la rue, dans l’assemblée, deviendrait le miroir pratique du principe d’émancipation du travail.

Lorsque les ouvriers des localités avoisinantes, visitant la Chaux-de-Fonds, y verraient fonctionner les institutions ouvrières dont nous venons de parler, ils s’en retourneraient avec le désir de réaliser aussi chez eux quelque chose dans ce sens. L’idée gagnerait du terrain et bientôt nos localités industrielles constitueraient un puissant réseau d’organisations ouvrières. Cette propagande au dehors pourrait être immensément favorisée par des courses en masses. On ne se prive nullement aujourd’hui de promenades ; seulement chacun tire de son côté. Pourquoi les deux mille ouvriers organisés de la Chaux-de-Fonds ne se rendraient-ils pas un jour, en masse, dans les Franches-Montagnes ultramontaines[462], dans le Val de Saint-Imier libéral, au Locle, au Val de Ruz, pour aller démontrer aux populations de ces localités qu’elles ont à satisfaire à des intérêts supérieurs à ceux des vieux partis politiques, et que, par l’union et l’action, on peut travailler au bien-être moral et matériel du peuple ouvrier[463] ?

Ce sera une première étape dans la voie de l’émancipation du travail. En franchissant celle-ci, nous serons mieux préparés à continuer notre marche sur la route inévitable de la révolution sociale.

Aux minorités qui sont sur la brèche à agir dans ce sens.


Après le départ de Cafiero de la Baronata, Filippo Mazzotti et sa femme Marietta s’étaient établis à Lugano ; là, ils devinrent pour Bakounine des familiers toujours prêts à se dévouer à son service. Avec eux, d’autres ouvriers italiens, comme le cordonnier Santandrea, d’Imola, le barbier Gotti, d’Ancône, tout un petit groupe d’humbles et fervents admirateurs, avaient entouré de leurs soins et de leur affection le vieux révolutionnaire fatigué, qui trouvait dans leur société l’oubli momentané de ses maux et de ses dégoûts, et se réchauffait à la flamme que lui-même avait allumée en eux.

« Tous les soirs — raconte Mme A. Bauler[464] — Andréa Santandrea venait à la villa pour aider Michel Alexandrovitch à se mettre au lit, et, après avoir fait le nécessaire, restait auprès de lui jusqu’à une heure très avancée de la nuit. C’était Filippo Mazzotti qui venait le matin... Je n’ai jamais vu, ni avant ni depuis, un attachement aussi enthousiaste et aussi désintéressé.

« Je me rappelle certains dimanches où ces ouvriers étaient rassemblés dans la chambre de Bakounine. Santandrea se tenait immobile, les doux coudes sur la table, sa tête de patricien romain appuyée sur ses bras croisés ; ses grands yeux noirs regardaient, extatiques, la bouche de Bakounine qui parlait. Mazzotti, plus expansif, plus vif et plus naïf, souriait, acquiesçait, hochait la tête, ou regardait avec une expression de tristesse de mon côté, me plaignant évidemment de ne pouvoir comprendre la grande parole. Et Bakounine fumait cigarette sur cigarette, buvait par gorgées du thé dans une tasse énorme, et parlait en italien longuement. Quelquefois un auditeur risquait une objection. Alors Santandrea et Mazzotti expliquaient et cherchaient à persuader, en s’interrompant l’un l’autre, tandis que Bakounine écoutait, faisait des signes de tête approbatifs, ajoutait un mot par ci par là. Au commencement, vu mon ignorance de la langue italienne, je ne comprenais même pas le sens général de la conversation : mais, en observant les visages des assistants, j’avais l’impression qu’il s’accomplissait là quelque chose d’extraordinairement grave et solennel. L’atmosphère de ces entretiens me pénétrait, il se créait en moi un état d’âme que je voudrais appeler, faute d’autre expression, un « état de grâce » : la foi croissait, les doutes s’évanouissaient. La valeur de Bakounine se précisait pour moi, sa personnalité grandissait. Je voyais que sa force était dans le pouvoir de prendre possession des âmes humaines. Sans aucun doute, tous ces hommes qui l’écoutaient étaient prêts à tout à sa moindre parole. Je pouvais me représenter un autre milieu moins intime, une grande foule, et je comprenais que l’influence de Bakounine y serait identique. Seulement l’enthousiasme, ici doux et intérieur, deviendrait incomparablement plus intense, l’atmosphère plus orageuse, par la contagion mutuelle des humains dans une foule.

« Au fond, en quoi consistait le charme de Bakounine ? Je crois qu’il est impossible de le définir exactement. Ce n’est pas par la force de persuasion qu’il agissait, ce n’est pas sa pensée qui éveillait la pensée des autres ; mais il soulevait tout cœur rebelle, il y éveillait une colère « élémentaire » (stikhiinaïa). Et cette colère éblouissait par la beauté, devenait créatrice, et montrait à la soif exaltée de justice et de bonheur une issue, une possibilité d’accomplissement. Die Lust der Zerstörung ist zugleich eine schaffende Lust[465], a répété Bakounine jusqu’à la fin de sa vie.

« En observant les relations de Michel Alexandrovitch avec les gens du peuple, j’étais de plus en plus émerveillée. Souvent, dans nos longues conversations en tête à tête, il m’avait exposé ses idées philosophiques, et, comme s’il eût voulu faire une analyse rétrospective de l’ensemble de ses vues, il parlait du hegelianisme, en le réfutant avec une logique serrée. Ce n’était que par un effort d’attention soutenu que je pouvais suivre ses raisonnements ; et sa lumineuse pensée m’étonnait alors par l’originalité et la hardiesse des déductions. Mais quand je voyais avec quelle facilité il entrait en communication intellectuelle avec des illettrés, appartenant à une autre classe, à une autre race, mon étonnement devenait plus grand encore. Malgré la simplicité extrême de sa vie, Bakounine était resté des pieds à la tête un « barine[466]» russe. Et néanmoins, avec les ouvriers il était sur un pied de familière égalité, bien plus qu’un Malon, par exemple, qui pourtant était fils d’un paysan. Je sentais toujours, dans les relations des communards de Lugano avec les ouvriers, ou de la condescendance, ou un peu de flatterie. Entre les ouvriers et Bakounine il n’y avait que de la simple amitié, et cela sans le moindre effort. Il pouvait crier en faisant une réprimande à Filippo ou à Andrea comme s’ils eussent été des gamins ; il pouvait les tenir sous la fascination de ses idées ; et il pouvait également parler longuement avec eux de leurs petites affaires, leur raconter ou leur faire raconter les cancans du parti ou de la ville, plaisanter avec eux et rire de leurs plaisanteries. Cela m’étonnait alors ; depuis, je suis arrivée à cette conclusion que, dans ses relations avec les ouvriers, c’étaient ses habitudes un peu patriarcales de « barine » russe qui l’aidaient à se rapprocher d’eux. »

La situation financière du pauvre Bakounine allait toujours en empirant, malgré l’optimisme qu’il avait montré à son ami Bellerio. Aucun argent n’arrivait de Russie. Enfin, à son appel, Gambuzzi se rendit à Lugano : il fit souscrire à Bakounine, le 5 décembre 1875, une hypothèque de 22.000 fr. sur la villa, au nom d’un financier napolitain ; mais cette hypothèque, semble-t-il, était fictive, car on ne voit pas que le financier ait avancé de l’argent. Le 8 décembre, après que Gambuzzi est reparti, Bakounine lui écrit qu’il a emprunté 300 fr. à Pederzolli en signant un billet à trois mois : « Cela était absolument nécessaire, puisque Antonie veut absolument nous transporter samedi le 11 dans notre malheureuse villa, et je me laisse faire comme un fataliste turc, ne sachant absolument rien de ce qui nous adviendra ». La villa avait été meublée au moyen des meubles cédés par Cafiero. Bakounine devait l’habiter six mois.




XIV


De janvier au milieu de mars 1876.


En Espagne, les élections aux Cortès avaient été fixées au 20 janvier 1876. Notre correspondant de Barcelone nous écrivit : « Les principaux chefs du radicalisme et du fédéralisme ont conseillé l’abstention à leurs partisans. Les travailleurs révolutionnaires s’abstiendront aussi d’aller à l’urne électorale. » Une circulaire de la Commission fédérale aux Sections internationales espagnoles, reproduite par le Bulletin, leur annonçait que certains intrigants préparaient un pronunciamiento contre la monarchie, et les mit en garde contre les manœuvres des hommes politiques qui tâcheraient d’exploiter les forces de la classe ouvrière au profit de leur ambition.


Le Bulletin publia (n° 5) un article extrait du Protesto, de Lisbonne, sur la condition misérable de la classe ouvrière de la ville de Porto ; et il dit à ce sujet : « Le mouvement ouvrier n’a pas encore pris, dans cette région, le développement considérable que l’Internationale lui a imprimé dans les pays voisins, en Espagne par exemple ; néanmoins les idées socialistes font leur chemin en Portugal, car là comme partout, il y a un prolétariat exploité et tenu en servitude ».


En Italie, le 5 janvier, la police arrêta Malon, à Milan, où il vivait avec Mme André Léo sous le nom de Béra, et, après l’avoir gardé trois jours en prison, le reconduisit à la frontière suisse. Malon se fixa à Lugano.

Une correspondance adressée de Bologne, le 9 janvier, à la Plebe, racontait une visite faite à Costa et à Faggioli. Costa, écrivait le correspondant, occupait ses loisirs forcés à étudier l’allemand et l’anglais : « Si la prison dure encore un peu, j’apprendrai le russe », dit-il à son visiteur. Quant à Faggioli, il était en mauvaise santé, pâle et maigre, mais de belle humeur, lui aussi : « Nous sommes maintenant si habitués à notre situation, dit-il avec son bon sourire, que nous ne nous en trouvons plus du tout incommodés ». — Quelques jours plus tard parut enfin l’acte d’accusation. À l’origine, les inculpés de la région de Bologne et des Marches étaient au nombre de quatre-vingt-dix-neuf ; vingt avaient été remis en liberté : il en restait soixante-dix-neuf, dont huit ou neuf contumaces. Un correspondant de Bologne — c’était l’avocat Giuseppe Barbanti, qui fut l’un des deux défenseurs de Costa — nous annonça qu’il nous tiendrait au courant du procès ; ses lettres, publiées dans le Bulletin, sont signées de l’initiale S. — Cafiero, qui avait quitté Milan pour Rome au bout de trois mois, recommença, en janvier 1876, à nous adresser régulièrement des correspondances. Il nous annonça l’acquittement de sept membres de l’Internationale qui avaient comparu devant la Cour d’assises de Livourne, et la mise en jugement d’autres internationaux à Massa Carrara ; il nota au passage, en février, le mot fameux de Garibaldi, auquel la Chambre venait de voter une grosse somme d’argent comme récompense nationale, et qui déclara fièrement dans un journal « qu’il n’accepterait jamais les cent mille francs de fange gouvernementale » (i cento mila franchi di melma governativa[467]). Notre correspondant de Bologne, le 26 février, nous écrivit que les socialistes emprisonnés dans cette ville étaient presque tous des ouvriers très pauvres, et dont plusieurs étaient chargés de famille : « Il me semble, ajouta-t-il, que ce serait un devoir pour tous les socialistes de leur venir en aide ; la Fédération jurassienne ne pourrait-elle pas prendre l’initiative d’une souscription en leur faveur dans toutes les fédérations de l’Internationale ? » Le 6 mars, il nous annonça en ces termes que le procès allait enfin avoir lieu: « Nos amis ont enfin reçu la notification du jour de l’ouverture de leur procès : c’est le 15 courant que commencera la grande représentation. On a préparé une salle exprès pour eux, une des plus belles qu’on puisse voir dans les palais de Bologne. Et la chose en valait bien la peine en effet : car les plus honnêtes gens d’Italie sont ceux qui vont aller s’asseoir sur le banc des accusés. »


En France, la fameuse Assemblée de Versailles termina enfin sa longue session, après cinq ans de règne. Alfred Naquet eut l’idée de proposer, à cette haineuse réunion de conservateurs de toutes nuances, de voter une amnistie avant de se séparer. Sa proposition fut accueillie par des cris de fureur, surtout sur les bancs des prétendus républicains. « C’est un soi-disant socialiste, un ami de Proudhon, M. Langlois, qui a demandé la question préalable. Et l’ex-ouvrier Tolain, un proudhonien aussi, s’est empressé d’aller apostropher Naquet après que celui-ci fut descendu de la tribune, et de protester contre la demande d’amnistie. » (Bulletin du 9 janvier 1876.)

La campagne électorale pour la nomination de la Chambre des députés s’ouvrit aussitôt. Les élections du 20 février donnèrent la majorité au parti dont Thiers et Gambetta étaient les chefs. Plusieurs des réfugiés de Genève avaient, à cette occasion, publié des lettres, l’un, Colonna, « aux ouvriers manuels de la France », un autre, Perrare, « aux travailleurs manuels lyonnais » ; un troisième, Lefrançais, « aux électeurs français » ; un quatrième, Jules Montels, « aux socialistes révolutionnaires du Midi de la France ».

De France, un socialiste nous envoya un article que le Bulletin publia (n° 12), et où il disait : « L’habileté de Thiers l’emporte sur la bêtise de Mac-Mahon, et la République bourgeoise est fondée... Peut-être fallait-il que l’expérience se fît, et qu’avant d’arriver à son émancipation le peuple épuisât la série gouvernementale. Soit, messieurs les bourgeois : faisons, puisque les ouvriers le désirent, l’essai loyal de votre république. J’espère qu’il ne sera pas long. »


En Belgique, une grève de mineurs dans le Centre-Hainaut agita les esprits pendant les deux premiers mois de 1876. En outre, à Verviers, les ouvriers sans travail tinrent, en janvier, trois réunions pour demander à la municipalité de leur venir matériellement en aide ; car, disaient-ils dans une lettre adressée aux échevins le 19 janvier, « nous tenons à vous le dire, nous sommes à bout et prêts à tout faire si vous ne faites rien pour nous ». Un Congrès extraordinaire fut convoqué par le Conseil régional belge pour le 27 février, avec cet ordre du jour : « Examen de la situation faite par la crise actuelle au prolétariat » ; mais à ce Congrès il n’y eut qu’un échange de vaines paroles.


D’Angleterre, rien, qu’une longue grève de mécaniciens à Erith, et une réunion de l’Union nationale des employeurs où il fut délibéré sur les moyens dont les patrons pourraient user pour résister aux empiétements des Trade Unions : l’assemblée décida qu’à l’avenir les employeurs auraient, eux aussi, leur Comité parlementaire, pour empêcher les Chambres de voter des lois « révolutionnaires » comme celles de l’année précédente.


En Allemagne, le gouvernement de l’Empire demanda au Reichstag d’introduire dans le Code pénal un article punissant de la prison quiconque exciterait les différentes classes de la population les unes contre les autres, ou attaquerait les institutions du mariage, de la famille et de la propriété. L’article proposé fut repoussé par l’assemblée, à deux reprises et à l’unanimité, malgré les efforts du comte Eulenburg et de Bismarck.


Notre correspondant de Russie consacra une longue lettre à exposer la condition du paysan russe, à propos d’une rébellion des paysans du district de Valouiki, dépouillés de la propriété de leur forêt par la puissante famille Chidlovsky, et d’une autre rébellion au village de Néfédia, pour un motif analogue. « Ce sont toujours les paysans qui ont tort, même quand ils ont raison : j’entends raison au point de vue légal, — car pour moi je pense que ni les paysans ni les ouvriers ne sauraient jamais avoir tort dans ces affaires-là. »


En Suisse, la Section de langue française de Zürich, adhérente à la Fédération jurassienne, écrivit au Comité fédéral la lettre suivante : « Nous avons pensé qu’il serait bon qu’on imitât en divers endroits de l’Europe l’exemple donné par les ouvriers danois qui ont remis à l’ambassade française à Copenhague la protestation que le Bulletin nous a apportée. Nous avons donc écrit à la Section allemande de l’Internationale à Zürich, avec laquelle nous entretenons des rapports amicaux, la lettre ci-jointe. Nous la prions de prendre l’initiative d’une protestation analogue parmi les ouvriers de la Suisse allemande. » La lettre à la Section allemande de Zürich, datée du 1er janvier 1876, disait : « Nous avons pensé, chers coreligionnaires, que le noble exemple donné par Copenhague doit être suivi par nos amis de l’Internationale, répandus en Europe et en Amérique... Nous vous prions d’inaugurer ce mouvement en Suisse. Que la République de l’Helvétie adresse quelques paroles solennelles à la République Thiers-Mac-Mahon-Gambetta. Rappelez-la, non pas à la générosité, non pas à la fraternité, — on ne lui en demande pas tant, — rappelez-la à la simple justice, au bon sens, à la pudeur... Cette protestation doit être faite au nom de l’humanité et non pas au nom de notre parti. »

La Tagwacht publia une traduction de cette lettre de la Section française de Zürich, que la Section allemande, déférant au vœu de nos camarades, transmit au Comité central de l’Arbeiterbund, à Winterthour.

Ce Comité central se trouvait donc saisi de deux propositions venant de socialistes de langue française, étrangers à l’Arbeiterbund, mais qui lui proposaient une action commune : celle de la Fédération des graveurs et guillocheurs, celle de notre Section de Zürich. Dans sa séance du 26 janvier, il délibéra sur les deux questions, et voici les termes mêmes de son procès-verbal :

« Le désir de faire une protestation contre les traitements barbares infligés aux déportés de la Nouvelle-Calédonie part évidemment d’une excellente intention,... mais nous ne voyons pas quel résultat pratique pourrait avoir une protestation, d’autant plus qu’il est bien difficile de savoir à qui cette protestation devrait être adressée... Pour que la chose eût un sens, il faudrait que ce fût un Congrès qui exprimât son indignation sous la forme d’un télégramme ou d’une lettre adressée à quelque membre intransigeant de la future Chambre. En conséquence, le Comité décide de ne pas donner suite à la proposition. »

En enregistrant cette décision, le Bulletin la commenta ainsi : « Il est possible en effet qu’une protestation populaire en faveur des déportés de la Commune ne doive pas avoir de résultat pratique ;... mais que penser du moyen que nous indique le Comité central de l’Arbeiterbund : Une adresse à un député intransigeant ! Voilà qui serait vraiment bien trouvé, bien imaginé ! Les intransigeants se font de l’amnistie une réclame électorale[468], et les ouvriers socialistes de la Suisse viendraient les aider dans leur jeu ! Ceci nous donne un échantillon vraiment instructif de la manière dont on comprend la politique dans certains milieux plus ou moins socialistes de la Suisse allemande. »

Sur l’autre question, le procès-verbal du Comité central s’exprimait ainsi :

« De la part des sections de l’Arbeiterbund il n’est pas arrivé de propositions formelles relatives à l’initiative prise par les graveurs et guillocheurs ; la plupart des réponses sont au contraire négatives. Le Comité central lui-même ne voit aucun motif d’adopter les propositions des graveurs et guillocheurs. Des affaires comme celle de Göschenen ne peuvent être empêchées ni par des protestations ni par des assemblées de délégués, surtout lorsque certains groupes ouvriers se constituent à part de la classe ouvrière de leur pays, pour former un parti séparatiste qui reste en dehors de l’organisation générale. Il est décidé de répondre dans ce sens à l’appel des graveurs et guillocheurs. »

Voici les réflexions du Bulletin : « Ceci veut dire, si nous avons bien compris, que le Comité central de l’Arbeiterbund refuse de s’associer à une agitation populaire contre l’intervention militaire dans les grèves ; en même temps, ce Comité réédite contre les socialistes de langue française la vieille et banale accusation de séparatisme. Nous ne répondrons pas ici à ce reproche, qui n’a pas de sens pour ceux qui connaissent l’histoire vraie du mouvement ouvrier depuis la fondation de l’Internationale ; nous dirons seulement que nous avions espéré mieux que cela de la part du Comité central de l’Arbeiterbund. »

Quinze jours plus tard, le Comité central, averti sans doute que sa décision de mettre au panier l’initiative de la Section française de Zürich avait déplu à quelques-uns de ses administrés, revint sur son premier vote relativement aux déportés (mais il ne changea pas d’avis quant à la proposition d’une entente à organiser pour le refus du service militaire en cas de grève) ; on lit dans le Bulletin du 20 février : « Le Comité central de l’Arbeiterbund s’est ravisé. Après avoir d’abord repoussé comme inopportune la proposition faite par la Section internationale de langue française de Zürich, il s’est tout à coup décidé à écrire une lettre à l’ambassadeur français à Berne. Or, que le Comité central nous permette de le lui dire, il a fait justement ce qu’il ne fallait pas faire : une simple lettre adressée à un anbassadeur par un comité ne signifie rien et ne peut avoir aucun résultat. Ce qu’il eût fallu, c’eût été une agitation entreprise dans la Suisse entière, s’annonçant par des réunions populaires et aboutissant à la publication d’un manifeste collectif adressé au peuple français. Voilà qui eût été, à la fois, et un moyen d’agir sur l’opinion en France, et un moyen de faire une utile propagande en Suisse. »

Le 2 janvier eut lieu à Bienne une assemblée de délégués de la Fédération des ouvriers cordonniers, représentant les sociétés de Lausanne, Vevey, Neuchâtel, le Locle, la Chaux-de-Fonds, Berne, Bienne, et Olten. Le Bulletin, en rendant compte de cette réunion (no 4), fit la réflexion suivante :

« Les sociétés de cordonniers, dans la Suisse française, sont exclusivement composées d’ouvriers de langue allemande. Cette circonstance a tenu jusqu’à présent ces sociétés dans un certain isolement à l’égard des autres sociétés ouvrières existant dans les mêmes localités. Il serait à désirer que l’obstacle créé par la différence des langues pût être surmonté, et nous croyons qu’avec un peu de bonne volonté de part et d’autre il le serait aisément. Si un rapprochement s’opérait, à Lausanne, à Vevey, à Neuchâtel, à la Chaux-de-Fonds, au Locle, à Bienne, entre les sociétés d’ouvriers cordonniers et celles d’ouvriers appartenant à d’autres professions, spécialement à l’horlogerie, ce rapprochement ne pourrait avoir que d’heureux résultats. Les ouvriers cordonniers ont montré jusqu’ici beaucoup d’initiative et d’énergie : ils pourraient souffler un peu de leur ardeur à d’autres corporations qui, malheureusement, dorment le triste sommeil de l’indifférence. »

Ce vœu fut bien accueilli par la Tagwacht, qui le commenta (29 janvier) en ces termes :

« Nous sommes fermement convaincus que non seulement les cordonniers, mais encore toutes les autres sections de l’Arbeiterbund dans la Suisse française, seraient très disposées à donner la main à un rapprochement semblable. Mais la Fédération jurassienne devrait de son côté surmonter l’espèce d’effroi que lui inspire le caractère autoritaire de l’Arbeiterbund, et entrer dans cette association. Notre organisation offre en effet toutes les garanties démocratiques possibles, et laisse à chaque section sa complète autonomie. Aucune ligne politique spéciale n’est imposée à personne… Le caractère de l’Arbeiterbund est celui d’une organisation corporative, économique : la Fédération jurassienne peut-elle avoir un motif de repousser aucune de nos aspirations sur ce terrain ? Quelle force la propagande ne prendrait-elle pas, si dans la Suisse romande l’élément français et l’élément allemand, unis dans une même association, travaillaient en commun au développement et à l’organisation des corps de métier ? Pensez-y, Jurassiens, et vous verrez que la chose est très faisable. Votre autonomie n’en restera pas moins intacte, — mais le mouvement, sur la base du programme de notre Association, prendra plus d’unité et de puissance. »

Le Bulletin répondit ce qui suit (6 février) :


Voilà de bonnes paroles, qui valent mieux que les extraits de procès-verbal que nous avons rapportés plus haut[469]. Nous y sentons l’accent de la véritable fraternité, et, quelles que soient les réserves que nous ayons à faire sur des points importants, nous tenons à remercier la rédaction de la Tagwacht de s’être adressée à nous en un langage si franc et si cordial.

Nous ne voulons pas examiner ce qu’il peut y avoir d’autoritaire, en théorie, dans l’organisation de l’Arbeiterbund ; nous préférons donner acte à la Tagwacht de cette remarquable déclaration, que « chaque section y jouit de sa complète autonomie », et que « nulle ligne politique spéciale n’est imposée à personne ». De quel immense progrès dans les idées cette déclaration n’est-elle pas la preuve ? et combien nous voilà loin des théories de la majorité du Congrès de la Haye et du Conseil général de New York !

Il est bien certain que, puisque la rédaction de la Tagwacht et celle du Bulletin en sont venues à s’accorder sur la question de l’autonomie, le moment n’est plus bien éloigné où un rapprochement entre les socialistes de langue allemande et ceux de langue française sera possible. Mais ce rapprochement doit-il s’opérer par l’entrée de la Fédération jurassienne de l’Internationale dans le Schweizerischer Arbeiterbund ? Le procédé ne nous semble guère rationnel. Deux organisations sont en présence, l’une nationale, l’autre internationale : comment veut-on que ce soit l’organisation internationale, la plus compréhensive des deux, qui entre dans l’organisation nationale, dont le cadre est nécessairement plus étroit ? Si au contraire l’Arbeiterbund venait à voter son adhésion à l’Internationale, — ce qui pourra se faire dès que les principes socialistes seront assez compris dans les sociétés ouvrières de la Suisse allemande, — le vœu de la Tagwacht serait réalisé : l’élément allemand et l’élément français se trouveraient réunis dans une même association, plus large et plus puissante que l’Arbeiterbund, dans l’Association internationale des travailleurs du monde entier.

En attendant, amis de la Tagwacht, merci de vos sentiments fraternels ; ils nous sont une garantie que les malentendus qui ont divisé si longtemps les travailleurs en deux camps hostiles ne pourront du moins plus se renouveler en Suisse.


Sur l’activité des Sections de la Fédération jurassienne, voici les détails que je trouve à relever pour ces deux mois et demi, de janvier au milieu de mars 1876, par lesquels se clôt la période comprise dans le cadre de cette Cinquième Partie.

Dans la nuit du 30 au 31 décembre 1875, — raconte le Bulletin du 23 janvier 1876, — des socialistes placardèrent dans les rues de Fribourg des petits imprimés engageant les ouvriers et les paysans à se joindre à l’Internationale (c’étaient les mêmes que ceux qui avaient été placardés à Neuchâtel en janvier 1870 ; voir tome Ier, p. 272). La presse s’émut de cet acte audacieux : « L’Internationale progresse, sans qu’on y prenne garde, ayant partout, comme à Fribourg, ses sections, son organisation, ses propagateurs, ses journaux et son bulletin, même dans les lieux publics... Dédaignant les votes politiques, méprisant le parlementarisme radical aussi bien que celui des conservateurs, défendant à ses adeptes de se laisser élire députés, elle ne poursuit qu’un seul et unique but : l’agrégation de toutes les forces vives et matérielles du nombre. Voilà le danger trop méconnu de l’Internationale, qui est à ce jour devenue légion. » (Gazette de Lausanne.)

Une Section se reconstitua à Lausanne en février 1876, et adhéra à la Fédération jurassienne. Sa fondation était due en particulier à l’initiative d’un réfugié français, Rodolphe Kahn, qui se réclamait du patronage de Ferdinand Gambon et de Félix Pyat. Kahn était un homme remuant ; et à côté de lui, dans le groupe lausannois, se trouvait alors un jeune ouvrier allemand d’un caractère énergique, le typographe Reinsdorf : aussi la nouvelle Section devait-elle bientôt faire parler d’elle.

En mars, une Section de langue française fut créée à Bâle, et entra également dans la Fédération jurassienne.

La campagne de conférences, de soirées familières, de réunions publiques, commencée en novembre, se continua tout l’hiver. Le Bulletin rend compte des conférences faites à Berne, à Saint-Imier, à Sonvillier, à la Chaux-de-Fonds, à Neuchâtel, à Lausanne, à Vevey, à Genève, par Schwitzguébel[470], par moi, par Brousse, par Élisée Reclus, et aussi par des ouvriers nouveau-venus dans le mouvement, qui s’essayaient à parler pour se former à la mission de propagandistes.

Toutes nos Sections préparèrent des soirées familières pour commémorer l’anniversaire du 18 mars. Celle de Berne eut l’idée de la convocation d’une réunion générale à Lausanne, à laquelle seraient invités, avec les réfugiés de la Commune, des délégués de nos sections : elle devait comprendre, le samedi soir 18, un banquet ; le dimanche matin 19, une séance d’études où serait discuté ce sujet : « La Commune, comme base d’une nouvelle organisation sociale » ; et le dimanche après-midi, un meeting de propagande. L’idée fut bien accueillie, et la Section de Lausanne se chargea des préparatifs matériels : j’aurai à parler de cette réunion dans le prochain volume, ainsi que des incidents qui eurent lieu à Berne le samedi soir mars.

Nos camarades de la Chaux-de-Fonds demandèrent, en février, qu’une autre Section devînt le siège du Comité fédéral ; en outre, des raisons personnelles nous avaient décidé à relever Floquet de ses fonctions d’administrateur du Bulletin. Dans son numéro du 5 mars, le Bulletin publia l’avis suivant :


La Section de la Chaux-de-Fonds ayant demandé à être déchargée des fonctions de Comité fédéral, qui lui avaient été confiées pour une seconde année par le Congrès de Vevey, les Sections jurassiennes ont désigné la Section de Neuchâtel pour remplir ce mandat jusqu’au prochain Congrès jurassien. En conséquence, la Section de Neuchâtel a élu dans sa dernière séance (28 février) le nouveau Comité fédéral, et l’a composé des compagnons Gabriel Albagès[471], Auguste Getti[472], James Guillaume et Louis Jenny[473]. Ce Comité s’est constitué le 1er mars, et a aussitôt adressé une circulaire aux sections.

L’administration du Bulletin sera, à partir du prochain numéro, transférée à Sonvillier.


Parmi les points traités dans la circulaire du Comité fédéral, il en est trois qu’il faut mentionner :

1° La suppression du Congrès général de 1875 avait eu cette conséquence, que le Bureau fédéral de l’internationale était resté provisoirement dans la Fédération jurassienne ; mais le secrétaire du Bureau avait écrit aux diverses Fédérations régionales, pour les prier de désigner celle des Fédérations qui devrait remplir le mandat de Bureau fédéral pour l’année 1875-1876. En prévision du cas où la Fédération jurassienne serait invitée à conserver ce mandat pour une seconde année, le Comité fédéral demandait aux Sections leur avis sur ce qu’il y aurait à faire. — En réponse à ce point de la circulaire, « toutes les Sections jurassiennes autorisèrent le Comité fédéral à accepter, le cas échéant, le maintien du Bureau fédéral de l’Internationale dans la Fédération jurassienne jusqu’au (Congrès général de 1876 ». (Procès-verbaux du Comité fédéral jurassien, séance du 17 mars 1876.) Les Fédérations régionales demandèrent toutes en effet, que le Bureau fédéral restât placé dans la Fédération jurassienne jusqu’au prochain Congrès général ; ce Bureau demeura composé des mêmes membres que précédemment (voir p. 251) : seulement son siège fut la Chaux-de-Fonds, et non plus le Locle ;

2° On a vu que l’avocat Barbanti avait invité la Fédération jurassienne à ouvrir une souscription en faveur des détenus de Bologne. Le Comité fédéral porta cette invitation à la connaissance des Sections, et leur demanda en même temps l’autorisation de disposer, en faveur de ces détenus, d’une somme de 134 fr. 55 qui se trouvait à ce moment disponible sur les fonds de la souscription permanente en faveur des déportés de la Commune. — Cette autorisation fut accordée par les Sections ;

3° Le Comité fédéral communiqua aussi aux sections une proposition d’affecter aux détenus de Bologne une partie de la souscription faite en faveur des familles des grévistes tués à Göschenen, — souscription pour la répartition de laquelle aucune démarche n’avait encore été faite par le Comité fédéral de la Chaux-de-Fonds. — Cette proposition ne fut pas admise, à ce moment, et le 17 mars le Comité fédéral « décida d’écrire immédiatement au compagnon Carlo Cafiero, à Rome, pour lui confier la constitution d’un comité qui se chargera de répartir la souscription de Göschenen ». (Ibid.)


À Lugano, la détresse financière de Bakounine continuait. Il écrit le 12 janvier 1876 : « Notre position est devenue impossible. Nous n’avons plus le sou pour vivre, et je me vois forcé de mendier par ci par là des emprunts de quinze à vingt francs pour donner à Antonie de quoi entretenir la maison. » Il essaie, par l’intermédiaire de Gambuzzi, de décider le financier napolitain dont j’ai parlé à lui acheter ses droits sur la forêt ; mais le capitaliste fait la sourde oreille. Au commencement de février 1876, les créanciers de Bakounine se réunissent en assemblée, et, après délibération, consentent à accorder à leur débiteur un délai de trois mois pour s’acquitter. Dans la première moitié de mars, — enfin ! — la vente de la forêt est définitivement conclue par Mme Lossowska, mais à un prix bien inférieur à celui qu’on avait escompté ; et le 25 mars Bakounine reçoit de Varsovie un premier à-compte de mille roubles (3345 fr.).

En janvier 1876, Ross, qui avait affaire en Russie, et voulait se rendre dans ce pays, avec Kraftchinsky et quatre autres amis, avait écrit de Genève à Bakounine au sujet d’une somme d’argent, appartenant à une caisse révolutionnaire russe, qu’il avait déposée entre les mains de celui-ci à une époque antérieure. Bakounine, afin de rembourser une partie de cet argent, essaya de conclure auprès de Gambuzzi un nouvel emprunt, de deux mille francs : mais il ne put rien obtenir de ce côté. Ross, alors, après être allé conférer avec Bakounine à Lugano (fin de février ou commencement de mars), se rendit à Rome auprès de Cafiero, puis revint auprès de Bakounine, et il fut convenu entre eux trois qu’on tenterait d’emprunter une somme de mille à quinze cents francs à quelque prêteur à Locarno, par l’intermédiaire de Bellerio, sous la double garantie de Bakounine et de Cafiero ; il existe une lettre de Bakounine à Bellerio, du 16 mars 1876, réclamant ses bons offices pour cette affaire[474]. Ross, muni de cette lettre, alla aussitôt à Locarno, et put s’y procurer l’argent dont il avait besoin : la chose se fit très rapidement, car le 19 mars il assistait à la réunion de Lausanne dont il sera parlé au tome IV, et où je le vis. Quelques jours plus tard, il vint à Neuchâtel prendre congé de moi ; nous nous embrassâmes avec émotion : j’avais comme un pressentiment qu’il devait lui arriver malheur[475].

Vingt-huit ans plus tard, en avril 1904, Ross (que je n’avais pas revu depuis mars 1870), étant venu me voir à Paris, m’a raconté ce qui suit au sujet de ses deux passages à Lugano au commencement de 1876 : À son arrivée dans cette ville, il écrivit un billet à Bakounine[476], et celui-ci, en réponse, lui donna rendez-vous au café, à cause de sa femme ; dans cette première entrevue, il l’invita à lui rendre visite à sa villa, que Ross ne connaissait pas encore, à un moment où Mme Antonie serait absente : car elle lui ferait une scène, dit-il, si elle apprenait que Ross fût venu. En conséquence Ross se rendit à la villa une ou deux fois, en cachette. Leurs entrevues eurent un caractère très amical, et ils se séparèrent de la façon la plus affectueuse, en s’embrassant. Ils ne devaient pas se revoir.

J’ai dit que Malon avait été expulsé d’Italie. Il arriva à Lugano le 8 janvier 1870. Bakounine le revit alors pour la première fois[477], je crois, depuis leur brouille de 1869[478] ; ils se rapprochèrent, mais sans qu’il y eût entre eux de véritable sympathie ; Bakounine appelait Malon « un paysan rusé[479] ». Mme André Léo rejoignit son mari au commencement de mars[480], et elle aussi se trouva ainsi mise en relations avec le révolutionnaire qui l’avait jadis rudoyée dans l’Égalité[481]. Bakounine appréciait médiocrement la compagne de Malon : il la trouvait trop bas-bleu, et sa conversation l’ennuyait ; mais, par un autre côté, elle lui procura un divertissement inattendu, que raconte en ces termes un témoin oculaire[482] : « La constante occupation de Mme André Léo était de surveiller les escapades amoureuses de Malon. Il arrivait à ce sujet les histoires les plus bêtes, qui amusaient beaucoup Bakounine : il riait aux larmes quand Malon se laissait prendre, et il se faisait raconter par le menu toutes les aventures maloniennes et toutes les incartades de Mme André Léo à ce propos ; il avait surnommé celle-ci la dogana (la douane), et appelait Malon le contrebandier qui fait passer sa contrebande sous le nez de la douane. Je ne comprenais pas que Bakounine pût s’intéresser à de pareilles futilités, et je condamnais son indulgence pour des écarts de conduite que je trouvais d’autant plus honteux qu’ils étaient accompagnés de mensonge et de tromperie ; mais lorsque je lui parlais ainsi, il riait de plus belle, et me répondait : « Bah ! on ne peut pourtant pas pontifier à toutes les minutes de l’existence ». Cela est vrai ; mais moi, dont l’imagination avait idéalisé les héros de la grande tragédie prolétarienne, je ne pouvais pas rire, et de pareilles choses me faisaient éprouver un sentiment pénible. »

C’est sous l’impression, toute vive encore, produite sur elle par les aventures de Malon à Lugano et ailleurs, que Mme André Léo, le 7 juillet 1876, écrivait ce qui suit à une jeune amie qui songeait au mariage et qui aimait un « démocrate » :


Je vous remercie, ma bien chère enfant, de la confidence que vous me faites. Elle m’a été pénible pourtant, parce que je ne voudrais pas voir un cœur tel que le vôtre se donner sans savoir à qui, et en quelque sorte par fantaisie d’imagination. Vous ne devez pas, vous, aimer un inconnu. C’est que vous ne savez pas, ma pauvre chère fille, à quoi vous vous exposez. Avec toute votre vaillance, je vous vois pleine d’inexpérience. Et puis, le grand danger, c’est que vous avez sur la démocratie des illusions très concevables. Moi aussi, j’ai eu ces illusions ; mais je ne les ai plus, je vous assure. J’en apprends tous les jours sur ce point. Si j’avais le temps, je vous dirais ce que j’ai vu récemment encore à Lugano. Mais pour cela, il faudrait causer. En résumé, je dirais presque qu’un démocrate — à prendre dans le tas, bien entendu — est un homme qui a moins de préjugés et plus de vices que la bourgeoisie. Pour la plupart, la démocratie est l’absence de toute règle, et ils se révoltent contre la morale en même temps que contre tout le reste. Pour la plupart encore, ils ne croient qu’aux droits de l’homme et sont de parfaits tyrans, ou dédaigneux, vis-à-vis des femmes…


Vingt mois plus tard, Mme André Léo devait écrire, à la même jeune amie, que son union avec Benoit Malon, « rompue en droit[483] déjà depuis longtemps », allait se dénouer par une « séparation de fait ».





APPENDICE




À la page 14 de ce volume, parlant de la « pièce secrète » (lettre du « Comité révolutionnaire » adressée à l’étudiant Lioubavine[484]) communiquée le 7 septembre 1872 par Marx à la Commission d’enquête du Congrès de la Haye, j’ai dit qu’il me serait peut-être possible de la publier dans mon tome IV. Cet espoir était fondé sur une lettre que m’avait écrite de Saint-Pétersbourg le citoyen Hermann Lopatine le 29 mars-11 avril 1908, et dans laquelle il me disait : « J’ai reçu autrefois des mains de M. Lioubavine la copie authentique de ce document. Je crois qu’elle doit encore exister dans mes archives étrangères. Malheureusement je ne puis pas faire les recherches de ces archives par écrit ; mais peut-être cela va-t-il s’arranger d’une manière ou de l’autre d’ici à quelque temps. » Or, dans l’automne de 1908, le citoyen Lopatine a pu faire un voyage à Paris ; et il a dû constater alors qu’une partie des papiers qu’il appelle ses « archives étrangères », remis autrefois en dépôt entre les mains de Pierre Lavrof, a disparu, et que parmi les papiers disparus se trouve la copie du document en question. Il me faut donc renoncer à connaître le texte de la « pièce secrète », à moins qu’un heureux hasard ne m’apprenne l’existence de quelque autre copie, ou que M. Lioubavine, qui a été remis dès 1872, je crois, en possession de l’original, ne se décide à le publier.

Mais je puis reproduire ici une autre pièce d’un intérêt plus grand encore, et qui nous apprend, sur les relations entre Bakounine et Lioubavine à propos de la traduction du Kapital, à peu près tout ce qu’on pouvait désirer de savoir. C’est la lettre que Lioubavine écrivit à Marx le 8/20 août 1872, en lui envoyant ce qu’il appelle la « lettre du Bureau », c’est-à-dire le document secret en question. Cette lettre a été publiée par Edouard Bernstein (en traduction russe) dans le numéro de novembre 1908 de la revue pétersbourgeoise Minouvchié Gody[485].

Mais d’abord, il est naturel de se demander comment Marx avait été amené à solliciter de Lioubavine par l’intermédiaire de M. Nicolas… on, la communication du document Netchaïef (voir ci-dessus pages 13-14) ? À cette question, je n’aurais pu répondre au moment où les premières pages du présent volume ont été imprimées : mais maintenant je suis renseigné. Dans une lettre que le citoyen Hermann Lopatine m’a écrite le 11 janvier 1909, il dit « que Marx lui demanda[486] de lui procurer ce document et de le traduire ; mais que lui, ne voulant pas prêter la main à une affaire de ce genre, répondit qu’il ne donnerait pas son exemplaire; et qu’en conséquence Marx s’adressa à Lioubavine lui-même, qui lui envoya l’original, lequel fut traduit par Outine[487] ».

Bernstein ne donne, de la première partie de la lettre de Lioubavine, qu’une analyse ; mais il en reproduit textuellement, ensuite, la partie essentielle, où Lioubavine fait toute l’histoire de ses rapports avec Bakounine à propos de la traduction russe du Kapital. Voici cette pièce :


Lettre de Lioubavine à Marx, 8/20 août 1872.

[[488] Lioubavine écrit qu’il a appris, par le correspondant pétersbourgeois de Marx, que Marx désirait obtenir en original la lettre qui fut écrite par Bakounine à lui, Lioubavine, au sujet de l’affaire de la traduction du Kapital, lettre qu’on rattachait à la lettre soi-disant de chantage envoyée par Netchaïef au nom du « Bureau » révolutionnaire. Lui, Lioubavine, a depuis longtemps réglé ses comptes avec Bakounine par les lettres grossières qu’il (Lioubavine) a écrites à celui-ci dans l’été de 1870 ; et s’il est néanmoins prêt à satisfaire au désir de Marx, c’est seulement parce qu’il croit Bakounine très nuisible, et qu’il espère que les circonstances qui se rattachent à la participation de Bakounine à la traduction du Kapital contribueront à le discréditer. D’ailleurs il ne s’exagère nullement la valeur probante de ces lettres. Il doit prévenir d’avance que les preuves qui se trouvent entre ses mains n’ont pas du tout cette force convaincante que peut-être Marx leur attribue. « Quoiqu’elles jettent une certaine ombre sur cette personne, elles sont insuffisantes pour sa condamnation. » Bakounine a causé déjà beaucoup de malheurs, mais a tout de même il conserve encore une certaine auréole aux yeux de l’Europe occidentale et de notre jeunesse inexpérimentée ; le discréditer, c’est donc contribuer au bien public ». Dans deux notes ajoutées à ce passage de la lettre, Lioubavine dit que récemment encore il a eu l’occasion de constater de quelle auréole est entourée la personnalité de Bakounine aux yeux de la jeunesse russe ; et il fait part qu’à Pétersbourg le bruit court que les voies de fait exercées sur Outine par des étudiants russes de Zürich ont eu lieu à l’instigation de Bakounine.

Ensuite l’écrivain continue ainsi :]

Conformément à votre désir, je joins à cette lettre la lettre du « Bureau », mais à condition que vous me la retournerez le plus tôt possible, après l’avoir utilisée pour votre dessein, car elle peut être utile ici aussi. En ce qui concerne la façon de s’en servir, vous vous trompez beaucoup en supposant que mes relations avec ce monsieur[489] étaient de nature exclusivement commerciale[490]. Par la publication de mes lettres à lui, il peut me causer de grands ennuis, et il me l’a même promis en termes très précis pour le cas où je permettrais à cette histoire de la traduction d’être ébruitée.

Pour rendre cette histoire claire pour vous, je dois vous raconter ce qui suit.

Me trouvant à Berlin en 1869, j’appris de feu mon ami Negrescul que Bakounine était dans un grand besoin et qu’il fallait lui venir en aide le plus tôt possible...[491] Je connaissais très peu Bakounine à ce moment, mais je le considérais comme l’un des meilleurs héros de la lutte pour la liberté, comme l’ont considéré et le considèrent encore tant d’étudiants russes. Je lui envoyai aussitôt vingt-cinq thalers, et en même temps je m’adressai, par l’intermédiaire d’un de mes amis de Pétersbourg, à un éditeur pour lui demander du travail pour Bakounine. On décida de lui confier la traduction de votre livre. On lui promit douze cents roubles[492] pour la traduction. Sur son désir, il lui fut envoyé par mon intermédiaire tout un ballot de livres dont il avait besoin comme auxiliaires pour la traduction ; en même temps il lui fut payé d’avance, également sur sa demande, trois cents roubles. Le 28 septembre 1869, j’expédiai ces trois cents roubles de Heidelberg (où je m’étais transporté dans l’intervalle) à l’adresse d’un certain Charles Perron à Genève, et le 2 octobre je reçus un récépissé de cette somme de Bakounine lui-même.

Le 2 novembre, Bakounine m’écrit de Locarno qu’il est maintenant délivré enfin de l’action politique excessive, et que « demain » il va se mettre à la traduction. Tout le mois de novembre se passa, sans que je reçusse un seul feuillet de manuscrit. Ensuite, à la fin de novembre, ou plus exactement au commencement de décembre, je lui demandai, à la suite d’une lettre reçue par moi de Pétersbourg, s’il désirait continuer ou non. Malheureusement je n’ai pas gardé copie de cette lettre ; c’est pourquoi je ne puis pas dire exactement comment je lui écrivis alors. Autant que je puis me rappeler, mon ami de Pétersbourg, celui par l’intermédiaire de qui j’étais en rapport avec l’éditeur, m’avait écrit que si Bakounine ne voulait pas faire la traduction, il n’avait qu’à le dire franchement, au lieu de traîner la chose en longueur ; quant aux trois cents roubles, on pourra toujours s’entendre. J’écrivis dans ce sens à Bakounine, et je reçus une réponse le 16 décembre. Il commence sa lettre en m’expliquant que s’il ne m’avait pas écrit pendant si longtemps (la dernière lettre reçue par moi était datée du 2 novembre), c’était « en partie » parce que j’avais été très grossier avec lui (non pour la traduction, mais au sujet d’une autre affaire[493]). Puis il continue : « Comment avez-vous pu vous imaginer qu’après m’être chargé de ce travail, et même avoir touché une avance de trois cents roubles, j’allais tout à coup y renoncer ? » Il déclare qu’il a fondé tout son budget d’une année sur ce travail ; seules des circonstances absolument indépendantes de lui l’ont empêché d’aborder sérieusement la traduction avant le commencement de décembre[494]. Il doit ajouter aussi que le travail dont il s’est chargé est beaucoup plus difficile qu’il ne le croyait. Ensuite il parle des différentes difficultés de la traduction. Je ne vous en citerai qu’une seule, parce que je soupçonne que Bakounine a tout simplement menti. Il cite la phrase suivante de votre livre : « Der Werth ist Arbeitsgallerte[495] », et dit : « Marx a tout simplement fait ici une plaisanterie, ce qu’il m’a d’ailleurs avoué lui-même[496] ». Plus loin, il exprime l’espoir que vers la fin d’avril 1870 sa traduction sera tout à fait terminée, et me prie instamment de parler en sa faveur à l’éditeur pour qu’il ne lui retire pas la traduction. Et si l’éditeur la retire tout de même, nous devons l’en avertir, lui Bakounine, le plus tôt possible, et alors il se préoccupera de retourner l’avance de trois cents roubles[497].

Le 19 décembre il m’envoie les premiers feuillets de son manuscrit : « À partir de ce moment, je vous enverrai tous les deux ou trois jours les feuillets traduits et recopiés».

Le 31 décembre, je reçois, pour la dernière fois, encore quelques feuillets de la traduction. En tout, j’ai reçu de lui la valeur d’une ou au plus deux feuilles-d’impression.

Le 3 mars 1870 m’arriva enfin la lettre du « Bureau » qui vous intéresse tant en ce moment[498]. Bien que cette lettre n’ait pas été écrite par Bakounine (probablement elle était l’œuvre immédiate de Netchaïef), j’ai pensé qu’il en était responsable, car sa participation me paraissait à ce moment tout à fait incontestable. C’est pourquoi je lui adressai une lettre d’injures. Le semestre d’hiver était terminé, je devais partir ; mais j’attendis encore deux semaines et demie après l’envoi de ma lettre. Cependant, je ne reçus aucune réponse. Plus tard, Bakounine a écrit à une personne de ma connaissance et de la vôtre, Lopatine, qu’il m’avait envoyé une brève réponse dans laquelle il était dit qu’il renonçait à la traduction à cause de ma grossièreté. Mais je suis persuadé que cette réponse n’a jamais existé, car je l’aurais reçue[499]. Au même ami il a remis un récépissé dans lequel il déclare avoir reçu de l’éditeur, par mon intermédiaire, trois cents roubles, et s’engage à les rendre dans le plus bref délai possible. Mais ce récépissé était absolument superflu, car je possédais déjà un reçu écrit de sa main pour la même somme, et sa promesse de paiement à bref délai n’a pas été exécutée[500]. Jusqu’à présent je n’ai pas reçu un rouble de lui ; mais en revanche il a dernièrement adressé à ce même éditeur une dame pour lui demander de lui donner une autre traduction, en promettant que l’histoire du Kapital ne se renouvellera pas. Quelle impudence[501] !

Comme conclusion, je dirai ce que je pense maintenant de la lettre que je reçus en 1870 du « Bureau ». Alors, la participation de Bakounine me paraissait incontestable ; mais je dois dire que maintenant, en repassant froidement dans ma tête toute cette histoire, je vois que la participation de Bakounine n’est pas du tout prouvée, car en réalité cette lettre a pu être envoyée par Netchaïef tout à fait indépendamment de Bakounine[502]. Une seule chose peut être considérée comme tout à fait établie, c’est que Bakounine n’a pas manifesté le moindre désir de continuer le travail commencé, malgré l’argent reçu[503].


On a pu croire un moment que Marx, induit en erreur par de faux rapports, avait été véritablement persuadé, en 1872, du bien-fondé des accusations qu’il formulait contre Bakounine. Cette lettre de Lioubavine prouve que Marx n’a pas été induit en erreur ; que son correspondant, en lui envoyant le document réclamé, l’a en même temps éclairé sur sa véritable signification ; et que Marx, par conséquent, a sciemment trompé la Commission d’enquête. Sa façon d’agir, dans cette circonstance, a imprimé à son caractère une tache qu’il ne sera jamais possible d’effacer.

L’année suivante, par la publication du pamphlet L’Alliance de la démocratie socialiste et l’Association internationale des travailleurs (en allemand, Ein Komplott gegen die Internationale Arbeiter-Assoziation), il a aggravé encore sa vilaine action. Dans ce même article de Minouvchié Gody (première partie, octobre 1908), Bernstein a apprécié cette triste production et l’impression qu’elle produisit en Russie. Voici ce qu’il dit à ce sujet :


Au moment où parut la brochure accusatrice de Marx, on savait assez exactement, dans les groupes socialistes russes, quels avaient été en réalité les rapports entre Bakounine et Netchaïef : aussi devait-elle rester sans influence même sur ceux qui considéraient la conduite de Bakounine comme blâmable. Rappelons seulement que Pierre Lavrof lui-même, dans son Vpered, lui fit un accueil sévère. Elle a fait infiniment pour aliéner à Marx tout le monde socialiste russe d’alors. Et cependant la propagande socialiste embrassait des cercles de plus en plus étendus de la jeunesse des écoles, qui manifestaient autant d’ardeur pour le savoir que de besoin d’action pratique et de sacrifice ; mais peu nombreux étaient ceux qui étaient attirés par Marx : ils appréciaient sa science, mais n’avaient que peu de sympathie pour lui comme homme ; il leur paraissait le représentant typique de tous les mauvais côtés d’un savant allemand...

Un petit groupe de Russes seulement se trouvaient autour de Marx en 1870 et dans les années suivantes. Parmi eux était Outine, ce qui n’a pas contribué à leur bonne renommée... On ne voyait généralement dans Outine qu’un intrigant tortueux et cancanier, et beaucoup de personnes n’étaient pas loin de juger du maître d’après l’élève...

Au point de vue purement humain, dans cette lutte entre Marx et Bakounine, ce dernier apparaît incontestablement sous un jour plus favorable que son adversaire ; même celui qui croit que Marx défendait dans cette querelle les intérêts du mouvement ouvrier, qui n’admettaient aucune concession sentimentale, ne peut s’empêcher de regretter que Marx n’ait pas mené cette lutte avec d’autres moyens et dans d’autres formes.


Voilà comment parle aujourd’hui de Marx et de Bakounine le représentant le plus distingué de la Sozial-Demokratie allemande.








  1. Il y avait, on l’a vu, à Zürich une Section slave ; et il existait, depuis le printemps de 1872, une orsganisation secrète slave dont faisaient partie des Russes et des Serbes.
  2. Sur l’ouvrier lyonnais Camille Camet, qui s’était réfugié à Zürich après les événements de 1871, voir t. II, pages 147 et 261.
  3. Ross, qui assista aussi au Congrès de Saint-Imier, n’est pas mentionné par Bakounine au nombre des Russes qui s’y rendirent avec lui. C’est que Ross y alla de Lausanne : il avait fait, pour des raisons de santé, un séjour dans les environs de cette ville.
  4. C’est le nom que se donnait alors Ralli.
  5. L’établissement de ce pacte fédératif était prévu par les 2e et 3e résolutions de la Déclaration de la minorité au Congrès de la Haye.
  6. Pindy, qui n’avait pas trouvé à Lausanne des moyens d’existence, venait d’être admis comme auxiliaire dans l’atelier coopératif des graveurs et guillocheurs du Locle, où il devait apprendre le métier de guillocheur ; il apprit plus tard celui de fondeur de déchets d’or et d’argent et d’essayeur. En janvier 1873, il devint membre régulier de l’atelier.
  7. Sorge, dans son livre Briefe und Auszüge ans Briefen etc., dit (p. 63.) qu’au Congrès de Saint-Imier il y eut des délégués belges et le délégué américain Sauva. C’est une des nombreuses erreurs que renferme ce volume. À la même page, il affirme, en raillant, que les lassalliens d’Allemagne adressèrent au Congrès leurs vœux et l’expression de leur chaleureuse sympathie : il a confondu avec le Congrès de Genève de septembre 1873.
  8. Sur le Conseil fédéraliste universel, voir (t. II, p. 349) le 5e paragraphe de la Déclaration de la minorité du Congrès de la Haye.
  9. Charles Chopard, graveur, à Sonvillier, n’était pas délégué ; c’était un membre du Comité fédéral jurassien.
  10. C’était moi.
  11. Lefrançais était porteur, ainsi qu’il, a été dit, de mandats de la Section 3 et de la Section 22, deux sections appartenant au groupe du Conseil fédéral de Spring Street et qui avaient participé au Congrès de Philadelphie du 9 juillet 1872. Il représentait, avec les Italiens, l’élément intransigeant du Congrès.
  12. Ce considérant résume en un alinéa les thèses développées dans les considérants de la première résolution du Congrès jurassien du jour précédent.
  13. Après ce considérant et le précédent, on s’attend à ce que la résolution ne peut manquer de conclure à la suppression du Conseil général ; mais, pour des raisons de tactique, — les mêmes qui prévalurent à la Haye et qui motivèrent la rédaction de la Déclaration de la minorité, — cette conclusion n’a pas été formulée.
  14. Si l’on met en parallèle les deux paragraphes qui constituent la teneur de ce pacte avec les cinq paragraphes de la Déclaration de la minorité au Congrès de la Haye, on constatera que le Congrès de Saint-Imier, n’ayant pas cru devoir proclamer la rupture immédiate avec le Conseil général, s’est placé sur le même terrain que la minorité de la Haye, et que le pacte de Saint-Imier, à part les considérants, n’a rien ajouté à la Déclaration de la minorité.
  15. Rapprocher ce considérant du premier alinéa du discours que j’avais prononcé le 5 septembre à la Haye (t. II, p. 336).
  16. Il ne fut pas donné suite, comme on le verra, à cette idée de réunir un Congrès international spécial des fédérations adhérentes au « pacte » de Saint-Imier.
  17. C’est la protestation dont il sera parlé tout à l’heure.
  18. Ross, après le Congrès de Saint-Imier, était retourné à sa résidence vaudoise, près de Lausanne.
  19. On appelait ainsi, dans le groupe russe de Zürich, une réunion dans laquelle on passait au crible les mérites et les défauts d’un candidat.
  20. Cette lettre a été reproduite par le Bulletin du 15 octobre 1872.
  21. Netchaïef, qui se trouvait à ce moment en prison à Zürich, fut extradé à la Russie le 26 octobre 1872.
  22. La soi-disant « Section russe » d’Outine (voir t. Ier, p. 288).
  23. Cette lettre a été reproduite par le Bulletin du 10 novembre 1872.
  24. Comme on le verra dans l’Appendice du présent volume, Marx connaissait dès 1870 l’histoire de la lettre de Netchaïef, et il avait demandé alors à Hermann Lopatine de lui communiquer la copie qu’il possédait de cette pièce, ce que celui-ci refusa de faire. Néanmoins, dans sa lettre du 15 août 1872 à Nicolas ...on (p. 14), Marx, chose singulière, parle comme s’il venait d’apprendre l’existence de ce document. Peut-être Outine ne lui donna-t-il qu’en août 1872 l’idée de s’en servir ?
  25. Voir mon t. II, pages 61 et suivantes.
  26. Allusion à la résolution de la Conférence de Rimini : voir t. II, p. 312.
  27. Bakounine, on l’a vu (t. Ier,p. 261), s’était mis très sérieusement à la traduction du Kapital ; et M. Nicolas ...on, dans l’article de Minouvchié Gody, nous apprend — chose que j’avais ignorée jusqu’ici — que Bakounine envoya à l’éditeur le manuscrit de la traduction d’une partie du chapitre Ier.
  28. C’était le pseudonyme dont Marx signait le plus souvent ses lettres a M. Nicolas ...on.
  29. La lettre de Netchaïef n’avait pas été envoyée à Marx par M. Nicolas ...on lui-même, comme on pourrait le croire d’après ce passage qui prête à équivoque, mais directement par Lioubavine. (Communication de M. Hermann Lopatine.)
  30. Marx donne à entendre — ou ce passage n’a pas de sens — qu’il croit Bakounine capable, par vengeance, de dénoncer M. Nicolas ...on à la police russe.
  31. Probablement quelque article de journal.
  32. Évidemment dans la séance du samedi après-midi, 7 septembre. Voir t. II, p. 345 ; j’ai dit à cet endroit : « Marx n’apporta pas de nouveaux documents ; il avait tout fait présenter par Engels : que put-il dire à la Commission ? » Je me trompais : Engels avait présenté les pièces relatives à l’Alliance, mais Marx s’était réservé de communiquer lui-même le papier reçu de Russie, la « pièce secrète et confidentielle »
  33. Ne croirait-on pas lire un épisode de l’affaire Dreyfus ?
  34. Il eût fallu, comme on voit, pour que tout allât bien au gré de Marx, que la minorité ne fût pas représentée par un seul membre au sein de la Commission ; mais la majorité, si bien stylée qu’elle fût, n’avait pas osé aller jusque-là. Roch Splingard n’était pas avocat, que je sache : c’est son frère Pierre Splingard, l’un des rédacteurs de la Liberté, qui l’était.
  35. Je ne me rappelle pas que nous ayons rien raconté à l’avance : ne nous attendant pas à la manœuvre à laquelle Marx allait se livrer, comment aurions-nous songé à « prendre les devants » ? Mais, lorsque nous connûmes le rapport de la majorité de la Commission, nous « racontâmes l’affaire » telle qu’elle s’était réellement passée, et non pas telle que Marx, aveuglé par la haine, la présentait à ses séides.
  36. Dans cette phrase, Marx voudrait faire croire à son correspondant que la Commission a été forcée de communiquer au Congrès « les faits contenus dans la lettre », et il s’en excuse en disant qu’elle a dû le faire à cause de nous, à cause de notre prétendue indiscrétion. Quel jésuitisme ! comme s’il n’avait pas fait venir la lettre à Lioubavine dans le dessein exprès de s’en servir pour calomnier publiquement Bakounine ! et comme si c’était « communiquer les faits contenus dans la lettre » que d’écrire cette phrase : « Les soussignés déclarent... que le citoyen Bakounine s’est servi de manœuvres frauduleuses tendant à s’approprier tout ou partie de la fortune d’autrui, ce qui constitue le fait d’escroquerie ; qu’en outre, pour ne pas devoir remplir ses engagements, lui ou ses agents ont eu recours à l’intimidation » !
  37. Nous n’avions pas parlé de Lioubavine. J’ignore si Joukovsky connaissait son nom, mais il ne l’a pas prononcé : car s’il l’eût fait, ce nom fût, de la sorte, venu à ma connaissance dès 1872 ; or, il ne m’a été révélé qu’en 1904.
  38. Au sujet de cet « attentat », que la brochure L’Alliance de la démocratie socialiste, etc. (1873), appelle « une tentative d’assassinat », voir t. II, p. 328, note 3.
  39. L’une de ces deux « tentatives » d’attentat est probablement le prétendu « guet-apens » organisé à Valencia contre Mora par les membres du Conseil fédéral espagnol, « guet-apens » au sujet duquel j’ai publié le démenti d’Anselmo Lorenzo (t. II, p. 307) Quant à l’autre « tentative », j’ignore ce que ce peut être.
  40. C’est Lioubavine, que Marx ne désigne que par l’initiale de son nom.
  41. Marx fait évidemment allusion à la lettre à la rédaction de la Liberté, reproduite ci-dessus.
  42. Marx appelle « indiscrétion » le fait d’avoir rétabli la vérité calomnieusement travestie ! On voit qu’il cherche, pour se disculper auprès de Lioubavine, qui se croyait mis en péril par le rapport de la majorité de la Commission, à lui persuader que, s’il éprouve des désagréments, ce sera la faute de Bakounine et de ses amis.
  43. C’est la brochure L’Alliance de la démocratie socialiste et l’Association internationale des travailleurs.
  44. Marx fait là une plaisanterie destinée à dérouter la police, si sa lettre était ouverte au cabinet noir.
  45. « Vous », c’est-à-dire « au nouveau Conseil général ».
  46. Ce mot est intraduisible. Le verbe krakeelen est un terme d’argot populaire, qui signifie « criailler, se chamailler » ; c’est une expression favorite d’Engels.
  47. Cette circulaire ou adresse, que je ne connais que par quelques extraits, jeta Engels et Marx dans un embarras comique, dont Engels fit part à Sorge dans une lettre du 16 novembre 1872. L’adresse, rédigée en anglais et en français par un Allemand peu lettré, était pleine, paraît-il, de fautes de langage qui la rendaient ridicule ; et comme Sorge, dans son inconscience, avait expédié son œuvre telle quelle au Conseil fédéral anglais, qui était en guerre ouverte avec Marx. Engels avait tremblé que ce Conseil fédéral, pour jouer un bon tour à Sorge, ne fît imprimer l’adresse avec ses grotesques incorrections ; aussi confectionna-t-il lui-même une copie, corrigée, du document, et c’est sous cette forme qu’il le communiqua à l’organe de l’Internationale en Angleterre, l’International Herald ; il chargea en outre Serraillier de revoir la version française. « Je craignais, écrit Engels à Sorge, que le Conseil fédéral anglais ne supprimât l’adresse, ou bien que, pour en faire des gorges chaudes, il la fît imprimer mot à mot avec ses fautes de grammaire et ses germanismes (mit verschiedenen englischen Sprachfehlern und starken Germanismen, um Spott damit zu freiben). J’ai naturellement corrigé cela, car, telle qu’elle était, l’adresse n’était pas imprimable, ni en anglais ni en français. Ici, pour des documents de ce genre, nous avons toujours fait corriger nos fautes par quelqu’un du pays (von irgend einem gebildeten native korrigieren lassen.) Il faudra que tu procèdes ainsi à l’avenir, car souvent il n’est pas possible de changer quelque chose dans un document officiel, même pour y corriger de ces erreurs grammaticales qui sont toujours fâcheuses. Pour Hales, pour les Jurassiens, etc., toutes les bévues de ce genre les mettraient en joie. » — Dans une note de son livre, Sorge reproduit un passage d’une réponse qu’il fit à Engels à ce sujet (6 décembre 1872) : « Nous n’avons malheureusement pas, écrivait-il, un Marx ni un Engels parmi nous, et c’est justement pour cela que nous n’avons accepté qu’avec quelque appréhension le transfert du Conseil général à New York. Du reste, nous sommes d’avis que ce n’est pas la forme qui est la chose la plus importante, mais le fond. Si le fond est intelligible, des lecteurs ouvriers ne se formaliseront pas de quelques petites incorrections de langage. » Malheureusement, dans les élucubrations de Sorge, le fond ne valait pas mieux que la forme.
  48. Sur Walter (de son vrai nom Van Heddeghem), voir t. II, p. 326.
  49. « Une indication du Volksstaat nous a appris que toute la correspondance d’Allemagne devait passer entre les mains de Marx avant d’être envoyée en Amérique. » (Mémoire de la Fédération jurassienne, p. 276.) — Engels avait écrit le 16 novembre 1872 à Sorge : « Pour l’Allemagne, il serait bon que Marx reçût du Conseil général des pleins-pouvoirs, afin qu’il pût agir en cas de besoin contre les schweitzeriens ».
  50. En français dans l’original.
  51. C’est la fédération composée de neuf membres qu’avait fondée Lafargue.
  52. À ce passage de la lettre d’Engels, Sorge a ajouté une note explicative ainsi conçue : « Il s’était constitué dans le Conseil général de New York une sorte de fronde de mécontents, qui en voulaient à l’ancien Conseil général, parce que celui-ci gardait par devers lui les papiers relatifs à l’Internationale, et à Sorge à cause de ses relations avec l’ancien Conseil. Cette fronde faisait traîner les choses en longueur, et réussissait à faire différer toutes les mesures contre les Fédérations renitentes, ainsi que l’envoi des pleins-pouvoirs. C’était particulièrement Bolte et Carl qui menaient ces mécontents. » On voit que le pauvre Sorge n’était pas sur un lit de roses.
  53. On sait que les assertions d’Engels sont sujettes à caution.
  54. « Qu’on leur donne assez de corde, et ils iront se pendre. »
  55. Ces mots sont soulignés dans la lettre anglaise. (Note du Bulletin.)
  56. On sait que le citoyen Hales a fonctionné pendant plusieurs mois comme secrétaire général du Conseil général de Londres. (Note du Bulletin.)
  57. Ces mots sont soulignés dans la lettre anglaise. (Note du Bulletin.)
  58. Ce passage a été donné en entier au t. II, p. 43, où le lecteur pourra le retrouver.
  59. Voir t. II, p. 315.
  60. Voir plus loin pages 33-34.
  61. Une lettre de Marx à Sorge, du 21 décembre 1872, qu’on trouvera plus loin, nous a appris que la première de ces deux contre-circulaires était l’œuvre de Marx lui-même, et la seconde l’œuvre d’Engels.
  62. Les contre-circulaires rédigées par Mars et Engels.
  63. Il s’agit de Maltman Barry (voir t. II, p. 324).
  64. Les contre-circulaires rédigées par Marx et Engels.
  65. Pour la France, on verra tout à l’heure ce qu’il en était. En Allemagne, en Autriche, en Hongrie, l’Internationale n’existait pas. Sur le Portugal, Engels écrit à Sorge le 4 janvier 1873 : « En Portugal, le droit d’association n’existe pas ; aussi l’Internationale n’y est-elle pas officiellement constituée ». Sur le Danemark, le même jour : « Du Danemark toujours pas une seule ligne. J’appréhende que les schweitzeriens n’aient tripoté là au moyen de leurs adhérents du Schleswig. » Sur la Pologne, Marx écrit le 21 décemhre 1872 : « Le Conseil général n’avait pu obtenir l’adhésion de la Pologne qu’à la condition (nécessaire vu la situation du pays) qu’il n’aurait affaire qu’au seul Wroblewski, et que celui-ci communiquerait seulement ce qu’il jugerait convenable. Vous n’avez pas le choix : il faut donner à Wroblewski le même pouvoir illimité que nous lui avions accordé, ou renoncer à la Pologne. »
  66. C’est ce que font aujourd’hui (1908) les dirigeants de la soi-disant « nouvelle Internationale »
  67. Ceux de Bruxelles et de Cordoue, dont il sera parlé plus loin.
  68. La plus grande partie de cet alinéa a déjà été reproduite, t. II. p. 327, note 1.
  69. C’était Marx qui était l’instigateur de cette nouvelle altitude de Riley ; il l’a raconté lui-même (voir plus loin p. 36).
  70. On a vu plus haut que la date primitivement choisie avait été le 5 janvier (circulaire du Conseil fédéral anglais du 10 décembre).
  71. Marx appelle « majorité », conformément à la réalité des choses, le groupe de Hales, Jung, Eccarius, et de leurs amis.
  72. En anglais dans le texte : « pseudo-sections ».
  73. Terme d’argot, dérivé de Lump, gueux, gredin.
  74. Hales avait écrit en tout deux lettres au Comité fédéral jurassien.
  75. Le Conseil fédéral que Marx appelle « légal » est celui qui s’était « constitué » dans la réunion clandestine du 19 décembre, en l’absence de la majorité. Marx ne raconte pas cette réunion, mais la mention en est implicitement contenue dans la phrase : « Nos gens, qui constituent maintenant le seul Conseil fédéral légal » ; maintenant signifie « depuis avant-hier ». Il ne s’attendait pas, lorsqu’il écrivait cette lettre, à la revanche que la majorité allait prendre le 23.
  76. On a vu plus haut que c’est Jung qui avait demandé que le Conseil général n’eût plus son siège à Londres, et que ce furent Marx et Engels qui firent rejeter sa proposition.
  77. En anglais dans le texte : « le pantin de Hales ».
  78. En français dans le texte.
  79. Au moment où il écrivait, Engels ignorait encore que la date du Congrès avait été changée, et reportée au 26 janvier (résolution du 23 décembre).
  80. Par une étrange aberration, tandis que, pour le vulgaire bon sens, c’est l’acte de la minorité usurpant le titre de Conseil fédéral qui apparaît comme un « coup d’État », Engels donne ce qualificatif à l’acte parfaitement légitime de la majorité convoquant un Congrès des Sections anglaises.
  81. Je n’ai jamais été l’ennemi de Jung, ni lui le mien. Malgré une différence d’opinion sur la tactique politique, nos relations sont toujours restées cordiales. On verra par la façon dont Jung, au Congrès anglais, a parlé de Schwitzguébel (p. 50), de quelle manière il jugeait les Jurassiens.
  82. Le Bulletin du 15 octobre 1872 publia une lettre que m’avait écrite Parraton, alors détenu au Château d’Oléron.
  83. La publication de ces extraits ne dura que jusqu’au milieu d’avril 1873.
  84. Voir à la page suivante les arrestations faites dans le Midi à la fin décembre.
  85. La brochure L’Alliance, etc., indique, à tort, le mois de décembre comme la date de la publication de la lettre de Guesde dans la Liberté, tandis que cette lettre parut le 20 octobre. De là l’emploi des mots « immédiatement après », qui ne sont pas exacts; il fallait dire « deux mois après ».
  86. Au procès qui eut lieu à Toulouse au mois de mars 1873, Brousse, qui avait réussi à passer en Espagne, fut condamné par contumace, sur un passage d’une lettre écrite le 22 novembre 1872 par un certain Masson. Cette lettre, trouvée chez Dentraygues (c’est-à-dire livrée par Dentraygues), fut lue à l’audience du 15 mars. Le passage en question disait : « Brousse est démasqué ainsi que Guesde ; leur correspondance saisie a été envoyée à Londres ». Les agents marxistes interceptaient donc et volaient la correspondance des membres de l’Internationale qui n’admettaient pas les résolutions de la Haye, (Le Marxisme dans l’Internationale, par Paul Brousse, Paris, 1882, p. 30.)
  87. Dans son calendrier-journal, Bakounine note le 27 octobre la réception de la « circulaire jurassienne confidentielle ».
  88. On le voit, les ouvriers de Moutier, qui connaissaient les ouvriers du Val de Saint-Imier et les voyaient à l’œuvre depuis plusieurs années, savaient leur rendre justice : ils ne les appelaient pas les grands-prêtres de Sonvillier.
  89. Engels écrivait triomphalement à Sorge, le 16 novembre 1872 : « À Bienne, où les Jurassiens n’avaient plus personne, il s’est formé une nouvelle section, mais elle a adhéré à Genève ». On voit comme à Londres on était bien renseigné.
  90. C’est dans cet article de Jules Guesde que se trouvent les passages si souvent reproduits : « Depuis vingt-quatre ans que les urnes sont debout en France — dans la France du 10 août 1792 et du 18 mars 1871 — sur les cadavres des insurgés de Février, qu’en est-il sorti ? L’Assemblée nationale de 1848..., la dictature de Cavaignac..., la présidence de M. Louis Bonaparte... ; l’Empire, en 1852... ; la capitulation Trochu-Favre ; et la République conservatrice de 1871... Dans les conditions sociales actuelles, avec l’inégalité économique qui existe, l’égalité politique, comme l’égalité civile, est un non-sens... De là l’impuissance du suffrage universel, lequel, loin d’aider à l’émancipation matérielle et morale des serfs du capital, n’a pu et ne peut que l’entraver... À l’époque du cens, la bourgeoisie était un état-major sans armée. Le suffrage universel lui a fourni cette armée électorale dont elle avait besoin pour se maintenir au pouvoir. »
  91. Jugeant d’après les procédés dont ils étaient eux-mêmes coutumiers, les marxistes ne pouvaient pas admettre que les décisions d’un Congrès jurassien exprimassent réellement l’opinion des ouvriers ; ils se figuraient que chez nous, comme chez eux, tout était l’œuvre de quelques meneurs.
  92. Révisés par la Conférence de Londres de 1871.
  93. Révisés par la Conférence de Londres de 1871.
  94. Dès le 10 novembre : voir ci-dessus p. 40.
  95. On le voit, c’est sur la Déclaration de la minorité du Congrès de la Haye, et non sur les résolutions du Congrès anti-autoritaire de Saint-lmier, que se fonde la Fédération jurassienne pour faire appel à la solidarité des autres Fédérations.
  96. Le télégramme belge, publié dans le numéro précédent du Bulletin, était ainsi conçu : « Le Congrès belge au Congrès espagnol, salut. Vive Saint-Imier ! Autonomie et fédération. (Signé) Eugène Steens. »
  97. Le texte des résolutions du Congrès de Cordoue relatives aux Congrès de la Haye et de Saint-Imier est reproduit in-extenso dans le Mémoire de la Fédération Jurassienne, pages 280-282.
  98. Prononcez Alcoï.
  99. Promesse impossible à tenir, puisqu’en Allemagne les lois ne permettaient pas aux adhérents individuels de l’Internationale de se grouper pour former des sections.
  100. Ici se place un passage relatif aux affaires d’Espagne et à la lettre de menaces écrite par Engels, le 24 juillet 1872, au Conseil fédéral espagnol, passage que le résumé du Bulletin ne donne pas. Mais ce passage a été analysé dans le Mémoire de la Fédération jurassienne, p. 250, et j’ai reproduit cette analyse au tome II, pages 308-309.
  101. C’est le mot par lequel on désignait, dans l’entourage de Marx, les partisans de la politique négative, Français, Belges, Jurassiens, Espagnols, Italiens, Russes.
  102. On sait que Jung était Suisse, du Jura bernois.
  103. Le Manifeste communiste avait dit (paragraphe 75) : « En Suisse, les communistes appuieront les radicaux... En Allemagne, le parti communiste luttera aux côtés de la bourgeoisie dans toutes les occasions où la bourgeoisie reprendra son rôle révolutionnaire ; avec elle, il combattra la monarchie absolue, la propriété foncière féodale. »
  104. La défaite de la Commune. Eccarius pense aux blanquistes.
  105. Bakounine n’a jamais parlé de cela. Eccarius ne savait rien de précis sur les idées de Bakounine.
  106. « Nous », c’est-à-dire les membres de l’ancien Conseil général restés fidèles à la tactique recommandée par le Manifeste communiste.
  107. Celle du 17 novembre 1872, reproduite plus haut p. 26.
  108. Ce manuscrit, encore inédit, sera imprimé au tome IV des Œuvres de Bakounine.
  109. Il annonça son retour à Bakounine par un télégramme le 8 novembre.
  110. Ce fut Ross qui donna lui-même cet avis à Netchaïef, et Bakounine ne l’ignora pas. Je ne sais quel est le motif pour lequel, en écrivant à Ogaref, Bakounine feint de n’avoir pas connu les relations personnelles qui existèrent jusqu’au bout entre Ross et Netchaïef.
  111. Zaytsef était installé à Locarno avec sa famille depuis le 21 novembre 1872.
  112. Le littérateur russe Nicolas Sokolof, connu comme l’auteur d’un livre assez original (auquel son ami Zaytsef avait collaboré pour une large part), à tendances anarchistes, les Réfractaires (Otchtchépentsy), paru en 1866, avait été emprisonné, puis déporté en Sibérie ; ayant réussi à s’évader, il venait d’arriver à Genève (12 novembre).
  113. La lettre de la mère de Zaytsef parlait d’un bruit qui courait à Genève, selon lequel il allait se fonder à Zürich un journal russe avec Sokolof comme rédacteur et Ozerof comme administrateur : Bakounine serait écarté, disait Ozerof, parce qu’il se livrerait à des polémiques inutiles, comme celle contre Marx. À la suite de cet incident, où Ozerof semble avoir agi de concert avec certaines personnalités russes de Zürich dont la conduite, comme on le verra plus loin, parut suspecte à Bakounine, il y eut rupture entre Bakounine et Ozerof. Celui-ci alla s’établir à Florence, auprès d’Alexandre Herzen fils.
  114. Sokolof, après avoir entendu les explications que Ross lui apportait de Zürich et de Locarno, était parti avec Ross pour Zürich, bien décidé à faire cause commune avec Bakounine contre Lavrof.
  115. Bakounine et ses amis avaient conçu en 1872 le projet de créer à Zürich une imprimerie russe. Ce projet devait se réaliser en 1873.
  116. Par sa lettre du 8 novembre, le Conseil général n’avait accordé que quarante jours aux Jurassiens pour faire un acte de contrition. Mais, ayant ensuite voulu se montrer bon prince, il étendit, comme on voit, la durée de ce délai à soixante jours — ou plus exactement cinquante-neuf.
  117. Voir t. II, pages 338-339, le texte de ces deux articles, tels qu’ils avaient été modifiés par la majorité du Congrès de la Haye, expressément en vue de la suspension projetée de la Fédération jurassienne.
  118. Lire : « de la Conférence italienne ».
  119. Ces articles sont la reproduction de l’Appel du Conseil fédéral anglais convoquant un Congrès à Londres pour le 26 janvier (la nouvelle des résolutions votées par ce Congrès ne nous était pas encore parvenue), et des extraits de la notice de B. Hubert, secrétaire du Conseil fédéral de Spring Street, dont il a été parlé p. 43.
  120. Dans une circulaire adressée « aux Conseils fédéraux des diverses régions de l’Internationale » par le Comité fédéral jurassien en date du 2 février (avant l’arrivée de l’ukase de suspension), on lit : « De tristes événements empêchent la France de faire entendre sa voix dans les revendications autonomistes, mais le peuple qui, dans les temps modernes, a le premier formulé pratiquement le programme anarchiste du prolétariat, en constituant la Commune libre de Paris, ne peut pas être pour l’autoritarisme ».
  121. Ce télégramme fut confirmé le surlendemain par une lettre du Conseil fédéral du Bassin de la Vesdre, signée des noms suivants : Denis Noblué, J.-N. Demoulin, Émile Piette, Joseph Pirotte, Jules Ernst, A. Pairoux, Gervais Clerdent, Pascal Badson, Louis Lincé, J.-Olivier Ruwette, Jean Corimon, Ch.-J. Maignay, Charles Picraux, Pierre Bastin, Laurent Manguette, Jules Wuilmès, Althère Spiron.
  122. Ce sont les Sections qui faisaient cause commune avec la majorité du Conseil fédéral anglais, qu’Engels désigne par ce terme de minorité.
  123. L’article 6 du titre II des Règlements généraux, revisé à la Haye, disait en effet que, dans le cas de la suspension de toute une fédération, le Conseil général devrait, si la majorité des fédérations le demandait, convoquer une Conférence extraordinaire, qui se réunirait un mois après. On voit qu’Engels et Marx, plus autoritaires que la majorité de la Haye et que Sorge lui-même, appréhendaient la réunion fût-ce d’une simple Conférence, où ils ne se sentaient plus sûrs d’être les maîtres, et ne voyaient de salut que dans un acte par lequel Sorge les débarrasserait d’un seul coup de tous les « rebelles ». Mais ces rebelles, c’était toute l’Internationale vivante.
  124. Dans la même lettre, Engels revenait sur la question des solécismes qui émaillaient les circulaires du Conseil général : « Aussi longtemps que vous correspondrez en français avec des gens comme les Jurassiens et les Belges, et en anglais avec Hales, vous courrez le risque qu’ils fassent imprimer vos documents avec toutes les fautes et les germanismes, ce qui ne serait sûrement pas agréable. Ne vous est-il donc pas possible de trouver des gens dont le français ou l’anglais soit la langue maternelle, et qui puissent revoir vos écrits ? Nos Français ici auraient fait un vacarme de tous les diables, si jamais nous avions mis leurs signatures sous mon français ou celui de Marx. Aucun de nous ne peut posséder une langue étrangère assez à fond pour être capable d’écrire en cette langue un document destiné à la publicité, sans le faire corriger par quelqu’un du pays. »
  125. Je ne connais cette résolution que par la mention qui en est faite dans le pamphlet marxiste L’Alliance, etc., p. 56.
  126. Marx cherche-t-il à se tromper lui-même ou à tromper son correspondant, en parlant de « nos propres fédérations » ? Il n’y avait pas une seule fédération régionale qui fût pour le Conseil général.
  127. « Il existe en Espagne un parti politique fédéraliste… Ce parti a l’air de vouloir faire des avances à l’Internationale, et ces avances sont bien reçues par la poignée de marxistes dissidents qui viennent de constituer, en dehors de la Fédération espagnole, une petite Église sectaire et microscopique, gouvernée par une façon de Conseil fédéral siégeant à Valencia. Un journal républicain fédéral de Valencia, el Cosmopolita, est même devenu l’organe officiel de ce semblant d’organisation. Mais nous ne pensons pas qu’en dehors de ces deux ou trois douzaines d’hommes qui forment le parti de Marx en Espagne, les républicains fédéraux trouvent de l’écho pour leur propagande auprès des ouvriers internationaux. » (Bulletin du 15 mars 1873.)
  128. Engels écrit le 15 avril 1873 au Conseil général de New York : « La Emancipacion de Madrid est mourante, et peut-être même déjà morte. Nous leur avons envoyé quinze livres st. (375 fr.), mais comme presque personne ne payait les numéros reçus, il paraît impossible de maintenir le journal. Je suis en correspondance avec Mesa en vue d’un autre journal à fonder ; mais nul ne peut dire quel sera le résultat. — Le Pensamento social de Lisbonne, un excellent journal qui dans son dernier numéro avait une très bonne réponse à la Commission fédérale espagnole d’Alcoy sur la question de l’Alliance, sera aussi obligé de suspendre sa publication ; mais il reparaîtra. »
  129. Lettre publiée par Nettlau dans sa biographie de Bakounine, p. 746.
  130. Voir ci-dessus p. 38.
  131. Cette lettre, qui portait le timbre de la Section 29, de Paterson, était relative au Congrès de Saint-Imier. Cuno l’ayant aussi envoyée à d’autres journaux, qui l’insérèrent, le Bulletin ne la publia pas. La lettre était signée : « Federico Capestro (au Congrès de la Haye sous le nom de Cuno) ». Le Bulletin se contenta de cette remarque : « La mascarade du Congrès de la Haye se continue de l’autre côté de l’Océan. S’appelle-t-il Cuno ? s’appelle-t-il Capestro ? Mystère ! L’homme qui s’acquitta d’une façon si grotesque du rôle de président de la Commission d’enquête sur l’Alliance persiste à couvrir son individualité d’un voile impénétrable. Laissons-le dans cette obscurité et occupons-nous de choses sérieuses. » Engels, dans une lettre à Sorge du 20 mars 1873, se plaint de la maladresse de Cuno, qui compromet l’ancien Conseil général.
  132. Voir ci-dessus p. 38.
  133. Il y avait plus de trois mois que la circulaire avait de envoyée.
  134. Il s’appelait Larroque, nous l’avons vu plus haut (p. 38). À la nouvelle des arrestations, il avait quitté la France ; Engels écrit à Sorge, le 20 mars : « Lar-roque a réussi à s’échapper, et est arrivé, via Londres, à Saint-Sébastien, d’où il cherche à renouer des relations avec Bordeaux ».
  135. Engels avait annoncé à Sorge, le 20 mars, cette lettre de Longuet à la Liberté, en ces termes : « Les injures de Jung et de Hales font le tour de la presse secessionniste, jurassienne, belge, etc. ; Longuet veut y répondre dans la Liberté ; mais le fera-t-il ? étant donne sa paresse, j’en doute un peu ».
  136. On voit qu’Engels, très dur pour Van Heddeghem (qui avait eu des accointances blanquistes), ménage Dentraygues. Dans la brochure L’Alliance, etc., les choses sont présentées de telle façon (pages 31-52) que le lecteur doit nécessairement croire Dentraygues un honnête homme, et s’imaginer que le véritable dénonciateur est Jules Guesde.
  137. Les points suspensifs sont dans le livre de Sorge : il a supprimé ici un passage qu’il aura sans doute jugé trop compromettant pour la mémoire d’Engels.
  138. Cette connaissance du néant de l’organisation marxiste en France n’empêchait pas le même Engels d’écrire au même moment, avec un front d’airain, dans le libelle L’Alliance, etc., p. 57 : « Nous nous garderons bien de dévoiler aux Jurassiens ce qu’il y a encore de sérieusement organisé en France, en dépit des dernières persécutions qui ont montré suffisamment de quel côté était l’organisation sérieuse, et qui, comme toujours, ont soigneusement épargné le peu d’alliancistes que la France possède ». Que penser d’un homme qui, ayant lui-même à se reprocher la présence dans les rangs marxistes d’un Dentraygues et d’un Van Heddeghem, ose imprimer que les « alliancistes » sont « soigneusement épargnés » par la police française !
  139. Bulletin du 1er avril 1873.
  140. Sur Terzaghi, voir t. II, pages 227 et 253.
  141. Toujours les mêmes dégoûtantes insinuations, visant des hommes comme Faggioli, Cerretti, Malatesta, Cafiero, et leurs vaillants camarades de toute l’Italie. Ne faut-il pas plaindre un malheureux arrivé au degré d’inconscience morale où était tombé Engels ?
  142. Ce chiffre de cinquante-quatre jours, à compter du 16 mars, placerait la date de la mise en liberté de Cafiero et Malatesta au 9 mai.
  143. On avait appris que le capital actions (3300 fr.) et les divers prêts supplémentaires étaient entièrement dévorés. « Nous sommes (écrivait Candaux) sous le coup d’une faillite imminente, qui serait fatalement survenue, s’il ne s’était trouvé au milieu de nous un collègue qui a pris, à ses risques et périls, la situation du Cercle... De maîtres que nous étions, nous devenons les subordonnés du gérant. »
  144. Comme on le verra, cette idée d’un Congrès anti-autoritaire préparatoire au Congrès général, que nous n’avions acceptée que pour faire plaisir aux Italiens, fut abandonnée presque aussitôt.
  145. Voici comment le Bulletin résume ce qui fut dit par moi des dispositions des autres Fédérations relativement au Congrès général et au Congrès anti-autoritaire : « L’Espagne propose que le Congrès anti-autoritaire ait lieu à la suite du Congrès général. L’Italie, au contraire, désire que le Congrès anti-autoritaire ait lieu quelques jours avant le Congrès général. Nous ignorons encore l’opinion de la Belgique ; nous savons seulement qu’elle ne reconnaît pas le soi-disant Conseil général de New York, et que par conséquent elle coopérera avec nous pour la convocation du Congrès général par la propre initiative des Fédérations. Ce que nous disons de la Belgique s’applique aussi à l’Angleterre, qui est dans le même cas. Le Conseil fédéral de l’Amérique du Nord (Spring Street), croyant que le Congrès anti-autoritaire devait avoir lieu le 15 mars 1873, a adopté dans sa séance du 2 mars dernier des résolutions sympathiques à ce Congrès ; il est donc probable que si le Congrès anti-autoritaire a lieu à la fin d’août, l’Amérique s’y fera représenter. Des autres Fédérations, nous ne savons encore rien. »
  146. Lefrançais, Rougeot, Floquet, Schwitzguébel, Cyrille, n’étaient pas délégués. Il avait été entendu que tous les membres de l’Internationale présents au Congrès — et ils étaient venus en grand nombre — pourraient prendre la parole, mais que les délégués seuls auraient le droit de voter.
  147. C’était notre point de vue. Les Suisses allemands (sauf de rares exceptions individuelles), les Allemands, les Anglais, les Américains, pensaient autrement.
  148. On peut rapprocher ce projet d’organisation des idées qui avaient déjà été émises en 1869, au Congrès général de l’Internationale à Bâle, sur le même sujet (voir t. Ier, pages 205-206).
  149. Nous nous étions rendus à Olten dès le samedi soir 31 mai, veille du Congrès.
  150. Si mes souvenirs sont exacts, cet interlocuteur était Gutsmann, un ouvrier allemand (d’Allemagne) habitant Genève. C’est lui qui présida le Congrès d’Olten.
  151. Celle des deux Chambres du Parlement suisse qui est censée représenter la souveraineté cantonale.
  152. Cette déclaration très réelle du bureau du Congrès est assez difficile à concilier avec les explications données par les mêmes hommes sur la nécessité de faire intervenir l’État dans les questions sociales. Mais ce n’est pas notre affaire. (Note du Bulletin.)
  153. Le Deutscher Arbeiterbildungsverein de Neuchâtel, bien que composé d’ouvriers allemands, avait subi l’influence du milieu, et avait donné mandat à son délégué de repousser la centralisation.
  154. J’ai communiqué à mon amie Véra Figner, le 3 juin 1908, les pages qui suivent sur les querelles de Zürich, auxquelles elle s’est trouvée mêlée, et j’ai rectifié d’après ses indications quelques points du récit qu’on va lire. Ces pages ont également été lues par mon ami Michel Sajine, à qui je dois plusieurs renseignements.
  155. Un incident tout à fait indépendant de la querelle relative à la bibliothèque contribua à accroître la surexcitation nerveuse dans ce milieu russe. Le mouchard polonais Stempkowski, celui qui avait trahi Netchaïef, avait failli être tué à Berne par un de ses compatriotes ; pour se venger, il dénonça à la police Ralli, qui était allé à Berne le 11 mars consulter un médecin, et qui fut arrêté le jour même sous l’inculpation d’être venu à Berne pour attenter à la vie de l’ambassadeur russe et de son agent Stempkowski. Ralli fut remis en liberté au bout de quelques jours, après le versement d’une caution de 4000 fr. que fournirent Alexandre Kropotkine et Boutourline.
  156. Les fonds nécessaires pour l’achat du matériel (environ 5000 fr.) avaient été fournis principalement par Ralli, par Mlle Tr., et par Mme Sophie Lavrof (belle-sœur d’Alexandre Kropotkine). L’imprimerie commença à fonctionner en avril ou mai 1873.
  157. Sokolof, quelques jours après son arrivée à Zürich en janvier, s’était rendu à Locarno auprès de Bakounine ; il y resta près de deux mois (il a parlé en détail de ce séjour dans ses Mémoires, inédits, dont Nettlau a publié un extrait pages 753-755). Il était de retour à Zürich depuis le 12 mars.
  158. Cette édition avait été faite avec de l’argent fourni en partie par Holstein, en partie par Smirnof, dans l’imprimerie d’Alexandrof à Zürich, imprimerie qui appartenait au Cercle de Tchaïkovsky à Saint-Pétersbourg.
  159. Lavrof était absent à ce moment ; par contre, détail à noter, Nicolas Outine se trouvait justement chez Smirnof (Mémoires de Sokolof). Cette présence d’Outine indique qu’il y avait des rapports entre lui et le groupe de Pierre Lavrof ; et sans doute ses intrigues n’avaient pas été étrangères à tout ce qui s’était passé.
  160. On appela cette manifestation le « siège du Bremerschlüssel ». Le Bremerschlüssel était le nom de la pension où habitait Ross avec quelques-uns de ses amis.
  161. Je tiens ce détail de mon amie Mme Sophie Goldsmith, qui assistait à cette entrevue.
  162. Le journal de Riley, que Marx avait réussi à gagner à sa cause en novembre 1872, disparut de la scène, comme l’Égalité, comme la Emancipacion, le Pensamento social, et, momentanément, la Plebe. Engels écrivait au Conseil général, de New York, le 15 avril : « L’International Herald, lui aussi, comme vous l’aurez vu, ne bat plus que d’une aile (also is on its last legs). Nous tâcherons de le maintenir en vie jusqu’au prochain Congrès anglais (à la Pentecôte), après quoi nous verrons s’il est possible de lancer quelque chose d’autre (to start something else). » On ne lança rien d’autre. Le 26 juillet, Engels écrit à Sorge : « Riley nous a abandonnés, et a passé dans le camp républicain ».
  163. Voir plus haut p. 58.
  164. Le Congrès de Neuchâtel du 27 avril, dont Engels ne connaissait pas encore les décisions.
  165. Je ne connais cette résolution du 30 mai que par le pamphlet L’Alliance, etc., qui en donne le texte (p. 56), en la présentant, naturellement, comme un acte proprio motu des dociles pantins de New York.
  166. Le Congrès de la Haye.
  167. Par le choix de cette expression d’« assemblée », le Conseil général s’est figuré sans doute avoir enlevé toute valeur au Congrès de la Fédération anglaise du 26 janvier.
  168. La Fédération jurassienne n’est pas mentionnée, soit que le Conseil général ne connût pas encore les résolutions du Congrès de Neuchâtel, soit qu’il n’y eût pas trouvé les « motifs suffisants » dont avait parlé Engels, soit encore qu’il jugeât préférable de s’en tenir, jusqu’au Congrès général, à l’ukase de « suspension ».
  169. Voir ci-dessus p. 58.
  170. Engels ne l’apprit que par la lecture du journal l’Internationale, de Bruxelles. Il ne lisait pas notre Bulletin : on s’était fait, dans l’entourage de Marx, un point d’honneur de ne pas s’y abonner.
  171. Escroquerie est en français dans le texte. Sorge a ajouté lui-même ici une note explicative ainsi conçue : « Escroquerie, une action déloyale (betrügerische Handlung), une filouterie (Schwindel) commise par Bakounine, mais à laquelle, par égard pour des tiers, il avait été fait simplement allusion, sans rien préciser ».
  172. On voit qu’Engels, passé maître en charlatanisme, jugeait les autres à son aune.
  173. Bulletin du 15 mars 1873.
  174. Le mouvement était dirigé par un membre de la Commission espagnole de correspondance, Severino Albarracin.
  175. La Solidarité révolutionnaire de Barcelone, 16 juillet 1873. — Sur le journal de langue française la Solidarité révolutionnaire, voir plus loin, p. 90.
  176. À San Lucar, « le peuple, composé presque entièrement d’internationaux, avait dissous le Conseil de ville, et chargé de l’administration municipale le Conseil local de la fédération. Diverses mesures révolutionnaires furent prise, comme la démolition des églises et des couvents, un impôt de 25,000 duros (125,000 fr.) sur la bourgeoisie, et l’obligation pour celle-ci de donner du travail aux ouvriers inoccupés ». (Rapport de la Commission espagnole de correspondance au Congrès général de Genève, 1873.) Notre Bulletin du 24 août dit : « La ville de San Lucar de Barrameda, la seule, avec Alcoy, où l’Internationale ait agi pour son propre compte, a été occupée par l’armée de l’ordre. La Federacion annonce que cent cinquante internationaux ont été emprisonnés. »
  177. Mot du général Pavia rendant hommage aux défenseurs de Séville.
  178. Engels écrivait à Sorge, le 14 juin : « Les Portugais [c’est-à-dire ses affidés en Portugal] se plaignent de ne recevoir absolument rien de vous ; et pourtant ils sont très, très importants pour nous ».
  179. Bakounine, on le voit, ne comptait pas Lefrançais ni Malon au nombre de ses amis ; il ne connaissait pas les proscrits qui formaient la Section de propagande et d’action révolutionnaire socialiste de Genève.
  180. Bastelica finit en effet par se laisser entraîner à faire cause commune avec Richard et Blanc ; mais je crois que la nouvelle que donnait ici Bakounine était un peu prématurée, et que ce fut seulement quelques mois plus tard, dans l’été de 1873, que Bastelica fit adhésion ouvertement à l’entreprise d’Albert Richard. En tous cas, il ne se trouvait pas à Milan en janvier 1873. Lorsque l’imprimerie G. Guillaume fils fut devenue, au commencement de 1873, l’imprimerie L.-A. Borel, Bastelica continua d’y travailler comme typographe pendant environ deux ans encore ; il se rendit ensuite à Strasbourg, puis à Paris, où il est mort dans l’obscurité, vers 1880, m’a-t-on dit. Naturellement, dès que je sus la nouvelle attitude prise par Bastelica, je cessai toute relation avec lui. — Du rôle joué dans cette affaire par le Marseillais Pollio, je ne sais rien.
  181. Lettre publiée par Nettlau, p. 759 et note 2768.
  182. Engels écrivait à Sorge (26 juillet 1873) : « Jung, Hales, Mottershead sont fichus (kaputt), ainsi que leur prétendue Internationale ».
  183. L’éditeur des lettres a remplacé ici par des points quelque gros mot qui lui aura paru dépasser les bornes de ce qui est toléré par l’usage allemand.
  184. Neumayer avait été délégué au Congrès de Bâle.
  185. Pour ce choix, on ne me consulta pas ; il en résulta qu’on m’attribua par erreur la paternité de deux articles du Progrès, l’un du 4 septembre 1869 (sans titre, qui est de Joukovsky, l’autre du 12 mars 1870 (L’État), qui est de Schwitzguébel.
  186. Voir t. Ier, p. 76.
  187. J’emprunte ce qui suit à une communication reçue de Ross en février 1908 : « La seconde moitié du volume Gosoudarstvennost i Anarkhia a été imprimée à Genève, de septembre à novembre 1873 ; les caractères russes employés appartenaient au Polonais Jilk. Pour cette seconde partie, j’ai remanié un peu le manuscrit de Bakounine, en supprimant quelques longueurs ou répétitions. » Dans un des appendices de ce livre (Appendice A), Bakounine, examinant ce que doit faire la jeunesse russe, lui conseille d’aller dans le peuple (idti v narod) : « Dans cette situation, — dit-il, — que doit faire notre prolétariat intellectuel, la jeunesse socialiste révolutionnaire honnête, loyale, dévouée à toute extrémité ? Elle doit, sans aucun doute, aller dans le peuple, parce que partout maintenant, mais surtout en Russie, en dehors du peuple, en dehors des nombreux millions des masses travailleuses, il n’existe ni vie, ni cause, ni avenir. Mais comment et dans quel but aller dans le peuple ?... Le peuple doit voir la jeunesse au milieu de lui, partageant sa vie, sa misère, sa révolte. La jeunesse doit être là non comme spectateur, mais comme acteur et comme initiateur prêt à risquer sans cesse son existence dans tous les mouvements et soulèvements populaires, si petits qu’ils soient. » Bakounine avait donné à la jeunesse le même conseil dès 1868, dans le premier numéro de Narodnoé Diélo, et en 1869 dans sa brochure Quelques paroles à mes jeunes frères en Russie (Genève, mai 1869).
  188. Ce Mémoire, écrit en français, fut — comme il sera expliqué au chap. VIII — envoyé (de Splügen) par l’auteur à son jeune ami Emilio Bellerio ; celui-ci, d’après les indications placées en tête, devait en donner communication à Cafiero, et ensuite à Mme Bakounine (qui à ce moment se trouvait à la Baronata) ; après quoi, ajoutait Bakounine, le Mémoire devait être détruit, « parce qu’il contient des faits politiques qui ne doivent jamais sortir du cercle des plus intimes ». En septembre 1874, Cafiero me confia la garde de ce document, et j’obéis plus tard aux intentions de l’auteur en le brûlant (1898). Mais, à l’insu de Cafiero, Bellerio, avant de lui remettre le Mémoire, en avait pris une copie, qu’il donna à Bakounine, sur sa demande, en octobre 1874 ; cette copie a été retrouvée à Naples en 1899 par Nettlau, qui en a inséré le contenu, par citations détachées, dans sa biographie de Bakounine. Nettlau ayant livré à la publicité le Mémoire justificatif, je pense avoir le droit d’en imprimer ici des extraits.
  189. Comme on le verra au chapitre VIII, aussitôt que Cafiero lui eut parlé de l’achat d’une villa, Bakounine forma le projet de faire revenir sa femme auprès de lui ; et cette idée fut même la raison déterminante qui lui fit accepter l’offre généreuse de son ami (il le dit dans un passage du Mémoire justificatif). Par l’expression « toute ma famille », Bakounine désigne les parents de sa femme, qui devaient accompagner celle-ci.
  190. Cafiero, comme on l’a vu, s’était rendu à Barletta pour réaliser sa fortune, aussitôt après sa sortie de la prison de Bologne.
  191. Ce « jeune ami » était Errico Malatesta, qui fut en effet emprisonné le lendemain de son arrivée à Barletta (dernière quinzaine de juillet 1873). Il resta incarcéré six mois, et fut remis en liberté en janvier 1874, sans avoir passé en jugement.
  192. Bakounine m’écrivit, à ce moment, pour me dire qu’il était extrêmement désolé de ne pouvoir se rendre en Espagne, faute d’argent. Je n’étais nullement persuadé que sa présence pût être d’une utilité réelle dans la Péninsule ; mais, puisqu’il tenait si vivement à y aller, il me sembla qu’il fallait tout tenter pour lui en fournir les moyens. Je lui annonçai donc que, grâce à une combinaison que je lui expliquais, il me serait possible d’emprunter quinze cent francs, que je mettais à sa disposition. Il me répondit que la somme était insuffisante. Je n’insistai pas, estimant que je n’avais pas d’avis à émettre dans la question.
  193. C’est le lundi 27 juillet 1874 que Bakounine, brouillé avec Cafiero, comme on le verra au chap. VIII, quitta la Baronata.
  194. Remigio Chiesa était un ami tessinois : voir t. II, pages 252 et 254.
  195. Sur le pharmacien Gavirati, voir t. II, pages 132 et 252.
  196. Plus tard, au printemps de 1874, en l’absence de Cafiero (alors en Russie), pour agrandir la Baronata, Bakounine devait acheter encore la propriété Romerio, qui était contiguë et dans laquelle se trouvait un bois.
  197. « De l’écurie ».
  198. Ici le copiste a oublié trois ou quatre mots, qu’il faut suppléer. Ces mots, devaient être : « aurait des suites fâcheuses », ou quelque chose de semblable.
  199. Le médecin russe Jacoby était le beau-frère de Zaytsef ; après avoir précédemment habité Turin, il séjournait à Locarno avec sa famille, depuis le commencement de 1873, je crois.
  200. Ne pas oublier que ceci a été écrit dans un moment de colère. Comme on le verra quand on aura lu le détail de toute cette lamentable histoire, Cafiero n’a pêché que par excès de générosité, de laisser-aller et d’imprévoyance.
  201. Le terrain de la Baronata s’étendait sur une pente, et la partie supérieure de la propriété, où on construisit la maison neuve, était séparée de la partie inférieure par une espèce de falaise.
  202. « Ostroga » était le nom sous lequel Mroczkowski — à ce moment en visite à Locarno — vivait à Menton, où il exerçait la profession de photographe.
  203. C’est au mois de juin 1874 que Cafiero fit un voyage en Russie (dont il sera parlé au chapitre VIII. Il en revint au commencement de juillet 1874.
  204. Bakounine — pour des raisons qui m’échappent — crut devoir ne pas confier non plus à sa femme ce qui s’était passé entre Cafiero et lui. Il la laissa se figurer qu’il était devenu riche, qu’il était enfin entré en possession de l’héritage paternel ; elle ignora — jusqu’au 6 août 1874 — que le véritable propriétaire de la Baronata était Cafiero.
  205. Bakounine avait quitté depuis peu de temps l’Albergo del Gallo, et habitait dans la même maison que B. Zaytsef.
  206. C’est une erreur : les autorités suisses expulsent aussi bien, les étrangers propriétaires que les autres, lorsqu’un gouvernement en fait la demande.
  207. Le format du Bulletin, lors de sa création en février 1872, et jusqu’à la fin de juin 1873, avait été de 0m, 21 X 0m, 27 ; de juillet 1873 à décembre 1874. il fut de 0m, 22 X 0m, 30. Un troisième agrandissement, en 1875, le porta à 0m,25,5 X 0m, 35.
  208. À cette époque, la plupart des feuilles politiques locales, dans la Suisse française, ne paraissaient qu’une ou deux fois par semaine, rarement trois.
  209. Cette Section venait de créer un organe spécial de propagande locale, appelé le Travail. Il n’eut que quatre numéros.
  210. C’est le groupe dont il a été parlé p. 68.
  211. Elle en envoya deux.
  212. Il y en eut cinq.
  213. Il vint en effet seulement cinq délégués espagnols (sur dix élus) : c’était plus qu’à tous les Congrès précédents.
  214. Trois des délégués italiens ne purent se rendre au Congrès (l’un d’eux, parce qu’il avait été emprisonné) : il en vint quatre.
  215. La Fédération américaine, à défaut d’un délégué, fit un envoi de fonds, afin de prendre sa part des frais occasionnés par le Congrès.
  216. La Section de Porrentruy et celle de la Chaux-de-Fonds, contrairement aux prévisions, n’envoyèrent pas de délégué spécial, et se firent représenter par le délégué collectif de la Fédération jurassienne.
  217. Compte-rendu officiel du sixième Congrès général de l’Association internationale des travailleurs, tenu à Genève du 1er au 6 septembre 1873 ; Locle, au siège du Comité fédéral jurassien; brochure de 119 pages in-16, 1873.
  218. Le mandat est signé par les délégués des sept fédérations représentées au Congrès d’Anvers : fédération de la vallée de la Vesdre, fédération liégeoise, fédération bruxelloise, fédération anversoise, fédération du Centre, fédération du bassin de Charleroi, fédération gantoise.
  219. Mandat rédigé en flamand, et signé, au nom des Sections anversoises de l’Internationale, par le secrétaire de la fédération locale, Ph. Coenen.
  220. Le mandat de la Section de langue française de Barcelone (qui faisait partie de la fédération barcelonaise) est signé par les membres du bureau de la séance, Emmanuel Fournier, Raymond Tariol et E. Combe ; par les membres de la commission de la Section, Camille Camet, Brousse, Denis Brack, et Paulet ; et, pour visa, par le secrétaire de la fédération barcelonaise, Anton Lino.
  221. Le mandat confié à Perrare était celui d’un délégué venu de France, qui demanda au Congrès « qu’on substituât à son nom celui du compagnon Perrare, auquel il remettra son mandat ». (Compte-rendu du Congrès, p. 41.)
  222. Le mandat de Van den Abeele, signé, au nom du Conseil fédéral néerlandais, par le secrétaire de ce Conseil, Burgdorffer, rappelait qu’au Congrès d’Amsterdam avaient participé les quatre Sections d’Amsterdam, Rotterdam, la Haye, et Utrecht ; il disait expressément que « la Section d’Utrecht est revenue sur sa décision antérieure par rapport à la Déclaration de la minorité du Congrès de la Haye, déclaration à laquelle elle se rallie aujourd’hui ».
  223. C’était la Section de Mulhouse. Le mandat est signé du secrétaire correspondant Eugène Weiss.
  224. Pindy était à la fois délégué de plusieurs Sections de la Fédération jurassienne, et de plusieurs Sections de France. Lorsque, dans la séance administrative du lundi soir, l’admission des mandats français eut été décidée, il fut convenu que Pindy représenterait au bureau à la fois la France et le Jura.
  225. Il y a contradiction entre cette déclaration de Costa et la proposition faite par lui au sein de la Commission. Je ne sais si le rédacteur du procès-verbal a fait une erreur, ou si la contradiction a réellement existé.
  226. À rapprocher de ce passage de Bakounine (Les Ours de Berne et l’Ours de Saint-Pétersbourg, t. II des Œuvres, p. 34) : « La centralisation économique, condition essentielle de la civilisation, crée la liberté ; mais la centralisation politique la tue ».
  227. Il n’est pas nécessaire de faire remarquer ce qu’il y a de fallacieux et de superficiel dans le parallèle historique établi par Brousse.
  228. Nous verrons au tome IV qu’en 1877, à la veille du Congrès général de Verviers, le Conseil régional belge, placé à ce moment entre les mains des politiciens flamands d’Anvers, n’a pas été un « serviteur fidèle ».
  229. Les frais du Congrès furent liquidés à la somme de 158 fr. 20, ce qui fit une quote-part de 22 fr. 60 à la charge de chacune des sept Fédérations régionales participantes.
  230. Le compte-rendu sténographique, transcrit en écriture courante, des séances tant administratives que publiques me fut envoyé après le Congrès, et ce fut moi qui eus à mettre la brochure en état pour l’impression. J’ai conservé le manuscrit de ce compte-rendu sténographique, aussi bien celui des séances administratives, resté inédit, que celui des séances publiques, qui a été imprimé.
  231. Comme l’avaient demandé quelques délégués belges au congrès de Verviers, le 14 avril précédent (voir p. 81.)
  232. Viñas pensait aux ouvriers de Barcelone qui, en juillet 1873, avaient fait une grève générale pacifique au lieu de s’insurger.
  233. Cinq ans et demi plus tard, en février 1879, Dumartheray, par une heureuse inconséquence, devait s’associer avec Kropotkine et Herzig, qui n’étaient ni l’un ni l’autre des travailleurs manuels, pour fonder à Genève le journal le Révolté.
  234. Outine et les Russes de son entourage.
  235. Henri Perret, Grosselin, Duval, etc.
  236. Il s’agit de Marselau, le jeune prêtre espagnol qui avait jeté le froc aux orties et était devenu instituteur. Membre ensuite de la Section de Séville, il fonda le journal la Razon. Un beau jour, outré des attaques sottes et méchantes dont il était l’objet de la part de certaines gens, il disparut ; on ne savait ce qu’il était devenu, et on craignait qu’il n’eût été victime d’un accident, lorsque enfin des amis le découvrirent dans un café de Grenade, où, la serviette sur le bras, il servait des sorbets aux consommateurs. Ses amis le chapitrèrent, lui remontèrent le moral, et parvinrent à le décider à retourner avec eux à Séville.
  237. Gutsmann — comme plusieurs de nos adversaires de langue allemande, que la calomnie avait momentanément égarés, mais qui finirent par ouvrir les yeux — devait se rapprocher de nous un peu plus tard. On le verra, en août 1876, adresser, au nom des socialistes allemands de Genève, un salut sympathique au Congrès de la Fédération jurassienne à la Chaux-de-Fonds ; et en octobre 1876 il prendra part comme délégué au huitième Congrès général de l’Internationale à Berne.
  238. Il y avait au Congrès vingt-quatre délégués ayant droit de vote.
  239. Les Espagnols appelaient « Union de métiers » un groupement qui unissait en un seul faisceau les fédérations autonomes de métiers appartenant à la même industrie. Ainsi l’Union de métiers appelée « Union des ouvriers manufacturiers » groupait cinq « fédérations de métier », savoir : la Fédération des journaliers, des fileurs et des tisseurs à la machine ; la Fédération des tisseurs à la main ; la Fédération des teinturiers en branches annexes ; la Fédération des cordiers ; la Fédération des ouvriers en articles à mailles. Une Union de métiers, en Espagne, correspondait donc à ce qu’on appelle aujourd’hui, en France, une Fédération d’industrie (Fédération du livre) ou une Union fédérale (Union fédérale des ouvriers métallurgistes).
  240. Lettre d’Engels à Sorge, 26 juillet : « Hier, je t’ai télégraphié : Serraillier, yes. Envoie donc tout de suite instructions et matériaux à Serrailler, afin qu’il ait le temps de se familiariser avec leur contenu, et qu’il n’arrive pas avec des papiers qu’il n’aurait pas lus. De plus, envoie de l’argent. Ni Marx ni moi n’aurions pu nous charger de la chose, sans qu’on recommençât à crier : Voyez, c’est toujours Marx qui est là derrière, et ceux de New York ne sont que des comparses. J’ai eu de la peine à décider Serraillier. »
  241. Il avait paru, en août, une brochure portant les signatures de H. Perret, Duval, etc., dans laquelle ces messieurs, pour la première fois depuis 1870, tenaient un langage conciliant ; ils blâmaient le Congrès de la Haye et l’ancien Conseil général de Londres.
  242. La pseudo-Fédération anglaise n’avait pas eu l’intention d’envoyer un délégué, car elle n’avait pas d’argent ; mais elle avait pensé à se faire représenter par des Genevois, et le Comité romand de Genève, indocile, avait refusé d’accepter les mandats qu’elle lui offrait. Ce qu’ayant appris, Marx fit écrire (voir p. 138) que les Anglais ne voulaient rien savoir du Congrès de Genève, et que Serraillier ne s’y rendrait pas.
  243. « La Tagwacht de Zürich paraît avoir été tellement atterrée de la déconfiture de ce Congrès pour rire, qu’après avoir publié une première correspondance où on annonçait pompeusement l’ouverture de ses séances, elle a complètement cessé d’en parler. Ce silence est bien significatif. » (Bulletin.)
  244. La Section de Moutier était représentée par un avocat français, M. Durand-Savoyat, personnage assez ridicule, qui se tenait à l’écart de la proscription communaliste.
  245. C’était Motteler.
  246. Les délégués « de la Suisse allemande », ainsi que les délégués « allemands » habitant Genève, étaient les hommes de paille auxquels Becker avait remis les mandats fabriqués par Oberwinder.
  247. Lire « douze ou treize. »
  248. C’est là une erreur commise par le Bulletin : le Conseil général de New York n’avait nullement retiré ses pouvoirs à Serraillier ; c’est Marx et Engels qui, au reçu d’une lettre écrite par Henri Perret, décidèrent que Serraillier ne se rendrait pas à Genève (voir ci-dessus, p. 135, et plus loin, p. 138).
  249. J’ignore si la brochure en question est en effet l’œuvre de Cluseret, ou si Marx était mal renseigné.
  250. Dans une lettre du 2 novembre, comme on le verra à la page suivante, Becker dit « douze ».
  251. C’est-à-dire des délégués que Becker avait fait « surgir de terre » au moyen des mandats Oberwinder.
  252. Jaeckh, Die Internationale, p. 213.
  253. Le Proletario était le titre du premier journal de Terzaghi. Becker, insuffisamment renseigné, ignorait que ce journal policier avait changé de nom et s’appelait, depuis quelques mois, la Discussione.
  254. Dans une lettre à Sorge (la même où il lui recommande de façon pressante de se mettre en rapports avec Terzaghi), Becker lui dénonce cette « Union ouvrière universelle » comme une création du « faiseur de phrases » Henri Perret c’est, dit-il, « une véritable conspiration contre l’Internationale » ; et il ajoute que le correspondant de Bruxelles de l’Union des travailleurs est un ouvrier bijoutier français, venu de Genève, nommé Bazin, qui a été « le secrétaire du Congrès », et que Sorge devra signaler partout. — Le rédacteur en chef de l’Union des travailleurs était un certain Jules Nostag (anagramme de « Gaston »), journaliste équivoque, correspondant de la Liberté de Paris (Bulletin du 18 janvier 1874).
  255. J’ai déjà reproduit cette phrase, d’après le Bulletin du 22 mars 1874, au tome II, p. 12.
  256. Lire « douze ou treize ».
  257. Extrait d’un rapport publié par le Volksstaat du 3 juin 1874 et reproduit par le Bulletin du 14 juin 1874.
  258. Dans une autre endroit de cette lettre, Engels dit : « Les querelles survenues à New York, qui ne t’ont pas permis de rester plus longtemps dans le Conseil général, sont à la fois une preuve et une conséquence de ce fait, que l’institution s’était survécue à elle-même ».
  259. Voilà un aveu bon à enregistrer.
  260. Celui que Marx avait fait nommer secrétaire pour l’Amérique, au printemps de 1872, en remplacement d’Eccarius suspendu de ses fonctions.
  261. Dans cette même lettre on lit ce passage à propos de la rédaction du Volksstaat : « Engels a lavé la tête à Liebknecht (hat dem Liebknecht den Kopf gewaschen), ce qui paraît lui être nécessaire de temps en temps ».
  262. « Nous avions assez d’eux ».
  263. Le père de Paul Brousse était professeur à la faculté de médecine de Montpellier.
  264. « Possédant — m’écrivait Œlsnitz en octobre 1873 — un programme de la Fraternité russe fondée par Bakounine et dont nous étions membres, programme écrit par Bakounine et qui contient un fort bel exposé des principes anarchiques, nous résolûmes de l’imprimer en forme de brochure, après en avoir préalablement rayé absolument tout ce qui, d’une manière ou d’une autre, avait quelque rapport avec l’organisation de la Fraternité russe, de sorte que dans la brochure il n’y a rien que des purs principes anarchiques et collectivistes, un résumé de ce qui s’imprime chaque jour dans les journaux socialistes anti-autoritaires. » (Nettlau, p. 777.)
  265. Le volume Istoritcheskoié razvitié Internatsionala.
  266. Dentraygues ne faisait pas partie de la commission : Bakounine, qui, n’ayant pas été à la Haye, était excusable de confondre les noms, avait écrit Dentraygues au lieu de Lucain ou de Vichard.
  267. Autre erreur, qui fut du reste partagée par nous tous jusqu’à la publication de la Correspondance de Sorge. La brochure sur l’Alliance n’est pas l’œuvre personnelle de Marx, à l’exception de la conclusion, qu’il a écrite en collaboration avec Engels : voir plus loin (p. 148).
  268. Les signataires du « rapport » sont : E. Dupont, F. Engels, Léo Fränkel, C. Le Moussu, Karl Marx, Aug. Serraillier. On a vu plus haut le jugement porté, pas bien longtemps après, par Engels et Marx sur Serraillier et Le Moussu.
  269. Il s’agit d’un écrit russe intitulé Postanovka revolioutsionnago voprosa, « Manière de poser la question révolutionnaire », 4 p. in-8o, publié sans nom d’auteur en 1869, et qui est de Netchaïef. Le Journal de Genève du 19 septembre 1873 en avait reproduit, en les attribuant à Bakounine, quelques passages empruntés à la brochure L’Alliance de la démocratie socialiste, etc., pages 64-65. — Sur cet écrit, consulter Nettlau, p. 451, et ensuite p. 454.
  270. Bakounine a écrit « bakouninistes » parce que cette forme lui paraissait d’une dérivation plus correcte que le terme de « bakounistes » (Bakunisten), employé par les Allemands.
  271. Il s’agit de décisions qui avaient quelque peu diminué les pouvoirs accordés au Conseil général à la Haye ; Marx y fait allusion dans sa lettre du 27 septembre (voir ci-dessus, p. 137). Mais, comme on l’a vu, le Congrès de Philadelphie, en avril 1874, allait refuser d’admettre ces tempéraments, en déclarant qu’il ne reconnaissait comme obligatoires que les décisions du Congrès de la Haye.
  272. Voilà pourquoi le Journal de Genève a pu en donner un extrait (citations d’un écrit de Netchaïef attribué par la brochure à Bakounine) dans son numéro du 19 septembre 1873.
  273. Schwindel n’a pas d’équivalent exact en français : il signifie ici tromperie, blague, imposture, jonglerie, duperie, charlatanisme.
  274. Le Boletin espagnol ayant suspendu sa publication, les procès-verbaux de la Commission étaient imprimés dans les organes locaux.
  275. Voici quelques exemples des persécutions dont l’Internationale était l’objet : à San Lucar (où un mouvement révolutionnaire avait eu lieu en juillet), la fédération locale est toujours dissoute, et ne peut se réorganiser, parce qu’aucune réunion ouvrière n’est permise ; à Manresa, le local de la fédération a été saccagé, on y a détruit les meubles et les documents et on y a volé les timbres des sections ; à Cadix, où le gouvernement avait, comme en quelques autres villes, au début de la République, concédé un local aux sociétés ouvrières, Castelar l’a fait évacuer pour y installer une école de petites filles sous l’invocation de la Vierge du Rosaire ; à Bilbao, un député républicain fédéral, Echebarrieta, menace les ouvriers de les faire emprisonner s’ils continuent leur travail de propagande et d’organisation ; à Alcoy, on emprisonne les plus actifs parmi les ouvriers socialistes ; à Séville, Marselau, ancien délégué au Congrès de la Haye, est arrêté par ordre du gouverneur ; etc.
  276. Les articles d’Engels, augmentés de l’extrait d’un rapport de la fameuse Nueva Federacion madrileña (les neuf marionnettes de M. Lafargue), furent publiés ensuite en brochure sous ce titre : Die Bakunisten an der Arbeit (Les Bakounistes à l’œuvre). Cette brochure, réimprimée en 1894 dans l’opuscule Internationales aus dem Volksstaat, est encore aujourd’hui lue et acceptée par les socialistes allemands comme parole d’évangile ; bien mieux, on en a fait en 1905 une traduction russe, afin de calomnier par avance les « bakounistes » de Russie et leur action dans la révolution russe.
  277. Puisqu’il s’agit, d’après les premières lignes du paragraphe, du degré de développement de l’industrie, on se demande en quoi la république peut influer sur le plus ou moins de durée de phases économiques, dont l’évolution n’a rien à voir avec la forme du gouvernement ?
  278. C’est ainsi que M. Engels et ses amis appellent les internationaux espagnols. (Note du Bulletin.)
  279. Ceci, comme le savent tous ceux qui ont lu les deux volumes précédents, est absolument contraire à la vérité. Pour mon compte, j’avais écrit en février 1811 : « Ce qu’il faut combattre, c’est l’idéal des communistes allemands, ce fameux Volksstaat. Ils veulent la candidature ouvrière pour arriver au Volksstaat. Pour moi, je suis prêt à accepter les candidatures ouvrières, mais à la condition qu’elles nous mènent à l’an-archie. Or, en ce moment, en France, elles ne peuvent avoir que cette dernière signification. » (T. II, p. 128.) Y eut-il un seul « allianciste » qui se déclarât opposé à la participation aux élections pour la nomination des membres de la Commune de Paris ? On verra un peu plus loin (p. 164) ce que j’écrivais, dans le Bulletin du 21 septembre 1873, au sujet de l’emploi du vote politique en Suisse même.
  280. Par la grève générale. Et justement, dans son premier article, Engels ridiculise l’idée de la grève générale, dont il dit : « La grève générale est, dans le programme bakouniste, le levier qui doit être appliqué pour amener la révolution sociale... La proposition est loin d’être nouvelle ; des socialistes français, et, après eux, des socialistes belges ont, depuis 1848, chevauché avec prédilection cette monture de parade. »
  281. Volksstaat du 19 octobre 1873. Voir plus loin, p. 160.
  282. Voir plus haut, p. 86.
  283. «... in vier oder fünf Häusern am Markt, welche Häuser auf gut preussisch vom Volke niedergebrannt wurden. » Je me sens incapable de faire goûter au lecteur français le sel de cette pauvreté, que M. Engels croit une bonne plaisanterie.
  284. Engels a écrit : « Toute l’Andalousie fut soumise presque sans combat ».
  285. Engels feint de croire que les insurrections cantonalistes — dont la direction resta entre les mains des intransigeants, adversaires déclarés du socialisme — furent la mise en œuvre des théories de Bakounine. Il écrit encore : « La dispersion et l’isolement des forces révolutionnaires furent proclamées, par les fédéralistes espagnols, le principe de la suprême sagesse révolutionnaire ; et Bakounine eut cette satisfaction de voir appliquer sa doctrine. Il avait déjà, en septembre 1870 (Lettres à un Français), déclaré que le seul moyen de chasser de France les Prussiens consistait à abolir toute direction centrale, et à laisser chaque ville, chaque village, chaque commune, faire la guerre pour son propre compte. » Nous avons là un nouvel exemple de la bonne foi d’Engels. Dans les Lettres à un Français, Bakounine dit expressément (p. 14) : « Que doivent donc faire les autorités révolutionnaires — et tâchons qu’il y en ait aussi peu que possible — que doivent-elles faire pour étendre et pour organiser la Révolution ? Elles doivent non la faire elles-mêmes par des décrets, non l’imposer aux masses, mais la provoquer dans les masses, et,… en suscitant leur organisation autonome de bas en haut, travailler, à l’aide de l’influence individuelle sur les hommes les plus intelligents de chaque localité, pour que cette organisation soit autant que possible conforme aux vrais principes. » On sait que l’affiche du 26 septembre, qui servit de programme au mouvement lyonnais (voir t. II, p. 94), et qui porte la signature de Bakounine, propose la constitution, dans toutes les communes fédérées, de « Comités du salut de la France », et l’envoi à Lyon de deux délégués par Comité de chef-lieu de département pour y former une « Convention révolutionnaire du salut de la France ». Où est donc « l’abolition de toute direction centrale » ?
  286. Cette aimable désignation s’applique aux internationaux espagnols, ennemis des intransigeants. (Note du Bulletin.)
  287. Volksstaat du 19 octobre 1873, 2e page, 1re colonne, ligne 8 : « Pour ces bakounistes, révolution et bonapartisme sont donc chose identique (Révolution ist also diesen Bakunisten identisch mit Bonapartismus) ».
  288. Lettre publiée dans le Bulletin du 11 janvier 1874.
  289. Dans plusieurs villes suisses, les écoliers sont organisés en bataillons scolaires ; on les appelle les cadets.
  290. Il s’agit de Pierre Coullery, qui depuis 1869 était attaché comme médecin à la fabrique d’ébauches de montres de Fontainemelon (Val de Ruz), dont les propriétaires, les frères Robert, étaient des notabilités du parti conservateur ou « royaliste » neuchâtelois. Voir t. Ier, p. 188.
  291. Charles Keller m’a raconté qu’en 1869 ou 1870, à Paris, il avait communiqué à Aristide Rey son refrain, déjà composé. Rey fit des objections ; il trouvait l’idée mal exprimée ; car dans sa pensée il s’agissait tout simplement de justice distributive : « À chacun le sien », et il proposait à Keller de dire :
    À l’ouvrier la machine.
    Et la terre au paysan.

    Keller, heureusement, ne se laissa pas persuader. L’excellent Rey, conseiller peu judicieux, ou ami timoré, voulait, tout simplement, supprimer le mot qui donne au refrain sa force, et qui est à lui seul tout un programme, l’éloquent monosyllabe : Prends.

  292. La musique de la Jurassienne a été publiée sous le pseudonyme de Jacques Glady (Glady est le nom de famille de ma mère, une Française dont les frères, le père et l’aïeul furent des musiciens de profession).
  293. On trouve dans Nettlau (biographie de Bakounine) le texte complet du premier numéro (p. 797), et des extraits du n° 2 (p. 798.)
  294. Les ciompi (c’est-à-dire les « compagnons »), à Florence, au quatorzième siècle, étaient les manouvriers, la plèbe exclue du gouvernement de la cité ; en 1378 ils firent une révolution, sous la conduite d’un des leurs, Michel Lando, cardeur de laine.
  295. Après un court séjour à Barcelone dans la première moitié de 1873, Camille Camet était rentré en France, et y avait été arrêté.
  296. Peu de temps avant, le Volksstaat avait encore écrit, au sujet de Lassalle, ces paroles odieuses, parodie d’un vers célèbre de Voltaire : « Si Lassalle n’avait pas existé, Bismarck aurait dû l’inventer » ; en allemand : Weire Lassalle nicht von selbst gekommen, so hätte Bismarck ihn erfinden müssen. (Mehring, Geschichte der deutschen Sozialdemokratie, 2e éd., t. IV, p. 63.)
  297. Moins d’un mois après, les menuisiers de Neuchâtel se mettaient en grève, réclamant la journée de dix heures, et le tarif de 40 centimes à l’heure ; au bout d’une semaine, ils obtenaient gain de cause ; les ouvriers métallurgistes, de leur côté, se constituaient en société de résistance.
  298. Je faisais allusion à une plaisante méprise, dans laquelle était tombé un pasteur orthodoxe d’une ville protestante de la Suisse, et qui avait été racontée par le journal la Renaissance.
  299. Un négociant « libéral » de Delémont avait, par la voie de la presse, mis au défi les ultramontains de prouver que les curés libéraux du Jura enseignaient autre chose que la pure doctrine de l’Église romaine, et s’était engagé à verser une somme d’argent à celui qui pourrait apporter cette preuve.
  300. Il vit, hélas ! encore aujourd’hui (1909).
  301. Dans les articles de l’Égalité de Genève où, en 1869, Bakounine avait si rudement flagellé Coullery et ses complices de la Montagne, il avait parlé de Louis Jeanrenaud en ces termes : « Les principaux rédacteurs de la Montagne, avec M. le docteur Coullery, sont M. Louis Jeanrenaud (un mômier, qui, différent en cela de beaucoup d’autres, ne s’est jamais caché de l’être, et que tout le monde connaît à la Chaux-de-Fonds, à Neuchâtel et au Locle comme l’un des membres les plus zélés et les plus fanatiques de cette secte anti-rationnelle, anti-socialiste et anti-humanitaire), M. Perrochet et M. Henri Dupasquier, représentants tous les deux de l’ancien parti royaliste ».
  302. Le Bulletin ne donne pas la liste des délégués, mais seulement la composition du bureau : président, Ali Eberhardt, remonteur, délégué de Saint-Imier ; vice-président, Desponds, graveur, délégué des graveurs et guillocheurs du Locle ; secrétaires (pris en dehors des délégués), Imboden, dessinateur, de la Chaux-de-Fonds ; Châtelain, guillocheur, du Locle ; Joukovsky, instituteur, de Genève. Dans le compte-rendu du Bulletin, je relève en outre les noms suivants : Heng, graveur, de la Chaux-de-Fonds ; Schwitzguébel, graveur, de Sonvillier ; James Guillaume, professeur, de Neuchâtel ; Paul Brousse, chimiste, de Herne ; Chalain, de Genève ; Spichiger, guillocheur, Pindy, guillocheur, et Floquet, monteur de boîtes, du Locle, représentant le Comité fédéral.
  303. Voir plus loin, p. 193.
  304. Voir plus loin, p. 195.
  305. Lodovico Nabruzzi, qui devait, quelques mois plus tard, se brouiller avec Bakounine et avec les socialistes révolutionnaires italiens.
  306. Je ne sais pas qui étaient ces Espagnols ; peut-être Farga et Viñas, après le Congrès de Genève, s’étaient-ils rendus à Locarno avant de rentrer en Espagne.
  307. Cette périphrase désigne Costa.
  308. Nabruzzi lui-même fut congédié à son tour, mais un peu plus tard (au printemps de 1874, je ne sais pas à quel moment au juste) ; il se retira à Lugano. Ce fut la raison de l’attitude hostile qu’il prit désormais à l’égard de Cafiero et des autres révolutionnaires italiens.
  309. C’est le vieux père de Vincenzo Pezza ; il avait été longtemps cuisinier chez un grand seigneur italien.
  310. Dans l’automne de 1873, Zaytsef quitta Locarno pour aller à Menton chercher un gagne-pain en donnant des leçons dans des familles russes. Mme Zaytsef, pendant ce temps, alla habiter la Baronata avec sa fille, et avec sa sœur Olympia Koutouzof (venue de Russie au printemps de 1873), qui bientôt devint, sans formalités légales, la compagne de Cafiero. En février ou mars 1874, appelée par sa mère gravement malade, Olympia Koutouzof quitta la Baronata pour se rendre en Russie auprès d’elle. Mme Zaytsef et sa fille restèrent encore dans la villa jusqu’au printemps de 1874 ; Zaytsef vint alors les y chercher, et s’installa avec elles, pour l’été, dans une maison sur la pente de la montagne, au-dessus de Locarno. (Lettre de Mme Olympia Koutouzof-Cafiero, du 18/31 décembre 1907.)
  311. Une pièce d’eau qui fut creusée dans le jardin ; les pierres provenant de l’excavation furent employées à la construction de la nouvelle maison.
  312. Cette somme fut remise par Cafiero à Bakounine sous la forme d’une traite au nom d’Adolphe Vogt. Bakounine envoya la traite à son ami, à Berne, le 6 avril, en le priant de la négocier, et d’expédier l’argent à un banquier du Tessin dont il lui donnait l’adresse. (Nettlau, note 3119-94.)
  313. Il s’agit du voyage que Cafiero fit en Russie en juin 1874, voyage dont il sera question un peu plus loin (p. 187).
  314. Je n’ai jamais, en ce qui me concerne, reçu un sou de Cafiero, ni sous forme de prêt, ni autrement. Malon, écrivant à De Paepe, le 25 mars 1877, que « les galopins des Romagnes étaient soutenus par le Bulletin par la bonne raison que le capitaliste de la bande a rendu des services d’argent à Guillaume » (lettre publiée par la Revue socialiste d’octobre 1908), a menti, selon son habitude, et sa vile insinuation ne salira que lui. Tous ceux qui ont appartenu à notre intimité dans l’Internationale savent à quoi s’en tenir à cet égard.
  315. « Buveur de picholette » ; une picholette est une petite bouteille, une chopine.
  316. Cette lettre a été brûlée en 1898, avec la plupart de mes papiers, pendant une grave maladie dont j’avais cru ne pas relever. Mais je l’avais fait lire, dans le temps, à trois ou quatre personnes, entre autres à Pierre Kropolkiue, en 1877.
  317. Je prends ces détails dans deux lettres que m’a écrites Mme Olympia Koutouzof-Caliero à la date du 2 septembre 1907 et du 21 avril 1908.
  318. Extrait d’un rapport présenté au Congrès jurassien des 26 et 27 avril au nom de la Section des graveurs et guillocheurs du district de Courtelary : voir ci-dessus p. 180.
  319. Ces deux articles sont la reproduction d’un rapport présenté au Congrès de la Fédération des graveurs et guillocheurs, en mai (voir à la page suivante.)
  320. Fédération des ouvriers graveurs et guillocheurs. Rendu-compte du cinquième Congrès, tenu à Chaux-de-Fonds les 17, 18 et 19 mai 1874. Saint-Imier, imprimerie E. Grossniklaus, in-16 de 48 pages. — Lorsque le Congrès eut décidé la publication de cette brochure, un délégué de la Chaux-de-Fonds, Louis Jeanrenaud (ex-rédacteur de la Montagne et de la Jeune République) proposa de voter la déclaration suivante : « Il est bien entendu que le Congrès, en décidant la publication de ses travaux, ne prend la responsabilité que des résolutions qu’il aura lui-même rédigées et votées ». Il motiva cette déclaration en disant « que certaines idées révolutionnaires, formulées dans les travaux présentés, ne sont partagées que par une partie des ouvriers, et que le Congrès, en paraissant les patronner par sa décision de publier les rapports, pourrait produire de la division dans les sections ». La déclaration proposée par Louis Jeanrenaud fut votée.
  321. Ce rapport fut publié aussi dans le Bulletin, où il forme deux articles (voir à la page précédente). On le trouve reproduit in-extenso dans le volume Quelques écrits d’Adhémar Schwitzguébel (Paris, Stock, 1908).
  322. Le rapport sur les crises industrielles, œuvre de Schwitzguébel comme le précédent, avait déjà été présenté au Congrès jurassien des 26 et 27 avril, qui en avait décidé la publication en une brochure de propagande (voir p. 181). Cette brochure est annoncée en ces termes dans le Bulletin du 7 juin 1874 : « En vente auprès du Comité fédéral jurassien : Les crises industrielles et leurs causes, rapport présenté par l’Union des Sections internationales du district de Courtelary au Congrès jurassien de l’Internationale et au Congrès des graveurs. Prix: 10 centimes. Adresser les demandes à Numa Brandt, 13, boulevard de la Citadelle, Chaux-de-Fonds. » Elle a été réimprimée dans le volume Quelques écrits d’Adhémar Schwitzguébel (Paris, Stock, 1908).
  323. Élisée Reclus, après la mort de sa seconde femme (au commencement de 1874), avait quitté Lugano et s’était installé avec ses deux filles à Clarens, près de Vevey. Les procès-verbaux du Comité fédéral jurassien nous le montrent, au commencement de juillet 1874, payant sa cotisation annuelle (1 fr. 50) de membre « central » de la Fédération jurassienne. Ce n’est pas lui qui fut l’initiateur de la reconstitution de la Section de Vevey, où on voyait militer de nouveau l’excellent Samuel Rossier, l’un des délégués au Congrès de la Chaux-de-Fonds en 1870 ; mais il s’y fit admettre peu de temps après.
  324. Le Social-demokratisches Bülletin fut tiré à 600 exemplaires, ainsi répartis : la Chaux-de-Fonds 100, Neuchâtel 100, Genève 100, Val de Saint-Imier 100, Berne 100, le Locle 50, Bienne 25 ; il resta 25 exemplaires à la disposition du Comité fédéral jurassien ; 50 exemplaires furent envoyés à Mulhouse, dont 25 furent pris sans doute sur ceux de la Chaux-de-Fonds. (Procès-verbaux du Comité fédéral, du 20 mai et du 22 juin 1874.)
  325. Il lui fut alloué une somme de 300 francs pour frais de voyage ; les procès-verbaux du Comité fédéral mentionnent le versement des sommes suivantes par les sections : Cercle d’études sociales de Sonvillier, 30 fr. ; Cercle d’études sociales de Saint-lmier, 30 fr. ; graveurs et guillocheurs du district de Courtelary, 30 fr. ; Section de la Chaux-de-Fonds, 40 fr. ; graveurs et guillocheurs du Locle, 40 fr. ; Cercle d’études sociales du Locle, 30 fr. ; Section de Neuchâtel. 30 fr. ; Section de Berne, 15 francs. Un emprunt fut contracté par le Comité fédéral, qui put remettre à Schwitzguébel la somme convenue sans attendre l’envoi de la quote-part de toutes les sections.
  326. Bakounine s’était figuré qu’au bout de deux ans, la Baronata serait d’un rapport suffisant, grâce aux plantations qu’on venait d’y faire, pour que ses habitants pussent vivre du revenu qu’elle leur procurerait.
  327. Le journal de Bakounine dit : « Mardi 14. Antonie me fait part des cancans calomnieux des Ostroga à Gambuzzi contre moi. J’en fais part à Cafiero en présence de Ross ; Cafiero, en apparence au moins, indigné, me promet d’en parler à Lipa [Olympia] d’abord, puis avec Zaytsef. »
  328. Les lettres de Bakounine, on se le rappelle, — et Cafiero avait été pleinement d’accord avec lui en cela, — avaient fait croire à sa femme qu’il avait reçu de ses frères sa part d’héritage, et que la Baronata avait été achetée par lui avec de l’argent venant de cette source.
  329. Dans sa biographie de Bakounine (p. 802), Nettlau dit à ce sujet (d’après le témoignage de Bellerio) : « Il ne partait pas de son plein gré. Il dit à Emilio Bellerio, très catégoriquement : « Je n’ai pas du tout envie de partir ; dis-le-leur, mais sans qu’ils puissent soupçonner que c’est à mon instigation que tu leur en parles ». Bellerio se creusa la tête pour trouver une façon convenable de dire la chose ; mais il n’en trouva point, et s’abstint. Bakounine se sentait vieux, physiquement incapable, respirant péniblement : mais le point d’honneur ne lui permettait pas de faire valoir de semblables motifs ; il se sentait sacrifié par Ross et, sous l’influence de celui-ci, par Cafiero (qui auparavant l’entourait de tant de sollicitude), comme « un vieux chiffon absolument inutile et bon à jeter à tous les vents ». C’est dans cet état d’esprit qu’il paraît être parti pour Bologne. »
    J’ai fait lire à Ross, en 1904, ce passage de Nettlau, et il m’a répondu : « Si Michel avait dit qu’il ne désirait pas aller à Bologne, et qu’il voulait rester à Locarno, ses amis auraient regardé cette décision comme légitime, et n’auraient nullement insisté pour qu’il partît. Puisque, d’après Nettlau, il avait chargé Bellerio de le leur dire, il est regrettable que celui-ci ne l’ait pas fait. »
  330. Bakounine ne pouvait songer à entrer en Italie directement, par Arona, Varese ou Camerlata ; il lui fallait faire un long détour, pour éviter la surveillance de la police. En conséquence, à Bellinzona il prit la diligence qui, remontant la vallée grisonne de Mesocco, traverse le col du Bernardin, et redescend dans la vallée du Rhin Postérieur, jusqu’au village de Splügen. Il lui fallait ensuite, pour se rendre en Italie, franchir le col de Splügen, qui conduit à Chiavenna et de là au lac de Conio.
  331. Voici le titre de ce document : « Mémoire justificatif que j’écris principalement pour ma pauvre Antonie. Je prie Emilio de le lire d’abord, puis de le donner à lire à Cafiero, qui pourra le donner à lire à sa femme, s’il le trouve bon, et, seulement après qu’il l’eut lu et ajouté des observations s’il le trouve nécessaire, le donner à lire à Antonie, mais le détruire de commun concert, puisqu’il contient des faits politiques qui ne doivent jamais sortir du cercle des plus intimes. »
  332. C’est-à-dire qu’il n’aurait pas été moralement contraint de s’associer à une expédition dont il prévoyait l’échec et à laquelle il ne prenait part qu’à contre-cœur.
  333. Arthur Arnould, qui a connu Mme Bakounine depuis la fin de 1874 jusqu’au moment où elle alla résider à Naples après la mort de son mari, écrit d’elle qu’elle était « délicate, jolie, extraordinairement soignée et coquette de sa personne, s’intéressant aux questions sociales un peu moins qu’à ses robes de l’année précédente ; elle avait tous les goûts, toutes les allures, toutes les habitudes de la mondaine ».
  334. Un mot, qui nous fut répété par Cafiero, nous avait particulièrement exaspérés. Pendant qu’on travaillait à l’aménagement et aux embellissements de la Baronata, Bakounine avait dit, à plusieurs reprises, qu’il préparait « un paradis pour Antonie ».
  335. Mais pourquoi Cafiero avait-il « pressé la liquidation de ses biens », sinon pour subvenir aux incessantes demandes d’argent qui lui étaient faites ?
  336. C’était de l’argent de Cafiero que Bakounine avait prêté à un ami tessinois, beau-frère de Bellerio.
  337. On trouve un récit détaillé de ces événements dans la biographie de Bakounine par Nettlau, pages 791-814.
  338. Ils furent tous remis successivement en liberté, avant la fin de l’année, par des ordonnances de non-lieu.
  339. C’est le Mazzotti que nous retrouverons plus tard à la Baronata, chez Cafiero, et en 1875-1870 à Lugano.
  340. Mme Olympia Cafiero. Celle-ci avait, comme il a été dit, transporté de la dynamite à Bologne ; j’ignore si à ce moment elle se trouvait encore dans cette ville, ou si elle était déjà retournée à Locarno.
  341. Le secret fut si bien gardé sur ces conciliabules que, de tous ceux qui y participèrent, seul Alcoste Faggioli fut impliqué dans le procès qui eut lieu à la suite de la tentative manquée. La police italienne ignora complètement la participation de Bakounine aux événements de Bologne.
  342. Les auteurs de Bologna 1874 — Bologna 1897, cités par Nettlau. p. 803.
  343. Ce numéro est intitulé : Comitato italiano per la Rivoluzione sociale. N° 3. A tutti i proletari italiani. Argosto 1874. Le texte en a été reproduit par Nettlau, pages 804-805.
  344. Cette lettre contenait une demande d’argent.
  345. Mme Emilio Bellerio, née Rusca.
  346. Ce « Ca. » est une autre personne que « C** » mentionné plus haut et de nouveau plus loin.
  347. Silvio rapportait de Locarno l’argent dont Bakounine avait demandé l’envoi.
  348. Pour se déguiser en prêtre, Bakounine s’était fait raser et avait mis des lunettes vertes ; il marchait en s’appuyant sur une canne, et portait à la main un petit panier contenant des œufs.
  349. J’ai interrogé Ross, en 1907, au sujet des raisons qui avaient retardé sa venue à Splügen jusqu’au 21 ; il m’a répondu qu’après trente-trois ans il ne pouvait se remémorer exactement ces détails. Il faut noter que Bakounine ne s’était pas adressé directement à Cafiero ni à Ross, et que ce fut seulement par l’intermédiaire de Zaytsef ou de Bellerio que la nouvelle de son arrivée à Splügen put leur parvenir.
  350. Il s’agit de la troupe des insurgés d’Imola, dont une cinquautaine avaient été arrêtés près de la station de Castel San Pietro.
  351. Le même jour, Bellerio envoyait également à Bakounine 100 francs.
  352. Pourquoi à Sierre, et non pas à Splügen ? C’est sans doute parce que, en se rendant à Sierre, Cafiero pouvait passer à Neuchâtel et nous mettre au courant de ce qui s’était passé.
  353. De Fribourg il écrivit le 27 août à Emilio Bellerio une lettre qui contient ce passage : « Je te prie 1° de garder chez toi le gros paquet contenant mes écritures, il ne s’y trouve pas de lettres compromettantes, rien que mes écrits philosophiques et politiques inédits ; je voulais d’abord le remettre à Ross, mais comme Ross doit s’en aller bientôt, probablement en Angleterre, il vaut mieux que ce paquet reste chez toi ; 2° il faut que tu remettes de nouveau entre les mains d’Antonie le second paquet contenant des lettres intimes, non politiques ; il paraît qu’Antonie, en ignorant le contenu, l’aurait remis à Ross ; c’est donc à Ross ou à Cafiero que je te prie de le demander. » Ce second paquet contenait en outre des papiers relatifs à l’état-civil de Bakounine et à sa demande de naturalisation tessinoise ; il ne se retrouva pas, soit qu’il eut été égaré dans le déménagement de Locarno à Lugano, soit que Cafiero l’eût brûlé (voir p. 286).
  354. Je n’ai pas cru devoir supprimer ce détail : il montre bien dans quel singulier état d’esprit se trouvait alors Bakounine. Espérait-il, en risquant cent francs à la roulette, gagner la somme nécessaire pour aller en Amérique ?
  355. Compte-rendu officiel du septième Congrès général de l’Association internationale des travailleurs, tenu à Bruxelles du 7 au 13 septembre 1874 ; Verviers, imprimerie Émile Coussard et Cie, 1875 ; 222 pages in-16.
  356. Frohme était un militant lassallien qui, tout en étant le délégué d’un groupe de socialistes allemands habitant la Belgique, représentait en réalité au Congrès l’Allgemeiner deutscher Arbeiterverein, que la législation allemande empêchait d’adhérer formellement à l’Internationale.
  357. Le délégué allemand Faust appartenait, comme Frohme, à l’Allgemeiner deutscher Arbeiterverein. Je ne saurais pas indiquer quels sont les « groupes allemands » qu’il représentait.
  358. Gomez était le pseudonyme de Rafaël Farga-Pellicer, de Barcelone. En 1873, les délégués espagnols étaient venus au Congrès de Genève sous leurs véritables noms ; à partir de 1874, ils ne purent plus prendre part aux Congrès de l’Internationale que sous des noms d’emprunt.
  359. Je ne sais pas si Van Wedemer était un Belge auquel une Section de Paris avait envoyé un mandat, ou si c’était un Français obligé de cacher son véritable nom.
  360. Bien qu’une Adresse envoyée au Congrès par le Comitato italiano per la Rivoluzione sociale (Adresse qu’on trouvera p. 215) eût annoncé que l’Italie ne pouvait pas se faire représenter, le Cercle de Palerme avait envoyé un mandat à Laurent Verrycken, secrétaire du Bureau fédéral à Bruxelles, et le Congrès ne crut pas devoir le repousser. Une lettre de Cafiero au Bulletin (numéro du 11 octobre 1874) dit à ce sujet : « La prétendue délégation du Cercle de propagande socialiste de Palerme au Congrès de Bruxelles était une simple mystification, œuvre du plus grand charlatan que l’Internationale, pour son malheur, ait jamais possédé dans ses rangs en Italie ; à l’heure qu’il est encore, ce personnage ne peut se résoudre à se tenir en paix, parce qu’il s’est vu entièrement laissé en dehors de toute organisation sérieuse. Le Cercle de propagande de Palerme n’existe plus depuis quelque temps déjà. » Le « charlatan » dont il s’agit s’appelait Salvadore Ingegneros ; il rédigea plus tard à Palerme un journal intitulé le Povero, dont Malon fut un des collaborateurs.
  361. Le Borinage est le pays de Mons, Jemappes, Quaregnon, Frameries, Pâturages, etc.
  362. Le rapport envoyé par le Comité fédéral jurassien au Congrès de Bruxelles contient le passage suivant : « Notre Fédération se compose actuellement de onze sections, disséminées dans les localités populeuses du Jura bernois et neuchâtelois, à l’exception d’une qui se trouve en Alsace. Deux seulement sont des sociétés de métier, toutes les autres sont des sections mixtes, constituées en cercles d’études sociales ou sections de propagande socialiste. Nous avons eu le regret de voir la Section de propagande socialiste de Genève se séparer de nous à la suite d’une correspondance dans laquelle une certaine divergence d’opinion s’était manifestée entre elle et le Comité fédéral au sujet de l’application du principe d’autonomie ; elle n’en continuera pas moins, nous l’espérons, à travailler dans sa sphère d’action, à la propagation des idées socialistes. »
  363. C’est une feuille volante de deux pages d’impression, sans lieu ni date, avec la mention : « Traduit de l’original italien ». La traduction, comme je l’ai dit, avait été faite par moi ; la feuille volante fut imprimée à l’imprimerie du Bulletin. Le manifeste est reproduit in-extenso dans le Compte-rendu du Congrès, pages 29-31.
  364. Des extraits de ce document furent publiés dans le Bulletin du 13 septembre 1874. La Tagwacht de Zürich, du 16 septembre, apprécia en ces termes le manifeste de nos amis italiens : « Italie. Un Comité italien pour la Révolution sociale a adressé au Congrès de Bruxelles un manifeste horripilant, dans lequel éclate la démence la plus ultra-bakouniste. À ce qu’il paraît, les bakounistes italiens se préparent à des exploits analogues à ceux qui ont été accomplis par leurs confrères espagnols, qui ont compromis si gravement la cause de la révolution et du travail. Nous ne pouvons pas comprendre comment le Bulletin jurassien peut présenter à ses lecteurs cette blague, cette sottise ampoulée, comme un document important. Les fanfarons qui ont rédigé ce manifeste se sauveront au premier coup de fusil. » — Le Bulletin répondit (27 septembre) : « Il y a longtemps que nous n’avions lu dans la presse bourgeoise un si joli ragoût de gros mots et de plates méchancetés. Et penser que cela vient des socialistes züricois, et que ces basses injures sont dirigées contre la partie la plus énergique et la plus dévouée du prolétariat italien ! Cela fait mal au cœur. »
  365. La Section de propagande de Genève, qui, on l’a vu, ne faisait plus partie de la Fédération jurassienne, n’était pas représentée au Congrès.
  366. Ces mots sont pris dans le sens que nous leur donnions à cette époque : « Communisme » veut dire : « communisme d’État » ; « collectivisme » signifie « communisme anti-étatiste, fédéraliste, anarchiste ».
  367. Le Bulletin ne publia pas le texte de ce Manifeste : mais le Mirabeau de Verviers l’imprima dans ses colonnes, et le fit paraître ensuite en brochure (cette brochure est annoncée par le Bulletin du 22 novembre 1874). Le Bulletin du 11 octobre contient une communication du Comité fédéral jurassien annonçant que le texte allemand du Manifeste doit paraître prochainement dans le Neuer Sozial-Demokrat de Berlin, et proposant aux sections que la Fédération jurassienne fasse faire, à ses frais, un tirage à part en brochure de ce texte allemand.
  368. Il a été inséré in-extenso dans le Compte-rendu officiel du Congrès.
  369. Voir plus loin, p. 229, un article du Bulletin discutant la conception « étatiste » exposée dans le rapport bruxellois.
  370. Ni les cultes, ni l’armée, naturellement, n’étaient compris dans cette énumérationdes services publics. Voici comment rapport s’exprime au sujet de la force armée : « Nous ne citons pas l’armée, soit l’armée permanente, soit les milices, parce que, toutes, elles n’ont pour but que la répression des mouvements populaires à l’intérieur, ou la guerre de peuple à peuple. Or, nous croyons que la solution du problème social supprimera du même coup et la lutte des classes et la lutte des nations. » À comparer avec le passage correspondant du rapport de la Section de propagande de Genève, que je donne p. 221 dans le texte.
  371. Dans un passage antérieur, le rapport a défini cet État nouveau : « La Fédération nationale ou régionale des communes »
  372. À rapprocher de ce passage de Bakounine, dans Les Ours de Berne et l’Ours de Saint-Pétersbourg : « Tous les progrès accomplis depuis 1848 en Suisse sont des progrès de l’ordre économique, comme l’unification des monnaies, poids et mesures, les grands travaux publics, les traités de commerce, etc. On dira que la centralisation économique ne peut être obtenue que par la centralisation politique, que l’une implique l’autre, qu’elles sont nécessaires et bienfaisantes toutes les deux au même degré. Pas du tout. La centralisation économique, condition essentielle de la civilisation, crée la liberté ; mais la centralisation politique la tue, en détruisant au profit des gouvernants la vie propre et l’action spontanée des populations. La concentration des pouvoirs politiques ne peut produire que l’esclavage, car liberté et pouvoir s’excluent d’une manière absolue. Tout gouvernement, même le plus démocratique, est un ennemi naturel de la liberté, et plus il est concentré et fort, plus il devient oppressif. Ce sont d’ailleurs des vérités si simples, si claires, qu’on a presque honte de les répéter. » (Œuvres, t. II, p. 34.)
  373. Il a été également inséré in-extenso dans le Compte-rendu officiel du Congrès.
  374. Le Bulletin a imprimé, ici et plus loin, et à dessein, an-archie eu deux mots, à l’exemple de Proudhon.
  375. J’emprunte cette déclaration au Compte-rendu officiel.
  376. « Cela » c’est-à-dire la Fédération des communes et son administration publique. (Note du Bulletin.)
  377. Sans m’en douter alors, je me trouvais d’accord avec le Karl Marx de 1847 ; car celui-ci avait écrit dans son livre français la Misère de la philosophie, que je ne lus que beaucoup plus tard : « Est-ce à dire qu’après la chute de l’ancienne société, il y aura une nouvelle domination de classe, se résumant dans un nouveau pouvoir politique ? Non. La classe laborieuse substituera à l’ancienne société civile une organisation qui exclura les classes et leur antagonisme, et il n’y aura plus de pouvoir politique proprement dit, puisque le pouvoir politique est précisément le résumé officiel de l’antagonisme dans la société civile. » (P. 177.) Engels, de son côté, devait nous donner raison dans son livre contre Dühring, publié en 1878, où il s’exprime ainsi : « À l’instant même où l’État cesse d’être le représentant d’une classe pour devenir celui de la société tout entière, il est devenu superflu. Dès qu’il n’est plus nécessaire de maintenir dans l’oppression une classe de la société,… il n’y a plus rien à réprimer, rien qui rende nécessaire l’existence d’un pouvoir répressif, de l’État… L’État n’est pas aboli : il meurt et disparaît. L’expression de Volksstaat, d’État populaire, a eu sa raison d’être à un moment donné pour les besoins de la propagande ; mais elle ne répond pas à une réalité, et il faut en reconnaître l’insuffisance scientifique (wissenschaftliche Unzulänglichkeit). »
  378. De Paepe aurait pu me répondre que c’est là précisément la définition que les géomètres donnent du cercle, en l’appelant « un polygone d’un nombre infini de côtés infiniment petits », et s’autoriser de cette conception pour continuer à baptiser État la société sans autorité, comme les géomètres continuent à baptiser polygone une surface dont la périphérie est dépourvue d’angles.
  379. On sait qu’il y a « incommensurabilité » entre le cercle et le carré, c’est-à-dire qu’il est impossible de construire un carré équivalent à un cercle donné (ou, en d’autres termes, de faire la quadrature d’un cercle). C’est ce que j’aurais eu à répliquer à De Paepe s’il eût prétendu, comme je l’indique dans la note précédente, tirer de ma comparaison un argument en faveur de sa thèse.
  380. Comme on l’a vu, il y avait 13 délégués, dont 9 pour la Belgique et 6 pour d’autres pays.
  381. D’après une communication d’Emilio Bellerio à Nettlau, ce passage se rapporte à des intérêts qu’avait Mme Lossowska dans des mines d’or en Sibérie.
  382. Membre du Conseil fédéral suisse.
  383. Lorsqu’il écrivit sa biographie de Bakounine, Nettlau ne connaissait de ce journal qu’un fragment allant du 13 juillet au 6 septembre 1874 ; le reste du journal, allant du 7 septembre au 13 octobre suivant, s’est retrouvé depuis, et j’en ai une copie entre les mains.
  384. Cette entrevue était nécessitée par l’attitude de Mme Lossowska, qui venait, comme on le verra, de refuser de signer la lettre de change pour le prêt qu’avait consenti Cafiero.
  385. Le père de Mme Bakounine s’appelait Xavier, en italien Saverio.
  386. Je reçus une impression pénible, non seulement de sa contenance froide et contrainte, mais du changement de sa physionomie, dû à ce que sa barbe, coupée à Bologne le 12 août, n’avait pas encore repoussé.
  387. Ce journal contient, à l’égard de Cafiero et de Ross, des expressions injurieuses, écrites dans un premier moment d’irritation. Je ne les reproduis pas : Cafiero ne les a pas connues, et Ross, à qui je les ai fait lire en 1904, a le cœur trop généreux pour ne pas les avoir oubliées.
  388. Il a écrit dans son journal : « Contre parti-pris dans une conspiration ourdie longuement, rien à faire ». Il croyait à un complot de Cafiero et de Ross contre lui, pour le perdre dans l’opinion de ses amis.
  389. Cent francs devaient être fournis par les Italiens, cent francs par les Russes, et cent francs par les Jurassiens.
  390. Déjà il avait refusé, le 2 septembre, la pension que Cafiero voulait lui faire (voir p. 235, lettre de Bakounine à Bellerio, du 3 septembre).
  391. Ce détail est indiqué par Bakounine lui-même dans une lettre de lui à Bellerio, du 9 décembre 1874, qui sera donnée plus loin (p. 255).
  392. Nom donné en Russie à un jeu de cartes qui diffère du whist.
  393. Cette lettre a été publiée par Dragomanof dans la Correspondance de Bakounine, Dragomanof dit qu’il la publie « d’après une copie transmise personnellement par Bakounine à A. V. W. ». Comme Mme Alexandrine Vasilevna Weber ne fit la connaissance de Bakounine qu’au printemps de 1876, c’est-à-dire à un moment où la réconciliation de celui-ci avec Ross était depuis longtemps un fait accompli, la remise à cette dame d’une copie de la lettre écrite à Ross, dix-huit mois auparavant, dans un moment d’irritation, eût été, de la part de Bakounine, un procédé de la plus noire duplicité. Mais ce n’est pas ainsi que les choses se sont passées. Bakounine n’a rien remis à Mme Weber, et ne lui a jamais parlé de Ross. C’est après la mort de Bakounine, lorsque Mme Weber, sur la demande de Mme Bakounine, procéda au triage d’une partie des manuscrits du défunt, qu’elle trouva, dans ces papiers, la minute de la lettre à Ross. Dans une lettre que Mme A. V. W. m’a écrite le 15 janvier 1908 au sujet de ce passage du livre de Dragomanof, elle dit : « C’est une erreur de mon ami Dragomanof, explicable par la hâte avec laquelle il travaillait dans les derniers mois de sa vie. Du reste, la copie de la lettre en question lui ayant été remise par moi à Genève avant 1887, il a pu oublier ce que je lui avais dit. J’affirme donc que j’ai trouvé le brouillon de la lettre à Ross dans les papiers de Bakounine après sa mort, et que j’en ai pris une copie avec la permission de Mme Bakounine. » — Dragomanof, à la suite du passage dont je viens de montrer l’inexactitude, a encore écrit ceci : « Nous avons vu encore une autre copie de cette lettre. Il paraît que Bakounine s’appliquait à les répandre dans un certain milieu. » Or cette « autre copie » avait la même origine que la première, et provenait aussi d’une communication de Mme Weber (ainsi que celle-ci me l’a déclaré) ; par conséquent, cette assertion que Bakounine s’appliquait « à répandre des copies de sa lettre à Ross dans un certain milieu » n’a pas le moindre fondement.
  394. Le procès-verbal du Comité fédéral jurassien du 28 sept. 1874 dit: « 3e circulaire de la Commission fédérale espagnole ; ne pouvant pas la lire, il est décidé de l’envoyer au compagnon Guillaume pour la traduire ».
  395. Les lettres de Cafiero au Bulletin sont signées de l’initiale « G. », première lettre du mot Gregorio, l’un des noms de guerre par lesquels ses amis le désignaient entre eux.
  396. L’auteur de cet article était, sauf erreur, Louis Bertrand, alors âgé de dix-huit ans.
  397. À ce moment, nous croyions encore, comme on le voit, à la calomnie lancée contre Schweitzer par les hommes de la fraction d’Eisenach, qui faisaient de lui un agent de Bismarck.
  398. Le Bulletin fit des réserves sur la théorie présentée par Liebknecht. Il montra que les revendications du prolétariat de France et celles du prolétariat d’Angleterre étaient de nature très différente : « Le prolétariat français a toujours posé des revendications radicales, qui forcément appelaient la bataille. Le prolétariat anglais, par contre, s’est contenté jusqu’à présent de quelques améliorations partielles ; mais, le jour où il descendra dans l’arène avec un programme semblable à celui des ouvriers de Paris, il y aura révolution en Angleterre aussi, et non plus réforme pacifique et légale. »
  399. Tout le monde ne voyait pas « l’union » du même œil. À Londres, Marx et Engels, acharnés contre la « secte lassallienne », suivaient d’un regard haineux les tentatives de rapprochement. Engels écrivait à Sorge (17 sept. 1874) : « Les lassalliens sont tellement discrédités par leurs représentants au Reichstag qu’il a fallu que le gouvernement entamât des poursuites contre eux, pour donner de nouveau à ce mouvement l’apparence de quelque chose de sérieux. Du reste, depuis les élections, les lassalliens se sont trouvés dans la nécessité de se mettre à la remorque des nôtres. C’est un vrai bonheur que Hasselmann et Hasenclever aient été élus au Reichstag. Ils s’y discréditent à vue d’œil : ou bien il faut qu’ils marchent avec les nôtres, ou bien qu’ils agissent pour leur propre compte et fassent des bêtises. L’un et l’autre les ruinera. »
  400. On voit que la méthode recommandée par nous était celle de l’action directe, — une formule qui a fait fortune depuis.
  401. L’article de Schwitzguébel est reproduit dans le volume Quelques écrits d’Adhémar Schwitzguébel, Paris, Stock, 1908.
  402. C’est le 27 juillet que l’autorisation d’insérer cette annonce dans le Bulletin m’avait été accordée par le Comité fédéral (Procès-verbaux manuscrits du Comité fédéral jurassien).
  403. Il y avait eu et il y avait encore à la prison d’Embrun un assez grand nombre de condamnés de la Commune ; parmi eux s’était trouvé entre autres le bijoutier Colleau (plus tard gérant du journal le Prolétaire, à Paris), qui, fait prisonnier le 4 avril 1871 sur le plateau de Châtillon, avait été envoyé sur les pontons en compagnie d’Élisée Reclus, et avait été condamné ensuite à cinq ans de détention. Il était resté en correspondance avec Reclus.
  404. Notre camarade Lucien Pilet (guillocheur, membre de la Fédération jurassienne, Section de Sonvillier, émigré en Amérique) avait de son propre mouvement, et sans savoir ce que nous faisions, ouvert à Boston une souscription pour le même objet et avait recueilli une somme de 45 dollars (Bulletin du 8 novembre 1874).
  405. Arthur Arnould a publié il y a dix-huit ans, à Paris, dans la Nouvelle Revue (numéro du 1er août 1891), des souvenirs sur Bakounine (signés de son pseudonyme littéraire A. Malthey). Le portrait est un peu poussé à la charge ; néanmoins on peut, je crois, accepter comme véridiques, dans l’ensemble, les détails d’observation narrés par Arnould, qui d’ailleurs manifeste à l’égard de Bakounine une sincère sympathie.
  406. Pederzolli disait à Nettlau (en 1894), en parlant de Bakounine, que c’était « un enfant, un sauvage et un savant à la fois ».
  407. Il y avait — on a déjà pu s’en apercevoir — une grande distance, au point de vue intellectuel, entre Bakounine et la femme à laquelle il avait donné son nom ; leurs caractères étaient l’opposé l’un de l’autre, et chacun d’eux menait de son côté une existence à part. J’ai déjà cité (p. 203) le portrait qu’a fait de Mme Bakounine Arthur Arnould. Elle traitait assez cavalièrement les idées de son mari, et parfois son mari lui-même, comme le montrent diverses anecdotes narrées par Mme Alexandrine Weber, qui a publié en 1907, dans la revue russe Byloé, sous le pseudonyme de « A. Bauler », des souvenirs personnels fort intéressants. De son côté, Bakounine tenait en médiocre estime le jugement de sa femme : « Un jour, — raconte Mme A. Bauler, — elle avait émis une opinion défavorable au sujet d’un révolutionnaire russe ; Michel Alexandrovitch l’interrompit brusquement en lui disant qu’elle n’y comprenait rien, et, s’adressant à moi, ajouta : « Antonia Xavérevna, de toute sa vie, n’a lu un livre sérieux » ; puis, se reprenant : « Ou plutôt, le seul livre sérieux qu’elle ait lu, ce sont les Causes célèbres, et encore c’était à cause des images ». À des sorties de ce genre, Mme Bakounine paraissait ne prêter aucune attention ; elle redressait sa tête finement sculptée, — était-ce dédain ou indifférence ? — regardait de côté, et ne répondait rien. »
  408. Ross avait fait un voyage en Russie en novembre 1874.
  409. Celle du 21 octobre 1874, que Dragomanof a publiée.
  410. C’est probablement la « brochure russe » dont parle Bakounine dans son journal, les 19 et 20 septembre 1874 (voir ci-dessus, p. 237).
  411. On apprit en effet, quelque temps après, que le canot qui portait les vingt (et non vingt-deux) évadés s’était brisé sur la côte de l’îlot Ouen, et que tous ceux qui le montaient avaient péri.
  412. Robin était devenu professeur suppléant, pour l’enseignement de la langue française, à l’École militaire de Woolwich.
  413. C’est celui qui était venu en septembre 1867, avec Odger, au Congrès de l’Internationale à Lausanne et au Congrès de la paix à Genève (tome Ier, pages 41, 42, 54, etc.)
  414. Il subsistait à l’insu de ses propres partisans, car le plus intime des amis de Sorge, J.-Ph. Becker, lui écrivait le 24 janvier 1875 : « Existe-t-il encore un Conseil général ? »
  415. Dans cette circulaire (datée du 16 mai 1875) on lisait : « La situation de l’Association n’a cessé d’empirer depuis le Congrès de Genève. Nous n’avons entretenu des relations quelque peu régulières qu’avec Zürich et avec Londres ; avec l’Allemagne, l’Autriche et la Hongrie, les relations ont été presque nulles. Il n’existe en réalité plus qu’une branche, celle de l’Amérique du Nord ; et celle-ci est déchirée par des dissensions intestines. »
  416. Le contexte fait voir que le « Conseil général », en proposant de réunir une conférence en 1876, proposait en même temps de renoncer au Congrès qui aurait dû être tenu en 1875, d’après la résolution votée à Genève en 1873.
  417. Je me risque à donner de ces vers la paraphrase rimée qui suit, parce qu’elle en précise le sens mieux que ne le ferait le mot à mot :
    Romps le double joug, révolté,
    De l’esclavage et de la faim !
    La liberté donne le pain,
    Le pain donne la liberté !
  418. Cette lettre, dont l’existence était restée ignorée du public socialiste à cette époque, a été imprimée après la mort de Marx dans la Neue Zeit.
  419. Voir le paragraphe 39 du Manifeste communiste, dans la traduction de Charles Andler, p. 44.
  420. On trouve déjà ceci dans le Manifeste communiste, paragraphe 26 : « Le prolétariat seul est une classe vraiment révolutionnaire… Les classes moyennes… sont réactionnaires. » Il est vrai qu’au chapitre IV on lit : « En Allemagne, le parti communiste luttera aux côtés de la bourgeoisie dans toutes les occasions où la bourgeoisie reprendra son rôle révolutionnaire ; avec elle, il combattra la monarchie absolue, la propriété foncière féodale, la petite bourgeoisie ».
  421. Déjà en 1870 Marx avait cherché la même querelle aux socialistes parisiens ; il leur avait reproché d’avoir, dans la traduction du deuxième considérant des statuts généraux de l’Internationale, employé le mot de capital, qui, selon lui, excluait la terre : or, il était bien évident que les ouvriers parisiens — comme les ouvriers allemands — avaient pris le mot de capital dans le sens le plus compréhensif, embrassant la richesse immobilière aussi bien que tout le reste. (Voir t. Ier, p. 268.)
  422. Ce cercle avait été fondé par Tchaikovsky dès 1869, lorsqu’il était encore étudiant.
  423. Je ne me rappelle pas à quel moment et par quel intermédiaire me parvint la nouvelle de l’arrestation de Pierre Kropotkine ; je sais seulement que nous en fûmes informés assez promptement.
  424. À l’heure qu’il est, la commune des paysans (le mir) forme un corps à part, les propriétaires appartenant à d’autres classes n’en font pas partie. (Note du Bulletin.)
  425. Le Bulletin, à partir de 1875, reçut en effet, comme on l’a vu, des correspondances régulières de Paris, de Londres, d’Espagne, d’Italie, de Hollande, de Russie, des États-Unis, etc.
  426. Élisée Reclus, qui se trouvait de passage à Neuchâtel, était présent. À ma demande, il adressa aux Grutléens une allocution en allemand, et j’admirai la façon aisée et correcte dont il s’exprimait dans cette langue.
  427. L’expédition du Bulletin était faite, à ce moment, par quelques membres dévoués de la Section du Locle.
  428. Cet article a été intégralement reproduit dans le volume Quelques écrits d’Adhémar Schwitzguébel, Paris, Stock, 1908.
  429. Ici, comme dans l’article du 1er novembre 1874 (voir p. 246), on trouve exposée la méthode de l’action directe.
  430. La statistique qui donne ces chiffres avait été publiée par le Bulletin du 18 avril précédent.
  431. Il s’agit de la première série des Esquisses historiques.
  432. Les quatre premières pages seulement du brouillon de cette lettre existent dans les papiers de Bakounine.
  433. On reconnaît là une théorie familière à Élisée Reclus.
  434. Élisée Reclus dut être bien étonné de cette expression « feu l’Internationale » : car il était un membre militant de notre Association, et il la savait plus vivante que jamais, au moins dans notre région.
  435. Il oublie qu’il a dit plus haut : « Rien ne se perd dans ce monde, et les gouttes d’eau, pour être invisibles, n’en forment pas moins l’Océan ». Le développement du syndicalisme révolutionnaire moderne est la preuve que le travail de propagande des Jurassiens n’a pas été perdu.
  436. Bakounine, comme on le voit, continuait, à ce moment, à tenir rigueur à ces deux amis, dont il s’obstinait encore à méconnaître le caractère.
  437. Ce frère dont Bakounine attendait la visite (Alexis, « le plus jeune et le plus sympathique ») ne vint pas. Quant à Mme Lossowska, elle ne revint que l’année suivante, en mai 1876.
  438. Voir plus loin, p. 296.
  439. On verra, dans le prochain volume, ce qui advint, en avril 1877, de deux des « chefs » du parti socialiste danois, MM. Louis Pio et Paul Geleff.
  440. « Le prince Alexandre Kropotkine, pour avoir écrit à un de ses amis, habitant l’étranger, une lettre désagréable au gouvernement, et pour avoir montré du mépris pour le procureur qui l’avait accompagné à une entrevue avec son frère emprisonné, vient d’être déporté, par ordre administratif, à Minossinsk (province d’Iénisséi, Sibérie). » (Bulletin du 1er août 1875.)
  441. Cette brochure parut peu de temps après sous ce titre : « La question des services publics devant l’Internationale (Rapport présenté au Congrès jurassien tenu à Vevey, les 1er et 2 août 1875, par la Section des graveurs et guillocheurs du district de Courtelary) ». S. l. n. d. — La brochure ne porte pas de nom d’imprimeur ; elle a été imprimée chez L.-A. Borel, à Neuchâtel, l’imprimeur du Bulletin.
  442. Le rapport de Schwitzguébel sur les services publics (avec, à la suite, les considérants de la Section de Berne) a été réimprimé dans le volume Quelques écrits, par Adhémar Schwitzguébel, Paris, Stock, 1908.
  443. Voir t. II, p. 38. C’est moi qui avais proposé à l’assemblée du 1er août 1875 de voter à nouveau la résolution qu’avait présentée Samuel Rossier au meeting du 8 mai 1870 ; il m’avait semblé utile d’affirmer par là que nos principes n’avaient pas varié depuis l’époque où cette résolution avait été adoptée à l’unanimité, y compris les voix de Grosselin, Henri Perret et J.-Ph. Becker, comme le résumé du programme de l’Internationale.
  444. Celle de Charles Beslay.
  445. Une erreur avait fait imprimer, dans le Bulletin, au lieu du mot « sous-officier », le mot « officier ». Aussitôt les officiers suisses habitant Vevey, au nombre de vingt-trois, s’empressèrent de publier une Protestation, pour déclarer qu’ils « avaient été indignés à la lecture du compte-rendu du dernier meeting de l’Association internationale des travailleurs réuni à Vevey », qu’ils « protestaient énergiquement contre l’inique proposition qui y avait été faite, et repoussaient toute solidarité avec le soi-disant officier veveysan encore inconnu qui devait en être l’auteur ». La Section de Vevey répondit, après avoir expliqué qu’il s’agissait d’un sous-officier : « Cela ne fait du reste rien à l’affaire. La proposition n’a ni plus ni moins de valeur pour avoir été faite par un militaire d’un grade plus ou moins élevé... Nous donnons acte à messieurs les officiers de Vevey du zèle avec lequel ils ont pris la défense du gouvernement d’Uri qui a commandé le massacre et des soldats qui ont eu le courage de fusiller des ouvriers sans armes. Seraient-ils désireux d’imiter cet héroïque exemple ? »
  446. C’est seulement en mai 1876 que la répartition de la souscription put être faite. Les familles de Salvatore Villa, à Strambino, J.-B. Gotta, à Locana, et Costantino Doselli, à Calestano, reçurent chacune un quart (156 francs) de la somme recueillie. Quant à la quatrième victime, Giovanni Merlo, il avait été impossible d’obtenir aucun renseignement sur sa famille, et l’argent qui lui était destiné resta en dépôt entre les mains du Comité fédéral jurassien. En août 1877, le Congrès de Saint-Imier décida que le solde non distribué de la souscription de Goschenen serait versé en faveur des familles des internationaux emprisonnés en Italie.
  447. Bulletin du 15 août 1875. — Félix Pyat nous envoya de Londres, avec 10 francs pour sa souscription, une lettre éloquente, qui parut dans le Bulletin du 5 septembre.
  448. Joukovsky était ici l’écho des rancunes de Ralli et d’Œlsnitz, ses collaborateurs au Rabotnik.
  449. Cette brochure n’a pas paru, autant qu’il m’en souvient.
  450. On voit de reste que ce n’est pas un communard qui parle. (Note du Bulletin.)
  451. Il existe une lettre de Ross à Bakounine, du 30 septembre 1875, où il dit : « Demain, je vais aux Montagnes », et donne son adresse ainsi : « Alfred Andrié, monteur de boîtes, à Saint-Aubin, canton de Neuchâtel. Pour Marie. »
  452. Il cherchait à vendre cette propriété. Je le mis en relation avec Claris, qui avait fondé à Genève une agence pour la vente et la location d’immeubles, et qui se chargea de lui chercher un acquéreur. Mais il ne s’en présenta point dans les trois années qui suivirent. La Baronata ne fut vendue qu’en 1879, ou même plus tard, et non pas par l’intermédiaire de Claris.
  453. Filippo Mazzotti, de Bologne.
  454. C’était peut-être Cafiero lui-même qui avait écrit cet article, car la Plebe recevait de toutes mains.
  455. Malon avait publié chez Le Chevalier, à Paris, un Exposé des écoles socialistes françaises, et il devait publier en 1876 à Lugano, chez Ajani et Berra, une Histoire critique de l’économie politique. Il avait offert sa collaboration au Mirabeau, de Verviers, qui l’avait acceptée, et il allait essayer de faire de ce journal l’instrument de ses ambitions et de ses rancunes.
  456. Joseph Favre était un cuisinier français, un peu toqué, qui se trouvait à ce moment attaché comme chef à un hôtel de Lugano, et qui se fit, pendant un temps, l’inséparable suivant de Malon.
  457. Amilcare Cipriani, né à Rimini en 1844, avait pris part à la campagne de Sicile avec Garibaldi en 1800. En septembre 1864, il se trouvait de passage à Londres, venant d’Égypte, et assista au meeting de Saint Martin’s Hall où fut décidée la création de l’Internationale (je prends ce renseignement dans une lettre que Cipriani m’a écrite le 7 décembre 1907). Retourné ensuite en Égypte, il y fonda, à Alexandrie, une section de l’Association. En 1866, il était en Crète avec Flourens ; en 1870, à Paris, il militait dans les rangs des internationaux. On sait qu’il accompagnait Flourens à la sortie du 3 avril 1871 ; fait prisonnier, il fut condamné à la déportation dans une enceinte fortifiée.
  458. Cet almanach était édité par la rédaction de l’Ami du Peuple. Il contenait des articles et des poésies de De Paepe, de Prosper Voglet, d’Eug. Châtelain, de Delesalle (le beau-père de P. Robin), de Victor Mathaiwe, et de P. Robin (qui signait de l’anagramme Bripon).
  459. Le héros du Congrès marxiste de Genève de 1873.
  460. On voit par les procès-verbaux du Comité fédéral jurassien, auquel la Section de Lugano envoya ses cotisations (30 juillet 1876), qu’elle comptait douze membres.
  461. Je me rappelle avoir fait à Genève, cet hiver-là, sur l’invitation de la Section de propagande, une conférence sur l’impôt.
  462. District catholique du Jura bernois, qui a pour chef-lieu Saignelégier.
  463. Voilà l’idée qui devait s’appeler bientôt la « propagande par le fait «, adaptée aux conditions spéciales des populations jurassiennes.
  464. Dans ses souvenirs publiés par la revue Byloé.
  465. « Le désir de la destruction est en même temps un désir créateur. » Cette parole célèbre de Bakounine se trouve dans le premier en date de ses écrits révolutionnaires : « La réaction en Allemagne, fragment, par Un Français (sic) », article publié en allemand, en octobre 1842, à Dresde, sous le pseudonyme de « Jules Élysard », dans les Deutsche Jahrbücher d’Arnold Ruge.
  466. Barine signifie maître, seigneur, gentilhomme.
  467. Il se décida néanmoins, plus tard, à les prendre.
  468. Cet article paraissait le 6 février, quelques jours avant les élections françaises.
  469. C’était dans ce même numéro que nous avions reproduit le procès-verbal de la séance du Comité central de Winterthour du 26 janvier.
  470. La conférence de Schwitzguébel, faite à Berne, d’abord, puis répétée à Sonvillier, à Saint-Imier, à Neuchâtel, à Genève, fut imprimée (à Neuchâtel, sans nom d’imprimeur, chez L.-A. Borel, imprimeur du Bulletin) en une brochure sous ce titre : Le Radicalisme et le Socialisme, conférence publique, par Adhémar Schwitzguébel, Saint-Imier, 1876 ; 49 p. in-8o. Elle a été réimprimée dans le volume Quelques écrits d’Adhémar Schwitzguébel (Paris, Stock, 1908).
  471. C’était, comme je l’ai dit, l’instituteur espagnol Severino Albarracin. Il avait séjourné d’abord au Locle ; il résida ensuite à Neuchâtel pendant une année.
  472. Le barbier Auguste Getti, d’Ancône, qui avait quitté Lugano (voir p. 312), depuis deux ou trois mois, avait trouvé du travail dans un salon de coiffure de Neuchâtel.
  473. Louis Jenny était un ouvrier mécanicien, de Saint-Blaise (Neuchâtel).
  474. Dans cette lettre on lit : « Cette lettre te sera remise par Ross lui-même. Il a besoin de quinze cents, ou au moins de mille francs, non pour lui-même personnellement, mais pour une affaire d’excessive importance qu’il t’expliquera lui-même. Malheureusement il me sera impossible de lui donner cette somme avant la fin de ce mois, — je viens de recevoir aujourd’hui même une lettre de Sophie qui m’annonce enfin la vente de ma propriété, — et l’affaire de Ross ne souffre aucun délai... L’affaire vraiment est de la plus grande importance : fais donc tout ce qu’il te sera possible de faire. »
  475. On verra, au tome IV, comment Ross fut arrêté par la police russe en mai 1876, condamné en 1878 à cinq ans de travaux forcés, puis déporté en Sibérie à l’expiration de sa détention.
  476. Ce billet (sans date) existe dans les papiers de Bakounine : Ross lui annonce qu’il vient d’arriver à Lugano, et lui donne son adresse, au Grand Hôtel Suisse, chambre n° 10. (Communication de Max Nettlau.)
  477. Ils étaient toutefois déjà rentrés en relations — simplement épistolaires, sauf erreur — à la fin de 1874, à l’occasion d’un différend entre Arthur Arnould et Jules Guesde, différend pour la solution duquel fut constitué un jury d’honneur, composé de Bakounine et Pederzolli pour Arthur Arnould, de Malon et Nabruzzi pour Jules Guesde.
  478. Voir tome Ier, pages 120 et 131.
  479. Mot rapporté par Pederzolli (Nettlau, note 3818).
  480. Elle séjourna à Lugano jusqu’au 17 juin 1876 (lettre du 14 juin 1876 à Élise Grimm), et retourna ensuite à Milan retrouver son fils André.
  481. Voir tome Ier, p. 150.
  482. Mme A. Bauler (dans Byloe).
  483. Mme André Léo a biffé les mots en droit, venus sous sa plume en opposition aux mots de fait écrits à la fin de la phrase, et dont elle sentit ensuite l’impropriété.
  484. Aujourd’hui professeur à l’université de Moscou, et serviteur dévoué du tsar.
  485. Article intitulé Karl Marx et les révolutionnaires russes, numéros d’octobre et novembre 1908.
  486. Cette demande de Marx a dû être faite en 1870, car à la fin de 1870 Lopatine rentra en Russie pour préparer la tentative que l’on sait en vue de la délivrance de Tchernychevsky ; il fut arrêté, et ne réussit à s’évader qu’à une époque postérieure au Congrès de la Haye.
  487. Dans la même lettre, le citoyen Lopatine me dit:« Vous avez plein droit de publier les faits communiqués par moi, en citant mon nom ; je vous prie seulement de vous abstenir de publier mes suppositions et jugements, que je n’ai pu soumettre à une vérification nécessaire et que je vous ai communiqués à la hâte ».
  488. Les lignes placées entre crochets sont l’analyse donnée par Bernstein de la première partie de la lettre.
  489. Lioubavine parle évidemment de Netchaïef. (Note de la rédaction de Minouvchié Gody.)
  490. Voir le passage de la lettre de Marx du 15 août 1872 où celui-ci dit : « Comme c’est une affaire purement commerciale... » (P. 14 du présent volume.)
  491. Les points de suspension existent dans la lettre telle que l’a publiée Bernstein.
  492. J’avais cru, et je l’ai écrit au tome Ier, p. 260, que le prix de la traduction avait été fixé à neuf cents roubles seulement.
  493. Il est regrettable que M. Lioubavine n’ait pas dit quelle est cette autre affaire à propos de laquelle il avait déjà été « grossier » : les grossièretés venaient aisément sous sa plume.
  494. On comprend que M. Lioubavine ait écrit, plus haut, que les « preuves » qu’il a entre les mains ne prouvent rien de ce que désirait Marx. Comment celui-ci pourra-t-il s’y prendre pour extraire une accusation d’escroquerie et de chantage d’une correspondance où la bonne foi de Bakounine se manifeste avec une évidence si éclatante ?
  495. Littéralement : « La valeur est de la gelée de travail ». Bakounine fait allusion à deux passages du Kapital où cette singulière expression est employée : Page 11 (de la 1re édition), Die Gebrauchswerthe Rock und Leinwand sind Vertindungen zweckbestimmter, produktiver Thätigkeiten mit Tuch und Garn, die [Tausch]werthe Rock und Leinwand dagegen blosse gleichartige Arbeitsgallerte ; et p. 17, Als Werth besteht die Leinwand nur aus Arbeit, bildet eine durchsichtig krystallisirte Arbeitsgallerte.
  496. Cet aveu de Marx, que sa « gelée de travail » ne constituait qu’une métaphore humoristique, est bien certainement authentique, et doit remonter au temps où Bakounine était encore en correspondance avec lui, soit directement, soit par l’intermédiaire de J.-Ph. Becker et de Serno-Solovievitch (entre 1867 et 1869). M. Lioubavine, ne pouvant se résoudre à admettre que Marx ait été capable de faire une plaisanterie dans un livre grave, préfère croire que Bakounine ment.
    Il me paraît intéressant de placer ici une réflexion émise par Bernstein dans une autre partie de son article de Minouvchié Gody : « Quel labeur, dit-il, ce travail de traduction a coûté à Bakounine, ses lettres à Joukovsky en témoignent. Rien peut-être n’est plus caractéristique pour les relations entre Marx et Bakounine que ce fait, qu’au moment même où Marx envoyait sa Communication confidentielle sur Bakounine, ce dernier suait à Locarno sur la traduction du Kapital. » À cette réflexion de Bernstein, j’en ajoute une seconde : N’est-il pas bien caractéristique aussi, je dirai plus, n’est-il pas véritablement touchant, de voir, sept ou huit ans plus tard, un ami de Bakounine, Cafiero, au fond d’une prison italienne, pendant que les amis allemands et les futurs alliés français de Marx l’accablent d’avanies et de sarcasmes, se donner la tâche d’écrire, à l’intention du prolétariat de son pays, ce résumé populaire du Kapital, dicté par une admiration sincère, qui fit connaître pour la première fois le livre de Marx à l’Italie ?
  497. La voilà bien, la « manœuvre frauduleuse tendant à s’approprier tout ou partie de la fortune d’autrui, ce qui constitue le fait d’escroquerie » ! (Rapport, de la Commission d’enquête ; voir t. II, p. 346.)
  498. Netchaïef s’était rendu à Locarno auprès de Bakounine au milieu de janvier 1870 ; il l’engagea à abandonner la traduction pour se consacrer tout entier à la propagande révolutionnaire (il s’agissait, entre autres choses, de recommencer la publication du Kolokol, en russe et en français), et lui promit d’arranger l’affaire (voir t. Ier, p. 261). On sait la façon dont il s’y prit, à l’insu de Bakounine. Netchaïef avait quitté Locarno dès la fin de janvier pour revenir dans la Suisse française, où il se cachait, la police suisse étant à ses trousses ; vers la fin de février nous lui procurâmes un refuge au Locle (voir t. Ier, p. 281). C’est donc du Locle que fut écrite la lettre du « Bureau ».
  499. Ici encore, au lieu d’admettre tout simplement l’affirmation de Bakounine, M. Lioubavine se déclare persuadé que celui-ci a menti, alléguant que, si Bakounine avait écrit, la lettre serait parvenue à son adresse, — comme si une lettre ne se perdait jamais !
  500. Le papier transmis à Lioubavine par l’intermédiaire de Lopatine n’était pas un simple duplicata du récépissé arrivé le 2 octobre 1869, puisqu’il contenait en outre un engagement de rendre le plus tôt possible les trois cents roubles touchés d’avance. Ce papier, dont j’ignorais l’existence, est un nouveau témoignage de la loyauté de Bakounine.
  501. Voilà tout ce que M. Lioubavine trouve à dire au sujet d’une démarche (dont, pour ma part, je n’ai eu connaissance qu’en lisant sa lettre) qui prouve précisément que Bakounine était bien loin de songer à commettre un abus de confiance à l’égard de Poliakof, puisque, si l’éditeur lui donnait à faire une autre traduction, il était évident que les trois cents roubles seraient déduits du prix à payer au traducteur.
  502. Ainsi, aux yeux de Lioubavine, Bakounine ne saurait être rendu responsable de l’envoi de la lettre du « Bureau ». Et cela n’empêchera pas Marx, malgré la déclaration formelle de son correspondant, de faire rendra par ses hommes à tout faire un arrêt infamant contre la victime qu’il voulait déshonorer !
  503. Non, Bakounine n’a pas désiré, en effet, « continuer le travail commencé ». Mais il a désiré rendre l’argent reçu. Seulement, que l’on considère ce qui s’est passé dans l’intervalle écoulé entre le printemps de 1870 et le Congrès de la Haye : dans l’été de 1870, la rupture avec Netchaïef ; puis la guerre entre l’Allemagne et la France éclatant brusquement ; en septembre et octobre, Bakounine à Lyon et à Marseille ; ensuite l’hiver de 1870-1871 avec la misère noire et la composition de l’Empire knouto-Germanique ; puis la Commune de Paris, Bakounine dans le Jura ; à partir de juin 1871, la polémique contre Mazzini, contre l’intrigue marxiste, qui absorbe toute l’activité de l’écrivain ; de nouveau la détresse pécuniaire durant l’hiver de 1871-1872 ; au printemps de 1872, la polémique de plus en plus violente ; et, à partir de juillet 1872, Bakounine à Zürich, au milieu de la colonie des étudiants russes ; c’est alors que, par l’intermédiaire d’une dame, il cherche à renouer des relations avec l’éditeur Poliakof ; c’est alors aussi que l’arrestation de Netchaïef par la police zuricoise va l’obliger à garder le silence et l’empêcher, après le Congrès de la Haye, de faire publiquement la lumière sur l’imputation calomnieuse lancée par des ennemis sans scrupule.