L’INTERNATIONALE - Tome III
Cinquième partie
Chapitre V
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V


Le Congrès général de Genève (1er-6 septembre 1873).


L’exposé que je ferai, dans ce chapitre, des délibérations du Congrès général de Genève de 1873 — le sixième Congrès général de l’Internationale — sera emprunté en partie au Bulletin de la Fédération jurassienne, en partie au Compte-rendu officiel du Congrès[1].

Le dimanche soir 31 août, la Section de propagande socialiste de Genève, qui s’était chargée de l’organisation matérielle du Congrès, reçut dans le local habituel de ses séances les délégués arrivés dans la journée. La séance fut dirigée par Fuliquet, ouvrier graveur genevois. Après une collation offerte aux délégués, on discuta ; il fut décidé qu’un meeting public serait convoqué par voie d’affiches pour le jeudi soir 4 septembre ; l’organisation de ce meeting fut confiée à une commission composée de quatre ouvriers de nationalité genevoise, Belas, relieur, Fuliquet, graveur, Thomachot aîné, menuisier, et Thomachot jeune, tapissier.

Le lundi 1er septembre, à huit heures du matin, le Congrès ouvrit sa première séance, administrative (non publique), dans la grande salle de la brasserie Schiess, aux Pâquis. Le bureau provisoire était formé de cinq membres de la Section de propagande et d’action révolutionnaire socialiste de Genève : Fuliquet, président ; Monin et Noro, assesseurs ; Joukovsky et Claris, secrétaires. Une commission de vérification des mandats fut élue immédiatement par les délégués, à raison d’un membre par fédération ; elle fut composée de Hales pour l’Angleterre, Vcrrycken pour la Belgique, Farga-Pellicer pour l’Espagne, Van den Abeele pour la Hollande, Costa pour l’Italie, et Guillaume pour le Jura. Les mandats de tous les délégués présents furent reconnus valables, excepté ceux que présentait un Italien, Carlo Terzaghi, qui se disait délégué d’une Section « intransigeante » de Turin, d’une Section « intransigeante » de Treia, et d’une Société de secours mutuels des bouchers de Catane. Après examen et discussion, les mandats de Terzaghi furent repoussés, et Terzaghi lui-même (que nos camarades d’Italie regardaient comme un agent de la police italienne) fut invité à se retirer.

La Section de propagande socialiste de Genève s’était fait représenter au Congrès par deux délégués, Claris et Joukovsky, et la Section « l’Avenir », aussi de Genève, par quatre délégués, Andignoux, Ostyn, Perrare et Dumartheray ; comme chaque section n’avait droit qu’à un seul délégué, il fut convenu que les six représentants de ces deux sections ne pourraient siéger qu’à tour de rôle, un seul à la fois pour chacune d’elles.

Dans des séances administratives ultérieures, le Congrès décida d’admettre en outre, au même titre que les autres délégués, cinq représentants de Sections françaises, dont les mandats, ne pouvant être soumis au contrôle d’une commission de vérification, furent acceptés sous la garantie, les uns, du Comité fédéral jurassien, les autres, de divers membres connus de l’Internationale.

La liste des délégués se trouva définitivement établie de la manière suivante :

Angleterre.

Hales (John), tisseur, délégué du Conseil fédéral anglais et de la Section de Liverpool.

Eccarius (Georg), tailleur, délégué du Conseil fédéral anglais.

Belgique.

Verrycken (Laurent), boulanger, délégué de la Fédération belge, élu par le Congrès régional d’Anvers[2].

Cornet (Fidèle), délégué de la fédération du Centre (Jolimont et Haine Saint-Paul).

Van den Abeele (Henri), négociant, délégué de la fédération anversoise[3].

Manguette (Laurent), tisserand, délégué de la fédération de la vallée de la Vesdre.

Dave (Victor), journaliste, délégué de la Section des mécaniciens de Verviers.

Espagne.

Farga-Pellicer (Rafaël), typographe, délégué de la Fédération régionale espagnole el de la fédération locale de Barcelone.

Garcia Viñas (José), étudiant en médecine, délégué de la Fédération régionale espagnole.

Alerini (Charles), chimiste, délégué de la Fédération régionale espagnole et de la Section de langue française de Barcelone[4].

Marquet (José), gainier, délégué de la Fédération régionale espagnole.

Brousse (Paul), chimiste, délégué de la Fédération régionale espagnole.

France.
Montels (Jules), employé de commerce,
Pindy (Louis), guillocheur,
Perrare, serrurier[5],
Brousse (Paul), déjà nommé,
Alerini (Charles), déjà nommé.
} Délégués de diverses Sections française.
Hollande.

Van don Abeele (Henri), déjà nommé, délégué de la Fédération hollandaise, élu par le Congrès régional d’Amsterdam[6].

Italie.

Costa (Andrea), employé de commerce, délégué de la fédération des Marches et de l’Ombrie, du Cercle de propagande socialiste de Tarente, du Cercle de propagande socialiste de Palerme, de la Section de Venise, de la Section de Poggibonsi, de la Section de Sienne, de la Section d’Imola, de la Section de Faenza, de la Section de Pise, et de la Section de Menfi.

Bert (Gesare), mécanicien, délégué de la Société l’Émancipation du prolétaire, section de l’internationale, à Turin.

Mattei (Franccsco), délégué de la Section d’Aquila degli Abruzzi.

Cyrille (Victor), employé, délégué de quatre Sections de Florence (comptables, mécaniciens, cordonniers, propagande socialiste), et des Sections de Livourne, Pomarancc, Cortona, et Burolo.

Jura.

Pindy (Louis), guillocheur, déjà nommé, délégué du Comité fédéral jurassien, de la Section de Porrentruy, et d’une Section d’Alsace[7].

Spichiger (Auguste), guillocheur, délégué des trois Sections (graveurs et guillocheurs, faiseurs de secrets, et Section centrale) formant la fédération du Locle.

Andrié (Alfred), monteur de boîtes, délégué des trois Sections (Cercle d’études sociales de Sonvillier, Cercle d’études sociales de Saint-Imier, Section des graveurs et guillocheurs du district de Courtelary) formant l’Union des Sections internationales du district de Courlelary.

Guillaume (James), professeur, délégué de la Section de Neuchâtel.

Claris (A.),, journaliste, et Joukovsky (Nicolas), professeur, délégués de la Section de propagande et d’action socialiste révolutionnaire de Genève.

Andignoux, tailleur, Ostyn, tourneur en cuivre, Perrare, serrurier, déjà nommé, Dumartheray, lampiste, délégués de la Section « l’Avenir » de Genève.


Dans la seconde séance du Congrès, publique, le lundi après-midi, eut lieu l’élection du bureau définitif, à raison d’un membre par Fédération régionale. Les membres désignés furent Eccarius (Angleterre), Verrycken (Belgique), Viñas (Espagne), Pindy (Jura)[8], Van den Abeele (Hollande), Costa (Italie) ; et on laissa au bureau le soin de choisir lui-même le président dans son sein (ce fut Verrycken qui exerça la présidence). On désigna comme secrétaires trois membres de l’Internationale non délégués, Desesquelles, Noro, et Monin. En outre, pour la première fois dans un Congrès de l’Internationale, on décida que les débats du Congrès seraient reproduits par la sténographie, et deux sténographes furent adjoints à cet effet aux secrétaires.

Cette seconde séance fut consacrée à l’audition des rapports des Fédérations. Le rapport espagnol, dont la substance a été donnée au chapitre précédent (pages 85-88), fut lu en traduction française par Brousse. Cette lecture achevée, Costa rappela que lors des événements dont Paris fut le théâtre en 1871, toute l’Internationale s’était déclarée solidaire des actes des ouvriers parisiens ; il demanda que, par une déclaration semblable, elle acceptât également la solidarité des luttes et des souffrances des ouvriers espagnols. La proposition fut votée par acclamations.

Pindy donna lecture du rapport du Comité fédéral jurassien. Le rapport contenait ce passage sur la suspension de la Fédération jurassienne :

« La Fédération jurassienne, que les hommes de New York avaient choisie pour bouc émissaire de leurs rancunes, ne devait pas tarder à porter la peine de sa rébellion contre l’autorité des élus de la Haye. Par lettre en date du 8 novembre 1872, M. Sorge somma la Fédération jurassienne d’avoir à annuler la résolution votée par son Congrès du 15 septembre 1872, résolution par laquelle notre Fédération avait déclaré ne pas reconnaître les actes du Congrès de la Haye. La lettre de M. Sorge n’ayant pas produit l’effet qu’il en attendait, il annonça à l’univers, dans un document daté du 5 janvier 1873, que son bon plaisir était de suspendre la Fédération jurassienne. L’univers n’en fut point troublé, et les Sections jurassiennes ne s’en portèrent pas moins bien, ce qui a dû étonner l’auteur de cette communication transatlantique. Nous tenons à relever ici les marques de sympathie et de solidarité dont nous fûmes l’objet à cette occasion de la part des diverses Fédérations, et à les en remercier cordialement ; en constatant en même temps que nous avons entretenu durant toute cette année les relations les plus fraternelles avec les Fédérations dont les délégués siègent dans ce Congrès. »

Hales fit un exposé oral de la situation de l’Internationale en Angleterre. Il exprima l’espoir que le Congrès de Genève, par le retentissement qu’il était appelé à avoir et par les sympathies qu’il éveillerait dans la classe ouvrière, pourrait exercer une heureuse influence sur les ouvriers anglais, et réveiller leurs sympathies pour l’Internationale.

Van den Abeele, après avoir raconté comment l’union s’était rétablie en Hollande par la nouvelle attitude de la Section d’Utrecht, fit connaître les termes du mandat que lui avait donné le Congrès d’Amsterdam : la Fédération néerlandaise adhérait au pacte d’amitié et de solidarité à conclure par les Fédérations autonomes, dans le sens de la Déclaration de la minorité du Congrès de la Haye ; elle déclarait se rallier à l’idée de grève générale ; quant à la revision des statuts généraux, elle attendrait les décisions du Congrès général pour les accepter ou en proposer la modification. Le mandat se terminait par la clause suivante : « Notre mandataire est également chargé d’assister au Congrès international convoqué par le Conseil général de New York, qui aura lieu le 8 septembre à Genève, et où il devra défendre les principes énoncés ci-dessus » ; si le délégué ne réussissait pas à faire admettre ces principes au Congrès des autoritaires, il devait se retirer, et les Sections hollandaises rompraient alors toute relation avec le Conseil général.

La situation de la Belgique fut exposée par Verrycken et Cornet. Verrycken montra que l’Internationale se trouvait en progrès dans ce pays, et y luttait avec avantage contre deux organisations qui cherchaient à entraver son développement : à Bruxelles, l’Association générale ouvrière, création des doctrinaires libéraux, et, dans toute la Belgique, les sociétés catholiques de secours mutuels. Cornet parla des unions internationales de métiers que les tailleurs, les cordonniers, les menuisiers, et les tailleurs de pierre avaient réussi à constituer.

Costa retraça brièvement la création et le rapide développement de la Fédération italienne. Avant la Commune de Paris, dit-il, on peut dire que l’Internationale n’existait pas en Italie ; elle ne s’est réellement fondée que lorsque Mazzini a insulté les ouvriers parisiens. À partir de ce jour, elle a fait d’immenses progrès, dus en partie aux persécutions gouvernementales. Mais la jeune Fédération a des adversaires acharnés : s’il n’y a pas de « marxistes » en Italie, il s’y trouve, outre les « intransigeants », des garibaldiens et des mazziniens ; les luttes ont été si vives, que des rixes sanglantes ont eu lieu. Si l’on veut que l’Internationale continue à progresser en Italie, il faut agir révolutiounairement ; les ouvriers italiens se soucient fort peu de théories : ce qu’ils désirent, c’est la lutte.

Joukovshy rendit compte de la situation à Genève. Après le Congrès de la Haye, la bourgeoisie se réjouissait déjà de la mort de l’Internationale ; mais celle-ci, prenant pour base d’organisation le principe d’autonomie, s’est au contraire fortifiée et développée. L’attitude autoritaire du Conseil général a mécontenté tout le monde et ouvert tous les yeux, au point que les Sections romandes de Genève, elles-mêmes, dans un Congrès régional tenu au mois d’août dernier, ont décidé qu’il fallait que les fonctions du Conseil général fussent réduites à celles d’un simple bureau de correspondance.

Pindy et Verrycken donnèrent lecture de lettres des État-Unis, manifestant, au nom du groupe révolutionnaire socialiste de New York (ancienne Section 2) et du Conseil fédéral américain, des idées et des principes conformes à ceux des Fédérations autonomes des pays d’Europe.

Il ne fut pas fait de rapport, pour des motifs faciles à comprendre, sur la situation de l’Internationale en France.

Le Congrès nomma ensuite une commission pour la revision des statuts généraux ; elle fut composée d’un membre par Fédération régionale, savoir : Bert (Italie), Farga-Pellicer (Espagne), Van den Abeele (Hollande), Cornet (Belgique), Guillaume (Jura), Hales (Angleterre).


Une troisième séance, administrative, tenue le lundi soir, fut consacrée à la question des mandats français. Pindy fut adjoint à la commission de revision des statuts généraux, à titre de représentant de la France. Deux commissions furent encore constituées, l’une pour la question de la grève générale, l’autre pour la question de la statistique ; la première fut formée de Manguette (Belgique), Costa (Italie), Brousse (Espagne), Perrare (France), Andrié (Jura), Hales (Angleterre), Joukovsky (Section de propagande de Genève), Andignoux (Section « l’Avenir » de Genève) ; la seconde fut formée de Verrycken (Belgique), Dave (Belgique), Cyrille (Italie), Viñas (Espagne) Spichiger (Jura), Pindy (France). Il fut en outre entendu que tous les délégués auraient le droit d’assister aux séances de toutes les commissions et d’y prendre la parole.

Le Congrès décida, dans cette même séance, que tous les travailleurs de Genève seraient convoqués à une réunion populaire qui aurait lieu le jeudi soir, avec l’ordre du jour suivant : « L’Internationale, son but et ses moyens d’action. Le principe fédératif. »


La matinée du mardi fut consacrée aux travaux des commissions.


Dans la quatrième séance, administrative, du mardi après-midi, le Congrès s’occupa de la question du mode de votation. La Fédération espagnole proposait que l’on comptât, dans les votes, non pas le nombre des délégués mais le nombre des internationaux représentés par ces délégués. Les délégués belges et hollandais avaient mandat de proposer le vote par fédération régionale, chaque fédération régionale ayant une voix. Andignoux, au nom de la Section « l’Avenir », de Genève, demanda le maintien du vote par tête de délégué. Le Congrès se prononça pour le vote par fédération régionale, chacune des huit fédérations représentées au Congrès devant avoir une voix. En outre, pour sauvegarder la libre expression de l’opinion des sections, il fut entendu que les délégués de sections qui seraient en désaccord avec la majorité de la fédération à laquelle ces sections appartenaient pourraient faire mentionner leur opinion au procès-verbal. D’ailleurs, les décisions des Congrès ne devant désormais (sauf pour les questions d’ordre intérieur) être que des préavis, soumis à la ratification des fédérations, la question des votes se trouvait n’avoir plus l’importance qu’elle possédait lorsque les Congrès prenaient des décisions ayant force de loi.

Il fut décidé, sur la proposition de la Section de propagande de Genève, que la question de la grève générale serait discutée dans des séances non publiques.


Dans la cinquième séance, publique, le mardi soir, le Congrès aborda la question de la revision des statuts généraux.

Le rapporteur de la Commission, James Guillaume, annonça que celle-ci demandait au Congrès de se prononcer tout d’abord sur ces deux points : « 1° Le Conseil général doit-il être maintenu tel qu’il est ? 2° Le Conseil général sera-t-il conservé avec des modifications dans ses attributions ? » La Commission, à l’unanimité, proposait l’abolition complète de tout Conseil général ; ensuite, le Congrès examinerait s’il était nécessaire, pour remplacer le Conseil général, de créer une institution nouvelle. Dans la Commission, le délégué anglais avait proposé l’établissement d’une Commission centrale fédérative, dénuée de tout pouvoir et qui bornerait son rôle à l’exécution des décisions des congrès ; les délégués jurassien et belge avaient demandé la création de trois Commissions différentes, de correspondance, de statistique, et des grèves, dont la composition serait confiée chaque année à trois fédérations distinctes ; enfin le délégué italien avait proposé que le Congrès général désignât chaque année une fédération qu’il chargerait de ces divers mandats, et il s’était prononcé contre la création d’une Commission centrale (proposition anglaise), dans laquelle il voyait le danger de la reconstitution d’un Conseil général sous un autre nom.

Une discussion commença au sujet du rapport présenté ; Hales, Brousse, Joukovsky prirent la parole. Mais cette discussion fut bientôt interrompue, sur une observation de Perrare, et l’on passa au vote. Voici l’extrait du compte-rendu relatif à ce vote :


Perrare. La discussion qui vient de s’engager est, à mon sens, inutile. Tous, nous sommes contraires ù l’institution du Conseil général dans sa forme actuelle, et je ne pense pas que nul de nous ait mandat d’en prolonger l’existence.

Costa. D’accord avec le compagnon Perrare, je demande le vote immédiat sur la première question : « Le Conseil général doit-il être maintenu tel qu’il est ? »

On procède au vote à l’appel nominal. L’abolition du Conseil général dans sa forme actuelle est votée à l’unanimité. (Applaudissements prolongés dans l’auditoire.)

Il est ensuite donné lecture de la seconde question : « L’institution du Conseil général sera-t-elle complètement abolie ? » La question est résolue affirmativement à l’unanimité. (Bruyants et longs applaudissements dans l’auditoire.)


La discussion fut ensuite ouverte sur cette troisième question : « Y a-t-il lieu de remplacer l’institution du Conseil général par un nouveau rouage administratif quelconque ? »

Brousse prend la parole pour combattre les trois propositions faites au sein de la Commission : institution d’une Commission centrale (Angleterre) ; institution de trois Commissions (Jura et Belgique) ; mandat donné à une fédération de s’occuper de l’administration de l’Internationale (Italie). « Pour moi, je ne veux rien mettre à la place du pouvoir qui vient de tomber. Et l’on n’a en effet besoin de rien. L’Internationale s’est-elle jamais trouvée, se trouvera-t-elle jamais dans une position plus critique que dans ces derniers temps ? Sans point central, elle s’est vue en face d’un pouvoir fortement organisé, obéi (le Conseil général) ; elle a vécu non-seulement sans son gouvernement, mais malgré lui ; qui plus est, elle l’a abattu. Ce qu’elle a fait en temps de guerre, ne peut-elle le faire en temps de paix ? Poser la question, c’est la résoudre. »

Van den Abeele dit que, tout partisan qu’il soit de l’anarchie, il ne pense pas que nous soyons encore assez fortement organisés pour la faire entrer dans le domaine des faits, et qu’il se rallie par conséquent au système des trois Commissions proposé par les Belges et les Jurassiens.

Costa déclare qu’il partage entièrement l’opinion de Brousse, et que, « conformément au mandat qu’il a reçu », il repousse les trois propositions[9].

Hales dit que, parmi les adversaires de la proposition anglaise d’une Commission unique, Brousse et Costa sont les seuls qui lui paraissent logiques. « C’est en effet sur l’organisation d’une Commission centrale ou sur celle de l’anarchie que porte en réalité le débat. Je combats l’anarchie, parce que ce mot et la chose qu’il représente sont synonymes de dissolution. Anarchie veut dire individualisme, et l’individualisme est la base de l’état social actuel que nous désirons détruire. L’anarchie est incompatible avec le collectivisme. Il ne faut pas confondre autorité et organisation. Nous ne sommes pas autoritaires, mais nous devons rester organisateurs. Loin de voter l’anarchie, qui est l’état social actuel, nous devons la combattre par la création d’une Commission centrale, et, dans l’avenir, par l’organisation du collectivisme. L’anarchie est la loi de la mort, le collectivisme celle de la vie. »

Ostyn dit qu’il considère l’anarchie « comme un moyen puissant pour arriver au but que nous désirons atteindre ». Ce but est la réalisation de la fraternité humaine ; et nous désirons l’atteindre par une discipline volontaire, non point par la discipline du soldat ou du religieux. « Chaque fois que vous déléguez l’autorité à un homme, même avec la garantie du mandat impératif, vous aliénez toute votre liberté, toute votre initiative. Je voterai contre tout centre autoritaire. Chaque fédération peut s’occuper de ce qui la concerne ; les Congrès serviront de relations entre toutes les Fédérations qui existent. »

James Guillaume est d’avis que, plutôt que de discuter la question au point de vue théorique, il convient de se placer sur le terrain de l’expérience et des réalités tangibles. En ce qui concerne la proposition anglaise, « nous connaissons le danger que l’on court avec une Commission centrale unique, comme le fut le Conseil général. On pourra lui ôter tous les pouvoirs, elle les conservera de fait à raison de sa position privilégiée. Sur ce point l’expérience est faite et bien faite. » Quant à la proposition de la Belgique et du Jura, il faut considérer ceci : nous aurons l’an prochain un Congrès général, et une Fédération régionale sera naturellement chargée de le préparer ; nous allons par conséquent avoir à donner un mandat à cet effet à une Fédération, qui deviendra, pour une tâche spéciale et un temps limité, un rouage central de notre organisation ; voilà donc, par ce fait, l’une des trois Commissions proposées par le projet des Fédérations belge et jurassienne qui se trouvera instituée. Restent la Commission de statistique et la Commission des grèves ; pour ces deux Commissions, nous pourrions essayer soit l’une, soit l’autre des combinaisons proposées, c’est-à-dire placer ces Commissions chacune dans une Fédération distincte, ou bien charger de leur constitution la même fédération qui servira déjà d’organe de correspondance. Faisons un essai, quel qu’il soit ; quand nous aurons vu qu’une forme d’organisation a des inconvénients, nous la supprimerons pour la remplacer par une autre, qui sera expérimentée à son tour.

Viñas dit que la définition de l’anarchie donnée par Hales est aussi mauvaise que celle d’Ostyn. Ce que Hales appelle anarchie, c’est l’individualisme ; tandis qu’anarchie signifie négation de l’autorité. Anarchie veut dire organisation de l’ordre économique, et négation de l’autorité politique[10]. « Je crois, comme Hales, qu’il est utile d’établir une Commission unique, chargée de la correspondance, de la statistique, et des grèves, pourvu qu’on ne lui donne aucun pouvoir. Si je préfère une Commission unique à plusieurs Commissions, c’est que le travail ainsi centralisé sera plus facile. Si l’on prétend que l’institution d’une semblable Commission est contraire aux principes, il faut se hâter d’abolir les comités des sections et ceux des fédérations. »

Brousse dit que Hales a donné du mot anarchie une définition qu’il lui est impossible de laisser passer sans protester. « Anarchie ne veut pas dire désordre ; ce n’est pas autre chose que la négation absolue de toute autorité matérielle. C’est l’abolition du régime gouvernemental, c’est l’avènement du régime des contrats. Je ne vois rien là qui soit contraire à l’organisation collectiviste. » En ce qui concerne la question en discussion, Brousse déclare qu’il est aussi pour la méthode expérimentale : « Mais l’expérience est déjà faite. Nous avons vu les inconvénients d’un pouvoir international ; nous avons vu, dans la lutte qui vient de le renverser, les avantages de l’absence de toute autorité. La logique veut donc que nous restions fidèles à l’organisation anarchique qui nous a donné la victoire. Si nous organisons un pouvoir quelconque, nous refaisons sans nous en douter l’histoire bourgeoise. Nous avons aboli la dictature du Conseil général, comme on a aboli la monarchie absolue ; vos trois Commissions correspondent aux gouvernements constitutionnels de la bourgeoisie libérale[11]. Ce qui convient aux internationaux, c’est de n’avoir plus de gouvernement. »

Van den Abeele pense que la proposition des Belges et des Jurassiens peut être modifiée, si la discussion en fait surgir une meilleure. « Nous avons proposé la création de Commissions de statistique, de correspondance, des grèves. Peu nous importe, d’ailleurs, que l’on nomme trois Commissions, ou seulement deux. Nous pourrions même nous trouver d’accord avec Viñas et Hales pour la création d’une Commission unique. En Belgique, cette institution a pour elle la consécration de l’expérience. Notre Conseil régional rend d’énormes services, et, comme il reçoit des ordres et n’en donne jamais, il demeure serviteur fidèle[12]. Nous vous proposons d’étendre à toute notre association cet essai qui nous a si bien réussi. »

La suite de la discussion est renvoyée à la séance publique du mercredi soir.


La matinée du mercredi 3 fut consacrée, comme celle du mardi, aux travaux des commissions.


Dans la sixième séance, administrative, le mercredi après-midi, on s’occupa d’abord de la répartition des frais du Congrès. La Fédération américaine, bien que non représentée, avait annoncé qu’elle demandait à prendre sa part de ces frais. Montels et Brousse déclarèrent que les Sections françaises qui les avaient délégués tenaient aussi à contribuer pour leur part proportionnelle ; mais Pindy, Joukovsky et Cornet firent observer qu’il vaudrait mieux que les Sections françaises conservassent leurs ressources pour les besoins de leur propagande. Le Congrès décida que les Fédérations régionales supporteraient les frais du Congrès par quote-parts égales, mais que la France ne serait pas comprise dans cette répartition[13].

Il décida également que le compte-rendu de ses délibérations serait imprimé en brochure, en langue française, par les soins de la Fédération jurassienne ; qu’il comprendrait un simple extrait des séances administratives, et le compte-rendu in-extenso des séances publiques[14].

Le Congrès aborda ensuite la question de la grève générale. On entendit dans cette séance Joukovsky, rapporteur de la Commission, puis successivement Manguette, Verrycken, Alerini, Guillaume, Costa, Brousse, Bert, Viñas, Ostyn, Spichiger et Hales. En conséquence de la décision que le Congrès venait de prendre, cette discussion n’a pas été publiée dans le compte-rendu ; mais je puis en donner une analyse, au moyen du manuscrit qui est resté déposé entre mes mains.

La Commission, dit le rapporteur Joukovsky, pense que la question de la grève générale est subordonnée à la réalisation plus ou moins achevée de l’organisation régionale et internationale des corps de métier, et aux travaux statistiques que l’Internationale doit faire en vue de cette grève. D’autre part, la grève générale n’étant rien autre chose que la révolution sociale, — car il suffit de suspendre tout travail seulement pendant dix jours pour que l’ordre actuel s’écroule entièrement, — la Commission pense que cette question n’a pas à recevoir du Congrès une solution, d’autant plus que la discussion mettrait nos adversaires au courant des moyens que nous avons l’intention d’employer pour la révolution sociale.

Manguette et Verrycken expliquent que les Belges entendent la grève générale comme un moyen d’amener un mouvement révolutionnaire. « Si les Espagnols et les Italiens nous disent que dans leurs pays ce n’est pas ce moyen-là qu’on peut employer pour accomplir la révolution, ce n’est pas une raison pour nous de le rejeter dans les pays où les travailleurs sont habitués à avoir recours à la grève. Ce que nous désirons examiner, c’est la possibilité de rendre le mouvement international ; nous voudrions que lorsque dans un pays les travailleurs se mettront en révolte, que ce soit sous la forme de grève générale ou sous une autre forme, les autres peuples combinent leurs efforts avec ceux du pays révolté. » Verrycken fait observer que si une grève générale avait été possible au moment de la Commune de Paris, nul doute qu’on eût empêché le triomphe de la réaction ; pendant la dernière révolution espagnole, la grève générale aurait été un moyen efficace de paralyser la Prusse et de l’empêcher de contenir le mouvement révolutionnaire de l’Espagne.

Alerini cite, comme exemple de ce qu’on peut obtenir par la grève générale, même restreinte à une seule localité, ce qui s’est passé à Alcoy. Dans cette ville, les ouvriers de certains corps de métier étaient en grève ; ils allaient succomber et se voir forcés de reprendre le travail sans avoir rien obtenu, lorsque la Commission fédérale espagnole (qui avait son siège à Alcoy) proposa de faire une grève générale de tous les corps de métier de la ville, ceux-ci prenant l’engagement que, dans aucun corps de métier, les ouvriers ne reprendraient le travail avant que tous les autres métiers eussent obtenu satisfaction. Cette grève générale amena un conflit armé, dans lequel les ouvriers renversèrent l’autorité locale ; les principaux bourgeois furent arrêtés comme otages ; et quand le général Velarde se présenta devant Alcoy avec une armée, il dut négocier ; les otages s’offrirent à une médiation ; le gouverneur de la province promit qu’il ne serait exercé aucune poursuite contre les insurgés ; les conditions que les grévistes exigeaient de leurs patrons furent acceptées, et une taxe fut imposée aux bourgeois, avec le produit de laquelle les travailleurs furent indemnisés des journées perdues pendant la grève. En conséquence, Alerini est un partisan convaincu de la grève générale comme moyen révolutionnaire.

James Guillaume constate que l’idée de la grève générale révolutionnaire est à l’ordre du jour ; elle est l’aboutissant logique de la pratique des grèves partielles ; celles-ci ne donnant que des résultats momentanés et incomplets, on a reconnu qu’il fallait tendre à généraliser la grève. La grève générale, pour vaincre, devra être internationale. Mais est-il nécessaire qu’elle éclate partout à la fois, à jour fixe et sur un mot d’ordre ? Non, il ne faudrait pas même agiter cette question, et laisser supposer qu’il peut en être ainsi. La révolution doit être contagieuse. Il ne faudrait pas que jamais, dans un pays où un mouvement spontané va éclater, on veuille en différer l’explosion sous prétexte d’attendre que les autres pays soient prêts à le suivre.

Costa dit que les grèves partielles n’ont été que de la poudre jetée aux yeux des ouvriers. La grève générale, elle, est un excellent moyen révolutionnaire. Seulement le Congrès n’a pas à se prononcer à cet égard ; ce serait risquer de faire sourire les bourgeois.

Brousse pensa que, si la grève générale est un moyen pratique dans certains pays, ailleurs, en Italie et en France par exemple, ce moyen ne pourrait pas être employé. Pourquoi, en France, où la grève générale est impossible, ne ferait-on pas la révolution sous la forme d’un mouvement communaliste ?

Bert dépose le projet de résolution suivant :


Considérant que la grève générale est la grève de toutes les catégories de métiers dans toutes les localités,

Chaque grève générale partielle sera organisée de telle façon qu’une seule catégorie de métier soit en grève dans les différentes localités, et que la catégorie en grève soit soutenue solidairement par toutes les autres. Le produit de l’augmentation de salaire obtenue par cette première victoire devra contribuer à soutenir une seconde catégorie de métier qui se mettra en grève à son tour, et ainsi de suite jusqu’à complet triomphe.


Brousse affirme qu’une semblable proposition serait la défaite organisée des travailleurs.

Costa fait une autre proposition, que voici :


Considérant que la grève générale est un moyen pratique excellent pour aboutir à la révolution sociale, mais que, d’après les déclarations des délégués, s’il est des fédérations où ce moyen pourra servir au triomphe de la révolution, il en est d’autres où ce moyen est d’une pratique impossible,

Le Congrès déclare qu’il se borne à constater ces diverses déclarations, et qu’il laisse à chaque fédération le soin de s’organiser afin de trouver les moyens qui pourraient la conduire le plus tôt et le plus sûrement à l’émancipation des travailleurs.


Alerini objecte qu’il serait imprudent de donner de la publicité à une déclaration conçue en des termes pareils, c’est à-dire poussant ouvertement à la révolution sociale.

Costa fait observer qu’il n’en demande pas la publication.

James Guillaume formule la proposition suivante, dans laquelle il a évité d’employer l’expression de révolution sociale :


Considérant que les grèves partielles ne peuvent procurer aux travailleurs qu’un soulagement momentané et illusoire, attendu que le salaire, par son essence même, sera toujours limité aux moyens de subsistance strictement nécessaires pour empêcher l’ouvrier de mourir de faim,

Le Congrès, sans croire à la possibilité de renoncer complètement aux grèves partielles[15], recommande aux ouvriers de consacrer leurs efforts à achever l’organisation internationale des corps de métier, qui leur permettra d’entreprendre un jour une grève générale, seule grève réellement efficace pour réaliser l’émancipation complète du travail.


Viñas n’est pas partisan des grèves. Ce qui a, selon lui, écarté les ouvriers du mouvement révolutionnaire, c’est la grève. Peut-être qu’en Espagne, si les travailleurs n’avaient pas été si absorbés par leurs grèves nombreuses, ils auraient mieux marché à leur complète émancipation. On a dit que la grève générale est un moyen révolutionnaire : Viñas le nie[16]. Pour qu’il en fût ainsi, il faudrait que les ouvriers qui font la grève eussent conscience de la nécessité de la révolution. Il faut donc travailler à faire comprendre aux masses exploitées cette nécessité, et alors elles feront la révolution sans avoir besoin du prétexte d’une grève.

Ostyn estime que l’Internationale est et doit rester la grande école pratique de l’économie politique et sociale, que bien des ouvriers ignorent. Il faut éclairer les esprits, c’est là le véritable moyen d’arriver à l’émancipation des travailleurs.

Spichiger pense qu’on ne doit pas condamner les grèves partielles ; il trouve qu’on doit chercher à profiter même de ces mouvements qui ne peuvent amener qu’une satisfaction d’un instant. Sans doute nous devons tâcher de faire comprendre aux ouvriers que seule la grève générale peut émanciper le travail ; mais il faudra pour cela une longue propagande, et, en attendant, nous devons bien nous garder de nous opposer aux mouvements partiels et de détourner des grèves les ouvriers qui ne sont pas encore révolutionnaires.

Joukovsky dit que la première question à décider est celle de savoir si le Congrès veut voter une résolution relative à la grève générale.

Sur sa proposition, le président (Verrycken) demande aux délégués de se prononcer sur la question suivante : « Le Congrès veut-il adopter une résolution au sujet de la grève générale ? »

Tous les délégués répondent oui, excepté Hales, qui répond non, et Van den Abeele, qui s’abstient, parce que la Fédération hollandaise, dans son Congrès du 10 août, a voté qu’elle attendrait les décisions du Congrès général sur la grève générale, pour les discuter et les adopter s’il y avait lieu.

La suite de la discussion est renvoyée à la séance administrative du lendemain.


Le mercredi soir eut lieu la septième séance, publique, dans laquelle il fut d’abord donné lecture d’un télégramme de félicitations adressé au Congrès par une assemblée de six mille ouvriers, à Berlin (c’était une réunion lassallienne, tenue la veille à l’occasion de l’anniversaire de la journée de Sedan, et présidée par le président de l’Allgemeiner deutscher Arbeiterverein, Hasenclever). En voici la traduction (le texte allemand se trouve dans le compte-rendu du Congrès) :


Berlin, 3 septembre, 1 h. 30 soir.

Au Congrès international, Brasserie Schiess, aux Pâquis, Genève (Suisse).

L’assemblée populaire réunie à Berlin le 2 septembre, forte de six mille personnes, croit qu’il est de son devoir, en présence des réjouissances que célèbrent les classes dirigeantes à propos de batailles sanglantes et d’annexions, de faire franchement et librement cette déclaration : Nous, ouvriers, condamnons toute haine nationale et voulons la fraternité des peuples, afin que la classe ouvrière de toutes les nations s’émancipe du joug de la réaction et de la puissance du capital ; en conséquence, nous tendons une main fraternelle à ceux qui, dans tous les pays, combattent avec nous sur le terrain du socialisme.

Par ordre de l’assemblée, le bureau :
Hasenclever, Hasselmann, Winter, Ecks, Derossi.
Dresdnerstrasse, 63.


À ce salut des ouvriers de Berlin, dont la lecture fut accueillie par une salve d’applaudissements, le bureau du Congrès répondit par le télégramme suivant, approuvé au préalable par les délégués :


Brasserie Schiess, Genève, 3 septembre 1873.

Les délégués du Congrès international autonome, réunis à Genève, remercient les ouvriers de Berlin de leur salut fraternel. Ils sont heureux que les travailleurs allemands, bravant les persécutions gouvernementales et les intrigues autoritaires, se déclarent solidaires de leur frères internationaux dans la lutte contre le capital.

Le bureau :
Verrycken, Costa, Van den Abeele, Viñas, Eccarius, Pindy.


On reprit ensuite la discussion sur la revision des statuts généraux.

Au nom de la Commission, James Guillaume, rapporteur, fit connaître que, relativement à la question discutée dans la séance précédente, la Commission s’était mise d’accord sur une rédaction qui lui avait paru devoir concilier les diverses propositions faites ; cette rédaction formait l’article 9 du projet de statuts revisés. Il donna lecture de l’ensemble du projet, et la discussion s’ouvrit d’abord sur les considérants du préambule des statuts, que la Commission avait maintenus tels qu’ils se trouvent en tête de la version française des statuts adoptés par le Congrès de Genève en 1866 ; un seul changement avait été fait : les mots « de l’Europe », au sixième alinéa, avaient été remplacés par les mots « du monde entier ».

Bert insista pour qu’il ne fût pas changé un seul mot au préambule, celui-ci étant un monument historique qu’on devait respecter.

Ostyn demanda, à propos du second alinéa, que l’on définît exactement ce qu’il fallait entendre par travailleur.

Claris répondit à Bert que le changement proposé, au sixième alinéa, lui paraissait justifié ; et à Ostyn, que l’article 2 du projet de statuts (reproduisant l’ancien article 8) disait : « Quiconque adopte et défend les principes de l’Association peut en être reçu membre », en sorte que la définition demandée était inutile.

Dave dit que la dénomination de travailleurs comprenait à la fois les ouvriers manuels et ceux qu’on a appelés les « travailleurs de la pensée », ajoutant : « Il me paraît conforme à la justice et à la raison d’entendre, sous la désignation de travailleurs, tous ceux qui vivent du produit de leur travail, sans établir des distinctions qui ne serviraient qu’à diviser les forces du socialisme ».

Une discussion s’engagea sur le mot travailleurs, et deux courants opposés se dessinèrent. Perrare demanda qu’on examinât si les fondateurs de l’Internationale ne s’étaient pas trompés en y laissant entrer des gens qui, n’étant pas des ouvriers, y ont amené la division. Eccarius rappela que le mot workingman, employé dans le texte anglais, signifie « ouvrier manuel ». Hales dit que les fondateurs de l’Internationale étaient des ouvriers anglais et français, et que l’Association ne devait primitivement comprendre que des ouvriers ; mais qu’on avait eu le tort d’ouvrir la porte à des bourgeois, et que ceux-ci avaient amené les discussions qui nous ont divisés. Ostyn parla pour appuyer Hales. Dans l’autre sens parlèrent sept délégués : Dave fit remarquer que ce n’étaient pas les « travailleurs de la pensée » qui avaient amené dans l’Internationale des déchirements qui du reste allaient finir ; Viñas déclara qu’il reconnaissait à tout homme le droit de combattre dans les rangs de l’Internationale ; Van den Abeele dit : « Je ne comprendrais pas l’esprit d’exclusivisme qui voudrait fermer aux travailleurs de la pensée les portes de l’Internationale » ; Cyrille, Costa, Brousse, Montels parlèrent de la même façon, en disant que l’Internationale devait réunir dans son sein toutes les forces révolutionnaires. Sur la proposition du rapporteur, la suite du débat fut renvoyée au moment où viendrait en discussion l’article 2.

Les considérants furent ensuite adoptés tels quels, avec cet amendement au projet de la Commission, que les mots « de l’Europe » seraient supprimés purement et simplement, et non pas remplacés par les mots « du monde entier ».

Dans la seconde partie du préambule des statuts, Alerini proposa la suppression des mots « la morale » ; il y a, dit-il, beaucoup de morales différentes, et ce terme ne peut pas être défini d’une manière scientifique. Costa se joignit à Alerini, ajoutant qu’en tout cas, pour donner au mot un sens clair, il faudrait dire « la morale révolutionnaire ». Le rapporteur répondit que ces objections lui semblaient être du domaine de la métaphysique, et qu’elles ne tenaient pas compte de la réalité des choses : « Qu’on veuille bien réfléchir que les statuts de l’Internationale s’adressent à des ouvriers ; que, pour ceux-ci, les subtilités philosophiques n’existent pas, et qu’il faut, pour être bien compris d’eux, employer tout simplement les expressions les plus ordinaires. Soyez tranquilles, l’ouvrier ne fera pas erreur sur le sens du mot morale ; il sait parfaitement que la morale dont il s’agit n’est ni celle des prêtres, ni celle des bourgeois. » Perrare dit que si on voulait retrancher le mot morale sous prétexte que le sens en est mal défini, il faudrait aussi retrancher le mot de justice, auquel on peut faire la même objection. Brousse déclara que les mots de morale et de justice lui paraissaient faire double emploi. Après une observation de Hales, qui dit : « Il est certain que la bourgeoisie entend les mots de vérité, de morale et de justice autrement que nous ; il n’y a donc pas de raisons pour mettre en cause l’un de ces mots plutôt que les deux autres », il fut décidé de ne rien changer, et la seconde partie du préambule, complétée par un alinéa nouveau indiquant que le Congrès de 1873 avait revisé les statuts, fut adoptée. La suite du débat fut renvoyée au lendemain.


Dans la huitième séance, privée, le jeudi matin 4 septembre, continua et se termina la discussion sur la grève générale.

La Commission, par l’organe de Joukovsky, proposait une déclaration assez mal rédigée, dont la première partie insistait sur la nécessité de l’organisation régionale et internationale des corps de métier ; la seconde partie disait : « La grève générale n’étant autre chose que la révolution sociale, car il suffit de suspendre tout travail seulement pendant dix jours pour que l’ordre actuel croule entièrement, par cette raison, cette question est réservée ».

Manguette et Van den Abeele combattirent ce projet de déclaration, que Cyrille et Joukovsky défendirent. Hales, employant pour la première fois, à ma connaissance, une expression qui depuis a fait fortune en Allemagne (Generalstreik, Generalunsinn), s’exprima ainsi : « La grève générale est impraticable, et c’est une absurdité. Pour faire une grève générale, il faudrait d’abord s’organiser partout à cet effet : or, lorsque l’organisation des travailleurs sera complète, la révolution sociale sera faite. » Après une discussion assez confuse, où Alerini, Bert et Farga prirent encore la parole, la Commission, se ravisant, présenta un projet de résolution qu’elle venait de rédiger et qu’elle substituait à la déclaration proposée par elle en premier lieu ; ce fut Costa qui en donna lecture ; le projet était ainsi conçu :


Le Congrès, considérant que, dans l’état actuel de l’organisation de l’Internationale, il ne peut être donné à la question de la grève générale une solution complète, recommande aux travailleurs, d’une façon pressante, l’organisation internationale des unions de métier.


Farga proposa d’ajouter une phrase recommandant « une active propagande socialiste et révolutionnaire ». Verrycken se rallia à l’amendement de Farga, à la condition qu’on en retranchât le mot de « révolutionnaire », qui, dit-il, « bien souvent est entendu dans le sens de bataille dans les rues, et qui ne serait pas compris en Belgique ». Farga répondit qu’il consentait volontiers à la suppression du mot « révolutionnaire ».

Le nouveau texte de la Commission, complété par l’amendement Farga, fut alors adopté à l’unanimité, en la teneur suivante (dont il fut donné connaissance dans la séance publique de l’après-midi) :


Le Congrès, considérant que, dans l’état actuel de l’organisation de l’Internationale, il ne peut pas être donné une solution complète à la question de la grève générale, recommande d’une façon pressante aux travailleurs l’organisation internationale des unions de métier, ainsi qu’une active propagande socialiste.


L’ordre du jour appelait ensuite la continuation de la discussion sur la revision des statuts généraux. Il était dix heures du matin. Pour continuer cette discussion dans les conditions de publicité qu’il estimait nécessaires, le Congrès, levant la séance administrative, se déclara en séance publique.


Dans cette séance, la neuvième, ouverte à dix heures du matin, Hales proposa, au nom de la Section de Liverpool, le changement du nom d’Association internationale des travailleurs en celui de Fédération internationale du travail. « En Angleterre, dit-il, il y a actuellement deux Internationales qui se combattent, et qui se disputent l’alliance des Trade Unions ; et celles-ci, ne comprenant rien à cette division, ne savent auxquels entendre. On me répondra peut-être que c’est à nos adversaires du parti autoritaire de renoncer à prendre le titre d’Internationale ; mais je trouve que nous serons les plus sages, si nous y renonçons les premiers. Que nous importe le nom, pourvu que nous ayons la réalité ! »

Le rapporteur répondit à Hales que si la situation était partout la même qu’en Angleterre, sa proposition pourrait être prise en considération ; mais qu’il n’en était pas ainsi dans la plupart des autres pays d’Europe, bien au contraire. « En Espagne, en Italie, en France, en Belgique, en Hollande, dans le Jura, il n’existe qu’une Internationale, la nôtre. Nous ne pouvons pas renoncer à notre drapeau, et abandonner un nom qui nous appartient. »

Verrycken : « Ce n’est pas dans un moment comme celui-ci qu’il peut être question d’abandonner un drapeau qui a traversé vaillamment tant d’orages. On a dit qu’il y a deux Internationales. Mais le parti de Marx et son Conseil général n’existent plus qu’à l’état de fantôme, et le Congrès que ces gens-là doivent tenir ici le 8 septembre n’est pris au sérieux par personne. Nous devons garder notre nom, parce qu’il n’y a pas d’autre Internationale que les fédérations ouvrières ici représentées. »

Costa : « Hales a dit que nous avons la réalité, et que le nom importait peu. Le nom, au contraire, importe beaucoup. La bourgeoisie ne sait pas au juste ce que c’est que l’Internationale, mais ce mot lui fait peur ; et, parmi les ouvriers, beaucoup viennent à nous attirés par le seul prestige du nom de notre association. Renoncer à notre nom, à ce nom qui est une partie de notre force, ce serait abdiquer.- »

Spichiger : « J’ajouterai, en réponse à Hales, que ce n’est pas un grand mal si, dans la propagande, deux courants contraires se disputent l’organisation des masses populaires ; il est bon que le peuple apprenne, en voyant ces deux courants à l’œuvre, que l’un veut la liberté, et que l’autre est la négation de la liberté, c’est-à-dire représente le principe d’autorité. »

Manguette demanda si, tout en conservant le nom actuel de l’Internationale, nous ne pourrions pas y joindre une formule qui désignât clairement la fraction de l’Internationale à laquelle nous appartenons. — Le rapporteur répondit que si le Congrès adoptait un sous-titre, il reconnaîtrait implicitement qu’il y avait deux Internationales : « Or, pour nous, il n’en existe qu’une. Il n’y a pas à craindre que des manifestes émanant du parti autoritaire puissent être confondus avec les nôtres ; leur contenu seul les rendra suffisamment reconnaissables, et les ouvriers ne s’y tromperont pas. »

Devant l’unanimité des protestations qui avaient accueilli sa proposition, Hales déclara qu’il la retirait.

L’article Ier du projet de statuts revisés fut ensuite adopté sans discussion et à l’unanimité. La discussion sur l’article 2 fut renvoyée à la séance de l’après-midi, pour qu’un délégué (Perrare) qui avait annoncé vouloir prendre, la parole sur cet article, et qui, retenu le matin par son travail, était absent, pût prendre part au débat. Les articles 3, 4 et 5 furent adoptés sans discussion à l’unanimité.

Un débat s’engagea ensuite sur le 3e alinéa de l’article 6, alinéa ainsi conçu : « Il ne sera fait usage du vote [dans les Congrès] que pour les questions administratives, les questions de principe ne pouvant être l’objet d’une votation ». Manguette dit que la fédération de la vallée de la Vesdre s’était prononcée contre l’idée émise dans ce paragraphe. Viñas et les deux délégués anglais se prononcèrent dans le même sens que Manguette ; Viñas dit : « Il est toujours utile d’avoir la statistique des opinions ; or le seul moyen pour cela, c’est de voter, mais le vote n’engagera personne, ne créera aucune décision obligatoire » ; Eccarius : « Je crois qu’il ne faut pas renoncer au vote dans les questions de principe ; seulement il devra être entendu que le vote n’a qu’un but de statistique, et n’a pas force de loi ; si l’on ne vote pas, on ne saura pas quelle aura été en réalité l’opinion du Congrès sur les questions qu’il aura discutées ». Le rapporteur répondit à Eccarius : « C’est là justement ce que nous combattons ; il ne faut pas qu’il y ait une opinion officielle du Congrès sur telle ou telle question de principe ; quant à constater les diverses opinions qui se sont trouvées en présence dans le Congrès, les procès-verbaux en donnent le moyen ; toutes les opinions diverses y sont consignées ». Costa, Alerini, Brousse, Van den Abeele, Joukovsky, parlèrent dans le même sens que le rapporteur ; Brousse dit : « Le vote partage simplement une assemblée en majorité et en minorité ; il n’est donc pas l’image exacte de la diversité des opinions ; dans une question un peu complexe, il peut y avoir bien plus de deux avis différents, il peut même y avoir autant d’avis que d’individus ; le seul moyen vraiment pratique de faire le recensement des opinions, c’est de les consigner au procès-verbal, sans voter ». — Hales proposa de dire : « Il ne sera pas fait de vote obligatoire sur les questions de principe », et ajouta : « Je suis pour le vote, à condition qu’il ne crée pas une doctrine obligatoire ; du reste, le Congrès a voté aujourd’hui même sur une question de principe, celle de la grève générale ».

Le rapporteur fit observer à Hales que le Congrès, au contraire, avait refusé de se prononcer par un vote sur la question théorique à propos de la grève générale, et que sa résolution ne parlait que d’organisation et de propagande. L’amendement de Hales, mis au voix, fut rejeté ; l’alinéa du projet de la Commission fut adopté par cinq fédérations contre deux.


Dans la dixième séance, publique, le jeudi après-midi, le débat sur les statuts continuant, le 4e alinéa de l’article 6 vint en discussion ; il était ainsi conçu : « Les décisions du Congrès général ne seront exécutoires que pour les fédérations qui les auront acceptées ». Verrycken prit la parole en faveur du principe exprimé par cet alinéa : « Il faut bien distinguer, dit-il, entre une loi et un contrat : le contrat est un engagement qui ne lie que les contractants ; la loi, c’est la volonté de quelques-uns s’imposant à tous ; or, les fédérations de l’Internationale veulent bien établir entre elles des contrats réciproques, mais non charger le Congrès de leur donner des lois ».

Le rapporteur s’exprima ainsi : « Pour éclaircir la portée de l’alinéa en discussion, j’ajouterai que le Congrès est considéré, non pas comme rendant des décrets, mais comme discutant seulement des projets de résolutions, résolutions qui ne deviennent définitives que par la ratification des diverses fédérations. Mais, nous dira-t-on, si une fédération n’accepte pas une décision qui aura été acceptée partout ailleurs, et que le refus de cette fédération porte un préjudice grave à la cause commune, vous ne prendrez donc point de mesures coercitives contrôles récalcitrants ? Non, répondrai-je, nous n’en prendrons pas, et tout d’abord pour une raison bien simple, c’est que nous n’aurions pas le moyen de contraindre une fédération à exécuter une décision qu’elle repousserait ; la force même des choses fait donc du principe du libre contrat, en vertu duquel nul ne fait que ce qu’il a consenti, une des nécessités de notre organisation. Les résolutions d’un Congrès n’ont de force que celle que leur donne l’adhésion volontaire des fédérations ; et si cette adhésion fait défaut, toutes les prescriptions réglementaires que nous pourrions imaginer ne sauraient y suppléer. La seule mesure à la fois équitable et pratique à prendre contre une fédération qui refuserait de s’associer à une résolution reconnue nécessaire par les autres fédérations, serait de lui déclarer que son attitude est considérée comme une atteinte portée à la solidarité, et qu’en conséquence les fédérations lésées par cette attitude lui appliqueront la peine du talion, en suspendant la solidarité à son égard jusqu’à ce qu’une entente amiable ait aplani le différend. »

Dave et Pindy rappelèrent, à l’appui de l’alinéa proposé, qu’il y avait un précédent tout récent : au Congrès de la Haye, les délégués de plusieurs fédérations avaient pris des résolutions connues sous le nom de Déclaration de la minorité, résolutions que, selon leurs propres expressions, « ils soumettaient à l’approbation des Sections qui les avaient délégués ». Ces résolutions furent en effet soumises, après le Congrès, à la ratification des fédérations, et quelques-unes de celles-ci leurs substituèrent, comme on sait, d’autres résolutions plus radicales.

Le 4e alinéa de l’article 6 fut adopté à l’unanimité.

L’article 7 fut également adopté à l’unanimité, sans discussion.

L’article 8 du projet était relatif aux pays où l’Internationale était interdite. Il portait : « Pour les pays où l’Association internationale est interdite, les sections ou fédérations qui voudront se faire représenter au Congrès seront tenues de le faire savoir au moins trois mois d’avance à une fédération régionale voisine, qui prendra les renseignements nécessaires pour contrôler l’existence de ces sections ou fédérations. Leurs délégués ne seront admis au Congrès que sous la garantie de la fédération qui aura pris les renseignements, et n’auront pas voix délibérative. »

Après un échange d’observations sur les difficultés qu’offrirait l’exécution d’un pareil article et les inconvénients qui en résulteraient, la suppression de l’article fut votée par les Fédérations italienne, espagnole, française et jurassienne (les Fédérations anglaise, belge et hollandaise s’abstenant). Voici les raisons qui furent données par deux délégués, Dave et le rapporteur, pour la suppression de l’article, en réponse à ceux qui avaient exprimé la crainte de voir se produire des abus :

Dave : « Si nous demandons la suppression de l’article, ce n’est pas parce que nous voulons supprimer les garanties ; mais nous pensons que l’article ne peut pas prévoir et spécifier tous les cas, que ses dispositions seront nécessairement incomplètes, et que par conséquent il est inutile. »

James Guillaume, rapporteur : « En présence des difficultés qu’offre une détermination réglementaire des garanties à exiger et de la marche à suivre à cet égard, je voterai la suppression de l’article. Il me semble que le mieux sera de laisser à chaque Congrès le soin d’apprécier si les garanties que lui offrent les délégués et les sections sont suffisantes ; c’est ce que nous avons fait cette fois pour les mandats de Terzaghi et pour ceux des Sections françaises. »

L’article 8 du projet ayant été supprimé, l’article 9 se trouva devenu l’article 8. Cet article était relatif à l’établissement d’un centre temporaire pour la correspondance ; il disait qu’une fédération régionale serait chargée chaque année par le Congrès général de l’organisation du Congrès de l’année suivante ; que la fédération qui aurait reçu ce mandat servirait de Bureau fédéral à l’Association : elle serait chargée de porter à la connaissance des fédérations régionales les questions que les diverses fédérations ou sections désireraient placera l’ordre du jour du Congrès ; le Bureau fédéral pourrait en outre servir d’intermédiaire pour les questions de grèves, de statistique, et de correspondance en général.

L’article, qui résumait ainsi les diverses idées émises dans la discussion du mardi soir, donnait satisfaction à ceux des délégués qui avaient demandé le maintien du principe d’an-archie, en ce qu’il disait que le Bureau fédéral pourrait servir d’intermédiaire entre les fédérations, ce qui impliquait que les fédérations, si elles le préféraient, auraient la faculté de ne pas se servir de cet intermédiaire. L’article fut adopté par l’unanimité des délégués, à l’exception des délégués belges, qui durent voter contre, liés qu’ils étaient par le mandat impératif qui leur prescrivait de voter pour l’établissement de trois Commissions distinctes.

Les articles 10, 11 et 12 du projet (devenus les articles 9, 10 et 11) furent adoptés sans débats et à l’unanimité.


L’article 2 du projet (ancien article 8 des statuts de 1866), qui avait été réservé pour la fin, fut ensuite mis en discussion. Il était ainsi conçu : « Quiconque adopte et défend les principes de l’Association peut en être reçu membre, sous la responsabilité de la section qui l’admettra ».

Dumartheray proposa que l’article fût rédigé de la façon suivante : « Ne feront partie de l’Internationale que les travailleurs manuels[17] ».

Manguette dit : « Je ne demande pas, quant à moi, qu’on ferme la porte de l’Internationale aux travailleurs non manuels ; mais je propose que les journalistes, les professeurs, etc., soient tenus de former des sections à part. »

Cette discussion offrant un intérêt particulier, je la reproduis en entier, d’après le compte-rendu :

« Verrycken. Je dois combattre énergiquement la proposition de Dumartheray et celle de Manguette. En Belgique, nous avons dans nos sections des hommes qui ne sont pas des travailleurs manuels, qui appartiennent à la bourgeoisie, et qui sont pour le moins aussi révolutionnaires que les ouvriers. Ces hommes-là nous ont rendu d’éminents services ; ce sont eux qui nous ont appris ce que nous savons, et, sans eux, où en serions-nous aujourd’hui ? Que nous ne les admettions pas dans nos sociétés de métiers, de résistance, c’est naturel ; et aussi aucun d’eux n’a jamais prétendu y entrer ; mais les repousser entièrement, ou les obliger à se constituer, en dehors des travailleurs manuels, en sections à part, ce serait une chose funeste, qui aurait les plus déplorables résultats.

« Guillaume, rapporteur. Manguette propose que les travailleurs non manuels constituent des sections à part. Mais il faut faire une distinction, car il y a deux sortes de sections. S’agit-il des sociétés corporatives ? là on aura parfaitement raison d’exclure non seulement les travailleurs non manuels, mais tous ceux qui ne sont pas du métier ; un cordonnier ne saurait faire partie d’une société de mécaniciens, pas plus qu’un maître d’école. Sur ce point-là nous sommes donc d’accord. Mais, à côté des sections de métier, il y a des sections mixtes, ce qu’on appelle chez nous des cercles d’études sociales, où sont admis les travailleurs de toutes les professions ; et nous sommes d’avis que fermer la porte de ces sections mixtes à ceux des travailleurs qui n’exercent pas un métier manuel serait à la fois injuste et dangereux. On nous dit que les travailleurs non manuels peuvent acquérir dans les groupes ouvriers une certaine influence ; mais ce sera encore bien pis si vous constituez ces hommes-là en sections à part. Il faut au contraire chercher à rapprocher le plus possible des ouvriers ceux qu’on appelle des travailleurs de la pensée ; il faut qu’ils apprennent à se bien connaître les uns les autres, à se coudoyer tous les jours dans la section, à vivre d’une vie commune, de sorte que les hommes sortis de la bourgeoisie, qui viennent à l’Internationale pour se moraliser et se développer au contact des travailleurs manuels, aient l’occasion de dépouiller entièrement leurs préjugés de caste et de devenir de véritables révolutionnaires.

« Costa. Le but de l’Internationale est l’abolition des classes et l’établissement de la fraternité humaine. Serait-ce être couséquents avec notre but, que de consacrer au sein même de notre association cette distinction des classes que nous voulons anéantir ? Comment veut-on que les bourgeois apprennent à sympathiser avec les ouvriers et à partager leurs aspirations, si les ouvriers les repoussent ? Il n’y a pour moi que deux catégories d’hommes, ceux qui veulent la révolution et ceux qui ne la veulent pas : or il y a des bourgeois qui veulent la révolution avec bien plus d’énergie et de sérieux que certains ouvriers.

« Perrare. Je reconnais qu’il est difficile de délimiter ce qu’on doit entendre par travailleurs, pour l’admission des membres dans notre association. Si vous laissez en contact les bourgeois et les ouvriers dans l’Internationale, ce ne sera qu’au détriment de ces derniers, car les bourgeois, étant plus instruits, acquerront dans les sections une certaine influence qui sera toujours mauvaise pour le travailleur manuel. L’homme qui n’est pas né dans le travail, qui ne sait pas ce que c’est qu’un contre-maître, ce que c’est qu’un patron, ne peut pas comprendre les aspirations de ceux à qui est faite la vie du salarié ; les bourgeois viendront toujours prouver que l’ouvrier est dans l’erreur. Je ne veux pas dire aux travailleurs de la pensée : Vous êtes des parias ; mais je dis que leur admission est une cause de ruine pour l’Internationale ; notre association ne fait déjà plus peur aux bourgeois, parce que ceux-ci ont vu que, par les travailleurs de la pensée, ils pouvaient s’emparer de l’Internationale. Dans la Fédération romande, à Genève, qu’est-il arrivé ? Il y avait les corps de métier, et la section mixte ou section centrale. Dans cette section centrale on recevait tous les gens qui se présentaient ; il y est entré des hommes qui, par leur instruction, sont venus imposer les arguments qu’ils possédaient. Les sections de métier finissaient par adopter tout ce qui venait de là, et la section centrale finit par diriger entièrement la Fédération romande, qui appartint alors à quelques individus ; vous voyez encore ces gens-là gouverner aujourd’hui cette fédération. Je voulais donc vous dire simplement ceci : En raison de ce que nous avons vu, nous venons vous proposer, non pas de mettre les travailleurs de la pensée au ban de la société, mais de leur dire : « Organisez-vous de votre côté, nous vous tendrons la main ; mais pour ne pas subir votre influence, pour que l’Internationale ne dévie pas de son but, nous ne voulons pas être avec vous, pour éviter ces mécomptes ». Ne discutons donc plus sur le mot travailleur : ce qu’il ne nous faut pas, ce sont des hommes qui en savent trop et qui nous égarent par leurs belles phrases.

« Guillaume, rapporteur. L’argumentation que nous venons d’entendre se réduit à ceci : Ce ne sont pas tant les bourgeois que nous repoussons, mais les hommes instruits et capables, d’où qu’ils viennent. Perrare fait simplement le procès à l’intelligence ; ce qu’il redoute, ce n’est pas le travailleur dit de la pensée, c’est le travailleur intelligent en général. Pour le satisfaire, il faudra proscrire tous les ouvriers qui seront arrivés à un certain degré de développement intellectuel ; et il y en a beaucoup déjà, parmi les ouvriers, qui ont cultivé leur intelligence et qui sont devenus par conséquent dangereux aux yeux de Perrare. Sans chercher bien loin, nous connaissons dans la Fédération jurassienne des ouvriers qui sont beaucoup plus instruits que la plupart des hommes qui siègent dans les parlements bourgeois ; et savez-vous comment ces ouvriers ont acquis leur instruction ? c’est par un travail solitaire et opiniâtre, en passant une partie de leurs nuits à l’étude, en prenant sur leur nécessaire pour se procurer les moyens d’apprendre. Eh bien, suivant la théorie de Perrare, une fois qu’un de ces hommes est arrivé à en savoir aussi long et plus long qu’un bourgeois, il faut le mettre à la porte de l’Internationale.

« Ceux qui ont perdu la section centrale de Genève, ceux qui dirigeaient toutes les intrigues dont a parlé Perrare, étaient-ce des bourgeois ? Il y en avait sans doute quelques-uns[18] ; mais le plus grand nombre étaient des ouvriers, des graveurs, des monteurs de boîtes, des menuisiers, etc. ; je n’ai pas besoin de les nommer[19], vous les connaissez bien et vous savez que ce sont ceux-là qui ont fait le plus de mal.

« Il faut exclure les bourgeois parce qu’ils ne savent pas ce que c’est qu’un patron, dites-vous ; et cependant que voyons-nous ? c’est que, parmi les bourgeois déclassés qui sont entrés dans l’Internationale, presque tous ont dû demander leur pain à un travail manuel ; et beaucoup d’entre eux, même, ne connaissant pas de métier, ont dû se faire tout simplement manœuvres. Il y en a dans cette enceinte qui sont dans ce cas ; il y en a d’autres qui, s’ils ne font pas aujourd’hui du travail manuel, y ont passé cependant, et d’autres qui en feront demain. Et vous venez nous dire que ces hommes-là ne savent pas ce que c’est que la misère, que l’exploitation, qu’ils ne peuvent pas comprendre les aspirations du monde ouvrier ? Mais personne au contraire n’a plus qu’eux un intérêt direct et immédiat à la révolution.

« Savez-vous à quoi nous conduirait cet esprit d’intolérance et — je dirai le mot — de mesquine jalousie ? Je vais vous citer un exemple que plusieurs d’entre vous connaissent. Il y avait dans une section, en Espagne, un homme qui appartenait à la bourgeoisie par sa naissance et son éducation ; il avait été instituteur; après être entré dans l’Internationale, il chercha à apprendre un métier manuel ; mais comme en même temps il rédigeait un journal socialiste, on voyait toujours en lui l’homme de lettres plutôt que l’ouvrier, et cela offusquait des susceptibilités du genre de celle que vous venez d’entendre s’exprimer tout à l’heure. Aussi, à force de s’entendre répéter qu’il n’était pas un vrai travailleur, qu’il appartenait à la classe privilégiée, qu’on devait le tenir en suspicion, et autres choses semblables, le pauvre homme finit par perdre la tête, et voulut fermer la bouche à ses calomniateurs par une réponse péremptoire : il planta là son journal et sa section, et alla dans une ville voisine se faire garçon de café[20]. Est-ce un résultat semblable que Perrare voudrait obtenir ? et croit-il que ceux d’entre nous qui écrivent dans les journaux, qui font des conférences, qui se consacrent à la propagande, ne rendent pas plus de services à l’Internationale qu’ils ne pourraient lui en rendre s’ils voulaient imiter la résolution désespérée du compagnon dont je viens de parler ?

« Enfin, si l’on veut sérieusement examiner où sont les bourgeois dans l’Internationale, n’est-ce pas bien plutôt dans les rangs de certains ouvriers que nous les trouverons ? Il y a des ouvriers, on Suisse, qui gagnent dix et quinze francs par jour, qui portent la redingote et le chapeau haute forme, qui vivent au sein du monde bourgeois dont ils partagent les préjugés ; mais ce sont des travailleurs manuels, et, à ce titre, Perrare leur ouvrira à deux battants les portes de l’Internationale. D’autre part, voici des employés de commerce à cent francs par mois, des professeurs courant le cachet, et gagnant parfois à peine trois francs par jour : ils vivent de leur travail, ils sont exploités comme les ouvriers ; mais ils ne manient pas l’outil, donc ce sont des bourgeois, selon Perrare. Cependant ces derniers seront des révolutionnaires sérieux et dévoués, tandis que l’ouvrier en chapeau haute forme est un franc réactionnaire. La conclusion me paraît claire : je vote pour le maintien de l’article 2 tel qu’il a été adopté en 1866 et que la Commission le propose.

« Manguette. Je désire expliquer ma proposition. Je n’ai pas parlé d’exclure qui que ce soit. On dit que j’ai voulu confiner les bourgeois dans des sections à part. Mais si l’on ne veut pas accepter cette idée, si l’on se refuse à réglementer, il vaut mieux retrancher entièrement l’article, et laisser chaque section libre de procéder comme elle voudra. Les bourgeois ont fait beaucoup de bien dans l’Internationale, mais tout autant de mal ; je crois donc que chaque section devra bien réfléchir avant de les admettre, et que le mieux est de ne rien dire dans les statuts.

« Alerini. On n’a pas encore pu définir au juste ce que c’est qu’un ouvrier. Un ouvrier qui travaille pour son propre compte, qui n’est pas un salarié, n’est pas un exploité, tandis qu’il y a tel « bourgeois » qui est exploité bien plus que la plupart des ouvriers ; et la limite est vraiment si difficile à fixer que. jusqu’à ce qu’on y ait réussi, je demande qu’on laisse l’article tel qu’il est. Que les sections soumettent les « bourgeois » à des épreuves toutes spéciales, c’est naturel ; ainsi, dans les sections espagnoles, on leur demande une déclaration de principes ; il y a une infinité de garanties que l’on peut prendre, et je comprends toutes les réserves ; mais dire que ceux qui appartiennent à la catégorie des travailleurs non manuels ne peuvent pas faire partie de l’Internationale, cela n’est pas juste. L’article du reste ne dit pas : « doivent faire partie de l’Internationale tel et tel », mais seulement « peuvent faire partie ». Le droit des sections d’apprécier en dernier ressort est donc réservé.

« Viñas. En Espagne on a agité aussi cette question : dans trois congrès consécutifs elle a été à l’ordre du jour ; mais on a dû l’abandonner, à cause de la difficulté qu’on a trouvée à définir les mots travailleur et ouvrier ; chacune des définitions proposées excluait telle ou telle catégorie d’exploités, qu’on ne pouvait pas faire rentrer dans les définitions. Si on veut arriver à l’émancipation de tous les exploités, on a besoin de l’aide de tous les exploités ; il y a aujourd’hui des classes d’exploités qui ne sont pas comprises dans la signification donnée ordinairement au mot travailleur : ainsi les grooms, les domestiques, les suisses, ne créent pas un produit échangeable, et sont cependant des exploités. Nous ne pouvons pas accepter le concours de la bourgeoisie comme classe ; mais si quelques individus, convaincus de la justice de notre cause, viennent à nous, qu’on ne les repousse pas. Qu’on ait des défiances envers eux, c’est possible ; qu’on les surveille, c’est même nécessaire ; mais qu’on laisse aux sections le droit d’apprécier si tel individu qui se présente est digne oui ou non d’être admis dans leur soin.

« Spichiger. C’est comme ouvrier manuel que je désire dire un mot sur la question en discussion. Je ne pense pas que les travailleurs manuels auraient raison de repousser ceux qu’on appelle les travailleurs de la pensée. Voyons en effet la situation économique actuelle et les causes qui l’ont amenée. Sous le régime moderne de la liberté du commerce et de l’industrie, ç’a d’abord été chez les bourgeois une course au clocher pour arriver à la fortune ; au début cela allait bien : avec de l’instruction et du travail chacun pouvait se flatter de parvenir. Mais la centralisation des capitaux est venue, et avec elle se sont ruinées les espérances de la petite bourgeoisie ; le résultat, c’est que cette petite bourgeoisie ouvre les yeux, et reconnaît que la cause de sa ruine c’est la mauvaise organisation de la société actuelle et qu’il faut détruire cette organisation. Ces gens-là sont donc forcés, par la fatalité économique, de venir à nous ; ils deviennent révolutionnaires autant et plus que les ouvriers eux-mêmes, et, étant plus instruits, ils peuvent rendre de grands services à notre cause. On peut craindre, il est vrai, qu’ils n’acquièrent trop d’influence parmi nous ; mais c’est aux ouvriers à savoir lutter contre cette influence en ce qu’elle a de mauvais, et à la neutraliser ; chaque section d’ailleurs reste libre de n’admettre des bourgeois que dans les limites où elle le jugera convenable. Il serait très fâcheux que le parti socialiste se trouvât partagé en deux corps ; il ne pourrait en résulter qu’un antagonisme qui serait fatal aux ouvriers. Si tous les ouvriers manuels étaient réunis et prêts à résoudre les problèmes sociaux, j’admettrais cependant qu’ils voulussent marcher seuls et s’en remettre à leurs propres forces ; mais nous n’en sommes pas là, malheureusement ; nous ne sommes encore qu’une minorité, et il ne faut pas que nous divisions nos forces. En conséquence, je voterai pour l’article 2. »

Au vote, l’amendement Dumartheray obtint deux voix, celles de Dumartheray et de Perrare ; il y eut six abstentions (Eccarius, Hales, Manguette, Cornet, Cyrille, Viñas) ; tous les autres délégués votèrent contre. L’amendement Manguette obtint deux voix, celles de Manguette et de Cornet ; il y eut cinq abstentions (Eccarius, Hales, Cyrille, Dumartheray, Perrare) ; tous les autres délégués votèrent contre. L’article 2 eut contre lui quatre voix négatives, celles de Dumartheray, Perrare, Cornet et Manguette ; il y eut deux abstentions, Eccarius et Cyrille ; tous les autres délégués votèrent pour : l’article se trouva donc adopté à l’unanimité des fédérations.

L’ensemble des statuts fut ensuite mis aux voix : à l’unanimité les délégués émirent un vote affirmatif, sauf Dumartheray et Perrare, qui s’abstinrent. Les statuts furent donc adoptés par l’unanimité des fédérations.

Voici le texte des statuts généraux revisés :


STATUTS GÉNÉRAUX
de
l’association internationale des travailleurs
revisés par le Congrès général de Genève (1873).


Considérant :

Que l’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ; que les efforts des travailleurs pour conquérir leur émancipation ne doivent pas tendre à constituer de nouveaux privilèges, mais à établir pour tous les mêmes droits et les mêmes devoirs ;

Que l’assujettissement du travailleur au capital est la source de toute servitude : politique, morale, et matérielle ;

Que, pour cette raison, l’émancipation économique des travailleurs est le grand but auquel doit être subordonné tout mouvement politique ;

Que tous les efforts faits jusqu’ici ont échoué faute de solidarité entre les ouvriers des diverses professions dans chaque pays, et d’une union fraternelle entre les travailleurs des diverses contrées ;

Que l’émancipation des travailleurs n’est pas un problème simplement local ou national, qu’au contraire ce problème intéresse toutes les nations civilisées, sa solution étant nécessairement subordonnée à leur concours théorique et pratique;

Que le mouvement qui s’accomplit parmi les ouvriers des pays les plus industrieux, en faisant naître de nouvelles espérances, donne un solennel avertissement de ne pas retomber dans les vieilles erreurs, et conseille de combiner tous les efforts encore isolés ;


Pour ces raisons :


Le Congrès de l’Association internationale des travailleurs, tenu à Genève le 3 septembre 1866, déclare que cette Association, ainsi que toutes les sociétés ou individus y adhérant, reconnaîtront comme devant être la base de leur conduite envers tous les hommes : la vérité, la justice, la morale, sans distinction de couleur, de croyance ou de nationalité.

Le Congrès considère comme un devoir de réclamer les droits d’homme et de citoyen non seulement pour les membres de l’Association, mais encore pour quiconque accomplit ses devoirs. Pas de devoirs sans droits, pas de droits sans devoirs.

Les Fédérations régionales représentées au Congrès international réuni à Genève le 1er septembre 1873, s’inspirant de cette déclaration de principes, ont revisé les statuts généraux de l’Association internationale des travailleurs, et les ont adoptés dans la forme suivante :

Article premier. — L’Association internationale des travailleurs a pour but de réaliser l’union des travailleurs de tous les pays sur le terrain de la solidarité dans la lutte du travail contre le capital, lutte qui doit aboutir au complet affranchissement du travail.

Art. 2. — Quiconque adopte et défend les principes de l’Association peut en être reçu membre, sous la responsabilité de la section qui l’admettra.

Art. 3. — Les fédérations et sections composant l’Association conservent leur complète autonomie, c’est-à-dire le droit de s’organiser selon leur volonté, d’administrer leurs propres affaires sans aucune ingérence extérieure, et de déterminer elles-mêmes la marche qu’elles entendent suivre pour arriver à l’émancipation du travail.

Art. 4. — Un Congrès général de l’Association aura lieu chaque année, le premier lundi de septembre.

Art. 5. — Toute section, quel que soit le nombre de ses membres, a le droit d’envoyer un délégué au Congrès général.

Art. 6. — La mission du Congrès est de mettre en présence les aspirations des travailleurs des divers pays, et de les harmoniser par la discussion.

À l’ouverture du Congrès, chaque fédération régionale présentera son rapport sur la marche de l’Association durant l’année écoulée.

Il ne sera fait usage du vote que pour les questions administratives, les questions de principe ne pouvant être l’objet d’une votation.

Les décisions du Congrès général ne seront exécutoires que pour les fédérations qui les auront acceptées.

Art. 7. — Dans le Congrès général, les votes se feront par fédération, à raison d’une voix par fédération régionale.

Art. 8. — Le Congrès chargera chaque année une fédération régionale de l’organisation du Congrès suivant. La fédération qui aura reçu ce mandat servira de Bureau fédéral à l’Association ; c’est à elle que devront être transmises, au moins trois mois à l’avance, pour les porter à la connaissance de toutes les fédérations régionales, les questions que les diverses fédérations ou sections désirent placer à l’ordre du jour du Congrès.

Le Bureau fédéral pourra en outre servir d’intermédiaire, pour les questions de grèves, de statistique, et de correspondance en général, entre les fédérations qui s’adresseront à lui à cet effet.

Art. 9. — Le Congrès désignera lui-même la ville où se tiendra le Congrès suivant. À l’époque fixée pour le Congrès, les délégués se réuniront de plein droit au jour et au lieu indiqués, sans qu’il soit besoin d’une convocation spéciale.

Art. 10. — Un vote fait dans les fédérations régionales, sur l’initiative d’une section ou fédération, pourra, dans le cours de l’année, selon les éventualités, changer le lieu et la date du Congrès général, ou convoquer un Congrès extraordinaire.

Art. 11. — Lorqu’une nouvelle fédération régionale voudra entrer dans l’Association, elle devra annoncer son intention au moins trois mois avant le Congrès général à la fédération qui sert de Bureau fédéral. Celle-ci en donnera connaissance à toutes les fédérations régionales, qui auront à décider si elles acceptent ou non la fédération nouvelle, et donneront mandat à cet effet à leurs délégués au Congrès général, lequel prononcera en dernier ressort.


La dernière question à l’ordre du jour du Congrès était celle de la statistique du travail. Au Congrès de Saint-Imier, l’année précédente, la Fédération italienne avait été chargée « de présenter un projet d’organisation universelle de la résistance et un plan général de statistique » ; mais elle ne s’était pas acquittée de ce mandat. Lecture fut donnée du rapport de la Commission du Congrès nommée le lundi soir, et la discussion en fut renvoyée au lendemain. La séance fut ensuite levée à sept heures.


Le jeudi soir eut lieu, dans la salle du Congrès, le meeting destiné aux ouvriers genevois, qui y avaient été convoqués par affiches. J’en prends le compte-rendu dans le Bulletin :

« Une foule compacte remplissait la salle du Congrès et la salle attenante. Un grand nombre d’orateurs, entre autres les compagnons Dave, Lefrançais, Verrycken, Costa, Joukovsky, Van den Abeele, Farga, traitèrent les deux questions à l’ordre du jour : Les principes, le but et les moyens d’action de l’Internationale, — et le principe fédératif.

« Le compagnon Eccarius, ayant remarqué dans la salle un certain nombre d’ouvriers allemands, profita de cette occasion pour expliquer, dans un discours en langue allemande, l’origine de la scission qui s’est produite au Congrès de la Haye, et les motifs pour lesquels il a cru devoir se ranger du côté des fédéralistes. Ce discours souleva de violentes réclamations de la part d’un petit groupe de dissidents appartenant au Schweizerischer Arbeiterbund (dont l’organe est la Tagwacht) ; et le citoyen Gutsmann — le même qui a présidé le Congrès d’Olten — monta à la tribune pour répondre [en allemand] à Eccarius. Ce citoyen, qui paraissait n’être nullement au courant des affaires de l’Internationale, et ne s’être rendu aucun compte de la portée véritable du Congrès[21], ne sut trouver, en réponse à tout ce qui avait été dit au meeting, que des arguments de la force de ceux-ci : « Eccarius s’est prononcé contre le Conseil général par dépit de ne plus en faire partie. On a prétendu que le Conseil général n’existe plus, et cela parce que vingt hommes viennent d’en prononcer ici l’abolition ; ces vingt hommes, qui ne représentent qu’eux-mêmes, n’avaient aucun droit de prendre une résolution semblable : donc le Conseil général continue à exister après comme avant le Congrès de Genève. Enfin, la Fédération jurassienne, qui parle tant des principes de l’Internationale, ne les met pas en pratique ; en effet, elle sait bien trouver de l’argent pour publier des pamphlets, mais, quand il y a des grèves à Cenève, elle n’envoie pas un centime. »

« James Guillaume, relevant cette dernière assertion, répondit à Gutsmann que, pour ce qui concernait la Section qu’il représentait, celle de Neuchâtel, il était vrai qu’en effet elle n’était venue à l’aide d’aucune grève à Genève depuis deux ans, mais qu’elle avait pour cela ses raisons, et les voici [ : suit l’histoire des deux mandats de 50 fr. et de 24 fr. expédiés les 11 et 14 juin 1870 par la Section de Neuchâtel à M. Saulnier, président du comité de la grève du bâtiment, à Genève, mandats dont il n’avait pas été possible d’obtenir un accusé de réception ; voir tome II, p. 42, note]. En présence de faits semblables, et jusqu’à ce qu’on sache à quoi s’en tenir sur la moralité de certains comités genevois, la Section de Neuchâtel a décidé de ne plus envoyer d’argent à Genève.

« Joukovsky, à son tour, rappelle l’attitude des Sections jurassiennes dans diverses grèves genevoises, et fait voir par des faits combien l’assertion de Gutsmann est mensongère et calomnieuse. Lors de la grande grève du bâtiment en 1868, les Sections des Montagnes furent les premières à venir au secours de leurs frères de Genève, et la Section du Locle, à elle seule, réunit la somme de 1500 francs. Plus tard, quand éclata la grève des tuiliers en 1870, les Sections des Montagnes envoyèrent leurs délégués au meeting de Vevey, où, sur la proposition de l’un d’eux, le compagnon Spichiger, une collecte fut organisée séance tenante. Quelques semaines plus tard, à l’occasion de la grève des plâtriers-peintres, bientôt transformée en grève générale du bâtiment, le Comité fédéral des Sections des Montagnes adressa un pressant appel à ces sections pour qu’elles vinssent au secours des ouvriers de Genève ; cet appel fut entendu, et des sommes formant un total considérable furent envoyées ; Guillaume vient de rappeler que la Section de Neuchâtel, qui avait envoyé pour son compte 74 fr., n’a jamais pu obtenir de reçu. Enfin tout dernièrement, et malgré les événements de la Haye, la grève des bijoutiers a été une nouvelle occasion pour plusieurs Sections du Jura de prouver leur solidarité pratique aux ouvriers de Genève, en ouvrant des souscriptions et en s’imposant des cotisations extraordinaires. Quant à ce qu’a dit Gutsmann au sujet d’une réunion de vingt personnes votant l’abolition du Conseil général, c’est tout simplement ridicule. Ces vingt hommes[22] représentent non eux-mêmes, mais tout le prolétariat organisé d’Europe et d’Amérique, à l’exception de quelques groupes dissidents restés fidèles au Conseil général ; ce n’est donc pas une coterie, ce sont les millions de travailleurs formant l’Internationale qui viennent de prononcer, par la voix de leurs délégués, la déchéance de l’autorité ; cette déchéance est irrévocable, et l’autorité est bien définitivement abolie dans l’Internationale.

« L’heure avancée obligea le bureau du meeting à lever la séance justement au moment où la discussion devenait le plus intéressante ; néanmoins nous croyons que les quelques paroles échangées sur cette question de la scission, si mal comprise encore à Genève, auront pu ouvrir les yeux à bon nombre des assistants. »


Le vendredi matin 5, dans la onzième séance, administrative, il fut décidé, sur ma proposition, que la traduclion des statuts généraux revisés serait faite séance tenante par les délégués des diverses Fédérations régionales, et soumise à l’approbation du Congrès, afin qu’il y eût dans chacune des six langues française, anglaise, allemande, espagnole, italienne et hollandaise un texte authentique des statuts.

Bruxelles fut désigné comme lieu de réunion du prochain Congrès général en septembre 1874, et la Fédération belge reçut le mandat de servir de Bureau fédéral à l’Association pendant l’année 1873-1874. Le Conseil général étant aboli, la cotisation annuelle de dix centimes par membre n’avait plus de raison d’être ; le Congrès la supprima, et décida que le montant des frais de correspondance et d’organisation du Congrès général serait avancé par la fédération qui servirait de Bureau fédéral, et que ces frais seraient ensuite répartis chaque année, à l’époque du Congrès, entre les Fédérations régionales.

Farga-Pellicer souleva la question de l’attitude à prendre en présence du Congrès du parti autoritaire, qui devait se réunir à Genève le lundi 8 septembre. Il exprima l’avis que tout espoir de conciliation ne devait pas être abandonné, et proposa que le Congrès votât une déclaration manifestant notre volonté de pratiquer la solidarité envers tous les travailleurs, quelle que soit l’organisation dont ils fassent partie.

Van den Abeele rappela qu’il avait reçu mandat de la Fédération hollandaise d’assister au Congrès autoritaire. « Je m’y rendrai, dit-il, pour lui poser un ultimatum ; nous verrons alors si l’on peut encore faire quelque chose avec ces gens-là, et s’il y a parmi eux des hommes qui sachent mettre la cause de la révolution au-dessus des rancunes personnelles. »

Le Congrès chargea une commission de rédiger un projet de résolution concernant la solidarité universelle entre travailleurs, telle que l’Internationale entend la pratiquer.


La onzième séance, publique, eut lieu le vendredi après-midi.

Le rapport présenté par la Commission de la statistique du travail fut adopté. Le Congrès décida de proposer à toutes les fédérations de l’étudier et d’apporter au prochain Congrès général leurs réponses sur les questions qu’elles auraient pu élucider.

Farga proposa au Congrès le vote d’une résolution recommandant l’organisation des fédérations de métier telle qu’elle existait en Espagne. « Nous avions débuté, dit-il, par créer des organisations centralisées ; puis nous avons reconnu que ce système était vicieux, et nous avons décentralisé, en constituant à part les diverses branches de chaque industrie, sur une base fédérative. Ainsi, tous les ouvriers de manufactures étaient autrefois groupés en une seule Union ; l’expérience nous a fait voir les inconvénients de cette centralisation, et l’Union des ouvriers manufacturiers s’est subdivisée en plusieurs fédérations de branches différentes. » La résolution proposée par Farga était ainsi conçue :


Le Congrès de l’Association internationale des travailleurs, tenu à Genève le 1er septembre 1873,

Considérant qu’il est indispensable, pour arriver à l’organisation du travail, que les associations ouvrières s’organisent par corps de métier et qu’elles se fédèrent au point de vue régional et international ;

Considérant en outre que pour soutenir la lutte contre le capital et pour affirmer la solidarité entre tous les travailleurs, aussi bien que pour connaître scientifiquement les conditions de la production sous ses divers aspects et rapports, il est non moins utile d’organiser les Unions de métiers[23].

Le Congrès recommande à toutes les sections l’organisation par corps de métier et par fédérations régionales et internationales, ainsi que la création d’Unions de métiers. Il appelle leur attention sur les expériences qui ont été faites à cet égard en Espagne, expériences qui ont prouvé la nécessité de prendre pour base de ces Unions, non plus le système centralisateur, mais l’autonomie des fédérations de métier qui se rattachent à la même branche de production, unies entre elles par un pacte de solidarité et de défense mutuelle.

Enfin, pour arriver à la prompte réalisation des fédérations et des Unions de métiers, le Congrès invite les fédérations et Unions déjà constituées à faciliter cette organisation par la publication, dans les organes de l’Internationale, de tous les renseignements, de toutes les données, de toutes les expériences acquises.


J’appuyai le projet de résolution ; voici l’extrait du compte-rendu :

« James Guillaume. J’appuie la proposition de Farga. Il ne suffit pas de proclamer théoriquement le principe de fédération et d’autonomie, nous devons chercher maintenant à le réaliser dans les organisations ouvrières. En Suisse, du reste, la plupart des fédérations de métier sont constituées sur ce principe ; et celles-là même qui prétendent marcher avec les autoritaires pratiquent en réalité le fédéralisme sans s’en douter. Mais il est bon, pour éviter la confusion que nos adversaires cherchent à faire naître pour en profiter, d’établir clairement ce fait : que du principe de fédération et d’autonomie, qui est le nôtre, résulte l’organisation ouvrière telle qu’elle se pratique aujourd’hui en Espagne, en Belgique, en Suisse ; tandis que la conséquence logique du principe d’autorité, ce sont ces organisations fortement centralisées, condamnées par l’expérience. »

Le projet de résolution de Farga, mis aux voix, fut adopté à l’unanimité.

La Commission nommée dans la séance du matin pour rédiger un projet de résolution concernant la solidarité universelle entre travailleurs présenta la rédaction suivante :


Le Congrès de l’Association internationale des travailleurs, réuni à Genève le 1er septembre 1873, croit de son devoir de déclarer que cette Association entend pratiquer envers tous les travailleurs du monde, quelle que soit l’organisation qu’ils se donnent, la solidarité dans la lutte contre le capital pour réaliser l’affranchissement du travail.


Cette résolution fut votée à l’unanimité.

Il fut décidé de tenir encore une séance administrative le samedi matin, pour régler quelques détails financiers. Puis, le Congrès ayant épuisé son ordre du jour, Verrycken, président, prononça l’allocution suivante :

« L’ordre du jour du Congrès étant épuisé, nous allons clore les séances publiques. Mais il importe, au moment où nous achevons nos délibérations, de bien préciser la signification de ce Congrès. Deux idées se trouvaient en lutte après le Congrès de la Haye : le fédéralisme et l’autoritarisme. C’est le premier de ces deux principes qui l’a emporté au sein de toutes les fédérations de l’Internationale ; c’est pour réorganiser l’Internationale sur une base fédéraliste que nous avons été délégués ici. Le Congrès de Genève de 1866 avait conclu le premier pacte d’union entre les travailleurs ; depuis lors, les intrigues de quelques ambitieux avaient fait dévier l’Internationale de la ligne qu’elle s’était tracée à son début ; le Congrès de Genève de 1873 a fait rentrer notre Association dans sa véritable voie ; le peuple travailleur ne veut plus de chefs et de directeurs, il veut prendre lui-même en mains la gestion de ses affaires.

« Vous avez décidé que le prochain Congrès général aura lieu à Bruxelles. Comme Belge, je puis vous assurer que vous serez reçus avec le même empressement et la même cordialité que nous l’avons été ici. Nous comptons sur le concours du plus grand nombre possible de délégués, et nous espérons que le Congrès de 1874 continuera dignement celui de 1873.

« Je remercie tous les délégués, qui m’ont rendu facile la tâche de la présidence, et je déclare closes les séances publiques du sixième Congrès général de l’Internationale. Vive l’Association internationale des travailleurs ! Vive la Révolution sociale ! » (Applaudissements et acclamation des délégués et du public.)

Le même soir, — dit le compte-rendu, — un banquet réunit dans la salle du Congrès les délégués et un grand nombre d’ouvriers genevois. Un esprit de véritable fraternité présida à cette fête, animée par des discours et des chants, et qui termina dignement les travaux du Congrès de 1873.

Le samedi matin, les délégués se réunirent une dernière fois en séance administrative pour régler quelques questions matérielles. Des remerciements furent votés à la Section de propagande de Genève, pour la façon dont elle s’était acquittée de sa tâche de préparer l’organisation du Congrès.



Il faut maintenant parler du Congrès marxiste, c’est-à-dire de cette misérable et ridicule contrefaçon d’un Congrès, — désavouée, comme on le verra, par ses auteurs mêmes, — qui fut exhibée à Genève le 8 septembre 1873 et les jours suivants.

C’était le Conseil général de Sorge qui, par circulaire en date du 1er juillet, avait convoqué cette réunion. La convoquer était facile ; le difficile, c’était d’y faire aller des délégués. « La caisse du Conseil général était vide » (Corresp. de Sorge, p. 114) : Sorge se voyait donc dans l’impossibilité de faire le voyage d’Europe. Il demanda à Engels de se rendre à Genève à sa place, pour y représenter le Conseil général. « Engels refusa net » (Sorge) : il ne se souciait pas d’aller compromettre sa personne dans une équipée qui ne pouvait aboutir qu’au plus lamentable fiasco ; quant à Marx, sa dignité lui défendait, à bien plus forte raison encore, de se commettre en semblable aventure. On se rabattit sur Serraillier[24], à qui Sorge envoya des mandats et de l’argent ; et on adjura le pseudo-Conseil fédéral anglais d’envoyer aussi à Genève une délégation. Engels essaya en outre de s’assurer le concours de Bignami ; mais celui-ci, renseigné, préféra s’abstenir. À Genève même, il y avait un parti qui, trouvant qu’à la Haye on était allé trop loin dans le sens autoritaire, demandait qu’on fît machine en arrière, et parlait de conciliation[25] ; cette fraction voulait ramener le Conseil général d’Amérique en Europe, et le placer… à Genève même, où Henri Perret serait devenu secrétaire général ! J.-Ph. Becker, le fidèle allié de Marx et de Sorge, se trouvait dans la plus grande perplexité, se demandant comment il pourrait tenir en échec cette coterie genevoise, dont l’ambition n’avait d’égale que sa nullité ; les lettres de Becker à Sorge racontent sans ambages les manœuvres dont il usa lorsque, se voyant abandonné de tous, même des grands chefs de Londres, il lui fallut créer des marionnettes pour le guignol dont, à défaut de Sorge et d’Engels, il dut se constituer l’imprésario.

Le 21 août il écrivait à Sorge : « Les dissidents (Sonderbündler) tiennent huit jours avant nous, et à Genève également, leur premier congrès séparatiste, et ils se vantent bien haut des nombreuses délégations qui y viendront de tous les pays, même d’Allemagne. Il faut donc faire tous nos efforts pour que le nôtre non seulement ne le cède en rien au leur, sous aucun rapport, mais le surpasse de beaucoup en éclat. »

Mais voilà que Serrailler, sur l’ordre de Marx, écrit qu’il n’ira pas au Congrès, et que le pseudo-Conseil fédéral anglais, également stylé, déclare aussi ne pas vouloir se faire représenter[26]. Que devenir ! à quel saint se vouer ! Comment constituer un Congrès général avec les seuls Genevois ? Becker en perdait la tête. Heureusement qu’au dernier moment un sauveur se présente : c’est Oberwinder, qui, voyant qu’en Allemagne les hommes du Volksstaat ont pris parti contre lui et pour son rival Scheu, a imaginé, pour rétablir ses affaires, d’aller au Congrès convoqué par Sorge. Il se rend à Genève, sous le faux nom de Schwarz, s’abouche avec Becker, et lui offre une douzaine de mandats autrichiens fabriqués de sa main ; ces mandats, distribués à des Allemands de Genève et d’ailleurs, permettront de créer des délégués en nombre suffisant pour tenir tête à ceux de la coterie genevoise. Becker accepte, et ce Congrès, « qui, dans les plus misérables conditions, se pendait à son cou en le suppliant de le sauver » (lettre à Sorge du 22 septembre), devient, grâce aux mandats de M. Schwarz, quelque chose de présentable : c’est Becker qui l’affirme, en déclarant que « le résultat a dépassé son attente », et qu’il en a été « relativement satisfait ».

Le Congrès, autant qu’on peut le savoir par les comptes-rendus très incomplets de la presse[27], comptait une douzaine de délégués (de langue française) de Genève, un délégué de la Section de Moutier[28], un délégué d’Allemagne[29], quatre délégués de la Suisse allemande, neuf délégués allemands habitant Genève[30], et enfin l’Autrichien Oberwinder sous le nom de Schwarz. Quant aux décisions prises par le Congrès, elles n’ont jamais été publiées, et nous ne les connûmes que par ouï-dire. Van den Abeele, qui était allé, au nom de la Fédération hollandaise, poser un ultimatum aux représentants du marxisme, se vit fort mal reçu : on refusa de l’entendre, et il se retira en protestant. Grâce à la majorité que Becker avait formée au moyen des mandats Schwarz, la proposition genevoise de transférer le Conseil général à Genève fut rejetée, et les fidèles décidèrent que le Conseil resterait à New York ; ils décidèrent aussi (et en cela ils se montrèrent avisés) que le Conseil général ne convoquerait un nouveau Congrès qu’après deux ans, en 1875, et qu’on renoncerait à essayer d’en réunir un en 1874.

Le Bulletin publia sur cette risible réunion les lignes qui suivent :

« Le Congrès autoritaire de ces Messieurs a eu lieu. Il a même été drôle. Le premier jour, on se demandait avec anxiété si les délégués viendraient, mais, comme sœur Anne, on ne voyait rien venir. Il y avait bien neuf délégués suisses et un délégué allemand, mais on trouvait généralement que cela ne suffisait pas pour faire un Congrès général de toutes les fédérations européennes et américaines de l’Internationale. M. Schwarz est venu heureusement les tirer à moitié d’affaire. M. Schwarz est un homme important : dans les plis de sa robe, il apportait six[31] mandats autrichiens qu’il a charitablement distribués à des Suisses, plus le sien !

« Le Conseil général d’Amérique, à la façon des demi-dieux planant dans les nuages et qui ne descendent pas souvent sur la terre, parmi le profane vulgaire, avait délégué ses pouvoirs au citoyen Serraillier. Mais, à la dernière heure, Messieurs de New York ayant appris que la Fédération romande penchait pour la conciliation avec les Jurassiens, ont retiré à M. Serraillier ses pouvoirs[32], parce qu’ils ne voulaient pas se commettre avec des gens de cette espèce.

« ... Le Conseil général est maintenu, et il siégera à New York. Sept délégués voulaient l’avoir à Genève, et onze l’ont renvoyé par delà l’Océan. M. Schwarz est un homme habile !

«... Enfin, pour le bouquet, on a décidé qu’il faut bien des congrès, mais qu’il n’en faut pas trop. Désormais, un congrès tous les deux ans suffira pour assurer les destinées de l’humanité.

« M. Schwarz est parti ; on ne dit pas s’il a repris ses mandats pour les faire servir la prochaine fois, — dans deux ans ou aux calendes grecques.

« E finita la commedia. »

Et dans le numéro suivant :

« Il était impossible de rêver un fiasco plus complet, une chute plus ridicule. Aussi le Congrès marxiste a-t-il produit à Genève tout l’effet que nous pouvions désirer : il a ouvert les yeux aux plus aveugles sur l’état réel des choses ; il a montré à tous que l’Internationale tout entière, sauf quelques dissidents, se trouve dans le camp fédéraliste. »

On jugera, en lisant ce qu’ont écrit Marx lui-même, Becker et Engels, à propos de cette « comédie », si les sarcasmes du Bulletin doivent être taxés d’exagération et de parti pris.

Marx écrit à Sorge, le 27 septembre 1873 : « Le fiasco du Congrès de Genève était inévitable. Du moment qu’on a su ici qu’il ne viendrait aucun délégué d’Amérique, les choses ont commencé d’aller de travers. On a vu là la preuve que votre Fédération américaine n’existait que sur le papier. La Fédération anglaise était hors d’état de trouver l’argent nécessaire pour envoyer fût-ce un seul délégué. Les Portugais, les Espagnols, les Italiens avaient annoncé qu’ils ne pourraient pas se faire représenter ; d’Allemagne, d’Autriche et de Hongrie, les nouvelles étaient également mauvaises. Quant à la France, il ne pouvait être question de sa participation. Il était donc certain que dans sa grande majorité le Congrès serait composé de Suisses, ou même seulement de Genevois. De Genève même nous n’avions pas de nouvelles ; Outine n’était plus là, le vieux Becker gardait un silence obstiné, et Monsieur Perret ne nous avait écrit une ou deux fois que pour nous induire en erreur. Enfin, au dernier moment, arrive une lettre du Comité romand de Genève au Conseil fédéral anglais, par laquelle les Genevois, d’abord, refusent d’accepter pour eux-mêmes des mandats anglais, prônent la conciliation, et envoient une brochure (signée Perret, Duval, etc.) qui est dirigée directement contre le Congrès de la Haye et l’ancien Conseil général de Londres. Ces gaillards-là, sur certains points, vont encore plus loin que les Jurassiens, par exemple ils demandent l’exclusion de ce qu’ils appellent les travailleurs de la pensée. Le plus beau de l’affaire, c’est que ce factum a été rédigé par le misérable aventurier Cluseret[33] : ce Monsieur voudrait avoir le Conseil général à Genève, pour exercer de là sa dictature secrète. Lettre et brochure arrivèrent à point pour empêcher Serraillier d’aller à Genève ; il se borna à protester (et le Conseil fédéral anglais fit de même) contre les menées des gens de là-bas, et à leur déclarer que leur Congrès ne serait considéré que comme une affaire exclusivement locale. Il a été très à propos que personne n’y soit allé dont la présence eût pu rendre douteux ce caractère du Congrès. Malgré tout, les Genevois n’ont pas réussi à s’emparer du Conseil général ; mais, comme tu l’auras déjà appris, ils ont anéanti tout le travail fait depuis le premier Congrès de Genève (1866), et même ont voté beaucoup de choses opposées aux décisions qui y avaient été prises. À mon avis, dans les conditions actuelles de l’Europe, il sera très utile de faire passer à l’arrière-plan, pour le moment, l’organisation formelle de l’Internationale ; il faut seulement, si possible, conserver entre nos mains le point central de New York, afin d’empêcher que des idiots comme Perret ou des aventuriers comme Cluseret ne s’emparent de la direction et ne compromettent la chose. »

Becker, lui, écrit à Sorge le 22 septembre : « Avant même que fussent arrivées ici les fâcheuses nouvelles concernant l’abstention de Serraillier et du Conseil fédéral anglais, j’avais, pour donner plus de prestige au Congrès par le nombre de ses membres, et pour assurer la majorité à la bonne cause, fait surgir de terre, en quelque sorte, treize[34] délégués d’un seul coup (hatte ich, um dem Kongress durch Mitgliederzahl mehr Anschen zu geben und der richtigen Richtung die Mehrheit zusichern, 13 Delegierte gleichsam aus der Erde gestampft), et le résultat, en fin de compte, dépassa de beaucoup mon attente. Tu auras appris par Serraillier et par le Conseil fédéral anglais, — qui ne pourront jamais faire excuser (entschultigen) leur absence, à plus forte raison la justifier (rechtfertigen), — les circonstances particulièrement difficiles résultant d’une certaine dislocation de la Fédération romande. Les Genevois firent tous leurs efforts pour transférer le Conseil général ici, mais la solide union des délégués allemands et suisses allemands[35] réussit à empêcher ce qui eût été, en pareilles circonstances, un événement très malheureux. » Dans une autre lettre, du 2 novembre, Becker exprime en termes très vifs le mécontentement que lui a causé la conduite des deux grands chefs, Marx et Engels, qui, ayant vu les choses se gâter, se sont prudemment tenus à l’écart, et l’ont laissé se débrouiller tout seul : « Que devient donc cette solidarité tant vantée et si chaudement recommandée, si l’on reste chez soi quand on voit le char social embourbé, en laissant à quelques camarades le soin de le tirer de l’ornière, afin de pouvoir dire, si les choses tournent mal, qu’on n’en était pas, et de se soustraire ainsi à toute responsabilité, tandis qu’au contraire toute la faute d’un insuccès devrait à juste titre retomber sur de telles abstentions ? Que le diable emporte ces j....-f..... qui tremblent de perdre leur renom de grands hommes ! S’ils pensaient qu’il y eût du danger, ils étaient doublement tenus devenir. (Der Teufel soll die grossmannsrufverlustbangen Klugscheisser holen ! Zweimal hätten sie kommen müssen, wenn sie Gefahr im Anzuge vermutheten.) Plus loin, revenant sur la « fabrication de délégués » (Delegiertenmacherei), Becker raconte comment il avait échoué dans une première tentative auprès de la commission provisoire de vérification des mandats, à cause de l’opposition de Perret et de Duval, et comment il a été plus heureux auprès de la commission définitive, « où il a pu faire passer successivement douze délégués de sa fabrication, s’assurant ainsi une forte majorité ». Et il ajoute : « Si la chose n’avait pas réussi, nous aurions naturellement rendu la tenue du Congrès impossible par une retraite facile à motiver ; mais, étant donné l’importance qu’avait eue l’autre Congrès aux yeux de tout le monde, c’eût été pour nous une effroyable défaite morale et un triomphe pour les dissidents (was aber, angesichts des vorausgegangenen, soviel Aufsehen in aller Welt erregenden Kongresses, als eine schauderhaffe moralische Niederlage zum Triumph der Sonderbündler, für uns erschienen wäre). »

Enfin Engels écrit à Sorge le 25 novembre : « J’étais à Ramsgate lorsque Marx m’a écrit pour m’annoncer la trahison des Genevois, qui nous obligeait à décider que Serraillier ne se rendrait pas au Congrès. J’acquiesçai à l’avis de Marx, à la condition que Serraillier vous écrirait tout de suite. C’eût été une véritable folie que d’envoyer Serraillier vous représenter à Genève ; son abstention et la nôtre, ainsi que celle de tous les Allemands sauf un seul [Motteler], ont donné au Congrès le caractère d’une simple réunion locale, qui, à l’encontre des alliancistes, était encore suffisamment présentable, tandis que pour les internationaux elle ne peut avoir aucune autorité morale. »

Après avoir lu ce qui précède, que dira-t-on de la façon dont parle de ce grotesque Congrès un prétendu « historien » de l’Internationale, qui a écrit : « Une semaine après les sécessionnistes, la vieille Internationale tint également à Genève son Congrès annuel. Là, toutes les délibérations portèrent l’empreinte de la vaillance et de l’assurance en l’avenir. Le rapport du Conseil général parla le fier langage accoutumé. D’Allemagne, d’Autriche, de Suisse, de Hollande, de France, partout il y avait à signaler des succès et des progrès. C’étaient les pays les plus avancés qui étaient restés fidèles à l’Internationale, les pays dans lesquels le mouvement ouvrier se fortifiait d’année en année et devenait une puissance politique ; tandis que les organisations sécessionnistes, dans les pays latins, suivaient la bannière de l’abstention politique et se condamnaient par là elles-mêmes à l’impuissance[36]. »

Voilà comment les scribes du parti de la démocratie socialiste d’Allemagne falsifient l’histoire, avec une mauvaise foi qui n’est dépassée que par leur prodigieuse ignorance.

Je me reprocherais d’omettre un fait non moins édifiant qu’instructif, qui constitue l’épilogue du Congrès de MM. Becker et Sorge.

On lit dans notre Bulletin, numéro du 21 septembre 1873 :


Terzaghi, cet agent provocateur que le Congrès international a refusé d’admettre dans son sein, annonce dans son journal, la Discussione, qu’il passe dans le camp de Marx avec armes et bagages. À la bonne heure !


Le mouchard démasqué par nous avait été, en effet, accueilli par les marxistes à bras ouverts, et Becker écrivit à Sorge (25 novembre):« Entrez donc au plus vite en relations avec C. Terzaghi, rédacteur du Proletario[37] de Turin, car j’ai des raisons de croire qu’on peut faire quelque chose en Italie avec ce garçon. (Tretet doch ungesdumt mit C. Terzaghi, Redakteur vom Proletario in Turin, in Verbindung, denn ich habe Ursache zu glauben, dass mit dem Burschen etwas zu machen ist für Italien.) »

Pour n’y plus revenir, je dirai brièvement ici ce que devinrent les débris de l’Internationale marxiste, et le Conseil général de New York qui devait continuer à la diriger.

Six mois après le Congrès du 8 septembre 1873, le Volksstaat (numéro du 13 mars 1874), dans une correspondance de Genève due évidemment à la plume de Becker, dénonçait un nouveau journal nommé l’Union des travailleurs, qui se donnait pour l’organe d’une prétendue « Ligue des corporations ouvrières » ; cette « Ligue », disait le Volksstaat, se compose de six ou sept individualités prétentieuses ou nulles[38], qui n’ont pas derrière elles une seule société ouvrière. « Ce sont ces mêmes hommes, ajoutait-il, qui ont montré durant des années, à la tête de l’ex-Fédération romande, leur incapacité administrative ; ce sont les mêmes qui, par leur folie et leur maladresse, ont amené la rupture avec les socialistes du Jura, et qui ont travaillé ensuite de tout leur pouvoir à la rendre plus complète[39]. »

Dans son numéro du 6 mars 1874, le même Volksstaat qualifiait Oberwinder (Schwarz) d’agent de la bourgeoisie libérale autrichienne, et portait des accusations graves contre sa moralité politique et privée. Sur quoi le Bulletin (22 mars 1874), après avoir cité cette appréciation du Volksstaat, disait : « C’est ce même M. Henri Oberwinder qui a siégé au Congrès autoritaire de Genève en septembre dernier, et qui, en qualité de mandataire du Conseil général de New York pour l’Autriche, y a distribué à diverses personnes neuf[40] prétendus mandats autrichiens fabriqués de sa main (l’original d’un de ces mandats fabriqués est en la possession d’un de nos amis), grâce auxquels ces personnes ont pu siéger au Congrès et former une majorité pour le maintien du Conseil général à New York. On se rappelle que ce Congrès autoritaire était formé de deux éléments : d’une part, les meneurs de l’ex-Fédération romande ; d’autre part, les porteurs des mandats Oberwinder. On a vu plus haut le jugement que porte le Volksstaat sur ses anciens amis de la Fédération romande ; pour achever de nous édifier, il nous apprend qu’Oberwinder est un agent de la bourgeoisie. Que reste-t-il, maintenant, du Congrès autoritaire ? »

Il ne manquait plus, à ce malheureux Congrès, que d’être désavoué par Sorge lui-même ; et c’est ce qui eut lieu. Dans le cours du mois de janvier 1874, la discorde se mit entre les quelques groupes restés fidèles, aux États-Unis, à ce qui continuait à s’appeler le Conseil général de l’Internationale. Sorge prononça alors la dissolution du Conseil fédéral américain (8 février 1874), et décida que le Conseil général en remplirait lui-même les fonctions ; puis il convoqua un Congrès de délégués des groupes fidèles, pour le 11 avril suivant, à Philadelphie. Ce Congrès approuva la dissolution du Conseil fédéral américain, élut un nouveau Conseil général qui fut en même temps Conseil fédéral, et, sur la proposition de Sorge, vota la résolution suivante :

« Considérant que les décisions prises par le Congrès tenu à Genève en septembre 1873 n’ont pas été communiquées au Conseil général dans leur texte officiel ; que les papiers du Congrès, envoyés au Conseil général, se trouvent dans un état de désordre absolu, et qu’il est impossible, pour des personnes qui n’ont pas assisté au Congrès, d’y rien comprendre ;

« Qu’il est impossible de tenir chaque année un Congrès général ;

« Le Congrès des Sections américaines décide de ne reconnaître comme obligatoires, jusqu’au prochain Congrès général, que les décisions du Congrès de la Haye[41]. »

Mais bientôt on vit la désunion se produire au sein même du Conseil général. En août 1874, Sorge fit la proposition « de suspendre indéfiniment l’activité du Conseil général », et de remettre ses archives entre les mains d’un Comité de trois personnes ; cette proposition ne fut pas adoptée, et alors Sorge résigna ses fonctions de secrétaire général. Engels lui écrivit à ce sujet, le 12 septembre 1874 :

« Avec ta retraite, la vieille Internationale est complètement finie et a cessé d’exister[42]. Et cela est bien ainsi. Elle appartenait à la période du second Empire, où l’oppression qui régnait dans toute l’Europe commandait, au mouvement ouvrier qui se réveillait, l’union et l’abstention de toute polémique… Mais le premier grand succès devait rompre ce naïf rapprochement de toutes les fractions. Et ce succès fut la Commune… Dès que, par la Commune, l’Internationale fut devenue une puissance morale en Europe[43], les querelles commencèrent. Chaque parti voulut exploiter le succès dans son intérêt. Et la ruine s’en suivit nécessairement. La jalousie inspirée par la puissance croissante des hommes qui étaient réellement prêts à continuer à travailler sur l’ancien et large programme des communistes allemands, poussa les proudhoniens belges dans les bras des aventuriers bakounistes. Le Congrès de la Haye marqua réellement la fin, et cela pour l’un comme pour l’autre parti. »

On a déjà vu, et on verra dans le reste de ce livre, si pour nous, fédéralistes, le Congrès de la Haye avait marqué la fin, comme il l’a marquée pour les autoritaires.

Il faut recueillir encore d’autres paroles de Marx et d’Engels, montrant ce qu’il advint de la plupart des hommes qui avaient été leurs instruments à la Haye et qui, ensuite, avaient travaillé à désorganiser l’Internationale en Angleterre et en France. Engels écrivait déjà le 25 novembre 1873 : « Notre Fédération d’ici est très gravement malade de langueur. Il n’y a presque plus moyen de réunir les gens. » Marx écrit le 4 avril 1874 : « Les quelques Français qui avaient fait cause commune avec nous à la Haye se sont presque tous démasqués depuis comme des canailles (Lumpen), en particulier Monsieur Le Moussu[44], qui a escroqué à moi et à d’autres des sommes importantes, et a ensuite essayé de se blanchir par d’infâmes calomnies, en se donnant pour une belle âme méconnue. En Angleterre, l’Internationale peut être regardée comme morte (so güt wie todt). Le Conseil fédéral [marxiste] à Londres n’existe plus que de nom[45]. » Engels écrit le 12 septembre 1874 : « L’émigration française est sens dessus dessous ; ils se sont tous querellés entre eux et avec tout le monde, pour de pures questions personnelles, en général des histoires d’argent, et nous sommes presque complètement débarrassés d’eux. Ces gens-là veulent tous vivre sans travailler ; ils ont la tête pleine de soi-disant inventions qui doivent rapporter des millions, pourvu qu’on leur donne les moyens d’exploiter lesdites inventions, moyens qu’ils évaluent à deux ou trois livres sterling. Mais celui qui est assez sot pour s’y laisser prendre est volé de son argent, et ensuite, par-dessus le marché, décrié comme bourgeois. C’est Le Moussu, parmi eux, qui s’est conduit de la façon la plus dégoûtante ; il s’est révélé un simple escroc. La vie de fainéantise pendant la guerre, la Commune, et l’exil, a démoralisé ces gens à fond. » Enfin, en janvier 1877, Mme  Jenny Marx s’exprime ainsi dans la seule lettre d’elle que contienne le livre de Sorge : « Notre ami Engels va bien, comme toujours. Il est toujours bien portant, vif, gai, et boit toujours volontiers son verre de bière, en particulier de celle de Vienne. D’autres connaissances je n’ai pas grand chose à vous dire, parce que nous n’en voyons plus que très peu, en particulier plus de Français du tout, plus de Le Moussus, plus de Serrailliers, et surtout pas de blanquistes. We had enough of them[46]. Wroblewski est en relations avec le ministre de Turquie, et doit s’engager dans l’armée turque dès que la guerre éclatera ; c’est une tête vraiment géniale et un brave garçon. Quant aux ouvriers anglais à la Mottershead, Eccarius, Hales, Jung, etc., n’en parlons pas ! »

Sic transit gloria mundi. Quel triste dénouement, mais aussi quelle Némésis ! Abandonné par ses plus anciens amis, les ouvriers qui avaient fondé l’Internationale (Eccarius, Jung), abandonné depuis la Haye par les blanquistes, Marx se voyait forcé de renier enfin ceux qui avaient été pendant longtemps ses hommes à tout faire, les Le Moussu, les Serraillier, et de les déclarer des coquins. Il ne lui restait plus en Angleterre qu’un instrument sur lequel il pût compter, le correspondant mal famé du Standard, Maltman Barry. Nous le retrouverons en 1877.



Bakounine avait quitté Locarno au commencement de septembre pour aller faire un séjour à Berne chez son ami le Dr  Adolphe Vogt ; il y passa tout le mois de septembre et les premiers jours d’octobre. Il y avait plusieurs raisons à ce voyage. Bakounine désirait profiter de la venue des délégués de l’Internationale à Genève pour revoir des amis espagnols et français, et pour faire quelques nouvelles connaissances ; ne voulant pas se rendre à Genève même, où sa présence eût été remarquée, et sans doute commentée par la presse, ce qui ne lui convenait pas au moment où il venait de prendre la résolution de renoncer à toute activité publique, c’était dans une ville comme Berne qu’il pouvait le mieux se rencontrer avec eux. En outre, il avait besoin de consulter le Dr  Vogt sur son état de santé ; et il était désireux aussi de s’informer, par l’intermédiaire de ses vieux amis de Berne, qui avaient des relations dans le monde officiel, si le gouvernement suisse serait disposé à le laisser finir paisiblement ses jours à Locarno, moyennant l’assurance publiquement donnée qu’il ne prendrait désormais part à aucune agitation révolutionnaire.

Après le Congrès, Farga, Viñas, Alerini et Brousse se rendirent en effet à Berne, ainsi que Pindy, et eurent quelques entretiens avec Bakounine. Brousse avait quitté Barcelone sans esprit de retour, dans l’intention de se fixer en Suisse ; ce fut à Berne qu’il élut domicile, et, au bout de quelque temps, grâce aux démarches que son père[47] fit auprès de divers professeurs de l’université bernoise, il obtint la place d’assistant au laboratoire de chimie de cet établissement. J’allai, moi aussi, voir Bakounine à Berne, au milieu de septembre, accompagné de Victor Dave. Nous dînâmes — ou, comme on dit en Suisse, nous soupâmes — avec Bakounine chez Adolphe Vogt ; il y avait à ce souper, outre Bakounine, Dave et moi, le musicien Adolphe Reichel et son fils Alexandre (aujourd’hui membre du Tribunal fédéral suisse), Adolphe Vogt, sa femme, sa fille et son gendre le jeune avocat Edouard Müller (destiné à une si brillante fortune politique, et qui, devenu vingt ans plus tard conseiller fédéral, a été déjà trois ou quatre fois président de la Confédération suisse). La soirée se passa très agréablement ; Adolphe Vogt et son excellente femme me firent l’accueil le plus cordial, et j’ai toujours conservé avec eux, depuis ce jour-là, des relations amicales ; Reichel, qui était réellement un musicien remarquable, joua et chanta plusieurs de ses compositions, entre autres quelques mélodies très originales qu’il avait écrites sur des traductions allemandes de diverses pièces lyriques du grand épicurien persan, le poète Hafiz ; je lui témoignai ma sincère admiration, et nous devînmes également bons amis. Ce fut Reichel qui me donna l’hospitalité pour la nuit ; le lendemain je regagnai Neuchâtel, tandis que Dave (que je n’ai jamais revu) reprenait le chemin de la Belgique.

Ce fut pendant le séjour de Bakounine à Berne que s’accomplit sa rupture définitive avec le groupe de Holstein, Œlsnitz et Ralli. Ceux-ci allaient créer à Genève, sous la direction de Ralli, une nouvelle imprimerie russe ; mais avant même que cette imprimerie put fonctionner, ils firent paraître, vers le milieu de septembre, le premier numéro (qui resta le numéro unique) d’une publication (russe) intitulée : Aux révolutionnaires russes. N° 1, Septembre 1873. Commune révolutionnaire des anarchistes russes. Ce numéro contenait le texte même du programme, rédigé par Bakounine, de l’organisation secrète dont Holstein, Œlsnitz et Ralli avaient fait partie. La publication de ce programme fut considérée par Bakounine et Ross comme une véritable trahison, et, malgré les circonstances atténuantes plaidées par Œlsnitz dans une lettre qu’il m’écrivit[48], il est bien difficile de ne pas voir, à tout le moins, dans un semblable procédé, une indiscrétion répréhensible et un acte peu délicat envers celui dont ils s’appropriaient ainsi les idées avec l’expression très personnelle qu’il leur avait donnée.

Bakounine se trouvait avoir reçu, de ces amis, en plusieurs fois, diverses sommes dont le total s’élevait à 1990 fr. ; les ressources qu’il devait à la libéralité de Cafiero le mettaient heureusement en mesure de rembourser cet argent, Ross se présenta chez Œlsnitz de la part de Bakounine, et déclara, au nom de celui-ci, qu’il était prêt à verser les 1990 fr, en échange d’une quittance et d’une déclaration portant que « ni Bakounine, ni aucun de ses amis ne devaient plus rien à ces messieurs ». Œlsnitz et ses deux camarades refusèrent de donner quittance, et refusèrent également la déclaration demandée, parce qu’ils estimaient qu’outre le remboursement des 1990 fr., ils avaient encore des revendications à exercer contre Ross au sujet de la propriété de l’imprimerie et de la bibliothèque restées entre les mains de celui-ci. Bakounine me demanda de servir d’intermédiaire pour le règlement de cette affaire ; je consentis à recevoir en dépôt la somme à rembourser, et j’écrivis à OElsnitz pour lui dire que cette somme était à sa disposition, contre la quittance et la déclaration dont la formule lui avait été indiquée. Œlsnitz m’envoya alors (octobre) une longue lettre d’explications et de récriminations contre Bakounine et Ross, où il disait : « Dites à Bakounine que nous consentons à donner la quittance qu’il exige, s’il nous rend tout ce qui nous appartient, c’est-à-dire, outre les 1990 fr., encore l’imprimerie et les produits de notre travail[49] qui sont infructueux entre les mains d’un mystificateur ». Les choses en restèrent là pendant neuf mois ; enfin, en juillet 1874, Œlsnitz me récrivit qu’après réflexion, ses amis et lui consentaient à signer la quittance qu’ils s’étaient, au début, refusés à donner ; en conséquence, j’envoyai à Ralli les 1990 fr., et je transmis à Bakounine la quittance qui me fut adressée ; quant à la déclaration, je ne crois pas qu’elle ait été signée, et il me semble me souvenir que Bakounine avait renoncé à l’exiger. (Voir Nettlau, p. 779.)


Entre le 20 et le 25 septembre, prenant occasion de deux articles parus dans le Journal de Genève des 14 et 19 septembre, où on avait parlé de lui, Bakounine écrivit à ce journal une lettre dans laquelle il annonçait sa résolution de « se retirer de la lice » ; il y répond à des assertions mensongères contenues dans les deux articles ; il y mentionne en outre le pamphlet marxiste L’Alliance de la démocratie socialiste et l’Association internationale des travailleurs, qui venait de paraître, mais qu’il n’avait pas encore vu et dont il ne parlait que par ouï-dire. La lettre parut dans le Journal de Genève du 25 septembre 1873 (elle a été reproduite dans un supplément du Bulletin, du 12 octobre) ; la voici :


Messieurs,

Il n’est guère dans mes habitudes de répondre aux injures et aux calomnies des journaux. J’aurais eu trop à faire vraiment, si j’avais voulu relever toutes les sottises que, depuis 1869 surtout, on s’est plu à débiter sur mon compte.

Parmi mes calomniateurs les plus acharnés, à côté des agents du gouernement russe, je place naturellement M. Marx, le chef des communistes allemands, qui, sans doute à cause de son triple caractère de communiste, d’Allemand et de Juif, m’a pris en haine, et qui, tout en prétendant nourrir également une grande haine pour le gouvernement russe, n’a jamais manqué, à mon égard du moins, d’agir en pleine harmonie avec lui. Pour me noircir aux yeux du public, M. Marx n’a pas eu seulement recours aux organes d’une presse par trop complaisante, il s’est servi des correspondances intimes, des comités, des conférences et des congrès mêmes de l’Internationale, n’hésitant pas à faire de cette belle et grande association, qu’il avait contribué à fonder, un instrument de ses vengeances personnelles.

Aujourd’hui même on m’annonce l’apparition d’une brochure sous ce titre : L’Internationale et l’Alliance. C’est, dit-on, le rapport de la commission d’enquête nommée par le Congrès de la Haye.

Qui ne sait aujourd’hui que ce Congrès ne fut rien qu’une falsification marxiste, et que cette commission, dans laquelle siégeaient deux mouchards (Dentraygues[50] et Van Heddeghem), prit des résolutions qu’elle déclara elle-même être incapable de motiver, en demandant au Congrès un vote de confiance ; le seul membre honnête de la commission protesta énergiquement contre ces conclusions à la fois odieuses et ridicules, dans un rapport de minorité.

Peu satisfait de la maladresse de ses agents, M. Marx a pris la peine de rédiger lui-même un nouveau rapport[51], qu’il publie aujourd’hui avec sa signature et celle de quelques-uns de ses affidés[52].

Cette nouvelle brochure, me dit-on, est une dénonciation formelle, une dénonciation de gendarme, contre une société connue sous le nom de l’Alliance. Entraîné par sa haine furieuse, M. Marx n’a pas craint de s’appliquer à lui-même un soufflet, en assumant publiquement le rôle d’un agent de police délateur et calomniateur. C’est son affaire, et, puisque ce métier lui convient, qu’il le fasse. Et ce n’est point pour lui répondre que je ferai exception à la loi de silence que je me suis imposée.

Aujourd’hui toutefois, messieurs, je crois devoir faire cette exception pour repousser des mensonges, ou, pour parler un langage plus parlementaire, des erreurs qui se sont glissées dans les colonnes de votre journal.

Dans votre numéro du 14 septembre, qu’il m’a été impossible de me procurer, vous avez reproduit, me dit-on, la correspondance d’une feuille de Paris, la Liberté ou le Journal des Débats, dans laquelle un monsieur anonyme affirme effrontément m’avoir entendu avouer — que dis-je ? me vanter — d’avoir été la cause de toutes les convulsions révolutionnaires qui agitent l’Espagne. C’est tout simplement stupide ! Autant vaudrait dire que j’ai causé toutes les tempêtes qui dans le courant de cette année ont désolé l’océan et la terre.

À force de me calomnier, ces messieurs finiront par me déifier.

Ai-je besoin de vous assurer que je n’ai jamais tenu des propos pareils ? Je suis même certain de n’avoir jamais rencontré ce monsieur, et je le défie de se nommer et de désigner même le jour et le lieu où nous nous serions rencontrés.

Mais vous-mêmes, messieurs, dans le numéro du 19 de votre journal, vous m’attribuez des écrits à la publication desquels je suis étranger[53]. Aussi me permettrai-je de vous adresser une prière que votre justice ne saurait repousser. Une autre fois, quand vous voudrez m’accorder l’honneur de vos attaques, ne m’accusez plus que pour des écrits qui sont signés de mon nom.

Vous l’avouerai-je ? tout cela m’a profondément dégoûté de la vie publique. J’en ai assez, et, après avoir passé toute ma vie dans la lutte, j’en suis las. J’ai soixante ans passé ; et une maladie de cœur, qui empire avec l’âge, me rend l’existence de plus en plus difficile. Que d’autres plus jeunes se mettent à l’œuvre ; quant à moi, je ne me sens plus ni la force, ni peut-être aussi la confiance nécessaires pour rouler plus longtemps la pierre de Sisyphe contre la réaction partout triomphante. Je me retire donc de la lice, et je ne demande à mes chers contemporains qu’une seule chose, l’oubli.

Désormais, je ne troublerai plus le repos de personne ; qu’on me laisse tranquille à mon tour.

Ai-je trop présumé de votre justice, messieurs, en espérant que vous ne refuserez pas l’insertion de cette lettre ?

Michel Bakounine.


Peu de jours avant de quitter Berne pour retourner à Locarno, Bakounine écrivit une seconde lettre, adressée cette fois à la Fédération jurassienne, pour lui annoncer sa retraite de la vie publique et la prier, en conséquence, d’accepter sa démission de membre de l’Internationale. Cette lettre fut imprimée également dans le supplément du Bulletin du 12 octobre ; je la fis précéder de quelques lignes ainsi conçues :


Le Comité fédéral jurassien a reçu du compagnon Bakounine la lettre ci-dessous, que ce Comité a décidé de publier dans le Bulletin ; les attaques dont notre Fédération a été l’objet, parce qu’elle a cru devoir maintenir à Bakounine sa qualité de membre de l’Internationale après le Congrès de la Haye, ayant été publiques, il est nécessaire que le dénouement de cette longue lutte soit rendu public aussi, afin que chacun puisse apprécier les faits en pleine connaissance de cause. En donnant acte au compagnon Bakounine de la démission qu’il nous adresse par la lettre qu’on va lire, démission motivée par son âge et son état de maladie, nous croyons être l’organe de tous les membres de la Fédération jurassienne en l’assurant que l’estime et l’amitié des internationaux du Jura, auxquels il a rendu d’éminents services, le suivront dans sa retraite.


Voici cette lettre de démission et d’adieu :


Aux compagnons de la Fédération jurassienne.
Chers compagnons,

Je ne puis ni ne dois quitter la vie publique sans vous adresser un dernier mot de reconnaissance et de sympathie.

Depuis quatre ans et demi à peu près que nous nous connaissons, malgré tous les artifices de nos ennemis communs et les calomnies infâmes qu’ils ont déversées contre moi, vous m’avez gardé votre estime, votre amitié et votre confiance. Vous ne vous êtes pas même laissé intimider par cette dénomination de « bakouninistes »[54] qu’ils vous avaient jetée à la face, aimant mieux garder l’apparence d’avoir été des hommes dépendants, que la certitude d’avoir été injustes.

Et d’ailleurs vous avez eu toujours et à un si haut degré la conscience de l’indépendance et de la parfaite spontanéité de vos opinions, de vos tendances, de vos actes, et l’intention perfide de nos adversaires était si transparente, d’un autre côté, que vous n’avez pu traiter leurs insinuations calomnieuses et blessantes qu’avec le plus profond mépris.

Vous l’avez fait, et c’est précisément parce que vous avez eu le courage et la constance de le faire, que vous venez de remporter aujourd’hui, contre l’intrigue ambitieuse des marxistes, et au profit de la liberté du prolétariat et de tout l’avenir de l’Internationale, une victoire si complète.

Puissamment secourus par vos frères de l’Italie, de l’Espagne, de la France, de la Belgique, de la Hollande, de l’Angleterre et de l’Amérique, vous avez remis la grande Association internationale des travailleurs sur le chemin dont les tentatives dictatoriales de M. Marx avaient manqué de la faire dévier.

Les deux Congrès qui viennent d’avoir lieu à Genève ont été une démonstration triomphante, décisive, de la justice et en même temps aussi de la puissance de votre cause.

Votre Congrès, celui de la liberté, a réuni dans son sein les délégués de toutes les fédérations principales de l’Europe, moins l’Allemagne ; et il a hautement proclamé et largement établi, ou plutôt confirmé, l’autonomie et la solidarité fraternelle des travailleurs de tous les pays. Le Congrès autoritaire ou marxiste, composé uniquement d’Allemands et d’ouvriers suisses, qui semblent avoir pris la liberté en dégoût, s’est efforcé vainement de rapiécer la dictature brisée et désormais ridiculisée de M. Marx.

Après avoir lancé beaucoup d’injures à droite et à gauche, comme pour bien constater leur majorité genevoise et allemande, ils ont abouti à un produit hybride qui n’est plus l’autorité intégrale, rêvée par M. Marx, mais qui est encore moins la liberté[55], et ils se sont séparés profondément découragés et mécontents d’eux-mêmes et des autres. Ce Congrès a été un enterrement.

Donc votre victoire, la victoire de la liberté et de l’Internationale contre l’intrigue autoritaire, est complète. Hier, alors qu’elle pouvait paraître encore incertaine, — quoique, pour mon compte, je n’en aie jamais douté, — hier, dis -je, il n’était permis à personne d’abandonner vos rangs. Mais aujourd’hui que cette victoire est devenue un fait accompli, la liberté d’agir selon ses convenances personnelles est rendue à chacun.

Et j’en profite, chers compagnons, pour vous prier de vouloir bien accepter ma démission de membre de la Fédération jurassienne et de membre de l’Internationale.

Pour en agir ainsi j’ai beaucoup de raisons. Ne croyez pas que ce soit principalement à cause des dégoûts personnels dont j’ai été abreuvé pendant ces dernières années. Je ne dis pas que j’y sois absolument insensible ; pourtant je me sentirais encore assez de force pour y résister, si je pensais que ma participation ultérieure à votre travail, à vos luttes, pouvait être de quelque utilité au triomphe de la cause du prolétariat. Mais je ne le pense pas.

Par ma naissance et par ma position personnelle, non sans doute par mes sympathies et mes tendances, je ne suis qu’un bourgeois, et, comme tel, je ne saurais faire autre chose parmi vous que de la propagande. Eh bien, j’ai cette conviction que le temps des grands discours théoriques, imprimés ou parlés, est passé. Dans les neuf dernières années, on a développé au sein de l’Internationale plus d’idées qu’il n’en faudrait pour sauver le monde, si les idées seules pouvaient le sauver, et je défie qui que ce soit d’en inventer une nouvelle.

Le temps n’est plus aux idées, il est aux faits et aux actes. Ce qui importe avant tout aujourd’hui, c’est l’organisation des forces du prolétariat. Mais cette organisation doit être l’œuvre du prolétariat lui-même. Si j’étais jeune, je me serais transporté dans un milieu ouvrier, et, partageant la vie laborieuse de mes frères, j’aurais également participé avec eux au grand travail de cette organisation nécessaire.

Mais ni mon âge ni ma santé ne me permettent de le faire. Ils me commandent au contraire la solitude et le repos. Chaque effort, un voyage de plus ou de moins, devient une affaire très sérieuse pour moi. Au moral je me sens encore assez fort, mais physiquement je me fatigue aussitôt, je ne me sens plus les forces nécessaires pour la lutte. Je ne saurais donc être dans le camp du prolétariat qu’un embarras, non un aide.

Vous voyez bien, chers compagnons, que tout m’oblige à prendre ma démission. Vivant loin de vous et loin de tout le monde, de quelle utilité pourrais-je être pour l’Internationale en général et pour la Fédération jurassienne en particulier ? Votre grande et belle Association, désormais toute militante et toute pratique, ne doit souffrir ni de sinécures, ni de positions honoraires en son sein.

Je me retire donc, chers compagnons, plein de reconnaissance pour vous et de sympathie pour votre grande et sainte cause, — la cause de l’humanité. Je continuerai de suivre avec une anxiété fraternelle tous vos pas, et je saluerai avec bonheur chacun de vos triomphes nouveaux.

Jusqu’à la mort, je serai vôtre.

Mais avant de nous séparer, souffrez que je vous adresse un dernier conseil fraternel. Mes amis, la réaction internationale, dont le centre aujourd’hui n’est pas dans cette pauvre France, burlesquement vouée au Sacré-Cœur, mais en Allemagne, à Berlin, et qui est représentée tout aussi bien par le socialisme de M. Marx que par la diplomatie de M. de Bismarck ; cette réaction qui se propose comme but final la pangermanisation de l’Europe, elle menace de tout engloutir et de tout pervertir à cette heure. Elle a déclaré une guerre à mort à l’Internationale, représentée uniquement aujourd’hui par les Fédérations autonomes et libres. Comme les prolétaires de tous les autres pays, quoique faisant partie d’une république encore libre, vous êtes forcés de la combattre, car elle s’est interposée entre vous et votre but final, l’émancipation du prolétariat du monde entier.

La lutte que vous aurez à soutenir sera terrible. Mais ne vous laissez pas décourager, et sachez que, malgré la force matérielle immense de vos adversaires, le triomphe final vous est assuré, pour peu que vous observiez fidèlement ces deux conditions :

1° Tenez ferme à ce principe de la grande et large liberté populaire, sans laquelle l’égalité et la solidarité elles-mêmes ne seraient que des mensonges ;

2° Organisez toujours davantage la solidarité internationale, pratique, militante, des travailleurs de tous les métiers et de tous les pays, et rappelez-vous qu’infiniment faibles comme individus, comme localités ou comme pays isolés, vous trouverez une force immense, irrésistible, dans cette universelle collectivité.

Adieu. Votre frère,

Michel Bakounine.


Bakounine rentra à Locarno vers le 10 octobre.

Au moment où ces deux lettres de Bakounine parurent, notre pensée, à nous tous qui étions ses amis, fut que les phrases par lesquels il se déclarait las, malade, et désireux de tranquillité et de repos, étaient des déclarations destinées à donner le change sur ses intentions et ses sentiments ; c’était, nous disions-nous, la mise à exécution du plan convenu entre lui et Cafiero, plan d’après lequel Bakounine devait prendre les allures d’un révolutionnaire « fatigué et dégoûté », afin de pouvoir conspirer plus à son aise. Mais ce qui se passa dans les neuf mois qui suivirent me fit comprendre que nous nous étions trompés : ce dégoût et cette lassitude dont Bakounine avait parlé n’étaient pas seulement une apparence : il était réellement fatigué, désabusé de l’action ; et lorsqu’il avait écrit au Journal de Genève : « J’en ai assez... Je ne me sens plus ni la force, ni peut-être aussi la confiance nécessaires, pour rouler plus longtemps la pierre de Sisyphe... Je ne troublerai plus le repos de personne, qu’on me laisse tranquille à mon tour, » il avait exprimé véritablement sa pensée intime.


J’ai parlé du pamphlet marxiste, « L’Alliance de la démocratie socialiste et l’Association internationale des travailleurs, rapport et documents publiés par ordre du Congrès international de la Haye » (137 pages, petit in-16, Londres, chez A. Darson), qui parut vers le milieu de septembre 1873. Nous crûmes longtemps que cette brochure était l’œuvre de Marx lui-même ; et ce sont les lettres d’Engels à Sorge, publiées en 1906 seulement, qui m’en ont appris les véritables auteurs. Le 15 avril 1873, Engels écrit au Conseil général de New York : « Le rapport sur l’Alliance se rédige en ce moment ; Lafargue et moi y travaillons tous les jours, sans perdre de temps. Les documents avaient été gardés par Lucain, à Bruxelles, jusqu’à Noël, et il en a encore quelques-uns... Dès que ce rapport sera terminé, nous ferons les procès-verbaux du Congrès. » Le 14 juin, il écrit à Sorge : « Le travail de l’Alliance m’a fait interrompre ma correspondance... L’Alliance est à peu près achevée, en français, — travail de chien dans cette langue pointilleuse (Heidenarbeit in dieser schikanösen Sprache) ; cela fera de l’effet, et vous serez vous-même surpris. » Le 26 juillet, à Sorge : « Le rapport sur l’Alliance est sous presse ; hier, lu la première épreuve ; l’impression devrait être achevée dans huit jours, mais je doute fort qu’elle le soit. La brochure aura environ 160 pages ; les frais d’impression — environ 40 livres sterling (1000 fr.) — sont avancés par moi. Tirage 1000, prix 2 francs, ou 1 shilling 9 pence. Il faut que la brochure soit vendue, pour rentrer dans les frais ; donc, tâche de trouver un bon libraire qui s’occupe de la vente chez vous... La brochure va tomber comme une bombe chez les autonomistes, et Bakounine en sera tué raide (und wird den Bakunin maustodt machen). C’est Lafargue et moi qui l’avons écrite ensemble ; seule la conclusion est de Marx et de moi. Nous l’enverrons à toute la presse[56]. Tu seras étonné toi-même des infamies qui y sont dévoilées ; les membres de la commission eux-mêmes étaient tout surpris. »

La brochure Engels-Lafargue-Marx, qui devait « tomber comme une bombe chez les autonomistes », ne reçut de notre part d’autre accueil que le mépris. On ne répond pas à des adversaires qui, ainsi que l’avait écrit Bakounine dans sa lettre au Journal de Genève, « assument le rôle d’agents de police délateurs et calomniateurs ». En ce qui me concerne, j’avais déjà déclaré à la Haye que je n’acceptais pas de comparaître en accusé devant la fameuse Commission d’enquête. Mais s’il ne me convenait pas de subir l’interrogatoire des enquêteurs marxistes, je n’ai jamais hésité à dire à mes camarades et au public la vérité, toute la vérité ; et les quatre volumes de ces Documents et Souvenirs, où je raconte, avec preuves authentiques à l’appui, tout le détail de notre action dans l’Internationale, ne laissent rien subsister, aux yeux du lecteur impartial, des odieuses calomnies et des altérations systématiques du vrai auxquelles s’est livrée et se livre encore la coterie des autoritaires.

Le 25 novembre 1873, Engels écrivait à Sorge : « Outine est ici depuis environ quatre semaines, et nous a encore raconté de nouvelles choses tout à fait extraordinaires sur Bakounine. Le gaillard a très fidèlement appliqué son Catéchisme dans la pratique ; depuis des années, lui et son Alliance ne vivent que de chantage (Erpressung), comptant sur ce qu’il ne serait pas possible d’en rien publier sans compromettre d’autres personnes, pour lesquelles on doit avoir des ménagements. Tu ne peux pas te figurer quelle bande de fripouilles (Lumpenbande) sont ces gens-là. Du reste, on se tient très tranquille dans leur pseudo-Internationale, la brochure a démoli leur Schwindel[57], et Messieurs Guillaume et Cie doivent d’abord laisser pousser un peu d’herbe là-dessus (und die Herren Guillaume und Ko, müssen erst etwas Gras darüber wichsen lassen). En Espagne, ils se sont détruits eux-mêmes (haben sie sich selbst kaput gemacht) ; lis mes articles dans le Volksstaat. »

Ainsi Engels se figurait naïvement que, si le Bulletin n’avait pas daigné s’occuper de sa brochure, c’était parce que nous nous sentions incapables de répliquer, et que notre tactique était de « laisser pousser de l’herbe » sur l’affaire. Il ne se doutait pas que, chez nous, personne n’avait acheté son pamphlet, ne se souciant pas de dépenser deux francs pour une pareille emplette ; et que par conséquent ses calomnies et ses injures étaient restées ignorées de la presque totalité des membres de l’Internationale ; moi-même, qui m’étais procuré un exemplaire de la brochure, je l’avais trouvée si fastidieuse à la fois et si écœurante, que je n’ai jamais pu prendre sur moi de la lire en entier. Quant aux articles du Volksstaat, dont Engels recommande la lecture à son ami Sorge, articles où les ouvriers espagnols étaient bassement insultés, on verra tout à l’heure que le Bulletin ne les laissa pas sans réponse.

Encore un mot à propos de la brochure Engels-Lafargue-Marx. En feuilletant récemment la collection du Bulletin, j’ai vu que dans le numéro du 6 août 1876 j’avais appelé cette brochure « un insipide pamphlet rédigé jadis par l’ex-proudhonien Longuet sous la dictée de son beau-père Karl Marx » ; j’avais donc cru, alors, que Longuet avait été le rédacteur de cette ordure. Il est par conséquent de mon devoir de lui rendre cette justice, qu’il n’y a pris aucune part. J’en félicite sa mémoire. Du reste Longuet, dans les dernières années de sa vie, était, je crois, quelque peu honteux de s’être trouvé dans les rangs de la majorité au Congrès de la Haye. En 1901, je le rencontrai, à Paris, à l’hôtel de ville, dans une séance de la Commission des recherches sur l’histoire de Paris, dont il était membre, séance à laquelle je m’étais rendu pour y exposer le plan d’une publication documentaire sur les écoles de Paris pendant la Révolution. À l’issue de la réunion. Longuet s’approcha de moi d’un air cordial, me salua, et me demanda si je le reconnaissais. « Oui, lui répondis-je, vous êtes Charles Longuet, qui a voté mon expulsion de l’Internationale au Congrès de la Haye. » — « Oh, dit-il en riant d’un air un peu gêné, ne parlons pas de ces vieilles choses, les temps sont bien changés. » Le voyant revenu à d’autres sentiments, je ne voulus pas tenir rigueur à un homme qui m’avait jadis inspiré de la sympathie, et je lui donnai sans rancune une poignée de main.




  1. Compte-rendu officiel du sixième Congrès général de l’Association internationale des travailleurs, tenu à Genève du 1er au 6 septembre 1873 ; Locle, au siège du Comité fédéral jurassien; brochure de 119 pages in-16, 1873.
  2. Le mandat est signé par les délégués des sept fédérations représentées au Congrès d’Anvers : fédération de la vallée de la Vesdre, fédération liégeoise, fédération bruxelloise, fédération anversoise, fédération du Centre, fédération du bassin de Charleroi, fédération gantoise.
  3. Mandat rédigé en flamand, et signé, au nom des Sections anversoises de l’Internationale, par le secrétaire de la fédération locale, Ph. Coenen.
  4. Le mandat de la Section de langue française de Barcelone (qui faisait partie de la fédération barcelonaise) est signé par les membres du bureau de la séance, Emmanuel Fournier, Raymond Tariol et E. Combe ; par les membres de la commission de la Section, Camille Camet, Brousse, Denis Brack, et Paulet ; et, pour visa, par le secrétaire de la fédération barcelonaise, Anton Lino.
  5. Le mandat confié à Perrare était celui d’un délégué venu de France, qui demanda au Congrès « qu’on substituât à son nom celui du compagnon Perrare, auquel il remettra son mandat ». (Compte-rendu du Congrès, p. 41.)
  6. Le mandat de Van den Abeele, signé, au nom du Conseil fédéral néerlandais, par le secrétaire de ce Conseil, Burgdorffer, rappelait qu’au Congrès d’Amsterdam avaient participé les quatre Sections d’Amsterdam, Rotterdam, la Haye, et Utrecht ; il disait expressément que « la Section d’Utrecht est revenue sur sa décision antérieure par rapport à la Déclaration de la minorité du Congrès de la Haye, déclaration à laquelle elle se rallie aujourd’hui ».
  7. C’était la Section de Mulhouse. Le mandat est signé du secrétaire correspondant Eugène Weiss.
  8. Pindy était à la fois délégué de plusieurs Sections de la Fédération jurassienne, et de plusieurs Sections de France. Lorsque, dans la séance administrative du lundi soir, l’admission des mandats français eut été décidée, il fut convenu que Pindy représenterait au bureau à la fois la France et le Jura.
  9. Il y a contradiction entre cette déclaration de Costa et la proposition faite par lui au sein de la Commission. Je ne sais si le rédacteur du procès-verbal a fait une erreur, ou si la contradiction a réellement existé.
  10. À rapprocher de ce passage de Bakounine (Les Ours de Berne et l’Ours de Saint-Pétersbourg, t. II des Œuvres, p. 34) : « La centralisation économique, condition essentielle de la civilisation, crée la liberté ; mais la centralisation politique la tue ».
  11. Il n’est pas nécessaire de faire remarquer ce qu’il y a de fallacieux et de superficiel dans le parallèle historique établi par Brousse.
  12. Nous verrons au tome IV qu’en 1877, à la veille du Congrès général de Verviers, le Conseil régional belge, placé à ce moment entre les mains des politiciens flamands d’Anvers, n’a pas été un « serviteur fidèle ».
  13. Les frais du Congrès furent liquidés à la somme de 158 fr. 20, ce qui fit une quote-part de 22 fr. 60 à la charge de chacune des sept Fédérations régionales participantes.
  14. Le compte-rendu sténographique, transcrit en écriture courante, des séances tant administratives que publiques me fut envoyé après le Congrès, et ce fut moi qui eus à mettre la brochure en état pour l’impression. J’ai conservé le manuscrit de ce compte-rendu sténographique, aussi bien celui des séances administratives, resté inédit, que celui des séances publiques, qui a été imprimé.
  15. Comme l’avaient demandé quelques délégués belges au congrès de Verviers, le 14 avril précédent (voir p. 81.)
  16. Viñas pensait aux ouvriers de Barcelone qui, en juillet 1873, avaient fait une grève générale pacifique au lieu de s’insurger.
  17. Cinq ans et demi plus tard, en février 1879, Dumartheray, par une heureuse inconséquence, devait s’associer avec Kropotkine et Herzig, qui n’étaient ni l’un ni l’autre des travailleurs manuels, pour fonder à Genève le journal le Révolté.
  18. Outine et les Russes de son entourage.
  19. Henri Perret, Grosselin, Duval, etc.
  20. Il s’agit de Marselau, le jeune prêtre espagnol qui avait jeté le froc aux orties et était devenu instituteur. Membre ensuite de la Section de Séville, il fonda le journal la Razon. Un beau jour, outré des attaques sottes et méchantes dont il était l’objet de la part de certaines gens, il disparut ; on ne savait ce qu’il était devenu, et on craignait qu’il n’eût été victime d’un accident, lorsque enfin des amis le découvrirent dans un café de Grenade, où, la serviette sur le bras, il servait des sorbets aux consommateurs. Ses amis le chapitrèrent, lui remontèrent le moral, et parvinrent à le décider à retourner avec eux à Séville.
  21. Gutsmann — comme plusieurs de nos adversaires de langue allemande, que la calomnie avait momentanément égarés, mais qui finirent par ouvrir les yeux — devait se rapprocher de nous un peu plus tard. On le verra, en août 1876, adresser, au nom des socialistes allemands de Genève, un salut sympathique au Congrès de la Fédération jurassienne à la Chaux-de-Fonds ; et en octobre 1876 il prendra part comme délégué au huitième Congrès général de l’Internationale à Berne.
  22. Il y avait au Congrès vingt-quatre délégués ayant droit de vote.
  23. Les Espagnols appelaient « Union de métiers » un groupement qui unissait en un seul faisceau les fédérations autonomes de métiers appartenant à la même industrie. Ainsi l’Union de métiers appelée « Union des ouvriers manufacturiers » groupait cinq « fédérations de métier », savoir : la Fédération des journaliers, des fileurs et des tisseurs à la machine ; la Fédération des tisseurs à la main ; la Fédération des teinturiers en branches annexes ; la Fédération des cordiers ; la Fédération des ouvriers en articles à mailles. Une Union de métiers, en Espagne, correspondait donc à ce qu’on appelle aujourd’hui, en France, une Fédération d’industrie (Fédération du livre) ou une Union fédérale (Union fédérale des ouvriers métallurgistes).
  24. Lettre d’Engels à Sorge, 26 juillet : « Hier, je t’ai télégraphié : Serraillier, yes. Envoie donc tout de suite instructions et matériaux à Serrailler, afin qu’il ait le temps de se familiariser avec leur contenu, et qu’il n’arrive pas avec des papiers qu’il n’aurait pas lus. De plus, envoie de l’argent. Ni Marx ni moi n’aurions pu nous charger de la chose, sans qu’on recommençât à crier : Voyez, c’est toujours Marx qui est là derrière, et ceux de New York ne sont que des comparses. J’ai eu de la peine à décider Serraillier. »
  25. Il avait paru, en août, une brochure portant les signatures de H. Perret, Duval, etc., dans laquelle ces messieurs, pour la première fois depuis 1870, tenaient un langage conciliant ; ils blâmaient le Congrès de la Haye et l’ancien Conseil général de Londres.
  26. La pseudo-Fédération anglaise n’avait pas eu l’intention d’envoyer un délégué, car elle n’avait pas d’argent ; mais elle avait pensé à se faire représenter par des Genevois, et le Comité romand de Genève, indocile, avait refusé d’accepter les mandats qu’elle lui offrait. Ce qu’ayant appris, Marx fit écrire (voir p. 138) que les Anglais ne voulaient rien savoir du Congrès de Genève, et que Serraillier ne s’y rendrait pas.
  27. « La Tagwacht de Zürich paraît avoir été tellement atterrée de la déconfiture de ce Congrès pour rire, qu’après avoir publié une première correspondance où on annonçait pompeusement l’ouverture de ses séances, elle a complètement cessé d’en parler. Ce silence est bien significatif. » (Bulletin.)
  28. La Section de Moutier était représentée par un avocat français, M. Durand-Savoyat, personnage assez ridicule, qui se tenait à l’écart de la proscription communaliste.
  29. C’était Motteler.
  30. Les délégués « de la Suisse allemande », ainsi que les délégués « allemands » habitant Genève, étaient les hommes de paille auxquels Becker avait remis les mandats fabriqués par Oberwinder.
  31. Lire « douze ou treize. »
  32. C’est là une erreur commise par le Bulletin : le Conseil général de New York n’avait nullement retiré ses pouvoirs à Serraillier ; c’est Marx et Engels qui, au reçu d’une lettre écrite par Henri Perret, décidèrent que Serraillier ne se rendrait pas à Genève (voir ci-dessus, p. 135, et plus loin, p. 138).
  33. J’ignore si la brochure en question est en effet l’œuvre de Cluseret, ou si Marx était mal renseigné.
  34. Dans une lettre du 2 novembre, comme on le verra à la page suivante, Becker dit « douze ».
  35. C’est-à-dire des délégués que Becker avait fait « surgir de terre » au moyen des mandats Oberwinder.
  36. Jaeckh, Die Internationale, p. 213.
  37. Le Proletario était le titre du premier journal de Terzaghi. Becker, insuffisamment renseigné, ignorait que ce journal policier avait changé de nom et s’appelait, depuis quelques mois, la Discussione.
  38. Dans une lettre à Sorge (la même où il lui recommande de façon pressante de se mettre en rapports avec Terzaghi), Becker lui dénonce cette « Union ouvrière universelle » comme une création du « faiseur de phrases » Henri Perret c’est, dit-il, « une véritable conspiration contre l’Internationale » ; et il ajoute que le correspondant de Bruxelles de l’Union des travailleurs est un ouvrier bijoutier français, venu de Genève, nommé Bazin, qui a été « le secrétaire du Congrès », et que Sorge devra signaler partout. — Le rédacteur en chef de l’Union des travailleurs était un certain Jules Nostag (anagramme de « Gaston »), journaliste équivoque, correspondant de la Liberté de Paris (Bulletin du 18 janvier 1874).
  39. J’ai déjà reproduit cette phrase, d’après le Bulletin du 22 mars 1874, au tome II, p. 12.
  40. Lire « douze ou treize ».
  41. Extrait d’un rapport publié par le Volksstaat du 3 juin 1874 et reproduit par le Bulletin du 14 juin 1874.
  42. Dans une autre endroit de cette lettre, Engels dit : « Les querelles survenues à New York, qui ne t’ont pas permis de rester plus longtemps dans le Conseil général, sont à la fois une preuve et une conséquence de ce fait, que l’institution s’était survécue à elle-même ».
  43. Voilà un aveu bon à enregistrer.
  44. Celui que Marx avait fait nommer secrétaire pour l’Amérique, au printemps de 1872, en remplacement d’Eccarius suspendu de ses fonctions.
  45. Dans cette même lettre on lit ce passage à propos de la rédaction du Volksstaat : « Engels a lavé la tête à Liebknecht (hat dem Liebknecht den Kopf gewaschen), ce qui paraît lui être nécessaire de temps en temps ».
  46. « Nous avions assez d’eux ».
  47. Le père de Paul Brousse était professeur à la faculté de médecine de Montpellier.
  48. « Possédant — m’écrivait Œlsnitz en octobre 1873 — un programme de la Fraternité russe fondée par Bakounine et dont nous étions membres, programme écrit par Bakounine et qui contient un fort bel exposé des principes anarchiques, nous résolûmes de l’imprimer en forme de brochure, après en avoir préalablement rayé absolument tout ce qui, d’une manière ou d’une autre, avait quelque rapport avec l’organisation de la Fraternité russe, de sorte que dans la brochure il n’y a rien que des purs principes anarchiques et collectivistes, un résumé de ce qui s’imprime chaque jour dans les journaux socialistes anti-autoritaires. » (Nettlau, p. 777.)
  49. Le volume Istoritcheskoié razvitié Internatsionala.
  50. Dentraygues ne faisait pas partie de la commission : Bakounine, qui, n’ayant pas été à la Haye, était excusable de confondre les noms, avait écrit Dentraygues au lieu de Lucain ou de Vichard.
  51. Autre erreur, qui fut du reste partagée par nous tous jusqu’à la publication de la Correspondance de Sorge. La brochure sur l’Alliance n’est pas l’œuvre personnelle de Marx, à l’exception de la conclusion, qu’il a écrite en collaboration avec Engels : voir plus loin (p. 148).
  52. Les signataires du « rapport » sont : E. Dupont, F. Engels, Léo Fränkel, C. Le Moussu, Karl Marx, Aug. Serraillier. On a vu plus haut le jugement porté, pas bien longtemps après, par Engels et Marx sur Serraillier et Le Moussu.
  53. Il s’agit d’un écrit russe intitulé Postanovka revolioutsionnago voprosa, « Manière de poser la question révolutionnaire », 4 p. in-8o, publié sans nom d’auteur en 1869, et qui est de Netchaïef. Le Journal de Genève du 19 septembre 1873 en avait reproduit, en les attribuant à Bakounine, quelques passages empruntés à la brochure L’Alliance de la démocratie socialiste, etc., pages 64-65. — Sur cet écrit, consulter Nettlau, p. 451, et ensuite p. 454.
  54. Bakounine a écrit « bakouninistes » parce que cette forme lui paraissait d’une dérivation plus correcte que le terme de « bakounistes » (Bakunisten), employé par les Allemands.
  55. Il s’agit de décisions qui avaient quelque peu diminué les pouvoirs accordés au Conseil général à la Haye ; Marx y fait allusion dans sa lettre du 27 septembre (voir ci-dessus, p. 137). Mais, comme on l’a vu, le Congrès de Philadelphie, en avril 1874, allait refuser d’admettre ces tempéraments, en déclarant qu’il ne reconnaissait comme obligatoires que les décisions du Congrès de la Haye.
  56. Voilà pourquoi le Journal de Genève a pu en donner un extrait (citations d’un écrit de Netchaïef attribué par la brochure à Bakounine) dans son numéro du 19 septembre 1873.
  57. Schwindel n’a pas d’équivalent exact en français : il signifie ici tromperie, blague, imposture, jonglerie, duperie, charlatanisme.