L’INTERNATIONALE - Tome III
Cinquième partie
Chapitre VI
◄   Chapitre V Chapitre VII   ►




VI


D’octobre 1873 à la fin de 1873.


Dans ce chapitre, je retracerai brièvement, d’après le Bulletin, l’histoire des Fédérations de l’Internationale durant les trois mois qui suivirent les deux Congrès de Genève, en parlant successivement de chacun des pays où l’Internationale comptait des adhérents.


Le Bulletin du 18 octobre 1873 reproduisit en entier le procès-verbal d’une séance de la Commission fédérale espagnole (transférée d’Alcoy à Madrid), celle du 20 septembre[1], afin de montrer « par quelle crise passe en ce moment l’Internationale en Espagne, et, en même temps, avec quelle énergie les socialistes espagnols travaillent à reconstituer leur organisation là où elle avait été dissoute, et à la compléter là où elle était restée intacte ». Ce procès-verbal mentionne dix-sept communications expédiées, durant la semaine, à des fédérations, Unions de métiers, ou sections, et treize communications reçues d’autant de localités différentes ; en voici une qui est caractéristique : « Le Conseil local d’Alcoy nous annonce que le juge spécial a condamné à l’amende un maître maçon qui voulait que ses ouvriers travaillassent neuf heures, après qu’il avait accepté la convention qui fixe la journée de travail à huit heures ; le juge a motivé sa sentence. en disant que la conduite de ce patron ne pouvait qu’amener la reproduction des événements de juillet ». Le Bulletin du 2 novembre contient ce renseignement emprunté au procès-verbal de la Commission espagnole du 3 octobre : « Les fédérations locales qui continuent sans interruption leurs relations régulières avec la Commission fédérale sont au nombre précis de cent ; par contre, soixante-seize fédérations locales ont dû suspendre momentanément leurs correspondances à cause des événements politiques[2]. Parmi les fédérations dont les communications sont interrompues, nous ne voyons qu’un petit nombre de villes importantes, entr’autres le Ferrol, Jaen et Carthagène. Les grands centres, tels que Madrid, Barcelone, Pampelune, Cadix, Cordoue, Grenade, Xérès, Málaga, Murcie, Séville, Alcoy, Alicante, Palma (île Majorque), Valencia, Léon, Ségovie, Valladolid, Saragosse, sont restés organisés et correspondent activement. »

Dans le courant de septembre, Salmeron avait été remplacé à la présidence de la République par Castelar. « Ce fameux républicain, écrit le Bulletin, marche dans la voie de la réaction isabelliste avec un cynisme qui fait pâmer d’aise nos bons journaux bourgeois. Les Serrano, les Topete sont revenus ; ils ont de nouveau la haute main dans les affaires ; les Cortès ont suspendu leurs séances : l’Espagne est bien décidément sous la dictature militaire. » À Carthagène, les cantonalistes — adversaires de l’Internationale aussi bien que du gouvernement — tenaient toujours, sous le commandement des généraux Contreras et Ferrer, malgré le blocus et le bombardement ; mais ils devaient succomber, en janvier 1874, après six mois environ d’une résistance inutile.

Cependant, à la fin d’octobre, Engels, furieux d’avoir vu l’Internationale échapper au gouvernement de la coterie dont il était le membre le plus remuant, imagina de prendre une revanche en attaquant les internationaux espagnols ; il publia dans le Volksstaat deux articles dans lesquels il raconta, en les travestissant d’une façon aussi haineuse que bête, les événements dont l’Espagne venait d’être le théâtre[3]. Aux calomnies et aux injures d’Engels, je répondis dans le Bulletin par deux articles qu’il me paraît nécessaire de reproduire, parce que, d’abord, ils feront mieux connaître le triste caractère de l’ami de Marx et les procédés de polémique de ce personnage, et que, d’autre part, ils compléteront le récit très sommaire que j’ai fait plus haut des insurrections espagnoles de juillet 1873. Par places, — on le verra, — l’indignation m’avait entraîné à quelques outrances de langage : c’est, comme le disait Mme  André Léo (voir tome II p. 313), que les Jurassiens ne sont pas des anges. Voici les deux articles du Bulletin :


M. Engels et les ouvriers espagnols.
(Bulletin du 9 novembre 1873.)

Le Volksstaat continue son œuvre de démoralisation et de calomnie. Il vient de publier deux articles de M. Engels sur l’insurrection d’Espagne, articles destinés uniquement à jeter de la boue aux ouvriers espagnols et à les tourner en ridicule. Les ouvriers espagnols, selon M. Engels, sont des lâches et des imbéciles ; les uns n’ont pas osé se battre, les autres n’ont pas su se battre ; et il raconte à sa façon les événements d’Alcoy, de Cordoue, de Séville, de Cadix, de San Lucar, etc.. versant à pleines mains le fiel et l’injure. Et tout cela pourquoi ? parce que les ouvriers espagnols ont prononcé, comme ceux de presque toute l’Europe, la déchéance du Conseil général de New York et ont rejeté les résolutions de la Haye. La rancune toute personnelle de M. Engels est si violente à ce sujet, qu’elle lui fait perdre toute pudeur et, disons-le, toute prudence : il jette le masque, il se délecte à raconter les victoires de la réaction et les défaites des révolutionnaires, il triomphe de voir ces ouvriers espagnols, qui avaient osé se révolter contre Marx, châtiés et fusillés comme ils le méritent par les sicaires de la bourgeoisie. Il faut avoir lu ces pages incroyables pour savoir à quel degré d’aberration morale la haine et l’esprit de vengeance peuvent conduire un homme.

Comme en Espagne très peu de personnes peuvent lire l’allemand, nous traduisons quelques-uns des passages des odieux articles de M. Engels, afin que les organes de l’Internationale en Espagne puissent les mettre sous les yeux de leurs lecteurs.

M. Engels porte d’abord sur la situation économique et politique de l’Espagne, et sur la ligne de conduite que doit suivre le prolétariat de ce pays, un jugement qui vaut la peine d’être traduit tout entier. On y verra dans tout leur jour les doctrines de l’école de Marx :

« L’Espagne est un pays si retardé sous le rapport de l’industrie qu’il ne peut y être question d’une émancipation immédiate des travailleurs. Avant d’en arriver là, l’Espagne devra passer encore par bien des phases de développement et lutter contre toute une série d’obstacles. La république fournissait le moyen de traverser ces phases le plus rapidement possible[4], et d’écarter plus vite ces obstacles. Mais pour cela il fallait que le prolétariat espagnol se lançât résolument dans la politique. La masse des ouvriers le sentait bien ; partout elle demandait que l’on prît part à ce qui se passait, que l’on profitât des occasions d’agir, au lieu de laisser, comme précédemment, le champ libre aux intrigues des classes possédantes. Le gouvernement ordonna des élections pour les Cortès constituantes. Qu’allaient faire les alliancistes[5] ? Ils avaient prêché depuis des années qu’on ne devait prendre part à aucune révolution qui n’aurait pas pour but l’émancipation immédiate des travailleurs ; que toute action politique était une acceptation du principe de l’État, source de tout mal, et que la participation à une élection était un péché mortel[6]. »

Voilà qui est clair : les marxistes n’ont pas pour but l’émancipation immédiate du prolétariat ; ils ne la croient pas réalisable ; ce qu’ils rêvent, c’est une phase intermédiaire, dans laquelle les travailleurs ne seraient pas encore émancipés, mais où, par contre, le pouvoir politique, enlevé à ses possesseurs actuels, aurait passé aux mains de Marx et de ses amis. Et nous, qui ne voulons faire de révolution qu’à la condition de réaliser l’émancipation immédiate et complète du travail[7], nous qui ne voulons pas plus de la domination de Messieurs les socialistes autoritaires que de celle de la bourgeoisie, on nous traite de fous, d’idiots ou de lâches ; bien heureux quand on ne nous appelle pas bonapartistes, comme l’autre jour[8].

Venant ensuite au récit des événements qui se sont passés dans chaque ville d’Espagne, et commençant par Barcelone, M. Engels attribue l’inaction des ouvriers de cette ville à l’attitude des anciens membres de la Alianza : ce sont eux qui ont empêché les ouvriers de Barcelone d’agir ! Voilà ce qu’on ose imprimer dans le Volksstaat pendant que tout le monde sait qu’à Barcelone les seuls qui aient agi, et agi les armes à la main, ce sont précisément les anciens membres de la Alianza ; ainsi c’est le compagnon Viñas qui s’est emparé de l’hôtel de ville à la tête d’une poignée d’alliancistes[9], et s’y est maintenu pendant plusieurs jours malgré l’apathie de beaucoup d’ouvriers qui, travaillés par les amis de Castelar et par ceux de Marx, refusaient de s’associer à une révolution, sous prétexte qu’on avait la république et que cela suffisait.

Quant aux événements d’Alcoy, M. Engels fait tout ce qu’il peut pour les tourner en ridicule, il montre d’une part les ouvriers au nombre de cinq mille, et d’autre part seulement trente-deux gendarmes ; il se moque de ce combat de vingt heures, où cinq mille hommes ne viennent à bout d’en vaincre trente-deux que parce que ces derniers n’avaient plus de munitions ; et il plaisante agréablement sur le nombre des morts parmi les ouvriers, qui ne s’élève qu’à dix ; il trouve que c’est trop peu, et ajoute que les ouvriers d’Alcoy agissent selon le précepte de Falstatf, qui pensait que « la prudence est la meilleure partie du courage ».

Peut-on voir quelque chose de plus révoltant que ces froides railleries sur des cadavres ? M. Engels est un riche manufacturier retiré des affaires ; il est habitué à regarder les ouvriers comme de la chair à machines et de la chair à canon ; cela explique ses doctrines et son style.

Nous ne referons pas, à ce propos, le récit des événements d’Alcoy ; ils sont trop connus. On sait que les ouvriers n’avaient pour toutes armes qu’environ un millier de fusils de tout système et de tout calibre ; ils manquaient de munitions ; leurs adversaires les bourgeois, aidés de la police municipale, bien armés, bien barricadés, occupaient l’hôtel de ville et les maisons avoisinantes ; pour les déloger, on dut brûler plusieurs maisons, et M. Engels trouve encore moyen de faire de l’esprit à ce sujet[10].

À propos de l’insurrection des villes d’Andalousie, dirigée par les intransigeants et à laquelle prirent part en quelques endroits les internationaux, M. Engels s’attache à représenter les ouvriers espagnols comme des lâches, qui se rendent sans combat, ou qui ne font qu’un simulacre de résistance ; il nous montre le général Pavia entrant successivement et « presque sans coup férir à Cordoue, à Séville, à Cadix, à Málaga, à Grenade. On sait cependant quelle énergique résistance Pavia rencontra partout où il y avait des internationaux mêlés au mouvement ; les internationaux, les alliancistes furent les seuls qui se battirent sérieusement. Ce sont trois cents alliancistes qui ont tenu tout un jour en échec dans les rues de Séville l’armée de Pavia, et celui-ci a rendu hommage à leur héroïsme dans son rapport officiel, où il dit : « Les insurgés de Séville se sont battus comme des lions ».

Après avoir raconté, avec une satisfaction qui perce à chaque ligne, les victoires de l’armée du gouvernement sur les socialistes andalous, M. Engels change tout à coup de ton, il embouche la trompette épique, il s’apprête à célébrer des exploits mémorables : il va parler de Valencia ! Et pourquoi ce changement soudain ? pourquoi admire-t-il si fort Valencia, quand il n’a su trouver que des injures pour Alcoy ? pourquoi les défenseurs de Valencia sont-ils des héros, tandis que ceux de Séville sont des poltrons[11] ? Voici le mot de l’énigme. M. Engels, trompé par de faux rapports, nous dit que les internationaux de Valencia sont en majorité marxistes : aussi va-t-il exalter leur valeur et la mettre en contraste avec la couardise des alliancistes :

« Les correspondants des journaux anglais — dit M. Engels — ont parlé des insurgés de Valencia avec un respect qu’ils sont loin d’accorder à ceux des autres villes soulevées ; ils louent leur discipline virile, l’ordre qui régnait dans la ville, et ils ont prévu des combats opiniâtres et une longue résistance. Ils ne se trompaient pas. Valencia, ville ouverte, a tenu contre les attaques de la division Martinez Campos du 26 juillet au 8 août ; par conséquent, sa résistance a duré plus longtemps que celle de l’Andalousie tout entière. »

M. Engels a bien raison de louer le courage des ouvriers valençois ; seulement nous devons lui apprendre que les renseignements qu’on lui a donnés quant à leur marxisme sont complètement mensongers. Les marxistes forment à Valencia un groupe insignifiant d’une douzaine d’hommes, et la fédération ouvrière locale est allianciste comme toutes celles d’Espagne et paie ses cotisations à la Commission fédérale espagnole ; elle se compose, selon le rapport présenté au Congrès de Genève par cette Commission, des sections suivantes : ouvriers en fer, maçons, charpentiers, ouvriers en peaux, peintres, tisseurs en soie, passementiers, tisseurs en laine, éventaillistes, cordiers, constructeurs de pianos, typographes, teinturiers, sculpteurs, cordonniers, et métiers divers. Ce sont donc les membres de seize sections alliancistes qui se sont battus si bravement contre l’armée de Martinez Campos. Ajoutons que le membre le plus influent de la junte révolutionnaire de Valencia a été le compagnon Rosell, bien connu comme ancien membre de la Alianza.

On voit que M. Engels, s’il veut être conséquent, est tenu de rétracter les éloges qu’il a donnés aux ouvriers valençois, maintenant qu’il lui est prouvé que ce ne sont pas des marxistes.

L’article se termine par des railleries sur les intransigeants de Carthagène. Mais qu’y a-t-il de commun entre les ouvriers espagnols et les aventuriers politiques qui se sont emparés de cette ville ? Veut-on rendre l’Internationale responsable de ce qui s’y passe ? Oui, pour servir le plan de M. Engels, il faut qu’il en soit ainsi. Bien plus, M. Engels a découvert le véritable chef des intransigeants de Carthagène, celui qui mène toute l’affaire : c’est — le croiriez-vous ? — c’est... Bakounine !

Il paraît — ce sont les journaux bourgeois qui le racontent — que les intransigeants de Carthagène ont armé les forçats du bagne, « dix-huit cents scélérats, les plus dangereux voleurs et meurtriers de l’Espagne », dit M. Engels. Eh bien, ajoute notre écrivain, « cette mesure a été conseillée par les bakounistes, cela ne fait aucun doute pour nous ».

Un rédacteur des journaux de police, un bohème du Figaro parlerait-il autrement ? Et ces choses-là s’impriment dans le Volksstaat, organe des socialistes allemands !

Terminons par un échantillon de la manière dont M. Engels entend cette politique qu’il voudrait voir pratiquée par les ouvriers espagnols. S’agit-il de briser le gouvernement, de détruire l’État centralisé et de le remplacer par la fédération des communes ? S’agit-il d’organiser le travail et les forces économiques de bas en haut et non de haut en bas ? Oh non ! tout cela, M. Engels le repousse, le combat ; c’est une doctrine détestable, c’est ce qu’il appelle du bakounisme. Il est adversaire déclaré du fédéralisme.

« Comme les Cortès tardaient trop à démembrer l’Espagne, au gré de Messieurs les intransigeants, — dit-il, — ceux-ci voulurent mettre eux-mêmes la main à l’œuvre et proclamer partout la souveraineté des cantons. Les bakounistes prêchaient depuis des années que toute action révolutionnaire de haut en bas est nuisible, que tout doit se faire et s’organiser de bas en haut. Maintenant s’offrait une occasion de réaliser de bas en haut le fameux principe de l’autonomie, du moins pour les villes ; on s’empressa d’en profiter[12]. »

Aussitôt après, d’ailleurs, il prétend que les socialistes espagnols, après avoir théoriquement prêché l’abolition de tout gouvernement, se sont empressés de constituer des gouvernements dans les villes insurgées. M. Engels, qui ne brille ni par la bonne foi, ni par l’intelligence, prend les juntes révolutionnaires pour des gouvernements : il confond la Commune révolutionnaire avec l’État ; et parce que les internationaux espagnols, dans la lutte, créent une organisation municipale destinée à diriger le combat, il leur crie : « Vous rétablissez le gouvernement ». La belle argumentation que voilà ! À ce compte, les internationaux ne pourront plus avoir ni bureaux de section ni conseils fédéraux, sous prétexte que ce seraient là des gouvernements.

M. Engels sait très bien ce qui constitue un gouvernement ; il sait très bien qu’une délégation temporaire, toujours révocable, et munie d’un mandat dont l’objet est clairement déterminé, n’est pas un gouvernement. Mais à quoi bon discuter avec des adversaires de cette espèce ? Nous avons discuté autrefois, croyant avoir affaire simplement à des socialistes qui différaient de nous sur des points de doctrine. Maintenant nous voyons clairement que les Marx, les Engels, et toute leur séquelle, ce n’est pas une école socialiste ayant une doctrine plus ou moins erronée : c’est tout simplement la réaction, absolument comme Mazzini, Bismarck, Castelar et M. Thiers.

Heureusement que cette réaction-là ne prévaudra pas sur la conscience révolutionnaire des ouvriers. Elle est impuissante, et le sentiment de cette impuissance accroît jusqu’au délire la fureur des intrigants. Laissons-les s’agiter dans le vide ; leur rage ne servira qu’à les discréditer auprès de ceux qui, en Allemagne, ont encore quelque confiance en eux.


Encore le « Volksstaat » et les Espagnols.
(Bulletin du 16 novembre 1873.)

Dans les articles de M. Engels que nous avons cités la semaine dernière, on se souvient que les « intransigeants » de Carthagène étaient fort maltraités. L’ami de Marx leur reprochait d’avoir enrôlé de vils scélérats ; il se moquait de leur profonde incapacité ; il s’indignait contre leurs expéditions maritimes aussi ridicules que barbares ; enfin il les accusait surtout d’obéir à un mot d’ordre de Bakounine, accusation absolument fantastique, mais qui rentre dans le plan général de dénigrement et de calomnie.

Or voici que le Volksstaat, dans un autre numéro, trois jours après, change subitement de ton. Les insurgés de Carthagène sont des héros ; ils sont supérieurement dirigés par d’excellents chefs ; ils remportent des succès éclatants ; leurs expéditions maritimes, si odieuses et si burlesques trois jours avant, sont des faits d’armes remarquables ; bref, les intransigeants de Carthagène sont les véritables, les seuls authentiques représentants de la révolution espagnole. Mais alors ils ne sont plus bakounistes ? Naturellement. Cette fois, les bakounistes, ce sont leurs adversaires.

Voilà comment on dit blanc le dimanche et noir le mercredi. Les rédacteurs du Volksstaat n’y regardent pas de si près : pourvu que leurs tartines soient épicées d’injures de haut goût, ils sont contents de leur besogne.

Du reste, pour que chacun puisse s’assurer que nous n’exagérons rien, nous allons mettre en regard l’un de l’autre les deux articles de Volksstaat :


Les insurgés de Carthagène jugés par le Volksstaat (Engels)
du 2 novembre 1873.

« Les insurgés de Carthagène, qui ne s’étaient occupés que d’eux-mêmes pendant qu’on se battait à Valencia et en Andalousie, ne commencèrent à penser au monde extérieur qu’après l’écrasement des autres insurrections, et lorsque l’argent et les vivres vinrent à leur manquer. Ils firent alors une tentative pour marcher sur Madrid, qui est éloigné d’au moins soixante milles allemands (quatre cent cinquante kilomètres), le double de la distance de Valencia ou de Grenade. L’expédition avorta misérablement, tout près de Carthagène ; le blocus mit fin à toute tentative de sortie du côté de la terre ; on se rabattit sur les expéditions maritimes. Et quelles expéditions ! Il ne pouvait être question d’un soulèvement, par la flotte de Carthagène, des villes du littoral, qui venaient justement d’être soumises par le gouvernement. La flotte du canton souverain de Carthagène se contenta d’aller menacer de bombardement, et quelquefois de bombarder réellement, les autres villes (souveraines comme elle, d’après la théorie intransigeante), depuis Valencia jusqu’à Málaga, si elles se refusaient à livrer les contributions exigées tant en approvisionnements qu’en beaux écus sonnants. Aussi longtemps que ces villes avaient combattu en armes contre le gouvernement, Carthagène avait agi d’après le principe Chacun pour soi. Lorsqu’elles furent vaincues, le principe qu’on voulut appliquer fut : Tout pour Carthagène. Voilà comment les intransigeants de Carthagène et leurs auxiliaires bakounistes comprennent la fédération des cantons souverains.

« Pour accroître les rangs de ces défenseurs de la liberté, le gouvernement de Carthagène mit en liberté les dix-huit cents forçats qui étaient enfermés dans le bagne de la ville, — les voleurs et les assassins les plus dangereux de l’Espagne. Cette mesure révolutionnaire a été conseillée par les bakounistes : cela ne peut faire aucun doute après les révélations du rapport sur l’Alliance. Il y a été prouvé que Bakounine réclame « le déchaînement de toutes les mauvaises passions » et considère le brigand russe comme l’idéal du vrai révolutionnaire. Le gouvernement de Carthagène, en « déchaînant les mauvaises passions » de ces dix-huit cents coupeurs de gorges et en portant ainsi à son comble la démoralisation de ses propres troupes, a agi tout à fait dans l’esprit de Bakounine. Et le gouvernement espagnol suit une politique très sensée en se bornant, au lieu de canonner une forteresse qui lui appartient, à attendre la chute de Carthagène de la seule démoralisation de ses défenseurs. »


Les insurgés de Carthagène jugés par le Volksstaat (un autre rédacteur)
du 5 novembre 1873.

« En Espagne, les insurgés de Carthagène ont remporté récemment des succès importants. Ils ont réussi à forcer le blocus, et à repousser la flotte de M. Castelar sous les canons protecteurs des Anglais à Gibraltar. Les insurgés sont maintenant maîtres incontestés de la mer, ce qui leur donne le triple avantage de pouvoir se ravitailler selon leurs besoins, de dominer ou de menacer les autres villes du littoral, et d’avoir à leur merci tout le commerce maritime de l’Espagne. Dans ces conditions, M. Castelar n’a guère de probabilités de pouvoir réduire l’insurrection ; par contre, les insurgés ont des espérances très fondées de mettre M. Castelar à la raison. D’après les dépêches les plus récentes, la flotte des insurgés a fait voile pour Barcelone. Si cette nouvelle se confirme, les affaires espagnoles pourraient bien toucher à une crise. Barcelone, le centre industriel le plus important et le plus populaire, et la ville la plus révolutionnaire de l’Espagne, avait été ce printemps sur le point de faire cause commune avec les intransigeants ; elle en fut empêchée parla conduite aussi stupide que lâche des ânes anarchiques disciples de Bakounine. Si la flotte des insurgés paraît devant la ville, il n’est pas invraisemblable que le prolétariat barcelonais, malgré les agissements contre-révolutionnaires des blagueurs bakounistes, se ralliera à l’insurrection de Carthagène. Si cela arrive, le gouvernement de M. Castelar sera définitivement paralysé : il faudra ou bien qu’il baisse pavillon devant l’irrésistible soulèvement populaire, ou bien qu’il entre en négociations avec lui ; et, dans les deux cas, l’occasion qui s’était offerte cet été au prolétariat espagnol se présentera de nouveau. Tout dépend de ceci : les protégés et les amis de la police de Berlin[13] seront-ils encore assez forts en Espagne pour sauver le gouvernement, oui ou non ? »

Cela se passe de commentaire, n’est-ce pas ?


Un mois plus tard, le Bulletin publiait les réflexions suivantes à propos d’un décret rendu par la junte révolutionnaire de Carthagène le 1er novembre, décret qui confisquait et déclarait propriété collective du canton les biens-fonds provenant d’une donation royale, ainsi que ceux qui avaient été acquis à moins du tiers de leur valeur lors de la vente des propriétés ecclésiastiques :


Ce décret, rendu in extremis par les intransigeants, a d’abord le tort de n’être qu’une demi-mesure : il ne vise que les biens nobiliaires et ecclésiastiques, et ne dit mot des fortunes acquises aux dépens du salaire des travailleurs. Il ne pourra donc, comme toutes les demi-mesures, produire aucun résultat efficace. Si l’on avait voulu faire quelque chose de sérieux, il fallait, lorsque l’Andalousie et la province de Valencia étaient soulevées, donner la main aux ouvriers, accepter leur programme, et confisquer, non par voie de décret, mais par des faits, le sol et les instruments de travail au profit de la collectivité. Au lieu de cela, les intransigeants ont tenu à bien séparer leur cause de celle des internationaux, qu’ils ont, eux aussi, traités de pillards et d’assassins. Si leur mouvement est condamné à avorter misérablement, c’est par leur faute, c’est parce qu’ils ont trahi la cause du peuple ; nous ne pouvons pas les plaindre.


La lutte continuait en Espagne sur le terrain économique : des grèves nombreuses avaient lieu, entre autres en Catalogne ; l’organisation des fédérations de métiers se faisait plus complète et plus solide (3e congrès de la fédération des cordonniers, du 1er au 6 novembre, à Barcelone, etc.) ; une circulaire du Conseil de la fédération des ouvriers constructeurs d’édifices (résidant à ce moment à Palma de Majorque) disait : « Le gouvernement peut nous emprisonner ou nous fusiller, mais, dans le premier cas, nous ne cesserons pas de prêcher à tous les ouvriers la nécessité de s’émanciper par eux-mêmes, conformément aux aspirations de l’Internationale ; et, dans le second, nous savons que le sang des martyrs ne peut que contribuer au triomphe de la révolution sociale » (Bulletin du 14 décembre 1873).


Pendant le trimestre qui suivit le Congrès de Genève, nous n’eûmes que peu de nouvelles de ce qui se passait en Italie : Cafiero était à Locaruo avec Bakounine, tout occupé de la Baronata, où se trouvaient aussi à ce moment Fanelli et Costa (je parlerai de la Baronata dans le chapitre suivant) ; Malatesta et plusieurs autres étaient en prison. Je ne trouve guère dans le Bulletin que la mention de la préparation d’un congrès des Sections de la Toscane, qui eut lieu à Pise, le 7 décembre ; des indications sur les progrès de l’Internationale dans les Marches et l’Ombrie ; la nouvelle de poursuites intentées à Grassi, Natta et divers autres ouvriers florentins, signataires d’une protestation contre le mouchard Terzaghi. Le nombre des journaux socialistes allait en augmentant : à la Plebe de Lodi, à la Favilla de Mantoue, au Risveglio de Sienne, s’étaient ajoutés le Capestro de Fermo, le Comunardo de Fano, la Fame de Gênes, la Giustizia de Girgenti, le Petrolio de Ferrare, La Commission italienne de correspondance publiait, je l’ai dit, le Bollettino della Federazione Italiana.

Une lettre datée de Bologne, 28 novembre (écrite de la Baronata par Costa), publiée dans le Bulletin du 7 décembre, caractérisait ainsi la situation de plus en plus révolutionnaire :

« Pendant que nos adversaires de toutes nuances se croient plus assurés que jamais du maintien de leur position privilégiée, le prolétariat italien compte ses forces, serre ses rangs, et s’apprête à profiter de la première occasion pour montrer aux bourgeois qu’il sait faire quelque chose. La misère qui s’accroit avec l’approche de l’hiver, les fautes et les actes arbitraires du gouvernement, la coupable indifférence des heureux du monde, font grandir le mécontentement et les passions révolutionnaires des plèbes affamées. Interrogez les ouvriers de la campagne, interrogez ceux des villes : tous vous diront que cela ne peut plus aller de la sorte, qu’il est nécessaire d’en finir avec les messieurs, et que, lorsque les pauvres gens meurent de faim tandis que les greniers des riches regorgent de blé, le peuple sait ce qu’il a à faire pour se tirer d’embarras.

« Un des délégués italiens au Congrès de Genève a dit qu’en Italie l’organisation économique n’était pas beaucoup comprise par les ouvriers. C’est vrai : nous n’avons pas, ici, de grands centres industriels, où la vie en commun est une nécessité, où l’association est la condition indispensable du travail. En Italie, sauf dans quelques localités, chacun travaille chez soi et pour son compte ; ainsi vous aurez, par exemple, dans la même rue et séparés par une simple cloison, cordonniers, charpentiers, forgerons, mécaniciens, orfèvres, tourneurs, etc., sans qu’il existe entre eux d’autres relations que le voisinage, la communauté d’intérêts, le désir de s’émanciper, la passion révolutionnaire. L’organisation économique est assez difficile dans un pareil état de choses ; mais les révolutionnaires n’y perdent rien ; au contraire, dans cet isolement économique de l’ouvrier, les besoins se faisant sentir davantage, la réalisation de nos idées est pour lui une impérieuse nécessité, à laquelle il sera contraint d’obéir. La solidarité, pour le prolétaire italien, consiste précisément dans ce partage des douleurs, des espérances, des défaites, des victoires, dans l’harmonie et dans le soulèvement spontané de toutes les forces vives de la révolution sociale, et non dans un assemblage plus ou moins mécanique des éléments de la production, »


En France, les deux principaux événements des trois derniers mois de 1873 sont des événements politiques. C’est, d’abord, le complot monarchique, qui faillit mettre le comte de Chambord sur le trône, et qui n’échoua que parce que le prétendant se déroba. Le Bulletin écrit (9 novembre) : « La crise annoncée pour la rentrée de l’Assemblée a été ajournée par la reculade du comte de Chambord, qui, au dernier moment, a lâché ses complices. Mac-Mahon reste au pouvoir, et le provisoire va se prolonger indéfiniment. Cette nouvelle combinaison, que quelques-uns regardent comme le triomphe de la République, nous paraît au contraire tout à l’avantage du bonapartisme. Le moment venu, il suffira à ce parti d’un coup d’État militaire et d’un plébiscite pour escamoter le gouvernement. Toutefois, jusque-là il nous reste encore quelque répit. Espérons que les socialistes français en profiteront pour organiser leurs forces de manière à pouvoir, au jour de la lutte, opposer au coup d’État bonapartiste les barricades de la Révolution sociale. » L’autre événement, c’est le procès de Bazaine : condamné à mort le 10 décembre, le traître vit sa peine commuée par son camarade Mac-Mahon. « Bazaine ira finir ses jours sous les orangers de l’ile Sainte-Marguerite, pendant que les vaincus de la Commune agonisent en Nouvelle-Calédonie. Allons, à la bonne heure ! » (Bulletin.) On sait que Bazaine s’évada huit mois après, avec la complicité du gouvernement.

Le Bulletin recevait de temps en temps des correspondances envoyées par les déportés de la Commune. On en trouve une dans son numéro du 12 octobre, relatant la mort de Verdure, et faisant le tableau des souffrances endurées à la presqu’île Ducos par les condamnes aux travaux forcés, Roques, Urbain, Paschal Grousset, etc.

Les tentatives de propagande bonapartiste à l’adresse du prolétariat français continuaient, sans trouver d’écho. En août 1873, Albert Richard avait lancé de Gênes, au nom d’une soi-disant Union française des amis de la paix sociale, un manifeste signé de lui et adressé « au bon sens des travailleurs français » ; il y disait que, « de même que les républicains avaient sacrifié le socialisme pour avoir la République, il avait, lui, sacrifié la République pour avoir le socialisme ». D’autre part, Aubry, de Rouen, réfugié à Bruxelles, et gagné lui aussi au bonapartisme, envoyait à l’Internationale, sous le pseudonyme de G. Durand, des correspondances perfides, qu’il datait de Paris et où l’alliance des ouvriers avec les bonapartistes était prêchée au nom de « l’union de tous les fils de la Révolution ». Aussitôt le Bulletin (18 octobre) adressa une question à ce sujet à la rédaction de l’Internationale, espérant que celle-ci désavouerait son correspondant. Mais une nouvelle correspondance de « G. Durand » fut publiée (26 octobre), qui faisait encore l’éloge du pacte bonapartiste prôné par l’Avenir national de Paris ; alors le Bulletin écrivit (2 novembre) :


Notre dignité nous commande d’adresser à la Fédération belge et à son Conseil fédéral une interpellation publique. Les internationaux belges approuvent-ils, oui ou non, les doctrines prêchées par le correspondant parisien de l’Internationale ? Il n’est pas possible de garder le silence dans une circonstance pareille. Il faut parler, il faut flétrir hautement des infamies faites pour inspirer à tout honnête homme le plus profond dégoût.

C’est au nom du pacte de solidarité conclu entre les fédérations régionales, solidarité qui, en nous créant des devoirs, nous donne aussi des droits, que nous demandons aux ouvriers belges une manifestation publique pour dissiper la déplorable équivoque que fait planer sur eux le langage du correspondant de l’Internationale.

Cette équivoque a été promptement exploitée par nos adversaires. Un journal allemand, le Volksstaat, qui dirige depuis trois ans contre nous des calomnies dont l’odieux n’est égalé que par le ridicule, s’est emparé avidement d’un si beau prétexte ; et, rendant tous les socialistes anti-autoritaires — tous les bakounistes, comme il dit dans son style haineux et personnel — solidaires de la bêtise ou de la trahison d’un correspondant, il déclare carrément que, pour les anti-autoritaires, la révolution c’est le bonapartisme[14].

Le Volksstaat sait qu’il ment ; mais les ouvriers allemands le croient sur parole, et, grâce à ses manœuvres malpropres, qui sont un véritable crime envers la cause du travail, l’abîme entre le prolétariat de l’Allemagne et celui des autres pays se creusera toujours davantage.


Le Mirabeau, de Verviers, qui avait reproduit une des correspondances de « G. Durand », publia une déclaration du Conseil fédéral de la vallée de la Vesdre, répudiant toute alliance avec un parti politique quelconque, et réimprima l’article du Bulletin du 2 novembre ; le Conseil fédéral de la fédération liégeoise fit la même déclaration dans l’Ami du peuple de Liège. Mais le Conseil fédéral belge, lui, fit imprimer dans son organe l’Internationale l’étrange déclaration suivante :

« La Fédération belge n’assume nullement la responsabilité des idées émises par le correspondant parisien de son journal, pas plus que de celles qui pourraient être émises par d’autres correspondants. Le programme politique des travailleurs belges peut se résumer ainsi : s’abstenir de toute alliance avec les partis bourgeois qui se disputent le pouvoir, que ces partis soient catholiques, libéraux, progressistes ou républicains... Mais, d’autre part, nous croyons être logiques avec le principe d’autonomie des groupes, en laissant aux travailleurs des autres pays la latitude de faire momentanément alliance avec tel ou tel parti politique, s’ils jugent cette alliance utile à la cause du prolétariat. »

De la part du Conseil fédéral belge, une semblable attitude nous parut inadmissible, et le Bulletin le lui dit sans ambages (16 novembre) :


S’il convient à une fraction du prolétariat, ou à des intrigants se disant prolétaires, de contracter alliance avec des ennemis avérés du prolétariat tels que les bonapartistes, nous ne pouvons pas, sous prétexte d’autonomie, rester paisibles spectateurs d’une transaction pareille ; notre devoir est d’avertir ceux des ouvriers qui seraient de bonne foi qu’ils font fausse route, et de démasquer les intrigants qui les trompent et les trahissent. La neutralité, en pareil cas, serait de la complicité.

Nous croyons devoir hautement déclarer que, pour nous, le correspondant parisien de l’Internationale a trahi la cause socialiste ; et que tout journal qui se fera l’écho complaisant de doctrines semblables à celles que contiennent ces correspondances trahira lui-même la cause socialiste. Il ne suffit pas de déclarer qu’on n’accepte pas la responsabilité des opinions d’un correspondant ; il faut ne pas accueillir ses correspondances. Si le journal l’Internationale ne partage pas cette manière de voir, tant pis pour lui.


Le jour même où paraissait cet article du Bulletin, l’Internationale publiait une nouvelle correspondance de « G. Durand », apportant de nouveaux arguments à l’appui de l’alliance des ouvriers français avec le prince Napoléon, qui devait leur garantir le plein exercice du droit de suffrage. Cette fois, ce fut Gustave Lefrançais qui répondit, par une lettre signée de son nom (Bulletin du 30 novembre), où il disait :


Nous venons de lire dans le n° 253 (16 novembre 1873) de l’Internationale de Bruxelles la réfutation promise par le prétendu G. Durand aux adversaires de l’alliance socialiste avec le prince Napoléon. Jamais plus piteux arguments n’ont été mis au service d’une cause aussi malpropre... M. G. Durand persiste à patauger dans cette fange au risque de s’y engloutir. Libre à lui, mais alors qu’il ne s’étonne pas du dégoût qu’il soulève. Malgré le masque qui recouvre son visage à cette heure, la tache indélébile qu’il s’est volontairement imprimée le fera toujours facilement reconnaître.


La polémique en resta là.


Une grève des mécaniciens du Centre-Hainaut, en Belgique, fut l’occasion d’une manifestation internationale de solidarité : l’appel du Conseil fédéral belge en faveur des grévistes fut reproduit dans les organes de l’Internationale, et des souscriptions furent ouvertes un peu partout. Une grève de tisserands, à Dison, près de Verviers, eut également beaucoup de retentissement. On vit aussi des symptômes de propagande anti-militariste dans l’armée belge : l’Ami du peuple, de Liège, publia en novembre une lettre que lui adressait un groupe de sous-officiers, disant : « Vienne le jour de la révolution, et on nous verra agir ; nous aussi nous avons dans nos rangs une Internationale, secrète il est vrai ; mais que nos frères poussent le cri de liberté, et nous montrerons ce que nous sommes; nous saurons faire notre devoir ». Le Congrès de la Fédération belge eut lieu à Noël, à Bruxelles. On y revisa les statuts de la Fédération. Pour la première fois, le Conseil fédéral qui, depuis le début, avait eu sa résidence dans la capitale, fut transféré dans une autre ville : on le plaça à Verviers, on changea son nom en celui de Conseil régional, et, le Congrès ayant décidé que l’organe de la Fédération devait suivre le Conseil dans sa nouvelle résidence, ce fut le Mirabeau qui devint l’organe fédéral. Le journal l’Internationale, après cinq années d’existence, cessa de paraître.

La Fédération belge servait, pour l’année 1873-1874, de Bureau fédéral à l’Internationale ; c’était le Conseil fédéral (siégeant à ce moment à Bruxelles) qui provisoirement, et jusqu’au Congrès de la Fédération, en avait rempli les fonctions. Le Congrès belge décida que le Bureau fédéral resterait placé à Bruxelles, et serait composé de ceux des membres de l’ancien Conseil fédéral qui habitaient cette ville.


Pour la Hollande, rien à signaler que le Congrès de la Fédération hollandaise, qui eut lieu à Amsterdam, à Noël, et qui ratifia les résolutions du Congrès général de Genève.


Sur l’Allemagne, le Bulletin ne contient rien, que le récit d’une cordiale réception faite à Augsbourg (Bavière), par les ouvriers de cette ville, à deux groupes d’ouvriers français revenant de l’Exposition universelle de Vienne. Dans la Correspondance de Sorge on ne trouve pas non plus de détails sur le mouvement socialiste allemand pendant les trois derniers mois de 1873.

Une correspondance d’Alsace (Bulletin du 14 décembre) donnait des détails sur la triste situation des ouvriers à Mulhouse, à Thann, à Sainte-Marie-aux-Mines. Une autre correspondance (21 décembre) disait : « Le mouvement socialiste se développe en Alsace-Lorraine, malgré les tracasseries gouvernementales des Allemands, d’une part, et le courant du chauvinisme français, d’autre part, qui fait tous les efforts possibles pour l’entraîner avec lui... Les démocrates socialistes allemands ont tenté de convertir les ouvriers alsaciens-lorrains aux doctrines des politiques de Leipzig, pour les amener à prendre part aux prochaines élections pour le Reichstag. J’ai été vraiment satisfait, et tout socialiste le sera avec moi, de l’attitude des socialistes de l’Alsace en cette circonstance. Malgré les courtiers électoraux, Gutsmann de Genève entre autres, qui sont venus prêcher l’agitation électorale, et cela, me dit-on, d’après les instructions de Bebel et de Liebknecht, les Alsaciens-Lorrains sont décidés à s’abstenir en matière bourgeoise. « Nous n’attendons notre émancipation que de la révolution sociale », telle est la réponse qu’ils font aux politiqueurs tant allemands que français. »


Nous ne reçûmes pas de nouvelles d’Angleterre pendant ce trimestre.

Aux États-Unis, une formidable crise financière avait éclaté. Les banques, de toutes parts, suspendaient leurs paiements ; les fabriques fermaient leurs portes, et les ouvriers, par légions, se trouvaient jetés sur le pavé, sans ressources, et demandaient inutilement à employer leurs bras inoccupés. Un ouvrier bernois, guillocheur, membre de la Fédération jurassienne, établi à Boston, Lucien Pilet, écrivait à ses amis de Sonvillier (11 novembre) : « Je dois vous dire quelques mots de la crise actuelle, dont vous devez sans doute ressentir le contre-coup. Elle a commencé il y a environ trois mois, et elle n’a pas l’air de vouloir finir de si tôt. C’est plutôt une crise de numéraire qu’autre chose ; l’ouvrage ne manquerait pas si l’argent circulait. Le gouvernement républicain bourgeois des États-Unis donne aux autres peuples une bien triste idée de son administration ; les représentants du peuple sont les premiers à se mêler aux tripotages financiers pour en tirer profit. Si vous en parlez aux Américains, ils vous disent que ce sont les hommes au pouvoir qui ne valent rien, qu’il faut en nommer d’autres ; ils ne comprennent pas que c’est la société entière qu’il faut réformer, et non les hommes qu’il faut changer, puisque ceux-ci se pourrissent tous au pouvoir ; tant d’expériences faites depuis des siècles ne leur ont servi de rien... Une grande misère commence à régner ici dans la classe ouvrière, et c’est par milliers que l’on compte les ouvriers sans occupation. À New York, les ateliers de monteurs de boîtes sont complètement fermés ; ici, nous avons un peu plus de chance : nous travaillons trois jours par semaine depuis deux mois, jusqu’à nouvel ordre. Sur l’activité de l’Internationale dans notre ville, j’ai peu de chose à vous dire ; il n’y a plus d’organe, à ce que je crois, qui représente les principes de l’Internationale en Amérique ; c’est un calme plat complet ; il semble que la crise qui sévit depuis quelque temps a abattu les classes ouvrières au lieu de les relever pour éviter ces crises à l’avenir[15]. »

À New York, le Comité fédéral de Spring Street, allié à quelques chefs des associations ouvrières américaines, et à quelques socialistes allemands qui s’étaient séparés de Sorge (Conrad Carl, F. Bolte, etc., membres de la Section 1), convoqua pour le 12 décembre un grand meeting, auquel assistèrent quatre mille personnes, ouvriers et ouvrières. Parmi les inscriptions placées sur l’estrade, on remarquait entre autres celles-ci : « Quand les ouvriers commencent à penser, le monopole commence à trembler. — Le général qui commande cette armée s’appelle le général Misère. — Nous combattons les choses, non les hommes » ; au-dessus de la tête des orateurs se balançait un drapeau avec ces mots : « Nous nous occupons d’affaires sérieuses ; prière aux politiciens de rester dehors ». La présidence du meeting fut donnée au peintre en bâtiments T. H. Banks, membre du Conseil fédéral de Spring Street. Une Adresse au peuple des États-Unis, expliquant les motifs de cette grande manifestation du peuple de New York, fut lue et adoptée ; puis le meeting vota des résolutions dont voici les principales : « Les assistants à ce meeting déclarent : Que, dans ce temps de crise, nous sommes résolus à procurer à nous et à nos familles le logement et la nourriture, et que nous enverrons les comptes de nos fournisseurs à la caisse de la ville pour y être payés, jusqu’à ce que nous ayons obtenu du travail ou le paiement de notre travail ; que nous demandons que la journée de huit heures devienne la journée légale dans tous les contrats tant privés que publics ; que nous établirons un Comité de salut (Committee of safety), dont le devoir sera de veiller aux intérêts du peuple et de les faire triompher ». Le Committee of safety fut composé de quarante-huit membres, élus séance tenante par le meeting : parmi eux se trouvaient des membres du Comité fédéral de Spring Street, comme Banks, B. Hubert, John Elliot, et, d’autre part, des membres de la Section 1, Carl et Bolte. Je parlerai plus loin (p. 174) de la suite de ce mouvement.


Quelques mots, maintenant, de la Fédération jurassienne. Pour commencer, je reproduis des passages d’un article (Bulletin du 21 septembre 1873) dans lequel, à l’occasion d’une proposition, faite par le parti conservateur, de revision partielle de la constitution du canton de Neuchâtel, j’exposais une fois de plus notre manière de voir en matière de réformes opérées par la voie législative. Les deux points sur lesquels devaient porter la revision étaient l’organisation des cultes (les conservateurs demandaient la séparation de l’Église et de l’État, qui devait favoriser les intérêts de leur Église spéciale, nommée « Église indépendante ») et l’extension des droits du peuple (par l’introduction du referendum, c’est-à-dire de l’obligation de soumettre les lois à la sanction du suffrage universel, chaque fois qu’un nombre déterminé de citoyens le demanderait). L’article disait, en ce qui concerne les cultes :


Le peuple était appelé à se prononcer, par oui ou par non, sur la proposition des conservateurs. Que pouvaient faire les socialistes dans cette circonstance ? Voter oui, c’était faire de la réaction cléricale, bien que les conservateurs, avec leur mauvaise foi habituelle, eussent baptisé la modification demandée par eux du nom de « séparation de l’Église et de l’État »... Les socialistes ne voient dans la soi-disant séparation de l’Église et de l’État qu’une hypocrisie, destinée à amener entre ces deux institutions une plus étroite alliance... Mais si les socialistes ne pouvaient voter oui, ils ne pouvaient pas davantage voter non. Voter non, c’était dire : « On ne revisera pas la constitution, car nous sommes satisfaits de ce qui est ». Or nous n’en sommes pas satisfaits le moins du monde.


Sur la question du referendum, le Bulletin disait :


À nos yeux, faire voter le peuple sur les lois n’est pas aujourd’hui un progrès. Le vote étant faussé d’avance, jamais par ce moyen on ne pourra donner satisfaction aux vrais intérêts populaires. La réforme qu’il faut opérer, ce n’est pas telle ou telle modification dans les rouages de notre machine législative, car tout cela n’est que du charlatanisme, tout cela n’est destiné qu’à jeter de la poudre aux yeux du peuple. La seule réforme sérieuse et vraiment radicale, c’est d’établir l’égalité des conditions par l’émancipation du travail. Alors tous les citoyens seront réellement libres, alors le vote populaire cessera d’être une tromperie et deviendra l’expression vraie de la volonté [de la majorité] du peuple. La conclusion de ce raisonnement, c’est que, le progrès proposé sous le nom de referendum n’en étant pas un, les socialistes ne pouvaient voter oui ; et que d’un autre côté ils ne pouvaient voter non, ce qui eût été approuver l’ordre de choses actuel.


L’article se terminait ainsi :


Du reste, on pourrait encore se demander ceci : Le gouvernement avait-il qualité pour nous poser ces questions ? Qui lui a donné ce droit ? Pas nous, certes, puisque nous avons refusé de contribuer à sa nomination, et que nous ne voulons pas reconnaître la légitimité de son existence. En se fondant sur cette seule raison, on aurait donc pu refuser de répondre à des questions posées par le gouvernement.

Toutefois, s’il y avait utilité réelle à prendre part à un vote, nous croyons qu’on aurait tort de se laisser arrêter par une considération de cette nature ; nous n’hésiterions pas, pour notre compte, à profiter sans le moindre scrupule de toutes les occasions que nous pourrions rencontrer pour faire un pas de plus vers le triomphe de notre cause.

Mais, dans les circonstances présentes, la victoire soit du parti radical, soit du parti clérical, dans la revision de la constitution neuchâteloise, ne pouvait intéresser que médiocrement les socialistes. C’est une illusion de croire que les cantons suisses puissent avoir une politique propre, et que, par leur seule initiative, ils soient en état de réaliser tel ou tel progrès sérieux. Le mouvement, dans notre pays, — mouvement en arrière ou en avant, — dépend du mouvement général de l’Europe ; nous ne faisons que suivre les impulsions que nous donnent les grands pays voisins, et surtout le pays révolutionnaire par excellence, la France. C’est dans ce mouvement général de l’Europe qu’est le véritable champ d’action des socialistes ; qu’ils laissent aux petites coteries des diverses nuances libérales les puériles disputes de clocher, et qu’ils s’occupent, avec leurs compagnons de toute l’Internationale, à préparer la grande révolution qui, avant la fin de ce siècle, aura balayé toutes les iniquités du monde bourgeois. Voilà la seule œuvre à laquelle puisse travailler un homme sérieux et convaincu, la seule pour laquelle il vaille la peine de vivre et de mourir.


La majorité des électeurs neuchâtelois s’étant prononcée pour une revision partielle de la constitution cantonale, une Constituante fut élue, qui se réunit à Neuchâtel le 27 octobre (et dont les délibérations aboutirent à l’adoption du referendum cantonal, mais non à celle de la séparation de l’Église et de l’État). Le Bulletin écrivit à ce sujet (2 novembre) :


Lundi dernier, dans les rues de Neuchâtel, les curieux ébahis regardaient défiler l’Assemblée constituante, qui se rendait processionnellement de l’hôtel de ville à l’église du château pour y être assermentée et y entendre les exhortations d’un jeune pasteur, chargé d’inculquer la sagesse à toutes ces têtes grises.

C’était un spectacle fait pour inspirer d’utiles réflexions aux ouvriers qui regardaient passer ce cortège. En tête et en queue marchaient les enfants des écoles, en uniforme et le fusil sur l’épaule[16]. Pourquoi ces fusils ? Qui voulait-on tuer ? Craignait-on que quelque tête brûlée de socialiste n’eût l’audace d’attenter à la majesté de la représentation nationale ? Puis, pourquoi cette sonnerie de cloches et ce service religieux ? Comment ces hommes, sur lesquels il n’y en a pas dix qui croient en Dieu, peuvent-ils se prêter à cette ridicule comédie ? Enfin et surtout, pourquoi un si pompeux appareil délibérant (et si coûteux) pour reviser deux pauvres articles de constitution ? Ô sottises démocratiques ! qui vous voit de près se désabuse bien vite des illusions de la politique soi-disant républicaine.

Pourtant, ce qui inspirait aux socialistes mêlés à la foule les réflexions les plus tristes, ce n’était ni les cloches, ni les fusils des cadets, ni le trou fait au budget : c’était la présence, parmi ces représentants de la bourgeoisie, d’un ancien socialiste passé à l’ennemi, du fondateur de l’Internationale dans nos Montagnes, qui maintenant siège à la Constituante grâce aux suffrages des électeurs royalistes et cléricaux du Val de Ruz[17].


Le Congrès général de Genève avait déclaré que l’Internationale entendait pratiquer envers tous les travailleurs du monde, quelle que fût l’organisation qu’ils s’étaient donnée, la solidarité dans la lutte contre le capital. À l’occasion de la grève des mécaniciens du Centre-Hainaut (Belgique), le Comité fédéral jurassien adressa une circulaire pressante aux Sections jurassiennes, les invitant à venir en aide aux grévistes non-seulement directement, mais encore en s’efforçant d’intéresser à leur cause les sociétés ouvrières non adhérentes à l’Internationale. Une lettre fut écrite (1er octobre) au Comité central du Schweizerischer Arbeiterbund, disant : « La différence d’opinion qui nous sépare actuellement sur certaines questions de principes ne doit pas exclure la solidarité entre nous dès qu’il s’agit de combattre les auteurs de notre commune oppression... Sur ce terrain, nous voulons l’espérer, il n’y aura entre vous et nous qu’une lutte d’émulation pour arriver plus vite et de la manière la plus efficace au secours de ces travailleurs [les grévistes belges] dont on a violé les droits de la façon la plus indigne... Notre but commun étant l’émancipation du travail, nous ne saurions être des ennemis : aujourd’hui, comme toujours, nous vous tendons une main fraternelle sur le terrain de la solidarité économique, et nous vous demandons d’avoir envers nous les mêmes sentiments. » Le Comité central de l’Arbeiterbund répondit (lettre du 10 octobre, signée par Gutsmann, président, et Tauber, secrétaire) que « l’état actuel de leur fédération ne faisait pas espérer grand chose, mais qu’ils avaient fait ce qu’ils pouvaient faire, en faisant insérer dans leur organe, la Tagwacht, le résultat et les faits décrits dans la lettre du Comité fédéral jurassien ». Le Bulletin publia, sur le même sujet, l’entrefilet suivant (28 septembre) : « Nous savons que les mécaniciens du Centre-Hainaut avaient envoyé l’hiver dernier cinq cents francs aux bijoutiers de Genève alors en grève. Les sociétés ouvrières de la fabrique de Genève, qui sont toutes riches, ne pourraient-elles pas en cette occasion faire acte de solidarité envers des compagnons qui les ont aidés si généreusement dans un moment critique ? » Les ouvriers de la fabrique firent la sourde oreille, sauf les bijoutiers, qui remboursèrent les 500 fr. reçus par eux de Belgique l’année précédente ; les mécaniciens de Genève souscrivirent 80 fr., les tailleurs de pierre 100 fr., les menuisiers 100 francs. Les souscriptions de la Fédération jurassienne s’élevèrent à 418 fr. 05 (Bulletin du 7 décembre). — À titre de réciprocité, le Bulletin parla, en décembre, d’une grève faite à Zürich par les relieurs, et publia (22 décembre) une lettre que le Comité central de l’Arbeiterbund envoyait au Comité fédéral jurassien, pour prévenir les ouvriers relieurs de s’abstenir d’aller chercher du travail à Zürich. Ainsi se manifestaient, en dépit des haines fomentées par les agents marxistes tels que J.-Ph. Becker, les premiers symptômes d’un rapprochement entre les ouvriers de langue allemande et ceux de langue française.

L’activité des Sections jurassiennes, à Neuchâtel, la Chaux-de-fonds, le Locle, Saint-Imier, se porta essentiellement sur l’organisation de la fédération des sociétés ouvrières dans chaque localité. Comme l’avait prévu notre correspondant de Boston, la crise américaine avait eu sa répercussion sur l’industrie horlogère du Jura. « Depuis plusieurs semaines, dit le Bulletin du 7 décembre, la crise financière d’Amérique fait sentir son contre-coup chez nous. Le travail se ralentit surtout chez les monteurs de boîtes et les graveurs ; on nous cite un atelier de la Chaux-de-Fonds qui a dû congédier tous ses ouvriers. Si la situation se prolonge, nous pourrions bien revoir les tristes jours de la grande crise d’il y a une douzaine d’années ; et le prix élevé des subsistances rendrait la position des ouvriers encore plus pénible. C’est maintenant plus que jamais qu’il est du devoir de chacun de travailler, au sein des sociétés ouvrières, pour organiser la solidarité d’une façon pratique. » À la Chaux-de-Fonds, la Section avait décidé d’envoyer chaque mois au Comité fédéral jurassien un rapport sur la situation ; le rapport pour le mois d’octobre nous apprend que la fédération ouvrière locale était composée à ce moment de sept sociétés de résistance. Au Locle, qui était le siège du Comité fédéral et de l’administration du Bulletin depuis mai 1873, il y avait six sociétés ouvrières organisées, celles des monteurs de boîtes, des faiseurs de secrets, des graveurs et guillocheurs, des repasseurs et remonteurs, des peintres émailleurs, et des pierristes et sertisseurs. Au Val de Saint-Imier, le mouvement corporatif continuait à donner des résultats satisfaisants (Bulletin du 30 novembre) ; dans son assemblée générale, le 21 décembre, la société des ouvriers graveurs et guillocheurs renouvela à l’unanimité son adhésion à l’Internationale. À Bienne, la société des graveurs, à l’assemblée générale de laquelle (14 décembre) assistèrent deux délégués de la Chaux-de-Fonds, Heng et Otterstetter, manifestait d’excellents sentiments, de même que la société des monteurs de boîtes d’or, qui souscrivit à deux douzaines d’exemplaires de l’Almanach du peuple pour 1874. À Neuchâtel, un mouvement réjouissant se produisait chez les ouvriers boulangers, les ouvriers selliers ; par contre, les menuisiers, qui s’étaient retirés de l’Internationale en 1870, continuaient à se laisser mener par quelques « frotte-manches » ; et au « Cercle des travailleurs », fondé par des bourgeois conservateurs, un pasteur faisait des conférences religieuses, suivies par un certain nombre de « travailleurs » enchantés de trouver là du vin à bon marché.

Pour la quatrième fois, dans le courant de décembre 1873, les internationaux jurassiens firent paraître cet Almanach du peuple dont la publication avait commencé en décembre 1870. L’Almanach pour 1874 comprenait quatre articles, écrit par Schwitzguébel, Lefrançais, Malon, et Élisée Reclus. Schwitzguébel (Gouvernement et Administration) précisait la distinction entre l’État et la Fédération des communes. Lefrançais (Politique socialiste) indiquait comme but à la politique ouvrière la prise de possession des communes : « Que, s’abstenant dorénavant de toute action ayant pour but soit de maintenir, soit de reconstituer l’État politique actuel, les travailleurs, au contraire, s’emparent le plus possible des fonctions administratives locales pour apprendre à gérer eux-mêmes leurs affaires... La prise de possession, par le prolétariat, de l’administration des communes est seule capable d’amener définitivement la chute de l’État centralisé... Autant donc, à notre avis, il importe que les travailleurs discréditent chaque jour davantage l’action gouvernementale, en s’éloignant de tout scrutin purement politique, autant il est nécessaire qu’ils entrent, à l’aide de l’élection, dans l’administration communale. » B. Malon, adoptant la forme romanesque (Une conjuration chez les Atlantes), avait cherché à montrer qu’à l’ancienne conception du communisme d’État devait être substituée celle d’un communisme fédéraliste et anti-autoritaire, dont il rédigeait ainsi le programme : « La terre, les mines, les vaisseaux, les maisons, les animaux domestiques, les matières utiles et les outils de tous genres resteront propriété collective inaliénable ; l’avoir social, divisé en lots et catégories, sera confié, moyennant redevance et acceptation de certaines conditions d’intérêt général, à des associations de travail qui se partageront, d’après leurs conventions particulières, et la part de la collectivité prélevée, les produits du travail sociétaire ». Élisée Reclus traitait de la question sociale en Chine (Les Chinois et l’Internationale) ; il montrait que les intérêts du prolétariat, en Orient et en Occident, étaient les mêmes, et il exprimait l’espoir que cette communauté des intérêts ferait naître la communauté d’action.

L’Almanach se terminait par une chanson que nous avait envoyée notre ami alsacien Charles Keller. Cette chanson, que l’auteur avait intitulée Le Droit du Travailleur, mais que nous appelâmes d’abord familièrement l’Alsacienne, et qui plus tard, après que les ouvriers du Jura l’eurent adoptée comme leur Marseillaise, fut baptisée la Jurassienne, a pour refrain ces deux vers qui ont fait le tour du monde :


Ouvrier, prends la machine !
Prends la terre, paysan[18] !


Je n’en reproduis pas ici les cinq couplets, on les trouvera partout.

Il fallait une mélodie aux strophes de Keller. Un matin de janvier ou de février 1874 (j’habitais alors rue de la Place d’Armes, n° 5), je m’éveillai en me chantant à moi-même le motif du refrain ; et, en une demi-heure, j’eus achevé d’écrire la musique de la chanson. C’est sur cette musique, ainsi improvisée, communiquée au poète et à quelques amis, que se chanta et que se chante encore aujourd’hui la Jurassienne, à Paris comme en Suisse, en Russie comme en Amérique[19].




  1. Le Boletin espagnol ayant suspendu sa publication, les procès-verbaux de la Commission étaient imprimés dans les organes locaux.
  2. Voici quelques exemples des persécutions dont l’Internationale était l’objet : à San Lucar (où un mouvement révolutionnaire avait eu lieu en juillet), la fédération locale est toujours dissoute, et ne peut se réorganiser, parce qu’aucune réunion ouvrière n’est permise ; à Manresa, le local de la fédération a été saccagé, on y a détruit les meubles et les documents et on y a volé les timbres des sections ; à Cadix, où le gouvernement avait, comme en quelques autres villes, au début de la République, concédé un local aux sociétés ouvrières, Castelar l’a fait évacuer pour y installer une école de petites filles sous l’invocation de la Vierge du Rosaire ; à Bilbao, un député républicain fédéral, Echebarrieta, menace les ouvriers de les faire emprisonner s’ils continuent leur travail de propagande et d’organisation ; à Alcoy, on emprisonne les plus actifs parmi les ouvriers socialistes ; à Séville, Marselau, ancien délégué au Congrès de la Haye, est arrêté par ordre du gouverneur ; etc.
  3. Les articles d’Engels, augmentés de l’extrait d’un rapport de la fameuse Nueva Federacion madrileña (les neuf marionnettes de M. Lafargue), furent publiés ensuite en brochure sous ce titre : Die Bakunisten an der Arbeit (Les Bakounistes à l’œuvre). Cette brochure, réimprimée en 1894 dans l’opuscule Internationales aus dem Volksstaat, est encore aujourd’hui lue et acceptée par les socialistes allemands comme parole d’évangile ; bien mieux, on en a fait en 1905 une traduction russe, afin de calomnier par avance les « bakounistes » de Russie et leur action dans la révolution russe.
  4. Puisqu’il s’agit, d’après les premières lignes du paragraphe, du degré de développement de l’industrie, on se demande en quoi la république peut influer sur le plus ou moins de durée de phases économiques, dont l’évolution n’a rien à voir avec la forme du gouvernement ?
  5. C’est ainsi que M. Engels et ses amis appellent les internationaux espagnols. (Note du Bulletin.)
  6. Ceci, comme le savent tous ceux qui ont lu les deux volumes précédents, est absolument contraire à la vérité. Pour mon compte, j’avais écrit en février 1811 : « Ce qu’il faut combattre, c’est l’idéal des communistes allemands, ce fameux Volksstaat. Ils veulent la candidature ouvrière pour arriver au Volksstaat. Pour moi, je suis prêt à accepter les candidatures ouvrières, mais à la condition qu’elles nous mènent à l’an-archie. Or, en ce moment, en France, elles ne peuvent avoir que cette dernière signification. » (T. II, p. 128.) Y eut-il un seul « allianciste » qui se déclarât opposé à la participation aux élections pour la nomination des membres de la Commune de Paris ? On verra un peu plus loin (p. 164) ce que j’écrivais, dans le Bulletin du 21 septembre 1873, au sujet de l’emploi du vote politique en Suisse même.
  7. Par la grève générale. Et justement, dans son premier article, Engels ridiculise l’idée de la grève générale, dont il dit : « La grève générale est, dans le programme bakouniste, le levier qui doit être appliqué pour amener la révolution sociale... La proposition est loin d’être nouvelle ; des socialistes français, et, après eux, des socialistes belges ont, depuis 1848, chevauché avec prédilection cette monture de parade. »
  8. Volksstaat du 19 octobre 1873. Voir plus loin, p. 160.
  9. Voir plus haut, p. 86.
  10. «... in vier oder fünf Häusern am Markt, welche Häuser auf gut preussisch vom Volke niedergebrannt wurden. » Je me sens incapable de faire goûter au lecteur français le sel de cette pauvreté, que M. Engels croit une bonne plaisanterie.
  11. Engels a écrit : « Toute l’Andalousie fut soumise presque sans combat ».
  12. Engels feint de croire que les insurrections cantonalistes — dont la direction resta entre les mains des intransigeants, adversaires déclarés du socialisme — furent la mise en œuvre des théories de Bakounine. Il écrit encore : « La dispersion et l’isolement des forces révolutionnaires furent proclamées, par les fédéralistes espagnols, le principe de la suprême sagesse révolutionnaire ; et Bakounine eut cette satisfaction de voir appliquer sa doctrine. Il avait déjà, en septembre 1870 (Lettres à un Français), déclaré que le seul moyen de chasser de France les Prussiens consistait à abolir toute direction centrale, et à laisser chaque ville, chaque village, chaque commune, faire la guerre pour son propre compte. » Nous avons là un nouvel exemple de la bonne foi d’Engels. Dans les Lettres à un Français, Bakounine dit expressément (p. 14) : « Que doivent donc faire les autorités révolutionnaires — et tâchons qu’il y en ait aussi peu que possible — que doivent-elles faire pour étendre et pour organiser la Révolution ? Elles doivent non la faire elles-mêmes par des décrets, non l’imposer aux masses, mais la provoquer dans les masses, et,… en suscitant leur organisation autonome de bas en haut, travailler, à l’aide de l’influence individuelle sur les hommes les plus intelligents de chaque localité, pour que cette organisation soit autant que possible conforme aux vrais principes. » On sait que l’affiche du 26 septembre, qui servit de programme au mouvement lyonnais (voir t. II, p. 94), et qui porte la signature de Bakounine, propose la constitution, dans toutes les communes fédérées, de « Comités du salut de la France », et l’envoi à Lyon de deux délégués par Comité de chef-lieu de département pour y former une « Convention révolutionnaire du salut de la France ». Où est donc « l’abolition de toute direction centrale » ?
  13. Cette aimable désignation s’applique aux internationaux espagnols, ennemis des intransigeants. (Note du Bulletin.)
  14. Volksstaat du 19 octobre 1873, 2e page, 1re colonne, ligne 8 : « Pour ces bakounistes, révolution et bonapartisme sont donc chose identique (Révolution ist also diesen Bakunisten identisch mit Bonapartismus) ».
  15. Lettre publiée dans le Bulletin du 11 janvier 1874.
  16. Dans plusieurs villes suisses, les écoliers sont organisés en bataillons scolaires ; on les appelle les cadets.
  17. Il s’agit de Pierre Coullery, qui depuis 1869 était attaché comme médecin à la fabrique d’ébauches de montres de Fontainemelon (Val de Ruz), dont les propriétaires, les frères Robert, étaient des notabilités du parti conservateur ou « royaliste » neuchâtelois. Voir t. Ier, p. 188.
  18. Charles Keller m’a raconté qu’en 1869 ou 1870, à Paris, il avait communiqué à Aristide Rey son refrain, déjà composé. Rey fit des objections ; il trouvait l’idée mal exprimée ; car dans sa pensée il s’agissait tout simplement de justice distributive : « À chacun le sien », et il proposait à Keller de dire :
    À l’ouvrier la machine.
    Et la terre au paysan.

    Keller, heureusement, ne se laissa pas persuader. L’excellent Rey, conseiller peu judicieux, ou ami timoré, voulait, tout simplement, supprimer le mot qui donne au refrain sa force, et qui est à lui seul tout un programme, l’éloquent monosyllabe : Prends.

  19. La musique de la Jurassienne a été publiée sous le pseudonyme de Jacques Glady (Glady est le nom de famille de ma mère, une Française dont les frères, le père et l’aïeul furent des musiciens de profession).