L’INTERNATIONALE - Tome III
Cinquième partie
Chapitre XIV
◄   Chapitre XIII Appendice   ►



XIV


De janvier au milieu de mars 1876.


En Espagne, les élections aux Cortès avaient été fixées au 20 janvier 1876. Notre correspondant de Barcelone nous écrivit : « Les principaux chefs du radicalisme et du fédéralisme ont conseillé l’abstention à leurs partisans. Les travailleurs révolutionnaires s’abstiendront aussi d’aller à l’urne électorale. » Une circulaire de la Commission fédérale aux Sections internationales espagnoles, reproduite par le Bulletin, leur annonçait que certains intrigants préparaient un pronunciamiento contre la monarchie, et les mit en garde contre les manœuvres des hommes politiques qui tâcheraient d’exploiter les forces de la classe ouvrière au profit de leur ambition.


Le Bulletin publia (n° 5) un article extrait du Protesto, de Lisbonne, sur la condition misérable de la classe ouvrière de la ville de Porto ; et il dit à ce sujet : « Le mouvement ouvrier n’a pas encore pris, dans cette région, le développement considérable que l’Internationale lui a imprimé dans les pays voisins, en Espagne par exemple ; néanmoins les idées socialistes font leur chemin en Portugal, car là comme partout, il y a un prolétariat exploité et tenu en servitude ».


En Italie, le 5 janvier, la police arrêta Malon, à Milan, où il vivait avec Mme André Léo sous le nom de Béra, et, après l’avoir gardé trois jours en prison, le reconduisit à la frontière suisse. Malon se fixa à Lugano.

Une correspondance adressée de Bologne, le 9 janvier, à la Plebe, racontait une visite faite à Costa et à Faggioli. Costa, écrivait le correspondant, occupait ses loisirs forcés à étudier l’allemand et l’anglais : « Si la prison dure encore un peu, j’apprendrai le russe », dit-il à son visiteur. Quant à Faggioli, il était en mauvaise santé, pâle et maigre, mais de belle humeur, lui aussi : « Nous sommes maintenant si habitués à notre situation, dit-il avec son bon sourire, que nous ne nous en trouvons plus du tout incommodés ». — Quelques jours plus tard parut enfin l’acte d’accusation. À l’origine, les inculpés de la région de Bologne et des Marches étaient au nombre de quatre-vingt-dix-neuf ; vingt avaient été remis en liberté : il en restait soixante-dix-neuf, dont huit ou neuf contumaces. Un correspondant de Bologne — c’était l’avocat Giuseppe Barbanti, qui fut l’un des deux défenseurs de Costa — nous annonça qu’il nous tiendrait au courant du procès ; ses lettres, publiées dans le Bulletin, sont signées de l’initiale S. — Cafiero, qui avait quitté Milan pour Rome au bout de trois mois, recommença, en janvier 1876, à nous adresser régulièrement des correspondances. Il nous annonça l’acquittement de sept membres de l’Internationale qui avaient comparu devant la Cour d’assises de Livourne, et la mise en jugement d’autres internationaux à Massa Carrara ; il nota au passage, en février, le mot fameux de Garibaldi, auquel la Chambre venait de voter une grosse somme d’argent comme récompense nationale, et qui déclara fièrement dans un journal « qu’il n’accepterait jamais les cent mille francs de fange gouvernementale » (i cento mila franchi di melma governativa[1]). Notre correspondant de Bologne, le 26 février, nous écrivit que les socialistes emprisonnés dans cette ville étaient presque tous des ouvriers très pauvres, et dont plusieurs étaient chargés de famille : « Il me semble, ajouta-t-il, que ce serait un devoir pour tous les socialistes de leur venir en aide ; la Fédération jurassienne ne pourrait-elle pas prendre l’initiative d’une souscription en leur faveur dans toutes les fédérations de l’Internationale ? » Le 6 mars, il nous annonça en ces termes que le procès allait enfin avoir lieu: « Nos amis ont enfin reçu la notification du jour de l’ouverture de leur procès : c’est le 15 courant que commencera la grande représentation. On a préparé une salle exprès pour eux, une des plus belles qu’on puisse voir dans les palais de Bologne. Et la chose en valait bien la peine en effet : car les plus honnêtes gens d’Italie sont ceux qui vont aller s’asseoir sur le banc des accusés. »


En France, la fameuse Assemblée de Versailles termina enfin sa longue session, après cinq ans de règne. Alfred Naquet eut l’idée de proposer, à cette haineuse réunion de conservateurs de toutes nuances, de voter une amnistie avant de se séparer. Sa proposition fut accueillie par des cris de fureur, surtout sur les bancs des prétendus républicains. « C’est un soi-disant socialiste, un ami de Proudhon, M. Langlois, qui a demandé la question préalable. Et l’ex-ouvrier Tolain, un proudhonien aussi, s’est empressé d’aller apostropher Naquet après que celui-ci fut descendu de la tribune, et de protester contre la demande d’amnistie. » (Bulletin du 9 janvier 1876.)

La campagne électorale pour la nomination de la Chambre des députés s’ouvrit aussitôt. Les élections du 20 février donnèrent la majorité au parti dont Thiers et Gambetta étaient les chefs. Plusieurs des réfugiés de Genève avaient, à cette occasion, publié des lettres, l’un, Colonna, « aux ouvriers manuels de la France », un autre, Perrare, « aux travailleurs manuels lyonnais » ; un troisième, Lefrançais, « aux électeurs français » ; un quatrième, Jules Montels, « aux socialistes révolutionnaires du Midi de la France ».

De France, un socialiste nous envoya un article que le Bulletin publia (n° 12), et où il disait : « L’habileté de Thiers l’emporte sur la bêtise de Mac-Mahon, et la République bourgeoise est fondée... Peut-être fallait-il que l’expérience se fît, et qu’avant d’arriver à son émancipation le peuple épuisât la série gouvernementale. Soit, messieurs les bourgeois : faisons, puisque les ouvriers le désirent, l’essai loyal de votre république. J’espère qu’il ne sera pas long. »


En Belgique, une grève de mineurs dans le Centre-Hainaut agita les esprits pendant les deux premiers mois de 1876. En outre, à Verviers, les ouvriers sans travail tinrent, en janvier, trois réunions pour demander à la municipalité de leur venir matériellement en aide ; car, disaient-ils dans une lettre adressée aux échevins le 19 janvier, « nous tenons à vous le dire, nous sommes à bout et prêts à tout faire si vous ne faites rien pour nous ». Un Congrès extraordinaire fut convoqué par le Conseil régional belge pour le 27 février, avec cet ordre du jour : « Examen de la situation faite par la crise actuelle au prolétariat » ; mais à ce Congrès il n’y eut qu’un échange de vaines paroles.


D’Angleterre, rien, qu’une longue grève de mécaniciens à Erith, et une réunion de l’Union nationale des employeurs où il fut délibéré sur les moyens dont les patrons pourraient user pour résister aux empiétements des Trade Unions : l’assemblée décida qu’à l’avenir les employeurs auraient, eux aussi, leur Comité parlementaire, pour empêcher les Chambres de voter des lois « révolutionnaires » comme celles de l’année précédente.


En Allemagne, le gouvernement de l’Empire demanda au Reichstag d’introduire dans le Code pénal un article punissant de la prison quiconque exciterait les différentes classes de la population les unes contre les autres, ou attaquerait les institutions du mariage, de la famille et de la propriété. L’article proposé fut repoussé par l’assemblée, à deux reprises et à l’unanimité, malgré les efforts du comte Eulenburg et de Bismarck.


Notre correspondant de Russie consacra une longue lettre à exposer la condition du paysan russe, à propos d’une rébellion des paysans du district de Valouiki, dépouillés de la propriété de leur forêt par la puissante famille Chidlovsky, et d’une autre rébellion au village de Néfédia, pour un motif analogue. « Ce sont toujours les paysans qui ont tort, même quand ils ont raison : j’entends raison au point de vue légal, — car pour moi je pense que ni les paysans ni les ouvriers ne sauraient jamais avoir tort dans ces affaires-là. »


En Suisse, la Section de langue française de Zürich, adhérente à la Fédération jurassienne, écrivit au Comité fédéral la lettre suivante : « Nous avons pensé qu’il serait bon qu’on imitât en divers endroits de l’Europe l’exemple donné par les ouvriers danois qui ont remis à l’ambassade française à Copenhague la protestation que le Bulletin nous a apportée. Nous avons donc écrit à la Section allemande de l’Internationale à Zürich, avec laquelle nous entretenons des rapports amicaux, la lettre ci-jointe. Nous la prions de prendre l’initiative d’une protestation analogue parmi les ouvriers de la Suisse allemande. » La lettre à la Section allemande de Zürich, datée du 1er janvier 1876, disait : « Nous avons pensé, chers coreligionnaires, que le noble exemple donné par Copenhague doit être suivi par nos amis de l’Internationale, répandus en Europe et en Amérique... Nous vous prions d’inaugurer ce mouvement en Suisse. Que la République de l’Helvétie adresse quelques paroles solennelles à la République Thiers-Mac-Mahon-Gambetta. Rappelez-la, non pas à la générosité, non pas à la fraternité, — on ne lui en demande pas tant, — rappelez-la à la simple justice, au bon sens, à la pudeur... Cette protestation doit être faite au nom de l’humanité et non pas au nom de notre parti. »

La Tagwacht publia une traduction de cette lettre de la Section française de Zürich, que la Section allemande, déférant au vœu de nos camarades, transmit au Comité central de l’Arbeiterbund, à Winterthour.

Ce Comité central se trouvait donc saisi de deux propositions venant de socialistes de langue française, étrangers à l’Arbeiterbund, mais qui lui proposaient une action commune : celle de la Fédération des graveurs et guillocheurs, celle de notre Section de Zürich. Dans sa séance du 26 janvier, il délibéra sur les deux questions, et voici les termes mêmes de son procès-verbal :

« Le désir de faire une protestation contre les traitements barbares infligés aux déportés de la Nouvelle-Calédonie part évidemment d’une excellente intention,... mais nous ne voyons pas quel résultat pratique pourrait avoir une protestation, d’autant plus qu’il est bien difficile de savoir à qui cette protestation devrait être adressée... Pour que la chose eût un sens, il faudrait que ce fût un Congrès qui exprimât son indignation sous la forme d’un télégramme ou d’une lettre adressée à quelque membre intransigeant de la future Chambre. En conséquence, le Comité décide de ne pas donner suite à la proposition. »

En enregistrant cette décision, le Bulletin la commenta ainsi : « Il est possible en effet qu’une protestation populaire en faveur des déportés de la Commune ne doive pas avoir de résultat pratique ;... mais que penser du moyen que nous indique le Comité central de l’Arbeiterbund : Une adresse à un député intransigeant ! Voilà qui serait vraiment bien trouvé, bien imaginé ! Les intransigeants se font de l’amnistie une réclame électorale[2], et les ouvriers socialistes de la Suisse viendraient les aider dans leur jeu ! Ceci nous donne un échantillon vraiment instructif de la manière dont on comprend la politique dans certains milieux plus ou moins socialistes de la Suisse allemande. »

Sur l’autre question, le procès-verbal du Comité central s’exprimait ainsi :

« De la part des sections de l’Arbeiterbund il n’est pas arrivé de propositions formelles relatives à l’initiative prise par les graveurs et guillocheurs ; la plupart des réponses sont au contraire négatives. Le Comité central lui-même ne voit aucun motif d’adopter les propositions des graveurs et guillocheurs. Des affaires comme celle de Göschenen ne peuvent être empêchées ni par des protestations ni par des assemblées de délégués, surtout lorsque certains groupes ouvriers se constituent à part de la classe ouvrière de leur pays, pour former un parti séparatiste qui reste en dehors de l’organisation générale. Il est décidé de répondre dans ce sens à l’appel des graveurs et guillocheurs. »

Voici les réflexions du Bulletin : « Ceci veut dire, si nous avons bien compris, que le Comité central de l’Arbeiterbund refuse de s’associer à une agitation populaire contre l’intervention militaire dans les grèves ; en même temps, ce Comité réédite contre les socialistes de langue française la vieille et banale accusation de séparatisme. Nous ne répondrons pas ici à ce reproche, qui n’a pas de sens pour ceux qui connaissent l’histoire vraie du mouvement ouvrier depuis la fondation de l’Internationale ; nous dirons seulement que nous avions espéré mieux que cela de la part du Comité central de l’Arbeiterbund. »

Quinze jours plus tard, le Comité central, averti sans doute que sa décision de mettre au panier l’initiative de la Section française de Zürich avait déplu à quelques-uns de ses administrés, revint sur son premier vote relativement aux déportés (mais il ne changea pas d’avis quant à la proposition d’une entente à organiser pour le refus du service militaire en cas de grève) ; on lit dans le Bulletin du 20 février : « Le Comité central de l’Arbeiterbund s’est ravisé. Après avoir d’abord repoussé comme inopportune la proposition faite par la Section internationale de langue française de Zürich, il s’est tout à coup décidé à écrire une lettre à l’ambassadeur français à Berne. Or, que le Comité central nous permette de le lui dire, il a fait justement ce qu’il ne fallait pas faire : une simple lettre adressée à un anbassadeur par un comité ne signifie rien et ne peut avoir aucun résultat. Ce qu’il eût fallu, c’eût été une agitation entreprise dans la Suisse entière, s’annonçant par des réunions populaires et aboutissant à la publication d’un manifeste collectif adressé au peuple français. Voilà qui eût été, à la fois, et un moyen d’agir sur l’opinion en France, et un moyen de faire une utile propagande en Suisse. »

Le 2 janvier eut lieu à Bienne une assemblée de délégués de la Fédération des ouvriers cordonniers, représentant les sociétés de Lausanne, Vevey, Neuchâtel, le Locle, la Chaux-de-Fonds, Berne, Bienne, et Olten. Le Bulletin, en rendant compte de cette réunion (no 4), fit la réflexion suivante :

« Les sociétés de cordonniers, dans la Suisse française, sont exclusivement composées d’ouvriers de langue allemande. Cette circonstance a tenu jusqu’à présent ces sociétés dans un certain isolement à l’égard des autres sociétés ouvrières existant dans les mêmes localités. Il serait à désirer que l’obstacle créé par la différence des langues pût être surmonté, et nous croyons qu’avec un peu de bonne volonté de part et d’autre il le serait aisément. Si un rapprochement s’opérait, à Lausanne, à Vevey, à Neuchâtel, à la Chaux-de-Fonds, au Locle, à Bienne, entre les sociétés d’ouvriers cordonniers et celles d’ouvriers appartenant à d’autres professions, spécialement à l’horlogerie, ce rapprochement ne pourrait avoir que d’heureux résultats. Les ouvriers cordonniers ont montré jusqu’ici beaucoup d’initiative et d’énergie : ils pourraient souffler un peu de leur ardeur à d’autres corporations qui, malheureusement, dorment le triste sommeil de l’indifférence. »

Ce vœu fut bien accueilli par la Tagwacht, qui le commenta (29 janvier) en ces termes :

« Nous sommes fermement convaincus que non seulement les cordonniers, mais encore toutes les autres sections de l’Arbeiterbund dans la Suisse française, seraient très disposées à donner la main à un rapprochement semblable. Mais la Fédération jurassienne devrait de son côté surmonter l’espèce d’effroi que lui inspire le caractère autoritaire de l’Arbeiterbund, et entrer dans cette association. Notre organisation offre en effet toutes les garanties démocratiques possibles, et laisse à chaque section sa complète autonomie. Aucune ligne politique spéciale n’est imposée à personne… Le caractère de l’Arbeiterbund est celui d’une organisation corporative, économique : la Fédération jurassienne peut-elle avoir un motif de repousser aucune de nos aspirations sur ce terrain ? Quelle force la propagande ne prendrait-elle pas, si dans la Suisse romande l’élément français et l’élément allemand, unis dans une même association, travaillaient en commun au développement et à l’organisation des corps de métier ? Pensez-y, Jurassiens, et vous verrez que la chose est très faisable. Votre autonomie n’en restera pas moins intacte, — mais le mouvement, sur la base du programme de notre Association, prendra plus d’unité et de puissance. »

Le Bulletin répondit ce qui suit (6 février) :


Voilà de bonnes paroles, qui valent mieux que les extraits de procès-verbal que nous avons rapportés plus haut[3]. Nous y sentons l’accent de la véritable fraternité, et, quelles que soient les réserves que nous ayons à faire sur des points importants, nous tenons à remercier la rédaction de la Tagwacht de s’être adressée à nous en un langage si franc et si cordial.

Nous ne voulons pas examiner ce qu’il peut y avoir d’autoritaire, en théorie, dans l’organisation de l’Arbeiterbund ; nous préférons donner acte à la Tagwacht de cette remarquable déclaration, que « chaque section y jouit de sa complète autonomie », et que « nulle ligne politique spéciale n’est imposée à personne ». De quel immense progrès dans les idées cette déclaration n’est-elle pas la preuve ? et combien nous voilà loin des théories de la majorité du Congrès de la Haye et du Conseil général de New York !

Il est bien certain que, puisque la rédaction de la Tagwacht et celle du Bulletin en sont venues à s’accorder sur la question de l’autonomie, le moment n’est plus bien éloigné où un rapprochement entre les socialistes de langue allemande et ceux de langue française sera possible. Mais ce rapprochement doit-il s’opérer par l’entrée de la Fédération jurassienne de l’Internationale dans le Schweizerischer Arbeiterbund ? Le procédé ne nous semble guère rationnel. Deux organisations sont en présence, l’une nationale, l’autre internationale : comment veut-on que ce soit l’organisation internationale, la plus compréhensive des deux, qui entre dans l’organisation nationale, dont le cadre est nécessairement plus étroit ? Si au contraire l’Arbeiterbund venait à voter son adhésion à l’Internationale, — ce qui pourra se faire dès que les principes socialistes seront assez compris dans les sociétés ouvrières de la Suisse allemande, — le vœu de la Tagwacht serait réalisé : l’élément allemand et l’élément français se trouveraient réunis dans une même association, plus large et plus puissante que l’Arbeiterbund, dans l’Association internationale des travailleurs du monde entier.

En attendant, amis de la Tagwacht, merci de vos sentiments fraternels ; ils nous sont une garantie que les malentendus qui ont divisé si longtemps les travailleurs en deux camps hostiles ne pourront du moins plus se renouveler en Suisse.


Sur l’activité des Sections de la Fédération jurassienne, voici les détails que je trouve à relever pour ces deux mois et demi, de janvier au milieu de mars 1876, par lesquels se clôt la période comprise dans le cadre de cette Cinquième Partie.

Dans la nuit du 30 au 31 décembre 1875, — raconte le Bulletin du 23 janvier 1876, — des socialistes placardèrent dans les rues de Fribourg des petits imprimés engageant les ouvriers et les paysans à se joindre à l’Internationale (c’étaient les mêmes que ceux qui avaient été placardés à Neuchâtel en janvier 1870 ; voir tome Ier, p. 272). La presse s’émut de cet acte audacieux : « L’Internationale progresse, sans qu’on y prenne garde, ayant partout, comme à Fribourg, ses sections, son organisation, ses propagateurs, ses journaux et son bulletin, même dans les lieux publics... Dédaignant les votes politiques, méprisant le parlementarisme radical aussi bien que celui des conservateurs, défendant à ses adeptes de se laisser élire députés, elle ne poursuit qu’un seul et unique but : l’agrégation de toutes les forces vives et matérielles du nombre. Voilà le danger trop méconnu de l’Internationale, qui est à ce jour devenue légion. » (Gazette de Lausanne.)

Une Section se reconstitua à Lausanne en février 1876, et adhéra à la Fédération jurassienne. Sa fondation était due en particulier à l’initiative d’un réfugié français, Rodolphe Kahn, qui se réclamait du patronage de Ferdinand Gambon et de Félix Pyat. Kahn était un homme remuant ; et à côté de lui, dans le groupe lausannois, se trouvait alors un jeune ouvrier allemand d’un caractère énergique, le typographe Reinsdorf : aussi la nouvelle Section devait-elle bientôt faire parler d’elle.

En mars, une Section de langue française fut créée à Bâle, et entra également dans la Fédération jurassienne.

La campagne de conférences, de soirées familières, de réunions publiques, commencée en novembre, se continua tout l’hiver. Le Bulletin rend compte des conférences faites à Berne, à Saint-Imier, à Sonvillier, à la Chaux-de-Fonds, à Neuchâtel, à Lausanne, à Vevey, à Genève, par Schwitzguébel[4], par moi, par Brousse, par Élisée Reclus, et aussi par des ouvriers nouveau-venus dans le mouvement, qui s’essayaient à parler pour se former à la mission de propagandistes.

Toutes nos Sections préparèrent des soirées familières pour commémorer l’anniversaire du 18 mars. Celle de Berne eut l’idée de la convocation d’une réunion générale à Lausanne, à laquelle seraient invités, avec les réfugiés de la Commune, des délégués de nos sections : elle devait comprendre, le samedi soir 18, un banquet ; le dimanche matin 19, une séance d’études où serait discuté ce sujet : « La Commune, comme base d’une nouvelle organisation sociale » ; et le dimanche après-midi, un meeting de propagande. L’idée fut bien accueillie, et la Section de Lausanne se chargea des préparatifs matériels : j’aurai à parler de cette réunion dans le prochain volume, ainsi que des incidents qui eurent lieu à Berne le samedi soir mars.

Nos camarades de la Chaux-de-Fonds demandèrent, en février, qu’une autre Section devînt le siège du Comité fédéral ; en outre, des raisons personnelles nous avaient décidé à relever Floquet de ses fonctions d’administrateur du Bulletin. Dans son numéro du 5 mars, le Bulletin publia l’avis suivant :


La Section de la Chaux-de-Fonds ayant demandé à être déchargée des fonctions de Comité fédéral, qui lui avaient été confiées pour une seconde année par le Congrès de Vevey, les Sections jurassiennes ont désigné la Section de Neuchâtel pour remplir ce mandat jusqu’au prochain Congrès jurassien. En conséquence, la Section de Neuchâtel a élu dans sa dernière séance (28 février) le nouveau Comité fédéral, et l’a composé des compagnons Gabriel Albagès[5], Auguste Getti[6], James Guillaume et Louis Jenny[7]. Ce Comité s’est constitué le 1er mars, et a aussitôt adressé une circulaire aux sections.

L’administration du Bulletin sera, à partir du prochain numéro, transférée à Sonvillier.


Parmi les points traités dans la circulaire du Comité fédéral, il en est trois qu’il faut mentionner :

1° La suppression du Congrès général de 1875 avait eu cette conséquence, que le Bureau fédéral de l’internationale était resté provisoirement dans la Fédération jurassienne ; mais le secrétaire du Bureau avait écrit aux diverses Fédérations régionales, pour les prier de désigner celle des Fédérations qui devrait remplir le mandat de Bureau fédéral pour l’année 1875-1876. En prévision du cas où la Fédération jurassienne serait invitée à conserver ce mandat pour une seconde année, le Comité fédéral demandait aux Sections leur avis sur ce qu’il y aurait à faire. — En réponse à ce point de la circulaire, « toutes les Sections jurassiennes autorisèrent le Comité fédéral à accepter, le cas échéant, le maintien du Bureau fédéral de l’Internationale dans la Fédération jurassienne jusqu’au (Congrès général de 1876 ». (Procès-verbaux du Comité fédéral jurassien, séance du 17 mars 1876.) Les Fédérations régionales demandèrent toutes en effet, que le Bureau fédéral restât placé dans la Fédération jurassienne jusqu’au prochain Congrès général ; ce Bureau demeura composé des mêmes membres que précédemment (voir p. 251) : seulement son siège fut la Chaux-de-Fonds, et non plus le Locle ;

2° On a vu que l’avocat Barbanti avait invité la Fédération jurassienne à ouvrir une souscription en faveur des détenus de Bologne. Le Comité fédéral porta cette invitation à la connaissance des Sections, et leur demanda en même temps l’autorisation de disposer, en faveur de ces détenus, d’une somme de 134 fr. 55 qui se trouvait à ce moment disponible sur les fonds de la souscription permanente en faveur des déportés de la Commune. — Cette autorisation fut accordée par les Sections ;

3° Le Comité fédéral communiqua aussi aux sections une proposition d’affecter aux détenus de Bologne une partie de la souscription faite en faveur des familles des grévistes tués à Göschenen, — souscription pour la répartition de laquelle aucune démarche n’avait encore été faite par le Comité fédéral de la Chaux-de-Fonds. — Cette proposition ne fut pas admise, à ce moment, et le 17 mars le Comité fédéral « décida d’écrire immédiatement au compagnon Carlo Cafiero, à Rome, pour lui confier la constitution d’un comité qui se chargera de répartir la souscription de Göschenen ». (Ibid.)


À Lugano, la détresse financière de Bakounine continuait. Il écrit le 12 janvier 1876 : « Notre position est devenue impossible. Nous n’avons plus le sou pour vivre, et je me vois forcé de mendier par ci par là des emprunts de quinze à vingt francs pour donner à Antonie de quoi entretenir la maison. » Il essaie, par l’intermédiaire de Gambuzzi, de décider le financier napolitain dont j’ai parlé à lui acheter ses droits sur la forêt ; mais le capitaliste fait la sourde oreille. Au commencement de février 1876, les créanciers de Bakounine se réunissent en assemblée, et, après délibération, consentent à accorder à leur débiteur un délai de trois mois pour s’acquitter. Dans la première moitié de mars, — enfin ! — la vente de la forêt est définitivement conclue par Mme Lossowska, mais à un prix bien inférieur à celui qu’on avait escompté ; et le 25 mars Bakounine reçoit de Varsovie un premier à-compte de mille roubles (3345 fr.).

En janvier 1876, Ross, qui avait affaire en Russie, et voulait se rendre dans ce pays, avec Kraftchinsky et quatre autres amis, avait écrit de Genève à Bakounine au sujet d’une somme d’argent, appartenant à une caisse révolutionnaire russe, qu’il avait déposée entre les mains de celui-ci à une époque antérieure. Bakounine, afin de rembourser une partie de cet argent, essaya de conclure auprès de Gambuzzi un nouvel emprunt, de deux mille francs : mais il ne put rien obtenir de ce côté. Ross, alors, après être allé conférer avec Bakounine à Lugano (fin de février ou commencement de mars), se rendit à Rome auprès de Cafiero, puis revint auprès de Bakounine, et il fut convenu entre eux trois qu’on tenterait d’emprunter une somme de mille à quinze cents francs à quelque prêteur à Locarno, par l’intermédiaire de Bellerio, sous la double garantie de Bakounine et de Cafiero ; il existe une lettre de Bakounine à Bellerio, du 16 mars 1876, réclamant ses bons offices pour cette affaire[8]. Ross, muni de cette lettre, alla aussitôt à Locarno, et put s’y procurer l’argent dont il avait besoin : la chose se fit très rapidement, car le 19 mars il assistait à la réunion de Lausanne dont il sera parlé au tome IV, et où je le vis. Quelques jours plus tard, il vint à Neuchâtel prendre congé de moi ; nous nous embrassâmes avec émotion : j’avais comme un pressentiment qu’il devait lui arriver malheur[9].

Vingt-huit ans plus tard, en avril 1904, Ross (que je n’avais pas revu depuis mars 1870), étant venu me voir à Paris, m’a raconté ce qui suit au sujet de ses deux passages à Lugano au commencement de 1876 : À son arrivée dans cette ville, il écrivit un billet à Bakounine[10], et celui-ci, en réponse, lui donna rendez-vous au café, à cause de sa femme ; dans cette première entrevue, il l’invita à lui rendre visite à sa villa, que Ross ne connaissait pas encore, à un moment où Mme Antonie serait absente : car elle lui ferait une scène, dit-il, si elle apprenait que Ross fût venu. En conséquence Ross se rendit à la villa une ou deux fois, en cachette. Leurs entrevues eurent un caractère très amical, et ils se séparèrent de la façon la plus affectueuse, en s’embrassant. Ils ne devaient pas se revoir.

J’ai dit que Malon avait été expulsé d’Italie. Il arriva à Lugano le 8 janvier 1870. Bakounine le revit alors pour la première fois[11], je crois, depuis leur brouille de 1869[12] ; ils se rapprochèrent, mais sans qu’il y eût entre eux de véritable sympathie ; Bakounine appelait Malon « un paysan rusé[13] ». Mme André Léo rejoignit son mari au commencement de mars[14], et elle aussi se trouva ainsi mise en relations avec le révolutionnaire qui l’avait jadis rudoyée dans l’Égalité[15]. Bakounine appréciait médiocrement la compagne de Malon : il la trouvait trop bas-bleu, et sa conversation l’ennuyait ; mais, par un autre côté, elle lui procura un divertissement inattendu, que raconte en ces termes un témoin oculaire[16] : « La constante occupation de Mme André Léo était de surveiller les escapades amoureuses de Malon. Il arrivait à ce sujet les histoires les plus bêtes, qui amusaient beaucoup Bakounine : il riait aux larmes quand Malon se laissait prendre, et il se faisait raconter par le menu toutes les aventures maloniennes et toutes les incartades de Mme André Léo à ce propos ; il avait surnommé celle-ci la dogana (la douane), et appelait Malon le contrebandier qui fait passer sa contrebande sous le nez de la douane. Je ne comprenais pas que Bakounine pût s’intéresser à de pareilles futilités, et je condamnais son indulgence pour des écarts de conduite que je trouvais d’autant plus honteux qu’ils étaient accompagnés de mensonge et de tromperie ; mais lorsque je lui parlais ainsi, il riait de plus belle, et me répondait : « Bah ! on ne peut pourtant pas pontifier à toutes les minutes de l’existence ». Cela est vrai ; mais moi, dont l’imagination avait idéalisé les héros de la grande tragédie prolétarienne, je ne pouvais pas rire, et de pareilles choses me faisaient éprouver un sentiment pénible. »

C’est sous l’impression, toute vive encore, produite sur elle par les aventures de Malon à Lugano et ailleurs, que Mme André Léo, le 7 juillet 1876, écrivait ce qui suit à une jeune amie qui songeait au mariage et qui aimait un « démocrate » :


Je vous remercie, ma bien chère enfant, de la confidence que vous me faites. Elle m’a été pénible pourtant, parce que je ne voudrais pas voir un cœur tel que le vôtre se donner sans savoir à qui, et en quelque sorte par fantaisie d’imagination. Vous ne devez pas, vous, aimer un inconnu. C’est que vous ne savez pas, ma pauvre chère fille, à quoi vous vous exposez. Avec toute votre vaillance, je vous vois pleine d’inexpérience. Et puis, le grand danger, c’est que vous avez sur la démocratie des illusions très concevables. Moi aussi, j’ai eu ces illusions ; mais je ne les ai plus, je vous assure. J’en apprends tous les jours sur ce point. Si j’avais le temps, je vous dirais ce que j’ai vu récemment encore à Lugano. Mais pour cela, il faudrait causer. En résumé, je dirais presque qu’un démocrate — à prendre dans le tas, bien entendu — est un homme qui a moins de préjugés et plus de vices que la bourgeoisie. Pour la plupart, la démocratie est l’absence de toute règle, et ils se révoltent contre la morale en même temps que contre tout le reste. Pour la plupart encore, ils ne croient qu’aux droits de l’homme et sont de parfaits tyrans, ou dédaigneux, vis-à-vis des femmes…


Vingt mois plus tard, Mme André Léo devait écrire, à la même jeune amie, que son union avec Benoit Malon, « rompue en droit[17] déjà depuis longtemps », allait se dénouer par une « séparation de fait ».








  1. Il se décida néanmoins, plus tard, à les prendre.
  2. Cet article paraissait le 6 février, quelques jours avant les élections françaises.
  3. C’était dans ce même numéro que nous avions reproduit le procès-verbal de la séance du Comité central de Winterthour du 26 janvier.
  4. La conférence de Schwitzguébel, faite à Berne, d’abord, puis répétée à Sonvillier, à Saint-Imier, à Neuchâtel, à Genève, fut imprimée (à Neuchâtel, sans nom d’imprimeur, chez L.-A. Borel, imprimeur du Bulletin) en une brochure sous ce titre : Le Radicalisme et le Socialisme, conférence publique, par Adhémar Schwitzguébel, Saint-Imier, 1876 ; 49 p. in-8o. Elle a été réimprimée dans le volume Quelques écrits d’Adhémar Schwitzguébel (Paris, Stock, 1908).
  5. C’était, comme je l’ai dit, l’instituteur espagnol Severino Albarracin. Il avait séjourné d’abord au Locle ; il résida ensuite à Neuchâtel pendant une année.
  6. Le barbier Auguste Getti, d’Ancône, qui avait quitté Lugano (voir p. 312), depuis deux ou trois mois, avait trouvé du travail dans un salon de coiffure de Neuchâtel.
  7. Louis Jenny était un ouvrier mécanicien, de Saint-Blaise (Neuchâtel).
  8. Dans cette lettre on lit : « Cette lettre te sera remise par Ross lui-même. Il a besoin de quinze cents, ou au moins de mille francs, non pour lui-même personnellement, mais pour une affaire d’excessive importance qu’il t’expliquera lui-même. Malheureusement il me sera impossible de lui donner cette somme avant la fin de ce mois, — je viens de recevoir aujourd’hui même une lettre de Sophie qui m’annonce enfin la vente de ma propriété, — et l’affaire de Ross ne souffre aucun délai... L’affaire vraiment est de la plus grande importance : fais donc tout ce qu’il te sera possible de faire. »
  9. On verra, au tome IV, comment Ross fut arrêté par la police russe en mai 1876, condamné en 1878 à cinq ans de travaux forcés, puis déporté en Sibérie à l’expiration de sa détention.
  10. Ce billet (sans date) existe dans les papiers de Bakounine : Ross lui annonce qu’il vient d’arriver à Lugano, et lui donne son adresse, au Grand Hôtel Suisse, chambre n° 10. (Communication de Max Nettlau.)
  11. Ils étaient toutefois déjà rentrés en relations — simplement épistolaires, sauf erreur — à la fin de 1874, à l’occasion d’un différend entre Arthur Arnould et Jules Guesde, différend pour la solution duquel fut constitué un jury d’honneur, composé de Bakounine et Pederzolli pour Arthur Arnould, de Malon et Nabruzzi pour Jules Guesde.
  12. Voir tome Ier, pages 120 et 131.
  13. Mot rapporté par Pederzolli (Nettlau, note 3818).
  14. Elle séjourna à Lugano jusqu’au 17 juin 1876 (lettre du 14 juin 1876 à Élise Grimm), et retourna ensuite à Milan retrouver son fils André.
  15. Voir tome Ier, p. 150.
  16. Mme A. Bauler (dans Byloe).
  17. Mme André Léo a biffé les mots en droit, venus sous sa plume en opposition aux mots de fait écrits à la fin de la phrase, et dont elle sentit ensuite l’impropriété.