L’INTERNATIONALE - Tome III
Cinquième partie
Chapitre X
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et, pour pouvoir le faire en toute tranquillité, aussitôt que j’aurai reçu la réponse d’Antonie à ma grande lettre que je t’ai envoyée de Fribourg, le 29 août je pense, avec prière de la lui faire parvenir, et aussitôt que j’aurai reçu des effets qu’on m’a envoyés de Locarno, — je partirai pour Berne, où, par l’entremise de mon ami Adolphe Vogt, je me mettrai de nouveau en rapport avec M. Schenk[1] et autres grandes autorités fédérales, et, maintenant que c’est pour tout de bon que j’aurai renoncé à toute agitation révolutionnaire, je pense qu’il ne me sera pas difficile d’en obtenir toutes les garanties de ma tranquillité à venir. »

Bakounine resta à Sierre jusqu’au 23 septembre. Son journal[2] nous le montre continuant à correspondre avec Ross (bien qu’il eût écrit, le 3 septembre : « Tout est fini entre nous ») ; le 9 septembre, il note une lettre de Ross, « bonne, et, à ce qu’il semble, décisive » ; le vendredi 11, il a à Saint-Maurice une entrevue avec Ross, venu de Genève à sa demande, et il note : « Passé toute la journée avec Ross ; entente complète ». Le 15, à la suite de lettres reçues le 12 au soir de Mme Antonia et de sa sœur, il écrit à Ross pour lui proposer une nouvelle entrevue[3] qui aurait lieu à Neuchâtel ou dans les environs, et à laquelle, outre Bakounine et Ross, auraient assisté Cafiero et moi ; et en même temps il télégraphie à Cafiero dans le même sens. Ross répond, dès le lendemain, qu’il accepte la rencontre ; Cafiero accepte également, et annonce qu’il partira le 21 de Locarno pour Neuchâtel. Par contre, avec sa femme et sa belle-sœur, qui, ainsi que je l’ai dit, se trouvaient à Lugano depuis le commencement de septembre, Bakounine éprouvait des difficultés à s’entendre. La réponse d’ Antonia à la « grande lettre envoyée de Fribourg » arriva le 5 septembre, et Bakounine note : « Tristes lettres d’Antonie et de Sophie ; mais charmante lettre de Gambuzzi ». Le soir même il écrit aux deux sœurs, et de la réponse qu’il recevra va dépendre sa destinée ; c’est là, dit le journal, la « crise définitive ». Le 7, il se demande : « Que ferai-je, où serai-je et que voudrai-je dans dix jours, jeudi le 17 ? » et, comme les heures lui paraissent longues et qu’il veut chercher à les abréger, il commence, le même jour, la lecture d’un roman anglais. « Eté à la gare acheter un roman intitulé : Je me tuerai demain. — Mardi 8. J’ai lu un roman anglais, traduit en français… — Mercredi 9. Continué à lire roman anglais » ; et il poursuit sa lecture jusqu’au 13. Le 12, la réponse anxieusement attendue arrive, et elle n’est pas ce qu’il espérait : « Lettres étranges, pas franches, d’Antonie et de Sophie », Mme Lossowska refusait de signer la lettre de change.

Une lettre écrite quelques jours plus tard (le 21) par Emilio Bellerio à Mme Antonia jette un peu de clarté sur ce qui s’était passé. Bellerio dit que la lettre que Mme Bakounine lui a écrite le 14 l’a inquiété : car il avait cru « qu’elle et sa sœur s’étaient entendues complètement avec Michel », et il a appris par cette lettre qu’il n’en est rien. En outre, ajoute Bellerio, Ross, qui est retourné auprès de Bakounine, a écrit à Cafiero que Mme Lossowska refuse de signer la lettre de change, et que « vous-même vous deviez avoir montré fort peu de bonne volonté de vous réunir à votre mari » ; et Bellerio en est affligé, car il savait que « Michel avait un grand désir de se réunir à sa famille » ; il craint que l’attitude de Mme Antonia ne pousse Bakounine à se rapprocher de Cafiero, et il regrette « de le savoir en rapports assidus avec M. Ross, qui est sans doute fort estimable, mais avec qui Michel devrait rompre toute liaison, s’il pense à conserver sa dignité ».

Du 13 au 17, Bakounine écrit une « grande lettre à Antonie », qu’il expédie le 18, et par laquelle il a dû chercherà dissiper les appréhensions de sa femme et à la ramener à lui : le résultat qu’il souhaitait fut obtenu, puisque le journal nous apprendra, plus tard, qu’il écrivit de Berne, le 29 septembre, une lettre à « papa Saverio[4] », et le 4 octobre une lettre à sa femme, évidemment pour leur annoncer sa prochaine arrivée à Lugano.

En attendant l’entrevue de Neuchâtel, il s’occupe, le 19 et le 20, à écrire une « brochure russe ».

Le 23 septembre Bakounine « fait ses paquets », et quitte Sierre pour Saxon ; le 24 il couche à Yverdon, et le 25, à trois heures de l’après-midi, il arrive à Neuchâtel. Cafiero et Ross s’y trouvaient depuis la veille, et m’avaient mis au courant de ce qui s’était passé depuis notre précédente rencontre. Notre résolution était arrêtée de prendre acte purement et simplement de la décision de Bakounine « de se retirer complètement de la vie et de l’action politique, tant publique que secrète » (expressions de la lettre à Bellerio du 3 septembre). Tous les trois, nous eûmes une première entrevue avec lui dans un petit hôtel près de la gare[5] ; puis, le laissant seul, nous nous rendîmes aux Convers, où nous rencontrâmes Schwitzguébel et Spichiger ; dans cette réunion, Cafiero et Ross, qui avaient déjà raconté à Adhémar et à moi, le 1er septembre, l’histoire de la Baronata, nous donnèrent de nouveaux détails sur cette affaire ainsi que sur les événements de Bologne et ce qui s’en était suivi. L’impression unanime fut que Bakounine, que nous avions tant aimé et que nous aimions encore, s’était montré, dans les affaires de la Baronata, d’une inconscience et d’une faiblesse que nous étions forcés de condamner, et nous approuvâmes pleinement la façon dont Cafiero et Ross avaient dû agir. Nous retournâmes le soir à Neuchâtel, Cafiero, Ross et moi, accompagnés de Spichiger ; nous rejoignîmes Bakounine dans la petite chambre d’hôtel où il nous attendait ; et là, parlant au nom de tous, je lui dis ce que j’avais été chargé de lui dire. Il a noté, dans son journal, que j’avais été « froid » et « sec » [6] ; en réalité, l’émotion qui me serrait la gorge m’ôtait presque la voix, et l’effort que je dus faire pour dominer cette émotion, en me raidissant contre elle, me donna sans doute l’apparence de l’insensibilité ; Cafiero et Ross ne dirent rien, Spichiger pleurait silencieusement dans un coin. « Spichiger seul montra du cœur », lit-on dans le journal. La déclaration catégorique, faite par moi, de notre solidarité avec Cafiero et Ross, enleva d’emblée à Bakounine tout espoir d’un revirement dans notre appréciation[7]. Il fut aussi question d’argent, dans cette dernière entrevue ; nous offrîmes à notre vieil ami de lui assurer une rente mensuelle de trois cents francs[8], en exprimant l’espoir qu’il continuerait d’écrire ; mais il refusa de rien accepter[9]. Par contre, il demanda à Cafiero de lui prêter trois mille francs (et non plus cinq mille) sur son billet à ordre, qui serait endossé, non par Mme Lossowska, puisque celle-ci refusait sa signature, mais par Bellerio ou quelque autre personne solvable ; et Cafiero répondit qu’il le ferait[10]. Puis nous nous séparâmes tristement.


Le lendemain 26, Bakounine parlait pour Berne ; il y resta neuf jours, à l’hôtel du Lion, et y vit entre autres Schenk, membre du Conseil fédéral suisse, duquel il accepta une invitation à sa maison de campagne à Twann, sur les bords du lac de Bienne (3 octobre). Le 5 octobre il quitta Berne, et il arriva le 7 au matin à Lugano, où il fut reçu par le vieux Xavier Kwiatkowski, Mme  Antonia et Mme  Sophie Lossowska ; le journal dit : « Mercredi 7. Arrivé à Lugano deux heures et demie nuit. Rencontré par papa Saveria. Antonie et Sophie m’attendent avec le thé, Carluccio et Bomba [la petite Sophie] aussi. Chambre magnifique ; amitié chaude et sincère. Après dîner avec Saverio à Lugano. Soir, whist, préférence[11]. »

Le refroidissement qui avait éloigné Bakounine de Ross et de Cafiero ne fut que momentané. Si, le 21 octobre 1874, Bakounine écrivit de Lugano à Ross une lettre où se manifeste en termes très durs sa rancune[12], il ne persista pas dans ces sentiments : au cours de l’année 1875 les rapports amicaux se rétablirent, comme on le verra, entre le vieux révolutionnaire et son jeune disciple, qui lui rendit plusieurs fois visite. En septembre 1875, Bakounine et Cafiero se rapprochèrent également, et le souvenir du différend de 1874 fut effacé.

Mais entre Bakounine et les Jurassiens les anciennes relations ne furent pas renouées ; l’occasion ne se présenta ni pour lui ni pour nous de rentrer en correspondance, et je ne reçus plus qu’indirectement des nouvelles de notre vieux Michel.

Ce qui s’était passé à Neuchâtel le 25 septembre 1874 resta ignoré de tous ceux qui n’avaient pas fait partie de notre intimité révolutionnaire. Nous en instruisîmes nos amis d’Espagne et de France ; mais nos camarades des Sections jurassiennes ne s’en doutèrent jamais ; nous n’en dîmes rien, par exemple, à Élisée Reclus, pour qui nous avions tant d’estime et d’affection. Cafiero, lui aussi, se montra d’une discrétion si stricte, même envers sa femme, que celle-ci a ignoré jusqu’en 1907 le refroidissement qui s’était produit entre son mari et Bakounine en 1874 : c’est moi qui le lui ai appris cette année-là. De son côté, Bakounine ne laissa rien deviner de ce qui s’était passé à ceux qui n’étaient pas de notre cercle révolutionnaire intime, même à ses deux vieux confidents de Berne, Adolphe Vogt et Adolphe Reichel : aussi, au lendemain de sa mort, fut-ce à moi que Vogt et Reichel remirent les quelques papiers qui s’étaient trouvés dans sa chambre de malade, comme « à celui de tous ses jeunes amis qui lui a été le plus près et le plus aimé » (lettre de Reichel du 6 juillet 1876).


L’Internationale espagnole continuait son existence en partie double, mi-publique, mi-secrète. Le Bulletin du 4 octobre 1874 parle d’une circulaire de la Commission fédérale espagnole[13] : « La plus grande partie du contenu de cette circulaire étant d’un caractère tout à fait privé, nous n’en pouvons donner connaissance à nos lecteurs » ; notre journal mentionne seulement la continuation de la grève des tonneliers et mariniers à Tarragone, dont les frais se montent à 18.000 réaux (4500 fr.) par semaine ; il annonce que depuis le dernier Congrès régional espagnol, tenu en juin, cinq nouvelles fédérations locales se sont constituées, et qu’il est question de reprendre la publication du Boletin : seulement ce journal, organe officiel de la Fédération espagnole, sera clandestin et ne pourra circuler que sous enveloppe.

Une correspondance particulière, publiée dans le Bulletin du 29 novembre, parle de l’insurrection carliste, qui n’a pu « atteindre le degré de développement que nous lui avons vu prendre, que grâce à la complicité de tous les gouvernements qui se sont succédé », et qui se trouvait à ce moment dans un état stationnaire : « Vous pourrez trouver extraordinaire que j’attribue l’extension prise par le carlisme aux gouvernements qui se sont succédé en Espagne : mais soyez assurés que rien n’est plus certain. On a toujours cherché à détourner l’attention du peuple au moyen de la guerre carliste, en attribuant à celle-ci une importance que démentait le peu d’énergie déployée contre les bandes insurgées. Il y a peu de jours encore, j’entendais dire à un épais bourgeois : « Les carlistes sont un mal, c’est vrai, mais pour nous ils ont été un bien, puisque, si le peuple n’avait pas été occupé par la guerre, la révolution sociale était inévitable »... Si le gouvernement ne s’inquiète que médiocrement du carlisme, comme le prouve la mise en liberté des carlistes qu’on arrête çà et là de temps en temps, et le fait que le cabecilla Lozano, qui aurait dû, selon les ordonnances, être fusillé, obtiendra probablement sa grâce, il ne reste pas indifférent à l’égard des éléments révolutionnaires ou qui lui paraissent tels : ceux-là sont déportés en masse, sans autre forme de procès, et sans même vingt-quatre heures d’avertissement préalable. Il y a quelques jours, un navire est parti de Barcelone, emmenant mille déportés aux îles Mariannes. »

Une autre circulaire de la Commission fédérale, en décembre, contient les renseignements suivants (publiés dans le Bulletin du 3 janvier 1875) :

« Depuis notre dernière circulaire, un certain nombre de membres de notre Association ont encore été arrêtés, la police a saccagé le local de plusieurs sociétés ouvrières, et un sergent de carabiniers a assassiné un tonnelier de Reus, au moment où ce malheureux ouvrier passait devant le local de sa société, qui avait été saccagé. Les internationaux détenus dans les différentes prisons et forteresses de la région sont traités de la manière la plus infâme et la plus brutale. Par contre, les prisonniers politiques bourgeois sont l’objet des plus grands égards, et on ne déporte aux îles Mariannes que des ouvriers et des internationaux.

« Diverses fédérations locales nous ont demandé de faire savoir aux autres fédérations que les alphonsistes travaillent à soulever l’armée dans différentes localités, afin de proclamer roi d’Espagne le soi-disant prince Alphonse. Les républicains, de leur côté, font aussi des préparatifs, et ils ont pris pour bannière celle de notre Association internationale, sans doute afin d’attirer à eux tous les ouvriers révolutionnaires. La Commission fédérale pense que les internationaux ne doivent pas rester indifférents devant les événements qui pourraient avoir lieu. Notre ligne de conduite a été déterminée d’avance par le Manifeste du quatrième Congrès espagnol [Le Congrès de Madrid de juin 1874 ; voir p. 188] et celui de la Commission fédérale sortante, documents qui ont été approuvés par la majorité des fédérations locales. »


Presque tous nos amis d’Italie se trouvaient en prison, et la propagande et l’organisation, dans ce pays, ne pouvaient plus se faire que d’une manière clandestine : car tous ceux qui osaient parler publiquement de l’Internationale étaient aussitôt frappés d’ammonizione. Pour avoir des nouvelles, nous nous adressâmes à Cafiero ; il promit de m’envoyer de la Baronata, où il menait maintenant la vie solitaire d’un véritable ascète, une lettre hebdomadaire, que je devais traduire et publier dans le Bulletin. Sa première lettre parut dans le numéro du 11 octobre 1874[14]. Ses correspondances, continuées presque sans interruption pendant un an et demi, contiennent des nouvelles de nos amis arrêtés, une chronique des persécutions gouvernementales, des récits relatifs à la misère des prolétaires italiens, et parfois quelques considérations de politique générale. À propos de Malatesta, transféré d’Ancône, où il avait d’abord été incarcéré, dans la prison de Trani, Cafiero écrit : « Pendant que les bandes insurgées se trouvaient en campagne, les journaux bourgeois annonçaient à grand bruit, entre autres mensonges, que les paysans avaient aidé la force armée à donner la chasse à la bande de Castel del Monte, en Pouille. Eh bien, tout au contraire, je vous affirme que, lorsque cette bande dut se dissoudre, les paysans, qui, les jours précédents, lui avaient porté secours par tous les moyens possibles, pleuraient à chaudes larmes en voyant les insurgés s’éloigner. Je puis vous garantir la parfaite exactitude de ce détail. À cette époque, la police a infligé la bastonnade, le jeûne forcé, et d’autres tortures encore plus cruelles, à un grand nombre de personnes, dont elle espérait pouvoir tirer quelques renseignements sur les insurgés. » Il annonce que, le 1er novembre, « la police a enfin réussi à mettre la main sur le chef de l’Internationale à Florence, Francesco Natta : c’est la soixante et unième personne arrêtée à Florence sous la prévention d’affiliation à l’Internationale et de conspiration contre l’État ». Il signale un projet du gouvernement italien : « On parle beaucoup des lois exceptionnelles dont nos maîtres se proposent de nous gratifier prochainement : on aurait le droit d’envoyer à domicilio coatto (c’est-à-dire de déporter) sans qu’il soit besoin d’une ammonizione préalable : et ce droit serait placé entre les mains non des tribunaux, mais de la police ; de plus, on instituerait un certain nombre de commandants militaires, munis de pleins pouvoirs, et dont chacun aurait à administrer une ou plusieurs provinces. Tant mieux : quand la corde sera tendue à ce point, il faudra bien qu’elle casse. Du reste, le gouvernement n’a pas besoin de lois exceptionnelles pour faire de la répression ; c’est là une pure hypocrisie. Le nombre des personnes ayant reçu l’ammonizione est actuellement de 152.888, et celui des personnes condamnées à la surveillance spéciale de la police de 22.000 ! »

À la fin de novembre eurent lieu les élections pour le renouvellement de la Chambre des députés : la droite compta 284 membres, la gauche 216, parmi lesquels Garibaldi, élu à Rome, et le mazzinien Saffi, élu à Rimini. « Croit-on que la présence au Parlement de ces deux coryphées du républicanisme bourgeois va changer tant soit peu la tournure des affaires ? Ah bien oui ! on bavardera comme par le passé, on fera et défera des ministères, on votera de gros budgets, et le peuple continuera à crever de faim, — jusqu’à ce qu’il se décide à mettre à la porte tous ces farceurs. » (Bulletin du 6 décembre 1874.)

Cafiero, la dernière fois que nous nous étions rencontrés à Neuchâtel, m’avait demandé d’écrire un résumé populaire des idées socialistes révolutionnaires qui pût servir à la propagande en Italie. Je me mis à l’œuvre, et au bout de quelques semaines je lui envoyai mon manuscrit. Il le traduisit en italien, et je sais que sa traduction circula dans les groupes ; mais je ne crois pas qu’elle ait été imprimée. Il me restitua mon essai quand il l’eut traduit ; c’est ce manuscrit, quelque peu retouché, que je publiai deux ans plus tard, en 1876, sous le titre d’Idées sur l’organisation sociale, en supprimant un chapitre spécialement destiné aux Italiens, où il était parlé des mesures pratiques d’expropriation, ainsi que de la propagande révolutionnaire dans l’armée.


En Belgique, le Congrès de la Fédération, tenu à Verviers les 25 et 26 décembre 1874, maintint le Conseil régional dans cette ville pour une nouvelle année. Une grève de houilleurs eut lieu en décembre à Charleroi : « Les grévistes, pauvres ouvriers ignorants, ont envoyé une députation au roi ; les délégués, au nombre de cinq, ont été reçus par Sa Majesté, qui les a renvoyés avec de l’eau bénite de cour. La grève continue ; Charleroi est hérissé de troupes de toutes armes, qui n’attendent qu’une occasion de donner aux ouvriers, à coups de fusil, des marques de la bienveillance royale. » (Bulletin du 10 janvier 1875.) Il n’y eut toutefois pas de massacre cette fois. L’organe des ouvriers marbriers, sculpteurs, et tailleurs de pierres de la Belgique, la Persévérance (qui paraissait depuis juillet 1874), expliqua, dans un article reproduit par le Bulletin, que les législateurs ne pouvaient apporter aux maux dont souffre le prolétariat que « des palliatifs insignifiants et inutiles » ; l’ouvrier « ne doit attendre l’amélioration de sa position que de lui-même » ; « pour sortir de leur position misérable, les ouvriers doivent créer des sociétés de résistance, se coaliser contre le capital, et tâcher, par tous les moyens qui sont en leur pouvoir, de diminuer les heures de travail » ; « diminuer les heures de travail, voilà de quoi doivent s’occuper les sociétés de résistance[15] ». Et le Bulletin ajoutait : « Nous recommandons tout spécialement ces passages, caractéristiques des sentiments qui animent les ouvriers belges conscients, aux méditations de ceux des ouvriers suisses qui ont foi dans les réformes politiques et dans l’intervention du gouvernement ».


L’Internationale, en France, réduite à la propagande clandestine, n’avait pas progressé ; le procès de Lyon avait intimidé bon nombre de militants. Le mouvement des chambres syndicales, lui aussi, qui avait semblé, à la suite de l’Exposition universelle de Vienne, prendre une certaine importance, languissait, ou s’égarait dans de mesquines querelles personnelles : un journal qu’on avait projeté de fonder à Paris au commencement de 1874, et qui devait s’appeler le Syndical, ne put voir le jour à cause des discussions qui éclatèrent entre ses promoteurs.

La politique parlementaire offrait un spectacle écœurant. Des députés de la gauche étaient allés dîner à l’Élysée ; et Rochefort, qui venait de recommencer sa Lanterne, les fouaillait de ses phrases cinglantes :

« Parmi les dîneurs, — écrivait-il, — on remarquait M. Tirard, ancien ouvrier bijoutier, député de Paris. J’avais cru faire œuvre de démocrate en inscrivant sur la liste du Mot d’ordre, aux élections de février 1871, le nom de ce travailleur, sorti des rangs du peuple. Il me doit donc sa nomination, et ses électeurs sont conséquemment les miens. Or, il sait, comme moi, ce qu’ils sont devenus. Quarante mille d’entre eux ont été envoyés sur les pontons. Trente-cinq mille ont été tués dans ou après la lutte. Cinq mille sont en Nouvelle-Calédonie ; le reste est en exil... Si, pendant la période électorale, un orateur avait posé, dans une réunion publique, la question suivante à M. Tirard :

« Admettons un instant que, dans un temps prochain, une insurrection éclate dans Paris, et que le maréchal Mac-Mahon l’écrase dans le sang des hommes, des femmes, des enfants, des vieillards, et même des représentants du peuple. Admettons encore que, mis à la tête des affaires après cet exploit, ce même maréchal nous fasse arrêter tous tant que nous sommes ici, qu’il nous déporte et nous emprisonne ;... que son gouvernement soit la négation de la liberté individuelle comme de toutes les autres libertés... Poussons maintenant la fiction jusqu’à nous imaginer qu’après avoir réduit votre pays et vos électeurs à cet état lamentable, cet homme donne un dîner et vous y invite. Irez vous ? »

« Nul doute que M. Tirard n’eût escaladé la tribune pour protester, au nom de son passé, de son père, de sa mère et de ses enfants, contre la possibilité d’un tel crime. Eh bien, M. Mac-Mahon a fait tout cela et continue à le faire. Il a donné le dîner en question, y a invité M. Tirard, et M. Tirard s’est empressé d’y aller.

« Pas un mot de plus. »

Sur quoi le Bulletin (6 décembre) ajoutait :

« Mais oui, au contraire, encore un mot, de grâce. La gauche tout entière n’en a-t elle pas fait autant que M. Tirard, en la personne de ses délégués ? Un seul de ses membres a-t-il protesté ? L’infamie leur est commune à tous, depuis le pantin Langlois jusqu’au rigide Grévy, depuis l’ouvrier Tolain jusqu’au dictateur Gambetta . »

À propos de la Commune, le Bulletin publiait (3 janvier 1875) les réflexions suivantes, suggérées par un article du Siècle :

« Un article publié dans le Siècle (18 décembre) contient ces lignes :

« Ceux qui lisent l’histoire contemporaine sans se laisser aveugler par la passion, savent que ce sont des républicains qui ont attaqué, vaincu, désarmé la Commune ».

« Le Siècle pense-t-il que ceux qui font l’histoire, de leur sang, de leur liberté, de leur avenir, puissent ignorer que ce sont des républicains qui ont attaqué, vaincu, désarmé la Commune ; massacré, déporté leurs électeurs ?

« Nous prenons acte de cet aveu. Seulement le Siècle a tort d’en parler si fièrement. Aurait-il oublié déjà les règlements de compte Clément Thomas et Chaudey ? N’importe ; ce sont de ces phrases qu’il regrettera plus tard, car elle fait pas mal de tours la roue de la fortune ! »


Pour l’Allemagne, je reproduis trois nouvelles données par le Bulletin :

Numéro du 1er novembre : « Si la place nous le permettait, nous pourrions, en traduisant chaque semaine les nouvelles que nous apportent les journaux ouvriers allemands concernant les persécutions contre les socialistes, remplir trois ou quatre colonnes du Bulletin. Nous devons nous borner à rappeler de temps en temps — pour que nos lecteurs ne se méprennent pas sur notre silence ou notre laconisme — que les persécutions continuent toujours, et que les condamnations à l’amende et à la prison pleuvent dru comme grêle sur les ouvriers d’Allemagne.

« Voici un fait caractéristique. On sait que le président de l’Allgemeiner deutscher Arbeiterverein, Hasenclever, est actuellement en prison. Comme il est député au Reichstag, il a demandé sa liberté provisoire pour pouvoir assister à la session qui va s’ouvrir. Il y a quelques années, le fameux M. de Schweitzer, alors président de la même Association, se trouvant également sous les verrous, avait fait la même demande ; comme Schweitzer était un agent bismarckien, le gouvernement s’empressa de lui accorder ce qu’il désirait. Depuis lors les choses ont bien changé ; M. de Schweitzer a été démasqué et écarté[16] ; l’Allgemeiner deutscher Arbeiterverein s’est résolument posé en adversaire de l’Empire, et il en a éprouvé les conséquences : autant le gouvernement se montrait complaisant pour Schweitzer, autant il met d’acharnement à poursuivre Hasenclever et ses collègues. Hasenclever a naturellement vu sa demande d’élargissement repoussée. »

Numéro du 6 décembre : « À quoi sert-il donc d’envoyer des orateurs socialistes dans les Parlements, demandions-nous il y a huit jours à propos des délibérations du Reichstag ? Aujourd’hui une discussion qui vient d’avoir lieu au sein de ce même Reichstag nous fournit l’occasion de revenir sur ce sujet, et de bien préciser notre pensée. »

Il s’agissait d’une proposition déposée par les députés socialistes, tendant à la mise en liberté, pendant la durée de la session, des trois députés Bebel, Hasenclever et Most ; Liebknecht avait déclaré que le Reichstag avait à choisir entre deux alternatives : Réforme ou Révolution ; et il avait montré, par des exemples historiques empruntés à l’Angleterre et à la France, que « lorsque la soupape de sûreté n’est pas ouverte à temps, lorsque les libertés nécessaires ne sont pas accordées, la machine saute » ; qu’en France, la compression avait abouti à la Révolution, tandis qu’en Angleterre, où le prolétariat possédait la liberté politique et le droit de réunion, on pouvait procéder par des réformes pacifiques[17] ; Bismarck, répondant à Liebknecht, « avait parlé en vrai style de palefrenier : de la brutalité rehaussée de plaisanteries de corps de garde ». Hasselmann, alors, avait déclaré « que les débats du Reichstag n’étaient qu’une comédie », et, parlant de la Commune de Paris, il en avait glorifié les défenseurs, en ajoutant que, pour lui, dans un cas semblable, il en ferait autant. Naturellement, la proposition n’avait recueilli qu’une dizaine de voix ; « pendant les discours des députés socialistes, les députés bourgeois se tordaient les côtes de rire, et les facéties de gendarme du prince de Bismarck ont été accueillies par des bravos frénétiques ». Le Bulletin rappelait qu’en France, on avait ri, sous l’Empire, au Corps législatif : mais « les députés bonapartistes qui se roulaient sur leurs bancs, en 1869, ont été balayés par le peuple en 1870. En Allemagne aussi, rira bien qui rira le dernier. » Et ensuite, résumant notre opinion sur la présence des socialistes dans une assemblée parlementaire, j’écrivais ceci :


Des discussions du genre de celle qui vient d’avoir lieu au Reichstag sont-elles utiles à la cause socialiste ? Oui, nous n’hésitons pas à le dire, nous les croyons utiles.

Il est utile que des délégués du peuple aillent dans les assemblées du privilège et du capital, pour dénoncer à ces assemblées la nullité de leurs actes ; il est utile que la masse soit éclairée sur l’impuissance du parlementarisme ; il est utile que, bravant la rage de ses ennemis, le socialisme allemand affirme, devant la moustache de M. de Bismarck, le droit à la Révolution, et la solidarité des ouvriers d’Allemagne avec les combattants de la Commune de Paris.

Cette opinion, nous l’avons toujours exprimée. Lorsque nos amis parisiens envoyèrent Rochefort au Corps législatif, avec le mandat d’y cracher à la figure de Bonaparte, nous avons applaudi. Lorsqu’ils envoyèrent Malon et Tolain à l’Assemblée de Bordeaux pour y protester contre les traîtres du 4 septembre, nous avons applaudi encore. La protestation faite, Malon a pensé qu’il n’avait plus rien à faire dans une assemblée bourgeoise : il s’est retiré, et nous l’avons approuvé. Tolain, lui, est resté, et l’Europe entière l’a flétri du nom de renégat.

Ce que nous blâmons, ce que nous repoussons, ce sont ces candidatures ouvrières qui se produisent avec le but avoué, non de faire à l’ennemi une guerre irréconciliable, mais de jouer le rôle d’une opposition constitutionnelle et de concourir à la confection des lois. Voilà ce que nous déclarons dangereux. C’est pour cela qu’en Suisse nous ne pouvons pas nous associer à la tactique de ceux qui veulent pousser des ouvriers dans les Grands-Conseils : ces députés ouvriers, en effet, ne recevraient pas le mandat de protester purement et simplement contre tout ce qui se fait dans une assemblée bourgeoise, mais celui de chercher à amender les lois, et de prêter ou de refuser leur concours au gouvernement selon les circonstances. Engager le prolétariat dans une voie pareille, c’est à nos yeux lui donner un détestable conseil : c’est lui faire croire qu’il travaille à son affranchissement, tandis qu’il ne fait qu’aider ses oppresseurs à lui river la chaîne au cou.

Ainsi notre sentiment est celui-ci :

Si un député ouvrier va dans une assemblée bourgeoise pour y faire de la politique négative, c’est-à-dire pour refuser de s’associer à la besogne parlementaire et pour protester contre toute cette besogne, il rend service au prolétariat ;

Mais si un député ouvrier va dans une assemblée bourgeoise pour prendre part à ses travaux, pour lui demander des concessions, des améliorations, pour faire du parlementarisme en un mot, il rend service à la bourgeoisie.


Numéro du 13 décembre : « Les persécutions exercées contre le socialisme allemand semblent devoir porter d’excellents fruits pour la cause populaire. Un rapprochement sensible s’était déjà effectué depuis quelque temps entre les deux fractions du parti socialiste, les lassalliens et les adhérents du programme d’Eisenach. Maintenant ce rapprochement paraît vouloir aboutir à une conciliation et à une fusion complète, au grand bénéfice de l’ensemble du parti. Nous trouvons, en effet, en tête du Neuer Sozial-Demokrat du 11 courant, le document ci-dessous, signé par le président de l’Allgemeiner deutscher Arbeiterverein, Hasenclever, qui vient de sortir de prison après avoir terminé sa peine :

« À tous les lassalliens d’Allemagne. — Depuis longtemps déjà s’est manifesté le désir de voir, dans un avenir prochain, se réaliser l’union de tous les socialistes d’Allemagne. Tous les lassalliens, sans doute, sont pénétrés de ce désir, et beaucoup de socialistes de la fraction du programme d’Eisenach ont déclaré de leur côté qu’ils travailleraient de toutes leurs forces à amener cet heureux résultat[18]. Je me suis mis moi-même en relations avec un certain nombre de nos amis et avec divers membres connus de la fraction d’Eisenach, et nous allons faire les démarches les plus actives pour préparer l’union, sur une base parfaitement saine et par des moyens également réguliers pour chacune des deux parties. Mais avant toute chose, il est nécessaire que l’union soit le produit de la volonté collective des membres des deux parties, afin que, voulue et approuvée par tous, elle ne porte pas dans son sein le germe de nouvelles discordes. C’est seulement ainsi que cette union pourra être féconde, — Hasenclever. »

« Nous faisons des vœux pour que cette tentative de groupement en un seul faisceau de toutes les forces du parti ouvrier d’Allemagne aboutisse à une heureuse issue. »


En Amérique, la Section de langue française de l’Internationale, à New York, continuait sa propagande dans le journal le Bulletin de l’Union républicaine de la langue française. Elle y annonçait son intention « de réorganiser la Fédération américaine, en commençant par la branche française ; de se faire aux États-Unis l’apôtre du socialisme révolutionnaire et radical ; et de rester, en tant que Section, étrangère à tout mouvement politique sur ce continent ». En décembre, après la défaite de Grant et le triomphe électoral du parti démocrate, le Bulletin new-yorkais écrivait : « Il nous importe fort peu, à nous socialistes, que les uns ou les autres nous grugent ; nous ne serons pas moins volés par les démocrates que par les républicains ; ce qui nous attriste, c’est de voir un peuple intelligent... tomber dans les pièges des partis politiques, se laisser leurrer de leurs paroles mensongères, et croire à l’un ou à l’autre, lorsqu’il devrait savoir qu’ayant le droit, ayant la force, il peut d’un seul coup de balai nettoyer toute cette poussière du passé ».

Cependant Sorge venait, encore une fois, de donner un signe de vie ; et le Bulletin jurassien résume en ces termes les nouvelles que nous apportaient les journaux au sujet d’un dernier exploit de l’agent de Marx :

« La discorde est au camp d’Agramant ! Messieurs les membres de ce burlesque cénacle qui s’intitule le Conseil général de New York n’avaient plus fait parler d’eux depuis longtemps : ils ont éprouvé le besoin de rentrer en scène, et ils viennent de régaler le public américain d’une querelle de famille vraiment désopilante.

« Il paraît qu’il y a chez ces Messieurs deux partis : le parti Sorge et le parti Carl. Après s’être d’abord fraternellement entendus pour fulminer contre les Fédérations de l’internationale les risibles décrets d’excommunication dont on se souvient encore, ils ont fini par se prendre aux cheveux entre eux au sujet de la propriété d’un journal, l’Arbeiter-Zeitung, dont chaque parti voulait s’assurer la direction exclusive. L’imprimerie de ce journal se trouvait entre les mains du parti Carl ; les hommes du parti Sorge se présentèrent devant le juge, et affirmèrent sous serment que le matériel du journal était leur propriété. Là-dessus, le juge leur donna l’autorisation d’aller s’en emparer, et, avec l’assistance d’un agent de police, ils se rendirent à l’imprimerie, où, sous les yeux de Carl et de ses amis, ils mirent en pièces le mobilier, brisèrent les becs de gaz, mirent en pâte la composition du journal, et emportèrent tout le matériel.

« Ce coup d’État ne fut que l’ouverture des hostilités. La Section 1 (allemande) de New York, dont Carl est membre, prit parti pour ce dernier, et vota une résolution portant « que F. A. Sorge, ex-secrétaire général, avait perdu la confiance de ses collègues par ses nombreux manquements au principe ouvrier, par son alliance ouverte avec des chefs de partis bourgeois aux États-Unis, et avec l’agent reconnu du gouvernement autrichien, Henri Oberwinder à Vienne, par sa participation au honteux attentat commis contre l’Arbeiter-Zeitung ; qu’il s’était dévoilé comme un ennemi perfide et dangereux de la classe ouvrière ; et qu’en conséquence les ouvriers de tous les pays étaient avertis de ne plus entrer en aucune espèce de correspondance avec lui, attendu qu’il ne se servait de cette correspondance que pour nuire à la classe ouvrière et pour satisfaire son ambition et ses rancunes personnelles. »

« De leur côté, Sorge et ses amis, qui avaient entre leurs mains le soi-disant Conseil général, lequel fonctionne en même temps comme Conseil fédéral pour les États-Unis, ne restaient pas inactifs. Vite, un décret, deux décrets, trois décrets ! Ils décrètent successivement : 1° La Section 1 est expulsée de la Fédération américaine ; 2° La Section 1 est suspendue jusqu’au prochain Congrès général ; 3° Les membres Carl, Bolte et Praitsching sont expulsés de l’Internationale.

« Voilà une réjouissante comédie, n’est-il pas vrai ? Sorge déclaré traître par Carl, Carl expulsé par Sorge !

« Y a-t-il, dans ce conflit grotesque, un parti qui représente réellement le vrai socialisme international ? Nous en doutons beaucoup. Nous croyons que de part et d’autre il y a des intrigants, des charlatans, des ambitieux ; derrière ces meneurs sont probablement quelques hommes de bonne foi, aveuglés et mystifiés. Puissent ceux-là ouvrir les yeux à temps, se débarrasser de leurs chefs de file, et, en se réorganisant sérieusement, faire cesser des luttes scandaleuses ; luttes qui couvrent de ridicule, en Amérique, cette cause du prolétariat que les tristes personnalités dont nous venons de rapporter la querelle osent prétendre représenter. » (Bulletin du 27 décembre 1874.)


Ni de l’Angleterre, ni de la Hollande, le Bulletin ne contient des nouvelles pour les trois derniers mois de 1874.


En Suisse, il faut signaler entre autres, pendant ce trimestre, l’évolution faite par une minorité de membres de la Société du Grütli vers le socialisme ; et, dans le Jura, un mouvement de propagande et d’organisation se manifestant par des réunions, des conférences, et par la création de nouveaux groupements ouvriers.

La Société du Grütli est une association fondée à Genève, en 1838, par le pasteur appenzellois Joh. Niederer, le principal disciple de Pestalozzi. Un des hommes qui contribuèrent le plus à son développement fut Albert Galeer (1816-1851), de Bienne, qui avait des tendances socialistes. Cette association compta bientôt des Sections dans presque tous les cantons de la Suisse, et joua un rôle assez important durant la période des mouvements révolutionnaires qui précédèrent la reconstitution de la Confédération suisse sur une nouvelle base en 1848. Dans le quart de siècle qui suivit, les ouvriers, qui formaient la majorité des membres du Grütli, s’étaient habitués à marcher à la remorque des bourgeois radicaux ; mais des velléités d’indépendance commençaient, en 1874, à se produire parmi eux. Le Comité central, qui résidait à ce moment à Berne, et qui avait pour lui la majorité des sociétaires, prétendait rester dans le giron radical, tandis qu’une minorité, soutenue par l’organe officiel, le Grütlianer (qui se publiait alors à Winterthour), voulait donner la main à l’Internationale. À une assemblée générale du Volksverein (4 octobre), société politique radicale dont faisaient partie beaucoup de membres du Grütli, un Grutléen de Saint-Gall, le citoyen Moham, fit une profession de foi socialiste, et déclara que « la question sociale devait être résolue par la voie internationale » ; il fut vivement combattu par d’autres Grutléens, — entre autres par M. Lang, de Berne, président central, — qui protestèrent contre ses paroles au nom du patriotisme suisse. « Nous savons — écrivit le Bulletin en rendant compte de l’incident — qu’il est des sections du Grütli où l’élément socialiste se trouve en majorité : le moment n’est-il pas venu, pour ces sections là, de dire catégoriquement ce qu’elles veulent, et de rompre, une fois pour toutes, avec les politiqueurs bourgeois qui ne voient dans le Grütli qu’un marche-pied pour arriver aux places bien rétribuées ? » La question de la journée normale de travail avait été mise à l’ordre du jour dans les sections du Grütli, et l’association se proposait de faire une agitation en faveur de la limitation légale de la journée. J’écrivis à ce sujet l’article suivant (Bulletin du 1er novembre) :


Sur le fond de la question, c’est-à-dire sur la nécessité de diminuer la longueur de la journée de travail, nous sommes, il va sans dire, d’accord avec les Grutléens ;... mais nous n’admettons pas le moyen d’exécution que propose la Société du Grütli, et avec elle presque tous les ouvriers de la Suisse allemande : l’intervention de l’autorité législative. Nous allons résumer brièvement nos objections sur ce point. Nous les avons déjà exposées souvent dans les meetings et dans la presse socialiste ; mais il est des choses qu’on ne saurait trop répéter.

Notre opinion est que c’est aux ouvriers eux-mêmes à limiter la durée de la journée de travail. Si les ouvriers le veulent sérieusement, ils peuvent, par la seule puissance de leur organisation en sociétés de résistance, forcer la main aux patrons sur ce point, sans avoir besoin de l’appui d’aucune loi de l’État. Et, au contraire, si les ouvriers ne sont pas organisés de manière à pouvoir imposer leur volonté aux patrons, ils auront beau invoquer le texte d’une loi que leur aurait octroyée le pouvoir législatif : cette loi sera constamment éludée et restera à l’état de lettre morte, parce que les ouvriers ne seront pas assez forts pour contraindre la bourgeoisie à l’exécuter.

Précisons les choses.

Plaçons-nous d’abord dans la seconde hypothèse. Les ouvriers, au lieu de comprendre que l’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes, attendent leur salut de l’État. Ils négligent ce qui, à nos yeux, devrait être leur préoccupation constante, la pensée unique de leurs jours et de leurs nuits : la création et la fédération des sociétés de métiers, destinées à faire la guerre au capital. Ils concentrent toute leur activité sur ce point : chercher à faire passer quelques-uns des leurs dans l’autorité législative ; et, en même temps, conclure, avec celui des partis bourgeois qui se dira le plus avancé, une alliance politique dont les conditions seraient quelques améliorations apportées, sur le papier, à la situation légale du travailleur.

Qu’arrive-t-il alors?

Les ouvriers, ne s’étant pas constitués en un corps à part, ayant son organisation et sa vie propre, ne forment pas une puissance indépendante ; ils ne sont pas ce qu’ils doivent être : le monde du travail, en lutte avec le monde du privilège (et par le monde du privilège, nous entendons la bourgeoisie de toutes nuances, y compris les radicaux les plus rouges). Ils n’ont d’autre organisation, ces salariés encore inconscients, que celle qu’ils reçoivent de leurs meneurs politiques pour les besoins de la lutte électorale : organisation factice, étrangère aux réalités du travail. Entre les mains de leurs chefs, qui se servent d’eux comme de bétail à voter, Stimmvich, selon l’expression énergique des Allemands, ils sont une arme puissante, que les politiciens savent manier pour arriver à leurs fins ; mais, incapables d’agir par eux-mêmes, ces ouvriers sont hors d’état de faire prévaloir leur volonté propre. Ils s’apercevront souvent que leurs chefs les dupent ; ils se fâcheront, ils crieront ; mais que faire après tout ? Il faut bien se résigner. Tout au plus se vengera-t-on du charlatan en cessant de voter pour lui, et en reportant sa voix sur un autre charlatan qui ne s’est pas encore démasqué et qui a mieux su conserver sa popularité.

Dans une semblable situation, les ouvriers n’obtiendront d’autres concessions que celles que la bourgeoisie voudra bien leur faire. La bourgeoisie restera seule juge du plus ou moins d’étendue qu’elle donnera à ces concessions, du plus ou moins de bonne foi qu’elle mettra à remplir ses promesses ; et les ouvriers, privés de toute action propre, ne pourront exercer aucun contrôle sérieux, ne pourront pas forcer la main à la bourgeoisie lorsque celle-ci refusera de s’exécuter.

Envisageons maintenant l’autre alternative.

Les ouvriers se sont organisés partout en sociétés de métiers. Ces sociétés se sont groupées en fédérations corporatives, et ces fédérations, à leur tour, se sont fédérées entre elles, couvrant le pays d’un vaste réseau. C’est l’armée du travail, une armée qui, une fois aguerrie et disciplinée, est en état de tenir tête à la bourgeoisie et de lui dicter ses volontés.

Lorsque cette organisation est réalisée, quelle est la marche à suivre pour obtenir des réformes sociales ? Les ouvriers ont-ils besoin de s’adresser en humbles pétitionnaires à l’autorité législative, pour la prier de les prendre sous sa protection ? Nullement. S’ils veulent raccourcir la journée de travail, ils signifient à leurs patrons leur volonté, et, la résistance à l’armée du travail étant impossible, les patrons sont forcés de céder. S’agit-il d’augmenter les salaires, de prendre des mesures concernant le travail des femmes et des enfants, etc. ? On emploie le même moyen : au lieu d’avoir recours à l’État, qui n’a de force que celle que les ouvriers lui donnent, les ouvriers règlent directement l’affaire avec la bourgeoisie[19], lui posent leurs conditions, et, par la force de leur organisation, la contraignent de les accepter.

Résumé : Pour qu’une loi en faveur des ouvriers ne reste pas lettre morte, et qu’elle soit réellement exécutée, il faut que les ouvriers disposent d’une force capable d’en assurer l’exécution.

Pour acquérir cette force, les ouvriers doivent s’organiser en sociétés de métier fédérées entre elles.

Mais, une fois cette organisation faite et cette force acquise, les ouvriers n’ont plus besoin de réclamer la protection de la loi bourgeoise : ils sont devenus une puissance, ils peuvent se faire justice eux-mêmes.


Les Grutléens n’étaient pas d’accord entre eux sur le nombre d’heures auquel devait être limitée la journée normale de travail : leur Comité central s’était prononcé en faveur de la journée de onze heures ; les sections des cantons de Genève et de Neuchâtel réclamèrent, et déclarèrent que le Grütli devait faire campagne pour la journée de dix heures ; sur quoi, un groupe de sections de la Suisse allemande, qui appuyait le Comité central, proposa l’expulsion du Grütli de tous les socialistes.

Le rédacteur du Grütlianer, M. Bleuler-Hausheer, dans le numéro du 18 novembre 1874 de ce journal, publia une sorte de manifeste destiné à rallier autour d’un programme positif ceux des Grutléens qui étaient opposés à la marche réactionnaire du Comité central. Il caractérisait très justement les tendances de ces prétendus patriotes qui, pour empêcher les ouvriers suisses de s’occuper de la question sociale, leur parlent sans cesse des libertés du peuple suisse et de l’excellence de ses institutions, en flattant la vanité nationale pour détourner les travailleurs de tout contact avec leurs frères des pays voisins. « Les socialistes dans la Société du Grütli déclarait-il, pensent qu’il n’y a pas de question ouvrière nationale, de question ouvrière suisse, allemande ou française, mais qu’il y a un malaise social général, et qu’il n’existe qu’une seule et même question ouvrière, qui a pour raison d’être la lutte contre la production capitaliste moderne et pour la suppression de l’exploitation, et qui reconnaît par conséquent la légitimité de l’idée internationale. »

Le Bulletin reproduisit ces lignes (29 novembre), en ajoutant :


On ne peut pas mieux dire. Malheureusement M. Bleuler-Hausheer ne reste pas longtemps conséquent avec lui-même. Après avoir déclaré que la question ouvrière est une question non pas nationale, mais internationale, il énumère un certain nombre de points qui lui paraissent ceux sur lesquels devrait s’exercer l’action de la Société du Grütli, pour obtenir des réformes nationales, au moyen de la législation tant cantonale que fédérale. [Suit la liste de ces points : Lois ouvrières introduisant la journée de dix heures, interdisant le travail des enfants au-dessous de quinze ans dans les fabriques ; établissement de conseils de prudhommes ; instruction gratuite à tous les degrés ; impôt progressif, impôt sur les successions ; rachat des chemins de fer par l’État ; fondation de coopérations de production ; fondation de bureaux de renseignements et de placement, etc.]

Si nous voulions juger de l’importance du mouvement socialiste dans le Grütli par le programme de M. Bleuler, il faudrait déclarer dès maintenant que ce mouvement n’est pas sérieux, et qu’il n’y a aucune différence entre ce socialisme et celui que prêchent, dans tous les pays de l’Europe, certains agents de la bourgeoisie qui cherchent à endormir le peuple par des paroles creuses. Heureusement que les choses ne sont pas tout à fait ainsi. Il y a, dans cette fraction du Grütli qui incline au socialisme, deux éléments bien différents : le petit groupe des hommes politiques bourgeois qui veulent utiliser ce mouvement au profit de certaines combinaisons,... et le grand nombre des ouvriers qui, restant étrangers à ces desseins politiques, aspirent à une amélioration réelle de leur sort, et qui seraient très disposés à se prononcer en faveur des solutions vraiment socialistes, s’il se trouvait quelqu’un pour les leur expliquer. Le programme de M. Bleuler ne représente donc nullement la vraie pensée des ouvriers socialistes du Grütli. Ceux-ci ont des aspirations beaucoup plus avancées, par la simple raison qu’ils sont ouvriers et que M. Bleuler est conseiller national ; seulement ils ne savent pas encore bien clairement ce qu’ils veulent...

M. Bleuler termine son article par une phrase destinée à rassurer les timides : « En aucun cas, la Société du Grütli ne se laissera entraîner à une action qui soit de nature à ébranler l’existence politique de la Confédération suisse, ou à pousser le mouvement ouvrier dans la voie de la violence révolutionnaire ».

Grâce à cette déclaration, on se met en règle avec la légalité et les autorités constituées, et on se sépare catégoriquement des socialistes révolutionnaires. Mais qu’on nous permette à ce sujet une petite observation.

Il semblerait vraiment, à entendre la façon dont certaines gens s’expriment sur le compte des socialistes révolutionnaires, qu’entre une multitude de moyens, tous également bons et également pratiques, pour arriver à l’émancipation du travail, nous ayons, de gaîté de cœur et uniquement par férocité naturelle, choisi le plus sanguinaire.

Cette manière de présenter les choses est calomnieuse et absurde.

La voie par laquelle nous sommes arrivés à cette conclusion qu’une révolution est nécessaire, la voici. Nous avons étudié scrupuleusement, depuis des années, tous les moyens divers proposés pour réaliser l’émancipation du prolétariat. Et nous avons reconnu que cette émancipation ne peut être obtenue que d’une seule façon : par l’établissement de la propriété collective des instruments de travail… Or, la bourgeoisie ne sera pas plus disposée à permettre qu’on touche à ce qu’elle appelle sa propriété, que les nobles et les prêtres ne l’étaient en 1793 à céder sans résistance les biens que la Révolution leur a pris. Il y aura donc une lutte entre la bourgeoisie et le prolétariat, et cette lutte ne sera pas nationale, elle sera internationale.

Voilà ce que nous apprennent les enseignements de l’histoire et ceux de la science sociale.

Ainsi, nous voulons transformer la propriété, parce que sans cette transformation il n’y a pas de solution possible à la question sociale. Mais la transformation de la propriété nécessitera une révolution ? Eh bien, soit, disons-nous ; qui veut la fin veut les moyens : que la révolution se fasse, puisqu’il faut en passer par là.

M. Bleuler, lui, ne parle pas de transformer la propriété. Il n’y a donc pas besoin de révolution, dans son plan. Mais aussi, la propriété n’étant pas transformée, le prolétariat reste l’esclave de la bourgeoisie, et par conséquent le prétendu socialisme de M. Bleuler est une duperie.

La chose est-elle claire maintenant ?

Ce n’est pas nous, groupes de propagande et d’étude, qui décrétons follement et arbitrairement qu’il y aura une révolution. C’est la fatalité de la situation économique qui impose à la société moderne la nécessité de passer par cette crise. Quiconque souhaite sincèrement de voir la misère cesser, de voir le travail libre, de voir les hommes égaux et heureux, souhaite implicitement une lutte, une bataille, et, croyant faire un vœu pacifique, fait en réalité un vœu révolutionnaire.

La vigie prédit la tempête, parce qu’elle la voit venir, et qu’elle la sait inévitable. D’autres aiment mieux cacher leur tête dans un buisson, comme l’autruche. Pensent-ils que leur aveuglement volontaire empêchera la tempête d’éclater à l’heure marquée par les destins ?


L’Arbeiterbund, lui aussi, s’occupa de la question de la réduction de la journée de travail, et du projet d’une loi sur les fabriques que l’Assemblée fédérale suisse était appelée à élaborer. Son Comité adressa à la « Haute » Assemblée fédérale une pétition à propos de laquelle le Bulletin écrivit (20 décembre) :


Hélas ! qu’y trouvons-nous ? L’humble demande faite à nos maîtres, aux représentants de la bourgeoisie suisse, de vouloir bien améliorer un peu la situation des ouvriers… Si nous nous souvenons bien, la Tagwacht s’était jointe aux autres journaux socialistes allemands, il y a quelques mois, pour dénoncer comme un traître l’Autrichien Oberwinder, parce que celui-ci, au nom d’un groupe d’ouvriers de Vienne, avait remis à la Chambre des députés d’Autriche un Mémoire réclamant des réformes législatives favorables aux ouvriers. Quelle différence y a-t-il entre l’acte d’Oberwinder et celui du Schweizerischer Arbeiterbund ? Prétendra-t-on qu’une démarche qu’on blâme quand elle est faite auprès d’un gouvernement monarchique, devient légitime quand elle est faite auprès d’un gouvernement républicain ? Est-ce que le gouvernement suisse, malgré ses formes démocratiques, n’est pas, tout comme le gouvernement autrichien, l’organe et le représentant de la bourgeoisie ?

Nous traduisons, pour l’édification de nos lecteurs, la conclusion de ce document :

« ... La plus grande question de ce siècle, la question entre le capital et le travail, entre la richesse qui jouit et le travail qui souffre, n’a pas besoin, pour sa solution, des violentes tempêtes dont quelques-uns veulent prédire l’approche. Au moyen de nos institutions républicaines, nous pouvons parfaitement concilier cette opposition par la voie des réformes progressives. Donnons au monde, dans cette question comme dans les autres, cet éclatant exemple, qu’un peuple libre sait résoudre d’une façon calme et satisfaisante même les questions les plus compliquées, grâce à l’esprit républicain de ses citoyens. Agréez l’assurance de notre profond respect. »

Triste! triste ! triste !


Le Bulletin du 4 octobre contenait un appel de la Section de Berne invitant les sections de la Fédération jurassienne, conformément à la décision prise à Saint-Imier le 9 août, à une réunion familière dont la date était fixée au dimanche 12 octobre. « On se réunira, disait l’appel, le matin à onze heures au premier étage du restaurant Grünegg, au coin de la rue Neuve et de la place des Orphelins ; à midi, repas en commun ; à deux heures, ouverture de l’assemblée. » Les délégations vinrent nombreuses, du Locle, de la Chaux-de-Fonds, de Neuchâtel, de Sonvillier, de Saint-Imier, de Corgémont. Le matin, il y eut échange d’idées entre les internationaux présents sur diverses questions administratives, comme l’agrandissement du format du Bulletin (proposition de Neuchâtel) et l’organisation du Bureau fédéral international, confiée pour l’année 1874-1875 à la Fédération jurassienne par le Congrès de Bruxelles. La réunion de l’après-midi choisit pour président, « en témoignage de sympathie pour les ouvriers espagnols », le compagnon Fournier, de Barcelone, de passage à Berne ; les assesseurs furent Selig, de Berne, et Schwitzguébel, de Sonvillier. Un télégramme de la Section récemment reconstituée à Vevey (et, ce jour-là, réunie en assemblée à Clarens) nous apporta un souhait révolutionnaire et une assurance de solidarité. Une grande assemblée ouvrière était réunie à ce même moment à Zürich ; nous lui adressâmes, par le télégraphe, un salut fraternel, « afin d’exprimer une fois de plus la solidarité que l’Internationale entend pratiquer à l’égard de tous les groupes ouvriers ». Une lettre de sympathie fut écrite séance tenante au Grutléen Moham, de Saint-Gall, pour le féliciter d’avoir, au sein d’une assemblée radicale, « affirmé la nécessité de résoudre la question sociale par voie internationale » (p. 246). La réunion choisit comme thème de discussion la question des services publics : Schwitzguébel résuma ce qui avait été dit au Congrès de Bruxelles ; parlèrent ensuite Brousse, moi, et Pindy. Le débat fut suivi avec une attention soutenue : « Chacun sentait qu’il s’agit d’un grave problème à étudier, et que, depuis la question de la propriété collective, l’Internationale n’a pas vu de discussion plus importante s’élever dans son sein ». L’accueil fait par les camarades bernois à leurs hôtes d’un jour nous toucha vivement, et nous reprîmes le chemin de fer, le soir, en emportant « la certitude que l’Internationale était cette fois implantée définitivement à Berne ».

Par un vote fait dans les Sections, la Fédération jurassienne décida que le Bureau fédéral international serait placé au Locle, et composé d’un secrétaire correspondant, d’un caissier, et d’un secrétaire pour les grèves : les trois membres élus furent Louis Pindy, Auguste Spichiger et Charles Bichard ; en outre, chaque Section dut adjoindre au Bureau un délégué nommé directement par elle.

Pour la propagande, une campagne de conférences fut organisée à l’entrée de l’hiver. J’avais, l’année précédente, écrit, à la demande de notre ami Ross, un petit travail sur Proudhon, que Zaytsef avait traduit en russe et qui, ainsi qu’on l’a vu, avait été imprimé à Londres ; mon manuscrit m’ayant été rendu ensuite par Ross, je fis à Neuchâtel, le 19 novembre, à Sonvillier et Saint-Imier les 19 et 20 décembre, une lecture publique d’un fragment de ce travail, en l’intitulant : « Le socialisme de Proudhon et le socialisme de l’Internationale ». À Berne, les réunions de la Section, qui avaient lieu chaque quinzaine, étaient suivies d’une conférence publique : le 30 décembre, Brousse inaugura la série par une conférence sur l’Internationale.

Nous publiâmes, pour la cinquième fois (et ce fut la dernière), l’Almanach du Peuple. Il est annoncé, comme venant de paraître, dans le Bulletin du 15 novembre 1874 ; les articles qu’il contenait sont : Les dangers du radicalisme, par Paul Brousse ; Résumé critique d’économie politique, par B. Malon ; La coopération de production comme moyen d’émancipation (critique de la conception utopique qui voit dans l’atelier coopératif le levier de l’affranchissement du travail), par Auguste Spichiger ; Quelques difficultés dans la pratique des associations ouvrières (scènes de la vie ouvrière jurassienne), par Adhémar Schwitzguébel[20].

J’avais, au printemps précédent, formé le projet d’écrire un petit ouvrage de vulgarisation, destiné à mettre à la portée des lecteurs ouvriers les connaissances historiques les plus indispensables. J’avais fait part de mon idée à mes amis, qui l’approuvèrent, et, dans le Bulletin du 2 août 1874, j’avais annoncé la préparation des Esquisses historiques, « études populaires sur les principales époques de l’histoire de l’humanité[21] » ; je me proposais « d’écrire cette histoire pour le peuple, dans un style simple, en la dépouillant de toutes les fables dont les superstitions théologiques et monarchiques l’avaient si longtemps recouverte » ; elle devait paraître en séries successives, formant chacune un petit volume séparé, qui coûterait un franc. La Première série parut en décembre 1874 : elle contenait deux études intitulées « Les origines de l’homme » et « Les premières civilisations ». Adhémar Schwitzguébel, après avoir lu le volume, publia dans le Bulletin (21 février 1875) un article où il disait : « Il y a quelques semaines déjà que la Première série des Esquisses historiques a paru. Qu’il soit permis à un ouvrier de dire à ses compagnons de travail les impressions qu’il a reçues de cette lecture » ; il analysait brièvement le contenu du petit livre, et ajoutait : « Les déductions que le lecteur peut tirer de ces pages ne laissent rien subsister des mensonges ecclésiastiques et officiels au moyen desquels on fausse encore aujourd’hui le raisonnement de la jeunesse. Les vérités que l’auteur fait passer sous les yeux du lecteur sont cependant connues, du moins dans leurs traits principaux, de tout ce qui est instruit dans le monde officiel, dirigeant et régnant. Pourquoi les cache-t-on soigneusement à la jeunesse et au peuple, et continue-t-on de nous donner, en fait de connaissances historiques, toutes les absurdités contenues dans les livres religieux et officiels ?… Cette mauvaise foi publique est révoltante, et il est grand temps que des hommes de science, indépendants de caractère, commencent à populariser des vérités qui doivent être connues de tous. C’est aux ouvriers qui travaillent à l’émancipation de leur classe, et qui, par conséquent, ont besoin d’étudier et de s’instruire, à bien accueillir cette initiative, à la favoriser en répandant dans les ateliers et dans les familles de pareils écrits. »

La Section de Neuchâtel, qui tenait maintenant ses séances le jeudi au lieu du samedi (« parce que diverses sociétés ouvrières ayant leurs assemblées le samedi soir, un certain nombre de membres de la section s’étaient trouvés, par cette circonstance, fréquemment empêchés d’assister à ses réunions »), avait communiqué au Comité fédéral jurassien un projet de nouvel agrandissement du format du Bulletin, à partir du 1er janvier 1875 : ce projet « démontrait qu’au prix de sacrifices relativement minimes, et qui seraient promptement compensés par une augmentation du nombre des abonnés, le Bulletin, qui contenait 500 lignes en moyenne, pourrait être transformé en un journal à trois colonnes contenant 900 lignes, le prix de l’abonnement restant le même » ; la Section proposait en outre de modifier le titre de l’organe fédéral, et de l’appeler l’Égalité, en souvenir du journal fondé à la fin de 1868 et qui avait, le premier en Suisse, défendu les idées révolutionnaires de l’Internationale. Les Sections n’adoptèrent pas la proposition de changer le titre de leur journal, mais elles votèrent à l’unanimité l’agrandissement de son format, qui fut officiellement annoncé, en tête du numéro du 22 novembre 1874, pour le 1er janvier suivant.

Au Val de Saint-Imier, le Comité central de la Fédération ouvrière étudiait les moyens d’instituer un second magasin coopératif ; il adressait des invitations à divers socialistes connus pour les engager à venir donner au Vallon des conférences ; une assemblée générale de l’Union des Sections internationales du district de Courtelary, réunie le 16 novembre, décidait d’organiser des séances mensuelles publiques de discussion, qui se tiendraient alternativement à Saint-Imier et à Sonvillier ; la première eut lieu le lundi 14 décembre, à l’hôtel de la Clef, à Saint-Imier ; le sujet traité fut « La réduction des heures de travail et la question des salaires ». Le 22 novembre, une assemblée des ouvriers faiseurs d’échappements et parties annexes se réunit à Saint-Imier, sur l’invitation de la Fédération ouvrière, pour constituer une société de métier ; la Société des faiseurs d’échappements de Moutier avait envoyé un télégramme de sympathie ; le 21 décembre, le Bulletin put annoncer que les faiseurs d’échappements du Vallon avaient définitivement fondé leur société, et que, de concert avec ceux de Moutier, ils allaient établir une fédération de métier.

Deux assemblées de la Fédération ouvrière de la Chaux-de-Fonds avait eu lieu, le 6 et le 27 novembre, pour s’occuper de la création d’une société coopérative de consommation et en discuter le règlement, qui fut adopté. Pas plus à la Chaux-de-Fonds qu’à Saint-Imier on ne voyait dans la coopération une arme efficace pour la lutte contre l’exploitation capitaliste ; mais on entendait s’en servir comme d’un moyen de grouper les ouvriers par l’attrait de quelques avantages immédiats, avec l’espoir qu’il serait possible de faire entrer graduellement dans leur esprit des idées socialistes.

Nous nous intéressions toujours vivement à la situation des combattants de la Commune déportés en Nouvelle-Calédonie, et notre Bulletin publiait fréquemment de leurs nouvelles. À diverses reprises, des sommes d’argent avaient été recueillies dans nos Sections, et transmises aux déportés, comme je l’ai dit, par l’intermédiaire d’Élisée Reclus. En juillet 1874, il se trouva, je ne sais pour quelle raison, que Reclus n’eut plus à sa disposition le moyen dont il s’était servi jusqu’alors pour ses envois ; il en prévint le Comité fédéral jurassien. On lit dans les procès-verbaux de ce Comité : « 3 août 1874. Une lettre d’Élisée Reclus annonce qu’il ne peut plus faire parvenir d’argent aux déportés, mais qu’il pourrait en faire parvenir aux détenus en France. Baudrand croit que l’on devrait s’adresser à Henri Rochefort ; cette proposition est repoussée. — 24 août. Le Cercle d’études sociales du Locle est d’avis d’envoyer l’argent destiné aux déportés aux détenus de la prison d’Embrun[22]. — 7 septembre. Graisier fait savoir que, d’après des renseignements du compagnon Pindy, l’on pourra faire parvenir l’argent aux déportés par l’entremise d’un compagnon de Londres. » Le Bulletin du 1er novembre 1874 publia l’entrefilet suivant : « La Section du Locle propose l’établissement d’une souscription permanente dans toutes les sections en faveur des déportés de la Nouvelle-Calédonie. Les fonds recueillis seraient transmis tous les mois à un comité siégeant à Londres et composé d’hommes de toute confiance appartenant à la proscription communaliste : ce comité possède des moyens sûrs de faire parvenir les secours à destination. » La proposition du Locle fut aussitôt adoptée, et elle trouva de l’écho jusqu’en Italie ; dans sa correspondance adressée au Bulletin (numéro du 29 novembre 1874), Cafiero écrivit : « J’ai le plaisir de vous communiquer une bonne nouvelle : la souscription proposée en faveur des déportés de la Nouvelle-Calédonie a été accueillie en Italie avec une grande sympathie ; de toutes parts afflue l’obole du pauvre ouvrier, prouvant une fois de plus qu’en Italie le socialisme a des racines profondes et une organisation solide[23]. » Le comité de la souscription italienne fit parvenir en décembre au comité fédéral jurassien, pour être transmis à qui de droit, un premier envoi de cent francs (Bulletin du 27 décembre 1874).


Aussitôt après son installation à Lugano, Bakounine avait cherché de la société. Il se lia avec un membre de la Commune de Paris, Arthur Arnould[24], le seul Français qui habitât alors la petite ville (Élisée Reclus ayant quitté le Tessin au printemps de 1874). Il rencontra également Lodovico Nabruzzi, fixé à Lugano depuis son expulsion de la Baronata, et se rapprocha de lui. Enfin il fit la connaissance d’un professeur italien, affilié au parti mazzinien, Ippolito Pederzolli, qui devint l’un de ses familiers[25].

Il s’était très promptement accommodé de sa nouvelle existence, et recommençait à former des projets, escomptant la fortune qui, pensait-il, allait lui arriver de Russie grâce à Mme Sophie Lossowska. Sa femme dit de lui, dans une lettre du 10 novembre 1874 : « Michel est toujours le même, prenant les airs d’un homme sérieux, et étant toujours un impitoyable enfant ». On décida d’organiser une grande fête pour le 20 novembre, qui correspondait à la Saint-Michel dans le calendrier orthodoxe (8 novembre) ; une lettre de Mme Bakounine (en italien) la raconte : il s’y trouva beaucoup d’invités, entre autres le vieux Carlo Bellerio et son fils Emilio, venus exprès de Locarno, « qui se montrèrent des admirateurs enthousiastes des dames Sophie et Antonie » ; Bakounine avait voulu, par une « hospitalité royale », prouver « que la Baronata ne lui manquait pas du tout (che la Baronata non gli manca affatto) » ; dans un entretien particulier avec Mme Bakounine, Emilio Bellerio promit à celle-ci, sur sa demande, de dissuader son mari de contracter un emprunt auprès de Cafiero (comme il persistait à en manifester l’intention), et de lui faire comprendre que ce serait contraire à sa dignité après l’affaire de la Baronata ; « car Michel Bakounine est si ingénu qu’il faut quelquefois le traiter comme un enfant (visto che M. B. per la sua ingenuita dove alle volte trattarsi come un bambino[26]) ». Mais, s’il essaya de chapitrer son vieil ami sur la question de l’emprunt, Emilio ne réussit pas à le détourner de son projet ; et il dut, en retournant à Locarno, accepter de Bakounine la mission de remettre de sa part une lettre à Cafiero, et de chercher à négocier auprès de celui-ci un emprunt de mille francs. Il ne se pressa point de s’acquitter de ce mandat. Le 2 décembre, Bakounine, s’étonnant de son silence, lui écrit (en français) : « Donne-moi donc des nouvelles de l’emprunt dont tu as bien voulu te faire l’intermédiaire » ; et le 6 décembre : « Je t’ai demandé, et je te redemande des nouvelles de l’emprunt de mille francs dont tu as bien voulu te faire l’intermédiaire auprès de Cafiero. Où en sommes-nous ? A-t-il dit oui ou non ? Il m’importe beaucoup de le savoir au plus vite. » Le 7 décembre, Emilio se décide à répondre ; il écrit (en français) : « Il faut que je te dise de suite que je n’ai pas cru devoir entamer la question d’emprunt avec Cafiero. Lorsque après mon retour de Lugano j’allai à la Baronata, j’y trouvai un tel changement d’habitudes que j’hésitai à consigner [remettre] la lettre. Cafiero, tout en conservant une grande bonté, est devenu d’une originalité qui m’était encore inconnue ; il est tout à fait dominé par les idées de Ross et de Mme  Lipka [Olympia Koutouzof], qui ne sont pas de tes amis, je pense. Enfin le bon vieux Pezza lui-même, qui avait pour Carlo l’affection d’un père, a été bien affligé de voir son ami entrer dans une voie si excentrique... Voilà pourquoi je pensais qu’il serait fort désirable pour toi de trouver ailleurs l’argent dont tu dois avoir besoin ; » et Bellerio annonce qu’il va chercher à conclure un emprunt pour Bakounine avec l’aide de son beau-frère, l’avocat Félix Rusca.

Bakounine écrit de nouveau (en français), le 9, pour expliquer qu’il ne saurait rien voir de contraire à sa dignité dans le fait d’emprunter de l’argent à Cafiero : « Après m’avoir jeté à l’improviste dans une position impossible, après m’avoir laissé à Bologne sans argent, après m’avoir appelé à Splügen,... c’est tout au moins s’il devait, non par un don, mais par un prêt, me donner la possibilité de sortir d’une affreuse impasse ; et il l’avait si bien promis qu’il m’avait déclaré en présence d’autres ci-devant amis, à Neuchâtel, que du moment que je trouverai un répondant, toi ou un autre, qui lui garantira le paiement à terme désigné, — tu vois qu’il ne s’agit pas d’amitié, — il me prêtera sur une lettre de change, signée par moi et contre-signée par toi ou par un autre individu solvable, non mille francs, mais trois mille francs ; c’était une affaire arrangée, et je suis presque fâché que tu aies renoncé à lui rappeler sa promesse en lui donnant ma lettre. Je t’engagerais même, si tu ne l’as pas déchirée, de la lui donner, soit en mains, soit en la lui envoyant accompagnée d’un billet explicatif de ta part... Voilà mon sentiment, cher ami. Après cela, fais comme tu croiras toi-même de pouvoir et de devoir faire. Je m’en remets absolument à ta décision. Dans tous les cas, j’ajouterai que j’ai la quasi-certitude de pouvoir payer la somme que tu auras empruntée pour moi, de Cafiero ou d’un autre, avant le mois de novembre 1875... Tu dis que Ross est mon ennemi. Eh bien, sache que Ross n’est pas du tout de cette opinion. En veux-tu une preuve ? Sache donc qu’aujourd’hui même j’ai reçu de lui une lettre... Il paraît être revenu de Russie, — s’il y est allé : il l’écrit du moins[27]. Voici la traduction fidèle de sa lettre : [Suit la traduction d’un billet de Ross, daté de Zürich, 6 décembre, disant : « Hier, je suis retourné de mon voyage, terriblement fatigué et malade. Mais voici ce que je viens d’apprendre ici : on dit que tu es malade, même à la mort. Réponds-moi, ne fût-ce que par un mot, si cela ne te fatigue pas trop. Quand j’aurai reçu de toi ne fût-ce qu’un mot, je t’écrirai longuement : j’ai tant de choses à te dire. J’ai reçu ta lettre si pleine de reproches[28]. Je dois te dire que je ne me reconnais pas coupable. Tout cela dépend du point de vue auquel on se place ; mais de tout cela nous parlerons plus tard. De grâce, envoie-moi au plus vite de tes nouvelles. Je t’embrasse. A. Ross. »] Ma première pensée fut de ne pas répondre ; mais ensuite, après y avoir pensé, voici ce que je lui ai répondu : [Suit la copie de la réponse, où Bakounine dit sèchement : « Je n’ai pas été malade, au contraire, je me porte mieux que jamais, grâce à mon séjour tranquille et consolant à Lugano, loin de toutes les détestables intrigues et des intrigants détestables. Je travaille tant que je peux et fais tout ce qu’il est possible de faire dans les circonstances actuelles tant générales que personnelles. M. Bak. »] Nous verrons s’il aura le front de m’écrire... »

Bellerio répond le 17 décembre. Il annonce que la démarche tentée par lui auprès de Félix Rusca ayant échoué, il s’est décidé à parler à Cafiero, « et celui-ci m’a dit se souvenir parfaitement d’avoir à Neuchâtel consenti à te faire un prêt, même de trois mille francs » ; mais pour le moment, avait ajouté Cafiero, cela lui était impossible : M. de Martino (?) devait lui apporter de l’argent, qu’il attendait avec impatience. Et Bellerio fait observer que cette réponse « était un peu prévoyable, puisque la demande n’était peut-être pas convenable ». La lettre se termine ainsi : « Tu désires savoir la vie que l’on mène à la Baronata ?... Carlo s’est tout à fait adonné à la vie champêtre et pastorale. Salue Nabruzzi. »

Bakounine, qui se trouve dans la plus grande gêne, écrit de nouveau le 19 : «... Les circonstances sont telles que je suis forcé de te tourmenter encore une fois... Je t’avais demandé 1000 fr., ou même 1200 : avec cette somme, à l’aide de l’argent que nous a laissé Sophie [Lossowska] et dont nous percevons les intérêts, j’aurais tout arrangé pour plusieurs mois d’avance. Mais enfin, cette somme ne se trouve pas. Ne pourrais-tu pas me procurer un emprunt de 600 ou même de 500 fr. à quatre mois de terme ? Parles-en avec Rémi Chiesa, je te prie, auquel j’écris par le même courrier ; seulement, je te prie, caro, n’en parle qu’à lui : ces sortes d’embarras et d’affaires n’aiment pas le bruit... Dans quelques mois, cet été, je serai sorti tout à fait de l’impasse dans laquelle je me trouve encore maintenant. Je respirerai alors avec pleine liberté. Telles sont mes espérances, non illusoires, mais bien fondées. Jusque-là, patience... Sophie se trouve maintenant à Saint-Pétersbourg, où elle s’occupe de mon affaire...; elle reviendra ici au commencement de mars, et j’ai tout lieu d’espérer que, comme une sorte d’à-compte sur le capital que j’ai à recevoir de mes frères, elle m’apportera une somme assez considérable, — sans parler de ses propres affaires qui vont magnifiquement... »

Mme  Sophie Lossowska, ayant quitté Lugano à la fin de novembre, était allée en effet à Pétersbourg d’abord. De là elle se rendit à Priamoukhino, auprès des frères de Bakounine. « Elle s’est complètement et même facilement entendue avec eux », écrit Bakounine à Bellerio le 10 janvier 1875 ; les frères avaient expliqué qu’ils ne pourraient pas donner d’argent, n’en ayant pas : mais ils offrirent de céder à leur aîné le droit d’abattre une forêt ; cette coupe de bois, si elle était faite dans des conditions convenables, pourrait produire au bas mot cent mille roubles (lettre de Mme  Bakounine). Mais il fallait attendre quelque temps, peut-être quelques mois, pour la réalisation de la vente.

On vient de voir que Bakounine avait écrit à Ross, le 9 décembre, quelques lignes fort sèches. Ross répondit, le 18 décembre, par une lettre de douze pages, que je n’ai pas lue, mais dont le contenu (à ce que Ross lui-même m’a raconté en 1904) était une explication détaillée de sa conduite, de juillet à septembre 1871. Il y demandait aussi à Bakounine (d’après ce que m’a dit Nettlau, qui a eu connaissance de cette lettre après l’achèvement de la « Biographie »), où en était la rédaction de ses mémoires ; il y parlait d’une brochure « sur l’organisation, que tu avais commencé à écrire et dont tu m’avais parlé quand nous étions ensemble à... [un mot illisible] »[29] ; et il offrait de lui envoyer de l’argent. J’ignore si Bakounine fit une réponse à cette apologie ; mais, — comme je l’ai déjà dit, — en dépit de ce qu’il avait écrit le 21 octobre, « l’amitié n’était pas morte » entre Ross et lui ; et les circonstances ultérieures en donnèrent la preuve. Pour le moment, Ross quitta Zürich et s’en retourna à Londres, où il passa l’hiver.




  1. Membre du Conseil fédéral suisse.
  2. Lorsqu’il écrivit sa biographie de Bakounine, Nettlau ne connaissait de ce journal qu’un fragment allant du 13 juillet au 6 septembre 1874 ; le reste du journal, allant du 7 septembre au 13 octobre suivant, s’est retrouvé depuis, et j’en ai une copie entre les mains.
  3. Cette entrevue était nécessitée par l’attitude de Mme Lossowska, qui venait, comme on le verra, de refuser de signer la lettre de change pour le prêt qu’avait consenti Cafiero.
  4. Le père de Mme Bakounine s’appelait Xavier, en italien Saverio.
  5. Je reçus une impression pénible, non seulement de sa contenance froide et contrainte, mais du changement de sa physionomie, dû à ce que sa barbe, coupée à Bologne le 12 août, n’avait pas encore repoussé.
  6. Ce journal contient, à l’égard de Cafiero et de Ross, des expressions injurieuses, écrites dans un premier moment d’irritation. Je ne les reproduis pas : Cafiero ne les a pas connues, et Ross, à qui je les ai fait lire en 1904, a le cœur trop généreux pour ne pas les avoir oubliées.
  7. Il a écrit dans son journal : « Contre parti-pris dans une conspiration ourdie longuement, rien à faire ». Il croyait à un complot de Cafiero et de Ross contre lui, pour le perdre dans l’opinion de ses amis.
  8. Cent francs devaient être fournis par les Italiens, cent francs par les Russes, et cent francs par les Jurassiens.
  9. Déjà il avait refusé, le 2 septembre, la pension que Cafiero voulait lui faire (voir p. 235, lettre de Bakounine à Bellerio, du 3 septembre).
  10. Ce détail est indiqué par Bakounine lui-même dans une lettre de lui à Bellerio, du 9 décembre 1874, qui sera donnée plus loin (p. 255).
  11. Nom donné en Russie à un jeu de cartes qui diffère du whist.
  12. Cette lettre a été publiée par Dragomanof dans la Correspondance de Bakounine, Dragomanof dit qu’il la publie « d’après une copie transmise personnellement par Bakounine à A. V. W. ». Comme Mme  Alexandrine Vasilevna Weber ne fit la connaissance de Bakounine qu’au printemps de 1876, c’est-à-dire à un moment où la réconciliation de celui-ci avec Ross était depuis longtemps un fait accompli, la remise à cette dame d’une copie de la lettre écrite à Ross, dix-huit mois auparavant, dans un moment d’irritation, eût été, de la part de Bakounine, un procédé de la plus noire duplicité. Mais ce n’est pas ainsi que les choses se sont passées. Bakounine n’a rien remis à Mme  Weber, et ne lui a jamais parlé de Ross. C’est après la mort de Bakounine, lorsque Mme  Weber, sur la demande de Mme  Bakounine, procéda au triage d’une partie des manuscrits du défunt, qu’elle trouva, dans ces papiers, la minute de la lettre à Ross. Dans une lettre que Mme  A. V. W. m’a écrite le 15 janvier 1908 au sujet de ce passage du livre de Dragomanof, elle dit : « C’est une erreur de mon ami Dragomanof, explicable par la hâte avec laquelle il travaillait dans les derniers mois de sa vie. Du reste, la copie de la lettre en question lui ayant été remise par moi à Genève avant 1887, il a pu oublier ce que je lui avais dit. J’affirme donc que j’ai trouvé le brouillon de la lettre à Ross dans les papiers de Bakounine après sa mort, et que j’en ai pris une copie avec la permission de Mme  Bakounine. » — Dragomanof, à la suite du passage dont je viens de montrer l’inexactitude, a encore écrit ceci : « Nous avons vu encore une autre copie de cette lettre. Il paraît que Bakounine s’appliquait à les répandre dans un certain milieu. » Or cette « autre copie » avait la même origine que la première, et provenait aussi d’une communication de Mme  Weber (ainsi que celle-ci me l’a déclaré) ; par conséquent, cette assertion que Bakounine s’appliquait « à répandre des copies de sa lettre à Ross dans un certain milieu » n’a pas le moindre fondement.
  13. Le procès-verbal du Comité fédéral jurassien du 28 sept. 1874 dit: « 3e circulaire de la Commission fédérale espagnole ; ne pouvant pas la lire, il est décidé de l’envoyer au compagnon Guillaume pour la traduire ».
  14. Les lettres de Cafiero au Bulletin sont signées de l’initiale « G. », première lettre du mot Gregorio, l’un des noms de guerre par lesquels ses amis le désignaient entre eux.
  15. L’auteur de cet article était, sauf erreur, Louis Bertrand, alors âgé de dix-huit ans.
  16. À ce moment, nous croyions encore, comme on le voit, à la calomnie lancée contre Schweitzer par les hommes de la fraction d’Eisenach, qui faisaient de lui un agent de Bismarck.
  17. Le Bulletin fit des réserves sur la théorie présentée par Liebknecht. Il montra que les revendications du prolétariat de France et celles du prolétariat d’Angleterre étaient de nature très différente : « Le prolétariat français a toujours posé des revendications radicales, qui forcément appelaient la bataille. Le prolétariat anglais, par contre, s’est contenté jusqu’à présent de quelques améliorations partielles ; mais, le jour où il descendra dans l’arène avec un programme semblable à celui des ouvriers de Paris, il y aura révolution en Angleterre aussi, et non plus réforme pacifique et légale. »
  18. Tout le monde ne voyait pas « l’union » du même œil. À Londres, Marx et Engels, acharnés contre la « secte lassallienne », suivaient d’un regard haineux les tentatives de rapprochement. Engels écrivait à Sorge (17 sept. 1874) : « Les lassalliens sont tellement discrédités par leurs représentants au Reichstag qu’il a fallu que le gouvernement entamât des poursuites contre eux, pour donner de nouveau à ce mouvement l’apparence de quelque chose de sérieux. Du reste, depuis les élections, les lassalliens se sont trouvés dans la nécessité de se mettre à la remorque des nôtres. C’est un vrai bonheur que Hasselmann et Hasenclever aient été élus au Reichstag. Ils s’y discréditent à vue d’œil : ou bien il faut qu’ils marchent avec les nôtres, ou bien qu’ils agissent pour leur propre compte et fassent des bêtises. L’un et l’autre les ruinera. »
  19. On voit que la méthode recommandée par nous était celle de l’action directe, — une formule qui a fait fortune depuis.
  20. L’article de Schwitzguébel est reproduit dans le volume Quelques écrits d’Adhémar Schwitzguébel, Paris, Stock, 1908.
  21. C’est le 27 juillet que l’autorisation d’insérer cette annonce dans le Bulletin m’avait été accordée par le Comité fédéral (Procès-verbaux manuscrits du Comité fédéral jurassien).
  22. Il y avait eu et il y avait encore à la prison d’Embrun un assez grand nombre de condamnés de la Commune ; parmi eux s’était trouvé entre autres le bijoutier Colleau (plus tard gérant du journal le Prolétaire, à Paris), qui, fait prisonnier le 4 avril 1871 sur le plateau de Châtillon, avait été envoyé sur les pontons en compagnie d’Élisée Reclus, et avait été condamné ensuite à cinq ans de détention. Il était resté en correspondance avec Reclus.
  23. Notre camarade Lucien Pilet (guillocheur, membre de la Fédération jurassienne, Section de Sonvillier, émigré en Amérique) avait de son propre mouvement, et sans savoir ce que nous faisions, ouvert à Boston une souscription pour le même objet et avait recueilli une somme de 45 dollars (Bulletin du 8 novembre 1874).
  24. Arthur Arnould a publié il y a dix-huit ans, à Paris, dans la Nouvelle Revue (numéro du 1er août 1891), des souvenirs sur Bakounine (signés de son pseudonyme littéraire A. Malthey). Le portrait est un peu poussé à la charge ; néanmoins on peut, je crois, accepter comme véridiques, dans l’ensemble, les détails d’observation narrés par Arnould, qui d’ailleurs manifeste à l’égard de Bakounine une sincère sympathie.
  25. Pederzolli disait à Nettlau (en 1894), en parlant de Bakounine, que c’était « un enfant, un sauvage et un savant à la fois ».
  26. Il y avait — on a déjà pu s’en apercevoir — une grande distance, au point de vue intellectuel, entre Bakounine et la femme à laquelle il avait donné son nom ; leurs caractères étaient l’opposé l’un de l’autre, et chacun d’eux menait de son côté une existence à part. J’ai déjà cité (p. 203) le portrait qu’a fait de Mme Bakounine Arthur Arnould. Elle traitait assez cavalièrement les idées de son mari, et parfois son mari lui-même, comme le montrent diverses anecdotes narrées par Mme Alexandrine Weber, qui a publié en 1907, dans la revue russe Byloé, sous le pseudonyme de « A. Bauler », des souvenirs personnels fort intéressants. De son côté, Bakounine tenait en médiocre estime le jugement de sa femme : « Un jour, — raconte Mme A. Bauler, — elle avait émis une opinion défavorable au sujet d’un révolutionnaire russe ; Michel Alexandrovitch l’interrompit brusquement en lui disant qu’elle n’y comprenait rien, et, s’adressant à moi, ajouta : « Antonia Xavérevna, de toute sa vie, n’a lu un livre sérieux » ; puis, se reprenant : « Ou plutôt, le seul livre sérieux qu’elle ait lu, ce sont les Causes célèbres, et encore c’était à cause des images ». À des sorties de ce genre, Mme Bakounine paraissait ne prêter aucune attention ; elle redressait sa tête finement sculptée, — était-ce dédain ou indifférence ? — regardait de côté, et ne répondait rien. »
  27. Ross avait fait un voyage en Russie en novembre 1874.
  28. Celle du 21 octobre 1874, que Dragomanof a publiée.
  29. C’est probablement la « brochure russe » dont parle Bakounine dans son journal, les 19 et 20 septembre 1874 (voir ci-dessus, p. 237).