L’Encyclopédie/1re édition/USAGE
USAGE, COUTUME, (Synonym.) L’usage semble être plus universel : la coutume paroît être plus ancienne. Ce que la plus grande partie des gens pratique, est un usage : ce qui s’est pratiqué depuis longtems est une coutume.
L’usage s’introduit & s’étend : la coutume s’établit & acquiert de l’autorité. Le premier fait la mode, la seconde forme l’habitude ; l’un & l’autre sont des especes de lois, entierement indépendantes de la raison, dans ce qui regarde l’extérieur de la conduite.
Il est quelquefois plus à propos de se conformer à un mauvais usage, que de se distinguer même par quelque chose de bon. Bien des gens suivent la coutume dans la façon de penser, comme dans le cérémonial ; ils s’en tiennent à ce que leurs meres & leurs nourrices ont pensé avant eux. Girard. (D. J.)
Usage, s. m. (Gram.) La différence prodigieuse de mots dont se servent les différens peuples de la terre pour exprimer les mêmes idées, la diversité des constructions, des idiotismes des phrases qu’ils employent dans les cas semblables, & souvent pour peindre les mêmes pensées ; la mobilité même de toutes ces choses, qui fait qu’une expression reçue en un tems est rejettée en un autre dans la même langue, ou que deux constructions différentes des mêmes mots y présentent des sens qui quelquefois n’ont entr’eux aucune analogie, comme grosse femme & femme grosse, sage femme & femme sage, honnête homme & homme honnête, &. Tout cela démontre assez qu’il y a bien de l’arbitraire dans les langues, que les mots & les phrases n’y ont que des significations accidentelles, qué la raison est insuffisante pour les faire deviner, & qu’il faut recourir à quelqu’autre moyen pour s’en instruire. Ce moyen unique de se mettre au fait des locutions qui constituent la langue, c’est l’usage. « Tout est usage dans les langues (Voyez Langue, init.) ; le matériel est la signification des mots, l’analogie & l’anomalie des terminaisons ; la servitude ou la liberté des constructions, le purisme ou le barbarisme des ensembles ». C’est pourquoi j’ai cru devoir définir une langue, la totalité des usages propres à une nation pour exprimer les pensées par la voix.
« Il n’y a nul objet, dit le p. Buffier (Gramm. fr. n°. 26), dont-il soit plus aisé & plus commun de se former l’idée, que de l’usage [en général] ; & il n’y a nul objet dont il soit plus difficile & plus rare de se former une idée exacte, que de l’usage par rapport aux langues. » Ce n’est pas précisément de l’usage des langues qu’il est difficile & rare de se former une idée exacte, c’est des caracteres du bon usage & de l’étendue de ses droits sur la langue. Les recherches mêmes du p. Buffier en sont la preuve, puisqu’après avoir annoncé cette difficulté, il entre en matiere en commençant par distinguer le bon & le mauvais usage, & ne s’occupe ensuite que des caracteres du bon, & son influence sur le choix des expressions.
« Si ce n’est autre chose, dit M. de Vaugelas en parlant de l’usage des langues (Remarq. pref. art. ij. n. 1.), si ce n’est autre chose, comme quelques-uns se l’imaginent, que la façon ordinaire de parler d’une nation dans le siege de son empire ; ceux qui sont nés & élevés n’auront qu’à parler le langage de leurs nourrices & de leurs domestiques, pour bien parler la langue du pays… Mais cette opinion choque tellement l’expérience générale, qu’elle se réfute d’elle-même… Il y a sans doute, continue-t-il (n. 2.), deux sortes d’usages, un bon & un mauvais. Le mauvais se forme du plus grand nombre de personnes, qui presque en toutes choses, n’est pas le meilleur ; & le bon, au contraire, est composé, non pas de la pluralité, mais de l’élite des voix ; & c’est véritablement celui que l’on nomme le maître des langues, celui qui faut suivre pour bien parler & & pour bien écrire ».
Ces réflexions de M. de Vaugelas sont très-solides & très-sages, mais elles sont encore trop générales pour servir de fondement à la définition du bon usage, qui est, dit-il (n. 3.), la façon de parler de la plus saine partie de la cour, conformément à la façon d’écrire de la plus saine partie des auteurs du tems.
« Quelque judicieuse, reprend le p. Buffier (n°. 32.), que soit cette définition, elle peut devenir encore l’origine d’une infinité de difficultés : car dans les contestations qui peuvent s’élever au sujet du langage, quelle sera la plus saine partie de la cour & des écrivains du tems ? Certainement si la contestation s’éleve à la cour, ou parmi les écrivains, chacun des deux partis ne manquera pas de se donner pour la plus saine partie… Peut-être feroit-on mieux, ajoûte-t-il (n°. 33.), de substituer dans la définition de M. de Vaugelas, le terme de plus grand nombre à celui de la plus saine partie. Car enfin, là où le plus grand nombre de personnes de la cour s’accorderont à parler comme le plus grand nombre des écrivains de réputation, on pourra aisément discerner quel est le [bon] usage. La plus nombreuse partie est quelque chose de palpable & de fixe, au lieu qui la plus saine partie peut souvent devenir insensible & arbitraire ».
Cette observation critique du savant jésuite, est très-bien fondée ; mais il ne corrige qu’à demi la définition de Vaugelas. La plus nombreuse partie des écrivains rentre communément dans la classe désignée par M. de Vaugelas comme n’étant pas la meilleure ; & pour juger avec certitude du bon usage, il faut effectivement indiquer la portion la plus saine des auteurs, mais lui donner des caracteres sensibles, afin de n’en pas abandonner la fixation au gré de ceux qui auroient des doutes sur la langue. Or il est constant que c’est la voix publique de la renommée qui nous fait connoitre les meilleurs auteurs qui se sont rendus célebres par leur exactitude dans le langage. C’est donc d’après ces observations que je dirois que le bon usage est la façon de parler de la plus nombreuse partie de la cour, conformément à la façon d’écrire de la plus nombreuse partie des auteurs les plus estimés du tems.
Ce n’est point un vain orgueil qui ôte à la multitude la droit de concourir à l’établissement du bon usage, ni une basse flatterie qui s’en rapporte à la plus nombreuse partie de la cour ; c’est la nature même du langage.
La cour est dans la société soumise au même gouvernement, ce que le cœur est dans le corps animal ; c’est le principe du mouvement & de la vie. Comme le sang part du cœur, pour se distribuer par les canaux convenables jusqu’aux extrémités du corps animal, d’où il est ensuite reporté au cœur, pour y reprendre une nouvelle vigueur, & vivifier encore les parties par où il repasse continuellement aux extrémités ; ainsi la justice & la protection partent de la cour, comme de la premiere source, pour se répandre, par le canal des lois, des tribunaux, des magistrats, & de tous les officiers préposés à cet effet, jusqu’aux parties les plus éloignées du corps politique, qui de leur côté adressent à la cour leurs sollicitations, pour y faire connoître leurs besoins, & y ranimer la circulation de protection & de justice que leur soumission & leurs charges leur donnent droit d’en attendre.
Or le langage est le lien nécessaire & fondamental de la société, qui n’auroit, sans ce moyen admirable de communication, aucune consistance durable, ni aucun avantage réel. D’ailleurs il est de l’équité que le foible emploie, pour faire connoître ses besoins, les signes les plus connus du protecteur à qui il s’adresse, s’il ne veut courir le risque de n’être ni entendu, ni secouru. Il est donc raisonnable que la cour, protectrice de la nation, ait dans le langage national une autorité prépondérante, à la charge également raisonnable que la partie la plus nombreuse de la cour l’emporte sur la partie la moins nombreuse, en cas de contestation sur la maniere de parler la plus légitime.
« Toutefois, dit M. de Vaugelas, ibid. n. 4. quelqu’avantage que nous donnions à la cour, elle n’est pas suffisante toute seule pour servir de regle ; il faut que la cour & les bons auteurs y concourent ; & ce n’est que de cette conformité qui se trouve entre les deux, que l’usage s’établit ». C’est que, comme je l’ai remarqué plus haut, le commerce de la cour & des parties du corps politique soumis à son gouvernement est essentiellement réciproque. Si les peuples doivent se mettre au fait du langage de la cour pour lui faire connoître leurs besoins & en obtenir justice & protection ; la cour doit entendre le langage des peuples, afin de leur distribuer avec intelligence la protection & la justice qu’elle leur doit, & les lois qu’elle a droit en conséquence de leur imposer.
« Ce n’est pas pourtant ; continue Vaugelas, ibid. n. 5. que la cour ne contribue incomparablement plus à l’usage que les auteurs, ni qu’il y ait aucune proportion de l’un à l’autre… Mais le consentement des bons auteurs est comme le sceau, ou une vérification qui autorise [qui constate] le langage de la cour, qui marque le bon usage, & décide celui qui est douteux.
Dans une nation où l’on parle une même langue (Buffier, n. 30. 31.) & où il y a néanmoins plusieurs états, comme seroient l’Italie & l’Allemagne ; chaque état peut prétendre à faire, aussi bien qu’un autre état, la regle du bon usage. Cependant il y en a certains, auxquels un consentement au-moins tacite de tous les autres semble donner la préférence ; & ceux-là d’ordinaire ont quelque supériorité sur les autres. Ainsi l’italien qui se parle à la cour du pape, semble d’un meilleur usage que celui qui se parle dans le reste de l’Italie » [à cause de la prééminence de l’autorité spirituelle, qui fait de Rome, comme la capitale de la république chrétienne, & qui sert même à augmenter l’autorité temporelle du pape]. « Cependant la cour du grand-duc de Toscane paroît balancer sur ce point la cour de Rome ; parce que les Toscans ayant fait diverses réflexions & divers ouvrages sur la langue italienne, & en particulier un dictionnaire qui a eu grand cours (celui de l’académie de la Crusca), ils se sont acquis par-là une réputation, que les autres contrées d’Italie ont reconnu bien fondée ; excepté néanmoins sur la prononciation : car la mode d’Italie n’autorise point autant la prononciation toscane que la prononciation romaine. »
Ceci prouve de plus en plus combien est grande sur l’usage des langues, l’autorité des gens de lettres distingués : c’est moins à cause de la souveraineté de la Toscane, qu’à cause de l’habileté reconnue des Toscans, que leur dialecte est parvenue au point de balancer la dialecte romaine ; & elle l’emporte en effet en ce qui concerne le choix & la propriété des termes, les constructions, les idiotismes, les tropes, & tout ce qui peut être perfectionné par une raison éclairée ; au-lieu que la cour de Rome l’emporte à l’égard de la prononciation, parce que c’est surtout une affaire d’agrément, & qu’il est indispensable de plaire à la cour pour y réussir.
Il sort de-là-même une autre conséquence très-importante. C’est que les gens de lettres les plus autorisés par le succès de leurs ouvrages doivent surtout être en garde contre les surprises du néologisme ou du néographisme, qui sont les ennemis les plus dangereux du bon usage de la langue nationale : c’est aux habiles écrivains à maintenir la pureté du langage, qui a été l’instrument de leur gloire, & dont l’altération peut les faire insensiblement rentrer dans l’oubli. Voyez Néologique, Néologisme.
Par rapport aux langues mortes, l’usage ne peut plus s’en fixer que par les livres qui nous restent du siecle auquel on s’attache ; & pour décider le siecle du meilleur usage, il faut donner la préférence à celui qui a donné naissance aux auteurs reconnus pour les plus distingués, tant par les nationaux que par les suffrages unanimes de la postérité. C’est à ces titres que l’on regarde comme le plus beau siecle de la langue latine, le siecle d’Auguste illustré par les Cicéron, les César, les Salluste, les Nepos, les T. Live, les Lucrece, les Horace, les Virgile, &c.
Dans les langues vivantes, le bon usage est douteux ou déclaré.
L’usage est douteux, quand on ignore quelle est ou doit être la pratique de ceux dont l’autorité en ce cas seroit prépondérante.
L’usage est déclaré, quand on connoît avec évidence la pratique de ceux dont l’autorité en ce cas doit être prépondérante.
I. L’usage ayant & devant avoir une égale influence sur la maniere de parler & sur celle d’écrire, précisément par les mêmes raisons ; de-là viennent plusieurs causes qui peuvent le rendre douteux.
1°. « Lorsque la prononciation d’un mot est douteuse, & qu’ainsi l’on ne sait comment on le doit prononcer… il faut de nécessité que la façon dont il se doit écrire, le soit aussi. »
2°. « La seconde cause du doute de l’usage, c’est la rareté de l’usage. Par exemple, il y a de certains mots dont on use rarement ; & à cause de cela on n’est pas bien éclairci de leur genre, s’il est masculin ou féminin ; de-sorte que, comme on ne sait pas bien de quelle façon on les lit, on ne sait pas bien aussi de quelle façon il les faut écrire ; comme tous ces noms, épigramme, épitaphe, épithete, épithalame, anagramme, & quantité d’autres de cette nature, surtout ceux qui commencent par une voyelle, comme ceux-ci ; parce que la voyelle de l’article qui va devant se mange, & ôte la connoissance du genre masculin ou féminin ; car quand on prononce ou qu’on écrit l’épigramme ou une épigramme [qui se prononce comme un épigramme], l’oreille ne sauroit juger du genre ». Rem. de Vaugelas. Préf. art. v. n. 2.
Si le doute où l’on est sur l’usage procede de la prononciation qui est équivoque, il faut consulter l’orthographe des bons auteurs, qui, par leur maniere d’écrire, indiqueront celle dont on doit prononcer.
Si ce moyen de consulter manque, à cause de la rareté des témoignages, ou même à cause de celle de l’usage ; il faut recourir alors à l’analogie pour décider le cas douteux par comparaison ; car l’analogie n’est autre chose que l’extension de l’usage à tous les cas semblables à ceux qu’il a décidés par le fait. On dit, par exemple, je vous prends tous a partie, & non à parties ; donc par analogie il faut dire, je vous prends a témoin, & non à témoins, parce que témoin dans ce second exemple est un nom abstractif, comme partie dans le premier, & la preuve qu’il est abstractif quelquefois & équivalent à témoignage, c’est que l’on dit, en témoin de quoi j’ai signé, &c. c’est-à-dire, en témoignage de quoi, ou, comme on dit encore, en foi de quoi, &c.
La même analogie, qui doit éclairer l’usage dans les cas douteux, doit le maintenir aussi contre les entreprises du néographisme. On écrit, par exemple, temporel, temporiser, où la lettre p est nécessaire ; c’est une raison présente pour la conserver dans le mot temps, plutôt que d’écrire tems, du-moins jusqu’à ce que l’usage soit devenu général sur ce dernier article. Ceux qui ont entrepris de supprimer au pluriel le t des noms & des adjectifs terminés en nt, comme garant, élément, savant, prudent, &c. n’ont pas pris garde à l’analogie, qui reclame cette lettre au pluriel, parce qu’elle est nécessaire au singulier & même dans les autres dérivés, comme garantie, garantir, élémentaire, savante, savantasse, prudente ; ainsi tant que l’usage contraire ne sera pas devenu général, les écrivains sages garderont garants, éléments, savants, prudents.
II. L’usage déclaré est général ou partagé : général, lorsque tous ceux dont l’autorité fait poids, parlent ou écrivent unanimement de la même maniere ; partagé, lorsqu’il y a deux manieres de parler ou d’écrire également autorisées par les gens de la cour & par des auteurs distingués dans le tems.
1°. A l’égard de l’usage général, il ne faut pas s’imaginer qu’il le soit au point, que chacun de ceux qui parlent ou qui écrivent le mieux, parlent ou écrivent en tout, comme tous les autres. « Mais, dit le pere Buffier, n. 35. si quelqu’un s’écarte, en des points particuliers, ou de tous, ou presque de tous les autres ; alors il doit être censé ne pas bien parler en ce point-là même. Du reste, il n’est homme si versé dans une langue, à qui cela n’arrive ». [Mais on ne doit jamais se permettre volontairement soit de parler, soit d’écrire d’une maniere contraire à l’usage déclaré : autrement, on s’expose ou à la pitié qu’excite l’ignorance, ou au blâme & au ridicule que mérite le néologisme].
« Les témoins les plus sûrs de l’usage déclaré, dit encore le pere Buffier, n. 36. sont les livres des auteurs qui passent communément pour bien écrire, & particuliere ment ceux où l’on fait des recherches sur la langue ; comme les remarques, les grammaires & les dictionnaires qui sont les plus répandus, surtout parmi les gens de lettres : car plus ils sont recherchés, plus c’est une marque que le public adopte & approuve leur témoignage. »
2°. « L’usage partagé... est le sujet de beaucoup de contestations peu importantes. Id. n. 37. Faut-il dire je puis ou je peux ; je vais ou je vas, &c.... Si l’un & l’autre se dit par diverses personnes de la cour & par d’habiles auteurs, chacun, selon son goût, peut employer l’une ou l’autre de ces expressions. En effet, puisqu’on n’a nulle regle pour préférer l’un à l’autre ; vouloir l’emporter dans ces points-là, sur ceux qui sont d’un avis ou d’un goût contraire, n’est-ce pas dire, je suis de la plus saine partie de la cour, ou de la plus saine partie des écrivains ? ce qui est une présomption puérile : car enfin les autres croyent avoir un goût aussi sain, & être aussi habiles à décider, & ne seront pas moins opiniâtres à soutenir leur décision. Dès qu’on est bien convaincu que des mots ne sont en rien préférables l’un à l’autre, pourvu qu’ils fassent entendre ce qu’on veut dire, & qu’ils ne contredisent pas l’usage qui est manifestement le plus universel ; pourquoi vouloir leur faire leur procès, pour se le faire faire à soi-même par les autres ? »
Le pere Buffier consent néanmoins que chacun s’en rapporte à son goût, pour se décider entre deux usages partagés. Mais qu’est-ce que le goût, sinon un jugement déterminé par quelque raison prépondérante ? & où faut-il chercher des raisons prépondérantes, quand l’autorité de l’usage se trouve également partagée ? L’analogie est presque toujours un moyen sûr de décider la préférence en pareil cas ; mais il faut être sûr de la bien reconnoître, & ne pas se faire illusion. Il est sage, dans ce cas, de comparer les raisonnemens contraires des grammairiens, pour en tirer la connoissance de la véritable analogie, & en faire son guide.
Pour se déterminer, par exemple, entre je vais & je vas ; pour chacun desquels le pere Bouhours reconnoît (rem. nouv. tom. I. p. 580.) qu’il y a de grands suffrages ; M. Ménage donnoit la préférence à je vais, par la raison que les verbes faire & taire font je fais & je tais. Mais il est évident que c’est ici une fausse analogie, & que, comme l’observe Thomas Corneille (not. sur la rem. xxvj. de Vaugelas), « faire & taire ne tirent point à conséquence pour le verbe aller » ; parce qu’ils ne sont pas de la même conjugaison, de la même classe analogique.
M. l’abbé Girard (vrais princip. disc. viij. t. II. p. 80.) panche pour je vas, par une autre raison analogique. « L’analogie générale de la conjugaison, veut, dit-il, que la premiere personne des présens de tous les verbes soit semblable à la troisieme, quand la terminaison en est féminine ; & semblable à la seconde tutoyante, quand la terminaison en est masculine : je crie, il crie ; j’adore, il adore ; [je souffre, il souffre] ; je pousse, il pousse ; ... je sors, tu sors ; je vois, tu vois, &c. » Il est évident que le raisonnement de l’académicien est mieux fondé : l’analogie qu’il consulte est vraiment commune à tous les verbes de notre langue ; & il est plus raisonnable, en cas de partage dans l’autorité, de se décider pour l’expression analogique, que pour celle qui est anomale ; parce que l’analogie facilite le langage, & qu’on ne sauroit mettre trop de facilité dans le commerce qu’exige la sociabilité.
La même analogie peut favoriser encore je peux à l’exclusion de je puis ; parce qu’à la seconde personne on dit toujours tu peux, & non pas tu puis, & que la troisieme même il peut, ne differe alors des deux premieres que par le t, qui en est le caractere propre.
Il faut prendre garde au reste, que je ne prétends autoriser les raisonnemens analogiques que dans deux circonstances ; savoir, quand l’usage est douteux, & quand il est partagé. Hors de-là, je crois que c’est pécher en effet contre le fondement de toutes les langues, que d’opposer à l’usage général les raisonnemens même les plus vraissemblables & les plus plausibles ; parce qu’une langue est en effet la totalité des usages propres à une nation pour exprimer la pensée par la parole, voyez Langue, & non pas le résultat des conventions réfléchies & symmétrisées des philosophes ou des raisonneurs de la nation.
Ainsi l’abbé Girard, qui a consulté l’analogie avec tant de succès en faveur de je vas, en a abusé contre la lettre x qui termine les mots je veux, tu peux, tu veux, tu peux. « J’avoue l’usage, dit-il, ibid. p. 91. & en même tems l’indifférence de la chose pour l’essentiel des regles… Si je m’éloigne dans certaines occasions des idées de quelques grammairiens ; c’est que j’ai attention à distinguer ce que la langue a de réel, de ce que l’imagination y suppose par la façon de la traiter, & le bon usage du mauvais autant que je les peus connoître… Quant à s au-lieu d’x en cette occasion, j’ai pris ce parti, parce que c’est une regle invariable que les secondes personnes tutoyantes finissent par s dans tous les verbes, ainsi que les premieres personnes quand elles ne se terminent pas en e muet ». Cet habile grammairien n’a pas assez pris garde qu’en avouant l’universalité de l’usage qu’il condamne, il dément d’avance ce qu’il dit ensuite, que de terminer par s les secondes personnes tutoyantes, & les premieres qui ne sont point terminées par un e muet, c’est dans notre langue une regle invariable ; l’usage de son aveu, a varié à l’égard de je peux & je veux. Il réplique que ce dernier usage est mauvais, & qu’il a attention à le distinguer du bon. C’est un vrai paralogisme ; l’usage universel ne sauroit jamais être mauvais, par la raison toute simple que ce qui est très-bon n’est pas mauvais, & que le souverain degré de la bonté de l’usage est l’universalité.
Mais cet usage, dont l’autorité est si absolue sur les langues, contre lequel on ne permet pas même à la raison de reclamer, & dont on vante l’excellence, sur-tout quand il est universel, n’a jamais en sa faveur qu’une universalité momentanée. Sujet à des changemens continuels, il n’est plus tel qu’il étoit du tems de nos peres, qui avoient altéré celui de nos ayeux, comme nos enfans altéreront celui que nous leur aurons transmis, pour y en substituer un autre qui essuiera les mêmes révolutions.
Ut sylvæ foliis pronos mutantur in annos,
Prima cadunt ; ita veroorum vetus interit ætas,
Et juvenum ritu florent modo nata vigentque…
Nedum sermonum stet honor & gratia vivax,
Multa renascentur quæ jam cecidêre, cadentque
Quæ nunc sunt in honore vocabula, si volet usus,
Quem penes arbitrium est, & jus, & norma loquendi.
Art. poët. Hor.
Quel est celui, de tous ces usages fugitifs qui se succedent sans fin comme les eaux d’un même fleuve, qui doit dominer sur le langage national ?
La réponse à cette question est assez simple. On ne parle que pour être entendu, & pour l’être principalement de ceux avec qui l’on vit : nous n’avons aucun besoin de nous expliquer avec notre postérité ; c’est à elle à étudier notre langage, si elle veut pénétrer dans nos pensées pour en tirer des lumieres, comme nous étudions le langage des anciens pour tourner au profit de notre expérience leurs découvertes & leurs pensées, cachées pour nous sous le voile de l’ancien langage. C’est donc l’usage du tems où nous vivons qui doit nous servir de regle ; & c’est précisément à quoi pensoit Vaugelas, & ce que j’ai envisagé moi-même, lorsque lui & moi avons fait entrer dans la notion du bon usage, l’autorité des auteurs estimés du tems.
Au-surplus, entre tous ces usages successifs, il peut s’en trouver un, qui devienne la regle universelle pour tous les tems, du-moins à bien des égards. « Quand une langue, dit Vaugelas (Praf. art. x. n. 2.) a nombre & cadence en ses périodes, comme la langue françoise l’a maintenant, elle est en sa pefection ; & étant venue à ce point, on en peut donner des regles certaines qui dureront toujours. … Les regles que Cicéron a observées, & toutes les dictions & toutes les phrases dont il s’est servi, étoient aussi bonnes & aussi estimées du tems de Séneque, que quatre-vingt ou cent ans auparavant ; quoique du tems de Séneque on ne parlât plus comme au siecle de Cicéron, & que la langue fût extrémement déchue. »
J’ajouterai qu’il subsiste toujours deux sources inépuisables de changement par rapport aux langues, qui ne changent en effet que la superficie du bon usage une fois constaté, sans en altérer les principes fondamentaux & analogiques : ce sont la curiosité & la cupidité. La curiosité fait naître ou découvre sans fin de nouvelles idées, qui tiennent nécessairement à de nouveaux mots ; la cupidité combine en mille manieres différentes les passions & les idées des objets qui les irritent, ce qui donne perpétuellement lieu à de nouvelles combinaisons de mots, à de nouvelles phrases. Mais la création de ces mots & de ces phrases, est encore assujettie aux lois de l’analogie qui n’est, comme je l’ai dit, qu’une extension de l’usage à tous les cas semblables à ceux qu’il a déja décidés. On peut voir ailleurs, (Néologisme & Phrase.) ce qu’exige l’analogie dans ces occurrences.
Si un mot nouveau ou une phrase insolite se présentent sans l’attache de l’analogie, sans avoir, pour ainsi dire, le sceau de l’usage actuel, signatum præsente notâ (Hor. art. poët.) ; on les rejette avec dédain. Si, nonobstant ce défaut d’analogie, il arrive par quelque hasard qu’une phrase nouvelle ou un mot nouveau, fassent une fortune suffisante pour être enfin reconnus dans la langue ; je réponds hardiment, ou qu’insensiblement ils prendront une forme analogique, ou que leur forme actuelle les menera petit-à-petit à un sens tout autre que celui de leur institution primitive & plus analogue à leur forme, ou qu’ils n’auront fait qu’une fortune momentanée pour rentrer bientôt dans le néant d’où ils n’auroient jamais dû sortir. (E. R. M. B.)
Usage, (Jurisprud.) ce terme a dans cette matiere plusieurs significations différentes.
Usage d’une chose est lorsqu’on s’en sert pour son utilité.
Le propriétaire d’une chose est communément celui qui a droit d’en faire usage, un tiers ne peut pas de son autorité privée l’appliquer à son usage particulier.
Mais le propriétaire peut céder à un autre l’usage de la chose qui lui appartient, soit qu’il la prête gratuitement, soit qu’il la donne à loyer.
Usage, ou droit d’usage, est le droit de se servir d’une chose pour son utilité personnelle.
L’usage considéré sous ce point de vue, est mis dans le droit romain au nombre des servitudes personnelles, c’est-à-dire, qui sont dues à la personne directement.
Il differe de l’usufruit en ce que celui qui a droit d’usufruit, peut prendre tous les fruits & revenus de la chose même au-delà de son nécessaire, au-lieu que celui qui n’en a que le simple usage ne peut en prendre les fruits que pour ce dont il a besoin personnellement, il ne peut ni vendre son droit, ni le louer, céder ou préter à un autre, même gratuitement. Voyez aux institutes, liv. II. tit. jv.
Usage en fait de bois & forêts, s’entend du droit que quelqu’un à de prendre du bois dans les forêts ou bois du roi, ou de quelqu’autre seigneur, soit pour son chauffage, soit pour bâtir ou pour hayer.
On entend aussi par usage, en fait de forêts, le droit de mener ou envoyer paître ses bestiaux dans les bois ou forêts du roi ou des particuliers.
Tous droits d’usages dépendent des titres & de la possession, ils ne sont jamais censés accordés que suivant que les forêts peuvent les supposer.
Le droit d’usage pour bois à bâtir, & pour réparer, doit être réduit, eu égard à l’état où étoit la forêt lorsqu’il a été accordé, & à l’état présent ; il faut aussi faire attention à l’état & au nombre des personnes auxquelles le droit a été accordé, pour ne point donner d’extension à ce droit, soit pour la quantité ou la qualité du bois.
L’usage du bois pour le chauffage est réglé différemment selon le pays.
Quand les usagers ont une concession pour prendre du bois, soit verd, soit sec, autant qu’il en faut pour leur provision, sans aucune limitation ; ce droit doit être réduit à une certaine quantité de cordes, autrement il n’y auroit rien de certain, & il pourroit arriver que celui qui jouiroit présentement du droit de chauffage, consommeroit dix fois autant de bois que celui auquel il a été accordé.
En d’autres lieux les usagers ont la branche, la taille ou l’arbre par levée ; cette maniere de percevoir le droit d’usage, est aussi sujette à une infinité d’abus ; c’est pourquoi il est à propos de réduire cet usage à une certaine quantité de cordes, eu égard à l’état ancien & présent de la forêt, & des personnes ou communautés auxquelles le chauffage a été accordé. Quand la cause cesse, le chauffage doit aussi cesser.
L’usage du brisé, du sec & trainant, ou des rémanens ou restes des charpentiers, peut être toléré en tout tems & dans toutes sortes de bois.
L’usage des morts-bois ou bois blancs, doit être absolument défendu dans les taillis ; il peut être toléré dans les futayes de quarante à cinquante ans, mais à condition qu’avant de l’enlever, il sera visité sur les lieux par le garde du triage ; il est même bon de tenir la main à ce que le bois d’usage soit coupé par tronçon, & fendu sur le champ avant que de l’enlever, pour qu’on ne prenne pas de bois à bâtir au-lieu de bois de chauffage.
On ne doit souffrir en aucune façon l’usage du verd en gisant, ce seroit ouvrir la porte aux abus, n’étant pas possible de faire la distinction du bois de délit d’avec celui qui n’est sujet aux droits d’usage, c’est pourquoi l’on ne doit en enlever aucun qu’il ne soit devenu sec.
Pour ce qui est du bois mort en étant, l’usage ne doit point en être permis, quand même l’arbre seroit sec depuis la cime jusqu’à la racine ; il seroit à craindre que l’on ne fît mourir des arbres pour les avoir comme bois morts.
Le chauffage par délivrance de certaine quantité de cordes, ou de sommes de bois, doit être supprimé lorsqu’il a été accordé gratuitement ; si c’est à titre onéreux, il doit être réduit, eu égard à l’état ancien & actuel de la forêt, au nombre & à la qualité des usagers.
Il en est de même du chauffage qui a été accordé par laye ou certaine quantité de perches ou d’arpens.
L’usage qui consiste à prendre du bois pour hayer, ce qu’en langage des eaux & forêts on appelle la branche de plein poing, ou du-moins pour clore les vergers & autres lieux, ou pour ramer les lins, doit être entierement défendu dans les taillis ; on peut seulement le tolérer dans les futayes de 50 ans & au-dessus.
Tous droits d’usage de quelque espece qu’ils soient, n’arreragent point, il faut le percevoir chaque année.
L’ordonnance de 1669 a supprimé tous les droits d’usage dans les forêts du roi, soit pour bois à bâtir ou à réparer, soit pour le chauffage, à quelque titre qu’ils fussent dûs, sauf à pourvoir à l’indemnité de ceux auxquels il étoit dû quelqu’un de ces droits à titre de fondation, donation ou échange ; elle défend d’y en accorder aucuns à l’avenir, & ne conserve que les chauffages accordés aux officiers, moyennant finance, & aux hôpitaux & communautés à titre d’aumône ou de fondation, pour leur être payés non pas en essence, mais en argent, sur le prix des ventes, en se faisant par eux inscrire dans les états arrêtés au conseil.
Les usagers sont responsables de leurs ouvriers & domestiques.
En général pour tous droits d’usage de bois, on doit observer de ne pas étendre le droit de nouvelles habitations qui n’étoient pas comprises dans la concession originaire, de ne pas excéder les termes de la concession ni la personne des usagers, & de ne pas souffrir qu’ils vendent ou donnent ce droit à leurs parens ou amis, de ne point laisser prendre du bois d’une meilleure qualité ou en plus grande quantité, qu’il n’en est dû, ou que la forêt n’en peut supporter, afin que le bois soit bien abattu, & hors le tems de seve.
Le droit d’usage pour le pâturage ou parage a aussi ses regles, dont les principales sont que les usagers ne doivent mener aucuns bestiaux dans les bois, qu’ils ne soient défensables, c’est-à-dire, qu’ils n’aient au-moins trois feuilles.
On distingue même les bêtes chevalines des bêtes à cornes.
Les premieres paissent l’herbe assez assiduement, & touchent moins aux branches ; les autres s’élevent en haut, broutent par tout le bois, & font bien plus de tort aux rejets du bois ; c’est pourquoi l’on peut mener les chevaux dans les taillis de cinq ans, ou au-moins de trois, au-lieu que pour les bêtes à cornes, il faut que les taillis aient au-moins six ou sept années.
Les usagers ne peuvent communément mettre dans les pâturages que les bestiaux de leur nourriture : en quelques endroits on limite l’usage aux bestiaux qu’ils avoient en propre à la Notre-Dame de Mars, avant l’ouverture de la paisson, & aux petits qui en sont provenus depuis ; ceux qu’ils ont d’achat, & dont ils font commerce, n’y sont point compris, non plus que ceux que l’usager tient à louage ou à cheptel ; on les tolere cependant en Nivernois, en indemnisant le seigneur très-foncier.
Les bestiaux de la nourriture que l’on peut mettre pâturer dans les usages ont été fixés à deux vaches & quatre porcs, pour chaque feu ou ménage, de quelque qualité que soient les usagers, soit propriétaires, fermiers ou locataires.
Le pâturage est toujours défendu dans les bois aux usagers pendant le tems du brout & de la fenaison. Voyez l’ordonnance de 1669, tit. 19 & 20, & les mots Bois, Communes, Chauffage, Parage, Panage, Paturage, Prés, Taillis, Usagers.
Usage signifie aussi ce que l’on a coutume d’observer & de pratiquer en certain cas.
Le long usage confirmé par le consentement tacite des peuples, acquiert insensiblement force de loi.
Quand on parle d’usage, on entend ordinairement un usage non-écrit, c’est-à-dire qui n’a point été receuilli par écrit, & rédigé en forme de coutume ou de loi.
Cependant on distingue deux sortes d’usages, savoir, usage écrit & non-écrit.
Les coutumes n’étoient dans leur origine que des usages non-écrits qui ont été dans la suite rédigés par écrit, de l’autorité du prince ; il y a néanmoins encore des usages non-écrits, tant au pays coutumier, que dans les pays de droit écrit.
L’abus est oppose à l’usage, & signifie un usage contraire à la raison, à l’équité, à la coutume ou autre loi. Voyez aux institutes, liv. I. tit. 2, & les mots Coutume, Droit, Loi, Ordonnance. (A)