L’Encyclopédie/1re édition/LÉIBNITZIANISME ou PHILOSOPHIE DE LÉIBNITZ

LÉIBNITZIANISME ou PHILOSOPHIE DE LÉIBNITZ, (Hist. de la Philosoph.) Les modernes ont quelques hommes, tels que Bayle, Descartes, Léibnitz & Newton, qu’ils peuvent opposer, & peut-être avec avantage, aux génies les plus étonnans de l’antiquité. S’il existoit au-dessus de nos têtes une espece d’êtres qui observât nos travaux, comme nous observons ceux des êtres qui rampent à nos piés, avec quelle surprise n’auroit-elle pas vu ces quatre merveilleux insectes ? combien de pages n’auroient-ils pas rempli dans leurs éphémérides naturelles ? Mais l’existence d’esprits intermédiaires entre l’homme & Dieu n’est pas assez constatée pour que nous n’osions pas supposer que l’immensité de l’intervalle est vuide, & que dans la grande chaîne, après le Créateur universel, c’est l’homme qui se présente ; & à la tête de l’espece humaine ou Socrate, ou Titus, ou Marc-Aurele, ou Pascal, ou Trajan, ou Confucius, ou Bayle, ou Descartes, ou Newton, ou Léibnitz.

Ce dernier naquit à Léipsic en Saxe le 23 Juin 1646 ; il fut nommé Godefroi-Guillaume. Frédéric son pere étoit professeur en Morale, & greffier de l’université, & Catherine Schmuck, sa mere, troisieme femme de Frédéric, fille d’un docteur & professeur en Droit. Paul Léibnitz, son grand oncle, avoit servi en Hongrie, & mérité en 1600 des titres de noblesse de l’empereur Rodolphe II.

Il perdit son pere à l’âge de six ans, & le sort de son éducation retomba sur sa mere, femme de mérite. Il se montra également propre à tous les genres d’études, & s’y porta avec la même ardeur & le même succès. Lorsqu’on revient sur soi & qu’on compare les petits talens qu’on a reçus, avec ceux d’un Léibnitz, on est tenté de jetter loin les livres, & d’aller mourir tranquille au fond de quelque recoin ignoré.

Son pere lui avoit laissé une assez ample collection de livres ; à peine le jeune Léibnitz sut-il un peu de grec & de latin, qu’il entreprit de les lire tout, Poëtes, Orateurs, Historiens, Jurisconsultes, Philosophes, Théologiens, Medecins. Bientôt il sentit le besoin de secours, & il en alla chercher. Il s’attacha particulierement à Jacques Thomasius ; personne n’avoit des connoissances plus profondes de la Littérature & de la Philosophie ancienne que Thomasius, cependant le disciple ne tarda pas à devenir plus habile que son maître. Thomasius avoua la supériorité de Léibnitz ; Léibnitz reconnut les obligations qu’il avoit à Thomasius. Ce fut souvent entr’eux un combat d’éloge, d’un côté, & de reconnoissance de l’autre.

Léibnitz apprit sous Thomasius à attacher un grand prix aux philosophes anciens, à la tête desquels il plaça Pythagore & Platon ; il eut du tout & du talent pour la Poésie : ses vers sont remplis de choses. Je conseille à nos jeunes auteurs de lire le poëme qu’il composa en 1676 sur la mort de Jean Frédéric de Brunswic, son protecteur ; ils y verront combien la Poésie, lorsqu’elle n’est pas un vain bruit, exige de connoissances préliminaires.

Il fut profond dans l’Histoire ; il connut les intérêts des princes. Jean Casimir, roi de Pologne, ayant abdiqué la couronne en 1668, Philippe Guillaume de Neubourg, comte Palatin, fut un des prétendans, & Léibnitz, caché sous le nom de George Ulicovius, prouva que la république ne pouvoit faire un meilleur choix ; il avoit alors vingt-deux ans, & son ouvrage fut attribué aux plus fameux jurisconsultes de son tems.

Quand on commença à traiter de la paix de Nimegue, il y eut des difficultés sur le cérémonial à l’égard des princes libres de l’empire qui n’étoient pas électeurs. On refusoit à leurs ministres des honneurs qu’on accordoit à ceux des princes d’Italie. Il écrivit en faveur des premiers l’ouvrage intitulé, Cæsarini Furstenerii, de jure suprematûs ac legationis principum Germaniæ. C’est un système où l’on voit un luthérien placer le pape à côté de l’empereur, comme chef temporel de tous les états chrétiens, du-moins en Occident. Le sujet est particulier, mais à chaque pas l’esprit de l’auteur prend son vol & s’éleve aux vûes générales.

Au milieu de ces occupations il se lioit avec tous les savans de l’Allemagne & de l’Europe ; il agitoit soit dans des theses, soit dans des lettres, des questions de Logique, de Métaphysique, de Morale, de Mathématique & de Théologie, & son nom s’inscrivoit dans la plûpart des académies.

Les princes de Brunswic le destinerent à écrire l’histoire de leur maison. Pour remplir dignement ce projet, il parcourut l’Allemagne & l’Italie, visitant les anciennes abbayes, fouillant dans les archives des villes, examinant les tombeaux & les autres antiquités, & recueillant tout ce qui pouvoit répandre de l’agrément & de la lumiere sur une matiere ingrate.

Ce fut en passant sur une petite barque seul, de Venise à Mesola, dans le Ferrarois, qu’un chapelet dont il avoit jugé à propos de se pourvoir à tout évenement dans un pays d’inquisition, lui sauva la vie. Il s’eleva une tempête furieuse : le pilote qui ne croyoit pas être entendu par un allemand, & qui le regardoit comme la cause du péril, proposa de le jetter en mer, en conservant néanmoins ses hardes & son argent, qui n’étoient pas hérétiques. Léibnitz sans se troubler tira son chapelet d’un air dévot, & cet artifice fit changer d’avis au pilote. Un philosophe ancien, c’étoit, je crois, Anaxogoras l’athée, échappa au même danger, en montrant au loin, à ceux qui méditoiont d’appaiser les dieux en le précipitant dans les flots, des vaisseaux battus par la tempête, & ou Anaxagoras n’étoit pas.

De retour de ses voyages à Hanovre en 1699, il publia une portion de la récolte qu’il avoit faite, car son avidité s’étoit jettée sur tout, en un volume in fol. sous le titre de Code du droit des gens : c’est-là qu’il démontre que les actes publiés de nation à nation sont les sources les plus certaines de l’Histoire, & que, quels que soient les petits ressorts honteux qui ont mis en mouvement ces grandes masses, c’est dans les traités qui ont précédé leurs émotions & accompagné leur repos momentané, qu’il faut découvrir leurs véritables intérêts. La préface du Codex juris gentium diplomaticus est un morceau de génie. L’ouvrage est une mer d’érudition : il parut en 1693.

Le premier volume Scriptorum Brunsvicensia illustranstum, ou la base de son histoire fut élevée en 1707, c’est-là qu’il juge, d’un jugement dont on n’a point appellé, de tous les matériaux qui devoient servir au reste de l’édifice.

On croyoit que des gouverneurs de villes de l’empire de Charlemagne étoient devenus, avec le tems, princes héréditaires ; Léibnitz prouve qu’ils l’avoient toujours été. On regardoit le x. & le xj. siecles comme les plus barbares du Christianisme ; Léibnitz rejette ce reproche sur le xiij. & le xjv. où des hommes pauvres par institut, avides de l’aisance par foiblesse humaine, inventoient des fables par nécessité. On le voit suivre l’enchaînement des évenemens, discerner les fils délicats qui les ont attirés les uns à la suite des autres, & poser les regles d’une espece de divination d’après laquelle l’état antérieur & l’état présent d’un peuple étant bien connus, on peut annoncer ce qu’il deviendra.

Deux autres volumes Scriptorum Brunsvicensia illustrantium parurent en 1710 & en 1711, le reste n’a point suivi. M. de Fontenelle a exposé le plan général de l’ouvrage dans son éloge de Léibnitz, an. de l’acad. des Scienc. 1716.

Dans le cours de ses recherches il prétendit avoir découvert la véritable origine des François, & il en publia une dissertation en 1716.

Léibnitz étoit grand jurisconsulte ; le Droit étoit & sera long-tems l’étude dominante de l’Allemagne ; il se présenta à l’âge de vingt ans aux examens du doctorat : sa jeunesse, qui auroit dû lui concilier la bienveillance de la femme du doyen de la faculté, excita, je ne sais comment, sa mauvaise humeur, & Léibnitz fut refusé ; mais l’applaudissement général & la même dignité qui lui fut offerte & conférée par les habitans de la ville d’Altorf, le vengerent bien de cette injustice. S’il est permis de juger du mérite du candidat par le choix du sujet de sa these, quelle idée ne se formera t-on pas de Léibnitz ? il disputa des cas perplexes en Droit. Cette these fut imprimée dans la suite avec deux autres petits traités, l’un intitulé, Specimen Encyclopediæ in jure, l’autre, Specimen certitudinis seu demonstrationum in jure exhibitum in doctrinâ conditionum.

Ce mot Encyclopédie avoit été employé dans un sens plus général par Alstedius : celui-ci s’étoit proposé de rapprocher les différentes sciences, & de marquer les lignes de communication qu’elles ont entr’elles. Le projet en avoit plu à Léibnitz ; il s’étoit proposé de perfectionner l’ouvrage d’Alstedius ; il avoit appellé à son secours quelques savans : l’ouvrage alloit commencer, lorsque le chef de l’entreprise, distrait par les circonstances, fut entraîné à d’autres occupations, malheureusement pour nous qui lui avons succedé, & pour qui le même travail n’a été qu’une source de persécutions, d’insultes & de chagrins qui se renouvellent de jour en jour, qui ont commencé il y a plus de quinze ans, & qui ne finiront peut-être qu’avec notre vie.

A l’âge de vingt deux ans il dédia à l’électeur de Mayence Jean-Philippe de Schomborn, une nouvelle méthode d’enseigner & d’apprendre la Jurisprudence, avec un catalogue des chose à desirer dans la science du Droit. Il donna dans la même année son projet pour la réforme générale du corps du Droit. La tête de cet homme étoit ennemie du désordre, & il falloit que les matieres les plus embarrassées s’y arrangeassent en y entrant ; il réunissoit deux grandes qualités presqu’incompatibles, l’esprit d’invention & celui de méthode, & l’étude la plus opiniâtre & la plus variée, en accumulant en lui les connoissances les plus disparates, n’avoit affoibli ni l’un ni l’autre : philosophe & mathématicien, tout ce que ces deux mots renferment, il l’étoit. Il alla d’Altorf à Nuremberg visiter des savans ; il s’insinua dans une société secrete d’alchimistes qui le prirent pour adepte sur une lettre farcie de termes obscurs qu’il leur adressa, qu’ils entendirent apparemment, mais qu’assurément Léibnitz n’entendoit pas. Ils le créerent leur secrétaire, & il s’instruisit beaucoup avec eux pendant qu’ils croyoient s’instruire avec lui.

En 1670, âgé de vingt-quatre ans, échappé du laboratoire de Nuremberg, il fit réimprimer le traité de Marius Nizolius de Bersello, de veris principiis & verâ ratione philosophandi contra pseudo-philosophos, avec une préface & des notes ou il cherche à concilier l’aristotélisme avec la Philosophie moderne : c’est là qu’il montre quelle distance il y a entre les disputes de mots & la science des choses, qu’il étale l’étude profonde qu’il avoit faite des anciens, & qu’il montre qu’une erreur surannée est quelquefois le germe d’une vérité nouvelle. Tel homme en effet s’est illustré & s’illustrera en disant blanc après un autre qui a dit noir. Il y a plus de mérite à penser à une chose qui n’avoit point encore été remuée, qu’à penser juste sur une chose dont on a déjà disputé : le dernier degré du mérite, la véritable marque du génie, c’est de trouver la vérité sur un sujet important & nouveau.

Il publia une lettre de Aristotele recentioribus reconciliabili, où il ose parler avantageusement d’Aristote dans un tems où les Cartésiens fouloient aux piés ce philosophe, qui devoit être un jour vengé par les Neutoniens. Il prétendit qu’Aristote contenoit plus de vérités que Descartes, & il démontra que la philosophie de l’un & de l’autre étoit corpusculaire & méchanique.

En 1711 il adressa à l’académie des Sciences sa théorie du mouvement abstrait, & à la société royale de Londres, sa théorie du mouvement concret. Le premier traité est un système du mouvement en général ; le second en est une application aux phenomenes de la nature ; il admettoit dans l’un & l’autre du vuide ; il regardoit la matiere comme une simple étendue indifférente au mouvement & au repos, & il en étoit venu à croire que pour découvrir l’essence de la matiere, il falloit y concevoir une force particuliere qui ne peut gueres se rendre que par ces mois, mentem momentaneam, seu carentem recordatione, quia conatum simul suum & alienum contrarium non retineat ultro momentum, adeòque careat memoriâ, sensu actionum passionumque suarum, atque cogitatione.

Le voilà tout voisin de l’entéléchie d’Aristote, de son système des monades, de la sensibilité, propriété générale de la matiere, & de beaucoup d’autres idées qui nous occupent à présent. Au lieu de mesurer le mouvement par le produit de la masse & de la vitesse, il substituoit à l’un de ces élémens la force, ce qui donnoit pour mesure du mouvement le produit de la masse par le quarré de la vîtesse. Ce fut-là le principe sur lequel il établit une nouvelle dynamique ; il fut attaqué, il se défendit avec vigueur ; & la question n’a été, sinon decidée, du-moins bien éclaircie depuis, que par des hommes qui ont réuni la Méthaphysique la plus subtile à la plus haute Géométrie. Voyez l’article Force.

Il avoit encore sur la Physique générale une idée particuliere, c’est que Dieu a fait avec la plus grande économie possible, ce qu’il y avoit de plus parfait & de meilleur : il est le fondateur de l’optimisme, ou de ce système qui semble faite de Dieu un automate dans ses decrets & dans ses actions, & ramener sous un autre nom & sous une forme spirituelle le fatum des anciens, ou cette nécessité aux choses d’être ce qu’elles sont.

Il est inutile de dire que Leibnitz étoit un mathématicien du premier ordre. Il a disputé à Neuton l’invention du calcul différentiel. Voyez les articles de ce Diction. Calcul différentiel & Fluxion. M. de Fontenelle, qui paroît toujours favorable à M. Leibnitz, prononce que Neuton est certainement inventeur, & que sa gloire est en sûreté, mais qu’on ne peut être trop circonspect lorsqu’il s’agit d’intenter une accusation de vol & de plagiat contre un homme tel que Leibnitz : & M. de Fontenelle à raison.

Leibnitz étoit entierement neuf dans la haute Géométrie, en 1676, lorsqu’il connut à Paris M. Huygens, qui étoit, après Galilée & Descartes, celui à qui cette science devoit le plus. Il lut le traité de horologio oscillatorio ; il médita les ouvrages de Pascal & de Grégoire de S. Vincent, & il imagina une méthode dont il retrouva dans la suite des traces profondes dans Grégori, Barion & d’autres. C’est ce calcul par lequel il se glorifie d’avoir soumis à l’analyse des choses qui ne l’avoient jamais été.

Quoi qu’il en soit de cette histoire que Leibnitz a faite de ses découvertes à la sollicitation de Mrs Bernoulli, il est sûr que l’on apperçoit des infiniment petits de différens ordres dans son traité du mouvement abstrait, publié en 1671 ; que le calcul différentiel parut en 1684 ; que les principes mathématiques de Neuton ne furent publiés qu’en 1607, & que celui-ci ne revendiqua point cette découverte. Mais Neuton, depuis que ses amis eurent élevé la querelle, n’en demeura pas moins tranquille, comme Dieu au milieu de sa gloire.

Leibnitz avoit entrepris un grand ouvrage de la science de l’infini ; mais il n’a pas été fini.

De ses hautes spéculations il descendit souvent à des choses d’usage. Il proposa des machines pour l’épuisement des eaux, qui font abandonner quelquefois & interrompent toujours les travaux des mines.

Il employa une partie de son tems & de sa fortune à la construction d’une machine arithmétique, qui ne fut entierement achevée que dans les dernieres années de sa vie.

Nous avons montré jusqu’ici Leibnitz comme poëte, jurisconsulte & mathématicien, nous l’allons considérer comme métaphysicien, ou comme homme remontant des cas particuliers à des lois générales. Tout le monde connoît son principe de la raison suffisante & de l’harmonie préétablie, son idée de la monade. Mais nous n’insisterons point ici là-dessus ; nous renvoyons aux différens articles de ce Dictionnaire, & à l’exposition abregée de la philosophie de Leibnitz, qui terminera celui-ci.

Il s’éleva en 1715 une dispute entre lui & le fameux M. Clake sur l’espace, le tems, le vuide, les atomes, le naturel, le surnaturel, la liberté & autres sujets non moins importans qu’épineux.

Il en avoit eu une autre avec un disciple de Socin, appellé Wissoratius, en 1671, sur la Trinité ; car Leibnitz étoit encore théologien dans le sens strict de ce mot, & publia contre son adversaire un écrit intitulé Sacro-sancta Trinitas per nova inventa logicæ defensa. C’est toujours le même esprit qui regne dans les ouvrages de Leibnitz. A l’occasion d’une question sur les mysteres, il propose des moyens de perfectionner la Logique, & il expose les défauts de celle qu’on suivoit. Il fut appellé aux conférences qui se tinrent vers le commencement de ce siecle sur le mariage d’un grand prince catholique & d’une princesse luthérienne. Il releva M. Burnet, évêque de Salisbury, sur les vûes peu exactes qu’il avoit eues dans son projet de réunion de l’église anglicane avec l’église luthérienne. Il défendit la tolérance des religions contre M. Pelisson. Il mit au jour la Théodicée en 1711 : c’est une réponse aux difficultés de Bayle sur l’origine du mal physique & du mal moral.

Nous devrions présentement avoir épuisé Leibnitz ; cependant il ne l’est pas encore. Il conçut le projet d’une langue philosophique qui mît en société toutes les nations : mais il ne l’exécuta point ; il remarqua seulement que des sçavans de son tems, qui avoient eu la même vûe que lui, perdoient leur tems, & ne frappoient pas au vrai but.

Après cette ébauche de la vie sçavante de Leibnitz, nous allons passer à quelques détails de sa vie particuliere.

Il étoit de la société secrete des alchimistes de Nuremberg, lorsque M. le baron de Boinebourg, ministre de l’électeur de Mayence, Jean-Philippe, rencontré par hasard dans une hôtellerie, reconnut son mérite, lui fit des offres, & l’attacha à son maître. En 1688 l’électeur de Mayence le fit conseiller de la chambre de révision de sa chancellerie. M. de Boinebourg avoit envoyé son fils à Paris ; il engagea Leibnitz à faire le voyage, & à veiller à ses affaires particulieres & à la conduite de son fils. M. de Boinebourg mourut en 1673, & Leibnitz passa en Angleterre, où peu de tems après il apprit la mort de l’électeur : cet évenement renversa les commencemens de sa fortune ; mais le duc de Brunswic Lunebourg s’empara de lui pendant qu’il étoit vacant, & le gratifia de la place de conseiller & d’une pension. Cependant il ne partit pas sur le champ pour l’Allemagne. Il revint à Paris, d’où il retourna en Angleterre ; & ce ne fut qu’en 1676 qu’il se rendit auprès du duc Jean Fredéric, qu’il perdit au bout de trois ans. Le duc Ernest Auguste lui offrit sa protection, & le chargea de l’histoire de Brunswic : nous avons parlé de cet ouvrage & des voyages qu’il occasionna. Le duc Ernest le nomma en 1696 son conseiller-privé de justice : on ne croit pas en Allemagne qu’un philosophe soit incapable d’affaires. En 1699 l’académie des sciences de Paris le mit à la tête de ses associés étrangers. Il eût trouvé dans cette capitale un sort assez doux, mais il falloit changer de religion, & cette condition lui déplut. Il inspira à l’électeur de Brandebourg le dessein d’établir une académie à Berlin, & ce projet fut exécuté en 1700 d’après ses idées : il en fut nommé président perpétuel, & ce choix fut généralement applaudi.

En 1710 parut un volume de l’académie de Berlin, sous le titre de Miscellanea Berolinensia. Leibnitz s’y montra sous toutes ses formes, d’historien, d’antiquaire, d’étymologiste, de physicien, de mathématicien, & même d’orateur.

Il avoit les mêmes vûes sur les états de l’électeur de Saxe ; & il méditoit l’établissement d’une autre académie à Dresde, mais les troubles de la Pologne ne lui laisserent aucune espérance de succès.

En revanche le Czar, qui étoit allé à Torgau pour le mariage de son fils aîné & de Charlote-Christine, vit Leibnitz, le consulta sur le dessein où il étoit de tirer ses peuples de la barbarie, l’honora de présens, & lui conféra le titre de son conseiller privé de justice, avec une pension considérable.

Mais toute prospérité humaine cesse ; le roi de Prusse mourut en 1713, & le goût militaire de son successeur détermina Leibnitz à chercher un nouvel azile aux sciences. Il se tourna du côté de la cour impériale, & obtint la faveur du prince Eugène ; peut-être eût-il fondé une académie à Vienne, mais la peste survenue dans cette ville rendit inutiles tous ses mouvemens.

Il étoit à Vienne en 1714 lorsque la reine Anne mourut. L’électeur d’Hanovre lui succéda. Leibnitz se rendit à Hanovre, mais il n’y trouva pas le roi, & il n’étoit plus d’âge à le suivre. Cependant le roi d’Angleterre repassa en Allemagne, & Leibnitz eut la joie qu’il desiroit : depuis ce tems sa santé s’affoiblit toujours. Il étoit sujet à la goutte ; ce mal lui gagna les épaules, & une ptisane dont un jésuite d’Ingolstad lui avoit donné la recette, lui causa des convulsions & des douleurs excessives, dont il mourut le 14 Novembre 1716.

Dans cet état il méditoit encore. Un moment avant que d’expirer il demanda de l’encre & du papier : il écrivit ; mais ayant voulu lire ce qu’il avoit écrit, sa vûe s’obscurcit, & il cessa de vivre, âgé de 70 ans. Il ne se maria point ; il étoit d’une complexion forte ; il n’avoit point eu de maladies que quelques vertiges & la goutte. Il étoit sombre, & passoit souvent les nuits dans un fauteuil. Il étudioit des mois entiers de suite ; il faisoit des extraits de toutes ses lectures. Il aimoit à converser avec toute sorte de personnes, gens de cour, soldats, artisans, laboureurs. Il n’y a guere d’ignorans dont on ne puisse apprendre quelque chose. Il aimoit la société des femmes, & elles se plaisoient en la sienne. Il avoit une correspondance littéraire très-étendue. Il fournissoit des vûes aux sçavans ; il les animoit ; il leur applaudissoit ; il chérissoit autant la gloire des autres que la sienne. Il étoit colere, mais il revenoit promptement ; il s’indignoit d’abord de la contradiction, mais son second mouvement étoit plus tranquille. On l’accuse de n’avoir été qu’un grand & rigide observateur du droit naturel : ses pasteurs lui en ont fait des réprimandes publiques & inutiles. On dit qu’il aimoit l’argent ; il avoit amassé une somme considérable qu’il tenoit cachée. Ce trésor, après l’avoir tourmenté d’inquiétudes pendant sa vie, fut encore funeste à son héritiere ; cette femme, à l’aspect de cette richesse, fut si saisie de joie, qu’elle en mourut subitement.

Il ne nous reste plus qu’à exposer les principaux axiomes de la philosophie de Leibnitz. Ceux qui voudront connoître plus à fond la vie, les travaux & le caractere de cet homme extraordinaire, peuvent consulter les actes des sçavans, Kortholt, Eckard, Baringius, les mémoires de l’académie des sciences, l’éloge de Fontenelle, Fabricius, Feller, Grundmann, Gentzkennius, Reimann, Collins, Murat, Charles Gundelif-Ludovici. Outre Thomasius dont nous avons parlé, il avoit eu pour instituteur en Mathématiques Kunnius, & en Philosophie Scherzer & Rappolt. Ce fut Weigel qui lui fit naître l’idée de son arithmétique binaire, ou de cette méthode d’exprimer tout nombre avec les deux caracteres 1 & 0. Il revint sur la fin de sa vie au projet de l’Encyclopédie, qui l’avoit occupé étant jeune, & il espéroit encore l’exécuter de concert avec Wolf. Il fut chargé par M. de Montausier de l’édition de Martien-Capella, à l’usage du Dauphin : l’ouvrage étoit achevé lorsqu’on le lui vola. Il s’en manque beaucoup que nous ayons parlé de tous ses ouvrages. Il en a peu publié séparément ; la plus grande partie est dispersée dans les journaux & les recueils d’académies ; d’où l’on a tiré sa protogée, ouvrage qui n’est pas sans mérite, soit qu’on le considere par le fond des choses, soit qu’on n’ait égard qu’à l’élevation du discours.

I. Principes des méditations rationnelles de Leibnitz. Il disoit : la connoissance est ou claire ou obscure, & la connoissance claire est ou confuse ou distincte, & la connoissance distincte est ou adéquate ou inadéquate, ou intuitive ou symbolique.

Si la connoissance est en même tems adéquate & intuitive, elle est très-parfaite ; si une notion ne suffit pas à la connoissance de la chose représentée, elle est obscure ; si elle suffit, elle est claire.

Si je ne puis énoncer séparément les caracteres nécessaires de distinction d’une chose à une autre, ma connoissance est confuse, quoique dans la nature la chose ait de ces caracteres, dans l’énumération exacte desquels elle se limiteroit & se résoudroit.

Ainsi les odeurs, les couleurs, les saveurs & d’autres idées relatives aux sens, nous sont assez clairement connues : la distinction que nous en faisons est juste ; mais la sensation est notre unique garant. Les caracteres qui distinguent ces choses ne sont pas énonciables. Cependant elles ont des causes : les idées en sont composées ; & il semble que s’il ne manquoit rien, soit à notre intelligence, soit à nos recherches, soit à nos idiomes, il y auroit une certaine collection de mots dans lesquels elles pourroient se résoudre & se rendre.

Si une chose a été suffisamment examinée ; si la collection des signes qui la distingue de toute autre est complexe, la notion que nous en aurons sera distincte : c’est ainsi que nous connoissons certains objets communs à plusieurs sens, plusieurs affections de l’ame, tout ce dont nous pouvons former une définition verbale ; car qu’est-ce que cette définition, sinon une énumération suffisante des caracteres de la chose ?

Il y a cependant connoissance distincte d’une chose indéfinissable, toutes les fois que cette chose est primitive, qu’elle est elle-même son propre caractere, ou que s’entendant par elle-même, elle n’a rien d’antérieur ou de plus connu en quoi elle soit résoluble.

Dans les notions composées, s’il arrive, ou que la somme des caracteres ne se saisisse pas à la fois, ou qu’il y en ait quelques-uns qui échappent ou qui manquent, ou que la perception nette, générale ou particuliere des caracteres, soit momentanée & fugitive, la connoissance est distincte, mais inadéquate.

Si tous les caracteres de la chose sont permanens, bien rendus & bien saisis ensemble & séparément, c’est-à-dire que la résolution & l’analyse s’en fassent sans embarras & sans défaut, la connoissance est adéquate.

Nous ne pouvons pas toujours embrasser dans notre entendement la nature entiere d’une chose très-composée : alors nous nous servons de signes qui abregent ; mais nous avons, ou la conscience ou la mémoire que la résolution ou l’analyse entiere est possible, & s’exécutera quand nous le voudrons ; alors la connoissance est aveugle ou symbolique.

Nous ne pouvons pas saisir à la fois toutes les notions particulieres qui forment la connoissance complette d’une chose très-composée. C’est un fait. Lorsque la chose se peut, notre connoissance est intuitive autant qu’elle peut l’être. La connoissance d’une chose primitive & distincte est intuitive ; celle de la plûpart des choses composées est symbolique.

Les idées des choses que nous connoissons distinctement, ne nous sont présentes que par une opération intuitive de notre entendement.

Nous croyons à tort avoir des idées des choses, lorsqu’il y a quelques termes dont l’explication n’a point été faite, mais supposée.

Souvent nous n’avons qu’une notion telle quelle des mots, une mémoire foible d’en avoir connu autrefois la valeur, & nous nous en tenons à cette connoissance aveugle, sans nous embarrasser de suivre l’analyse des expressions aussi loin & aussi rigoureusement que nous le pourrions. C’est ainsi que nous échappe la contradiction enveloppée dans la notion d’une chose composée.

Qu’est-ce qu’une définition nominale ? Qu’est-ce qu’une définition réelle ? Une définition nominale, c’est l’énumération des caracteres qui distingue une chose d’une autre. Une définition réelle, celle qui nous assure, par la comparaison & l’explication des caracteres, que la chose définie est possible. La définition réelle n’est donc pas arbitraire ; car tous les caracteres de la définition nominale ne sont pas toujours compatibles.

La science parfaite exige plus que des définitions nominales, à-moins qu’on ne sache d’ailleurs que la chose définie est possible.

La notion est vraie, si la chose est possible ; fausse, s’il y a contradiction entre ses caracteres.

La possibilité de la chose est connue à priori ou à posteriori.

Elle est connue à priori lorsque nous résolvons sa notion en d’autres d’une possibilité avouée, & dont les caracteres n’impliquent aucune contradiction : il en est ainsi toutes les fois que la maniere dont une chose peut être produite nous est connue ; d’où il s’ensuit qu’entre toutes les définitions, les plus utiles ce sont celles qui se font par les causes.

La possibilité est connue à posteriori lorsque l’existance actuelle de la chose nous est constatée ; car ce qui est ou a été est possible.

Si l’on a une connoissance adéquate, l’on a aussi la connoissance à priori de la possibilité ; car en suivant l’analyse jusqu’à sa fin, si l’on ne rencontre aucune contradiction, il naît la démonstration de la possibilité.

Il est un principe dont il faut craindre l’abus ; c’est que l’on peut dire une chose, & qu’on dira vrai, si l’on affirme ce que l’on en apperçoit clairement & distinctement. Combien de choses obscures & confuses paroissent claires & distinctes à ceux qui se pressent de juger ! L’axiome dont il s’agit est donc superflu, si l’on n’a établi les regles de la vérité des idées, & les marques de la clarté & de la distinction, de l’obscurité & de la confusion.

Les regles que la Logique commune prescrit sur les caracteres des énonciations de la vérité, ne sont méprisables que pour ceux qui les ignorent, & qui n’ont ni le courage ni la sagacité nécessaires pour les apprendre : ne sont-ce pas les mêmes que celles des Géometres ? Les uns & les autres ne prescrivent-ils pas de n’admettre pour certain que ce qui est appuyé sur l’expérience ou la démonstration. Une démonstration est solide si elle garde les formes prescrites par la Logique. Il ne s’agit pas toujours de s’assujettir à la forme du syllogisme, mais il faut que tout raisonnement soit réductible à cette forme, & qu’elle donne évidemment force à la conclusion.

Il ne faut donc rien passer des prémisses ; tout ce qu’elles renferment doit avoir été ou démontré, ou supposé : dans le cas de supposition, la conclusion est hypothétique.

On ne peut ni trop louer, ni s’assujettir trop sévérement à la regle de Pascal, qui veut qu’un terme soit défini pour peu qu’il soit obscur, & qu’une proposition soit prouvée pour peu qu’elle soit douteuse. Avec un peu d’attention sur les principes qui précedent, on verra comment ces deux conditions peuvent se remplir.

C’est une opinion fort ancienne que nous voyons tout en Dieu, & cette opinion bien entendue n’est pas à mépriser.

Quand nous verrions tout en Dieu, il ne seroit pas moins nécessaire à l’homme d’avoir des idées propres, ou des sensations ou des mouvemens d’ame, ou des affections correspondantes à ce que nous appercevrions en Dieu. Notre ame subit autant de changemens successifs, qu’il s’y succede de pensées diverses. Les idées des choses auxquelles nous ne pensons pas actuellement, ne sont donc pas autrement dans notre ame que la figure d’Hercule dans un bloc de marbre informe.

Dieu n’a pas seulement l’idée actuelle de l’étendue absolue & infinie, mais l’idée de toute figure ou modification de cette étendue.

Qu’est-ce qui se passe en nous dans la sensation des couleurs & des odeurs ? Des mouvemens de fibres, des changemens de figures, mais si déliés qu’ils nous échappent. C’est par cette raison qu’on ne s’apperçoit pas que c’est là pourtant tout ce qui entre dans la perception composée de ces choses.

II. Métaphysique de Leibnitz, ou ce qu’il a pensé des élémens des choses. Qu’est ce que la monade ? une substance simple. Les composés en sont formés. Je l’appelle simple, parce qu’elle n’a point de parties.

Puisqu’il y a des composés, il faut qu’il y ait des substances simples ; car qu’est-ce qu’un composé, sinon un aggrégat de simples ?

Où il n’y a point de parties, il n’y a ni étendue, ni figure, ni divisibilité. Telle est la monade, l’atome réel de la nature, l’élément vrai des choses.

Il ne faut pas en craindre la dissolution. On ne conçoit aucune maniere dont une substance simple puisse périr naturellement. On ne conçoit aucune maniere dont une substance simple puisse naître naturellement. Car tout ce qui périt, périt par dissolution ; tout ce qui se forme, se forme par composition.

Les monades ne peuvent donc être ou cesser que dans un instant, par création ou par annihilation.

On ne peut expliquer comment il surviendroit en elles quelque altération naturelle : ce qui n’a point de parties, n’admet l’interception ni d’un accident, ni d’une substance.

Il faut cependant qu’elles ayent quelques qualités, sans quoi on ne les distingueroit pas du non être.

Il faut plus ; c’est qu’une monade différe d’une autre monade quelconque, car il n’y a pas dans la nature un seul être qui soit absolument égal & semblable à un autre, ensorte qu’il ne soit possible d’y reconnoître une différence interne & applicable à quelque chose d’interne. Il n’y a peut-être rien de moins raisonnable que ce principe pour ceux qui ne pensent que superficiellement, & rien de plus vrai pour les autres. Il n’est pas nouveau : c’étoit une des opinions des Stoïciens.

Tout être créé est sujet au changement. La monade est créée, chaque monade est donc dans une vicissitude continuelle.

Les changemens de la monade naturelle partent d’un principe interne, car aucune cause externe ne peut influer sur elle.

En général, il n’y a point de force, quelle qu’elle soit, qui ne soit un principe de changement.

Outre un principe de changement, il faut encore admettre dans ce qui change quelque forme, quelque modele qui spécifie & différentie. De-là multitude dans le simple, nombre dans l’unité, car tout changement naturel se fait par degrés. Quelque chose change, & quelque chose reste non changée. Donc dans la substance il y a pluralité d’affections, de qualités & de rapports, quoiqu’il y ait absence de parties.

Qu’est-ce qu’un état passager qui marque multitude & pluralité dans l’être simple & dans la substance une ? On n’en conçoit point d’autre que ce que nous appellons perception, chose très-distincte de ce que nous entendons par conscience, car il y a perception avant conscience. Ce principe est très-difficile à attaquer, & très difficile à défendre. C’est, selon Leibnitz, ce qui constitue la différence de la monade & de l’esprit, de l’être corporel & de l’être intellectuel.

L’action d’un principe interne, cause de mutation ou de passage d’une perception à une autre, est ce qu’on peut appeller appétit. L’appétit n’atteint pas toujours à la perception à laquelle il tend, mais il en approche, pour ainsi dire, & quelque légere que soit cette altération, il en naît des perceptions nouvelles.

Il ne faut point appliquer les causes méchaniques à ces perceptions, ni à leurs résultats ; parce qu’il n’y a ni mouvement, ni figure, ni parties agissantes & réagissantes. Ce perceptions & leurs changemens sont tout ce qu’il y a dans la substance simple. Elle constituent toutes les actions internes.

On peut, si l’on veut, donner le nom d’entéléchie à toutes les substances simples ou monades créées, car elles ont en elles une certaine perfection propre, une suffisance essentielle, elles sont elles-mêmes les causes de leurs actions internes. Ce sont comme des automates incorporels : quelle différence y a-t-il entre ces êtres & la molécule sensible d’Hobbes ? Je ne l’entends pas. L’axiome suivant m’incline bien davantage à croire que c’est la même chose.

Si l’on veut appeller ame ce qui en général a perception & appétit, je ne m’oppose pas à ce qu’on regarde les substances simples ou les monades créées comme des ames. Cependant la perception étant où la connoissance n’est pas, il vaudroit mieux s’en tenir pour les substances simples qui n’ont que la perception aux mots de monades ou d’enteléchies, & pour les substances qui ont le perception & la mémoire ou conscience aux mots d’ame & d’esprit.

Dans la défaillance, dans la stupeur ou le sommeil profond, l’ame qui ne manque pas tout-à-fait de perception, ne differe pas d’une simple monade. L’état présent d’une substance simple procede naturellement de son état précédent, ainsi le présent est gros de l’avenir.

Lorsque nous sortons du sommeil, de la défaillance, de la stupeur, nous avons la conscience de nos perceptions, il faut donc qu’il n’y ait eu aucune interruption absolue, qu’il y ait eu des perceptions immédiatement précédentes & contiguës, quoique nous n’en ayons pas la conscience. Car la perception est engendrée de la perception, comme le mouvement du mouvement : cet axiome fécond mérite le plus grand examen.

Il paroît que nous serions dans un état de stupeur parfaite, tant que nous ne distinguerions rien à nos perceptions. Or cet état est celui de la monade pure.

Il paroît encore que la nature en accordant aux animaux des organes qui rassemblent plusieurs rayons de lumiere, plusieurs ondulations de l’air, dont l’efficacité est une suite de leur union ou multitude, elle a mis en eux la cause de perceptions sublimes. Il faut raisonner de la même maniere de la saveur, des odeurs & du toucher. C’est par la mémoire que les perceptions sont liées dans les ames. La mémoire imite la raison, mais ce ne l’est pas.

Les animaux apperçoivent un objet, ils en sont frappés, ils s’attendent à une perception ou sensation semblable à celle qu’ils ont éprouvée antérieurement de la part de cet objet ; ils se meuvent, mais ils ne raisonnent pas ; ils ont la mémoire.

L’imagination forte qui nous frappe & nous meut, naît de la fréquence & de l’énergie des perceptions précédentes.

L’effet d’une seule impression forte équivaut quelquefois à l’effet habituel & réitéré d’une impression foible & durable.

Les hommes ont de commun avec les animaux le principe qui lie leurs perceptions. La mémoire est la même en eux. La mémoire est un médecin empyrique qui agit par expérience sans théorie.

C’est la connoissance des vérités nécessaires & éternelles qui distingue l’homme de la bête. C’est elle qui fait en nous la raison & la science, l’ame. C’est à la connoissance des vérités nécessaires & éternelles, & à leurs abstractions qu’il faut rapporter ces actes réfléchis qui nous donnent la conscience de nous.

Ces actes réfléchis sont la source la plus féconde de nos raisonnemens. C’est l’échelle par laquelle nous nous élevons à la pensée de l’être, de la substance simple ou complexe, de l’immatériel, de l’éternel, de Dieu. Nous concevons que ce qui est limité en nous, existe en lui sans limites.

Nos raisonnemens ont deux grandes bases, l’une est le principe de contradiction, l’autre est le principe de raison suffisante.

Nous regardons comme faux tout ce qui implique contradiction, nous pensons que rien n’est sans une raison suffisante, pourquoi cela est ainsi & non autrement, quoique souvent cette raison ne nous soit pas connue. Ce principe n’est pas nouveau ; Les anciens l’ont employé.

Si une vérité est nécessaire, on peut la résoudre dans ses élémens, & parvenir par analyse ou voie de décomposition à des idées primitives, où se consomme la démonstration.

Il y a des idées simples qui ne se définissent point. Il y a aussi des axiomes, des demandes, des principes primitifs qui ne se prouvent point. La preuve & la définition seroient identiques à l’énonciation.

On peut découvrir la raison suffisante dans les choses contingentes ou de fait. Elle est dans l’enchaînement universel : il y a une résolution ou analyse successive de causes ou raisons particulieres, à d’autres raisons ou causes particulieres, & ainsi de suite.

Cependant toute cette suite ne nous menant que de contingence en contingence, & la derniere n’exigeant pas moins une analyse progressive que la premiere, on ne peut s’arrêter : pour arriver à la certitude, il faut tenir la raison suffisante ou derniere, fût-elle à l’infini.

Mais où est cette raison suffisante & derniere, sinon dans quelque substance nécessaire, source & principe de toutes mutations ?

Et quelle est cette substance, terme dernier de la serie, sinon Dieu ? Dieu est donc, & il suffit.

Cette substance une, suprême, universelle, nécessaire n’a rien hors d’elle qui n’en dépende. Elle est donc illimitée, elle contient donc toute réalité possible, elle est donc parfaite ; car qu’est-ce que la perfection, sinon l’illimité d’une grandeur réelle & positive ?

D’où il suit que la créature tient de Dieu sa perfection & les imperfections de sa nature, de son essence incapable de l’illimité. Voilà ce qui la distingue de Dieu.

Dieu est la source & des existences & des essences, & de ce qu’il y a de réel dans le possible. L’entendement divin est le sein des vérités essentielles. Sans Dieu, rien de réel ni dans le possible, ni dans l’existant, ni même dans le néant.

En effet, s’il y a quelque réalité dans les essences, dans les existences, dans les possibilités, cette réalité est fondée dans quelque chose d’existant & de réel, & conséquemment dans la nécessité d’un être auquel il suffise d’être possible pour être existant. Ceci n’est que la démonstration de Descartes retournée.

Dieu est le seul être qui ait ce privilege d’être nécessairement, s’il est possible ; or rien ne montrant de la contradiction dans sa possibilité, son existence est donc démontrée à priori. Elle l’est encore à posteriori, car les contingens sont ; or ces contingens n’ont de raison suffisante & derniere que dans un être nécessaire, ou qui ait en lui-même la raison de son existence.

Il ne faut pas inférer de-là que les vérités éternelles qui ne se voient pas sans Dieu, soient dépendantes de sa volonté & arbitraires.

Dieu est une unité ou substance simple, origine de toutes les monades créées, qui en sont émanées, pour ainsi dire, par des fulgurations continuelles. Nous nous sommes servis de ce mot fulguration, parce que nous n’en connoissons point d’autre qui lui réponde. Au reste, cette idée de Leibnitz est toute platonicienne, & pour la subtilité & pour la sublimité.

Il y a en Dieu puissance, entendement & volonté ; puissance, qui est l’origine de tout ; entendement, où est le modele de tout ; volonté, par qui tout s’exécute pour le mieux.

Il y a aussi dans la monade les mêmes qualités correspondantes, perception & appétit ; mais perception limitée, appétit fini.

On dit que la créature agit hors d’elle-même, & souffre. Elle agit hors d’elle-même entant que parfaite, elle souffre entant qu’imparfaite.

La monade est active entant qu’elle a des perceptions distinctes, passive entant qu’elle a des perceptions confuses.

Une créature n’est plus ou moins parfaite qu’une autre, que par le principe qui la rend capable d’expliquer ce qui se passe dans elle & dans une autre ; c’est ainsi qu’elle agit sur celle-ci.

Mais dans les substances simples, l’influence d’une monade, par exemple, est purement idéale : elle n’a d’effet que par l’entremise de Dieu. Dans les idées de Dieu, l’action d’une monade se lie à l’action d’une autre, & il est la raison de l’action de toutes : c’est son entendement qui forme leurs dépendances mutuelles.

Ce qu’il y a d’actif & de passif dans les créatures, est réciproque. Dieu comparant deux substances simples, apperçoit dans l’une & l’autre la raison qui oblige l’une à l’autre. L’une est active sous un aspect, & passive sous un autre aspect ; active en ce qu’elle sert à rendre raison de ce qui arrive dans ce qui procede d’elle ; passive en ce qu’elle sert à rendre raison de ce qui arrive dans ce dont elle procede.

Cependant comme il y a une infinité de combinaisons & de mondes possibles dans les idées de Dieu, & que de ces mondes il n’en peut exister qu’un, il faut qu’il y ait une certaine raison suffisante de son choix ; or cette raison ne peut être que dans le différent degré de perfection, d’où il s’ensuit que le monde qui est, est le plus parfait. Dieu l’a choisi dans sa sagesse, connu dans sa bonté, produit dans la plénitude de sa puissance. Voilà comme Leibnitz en est venu à son système d’optimisme.

Par cette correspondance d’une chose créée à une autre, & de chacune à toutes, on conçoit qu’il y a dans chaque substance simple des rapports d’après lesquels, avec une intelligence proportionnée au tout, une monade étant donnée, l’univers entier le seroit. Une monade est donc une espece de miroir représentatif de tous les êtres & de tous les phénomenes. Cette idée que les petits esprits prendront pour une vision, est celle d’un homme de génie : pour le sentir, il n’y a qu’à la raprocher de son principe d’enchaînement & de son principe de dissimilitude.

Si l’on considere une ville sous différens points, on la voit différente ; c’est une multiplication d’optique. Ainsi la multitude des substances simples est si grande, qu’on croiroit qu’il y a une infinité d’univers différens ; mais ce ne sont que des images sunographiques d’un seul considéré sous différens aspects de chaque monade. Voilà la source de la vérité, de l’ordre, de l’économie, & de la plus grande perfection possible, & cette hypothese est la seule qui réponde à la grandeur, à la sagesse & à la magnificence de Dieu.

Les choses ne peuvent donc être autrement qu’elles sont, Dieu ayant produit la monade pour le tout, le tout pour la monade qui le représente non parfaitement, mais d’une maniere confuse, non pour elle, mais pour Dieu, sans quoi elle seroit elle-même Dieu.

La monade est limitée non dans ses rapports, mais dans sa connoissance. Toutes tendent à un même but infini. Toutes ont en elles des raisons suffisantes de cet infini, mais avec des bornes & des degrés différens de perceptions ; & ce que nous disons des simples, il faut l’entendre des composés.

Tout étant plein, tous les êtres liés, tout mouvement se transmet avec plus ou moins d’énergie à raison de la distance, tout être reçoit en lui l’impression de ce qui se passe par-tout, il en a la perception, & Dieu qui voit tout, peut lire en un seul être ce qui arrive en tout, ce qui y est arrivé & ce qui y arrivera, & il en seroit de même de la monade, si le loin des distances, des affoiblissemens ne s’exécutoit sur elle, & d’ailleurs elle est finie.

L’ame ne peut voir en elle que ce qui y est distinct ; elle ne peut donc être à toutes les perfections, parce qu’elles sont diverses & infinies.

Quoique l’ame ou toute monade créée soit représentative de l’univers, elle l’est bien mieux du corps auquel elle est attachée, & dont elle est l’entéléchie.

Or le corps, par sa connexion au tout, représentant le tout, l’ame par sa connexion au corps & au tout, le représente aussi.

Le corps & la monade, son entéléchie, constituent ce que nous appellons l’être vivant ; le corps & la monade, son ame, constitue l’animal.

Le corps d’un être, soit animal, soit vivant, est toujours organique ; car qu’est-ce que l’organisation ? un assemblage formant un tout relatif à un autre. D’où il s’ensuit que les parties sont toutes représentatives de l’universalité ; la monade par ses perceptions, le corps par sa forme & ses mouvemens, ou états divers.

Un corps organique d’un être vivant est une sorte de machine divine, surpassant infiniment tout automate artificiel. Qu’est-ce qui a pû empêcher le grand Ouvrier de produire ces machines ? la matiere n’est-elle pas divisible à l’infini, n’est-elle pas même actuellement divisée à l’infini ?

Or cette machine divine représentant le tout, n’a pû être autre qu’elle est.

Il y a donc, à parler à la rigueur, dans la plus petite portion de matiere un monde de créatures vivantes, animales, entéléchies, ames, &c.

Il n’y a donc dans l’univers rien d’inutile, ni stérile, ni de mort, nul cahos, nulle confusion réelle.

Chaque corps a une entéléchie dominante, c’est l’ame dans l’animal ; mais ce corps a ses membres pleins d’autres êtres vivans, de plantes, d’animaux, &c. & chacun de ceux-ci a avec son ame dominante son entéléchie.

Tous les corps sont en vicissitudes, des parties s’en échappent continuellement, d’autres y entrent.

L’ame ne change point. Le corps change peu-à-peu ; il y a des métamorphoses, mais nulle métempsycose. Il n’y a point d’ames sans corps.

Conséquemment il n’y a ni génération, ni mort parfaite ; tout se réduit à des développemens & à des dépérissemens successifs.

Depuis qu’il est démontré que la putréfaction n’engendre aucun corps organique, il s’ensuit que le corps organique existoit à la conception, & que l’ame occupoit ce corps préexistant, & que l’animal étoit, & qu’il n’a fait que paroître sous une autre forme.

J’appellerois spermatiques, ces animaux qui parviennent par voie de conception à une grandeur considérable ; les autres, qui ne passent point sous des formes successives, naissant, croissant, sont multipliés & détruits.

Les grands animaux n’ont guere un autre sort ; ils ne font que se montrer sur la scene. Le nombre de ceux qui changent de théatre est petit.

Si naturellement un animal ne commence point, naturellement il ne finit point.

L’ame, miroir du monde indestructible, n’est point détruite. L’animal même perd ses enveloppes, & en prend d’autres ; mais à-travers ses métamorphoses, il reste toujours quelque chose de lui.

On déduit de ces principes l’union ou plûtôt la convenance de l’ame & d’un corps organique. L’ame a ses lois qu’elle suit, & le corps les siennes. S’ils sont unis, c’est par la force de l’harmonie préétablie entre toutes les substances, dont il n’y a pas une seule qui ne soit représentative de l’univers.

Les ames agissent selon les lois des causes finales, par des appétits, par des moyens & par des fins ; les corps, selon les lois des causes efficientes ou motrices, & il y a, pour ainsi dire, deux regnes coordonnés entr’eux, l’un des causes efficientes, l’autre des causes finales.

Descartes a connu l’impossibilité que l’ame donnât quelque force ou mouvement aux corps, parce que la quantité de force reste toujours la même dans la nature, cependant il a cru que l’ame pouvoit changer la direction des corps. Ce fut une suite de l’ignorance où l’on étoit de son tems sur une loi de nature, qui veut que la même direction totale persévere dans la matiere. Avec cette connoissance de plus, & le pas qu’il avoit déja fait, il seroit infailliblement arrivé au système de l’harmonie préétablie ; selon ce système, le corps agissant, comme si par impossible il n’y avoit point d’ame, & les ames, comme si par impossible il n’y avoit point de corps, & tous les deux, comme s’ils influoient l’un sur l’autre. Il est incroyable comment deux lois méchaniques, géométriquement démontrées, l’une sur la somme du mouvement dans la nature, l’autre sur la direction des parties de la matiere, ont eu un effet sur le système de l’union de l’ame avec le corps. Je demanderois volontiers si ces spéculations physico mathématiques & abstraites, appliquées aux choses intellectuelles, n’obscurcissent pas au lieu d’éclairer, & n’ébranlent pas plûtôt la distinction des deux substances qu’elles n’en expliquent le commerce. D’ailleurs, quelle foule d’autres difficultés ne naissent pas de ce système Leibtnitien, sur la nature & sur la grace, sur les droits de Dieu & sur les actions des hommes, sur la volonté, la liberté, le bien & le mal, les châtimens présens & à venir ! &c.

Dieu a créé l’ame dans le commencement, de maniere qu’elle se représente & produit en elle tout ce qui s’exécute dans le corps, & le corps, de maniere qu’il exécute tout ce que l’ame se représente & veut.

L’ame produit ses perceptions & ses appétits, le corps ses mouvemens, & l’action de l’une des substances conspire avec l’action de l’autre, en conséquence du concert que Dieu a ordonné entre eux dans la formation du monde.

Une perception précédente est la cause d’une perception suivante dans l’ame. Un mouvement analogue à la perception premiere de l’ame, est la cause d’un mouvement second analogue à la seconde perception de l’ame. Il faut convenir qu’il est difficile d’appercevoir comment, au milieu de ce double changement, la liberté de l’homme peut se conserver. Les Léibnitiens prétendent que cela n’y fait rien ; le croye qui pourra.

L’ame & l’animal ont la même origine que le monde, & ne finiront qu’avec lui. Les ames spermatiques des animaux raisonnables passent de l’état d’ame sensible à celui plus parfait d’ame raisonnable.

Les ames en général sont des miroirs de l’univers, des images représentatives des choses ; l’ame de l’homme est de plus un miroir représentatif, une image de son Créateur.

Tous les esprits ensemble forment la cité de Dieu, gouvernement le plus partait de tous sous le monarque le plus parfait.

Cette cité, cette monarchie est le monde moral dans le monde naturel. Il y a aussi la même harmonie préétablie entre le regne physique de la nature & le regne moral de la grace, c’est-à-dire entre l’homme & Dieu, considéré, ou comme auteur de la grande machine, ou comme souverain de la cité des esprits.

Les choses, en conséquence de cette hypothèse, conduisent à la grace par les voies de la nature. Ce monde sera détruit & réparé par des moyens naturels, & la punition & le châtiment des esprits aura lieu sans que l’harmonie cesse. Ce dernier événement en sera le complément.

Le Dieu architecte de l’univers, satisfera au Dieu législateur, & les fautes seront punies & les vertus récompensées dans l’ordre de la justice & du méchanisme.

Nous n’avons donc rien de mieux à faire que de fuir le mal & de suivre le bien, convaincus que nous ne pourrions qu’approuver ce qui se passe dans le physique & dans le moral, s’il nous étoit donné d’embrasser le tout.

III. Principes de la théologie naturelle de Léibnitz. En quoi consiste la toute-puissance de Dieu, sinon dans ce que tout dépend de lui, & qu’il ne dépend de rien.

Dieu est indépendant & dans son existence & dans ses actions.

Dans son existence, parce qu’il est nécessaire & éternel.

Dans ses actions, naturellement & moralement ; naturellement, parce qu’il est libre ; moralement, parce qu’il n’a point de supérieur.

Tout dépend de Dieu, & les possibles & les existans.

Les possibles ont leur réalité dans son existence. S’il n’existoit pas, il n’y auroit rien de possible. Les possibles sont de toute éternité dans ses idées.

Les existans dépendent de Dieu, & dans leur existence & dans leurs actions ; dans leur existence, parce qu’il les a créées librement, & qu’il les conserve de même ; dans leurs actions, parce qu’il y concourt, & que le peu de bien qu’elles ont vient de lui.

Le concours de Dieu est ou ordinant ou spécial.

Dieu sait tout, connoît tout, & les possibles & les existans. Les existans dans ce monde, les possibles dans les mondes possibles.

La science des existans passés, présens & futurs, s’appelle science de vision. Elle ne differe point de la science de simple intelligence de ce monde, considéré seulement comme possible, si ce n’est qu’en même tems que Dieu le voit possible, il le voit aussi comme devant être créé.

La science de simple intelligence prise dans un sens plus strict, relativement aux vérités nécessaires & possibles, s’appelle science moyenne, relativement aux vérités possibles & contingentes ; & science de vision, relativement aux vérités contingentes & actuelles.

Si la connoissance du vrai constitue la sagesse, le desir du bien constitue la bonté. La perfection de l’entendement dépend de l’une, la perfection de la volonté dépend de l’autre.

La nature de la volonté suppose la liberté, & la liberté suppose la spontanéité & la délibération, conditions sous lesquelles il y a nécessité.

Il y a deux nécessités, la métaphysique qui implique l’impossibilité d’agir, la morale qui implique inconvénient à agir plûtôt ainsi qu’autrement. Dieu n’a pû se tromper dans le choix. Sa liberté n’en est que plus parfaite. Il y avoit tant d’ordres possibles de choses, différens de celui qu’il a choisi. Louons sa sagesse & sa bonté, & n’en concluons rien contre sa liberté.

Ceux-là se trompent qui prétendent qu’il n’y a de possible que ce qui est.

La volonté est antécédente ou conséquente. Par l’antécédente, Dieu veut que tout soit bien, & qu’il n’y ait point de mal ; par la conséquente, qu’il y ait le bien qui est, & le mal qui est, parce que le tout ne pourroit être autrement.

La volonté antécédente n’a pas son plein effet ; la conséquente l’a.

La volonté de Dieu se divise encore en productive & en permissive. Il produit ses actes, il permet les nôtres.

Le bien & le mal peuvent être considérés sous trois points de vûe, le métaphysique, le physique & le moral. Le métaphysique est relatif à la perfection & à l’imperfection des choses non intelligentes ; le physique, aux commodités & aux incommodités des choses intelligentes ; le moral, à leurs actions vertueuses ou vicieuses.

Dans aucun de ces cas, le mal réel n’est l’objet de la volonté productive de Dieu ; dans le dernier, il l’est de sa volonté permissive. Le bien naît toujours, même quand il permet le mal.

La providence de Dieu se montre dans tous les effets de cet univers. Il n’a proprement prononcé qu’un decret, c’est que tout fût comme il est.

Le decret de Dieu est irrévocable, parce qu’il a tout vû avant que de le porter. Nos prieres & nos travaux sont entrés dans son plan, & son plan a été le meilleur possible.

Soumettons-nous donc aux événemens ; & quelque fâcheux qu’ils soient, n’accusons point son ouvrage ; servons-le, obéissons-lui, aimons-le, & mettons toute notre confiance dans sa bonté.

Son intelligence, jointe à sa bonté, constitue sa justice. Il y a des biens & des maux dans ce monde, & il y en aura dans l’autre ; mais quelque petit que soit le nombre des élus, la peine des malheureux ne sera point à comparer avec la récompense des bienheureux.

Il n’y a point d’objections prises du bien & du mal moral que les principes précédens ne résolvent.

Je ne pense pas qu’on puisse se dispenser de croire que les ames prééxistentes ayent été infectées dans notre premier pere.

La contagion que nous avons contractée, nous a cependant laissé comme les restes de notre origine céleste, la raison & la liberté ; la raison, que nous pouvons perfectionner ; la liberté, qui est exemte de nécessité & de coaction.

La futurition des choses, la préordination des événemens, la préscience de Dieu, ne touchent point à notre liberté.

IV. Éxposition des principes que Leibnitz opposa à Clarke dans leur dispute. Dans les ouvrages de Dieu, la force se conserve toujours la même. Elle passe de la matiere à la matiere, selon les lois de la nature & l’ordre le meilleur préétabli.

Si Dieu produit un miracle, c’est une grace & non un effet de nature ; ce n’est point aux mathématiques, mais à la métaphysique qu’il faut recourir contre l’impiété.

Le principe de contradiction est le fondement de toute vérité mathématique ; c’est par celui de la raison suffisante, qu’on passe des mathématiques à la physique. Plus il y a de matiere dans l’univers, plus Dieu a pu exercer sa sagesse & sa puissance. Le vuide n’a aucune raison suffisante.

Si Dieu sait tout, ce n’est pas seulement par sa présence à tout, mais encore par son opération ; il conserve par la même action qu’il a produite, & les êtres, & tout ce qu’il y a en eux de perfection.

Dieu a tout prévû, & si les créatures ont un besoin continuel de son secours, ce n’est ni pour corriger, ni pour améliorer l’univers.

Ceux qui prennent l’espace pour un être absolu, s’embarrassent dans de grandes difficultés ; ils admettent un être éternel, infini, qui n’est pas Dieu, car l’espace a des parties, & Dieu n’en a pas.

L’espace & le tems ne sont que des relations. L’espace est l’ordre des co-existences ; le tems, l’ordre des successions.

Ce qui est surnaturel surpasse les forces de toute créature ; c’est un miracle ; une volonté sans motif est une chimere, contraire à la nature de la volonté, & à la sagesse de Dieu.

L’ame n’a point d’action sur le corps ; ce sont deux êtres qui conspirent en conséquence des lois de l’harmonie préétablie.

Il n’y a que Dieu qui puisse ajoûter des forces à la nature, & c’est une action miraculeuse & surnaturelle.

Les images dont l’ame est affectée immédiatement, sont en elle ; mais elle sont coordonnées avec les actions du corps.

La présence de l’ame au corps n’est qu’imparfaite.

Celui qui croit que les forces actives & vives souffrent de la diminution dans l’univers, n’entend ni les loix primitives de la nature, ni la beauté de l’œuvre divine.

Il y a des miracles, les uns que les anges peuvent opérer, d’autres qui sont dans la puissance de Dieu seul, comme anéantir ou créer.

Ce qui est nécessaire, l’est essentiellement, & ce qui est contingent doit son existence à un être meilleur, qui est la raison suffisante des choses.

Les motifs inclinent, mais ne forcent point. La conduite des contingens est infaillible, mais n’est pas nécessaire.

La volonté ne suit pas toûjours la décision de l’entendement ; on prend du tems pour un examen plus mûr.

La quantité n’est pas moins des choses relatives, que des choses absolues ; ainsi quoique le tems & l’espace soient des rapports, ils ne sont pas moins apprétiables.

Il n’y a point de substance créée, absolument sans matiere. Les anges même y sont attachés.

L’espace & la matiere ne sont qu’un. Point d’espace où il n’y a point de matiere.

L’espace & la matiere ont entr’eux la même différence que le tems & le mouvement : quoique différens, ils ne sont jamais séparés.

La matiere n’est éternelle & nécessaire que dans la fausse supposition de la nécessité & de l’éternité de l’espace.

Le principe des indiscernables renverse l’hypothèse des atomes & des corps similaires.

On ne peut conclure de l’étendue à la durée.

Si l’univers se perfectionne ou se détériore, il a commencé.

L’univers peut avoir eu un commencement, & ne point avoir de fin. Quoi qu’il en soit, il y a des limites.

Le monde ne seroit pas soustrait à la toute-puissance de Dieu par son éternité. Il faut remonter à la monade, pour y trouver la cause de l’harmonie universelle. C’est par elle qu’on lie un état conséquent à un autre antécédent. Tout être qui suit des causes finales, est libre, quoiqu’il agisse de concert avec un être assujetti, sans connoissance, à des causes efficientes.

Si l’universalité des corps s’accroît d’une force nouvelle, c’est par miracle, car cet accroissement se fait dans un lieu, sans qu’il y ait diminution dans un autre. S’il n’y avoit point de créatures, il n’y auroit ni tems ni espace, & l’éternité & l’immensité de Dieu cesseroit.

Celui qui niera le principe de la raison suffisante, sera réduit à l’absurde.

V. Principes du droit naturel, selon Leibnitz. Le droit est une sorte de puissance morale ; & l’obligation, une nécessité du même genre. On entend par moral ce qui auprès d’un homme de bien équivaut au naturel. L’homme de bien est celui qui aime tous ses semblables, autant que la raison le permet. La justice, ou cette vertu qui regle le sentiment, que les Grecs ont désignée sous le nom de philantropie, est la charité du sage. La charité est une bienveillance universelle ; & la bienveillance, une habitude d’aimer. Aimer, c’est se réjouir du bonheur d’un autre, ou faire de sa félicité une partie de la sienne. Si un objet est beau & sensible en même tems, on l’aime d’amour. Or comme il n’y a rien de si parfait que Dieu, rien de plus heureux, rien de plus puissant, rien d’aussi sage ; il n’y a pas d’amour supérieur à l’amour divin. Si nous sommes sages, c’est-à-dire, si nous aimons Dieu, nous participerons à son bonheur, & il fera le nôtre.

La sagesse n’est autre chose que la science du bonheur ; voilà la source du droit naturel, dont il y a trois dégrés : droit strict dans la justice commutative ; équité, ou plus rigoureusement, charité dans la justice distributive, & piété ou probité dans la justice universelle. De-là naissent les préceptes de n’offenser personne, de rendre à chacun ce qui lui appartient, de bien vivre.

C’est un principe de droit strict, qu’il ne faut offenser personne, afin qu’on n’ait point d’action contre nous dans la cité, point de ressentiment hors de la cité : de-là naît la justice commutative.

Le degré supérieur au droit strict peut s’appeller équité, ou si l’on aime mieux, charité, vertu qui ne s’en tient pas à la rigueur du droit strict, mais en conséquence de laquelle on contracte des obligations qui empêchent ceux qui pourroient y être intéressés à exercer contre nous une action qui nous contraint.

Si le dernier dégré est de n’offenser personne, un intermédiaire est de servir à tous, mais autant qu’il convient à chacun, & qu’ils en sont dignes ; car il n’est pas permis de favoriser tous ses semblables, ni tous également.

C’est-là ce qui constitue la justice distributive, & fonde le principe de droit qui ordonne de rendre à chacun ce qui lui est dû.

C’est ici qu’il faut rappeller les lois politiques : ces lois sont instituées dans la république pour le bonheur des sujets ; elles appuient ceux qui n’avoient que le droit, lorsqu’ils exigent des autres ce qu’il étoit juste qu’ils rendissent ; c’est à elles à peser le mérite : de-là naissent les privileges, les châtimens & les récompenses. Il s’ensuit que l’équité s’en tient dans les affaires au droit strict, & qu’elle ne perd de vûe l’égalité naturelle, que dans les cas où elle y est contrainte par la raison d’un plus grand bien ; ce qu’on appelle l’acception des personnes, peut avoir lieu dans la distribution des biens publics ou des nôtres, mais non dans l’échange des biens d’autrui.

Le premier dégré de droit ou de justice, c’est la probité ou la piété. Le droit strict garantit de la misere & du mal. Le degré supérieur au droit strict tend au bonheur, mais à ce bonheur qu’il nous est permis d’obtenir dans ce monde, sans porter nos regards au delà ; mais si l’on se propose la démonstration universelle, que tout ce qui est honnête est utile, & que tout ce qui est deshonnête est nuisible, il faut monter à un principe plus élevé, l’immortalité de l’ame, & l’existence d’un Dieu créateur du monde, de maniere que nous soyons tous considérés comme vivans dans une cité très-parfaite, & sous un souverain si sage qu’il ne peut se tromper, si puissant que nous ne pouvons par quelque voie que ce soit, échapper à son autorité, si bon que le bonheur soit de lui obéir.

C’est par sa puissance & sa providence admise par les hommes, que ce qui n’est que droit devient fait, que personne n’est offensé ou blessé que par lui-même, qu’aucune bonne action n’existe sans récompense assurée, aucune mauvaise, sans un châtiment certain : car rien n’est négligé dans cette république du monde, par le souverain universel.

Il y a sous ce point de vûe une justice universelle qui proscrit l’abus des choses qui nous appartient de droit naturel, qui nous retient la main dans le malheur, qui empêche un grand nombre d’actions mauvaises, & qui n’en commande pas un moindre nombre de bonnes ; c’est la soumission au grand monarque, à celui qui nous a fait, & à qui nous nous devons nous & le nôtre ; c’est la crainte de nuire à l’harmonie universelle.

C’est la même considération ou croyance qui fait la force du principe de droit, qu’il faut bien vivre, c’est-à-dire, honnêtement & pieusement.

Outre les lois éternelles du droit, de la raison, & de la nature, dont l’origine est divine, il en est de volontaires qui appartiennent aux mœurs, & qui ne sont que par l’autorité d’un supérieur.

Voilà l’origine du droit civil ; ce droit tient sa force de celui qui a le pouvoir en main dans la république, hors de la république de ceux qui ont le même pouvoir que lui ; c’est le consentement volontaire & tacite des peuples, qui fonde le droit des gens.

Ce droit n’est pas le même pour tous les peuples & pour tous les tems, du-moins cela n’est pas nécessaire.

La base du droit social est dans l’enceinte du droit de la nature.

Le droit des gens protege celui qui doit veiller à la liberté publique, qui n’est point soumis à la puissance d’un autre, qui peut lever des troupes, avoir des hommes en armes, & faire des traités, quoiqu’il soit lié à un supérieur par des obligations, qu’il doive foi & hommage, & qu’il ait voué l’obéissance : delà les notions de potentat & de souverain.

La souveraineté n’exclut point une autorité supérieure à elle dans la république. Celui-là est souverain, qui jouit d’une puissance & d’une liberté telle qu’il en est autorisé à intervenir aux affaires des nations par ses armes, & à assister dans leurs traités.

Il en est de la puissance civile dans les républiques libres, comme dans la nature ; c’est ce qui a volonté.

Si les lois fondamentales n’ont pas pourvu dans la république à ce que, ce qui a volonté, jouisse de son droit, il y a vice.

Les actes sont des dispositions qui tiennent leur efficacité du droit, ou il faut les regarder comme des voies de fait.

Les actes qui tiennent leur efficacité du droit, sont ou judiciaires ou intrajudiciaires ; ou un seul y intervient, ou plusieurs ; un seul, comme dans les testamens ; plusieurs, comme dans les conventions.

Voilà l’analyse succinte de la philosophie de Leibnitz : nous traiterons plus au long quelques-uns de ses points principaux, aux différens articles de ce Dictionnaire. Voyez Optimisme, Raison suffisante, Monades, Indiscernable, Harmonie préétablie, &c.

Jamais homme peut-être n’a autant lû, autant étudié, plus médité, plus écrit que Leibnitz ; cependant il n’existe de lui aucun corps d’ouvrages ; il est surprenant que l’Allemagne à qui cet homme fait lui seul autant d’honneur que Platon, Aristote & Archimede ensemble en font à la Grece, n’ait pas encore recueilli ce qui est sorti de sa plume. Ce qu’il a composé sur le monde, sur Dieu, sur la nature, sur l’ame, comportoit l’éloquence la plus sublime. Si ces idées avoient été exposées avec le coloris de Platon, le philosophe de Leipsic ne le céderoit en rien au philosophe d’Athenes.

On s’est plaint, & avec quelque raison peut-être, que nous n’avions pas rendu à ce philosophe toute la justice qu’il méritoit. C’étoit ici le lieu de réparer cette faute si nous l’avons commise ; & nous le faisons avec joie. Nous n’avons jamais pensé à déprimer les grands hommes : nous sommes trop jaloux de l’honneur de l’espece humaine ; & puis nous aurions beau dire, leurs ouvrages transmis à la postérité déposeroient en leur faveur & contre nous ; on ne les verroit pas moins grands, & on nous trouveroit bien petits.