L’Encyclopédie/1re édition/SUFFISANTE, raison
Suffisante raison, (Métaphysiq.) principe de la raison suffisante. C’est celui duquel dépendent toutes les vérités contingentes. Il n’est ni moins primitif, ni moins universel que celui de contradiction. Tous les hommes le suivent naturellement ; car il n’y a personne qui se détermine à une chose plutôt qu’à une autre sans une raison suffisante, qui lui fasse voit que cette chose est préférable à l’autre.
Quand on demande compte à quelqu’un de ses actions, on pousse les questions jusqu’à ce qu’on soit parvenu à découvrir une raison qui nous satisfasse, & nous sentons dans tous les cas que nous ne pouvons point forcer notre esprit à admettre quelque chose sans une raison suffisante, c’est-à-dire, sans une raison qui nous fasse comprendre pourquoi cette chose est ainsi plutôt que tout autrement.
Si on vouloit nier ce grand principe, on tomberoit dans d’étranges contradictions : car dès que l’on admet qu’il peut arriver quelque chose sans raison suffisante, on ne peut assurer d’aucune chose qu’elle est la même qu’elle étoit le moment d’auparavant, puisque cette chose pourroit se changer à tout moment dans une autre d’une autre espece ; ainsi il n’y auroit pour nous des vérités que pour un instant.
J’assure, par exemple, que tout est encore dans ma chambre dans l’état où je l’ai laissé, parce que je suis assuré que personne n’y est entré depuis que j’en suis sorti ; mais si le principe de la raison suffisante n’a pas lieu, ma certitude devient une chimere, puisque tout pourroit être bouleversé dans ma chambre sans qu’il y fût entré personne capable de le déranger.
Sans ce principe, il n’y auroit point des choses identiques ; car deux choses sont identiques, lorsque l’on peut substituer l’une à la place de l’autre sans qu’il arrive aucun changement par rapport à la propriété qu’on considere. Ainsi, par exemple, si j’ai une boule de pierre & une boule de plomb, & que je puisse mettre l’une à la place de l’autre dans le bassin d’une balance, sans que la balance change de situation, je dis que le poids de ces boules est identique, qu’il est le même, & qu’elles sont identiques quant à leurs poids : cependant s’il pouvoit arriver quelque chose sans une raison suffisante, je ne pourrois prononcer que le poids de ces boules est identique dans le tems même que j’assure qu’il est identique, puisqu’il pourroit arriver sans aucune raison un changement dans l’une qui n’arriveroit pas dans l’autre, & par conséquent leur poids ne seroit point identique ; ce qui est contre la définition.
Sans le principe de la raison suffisante, on ne pourroit plus dire que cet univers, où toutes les parties sont si bien liées entr’elles, n’a pu être produit que par une sagesse suprème ; car s’il peut y avoir des effets sans raison suffisante, tout cela a pu être produit par le hasard, c’est-à-dire, par rien. Ce qui arrive quelquefois en songe nous fournit l’idée d’un monde fabuleux, où tous les événemens arriveroient sans raison suffisante. Je rêve que je suis dans ma chambre occupé à écrire ; tout d’un coup ma chaise se change en un cheval aîlé, & je me trouve en un instant à cent lieues de l’endroit où j’étois, & avec des personnes qui sont mortes depuis long-tems. Tout cela ne peut arriver dans ce monde, puisqu’il n’y auroit point de raison suffisante de tous ces effets. C’est ce principe qui distingue le songe de la veille, & le monde réel du monde fabuleux que l’on nous dépeint dans les contes des fées.
Dans la Géométrie, où toutes les vérités sont nécessaires, on ne se sert que du principe de contradiction ; mais lorsqu’il est possible qu’une chose se trouve en différens états, je ne puis assurer qu’elle se trouve dans un tel état plutôt que dans un autre, à moins que je n’allegue une raison de ce que j’affirme ; ainsi, par exemple, je puis être assis, couché, debout, toutes ces déterminations de ma situation sont également possibles ; mais quand je suis debout, il faut qu’il y ait une raison suffisante pourquoi je suis debout, & non pas assis ou couché.
Archimede passant de la géométrie à la méchanique, reconnut bien le besoin de la raison suffisante ; car voulant démontrer qu’une balance à bras égaux, chargée de poids égaux restera en équilibre, il fit voir que dans cette égalité de bras & de poids, la balance devoit rester en repos, parce qu’il n’y auroit point de raison suffisante pourquoi l’un des bras descendroit plutôt que l’autre. M. de Leibnits, qui étoit très-attentif aux sources de nos raisonnemens, saisit ce principe, le développa, & fut le premier qui l’énonça distinctement & qui l’introduisit dans les sciences.
Le principe de la raison suffisante est encore le fondement des regles & des coutumes, qui ne sont fondées que sur ce qu’on appelle convenance ; car les mêmes hommes peuvent suivre des coutumes différentes, ils peuvent déterminer leurs actions en plusieurs manieres ; & lorsqu’on choisit préférablement à d’autres, celles où il y a le plus de raison, l’action devient bonne & ne sauroit être blâmée ; mais on la nomme déraisonnable, dès qu’il y a des raisons suffisantes pour ne la point commettre ; & c’est sur ces mêmes principes que l’on peut prononcer qu’une coutume est meilleure que l’autre, c’est-à-dire, quand elle a plus de raison de son côté.
Ce principe bannit de la philosophie tous les raisonnemens à la scholastique ; car les Scholastiques admettoient bien qu’il ne se fait rien sans cause ; mais ils alléguoient pour causes des natures plastiques, des ames végétatives, & d’autres mots vuides de sens ; mais quand on a une fois établi qu’une cause n’est bonne qu’autant qu’elle satisfait au principe de raison suffisante, c’est-à-dire, qu’autant qu’elle contient quelque chose par où on puisse faire voir comment, & pourquoi un effet peut arriver ; alors on ne peut plus se payer de ces grands mots qu’on mettoit à la place des idées.
Quand on explique, par exemple, pourquoi les plantes naissent, croissent & se conservent, & que l’on donne pour cause de ces effets une ame végétative qui se trouve dans toutes les plantes, on allegue bien une cause de ces effets, mais une cause qui n’est point recevable, parce qu’elle ne contient rien par où je puisse comprendre comment la végétation s’opere ; car cette ame végétative étant posée, je n’entends point de-là pourquoi la plante que je considere a plutôt une telle structure que toute autre, ni comment cette ame peut former une machine telle que celle de cette plante.
Au reste, on peut faire une espece d’argument ad hominem contre le principe de la raison suffisante, en demandant à Messieurs Leibnits & Wolf comment ils peuvent l’accorder avec la contingence de l’univers. La contingence en effet suppose une différence d’équilibre. Or, quoi de plus opposé à cette indifférence que le principe de la raison suffisante ? Il faut donc dire que le monde existe, non contingemment, mais en vertu d’une raison suffisante, & cet aveu pourroit mener jusqu’aux bords du spinosisme. Il est vrai que ces philosophes tâchent de se tirer d’affaire, en expliquant la contingence par une chose dont le contraire n’est point impossible. Mais il est toujours vrai que la raison suffisante ne laisse point la contingence en son entier. Plus un plan a de raisons qui sollicitent son existence, moins les autres deviennent possibles, c’est-à-dire, peuvent prétendre à l’existence.
Néanmoins le principe de la raison suffisante est d’un très-grand usage. La plûpart des faux raisonnemens n’ont d’autre source que l’oubli de cette maxime. C’est le seul fil qui puisse nous conduire dans ces labyrinthes d’erreur, que l’esprit humain s’est bâti pour avoir le plaisir de s’égarer. Il ne faut donc rien admettre de ce qui viole cette maxime fondamentale, qui sert de bride aux écarts sans nombre que fait l’imagination, dès qu’on ne l’assujettit pas aux regles d’un raisonnement sévere.