L’Encyclopédie/1re édition/SUFFISANTE grace
SUFFISANTE grace, (Théol.) la grace suffisante, selon les Catholiques, est celle qui donne à la volonté un pouvoir véritable, dégagé & propre à vaincre la concupiscence, pour faire le bien méritoire de la vie éternelle.
Il est de foi que la grace est nécessaire, & que sans la grace on ne peut faire aucun bien qui soit méritoire de la vie éternelle. On convient aussi que Dieu ne refuse point les secours nécessaires, & tout le monde sait que l’homme ne fait pas ce qu’il devroit faire, & qu’il fait au contraire ce qu’il ne devroit pas faire.
De ces principes qui sont généralement avoués par toutes les sectes, quoique divisées à d’autres égards, il s’ensuit qu’il y a quelques graces de Dieu auxquelles l’homme résiste ; quelques-unes avec lesquelles l’homme n’agit point, quoiqu’il puisse véritablement agir ; quelques-unes enfin malgré lesquelles l’homme fait le mal, quoiqu’il puisse faire le bien. C’est ce secours que l’on appelle grace suffisante, parce qu’elle suffit pour que nous puissions agir, quoique nous puissions l’avoir sans agir.
En effet il est d’expérience qu’il y a des graces que l’homme prive par la résistance très-libre de sa volonté, de l’effet dont elles sont capables, eu égard aux circonstances où elles sont données, & que Dieu se propose de produire par leur moyen, dans le moment même qu’il les accorde. Tous les reproches que Dieu fait aux pécheurs dans l’Ecriture, d’avoir été sourds à sa voix, de n’avoir pas correspondu à ses saints desirs, d’avoir résisté aux inspirations célestes, établissent évidemment ce point de doctrine ; autrement ces reproches seroient injustes & illusoires.
Mais les theologiens scholastiques sont partagés sur la nature de cette grace suffisante.
Les Thomistes appellent grace suffisante celle avec laquelle l’homme peut faire le bien, mais avec lequel il ne le fera jamais sans un nouveau secours qu’ils appellent prémotion physique. Voyez Prémotion.
Les Augustiniens pensent de même ; mais au lieu de la prémotion physique, ils n’exigent qu’une prémotion morale. La grace suffisante, selon eux, donne assez de force à la volonté pour faire le bien, mais celle-ci ne le fera jamais sans une délectation victorieuse par elle-même & absolument.
D’autres qu’on nomme aussi Augustiniens, accordent qu’avec la grace suffisante non-seulement on peut faire le bien, mais encore qu’on l’accomplit réellement dans certaines occasions faciles ; mais pour les œuvres plus difficiles, ils exigent une grace efficace.
Suarès & les Congruistes appellent grace suffisante celle qui n’est pas proportionnée aux différentes circonstances du tems, du lieu, ou de la personne à qui elle est donnée, & qui par cette raison n’a jamais son effet, quoiqu’elle donne toujours un pouvoir véritable & prochain pour agir.
Enfin les Molinistes appellent grace suffisante celle qui telle que Dieu la donne, confere à l’homme un véritable pouvoir de faire le bien, & dont il peut user par la seule détermination de sa volonté, sans aucun autre secours ultérieur, ensorte que s’il y consent, elle devient efficace, s’il y résiste, elle n’en a pas moins été suffisante.
Luther & Calvin ont rejetté la grace suffisante, & jansenius l’a aussi rejettée, en prétendant qu’il n’y a de véritable grace intérieure que celle à laquelle on ne résiste jamais.
Les théologiens catholiques prouvent que non seulement Dieu ne refuse point la grace suffisante, mais encore qu’il la confere, l’offre ou la prépare aux justes, aux fideles, aux pécheurs, aux endurcis, aux infideles & aux enfans qui meurent sans baptême.