L’Encyclopédie/1re édition/HARMONIE
* HARMONIE, s. f. (Gramm.) il se dit de l’ordre général qui regne entre les diverses parties d’un tout, ordre en conséquence duquel elles concourent le plus parfaitement qu’il est possible, soit à l’effet du tout, soit au but que l’artiste s’est proposé. D’où il suit que pour prononcer qu’il regne une harmonie parfaite dans un tout, il faut connoître le tout, ses parties, le rapport de ses parties entre elles, l’effet du tout, & le but que l’artiste s’est proposé : plus on connoît de ces choses, plus on est convaincu qu’il y a de l’harmonie, plus on y est sensible ; moins on en connoît, moins on est en état de sentir & de prononcer sur l’harmonie. Si la premiere montre qui se fit fût tombée entre les mains d’un paysan, il l’auroit considérée, il auroit apperçû quelque arrangement entre ses parties ; il en auroit conclu qu’elle avoit son usage ; mais cet usage lui étant inconnu, il ne seroit point allé au-delà, ou il auroit eu tort. Faisons passer la même machine entre les mains d’un homme plus instruit ou plus intelligent, qui découvre au mouvement uniforme de l’aiguille & aux directions égales du cadran, qu’elle pourroit bien être destinée à mesurer le tems ; son admiration croîtra. L’admiration eût été beaucoup plus grande encore, si l’observateur méchanicien eût été en état de se rendre raison de la disposition des parties relatives à l’effet qui lui étoit connu, & ainsi des autres à qui l’on présentera le même instrument à examiner. Plus une machine sera compliquée, moins nous serons en état d’en juger. S’il arrive dans cette machine compliquée des phénomènes qui nous paroissent contraires à son harmonie, moins le tout & sa destination nous sont connus, plus nous devons être reservés à prononcer sur ces phénomènes ; il pourroit arriver que nous prenant pour le terme de l’ouvrage, nous prononçassions bien ce qui seroit mal, ou mal ce qui seroit bien, ou mal ou bien ce qui ne seroit ni l’un ni l’autre. On a transporté le mot d’harmonie à l’art de gouverner, & l’on dit, il regne une grande harmonie dans cet état ; à la société des hommes, ils vivent dans l’harmonie la plus parfaite ; aux arts & à leurs productions, mais sur-tout aux arts qui ont pour objet l’usage des sons ou des couleurs (voyez Harmonie, Musique, Harmonie, Peinture) ; au style (voy. Harmonie, Belles-Lettres). On dit aussi, l’harmonie générale des choses, l’harmonie de l’univers. Voyez Monde, Nature, Optimisme, &c.
Harmonie, (Musique.) est, selon le sens que lui ont donné les anciens, la partie qui a pour objet la succession agréable des sons, entant qu’ils sont graves ou aigus, par opposition aux autres parties de la Musique appellées rythmica & metrica, cadence, tems, mesure. Le mot d’harmonie vient, selon quelques-uns, du nom d’une musicienne du roi de Phénicie, laquelle vint en Grece avec Cadmus & y apporta les premieres connoissances de l’art qui porte son nom.
Les Grecs ne nous ont laissé aucune explication satisfaisante de toutes les parties de leur musique, celle de l’harmonie qui est la moins défectueuse, n’a été faite encore qu’en termes généraux & théoriques.
M. Burette & M. Malcolm ont fait des recherches savantes & ingénieuses sur les principes de l’harmonie des Grecs. Ces deux auteurs, à l’imitation des anciens, ont distribué en sept parties toute leur doctrine sur la Musique ; savoir, les sons, les intervalles, les systèmes, les genres, les tons ou modes, les nuances ou changemens, & la mélopée ou modulation. Voyez tous ces articles à leurs mots.
Harmonie, selon les modernes, est proprement l’effet de plusieurs tons entendus à-la-fois, quand il en résulte un tout agréable ; de sorte qu’en ce sens harmonie & accord signifient la même chose. Mais ce mot s’entend plus communément d’une succession réguliere de plusieurs accords. Nous avons parlé du choix des sons qui doivent entrer dans un accord pour le rendre harmonieux Voyez Accord, Consonnance. Il ne nous reste donc qu’à expliquer ici en quoi consiste la succession harmonique.
Le principe physique qui nous apprend à former des accords parfaits, ne nous montre pas de même à en établir la succession, une succession réguliere & pourtant nécessaire. Un dictionnaire de mots élégans n’est pas une harangue, ni un recueil d’accords harmonieux une piece de musique. Il faut un sens, il faut de la liaison dans la Musique, comme dans le langage ; mais où prendra-t-on tout cela, si ce n’est dans les idées mêmes que le sujet doit fournir ?
Toutes les idées que peut produire l’accord parfait se réduisent à celle des sons qui le composent & des intervalles qu’ils forment entre eux : ce n’est donc que par l’analogie des intervalles & par le rapport des sons qu’on peut établir la liaison dont il s’agit ; & c’est-là le vrai & l’unique principe d’où découlent toutes les loix de l’harmonie, de la modulation, & même de la mélodie.
Pour ne parler ici que de la phrase harmonique, nous développerons les trois regles suivantes sur lesquelles est fondée sa construction, & qui ne sont que des conséquences prochaines du principe que nous venons d’exposer.
1°. La basse fondamentale ne doit marcher que par intervalles consonnans, car l’accord parfait n’en produit que de tels : l’analogie est manifeste.
Ces intervalles doivent être relatifs au mode : ainsi après avoir fait l’accord parfait mineur, on sent bien que la basse ne doit pas monter sur la tierce majeure.
Toûjours par la même analogie, on doit préférer les intervalles qui sont les premiers engendrés, c’est-à-dire ceux dont les rapports sont les plus simples. Ainsi la quinte étant la plus parfaite des consonnances, la progression par quintes est aussi la plus parfaite des progressions.
On doit observer que la marche diatonique prescrite aux parties supérieures n’est qu’une suite de cette regle.
2°. Tant que dure la phrase, on y doit observer la liaison harmonique, c’est-à-dire qu’il faut tellement diriger la succession de l’harmonie, qu’au-moins un son de chaque accord soit prolongé dans l’accord suivant. Plus il y a de sons communs aux deux accords, plus la liaison est parfaite.
C’est-là une des principales regles de la composition, & l’on ne peut la négliger sans faire une mauvaise harmonie : elle a pourtant quelques exceptions dont nous avons parlé au mot Cadence.
3°. Une suite d’accords parfaits, même bien liés, ne suffit pas encore pour constituer une phrase harmonique ; car si la liaison suffit pour faire admettre sans répugnance un accord à la suite d’un autre, elle ne l’annonce point, elle ne le fait point desirer, & n’oblige point l’oreille pleinement satisfaite à chacun des accords, de prolonger son attention sur celui qui le suit. Il faut nécessairement quelque chose qui unisse tous ces accords, & qui annonce chacun d’eux comme partie d’un plus grand tout que l’oreille puisse saisir, & qu’elle desire d’entendre en son entier. Il faut un sens, il faut de la liaison dans la Musique, comme dans le langage ; c’est l’effet de la dissonnance ; c’est par elle que l’oreille entend le discours harmonique, & qu’elle distingue ses phrases, ses repos, son commencement & sa fin.
Chaque phrase harmonique est terminée par un repos qu’on appelle cadence, & ce repos est plus ou moins parfait selon le sens qu’on lui donne. Toute l’harmonie n’est précisément qu’une suite de cadences, mais dont, au moyen de la dissonnance, on élude le repos autant qu’on le veut, avertissant ainsi l’oreille de prolonger son attention jusqu’à la fin de la phrase.
La dissonnance est donc un son étranger qui s’ajoûte à ceux d’un accord pour lier cet accord à d’autres. Cette dissonnance doit donc par préférence former la liaison, c’est-à-dire qu’elle doit toûjours être prise dans le prolongement de quelqu’un des sons de l’accord précédent ; ce qui la rend aussi moins dure à l’oreille : cela s’appelle préparer la dissonnance.
Dès que cette dissonnance a été entendue, la basse fondamentale a un progrès déterminé selon lequel la dissonnance a aussi le sien pour aller se résoudre sur quelqu’une des consonnances de l’accord suivant : cela s’appelle sauver la dissonnance. Voyez Dissonnance, Consonnance, Préparer, Sauver.
La dissonnance est encore nécessaire pour introduire la variété dans l’harmonie ; & cette variété est un point auquel l’harmoniste ne peut trop s’appliquer ; mais c’est dans l’ordonnance générale qu’il la faut chercher, & non pas, comme font les petits génies, dans le détail de chaque note ou de chaque accord : autrement à peine évitera-t-on dans ses productions le sort d’un grand nombre de nos musiques modernes, qui toutes noires de triples croches, toutes hérissées de dissonnances, ne peuvent, même par la bisarrerie de leurs chants ni par la dureté de leur harmonie, éloigner la monotonie & l’ennui.
Telles sont les loix générales de l’harmonie ; car nous n’embrassons point ici celles de la modulation, que nous donnerons en leur lieu. Il y a outre cela plusieurs regles particulieres qui regardent proprement la composition, & dont nous parlerons ailleurs. Voyez Composition, Modulation, Accords.
Harmonie se prend quelquefois pour la force & la beauté du son ; ainsi l’on dit qu’une voix est harmonieuse, qu’un instrument a de l’harmonie, &c.
Enfin en sens figuré on donne le nom d’harmonie au juste rapport des parties & à leur concours pour la perfection du tout : telle est l’harmonie de l’état, la bonne harmonie, c’est-à-dire la concorde qui regne entre des cours, entre des ministres, &c. (S)
Harmonie. On voit par un passage de Nicomaque, que les anciens approprioient quelquefois ce nom à la consonnance de l’octave. V. Octave. (S)
Harmonie figurée. Figurer en général, c’est faire plusieurs notes pour une. Or on ne peut figurer l’harmonie que de deux manieres, par degrés conjoints, ou par degrés disjoints. Lorsqu’on figure par degrés conjoints, on employe nécessairement d’autres notes que celles qui forment l’accord, des notes qui sont comptées pour rien dans l’harmonie ; ces notes s’appellent par supposition (V. Supposition), parce qu’elles supposent l’accord qui suit ; elles ne doivent jamais se montrer au commencement d’un tems, principalement du tems fort, si ce n’est dans quelques cas rares où l’on fait la premiere note du tems breve, pour appuyer sur la seconde : mais quand on figure par degrés disjoints, on ne peut absolument employer que les notes qui forment l’accord, soit consonnant, soit dissonnant. (S)
Harmonie. Ce terme, en Peinture, a plusieurs acceptions ; on s’en sert presque indifféremment pour exprimer les effets de lumiere & de couleur ; & quelquefois il signifie ce qu’on appelle le tout ensemble d’un tableau.
L’harmonie de couleur n’existe point sans celle de lumiere, & celle de lumiere est indépendante de celle de couleur. On dit d’un tableau de grissaille, d’un dessein, d’une estampe, le dessus considéré par rapport aux effets de lumiere, & non comme proportion & précision du contour : il regne dans ce tableau, ce dessein, cette estampe, une belle harmonie. Il sembleroit suivre de-là qu’harmonie conviendroit par préférence à la lumiere. Cependant lorsqu’on n’entend parler que de ses effets, on se sert plus volontiers de ces expressions : belle distribution, belle œconomie, belle intelligence de lumiere, beaux, grands effets de lumiere. Pour réussir à produire ces effets, il faut qu’il y ait dans le tableau une lumiere principale à laquelle toutes les autres soient subordonnées, non par leur espace, mais par leur vivacité ; & que les unes & les autres soient réunies par masse, & non éparses çà & là, par petites parties, formant comme une espece d’échiquier irrégulier ; c’est ce qu’on appelle papilloter, des lumieres qui papillotent.
A l’égard de la couleur, on dit quelquefois, ce tableau fait un bel effet, un grand effet de couleur ; mais l’on dit plus ordinairement, il y a dans ce tableau un bel accord, une belle harmonie de couleur, la couleur en est harmonieuse. Il est peut-être impossible de donner des préceptes pour réussir en cette partie ; l’on dit bien qu’il ne faut faire voisiner que les couleurs amies, mais les grands peintres ne connoissent point de couleurs qui ne le soient.
L’effet ou harmonie de lumiere & de couleur peuvent subsister dans un tableau, indépendamment de l’imperfection des objets qui y sont représentés : il pouvoit même n’y en point avoir ; c’est-à dire, qu’il n’y eût qu’un amas confus, un cahos de nuages, de vapeurs, enfin une sorte de jeu de lumiere & de couleur. Si l’on refusoit à cette production le nom de tableau, au moins crois-je qu’on pourroit lui accorder celui d’effet, d’air, d’instrument oculaire, qui ne concourroit pas peu à donner des idées nettes de ce que c’est que l’harmonie en peinture, produite seulement par les effets de lumiere & de couleur.
Quoiqu’il soit impossible de suivre avec la derniere exactitude la forme de ces derniers, en y plaçant des objets ; cependant j’ai vû de jeunes peintres y en répandre, les suivre jusqu’à un certain point, & leur production devenir moins mal, quant à l’harmonie de lumiere & de couleur que lorsqu’ils ne se servoient pas de ce moyen.
Lorsqu’on entend par harmonie l’effet total, le tout ensemble d’un tableau ; l’on ne dit point de toutes les parties concourantes à cet effet, cette partie est harmonieuse, a une belle harmonie. L’on s’exprime alors plus généralement. Exemple : cette figure, ce vase, sont bien placés-là ; outre qu’ils y sont convenablement amenés, ils interrompent ce vuide, font communiquer ce grouppe avec cet autre, y forment l’harmonie ; ce ciel lumineux derriere cette draperie fait un bel effet, une belle harmonie ; cette branche d’arbre éclairée réunissant ces deux lumieres, elles font une belle harmonie ; il résulte de cet effet une harmonie charmante ; tout concourt, tout s’accorde dans la composition de ce tableau à caractériser le sujet, & rendre l’harmonie complette ; tout y est si convenablement d’accord que le plus léger changement y feroit une dissonance.
Harmonie. (Accord de sons.) L’harmonie a lieu, soit dans la prose, soit dans la poésie. Elle est à la vérité plus marquée dans les vers que dans la prose ; mais elle n’en existe pas moins dans celle-ci, & n’y est pas moins nécessaire. Nous parlerons d’abord de celle-ci, & ensuite de l’harmonie poétique.
L’harmonie de la prose étoit appellée par les Grecs rythmes, & par les Latins nombre oratoire, numerus. Voyez Nombre & Rythmes.
On ne peut disconvenir que l’arrangement des mots ne contribue beaucoup à la beauté, quelquefois même à la force du discours. Il y a dans l’homme un goût naturel qui le rend sensible au nombre & à la cadence ; & pour introduire dans les langues cette espece de concert, cette harmonie, il n’a fallu que consulter la nature, qu’étudier le génie de ces langues, que sonder & interroger pour ainsi dire les oreilles, que Ciceron appelle avec raison un juge fier & dédaigneux. En effet, quelque belle que soit une pensée en elle-même, si les mots qui l’expriment sont mal arrangés, la délicatesse de l’oreille en est choquée ; une composition dure & rude la blesse, au lieu qu’elle est agréablement flatée de celle qui est douce & coulante. Si le nombre est mal soutenu, & que la chûte en soit trop prompte, elle sent qu’il y manque quelque chose, & n’est point satisfaite. Si au contraire il y a quelque chose de trainant & de superflu, elle le rejette, & ne peut le souffrir. En un mot, il n’y a qu’un discours plein & nombreux qui puisse la contenter.
Par la différente structure que l’orateur donne à ses phrases, le discours tantôt marche avec une gravité majestueuse, ou coule avec une prompte & légere rapidité, tantôt charme & enleve l’auditeur par une douce harmonie, ou le pénetre d’horreur & de saisissement par une cadence dure & âpre ; mais comme la qualité & la mesure des mots ne dépendent point de l’orateur, & qu’il les trouve pour ainsi dire tout taillés, son habileté consiste à les mettre dans un tel ordre que leur concours & leur union, sans laisser aucun vuide ni causer aucune rudesse, rendent le discours doux, coulant, agréable ; & il n’est point de mots, quelque durs qu’ils paroissent par eux-mêmes, qui placés à propos par une main habile, ne puissent contribuer à l’harmonie du discours, comme dans un bâtiment les pierres les plus brutes & les plus irrégulieres y trouvent leur place. Isocrate, à proprement parler, fut le premier chez les Grecs qui les rendit attentifs à cette grace du nombre & de la cadence, & Ciceron rendit le même service à la langue de son pays.
Quoique le nombre doive être répandu dans tout le corps & le tissu des périodes dont un discours est composé, & que ce soit de cette union & de ce concert de toutes les parties que résulte l’harmonie, cependant on convient que c’est sur-tout à la fin des périodes qu’il paroît & se fait sentir. Le commencement des périodes ne demande pas un soin moins particulier, parce que l’oreille y donnant une attention toute nouvelle, en remarque aisément les défauts.
Il y a un arrangement plus marqué & plus étudié qui peut convenir aux discours d’appareil & de cérémonie, tels que sont ceux du genre démonstratif, où l’auditeur, loin d’être choqué des cadences mesurées & nombreuses observées, pour ainsi dire, avec scrupule, sait gré à l’orateur de lui procurer par-là un plaisir doux & innocent. Il n’en est pas ainsi, quand il s’agit de matieres graves & sérieuses, où l’on ne cherche qu’à instruire & qu’à toucher ; la cadence pour lors doit avoir quelque chose de grave & de sérieux. Il faut que cette amorce du plaisir qu’on prépare aux auditeurs soit comme cachée & enveloppée sous la solidité des choses & sous la beauté des expressions, dont ils soient tellement occupés qu’ils paroissent ne pas faire d’attention à l’harmonie.
Ces principes que nous tirons de M. Rollin, qui les a lui-même puisés dans Ciceron & Quintilien, sont applicables à toutes les langues. On a long-tems cru que la nôtre n’étoit pas susceptible d’harmonie, ou du moins on l’avoit totalement négligée jusqu’au dernier siecle. Balzac fut le premier qui prescrivit des bornes à la période, & qui lui donna un tour plein & nombreux. L’harmonie de ce nouveau style enchanta tout le monde ; mais il n’étoit pas lui-même exempt de défauts, les bons auteurs qui sont venus depuis les ont connus & évités.
L’harmonie de la prose contient, 1°. les sons qui sont doux ou rudes, graves ou aigus ; 2°. la durée des sons brefs ou longs ; 3°. les repos qui varient selon que le sens l’exige ; 4°. les chûtes des phrases qui sont plus ou moins douces ou rudes, serrées ou négligées, séches ou arrondies. Dans la prose nombreuse, chaque phrase fait une sorte de vers qui a sa marche. L’esprit & l’oreille s’ajustent & s’alignent, dès que la phrase commence pour faire quadrer ensemble la pensée & l’expression, & les mener de concert l’une avec l’autre jusqu’à une chûte commune qui les termine d’une façon convenable, après quoi c’est une autre phrase. Mais comme la pensée sera différente, soit par la qualité de son objet, soit par le plus ou le moins d’étendue, ce sera un vers d’une autre espece & aussi d’une autre étendue, & qui sera autrement terminé ; tellement que la prose nombreuse, quoique liée par une sorte d’harmonie, reste cependant toûjours libre au milieu de ses chaînes. Il n’en est pas de même dans les vers, tout y est prescrit par les lois fixes, & dont rien n’affranchit : la mesure est dressée, il faut la remplir avec précision, ni plus ni moins, la pensée finie ou non ; la regle est formelle & de rigueur. Cours de Belles-lettr. tome I.
Mais parce que ce qui constituoit l’harmonie dans la poésie greque & latine, étoit fort différent de ce qui la produit dans les langues modernes, les unes & les autres n’ont pas à cet égard des principes communs.
Le premier fondement de l’harmonie, dans les vers grecs & latins, c’est la regle des syllables, soit pour la quantité qui les rend breves ou longues, soit pour le nombre qui fait qu’il y en a plus ou moins, soit pour le nombre & la quantité en même tems. 2°. Les inversions & les transpositions beaucoup plus fréquentes & plus hardies que dans les langues vivantes. 3°. Une cadence simple, ordinaire, qui se soûtient par-tout. 4°. Certaines cadences particulieres plus marquées, plus frapantes, & qui se rencontrant de tems à autre, sauvent l’uniformité des cadences uniformes. Voyez Cadence.
Il n’en est pas de même de notre langue : par exemple, quoiqu’on convienne aujourd’hui qu’elle a des breves & des longues, ce n’est pas à cette distinction que les inventeurs de notre poésie se sont attachés pour en fonder l’harmonie, mais simplement au nombre des mesures & à l’assonance des finales de deux en deux vers. Ils ont aussi admis quelques inversions, mais légeres & rares ; ensorte qu’on ne peut bien décider si nous sommes plus ou moins riches à cet égard que les anciens, parce que l’harmonie de nos vers ne dépend pas des mêmes causes que celle de leur poésie.
L’harmonie des vers répond exactement à la mélodie du chant. L’une & l’autre sont une succession naturelle & sensible des sons. Or comme dans la seconde un air filé sur les mêmes tons endormiroit, & qu’un mauvais coup d’archet cause une dissonnance physique qui choque la délicatesse des organes ; de même dans la premiere, le retour trop fréquent des mêmes rimes ou des mêmes expressions, le concours ou le choc de certaines lettres, l’union de certains mots, produisent ou la monotonie ou des dissonnances. Les sentimens sont partagés sur nos vers alexandrins, que quelques auteurs trouvent trop uniformes dans leurs chûtes, tandis qu’ils paroissent à d’autres très-harmonieux. Le mélange des vers & l’entrelacement des rimes contribuent aussi beaucoup à l’harmonie, pourvû que d’espace en espace on change de rimes, car souvent rien n’est plus ennuyeux que les rimes trop souvent redoublées. Voyez Rime. (G)
Harmonie évangélique, (Théol.) titre que différens interpretes ou commentateurs ont donné à des livres composés pour faire connoître l’uniformité & la concordance qui regnent dans les quatre évangélistes. Voyez Evangélistes & Concordance.
Le premier essai de ces sortes d’ouvrages est attribué à Tatien, qui l’intitula Diatessaron, ou à Théophile d’Antioche qui vivoit dans le second siecle. Leur exemple a été suivi par d’autres écrivains ; savoir, par Ammonius d’Alexandrie, Eusebe de Césarée, Jansenius évêque d’Ypres, M. Thoinard, M. Wisthon, le P. Lamy de l’Oratoire, &c. (G)
Harmonie préétablie, (Métaphysique.) On appelle harmonie préétablie, l’hypothese destinée à expliquer le commerce qui regne entre l’ame & le corps. C’est M. Leibnits qui l’a mise dans tout son jour ; car bien des philosophes ont pensé avant lui que le corps n’agit pas sur l’ame, ni l’ame sur le corps. On peut lire là-dessus tout le ij. chap. de la XI. partie du VI. livre de la Recherche de la Vérité. Spinosa dit dans son Ethique, part. III. prop. 2. Nec corpus mentem ad cogitandum, nec mens corpus ad motum, neque ad quietem, neque ad aliud determinare valet. Ce pas une fois fait, & la communication coupée, si je puis ainsi dire, entre les deux substances, il n’étoit pas bien difficile d’imaginer l’harmonie préétablie. Il y a sur-tout un passage dans Genlinus (Ethic. tract. 1. sect. 11. n°. 7.), qui dérobe à Leibnits presque toute la gloire de l’invention ; si tant est que ce soit une gloire d’avoir inventé un système en bute à autant de difficultés que l’est celui-là. Voici en peu de mots en quoi consiste ce système : L’ame n’influe point sur le corps, ni le corps sur l’ame. Dieu n’excite point non plus les sensations dans l’ame, ni ne produit les mouvemens dans le corps. L’ame a une force intrinseque & essentielle de représenter l’univers, suivant la position de son corps. C’est en quoi consiste son essence. Le corps est une machine faite de telle façon que ses mouvemens suivent toûjours les représentations de l’ame. Chacune de ces deux substances a le principe & la source de ses mutations en soi-même. Chacune agit pour soi & de soi. Mais Dieu ayant prévû ce que l’ame penseroit dans ce monde, & ce qu’elle voudroit librement suivant la position du corps, a tellement accommodé le corps a l’ame, qu’il y a une harmonie exacte & constante entre les sensations de l’ame & les mouvemens du corps. Ainsi l’ame de Virgile produisoit l’Enéide, & sa main écrivoit l’Enéide sans que cette main obéît en aucune façon à l’intention de l’auteur ; mais Dieu avoit réglé de tout tems que l’ame de Virgile feroit des vers, & qu’une main attachée au corps de Virgile les mettroit par écrit. En un mot, M. Léibnits regarde l’ame & le corps comme deux automates qui sont montés de façon qu’ils se rencontrent exactement dans leurs mouvemens. Figurez-vous un vaisseau qui, sans avoir aucun sentiment ni aucune connoissance, & sans être dirigé par aucun être créé ou incréé, ait la vertu de se mouvoir de lui-même si à propos qu’il ait toûjours le vent favorable, qu’il évite les courans & les écueils, qu’il jette l’ancre où il le faut, qu’il se retire dans un havre précisément lorsque cela est nécessaire. Supposez qu’un tel vaisseau vogue de cette façon plusieurs années de suite, toûjours tourné & situé comme il le faut être, eu égard aux changemens de l’air & aux différentes situations des mers & des terres, vous conviendrez que l’infinité de Dieu n’est pas trop grande pour communiquer à un vaisseau un telle faculté. Ce que M. Léibnits suppose de la machine du corps humain est plus admirable encore. Appliquons à la personne de César son système. Il faudra dire que le corps de César exerça de telle sorte sa vertu motrice, que depuis sa naissance jusqu’à sa mort il suivit un progrès continuel de changemens, qui répondoient dans la derniere exactitude aux changemens perpétuels d’une certaine ame qui ne faisoit aucune impression sur lui. Il faut dire que la regle selon laquelle cette faculté du corps de César devoit produire ses actes, étoit telle qu’il seroit allé au sénat un tel jour, à une telle heure, qu’il y auroit prononcé telles & telles paroles, quand même il auroit plû à Dieu d’anéantir l’ame de César le lendemain qu’elle fut créée. Il faut dire que cette vertu motrice se changeoit & se modifioit ponctuellement selon la volubilité des pensées de cet esprit ambitieux. Une force aveugle se peut-elle modifier si à propos en conséquence d’une impression communiquée trente ou quarante ans auparavant, & qui n’a jamais été renouvellée depuis, & qui est abandonnée à elle-même, sans qu’elle ait jamais connoissance de sa leçon ?
Ce qui augmente la difficulté est qu’une machine humaine contient un nombre presque infini d’organes, & qu’elle est continuellement exposée au choc des corps qui l’environnent, & qui par une diversité innombrable d’ébranlemens excitent en elle mille sortes de modifications. Le moyen de comprendre qu’il n’arrive jamais de changement dans cette harmonie préétablie, & qu’elle aille toûjours son train pendant la plus longue vie des hommes, nonobstant les variétés infinies de l’action réciproque de tant d’organes les uns sur les autres, environnés de toutes parts d’une infinité de corpuscules, tantôt froids, tantôt chauds, tantôt secs, tantôt humides, toûjours actifs, toûjours picotant les nerfs. J’accorderai que la multiplicité des organes & des agens extérieurs soit un instrument nécessaire de la variété presque infinie des changemens du corps humain ; mais cette variété pourra-t-elle avoir la justesse dont on a besoin ici ? ne troublera-t-elle jamais la correspondance de ces changemens & de ceux de l’ame ? C’est ce qui paroît impossible.
Comparons maintenant l’ame de César, avec un atome d’Epicure ; j’entends un atome entouré de vuide de toutes parts, & qui ne rencontreroit jamais aucun autre atome. La comparaison est très-juste ; car d’un côté cet atome a une vertu naturelle de se mouvoir, & il l’exécute sans être aidé de quoique ce soit, & sans être traversé par aucune chose ; & de l’autre côté l’ame de César est un esprit qui a reçû une faculté de se donner des pensées, & qui l’exécute sans l’influence d’aucun autre esprit, ni d’aucun corps ; rien ne l’assiste, rien ne la traverse. Si vous consultez les notions communes & les idées de l’ordre, vous trouverez que cet atome ne doit jamais s’arrêter, & que s’étant mû dans le moment précédent, il doit se mouvoir dans ce moment-ci, & dans tous ceux qui suivront, & que la maniere de son mouvement doit être toûjours la même. C’est la suite d’un axiome approuvé par M. Leibnits : Nous concluons, dit-il, non-seulement qu’un corps qui est en repos, sera toûjours en repos, mais aussi qu’un corps qui est en mouvement, gardera toûjours ce mouvement ou ce changement, c’est-à-dire la même vîtesse & la même direction, si rien ne survient qui l’empêche. Voyez Mémoire inseré dans l’histoire des ouvrages des Savans, Juillet 1694. On se moqua d’Epicure lorsqu’il inventa le mouvement de déclinaison : il le supposa gratuitement pour tâcher de se tirer du labyrinthe de la fatale nécessité de toutes choses. On conçoit clairement qu’afin qu’un atome qui aura décrit une ligne droite pendant deux jours, se détourne de son chemin au commencement du troisieme jour ; il faut ou qu’il rencontre quelque obstacle, ou qu’il lui prenne quelqu’envie de s’écarter de sa route, ou qu’il renferme quelque ressort qui commence à joüer dans ce moment-là : la premiere de ces raisons n’a point lieu dans l’espace vuide ; la seconde est impossible, puisqu’un atome n’a point la vertu de penser ; la troisieme est aussi impossible dans un corpuscule absolument un. Appliquons ceci à notre exemple.
L’ame de César est un être à qui l’unité convient au sens de rigueur ; la faculté de se donner des pensées est, selon M. Leibnits, une propriété de sa nature : elle l’a reçûe de Dieu, quant à la possession & quant à l’exécution. Si la premiere pensée qu’elle se donne est un sentiment de plaisir, on ne voit pas pourquoi la seconde ne sera pas aussi un sentiment de plaisir ; car lorsque la cause totale d’un effet demeure la même, l’effet ne peut pas changer. Or cette ame au second moment de son existence ne reçoit pas une nouvelle faculté de penser ; elle ne fait que retenir la faculté qu’elle avoit au premier moment, & elle est aussi indépendante du concours de toute autre cause au second moment qu’au premier ; elle doit donc reproduire au second moment la même pensée qu’elle venoit de produire. Si je suppose que dans certain instant l’ame de César voit un arbre qui a des fleurs & des feuilles, je puis concevoir que tout aussi-tôt elle souhaite d’en voir un qui n’ait que des feuilles, & puis un qui n’ait que des fleurs ; & qu’ainsi elle se fera successivement plusieurs images qui naîtront les unes des autres ; mais on ne sauroit se représenter comme possibles les changemens bisarres du blanc au noir & du oui au non, ni ces sauts tumultueux de la terre au ciel, qui sont ordinaires à la pensée d’un homme. Par quel ressort une ame seroit-elle déterminée à interrompre ses plaisirs, & à se donner tout-d’un-coup un sentiment de douleur, sans que rien l’eût avertie de se préparer au changement, ni qu’il se fût rien passé de nouveau dans sa substance ? Si vous parcourez la vie de César, vous trouverez à chaque pas la matiere d’une objection.
M. Leibnits proposa son système pour la premiere fois dans le Journal des Savans de Paris, 1695. M. Bayle proposa ses doutes sur cette hypothèse dans l’article Borarius de son dictionnaire. La replique de M. Leibnits parut dans le mois de Juillet de l’histoire des ouvrages des Savans, ann. 1698. Ce système fut attaqué successivement par le pere Lami, dans son traité de la connoissance de soi-même, par le pere Tournemine ; Newton, Clark, Sthal, parurent sur les rangs en différens tems.
Le principal défenseur de cette hypothèse fut M. Wolf dans sa Métaphysique allemande & latine ; c’est cette hypothèse qui servit à ses ennemis de principal chef d’accusation contre lui. Après bien des peines inutiles qu’ils s’étoient données pour le faire passer pour athée & spinosite, M. Lang zélé théologien s’avisa de l’attaquer de ce côté-là. Il fit voir à Fréderic feu roi de Prusse, que par le moyen de l’harmonie préétablie, tous les déserteurs étoient mis à couvert du châtiment ; les corps des soldats n’étant que des machines sur lesquelles l’ame n’a point de pouvoir, ils désertoient nécessairement. Ce raisonnement malin frappa de telle sorte l’esprit du roi, qu’il donna ordre que M. Wolf fût banni de tous ses états dans l’espace de trois jours.
Harmonie, (Ostéologie.) articulation immobile des os par une connexion serrée ; selon la doctrine des anciens, c’est cette union serrée des os, au moyen de laquelle les inégalités sont cachées, de maniere qu’ils semblent n’être unis que par une seule ligne. Telle est l’articulation qui se rencontre aux os de la face ; mais on pourroit retrancher l’harmonie du nombre des articulations établies par les anciens, parce qu’elle ne differe point de la suture, lorsqu’on examine avec un peu d’attention les pieces détachées. (D. J.)
Harmonie, en terme d’Architecture, signifie un rapport agréable qui se trouve entre les différentes parties d’un bâtiment. Voyez Eurythmie.