L’Encyclopédie/1re édition/MODULATION

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MODULATION, s. f. en Musique, signifie proprement la constitution réguliere de l’harmonie & du chant dans un même mode ; mais ce mot se prend plus communément pour l’art de conduire le chant & l’harmonie successivement dans plusieurs modes, d’une maniere conforme aux regles, & agréable à l’oreille.

Si le mode tire son origine de l’harmonie, c’est d’elle aussi que naissent les lois de la modulation. Ces lois sont très-simples à concevoir, mais plus difficiles à bien observer : voici en quoi elles consistent. Pour bien moduler dans un même ton, il faut en parcourir tous les tons avec un beau chant, en rebattant plus souvent les cordes essentielles, & s’y appuyant davantage ; c’est-à-dire que l’accord sensible & l’accord de la tonique doivent s’y rencontrer fréquemment, mais toujours sous différentes faces & par différentes routes, pour prévenir la monotonie ; n’établir de cadences ou de repos que sur ces deux accords, tout au plus sur celui de la sous-dominante ; enfin, n’altérer jamais aucun des sons du mode ; car on ne peut, sans le quitter aussi-tôt, faire entendre un dièse ou un bémol qui ne lui appartienne pas, ou en retrancher quelqu’un qui lui appartienne.

Mais pour passer d’un ton à l’autre, il faut avoir égard au rapport des toniques, & à la quantité de cordes communes aux deux tons, comme je l’expliquerai bientôt.

Partons d’abord du mode majeur. Soit que l’on considere la quinte de la tonique comme ayant avec elle le plus simple de tous les rapports, après celui de l’octave, soit qu’on la considere comme un des sons qui entrent dans l’accord de cette même tonique, on trouvera toujours que cette quinte, qui est la dominante du ton, est la corde sur laquelle on peut établir la modulation la plus analogue à celle du ton principal.

Cette dominante, qui faisoit partie de l’accord parfait de la premiere tonique, fait aussi partie du sien propre, puisqu’elle en est le son fondamental ; il y a donc liaison entre ces deux accords. Voyez Liaison. De plus, l’accord de cette même note, dominante dans le premier ton, & tonique dans le second, ne differe dans tous les deux que par la distance qui lui est propre en qualité de tonique, ou en qualité de dominante. Voyez Dominante. Et toutes les cordes du premier ton servent également au second, excepté le quatrieme, note seule qui prend un diese pour devenir note sensible. Passons à d’autres modulations.

La même simplicité de rapport que nous trouvons entre une tonique & sa dominante, se trouve aussi entre la même tonique & sa sous dominante ; car la quinte que la dominante fait à l’aigu avec cette tonique, l’autre la fait au grave : mais cette sous-dominante n’est quinte de la tonique que par renversement ; elle est proprement quarte, en plaçant cette tonique au grave comme elle doit être, ce qui établit l’ordre & la gradation des rapports, car en ce sens la quarte dont le rapport est comme 3 à 4, suit immédiatement la quinte qui est comme 2 à 3. Que si cette sous-dominante n’entre pas de même dans l’accord de la tonique ; en récompense, cette tonique entre dans le sien : car, soit ut, mi, sol, l’accord de la tonique, celui de la sous-dominante sera sa, la, ut : ainsi c’est l’ut qui sait ici liaison. D’ailleurs, il ne faut pas alterer plus de sons pour ce nouveau ton, que pour celui de la dominante. Ce sont, à une près, toutes les mêmes cordes du ton principal. Donnez un bémol à la note sensible si, & toutes les notes du ton d’ut serviront à celui de sa. Le ton de la sous-dominante n’est donc guères moins analogue avec le ton principal, que celui de la dominante.

On doit encore remarquer, qu’après s’être servi de la premiere modulation pour passer d’un ton principal ut, à celui de sa dominante sol, en est obligé d’employer la seconde pour revenir au ton principal car si sol est dominante du ton d’ut, ut est sous dominante du ton de sol ; ainsi une de ces modulations n’est pas moins nécessaire que l’autre.

Le troisieme son qui entre dans l’accord de la tonique, est celui de sa tierce ou médiante, & c’est aussi le plus simple des rapports après les deux précédens. Voilà donc une nouvelle modulation qui se présente, & d’autant plus analogue, que deux des sons de l’accord de la tonique principale entrent aussi dans l’accord de celle ci : car le premier accord étant ut, mi, sol ; celui-ci sera mi, sol si, où mi & sol sont communs.

Mais ce qui éloigne un peu cette modulation, c’est la quantité des sons qu’il y faut altérer, même pour le mode mineur qui convient le mieux sur ce mi : nous avons donné au mot mode la formule de l’échelle pour les deux modes : or, appliquant cette formule à mi, mode mineur, on n’y trouvera en descendant que le quatrieme son sa du ton principal, alteré par un dièse ; mais en montant, on en trouve deux autres outre celui-là ; savoir, la tonique ut & la seconde note re, qui devient note sensible. Or, il est certain que l’altération de tant de sons, & sur-tout de la tonique éloigne le mode, & affoiblit la premiere analogie.

Si l’on renverse la tierce, comme on a renversé la quinte, & qu’on prenne cette tierce au-dessous de la tonique sur la sixieme note qu’on devroit aussi appeller sous-médiante, on formera une modulation plus analogue au ton principal, que n’étoit celle du mi ; car l’accord parfait de cette sous-médiante étant la, ut, mi ; on y retrouve, comme dans celui de la médiante, deux des sons ut & mi qui entrent dans l’accord de la tonique principale ; & de plus, l’échelle de cette nouvelle modulation étant composée du moins en descendant, des mêmes sons que celle du ton principal, & n’ayant que deux sons altérés en montant, c’est-à-dire un de moins que l’échelle de la médiante, il s’ensuit que la modulation de la sous-dominante est préférable à celle de cette médiante, d’autant plus que la tonique principale y fait une des cordes essentielles du mode, ce qui est plus propre à rapprocher l’idée de la modulation.

Voilà donc quatre cordes, mi, sa, sol, la, sur chacune desquelles on peut moduler dans le ton majeur d’ut, reste le & le si. Ce dernier comme note sensible, ne peut jamais devenir tonique par aucune bonne modulation, du-moins immédiatement. Ce seroit appliquer brusquement à un même son, des idées trop opposées. Pour la seconde note, à la faveur d’une marche consonante de la basse fondamentale, on peut encore y moduler, quoique peu naturellement ; mais il n’y faut rester qu’un instant, de sorte qu’on n’ait pas le tems d’oublier la modulation d’ut ; autrement, il faudroit, au lieu de revenir immédiatement en ut, passer par d’autres modulations intermédiaires, où il seroit dangereux de s’égarer.

Telles sont les modulations dans lesquelles on peut passer immédiatement, en quittant un ton ou mode majeur. En suivant les mêmes analogies, on trouvera pour sortir d’un mode mineur d’autres modulations dans l’ordre suivant ; la médiante, la dominante, la sous-dominante, & la sixieme note. Le mode de chacun de ces tons est déterminé par sa médiante prise dans l’échelle du ton principal. Par exemple, sortant d’un ton majeur pour moduler sur sa médiante, cette médiante doit porter tierce mineure, parce que la dominante sol du ton principal ut fait la tierce mineure sur la nouvelle tonique mi, dont elle devient médiante : au contraire, en sortant d’un ton mineur la, on module sur la médiante ut en mode majeur, parce que la dominante mi du ton d’où l’on sort, fait tierce majeure sur la fondamentale ut de celui où l’on entre.

Voici, si on l’aime mieux, une regle plus générale. Le mode de la dominante & celui de la sous-dominante, doivent toujours se conformer au mode de la tonique ; si celui-ci est majeur, les autres doivent l’être aussi ; mineurs, s’il est mineur. Le mode de la médiante & celui de la sous dominante suivent une regle contraire, & sont toujours opposés à celui du ton principal. Il faut remarquer, qu’en vertu du droit qu’on a de passer du majeur au mineur, & réciproquement, dans un même ton, on peut aussi changer cet ordre du mode, d’un ton à l’autre.

J’ai rassemblé dans deux exemples fort courts, tous les tons dans lesquels on peut passer immédiatement : le premier, en partant du mode majeur, & l’autre en partant du mode mineur. Chaque note indique une modulation, & la valeur des notes dans chaque exemple indique aussi la durée relative convenable à chacun de ces modes à proportion de son analogie avec le ton principal. Voyez nos Pl. de Musique.

Ces modulations immédiates fournissent les moyens de passer par les mêmes regles, dans des modulations plus éloignées, & de revenir ensuite à celle du ton principal, qu’il ne faut jamais perdre de vûe : mais il ne suffit pas de connoître les toutes qu’on devra suivre, il faut encore savoir comment y entrer, & voici le sommaire des préceptes qu’on peut donner pour cette partie.

Dans la mélodie, il ne faut pour annoncer la modulation qu’on a choisie, que faire entendre les altérations qu’elle produit dans quelque son du ton d’où l’on veut sortir. Est-on en ut majeur ; il ne faut que sonner un fa dièse pour annoncer le ton de la dominante, ou un si bémol pour annoncer celui de la quatrieme note.... Parcourez après cela les cordes essentielles du ton où vous entrez : s’il est bien choisi, votre modulation sera toujours bonne & réguliere.

Dans l’harmonie, il y a un peu plus de difficulté ; car comme il faut que le changement de ton se fasse en même-tems dans toutes les parties ; on doit bien prendre garde, & à l’harmonie & au chant, pour éviter de suivre à la fois deux différentes modulations. M. Huyghens a très bien remarqué que la proscription des deux quintes a cette regle pour principes : en effet, on ne peut guères former entre deux parties plusieurs quintes justes de suite sans moduler en deux tons différens.

Pour annoncer un ton, plusieurs prétendent qu’il suffit de former l’accord parfait de sa tonique : mais il est certain que le ton ne peut être bien déterminé que par l’accord sensible ou dominant : il faut donc faire entendre cet accord en commençant la nouvelle modulation. La bonne regle seroit, que la septieme de la dominante y fût toujours préparée la premiere fois qu’on fait entendre cet accord ; mais cette regle n’est pas pratiquable dans toutes les modulations permises, & pourvû que la basse fondamentale marche par intervalles consonans, qu’on observe la liaison harmonique, l’analogie du mode, & qu’on évite les fausses relations, la modulation est toujours bonne. Les compositeurs donnent ordinairement pour un autre précepte essentiel de ne jamais changer de ton, qu’après une cadence parfaite : mais cette regle est fausse, & personne ne s’y assujettit.

Toutes les manieres possibles de passer d’un ton dans un autre se réduisent à cinq pour le mode majeur, & à quatre pour le mineur, qu’on trouvera énoncées par une basse fondamentale pour chaque modulation. Voyez nos Pl. de Musiq. S’il y a quelque autre modulation qui ne revienne à aucune de ces neuf, elle est mauvaise infailliblement. (S)