L’Encyclopédie/1re édition/FONDAMENTAL

FONDAMENTAL, adj. terme fort usité dans la Musique moderne : on dit son fondamental, accord fondamental, basse fondamentale ; ce qu’il est nécessaire d’expliquer plus en détail, afin d’en donner une idée précise.

Son fondamental. C’est une vérité d’expérience reconnue depuis long-tems, qu’un son rendu par un corps n’est pas unique de sa nature, & qu’il est accompagné d’autres sons, qui sont, 1°. l’octave au-dessus du son principal, 2°. la douzieme & la dix-septieme majeure au-dessus de ce même son, c’est-à-dire l’octave au-dessus de la quinte du son principal, & la double octave au-dessus de la tierce majeure de ce même son. Cette expérience est principalement sensible sur les grosses cordes d’un violoncelle, dont le son étant fort grave, laisse distinguer assez facilement à une oreille tant-soit-peu exercée, la douzieme & la dix-septieme dont il s’agit. Elles s’entendent même beaucoup plus aisément que l’octave du son principal, qu’il est quelquefois difficile de distinguer, à cause de l’identité d’un son & de son octave, qui les rend faciles à confondre. Voyez Octave. Voyez aussi le premier chapitre de la génération harmonique de M. Rameau, & d’autres ouvrages du même auteur, où l’expérience dont nous parlons est détaillée. On peut la faire aisément sur une des basses cordes d’un clavecin, en frappant fortement la touche, & en retirant brusquement le doigt. Car le son principal s’amortit presque tout d’un coup, & laisse entendre après lui, même à des oreilles peu musicales, deux sons aigus qu’il est facile de reconnoître pour la douzieme & la dix-septieme du son principal.

Ce son principal, le seul qu’on entende quand on ne fait pas attention aux autres, mais qui fait entendre en même tems à une oreille un peu attentive son octave, sa douzieme & sa dix-septieme majeure, est proprement ce qu’on appelle son fondamental, parce qu’il est, pour ainsi dire, la base & le fondement des autres, qui n’existeroient pas sans lui.

Voilà tout ce que la nature nous donne immédiatement & par elle-même dans la résonance du corps sonore ; mais l’art y a beaucoup ajoûté ; & en conséquence, on a étendu la dénomination de son fondamental à différens autres sons. C’est ce qu’il faut développer.

Si on accorde avec le corps sonore deux autres corps, dont l’un soit à la douzieme au-dessous du corps sonore, & l’autre à la dix-septieme majeure au-dessous ; ces deux derniers corps frémiront sans résonner, dès qu’on fera résonner le premier : de plus, ces deux derniers corps en frémissant, se diviseront par une espece d’ondulation, l’un en trois, l’autre en cinq parties égales ; & ces parties dans lesquelles ils se divisent, rendroient l’octave du son principal, si en frémissant elles résonnoient.

Ainsi supposons qu’une corde pincée ou frappée rende un son que j’appellerai ut, les cordes à la douzieme & à la dix-septieme majeure au-dessous frémiront. Or ces cordes sont un fa & un la bémol : de sorte que si ces cordes résonnoient dans leur totalité, on entendroit ce chant, ou plûtôt cet accord, la bémol, fa, ut, dont le plus haut ton ut est à la dix-septieme majeure au-dessus de la bémol, & à la douzieme au-dessus de fa.

Ainsi il résulte des deux expériences que nous venons de rapporter ; 1°. qu’en frappant un seul son quelconque, ut, par exemple, on entendra en même tems sa douzieme au-dessus sol, & sa dix-septieme majeure au-dessus, mi ; 2°. que les cordes la bémol & fa, qui seront à la dix-septieme majeure au-dessous d’ut, & à la douzieme au-dessous, frémiront sans résonner.

Or la douzieme est l’octave de la quinte, & la dix-septieme majeure l’est de la tierce majeure : & comme nous avons une facilité naturelle à confondre les sons avec leurs octaves (voyez Octave), il s’ensuit 1°. qu’au lieu des trois sons ut fondamental, sol douzieme, & mi dix-septieme majeure, qu’on entend en même tems, on peut substituer ceux-ci, qui n’en différeront presque pas quant à l’effet, ut, mi tierce majeure, sol quinte : ces trois sons forment l’accord qu’on nomme accord parfait majeur, & dans lequel le son ut est encore regardé comme fondamental, quoiqu’il ne le soit pas immédiatement, & qu’il ne le devienne que par une espece d’extension, en substituant à la douzieme & à la dix-septieme les octaves de ces deux sons ; 2°. de même, au lieu des trois sons, ut son principal, la bémol dix-septieme majeure au-dessous d’ut, & fa douzieme au-dessous, qu’on entendroit si les cordes fa & la bémol résonnoient en totalité, on peut imaginer ceux-ci (en mettant la quinte & la tierce majeure, au lieu de la douzieme & de la dix-septieme) fa quinte au dessous d’ut, la bémol, tierce majeure au dessous, ut fondamental. Or la bémol faisant une tierce majeure avec ut, fait une tierce mineure avec fa ; ce qui produit un autre accord appellé accord parfait mineur ; voyez Accord & Mineur. Dans cet accord, il n’y a proprement aucun son fondamental : car fa ne fait point entendre la bémol, comme ut sait entendre mi. De plus, si on regardoit ici quelque son comme fondamental, quoiqu’improprement, ce devroit être le son le plus haut ut : car c’est ce son qui fait frémir fa & la bémol ; ; & c’est du frémissement de fa & de la bémol, occasionnés par la résonnance d’ut, qu’on a tiré l’accord mineur fa, la bémol, ut. Cependant comme la corde fa en résonnant fait entendre ut, quoiqu’elle ne fasse ni entendre ni frémir la bémol, on regarde le son le plus bas fa, comme fondamental dans l’accord mineur fa, la bémol, ut, comme le son le plus bas ut est fondamental dans l’accord majeur ut, mi, sol.

Telle est l’origine que M. Rameau donne à l’accord & au mode mineur ; origine que nous pourrons discuter à Mode mineur, en examinant les objections qu’on lui a faites ou qu’on peut lui faire sur ce sujet, & en appréciant ces objections. Quoi qu’il en soit, il est au moins certain que dans tout accord parfait, soit majeur soit mineur, formé d’un son principal, de sa tierce majeure ou mineure, & de sa quinte, on appelle fondamental le son principal, qui est le plus grave ou le plus bas de l’accord.

Quelques physiciens ont entrepris d’expliquer ce singulier phénomene de la résonnance de la douzieme & la dix-septieme majeure conjointement avec l’octave : mais de toutes les explications qu’on en a données, il n’y en a que deux qui nous paroissent mériter qu’on en fasse mention.

La premiere est de M. Daniel Bernoulli. Ce grand géometre prétend dans les mém. de l’acad. des Sciences de Prusse, pour l’année 1753, que la vibration d’une corde est un mélange de plusieurs vibrations partielles ; qu’il faut distinguer dans une corde en vibration différens points, qui sont comme des especes de nœuds ou points fixes, autour desquels oscille la partie de la corde comprise entre deux de ces points voisins l’un de l’autre : je dis comme des especes de nœuds ou points fixes ; car ces points ne sont pas véritablement immobiles ; ils ne le sont, ou plûtôt ils ne sont considérés comme tels, que par rapport à la partie de la corde qui oscille entre deux ; & d’ailleurs ils font eux-mêmes des vibrations par rapport aux deux extrémités véritablement fixes de la corde. Or dans cette supposition, M. Daniel Bernoulli prouve que tous les points de la corde ne font pas leurs vibrations en même tems ; mais que les uns font deux vibrations, les autres trois, &c. pendant que d’autres n’en font qu’une ; & c’est par-là qu’il explique la multiplicité de sons qu’on entend dans le frémissement d’une même corde : car on sait que la différence des sons vient de celles des vibrations.

Comme M. Daniel Bernoulli attaque dans ce mémoire la théorie que j’ai donnée le premier de la vibration des corps sonores, voyez l’article Corde, j’ai crû devoir répondre à ses objections par un écrit particulier, que j’espere publier dans une autre occasion : mais cette discussion n’étant point ici de mon sujet, je me borne à la question présente. J’accorde d’abord à M. Bernoulli ce que je ne crois pas, & ce que M. Euler me paroît avoir très-bien réfuté dans les mémoires de l’acad. de Berlin 1753 ; savoir, qu’une corde en vibration décrit toûjours ou une trochoïde simple, ou une courbe, qui n’est autre chose que le mélange de plusieurs trochoïdes. En admettant cette proposition, j’observe d’abord que dans les cas où la courbe décrite sera une trochoïde simple (ce qui peut & doit arriver souvent, & ce que M. Bernoulli semble supposer lui-même), tous les points feront leurs vibrations en même tems, & que par conséquent il n’y aura point de son multiple : or cela est contraire à l’expérience ; puisque toute corde mise en vibration fait entendre plusieurs sons à-la-fois.

Je demande de plus, 1°. ce que M. Daniel Bernoulli n’a point expliqué, quelle sera la cause qui déterminera la corde vibrante à être un mélange de plusieurs trochoïdes : 2°. ce qu’il a expliqué encore moins. quelle sera la cause qui déterminera constamment ces trochoïdes à être telles qu’on entende l’octave, la douzieme, & la dix-septieme, plûtôt que tout autre son. On concevroit aisément comment la corde feroit entendre, outre le son principal, l’octave, la douzieme, & la dix-septieme, si les points de la corde qui forment les extrémités des trochoïdes partielles, étoient de véritables nœuds ou points fixes, tels que les parties de la corde comprises entre ces nœuds, fissent dans le même tems, la premiere une vibration ; la seconde, deux ; la troisieme, trois ; la quatrieme, quatre ; la cinquieme, cinq, &c. En ce cas, on pourroit regarder la corde comme composée de cinq parties différentes placées en ligne droite, immobiles chacune à leurs deux extrémités, & formant par leurs différentes longueurs cette suite ou progression, , 1/3, , , &c. Mais l’expérience démontre que cela n’est pas ainsi. Dans une corde qui fait librement ses vibrations, on ne remarque point d’autres nœuds ou points absolument fixes, que les extrémités ; & M. Bernoulli paroît admettre cette vérité.

Il est vrai qu’en regardant les nœuds comme mobiles, & en supposant d’ailleurs que la corde vibrante soit un mélange de plusieurs trochoïdes, les différens points de cette corde font leurs vibrations en différens tems. Mais il est aisé de voir que cette différence de vibrations ne peut servir à expliquer la multiplicité des sons. En effet, supposons pour plus de simplicité, & pour nous faire plus facilement entendre, que la corde vibrante forme uniquement deux trochoïdes égales, ensorte que le point de milieu de la corde soit l’extrémité commune des deux trochoïdes ; nous convenons que tandis que ce point de milieu de la corde fera une vibration, le point de milieu de chaque trochoïde en fera deux : mais il est aisé de faire voir, & je l’ai démontré dans l’écrit dont j’ai fait mention plus haut, que ces deux vibrations ne se feront pas chacune dans un tems égal, & qu’ainsi la réunion de ces deux vibrations ne doit point produire l’octave du son principal, donné par le point de milieu de la corde : car pour qu’on entende cette octave, il faut non-seulement que l’oreille soit frappée par deux vibrations dans le même tems, il faut de plus que ces deux vibrations soient chacune d’égale durée. C’est pour cela qu’une corde qui est la moitié d’une autre, tout le reste d’ailleurs égal, fait entendre l’octave du son que cette autre produit ; parce que non seulement la petite corde fait deux vibrations pendant que la grande en fait une, mais qu’elle fait une vibration pendant que la grande en fait la moitié d’une : autrement, si les vibrations de la petite corde ne se faisoient pas dans le même tems, elle feroit entendre successivement plusieurs sons dont le mélange ne formeroit qu’un bruit confus. Concluons donc de ces réflexions, que les vibrations différentes des différens points de la corde, ne suffisent pas pour expliquer la multiplicité de sons qu’elle produit. Ce n’est pas tout : si le point de milieu de la corde fait une vibration, tandis que le point de milieu de chaque trochoïde en fait deux, il est aisé de voir que les autres points participeront plus ou moins de la loi du mouvement de ces deux-là, selon qu’ils en seront plus ou moins proches. Ainsi à proprement parler, la loi des vibrations de chaque point sera différente, & chacun devroit produire un son particulier, qui, par son mélange avec les autres, ne devroit former qu’une harmonie confuse & une espece de cacophonie. Pourquoi cela n’arrive-t-il pas ? & pourquoi l’oreille ne distingue-t-elle dans le son de la corde, que ceux qui forment l’accord parfait ? Il me semble donc que la théorie de M. Bernoulli que je viens d’exposer, ne suffit pas pour expliquer le phénomene dont il est question ; quoique cette théorie ingénieuse ait obtenu le suffrage de M. Euler lui-même, peu d’accord d’ailleurs, ainsi que moi, avec M. Daniel Bernoulli sur la nature des courbes que forme une corde vibrante.

D’autres auteurs expliquent ainsi la multiplicité des sons rendus par une même corde. Il y a, disent-ils, dans l’air des parties de différent ressort, différemment tendues, & qui par conséquent doivent faire leurs vibrations les unes plus lentement ; les autres plus vîte. Quand on met une corde en vibration, cette corde communique principalement son mouvement aux parties de l’air qui sont tendues au même degré qu’elle, & qui par conséquent doivent faire leurs vibrations en même tems ; de maniere que ces vibrations commencent & s’achevent avec celles de la corde, & par conséquent les favorisent entierement & constamment, & en sont favorisées de même. Après ces parties de l’air, celles dont les vibrations peuvent le moins troubler celles de la corde, & en être les moins troublées, sont celles qui font le double de vibrations dans le même tems, parce que ces vibrations recommencent de deux en deux avec celles de la corde. Le mouvement que ces parties de l’air reçoivent par le mouvement de la corde doit donc y persévérer aussi quelque tems, quoique moins fortement que dans les premieres. Par la même raison, les parties de l’air qui feroient trois, quatre, cinq, &c. vibrations dans le même tems, doivent aussi participer un peu au mouvement de la corde : mais ce mouvement doit toûjours aller en diminuant de force, jusqu’à ce qu’enfin il soit insensible. Cette hypothèse est ingénieuse : mais je demande 1°. pourquoi on n’entend que des sons plus aigus que le son principal : pourquoi on n’entend point l’octave au-dessous, la douzieme au-dessous, la dix-septieme majeure au-dessous ? Il semble qu’on devroit dans cette hypothèse les entendre du moins aussi distinctement que les sons au-dessus. Car les parties d’air qui font, par exemple, une vibration pendant trois vibrations de la corde principale, sont dans le même cas par rapport à la concurrence de leurs mouvemens, que celles qui sont trois vibrations tandis que la corde en fait une. D’ailleurs l’expérience prouve que si on fait résonner une corde, & qu’on ait en même tems près d’elle quatre autres cordes tendues, dont la premiere soit le tiers, la seconde le cinquieme de la grande, la troisieme triple, la quatrieme quintuple ; les deux premieres de ces cordes résonneront au bruit de la principale ; les deux autres ne feront que frémir sans résonner, & se diviseront seulement en frémissant l’une en trois, l’autre en cinq parties égales à la premiere. Or dans l’hypothese présente, il semble que ces deux dernieres cordes devroient résonner bien plûtôt que les deux autres. En effet, celles-ci sont principalement ébranlées & forcées à résonner par des parties d’air dont les vibrations se font en trois fois, en cinq fois moins de tems que celles de la corde principale ; les deux autres qui se divisent en parties égales à la corde principale, sont évidemment ébranlées (je parle dans l’hypothese dont il s’agit) par les parties d’air dont la vibration est la plus forte, par celles qui sont à l’unisson de la corde principale. Pourquoi donc ne font-elles que frémir, tandis que les autres résonnent ? Enfin, il me semble que la concurrence plus ou moins grande des vibrations est ici un principe absolument illusoire. Pour le montrer, supposons d’abord qu’une corde fasse deux vibrations pendant qu’une corde double en fait une. Je remarque, ce qu’il est très-aisé de voir, que les vibrations ne seront réellement concourantes, c’est-à-dire commençantes en même tems, & se faisant dans le même sens, qu’après deux vibrations de la grande corde & quatre de la petite : ainsi dans le tems que la grande corde fait deux vibrations, les vibrations de cette grande corde seront moitié troublées par des vibrations contraires, moitié favorisées par des vibrations dans le même sens. Prenons maintenant une corde qui fasse cinq vibrations pendant que la grande en fait une : il est encore aisé de voir que les vibrations seront vraiment concourantes à la fin d’une vibration de la grande corde ; & que pendant cette vibration, elle aura été troublée par deux vibrations contraires de la petite corde, & favorisée par trois vibrations dans le même sens, & en général troublée pendant la plus petite moitié des vibrations, & favorisée durant la plus grande moitié. Donc une corde qui fait une vibration pendant le tems qu’une autre en fait un nombre complet quelconque, est (exactement ou à très-peu près) également troublée & également favorisée par celle-ci, quel que soit ce nombre. Il n’y a donc pas de raison, ce me semble, pour que certaines parties d’air soient plus ébranlées que d’autres par le mouvement de la corde, à l’exception de celles qui seroient à l’unisson. Ainsi, ou les autres ne seront point ébranlées, ou elles le seront toutes à-peu-près de même ; & il n’en résultera qu’un son simple ou une cacophonie. Enfin, quand il y a plusieurs cordes tendues, & qu’on en fait résonner une, il semble que suivant cette hypothèse, celles qui sont à l’octave devroient moins frémir & moins résonner que celles qui sont, par exemple, à la douzieme ou à la dix-septieme au-dessus ; puisque les vibrations de celles-ci sont plus souvent concourantes avec les vibrations de la corde principale, qu’elles ne lui sont contraires ; au lieu que les vibrations des cordes à l’octave sont aussi souvent contraires que concourantes avec les vibrations de la corde principale. Cependant l’expérience prouve que l’octave résonne davantage : donc tout ce système porte à faux.

J’ai supposé jusqu’ici, avec les physiciens dont je parle, qu’en effet les parties de l’air étoient différemment tendues. Il ne s’agit pas ici d’examiner si cette hypothèse est fondée ; sur quoi voyez l’article Son : il suffit d’avoir montré qu’elle ne peut servir à expliquer d’une maniere satisfaisante le phenomene de la multiplicité des sons rendus par une même corde.

Quoi qu’il en soit, outre l’accord de la douzieme & de la 17e majeure donné par la nature, on a formé d’autres accords principaux qui entrent aussi dans la Musique, & qui y produisent même beaucoup d’effet & de variété. On a donné en général à tous ces accords le nom de fondamentaux, parce que tous les autres accords en dérivent, & n’en sont que des renversemens. Voyez Accord, Basse continue & Renversement : & dans chacun de ces accords fondamentaux, on a appellé son fondamental le son le plus grave de l’accord.

Accords fondamentaux. M. Rousseau en a donné la liste au mot Accord, sur lequel il ne faut pas manquer de consulter l’errata du premier vol. imprimé à la tête du second. Sans rien répéter de ce qu’il a dit à cet article, nous y ajoûterons qu’il n’y a proprement que trois sortes d’accords fondamentaux ; accord parfait, accord de sixte, accord de septieme.

Accord parfait. Il est de deux sortes, majeur ou mineur, selon que la tierce est majeure ou mineure. L’accord majeur est donné immédiatement ou presque immédiatement par la nature ; immédiatement, quand il renferme la douzieme & la dix-septieme ; presque immédiatement, quand il ne renferme que la tierce & la quinte, qui en sont les octaves ou repliques. Voyez Octave & Replique. Quand cet accord est exactement conforme à celui que la nature donne, c’est-à-dire quand il renferme le son principal, la douzieme & la dix-septieme majeure, alors il produit l’effet le plus frappant dont il soit susceptible ; comme dans le chœur l’amour triomphe de Pigmalion. L’accord mineur, quoiqu’il ne soit pas donne immédiatement par la nature, & qu’il paroisse plûtôt l’ouvrage de l’art, est cependant tort agréable, & souvent même plus propre que le majeur à certaines expressions, comme celle ce la tendresse, de la tristesse, &c.

Accord de sixte. Il y en a de trois sortes. Les deux premiers s’appellent accords de sixte ajoutée ; ils se pratiquent sur la sous-dominante du ton. Voy. Sous-dominante. La sixte y est toûjours majeure. & la tierce majeure ou mineure, selon que le mode est majeur ou mineur. Ces deux accords ne different donc que par leur tierce. Ainsi dans le ton majeur d’ut, on pratique sur la sous-dominante fa l’accord fa la ut ré, dont la tierce est majeure & sa sixte majeure ; & dans le ton mineur de la, on pratique sur la sous-dominante l’accord ré fa la si, dont la tierce est mineure, la sixte étant toûjours majeure.

Outre ces deux accords, il y en a un autre qui produit en plusieurs occasions un très-bon effet, & qui est pratiqué sur-tout par les Italiens. On l’appelle accord de sixte superflu :, ou de sixte italienne. Il est composé d’une tierce majeure, d’une quarte superflue ou triton, & d’une tierce majeure, en cette sorte fa la si ré ♯. Ce n’est pas proprement un accord de sixte ; car du fa au diese, il y a une vraie septieme ; mais l’usage l’a ainsi nommé, en désignant seulement la sixte par l’épithete de superflue. Voyez Superflu & Intervalle. Il paroît très-difficile de déterminer d’une façon bien nette & bien convaincante l’origine de cet accord : en effet comment assigner d’une maniere satisfaisante l’origine d’un accord fondamental qui renferme tant de dissonances, fa si, fa ré #, la si, la ré #, & qui pourtant n’en est pas moins employé avec succès, comme l’oreille peut en juger ? Ce qu’on peut imaginer de plus plausible là dessus ne l’est guere. Voyez Sixte superflue. On peut regarder cet accord comme renversé de si ré ♯ fa la, qui n’est autre chose que l’accord si ré fa la, usité dans la basse fondamentale, en conséquence du double emploi (Voyez Double emploi), & dont on a rendu la tierce majeure pour produire l’impression du mode de mi par sa note sensible ré ♯ ; ensorte que l’on a pour ainsi dire à-la-fois l’impression imparfaite de deux modes, de celui de la par le double emploi, & de celui de mi par la note ré ♯ substitué au ré ? Mais pourquoi se permet-on de rendre majeure la tierce de si à ré ? Sur quelles raisons cette transformation est-elle appuyée, sur tout lorsqu’elle produit deux dissonances de plus ? D’ailleurs, si on en croit M. Rousseau au mot accord, l’accord fondamental fa la si ré ♯ ne se renverse point : peut-on donc le regarder comme renversé de si ré ♯ fa la ? Je m’en rapporte sur cette question à des lumieres supérieures aux miennes. On pourroit peut-être dire aussi que l’accord si ré ♯ fa la n’est autre chose que l’accord de dominante tonique si ré ♯ fa ♯ la, dans le mode de mi, accord dont on a rendu le fa naturel. Cette origine me paroît encore plus forcée que la précédente.

Mais soit qu’on assigne à cet accord une origine, soit qu’on ne lui en assigne point, il est certain qu’on doit le regarder comme un accord fondamental, puisqu’il n’a point de basse fondamentale : ainsi M. Rousseau, au mot Accord, a eu très-grande raison de placer parmi les accords fondamentaux, cet accord de sixte superflue, dont les autres auteurs françois n’avoient point fait mention, au moins que je sache, & dont j’avoue que j’ignorois l’existence, quand je composai mes élémens de Musique, quoique M. Rousseau en eût déjà parlé. M. de Bethizy, dans un ouvrage sur la théorie & la pratique de la Musique, publié en 1754, dit qu’il ne se souvient point que M. Rameau ait parle de cet accord dans ses ouvrages, quoiqu’il l’ait employé quelquefois, par exemple dans un chœur du premier acte de Castor & Pollux. M. de Bethizy donne des exemples de l’emploi de cet accord dans la basse continue ; mais il laisse en blanc l’accord qui lui répond dans la basse fondamentale.

Accords de septieme. Il y a plusieurs sortes d’accords de septieme fondamentaux. Le premier est formé d’une tierce majeure & de deux tierces mineures, comme sol si ré fa ; il se pratique sur la dominante des tons majeurs & mineurs. Voyez Dominante, Mode, Harmonie, &c. Le second est formé d’une tierce mineure, d’une tierce majeure & d’une tierce mineure, comme ré fa la ut ; il se pratique sur la seconde note des tons majeurs : sur quoi voyez l’article Double emploi. Le troisieme est formé de deux tierces mineures & d’une tierce majeure, comme si ré fa la ; il se pratique sur la seconde note des tons mineurs : sur quoi voyez aussi Double emploi. Le quatrieme est forme d’une tierce majeure, d’une tierce mineure & d’une tierce majeure, comme ut mi sol si ; il se pratique sur une tonique ou autre note, rendue par-là dominante imparfaite. Le cinquieme est appellé accord de septieme diminuée ; il est formé de trois tierces mineures, sol ♯ si ré fa, il se pratique sur la note sensible des tons mineurs. Cet accord n’est qu’improprement accord de septieme ; car du sol ♯ au si il n’y a qu’une sixte. Cependant l’usage lui a donné le nom de septieme, en y ajoûtant l’epithete de diminuée. Voyez Diminué & Intervalle. On peut, avec M. Rameau, regarder cet accord comme dérivé de l’accord de la dominante du mode mineur, réuni à celui de la sous-dominante. Voyez mes Elémens de Musique, & la suite de cet article. Mais qu’il soit dérivé ou non de ces deux accords, il est certain qu’il a lieu dans la basse fondamentale, suivant M. Rameau lui-même ; ainsi M. Rousseau a eu raison de dire au mot Accompagnement, que l’accord parfait peut être précédé non-seulement de l’accord de la dominante & de celui de la sous-dominante, mais encore de l’accord de septieme diminuée, & même de celui de sixte superflue. Soit qu’on regarde ces accords comme dérivés de quelque autre ou non, il est certain qu’ils entrent dans la basse fondamentale, & que par conséquent l’observation de M. Rousseau est très-exacte.

Nous avons expliqué au mot Dissonance, l’origine la plus naturelle des accords fondamentaux de la dominante & de la sous-dominante, sol si ré fa, fa la ut ré ; & si en cet endroit nous n’avons point cité le chapitre jx. de la Génération harmonique de M. Rameau, comme on nous l’a reproché, c’est qu’il nous a paru que dans ce chapitre l’auteur insistoit préférablement sur une autre origine de la dissonance ; origine fondée sur des proportions & progressions, dont la considération nous semble entierement inutile dans cette matiere. Les remarques que fait M. Rousseau, au mot Dissonance, sur cet usage des proportions, nous ont paru assez justes pour chercher dans les principes même de M. Rameau une autre origine de la dissonance ; origine dont il ne paroît pas savoir senti tout le prix, puisqu’il ne l’a tout-au-plus que legerement indiquée. Ce que nous disons ici n’a point pour objet de rien ôter à M. Rameau ; mais de faire voir que dans l’article Dissonance, nous nous sommes très-exactement exprimés sur la matiere dont il étoit question.

Il est essentiel à l’accord de septieme qui se pratique sur la dominante tonique, de porter toûjours la tierce majeure. Cette tierce majeure est la note sensible du ton (Voyez Note sensible) ; elle monte naturellement à la tonique, comme la dominante y descend : ainsi elle annonce le plus parfait de tous les repos appellé cadence parfaite. Voyez Cadence. Telles sont en substance les raisons qui font porter la tierce majeure à l’accord dont il s’agit, soit que le ton soit d’ailleurs majeur ou mineur. Voyez mes Elémens de Musique, art. 77. & 109.

Il n’en est pas de même de l’accord de sixte, pratiqué sur la sous-dominante ; la tierce est majeure ou mineure, selon que le mode est majeur ou mineur : mais sa sixte est toûjours majeure, parce qu’elle est la quinte de la dominante qu’elle représente dans cet accord, comme on l’a expliqué au mot Dissonance, à la fin.

Les accords de septieme, tels que ut mi sol si, ne sont autre chose que l’accord de dominante tonique, ut mi sol si ♭ du mode de fa, dans lequel on a changé le si ♭ en si naturel, pour conserver l’impression du mode d’ut. Sur quoi voyez mes Elémens de Musique, art. 115. & l’article Dominante.

A l’égard de l’accord de septieme diminuée, tel que solsi ré fa (Voyez Septieme diminuée), nous en avons indiqué l’origine ci-dessus. On peut le regarder comme formé des deux accords mi solsi ré & ré fa la si, de la dominante tonique & de la sous-dominante dans le mode de la, qu’on a réunis ensemble en retranchant d’un côté la dominante mi, dont la note sensible sol ♯ est censée tenir la place ; & de l’autre la note la, qui est sousentendue dans la quinte . On peut voir au mot Enharmonique, l’usage de cet accord pour passer d’un ton dans un autre qui ne lui est point relatif.

Il nous reste encore un mot à dire sur l’origine que nous avons donnée à la dissonance de la sous-dominante, au mot Dissonance. Nous avons dit que dans l’accord fa la ut on ne pouvoit faire entrer la dissonance sol, parce qu’elle dissoneroit doublement avec sol & avec la. M. Rousseau, un peu plus haut & dans le même article, se sert d’une raison semblable pour rejetter le la ajoûté à l’accord sol si ré. En vain objecteroit-on qu’on trouve au mot Accord cette double dissonance dans certains accords, pag. 78. Nous répondrions que ces accords, quelqu’origine qu’on leur donne, n’appartiennent point à la basse fondamentale, que ce ne sont point des accords primitifs, qu’ils sont pour la plûpart si durs, qu’on est obligé d’en retrancher différens sons pour en adoucir la dureté. Ainsi les dissonances tolérées dans ces accords, ne doivent point être permises dans des accords primitifs & fondamentaux, dans lesquels si on altere par des dissonances l’accord parfait, afin de faire sentir le mode, on ne doit au moins altérer l’harmonie de cet accord que le plus foiblement qu’il est possible.

Basse fondamentale. On a déjà vû au mot Basse sa définition ; elle ne renferme que les accords fondamentaux dont nous venons de parler, & qui sont au nombre de dix ; savoir les cinq accords de septieme, l’accord de sixte superflue, les deux accords parfaits, & les deux accords de sous-dominante. On a vû dans le même article qui vient d’être cité, les principales regles sur lesquelles on doit former la basse fondamentale, & on peut les voir expliquées plus en détail, d’après M. Rameau, dans mes Elémens de Musique. On trouvera au mot Septieme diminuée les regles particulieres de cet accord.

Mais on nous permettra de faire ici aux Musiciens une question : pourquoi n’a-t-on employé jusqu’ici dans la basse fondamentale que les dix sortes d’accords dont nous venons de parler ? Nous avons vû avec quel succès les Italiens font usage de l’accord de sixte superflue, que la basse fondamentale ne paroît pas donner ; nous avons vû comment on a introduit dans cette même basse les différens accords de septieme : est-il bien certain qu’on ne puisse employer dans la basse fondamentale que ces accords, & dans la basse continue que leurs dérivés ? L’oreille est ici le vrai juge, ou plûtôt le seul ; tout ce qu’elle nous présentera comme bon, devra sans doute ou pourra du moins être employé quelquefois avec succès : ce sera ensuite à la théorie à chercher l’origine des nouveaux accords, ou si elle n’y réussit pas, à ne point lui en donner d’autres qu’eux-mêmes. Je crains que la plûpart des Musiciens, les uns aveuglés par la routine, les autres prévenus par des systèmes, n’ayent pas tiré de l’harmonie tout le parti qu’ils auroient pû, & qu’ils n’ayent exclu une infinité d’accords qui pourroient en bien des occasions produire de bons effets. Pour ne parler ici que d’un petit nombre de ces accords ; par quelle raison n’employe-t-on jamais dans l’harmonie les accords ut mi solut, ut mi solsi, dont le premier n’a proprement aucune dissonance, le second n’en contient qu’une, comme l’accord usité ut mi sol si ? N’y a-t-il point d’occasions où de pareils accords ne puissent être employés, ne fût-ce que par licence, car on sait combien les licences sont fréquentes en Musique ? Et pour n’en donner ici qu’un seul exemple analogue à l’objet dont il s’agit, M. Rameau n’a-t-il pas fait chanter dans un air de trompette des Fêtes de l’hymen, pag. 133. les deux parties supérieures à la tierce majeure l’une de l’autre, quoique deux tierces majeures de suite, & à plus forte raison une suite de tierces majeures, soient interdites par lui-même ? Pourquoi donc ne pourroit on pas quelquefois faire entendre dans un même accord deux tierces majeures ensemble ? & cela ne se pratique-t-il pas en effet dans l’accord ut mi solsi ré, nommé de quinte superflue, & qui étant pratiqué dans l’harmonie, semble autoriser à plus forte raison les deux dont nous venons de parler ? Si ces accords ne peuvent entrer dans la basse fondamentale, ne pourroient-ils pas au moins entrer dans la basse continue ? Si l’oreille les jugeoit trop durs en les rendant complets, ne pourroit-on pas les adoucir par le retranchement de quelques sons, pourvû qu’on laissât toûjours subsister le sol ♯, qui constitue la différence essentielle entre ces accords, & les mêmes accords tels qu’on les employe d’ordinaire en y mettant le sol au lieu de sol ♯ ? Ce n’est pas tout. Imaginons cette liste d’accords, terminés tous ou par l’octave ou la septieme majeure, & dont les trois premiers sons forment des tierces.

ut mi sol ♯ ut.
ut mi sol ♯ si.
ut mi ♭ sol si.
ut mi ♭ sol ♭ ut.
ut mi ♭ sol ♭ si.


Pourquoi ces accords, dont aucun, excepté le dernier, ne renferme pas plus d’une ou de deux dissonances, sont-ils proscrits de l’harmonie ? Est-il bien certain par l’expérience (car encore une fois l’expérience est ici le grand juge) qu’aucun d’eux ne puisse être employé en aucune occasion, en les considérant soit en eux-mêmes, soit par rapport à ceux qui peuvent les précéder ou les suivre ? Je ne parle point d’une infinité d’autres accords, sur lesquels je pourrois faire une question semblable ; accords qu’il est aisé de former par des combinaisons qu’on peut varier en un grand nombre de manieres, qui ne doivent être ni admis, ni aussi rejettés sans épreuve, & sur lesquels on n’en a peut-être jamais fait aucune : tels que ceux-ci.

ut mi sol ♯ si ♭.
ut mi ♭ sol ♯ ut.
ut mi ♭ sol ♯ si.
ut mi ♭ sol ♯ si ♭.
ut mi sol la ♭.
ut mi sol ♯ la.
ut mi ♭ sol ♯ la.
ut mi sol ♭ si.
ut mi sol ♭ la ♭. &c. &c.

Il est aisé de voir qu’on peut rendre cette liste beaucoup plus longue.

Je sens toute mon insuffisance pour décider de pareilles questions : mais je desirerois que quelque musicien consommé (& sur-tout, je le répete, non-prévenu d’aucun système) voulût bien s’appliquer à l’examen que je propose. Dira-t-on que ces accords n’ont point d’origine dans la basse fondamentale ? C’est ce qu’il faudroit examiner. Si l’accord de sixte superflue n’en a point, pourquoi ceux-ci en auroient-ils ? & si cet accord en a, pourquoi ceux-ci ne pourroient-ils pas en avoir ? Ne pourroit-on pas par exemple trouver une origine à l’accord ut mi solut, fondée sur ce que la corde mi doit faire résonner sa dix-septieme majeure double octave de sol ♯, & faire frémir sa dix-septme majeure en descendant, double octave d’ut ? & ainsi du reste ? Quoi qu’il en soit, & pour le dire en passant, il se présente ici une question bien digne d’être proposée à ceux qui prétendent expliquer la raison physique du sentiment de l’harmonie : pourquoi l’accord ut mi solut, quoiqu’il soit proprement sans dissonances, est-il dur à l’oreille, comme il est aisé de s’en assûrer ? Par quelle fatalité arrive-t-il que des accords, qui nous flateroient étant séparés, nous paroissent peu agréables étant réunis ? Je l’ignore, & je crois que c’est la meilleure réponse. Passons maintenant à quelques autres remarques, relatives à la basse fondamentale.

La basse continue, qui forme ce qu’on appelle accompagnement, n’est proprement que le renversement de la basse fondamentale, & contient beaucoup d’autres accords, tous dérivés des fondamentaux : ainsi l’accompagnement représente vraiment la basse fondamentale, puisqu’il n’en est qu’un renversement & pour ainsi dire une espece de modification. Mais est-il vrai, comme le prétendent quelques musiciens, que l’accompagnement représente le corps sonore ? La question se réduit à savoir si la basse fondamentale représente le corps sonore. Or de tous les accords employés dans la basse fondamentale, il n’y en a qu’un seul qui représente vraiment le corps sonore ; savoir l’accord parfait majeur ; encore ne représente-t-il véritablement & exactement le corps sonore, que quand cet accord contient la douzieme & la dix-septieme majeure ; parce que le corps sonore ne sait entendre que ces deux sons, sans y comprendre son octave. Tous les autres accords, soit consonans, soit dissonans, sont absolument l’ouvrage de l’art, & d’autant plus l’ouvrage de l’art, qu’ils renferment plus de dissonances. On doit donc, ce me semble, rejetter ce principe, que l’accompagnement représente le corps sonore, & regarder au-moins comme douteuses des regles qu’on appuieroit sur ce seul fondement : par exemple, que dans l’accompagnement on doit completer tous les accords, même ceux qui renfermant le plus de dissonances, comme les accords par supposition, seroient les plus durs à l’oreille. M. Rameau a déduit sans doute avec vraissemblance de la résonnance du corps sonore, les principales regles de l’harmonie ; mais la plûpart de ces regles sont uniquement l’ouvrage de la réflexion qui a tiré de cette résonnance des conclusions plus ou moins directes, plus ou moins détournées, plus ou moins rigoureuses (V. Gamme), & nullement l’ouvrage de la nature : ainsi ce seroit parler très-incorrectement, pour ne rien dire de plus, que de prétendre que l’accompagnement représente le corps sonore, sur-tout quand l’accord est chargé de dissonances. Dira-t-on qu’il y a des corps qui en résonnant, produisent des sons dissonans avec le principal, comme l’avance M. Daniel Bernoulli, dans les mémoires de l’acad. de Berlin 1753. pag. 153 ? En supposant même la vérité de cette expérience, que nous n’avons point faite, nos adversaires n’en pourroient tirer aucune conclusion, puisque cette expérience iroit à infirmer toute la théorie sur laquelle la basse fondamentale est appuyée. Aussi M. Daniel Bernoulli prétend-il dans le même endroit déjà cité, qu’on ne peut tirer de la résonnance du corps sonore aucune théorie musicale. Je crois cependant cette conclusion trop précipitée : car en général les corps sonores rendent très sensiblement la douzieme & la dix-septieme, comme M. Daniel Bernoulli en convient lui-même au même endroit. S’il y a des exceptions à cette regle (ce que nous n’avons pas vérifié), elles sont apparemment fort rares, & viennent sans doute de quelque structure particuliere des corps, qui les empêche de pouvoir être véritablement regardés comme des corps sonores. Le son d’une pincette, par exemple, peut renfermer beaucoup de sons discordans : mais aussi le son d’une pincette n’est guere un son harmonique & musical ; c’est plûtôt un bruit sourd qu’un son. D’ailleurs M. Rameau, à l’oreille duquel on peut bien s’en rapporter sur ce sujet, nous dit dans la génération harmonique, p. 17. que si on frappe une pincette, on n’y apperçoit d’abord qu’une confusion de sons qui empêche d’en distinguer aucun ; mais que les plus aigus venant à s’éteindre insensiblement à mesure que la résonnance diminue, alors le son le plus pur, celui du corps total, commence à s’emparer de l’oreille, qui distingue encore avec lui sa douzieme & sa dix-septieme.

La question si l’accompagnement représente le corps sonore, produit naturellement celle ci, si la mélodie est suggérée par l’harmonie. Voici quelques réflexions sur ce sujet.

1°. Quel parti qu’on prenne sur la question proposée, nous croyons (& sans doute il n’y aura pas là-dessus deux avis) que l’expression de la mélodie dépend en grande partie de l’harmonie qui y est jointe, & qu’un même chant nous affectera différemment, suivant la différence des basses qu’on y adaptera : sur quoi voyez la suite de cet article. M. Rameau a prouvé que ce chant sol ut peut avoir vingt basses fondamentales différentes, & par conséquent un nombre beaucoup plus grand de basses continues.

2°. Il paroît que le chant diatonique de la gamme ut ré mi fa sol la si ut, nous est suggéré par la basse fondamentale, ainsi que je l’ai expliqué, d’après M. Rameau, dans mes Elémens de Musique. En effet c’est une vérité d’expérience, que quand nous voulons monter ou descendre en partant de ut par les moindres degrés naturels à la voix, nous entonnons naturellement & sans maître cette gamme, soit en montant, soit en descendant : or pourquoi la voix se porte-t-elle naturellement & d’elle-même à l’intonnation de ces intervalles ? Il me semble que l’on ne sauroit en donner une raison plausible, qu’en regardant ce chant de la gamme comme suggéré par la basse fondamentale. Cela paroît encore plus sensible dans la gamme des Grecs, si ut ré mi fa sol la. Cette gamme a une basse fondamentale encore plus simple que la nôtre ; & il paroît que les Grecs en disposant ainsi leur gamme, en avoient senti la basse fondamentale sans l’avoir peut-être suffisamment développée : du moins il ne nous en reste rien dans leurs écrits. Voyez sur tout cela mes Elémens de Musique, art. 45. & 47. & l’article Gamme. Les consonances altérées qui se trouvent dans ces deux gammes, & dont l’oreille n’est point choquée, parce que les consonances avec la basse fondamentale sont parfaitement justes, semblent prouver que la basse fondamentale est en effet le vrai guide secret de l’oreille dans l’intonation de ces gammes. Il est vrai qu’on pourroit nous faire ici une difficulté. La gamme des Grecs, nous dira-t-on, a une basse fondamentale plus simple que la nôtre : pourquoi la nôtre nous paroît-elle plus facile à entonner que celle des Grecs ? Celle-ci commence par un semi-ton ; au lieu que l’intonation naturelle semble nous porter à monter d’abord d’un ton, comme nous le faisons dans notre gamme. Je répons que la gamme des Grecs est à la vérité mieux disposée que la nôtre pour la simplicité de la basse ; mais que la nôtre est disposée plus naturellement par la facilité de l’intonation. Notre gamme commence par le son fondamental ut, & c’est en effet par ce son qu’il faut commencer ; c’est celui d’où dépendent tous les autres, & pour ainsi dire, qui les renferme : au contraire la gamme des Grecs, ni la basse fondamentale de cette gamme, ne commencent point par ut ; mais c’est de ce ut qu’il faut partir pour diriger l’intonation, soit en montant, soit en descendant. Or en montant depuis ut, l’intonation dans la gamme même des Grecs donne ut ré mi fa sol la ; & il est si vrai que le son fondamental ut est ici le vrai guide secret de l’oreille, que si, avant d’entonner ut, on veut y monter en passant par le ton de la gamme le plus immédiatement voisin de cet ut, on ne peut y parvenir que par le son si & par le semi-ton si ut. Or pour passer du si à l’ut par ce demi-ton, il faut nécessairement que l’oreille soit déjà préoccupée du mode d’ut, sans quoi on entonneroit si ut ♯, & on seroit dans un autre mode. Ce n’est pas tout ; en montant diatoniquement depuis ut, on entonne naturellement & facilement les six notes, ut, ré, mi, fa, sol, la ; c’étoient même ces six notes seules qui composoient la gamme de Gui d’Arezzo. Si on veut aller plus loin, on commence à rencontrer un peu de difficulté dans l’intonation du si qui doit suivre le la : cette difficulté, comme l’a remarqué M. Rameau, vient des trois tons de suite, fa, sol, la, si ; & si on veut l’éviter, on ne le peut qu’en faisant ou en supposant une espece de repos entre le son fa & le son sol, & en partant du sol pour recommencer une autre demi-gamme sol la si ut, toute semblable à ut ré mi fa, & qui est réellement dans un autre mode. Voyez Mode & Gamme. Or cette difficulté d’entonner trois tons de suite sans un repos exprimé ou sousentendu du fa au sol, s’explique naturellement, comme nous le ferons voir au mot Gamme, en ayant recours à la basse fondamentale naturelle de notre échelle diatonique. Tout semble donc concourir à prouver que cette basse est la vraie boussole de l’oreille dans le chant de notre gamme, & le guide secret qui nous suggere ce chant.

3°. Dans tout autre chant que celui de la gamme, comme ce chant sera absolument arbitraire, puisque les intervalles, soit en montant, soit en descendant, y sont au gré de celui qui chante, on pourroit être moins porté à croire que ce chant soit suggéré par la basse fondamentale, que les Musiciens même ont quelquefois peine à trouver. Cependant on doit faire ici trois observations. La premiere, c’est que dans la mélodie on ne peut pas aller indifféremment, & par toutes sortes d’intervalles, d’un son à un autre quelconque ; il y a des intervalles qui rendroient le chant dur, escarpé & peu naturel : or ces intervalles sont précisément ceux qu’une bonne basse fondamentale proscrit. Tout chant paroît donc avoir un guide secret dans la basse fondamentale. La seconde observation, c’est qu’il n’est pas rare de voir des personnes qui n’ont aucune connoissance en musique, mais qui ont naturellement de l’oreille, trouver d’elles-mêmes la basse d’un chant qu’elles entendent, & accompagner ce chant sans préparation : n’est-ce pas une preuve que le fondement de ce chant est dans la basse, & qu’une oreille sensible l’y démêle ? La troisieme observation consistera à demander aux Musiciens si un chant est susceptible de plusieurs basses également bonnes. S’il y en a plusieurs, il est difficile de soûtenir que la mélodie est toûjours suggérée par l’harmonie, du-moins dans les cas où la basse ne sera pas unique. Mais s’il n’y a qu’une seule de toutes les basses possibles qui convienne parfaitement au chant, comme on peut avoir d’assez bonnes raisons de le croire, ne peut-on pas penser que cette basse est la basse fondamentale qui a suggéré le chant ? Il me semble que cette question sur laquelle je n’ose prononcer absolument, mais que tout musicien habile & impartial doit être en état de décider, peut conduire à la solution exacte de la question proposée.

Peut-être quelques musiciens prétendront-ils que ces deux questions sont fort différentes, & qu’il pourroit n’y avoir qu’une bonne basse possible à un chant, sans que le chant fût suggéré par cette basse ; mais pour leur répondre, je les prierai d’écouter avec attention un chant agréable dont la basse est bien faite, tel que celui d’un grand nombre de beaux airs italiens ; de remarquer en l’écoutant, combien la basse paroît favorable à ce chant pour en faire sortir toute la beauté, & d’observer qu’elle ne paroît faire avec le chant qu’un même corps ; ensorte que l’oreille qui écoute le chant est forcée d’écouter aussi la basse, même sans aucune connoissance en Musique, ni aucune habitude d’en entendre : je les prierois enfin de faire attention que cette basse paroît contenir tout le fond &, pour ainsi dire, tout le vrai dessein du chant, que le dessus ne fait que développer ; & je crois qu’ils conviendront en conséquence, qu’on peut regarder un chant qui n’a qu’une basse, comme étant suggéré par cette basse. Je dirai plus : si, comme je le crois, il y a un grand nombre de chants qui n’ont qu’une seule bonne basse fondamentale possible, & si, comme je le crois encore, ce sont les plus agréables, peut-être en devra-t-on conclure que tout chant qui paroîtra également susceptible de plusieurs basses, est un chant de pure fantaisie, un chant métif, si on peut parler ainsi.

Mais dans la crainte d’avancer sur cette matiere des opinions qui pourroient paroître hasardées, je m’en tiens à la simple question que j’ai faite, & j’invite nos célebres artistes à nous apprendre si un même chant peut avoir plusieurs basses également bonnes. S’ils s’accordent sur la négative, il restera encore à expliquer pourquoi cette basse fondamentale (la seule vraiment convenable au chant, & qu’on peut regarder comme l’ayant suggéré), pourquoi, dis-je, cette basse échappe souvent à tant de musiciens qui lui en substituent une mauvaise ? On pourra répondre que c’est faute d’attention à ce guide secret, qui les a conduits, sans qu’ils s’en apperçussent, dans la composition de la mélodie. Si cette réponse ne satisfait pas entierement, la difficulté sera à-peu-près la même pour ceux qui nieroient que l’harmonie suggere la mélodie. En effet dans la supposition présente qu’un chant donné n’admet qu’une seule bonne basse, il faut nécessairement de deux choses l’une, ou que le chant suggere la basse, ou que la basse suggere le chant ; & dans les deux cas il sera également embarrassant d’expliquer pourquoi un musicien ne rencontre pas toûjours la véritable basse.

La question que nous venons de proposer sur la multiplicité des basses, n’est pas décidée par ce que nous avons dit plus haut d’après M. Rameau, que le chant sol ut peut avoir vingt basses fondamentales différentes : car ceux qui croiroient qu’un chant ne peut avoir qu’une seule basse fondamentale qui soit bonne, pourroient dire que de ces vingt basses fondamentales il n’y en a qu’une qui convienne au chant sol ut, relativement à ce qui précede & à ce qui suit. Mais, pourroit-on ajoûter, si l’on n’avoit que ce seul chant sol ut, quelle seroit la vraie basse fondamentale parmi ces vingt ? C’est encore un probleme que je laisse à décider aux Musiciens, & dont la solution ne me paroît pas aisée. La vraie basse fondamentale est-elle toûjours la plus simple de toutes les basses possibles, & quelle est cette basse la plus simple ? quelles sont les regles par lesquelles on peut la déterminer (car ce mot simple est bien vague) ? En conséquence n’est-ce pas s’écarter de la nature, que de joindre à un chant une basse différente de celle qu’il présente naturellement, pour donner à ce chant par le moyen de la nouvelle basse, une expression singuliere & détournée ? Voilà des questions dignes d’exercer les habiles artistes. Nous nous contentons encore de les proposer, sans entreprendre de les résoudre.

Au reste, soit que l’harmonie suggere ou non la mélodie, il est certain au moins qu’elle est le fondement de l’harmonie dans ce sens qu’il n’y a point de bonne mélodie, lorsqu’elle n’est pas susceptible d’une harmonie réguliere. Voy. Harmonie, Liaison, &c. M. Serre, dans son essai sur les principes de l’harmonie, Paris 1753, nous assûre tenir du célebre Geminiani le fait suivant : que lorsque ce grand musicien a quelque adagio touchant à composer, il ne touche jamais son violon ni aucun autre instrument ; mais qu’il conçoit & écrit d’abord une suite d’accords ; qu’il ne commence jamais par une simple succession de sons, par une simple mélodie ; & que s’il y a une partie qui dans l’ordre de ses conceptions ait le pas sur les autres, c’est bien plûtôt celle de la basse que toute autre ; & M. Rameau remarque que l’on a dit fort à-propos, qu’une basse bien chantante nous annonce une belle musique. On peut remarquer en passant par ce que nous venons de rapporter de M. Geminiani, que non-seulement il regarde la mélodie comme ayant son principe dans une bonne harmonie, mais qu’il paroît même la regarder comme suggérée par cette harmonie. Une pareille autorité donneroit beaucoup de poids à cette opinion, si en matiere de science l’autorité étoit un moyen de décider. D’un autre côté il me paroît difficile, je l’avoue, de produire une musique de génie & d’enthousiasme, en commençant ainsi par la basse.

Mais parce que la mélodie a son fondement dans l’harmonie, faut-il avec certains auteurs modernes donner tout à l’harmonie, & préférer son effet à celui de la mélodie ? Il s’en faut bien que je le pense : pour une oreille que l’harmonie affecte, il y en a cent que la mélodie touche préférablement ; c’est une vérité d’expérience incontestable. Ceux qui soûtiendroient le contraire, s’exposeroient à tomber dans le défaut qui n’est que trop ordinaire à nos musiciens françois, de tout sacrifier à l’harmonie, de croire relever un chant trivial par une basse fort travaillée & fort peu naturelle, & de s’imaginer, en entassant parties sur parties, avoir fait de l’harmonie, lorsqu’ils n’ont fait que du bruit. Sans doute une basse bien faite soûtient & nourrit agréablement un chant ; alors, comme nous l’avons déjà dit, l’oreille la moins exercée qui les entend en même tems, est forcée de faire une égale attention à l’un & à l’autre, & son plaisir continue d’être un, parce que son attention, quoique portée sur différens objets, est toûjours une : c’est ce qui fait surtout le charme de la bonne musique italienne ; & c’est-là cette unité de mélodie dont M. Rousseau a si bien établi la nécessité dans la lettre sur la Musique françoise. C’est avec la même raison qu’il a dit au mot Accompagnement : Les Italiens ne veulent pas qu’on entende rien dans l’accompagnement, dans la basse, qui puisse distraire l’oreille de l’objet principal, & ils sont dans l’opinion que l’attention s’évanoüit en se partageant. Il en conclut très-bien, qu’il y a beaucoup de choix à faire dans les sons qui forment l’accompagnement, précisément par cette raison, que l’attention ne doit pas s’y porter : en effet parmi les différens sons que l’accompagnement doit fournir en supposant la basse bien faite, il faut du choix pour déterminer ceux qui s’incorporent tellement avec le chant, que l’oreille en sente l’effet sans être pour cela distraite du chant, & qu’au contraire l’agrément du chant en augmente. L’harmonie sert donc à nourrir un beau chant ; mais il ne s’ensuit pas que tout l’agrément de ce chant soit dans l’harmonie. Pour se convaincre bien évidemment du contraire, il n’y a qu’à joüer sur un clavecin la basse du chant bien chiffrée, mais dénuée de son dessus ; on verra combien le plaisir sera diminué, quoique le dessus soit réellement contenu dans cette basse. Concluons donc contre l’opinion que nous combattons, que l’expérience lui est absolument contraire ; & en convenant d’ailleurs des grands effets de l’harmonie dans certains cas, reconnoissons la mélodie dans la plûpart comme l’objet principal qui flate l’oreille. Préférer les effets de l’harmonie à ceux de la mélodie, sous ce prétexte que l’une est le fondement de l’autre, c’est à peu-près comme si on vouloit soûtenir que les fondemens d’une maison sont l’endroit le plus agréable à habiter, parce que tout l’édifice porte dessus.

Nous prions le lecteur de regarder ce que nous venons dire sur l’harmonie & sur la mélodie, comme un supplément au dernier chapitre du premier livre de nos Elémens de Musique ; supplément qui nous a paru nécessaire pour démêler ce qu’il peut y avoir de problématique dans la question, si la mélodie est suggérée par l’harmonie ?

Que dirons-nous de ce qu’on a avancé dans ces derniers tems, que la Géométrie est fondée sur la résonnance du corps sonore ; parce que la Géométrie est, dit-on, fondée sur les proportions, & que le corps sonore les engendre toutes ? Les Géometres nous sauroient mauvais gré de refuter sérieusement de pareilles assertions : nous nous permettrons seulement de dire ici, que la considération des proportions & des progressions est entierement inutile à la théorie de l’art musical : je pense l’avoir suffisamment prouvé par mes élémens même de Musique, où j’ai donné, ce me semble, une théorie de l’harmonie assez bien déduite, suivant les principes de M. Rameau, sans y avoir fait aucun usage des proportions ni des progressions. En effet, quand les rapports de l’octave, de la quinte, de la tierce, &c. seroient tout autres qu’ils ne sont ; quand ces rapports ne formeroient aucune progression ; quand on n’y remarqueroit aucune loi ; quand ils seroient incommensurables, soit en eux-mêmes, soit entre eux, la résonnance du corps sonore, qui produit la douzieme & la dix-septieme majeures, & qui fait frémir la douzieme & la dix-septieme majeures au-dessous de lui, suffiroit pour fonder tout le système de l’harmonie. M Rousseau a très-bien prouvé, au mot Consonance, que la considération des rapports est tout-à-fait illusoire pour rendre raison du plaisir que nous font les accords consonans ; la considération des proportions n’est pas moins inutile dans la théorie de la Musique. Les géometres qui ont voulu introduire le calcul dans cette derniere science, ont eu grand tort de chercher dans une source tout-à-fait étrangere, la cause du plaisir que la Musique nous procure ; le calcul peut à la vérité faciliter l’intelligence de certains points de la théorie, comme des rapports entre les tons de la gamme, & du tempérament ; mais ce qu’il faut de calcul pour traiter ces deux points est si simple &, pour tout dire, si peu de chose, que rien ne mérite moins d’étalage. Combien donc doit-on desapprouver quelques musiciens qui entassent dans leurs écrits chiffres sur chiffres, & croyent tout cet appareil nécessaire à l’art ? La fureur de donner à leurs productions un faux air scientifique, qui n’en impose qu’aux ignorans, les a fait tomber dans ce défaut, qui ne sert qu’à rendre leurs traités beaucoup moins bons & beaucoup plus obscurs. Je crois qu’en qualité de géometre, on me pardonnera de protester ici (si je puis m’exprimer de la sorte) contre cet abus ridicule de la Géométrie dans la Musique, comme j’ai déjà reclamé ailleurs contre l’abus de la même science dans la Physique, dans la Métaphysique, &c. Voyez Application, &c.

Qu’il me soit encore permis d’ajoûter (car une vérité qu’on a dite, conduit bien-tôt & comme nécessairement à une autre) que les explications & les raisonnemens physiques ne sont pas plus utiles à la théorie de l’art musical, ou plûtôt le sont encore moins que les calculs géométriques. Nous savons, par exemple, & nous le disons ici par l’intérêt que nous prenons aux ouvrages de M. Rameau, que cet artiste célebre se reproche avec raison d’avoir mêlé dans le premier chapitre de sa Génération harmonique, aux expériences lumineuses qui font la base de son système, l’hypothèse physique dont nous avons parlé sur la différente élasticité des parties de l’air, par le moyen de laquelle il prétend expliquer ces expériences ; hypothèse purement conjecturale, & d’ailleurs insuffisante pour rendre raison des phénomenes. Ceux qui ont les premiers proposé cette hypothèse (car M. Rameau convient qu’il n’en est pas l’auteur), ont pû la donner comme une opinion ; mais jamais on n’a dû en faire la base d’un traité de l’harmonie. Des faits, & point de verbiage ; voilà la grande regle en Physique comme en Histoire.

Tenons-nous-en donc aux faits ; & pour finir ce long article par quelque chose qui intéresse véritablement les artistes & les amateurs, entretenons ici nos lecteurs d’une belle expérience du célebre M. Tartini, qui a rapport à la basse fondamentale.

Voici cette expérience telle qu’elle est rapportée par l’auteur même, dans son ouvrage qui a pour titre, Trattato di Musica, secundo la vera scienza dell’armonia, imprimé à Padoue 1754 ; ouvrage qui n’est pas également lumineux par-tout, mais qui contient d’excellentes choses, & dont nous pourrons faire usage dans la suite pour enrichir plusieurs articles de l’Encyclopédie.

Etant donnés à-la-fois (c’est M. Tartini qui parle) deux sons produits par un même instrument capable de tenue, c’est-à-dire qui puisse faire durer & soûtenir le son, comme trompette, hautbois, violon, cor-de-chasse, &c. ces deux sons en produiront un troisieme très-sensible. Ainsi, qu’on tire en même tems d’un violon deux sons forts & soûtenus en tel rapport l’un à l’autre qu’on voudra, ces deux sons en produiront un troisieme, que nous assignerons tout-à-l’heure. La même chose aura lieu, si au lieu de tirer les deux sons à-la-fois d’un même violon, on les tire séparément de deux violons éloignés l’un de l’autre de cinq ou six pas ; placé dans l’intervalle des deux violons, on entendra le troisieme son, & on l’entendra d’autant mieux, qu’on sera plus près du milieu de cet intervalle, & d’autant moins, qu’on se rapprochera davantage d’un des deux violons. La même expérience aura lieu, & même plus sensiblement encore, si on se sert de hautbois au lieu de violons. Voici maintenant quel est ce troisieme son dans tous les cas.

Deux sons à l’unisson ou à l’octave, ne donnent point de troisieme son.

Deux sons à la quinte, comme ut sol, donnent pour troisieme son l’unisson ut du son le plus grave. Cet unisson se distingue difficilement, mais il se distingue.

Deux sons à la quarte, comme ut, fa, donnent la quinte fa au-dessous du son le plus grave ut.

Deux sons à la tierce majeure, comme ut, mi, donnent l’octave ut au-dessous du son le plus grave ut.

Deux sons à la tierce mineure, comme ut #, mi, donnent la dixieme majeure la, au-dessous du son le plus grave ut ♯.

Deux sons à l’intervalle d’un ton majeur, ut ré, donnent la double octave au-dessous du son le plus grave ut.

Deux sons à l’intervalle d’un ton mineur, ré, mi, donnent l’ut qui est à la seizieme au-dessous du son le plus grave .

Deux sons à l’intervalle d’un semi-ton majeur, si, ut, donnent l’ut à la triple octave au-dessous du son le plus aigu ut.

Deux sons à l’intervalle d’un demi-ton mineur, sol, sol ♯, donnent l’ut qui est à la vingt-sixieme au-dessous du son le plus grave sol.

La tierce majeure renversée en sixte mineure, donne le même troisieme son qu’auparavant. Ainsi on a vû ci-dessus que la tierce majeure ut mi donnoit l’octave au-dessous d’ut. La sixte mineure mi ut, dans laquelle ut est monté à l’octave, mi restant sur le même degré, donnera donc la double octave au-dessous de ce dernier ut.

La tierce mineure renversée en sixte majeure, donne le même son qu’auparavant, mais une octave plus haut : la tierce mineure utmi donne, comme on l’a vû, le la qui est à la douzieme au-dessous de mi ; laissez mi sur le même degré, & substituez à l’ut ♯ son octave à l’aigu pour avoir la sixte majeure mi ut ♯ ; le troisieme son sera la, quinte au-dessous de mi, c’est-à-dire une octave plus haut que le la du premier cas.

M. Tartini ajoûte que le troisieme son résultant de la quarte, des deux tierces, des deux sixtes, soit majeures, soit mineures, est le plus facile à distinguer ; parce que ce son est toûjours plus grave qu’aucun des deux qui le produisent : que le troisieme son produit par la quinte se distingue plus difficilement, parce qu’il est à l’unisson du son le plus grave ; qu’il se distingue plus difficilement dans les tons majeurs & mineurs, parce que ces tons différant peu l’un de l’autre, l’intonation les confond aisément, & très difficilement dans les demi-tons majeurs & mineurs, à cause de la grande difficulté de les distinguer dans l’intonation. Cependant la petite différence de 80 à 81 qui est entre le ton majeur & le ton mineur (Voyez Comma), & celle de 125 à 128 qui est entre le demi-ton majeur & le mineur (Voyez Apotome & Enharmonique), produisent, comme on l’a vû, un troisieme son fort différent dans les deux cas.

M. Tartini ne nous apprend point quel son résulte du triton & de la fausse quinte. Nous invitons les Musiciens à le chercher. Mais l’auteur observe qu’à l’exception de l’unisson & de l’octave, il n’est point d’intervalle commensurable ou non, appréciable ou non, réductible ou non aux intervalles connus, qui ne produise un troisieme son, lequel sera aussi commensurable ou non, appréciable ou non, réductible ou non aux intervalles connus, mais qui sera toûjours très-aisé à distinguer des deux autres.

Il faut de plus que les intervalles dont on a parlé ci-dessus, soient parfaitement justes pour produire le troisieme son qui leur a été assigné ; car pour peu qu’on altere l’intervalle, le troisieme son change : par exemple, l’intervalle de sol à si ♭ n’étant point une tierce mineure juste, ne produira point pour troisieme son la douzieme mi ♭, au-dessous de si ♭, mais la quatorzieme ut au-dessous ; & ainsi des autres.

M. Tartini, après avoir rapporté ces différentes expériences, suppose un chant compose de deux parties ; il trouve par le moyen des deux sons qui se répondent en même tems, le troisieme son qui en resulte : ce troisieme son, dit-il, est la vraie basse du chant, & toute autre basse sera un paralogisme ; expression énergique & remarquable.

Il remarque aussi une conséquence assez singuliere qui suit de ses expériences : soient les sons ut, sol, ut, mi, sol, en cette progression, , le son troisieme résultant de deux sons consécutifs quelconques de cette progression, sera toûjours le son le plus bas, ut ou  : c’est une suite des expériences qu’on vient de rapporter. Si on continue la progression , on verra par ces mêmes expériences que qui forment le ton majeur, & qui forment le ton mineur (Voyez Ton & mes Elémens de Musique), donnent aussi le même ut ou que les sons précédens ont donné. Par les mêmes expériences, qui forment le demi-ton majeur, donnent ou le son ut ; & enfin , qui forment le demi-ton mineur, donnent encore ou le son ut. En général soit imaginée cette suite de sons en montant, & soit mise au-dessous de chaque son sa valeur par rapport au premier que je nommerai ,

Ut sol ut mi sol ut mi sol si ut sol sol


Deux sons voisins quelconques de cette suite, dont le dénominateur ne différera que de l’unité, rendront toûjours pour troisieme son le son grave , suivant les expériences de M. Tartini.

Or de-là ce grand musicien conclut, soit par pure analogie, soit qu’en effet (ce qu’il ne nous dit pas) il ait poussé sur ce sujet l’expérience plus loin ; il conclut, dis-je, que si on complete cette suite & qu’on l’étende à l’infini en cette sorte,


, &c. &c.


deux sons voisins quelconques de cette suite rendront toûjours le son ut ; ce qui paroît en effet assez probable.

Nous avons crû devoir nous presser de faire part à nos lecteurs d’une si belle expérience, qui jusqu’à présent est à-peu-près tout ce que nous connoissons de l’ouvrage de M. Tartini. Nous tâcherons d’extraire du reste de son livre pour les mots Harmonie, Mélodie, Mode, &c. & autres semblables, ce que nous y trouverons de plus remarquable & de plus utile. Nous nous bornerons ici à une observation.

L’expérience qu’on vient de voir, donne la basse qui doit résulter de deux dessus quelconques ; mais elle ne donne pas, du-moins directement, celle qu’il faut joindre à un dessus seul : cependant ne pourroit-on pas en tirer quelque parti pour la solution de ce dernier problème ? Il s’ensuit d’abord, ce me semble, de l’expérience qu’on vient de rapporter, que si on a fait un second dessus à un chant quelconque, & que la basse jointe à ces deux dessus, suivant les regles de M. Tartini, produise un tout desagréable à l’oreille, c’est une marque évidente que le second dessus a été mal fait. Cela posé, quand on aura fait un premier dessus quelconque, & qu’on lui aura donné une basse, cette basse doit nécessairement par les regles de M. Tartini, donner le second dessus, qu’il faut joindre au premier. Or ce second dessus étant ainsi fait, si les trois parties forment un ensemble desagréable, c’est une marque que la basse étoit mal faite.

Au reste nous devons avertir ici que dans l’ouvrage de M. Serre, intitulé Essai sur les principes de l’harmonie, Paris 1753, il est fait mention de cette expérience de M. Tartini, comme d’une chose dont plusieurs musiciens reconnoissent la vérité : l’auteur ajoûte même qu’on peut faire avec deux belles voix de femme, cette expérience que M. Tartini dit n’avoir faite que sur des instrumens ; mais M. Serre ne parle que du troisieme son produit par la tierce majeure, & de celui que produit la tierce mineure. Il y a même cette différence entre M. Tartini & M. Serre, que selon le premier les deux sons d’une tierce majeure, comme ut mi, produisent l’octave ut au-dessous de ut ; & selon le second, c’est la double octave : de même selon le premier, les deux sons d’une tierce mineure la ut, produisent la dixieme majeure fa au-dessous de la ; & selon le second, c’est la dix-septieme majeure au-dessous de la, ou l’octave au-dessous de la dixieme fa. M. Serre ne parle point du troisieme son produit par deux autres sons quelconques, & paroît d’ailleurs n’avoir fait aucun usage de cette expérience.

Je finirai ici cet article, que je prie les artistes de lire & de juger dans le même esprit dans lequel je l’ai composé. Je serois très-flaté qu’ils y trouvassent des vûes utiles pour le progrès de la théorie & de la pratique de l’art. (O)