Impressions d’une femme au salon de 1859/Texte entier

A. Bourdilliat et Cie, éditeurs (p. 1-151).


IMPRESSIONS D’UNE FEMME


AU SALON DE 1859


Paris. — Imprimerie A. Bourdilliat, 5, rue Breda.





MATHILDE STEVENS


IMPRESSIONS
D’UNE FEMME
AU SALON DE 1859


C’est le dessin qui donne la forme aux êtres ; c’est la couleur qui leur donne la vie. Voilà le souffle divin qui les anime !
Diderot.

PARIS
LIBRAIRIE NOUVELLE
Boulevard des Italiens, 15

A. BOURDILLIAT ET Cie, ÉDITEURS

La traduction et la reproduction sont réservées.

1859


IMPRESSIONS D’UNE FEMME
AU SALON DE 1859



Les personnages de Molière se définissent dès leur entrée en scène ; un mot, un geste et l’on sent tout de suite à qui l’on va avoir affaire. En France, plus qu’ailleurs, l’attention se prête peu à la surprise : on aime à être prévenu.

Pareillement je dois me définir en entrant dans le steeple-critique ouvert pour le Salon.

Les lecteurs ne manqueront pas de s’écrier avec le plus profond désappointement : « Dieu ! une plume de femme ! »

Un peu d’indulgence, cher lecteur, et laissez-moi avec mon sentiment, mon cœur, et aussi avec mon imagination ; laissez-moi vous raconter ce que j’éprouve, ce que je comprends, ce qui me fait souffrir. Puissent mes impressions sincères écrites sans aucun parti pris, sous aucune influence de famille ou d’affection, me faire pardonner mon inexpérience comme critique et comme écrivain et vous arracher un sourire de bienveillance, à vous qui lisez tous les jours des critiques, des meilleures et signées des plus illustres noms. Pas n’est besoin de vous en dire davantage, et maintenant que votre indulgence m’est acquise, que vous m’avez presque applaudie pour me donner du courage, je vais commencer et tâcher d’en arriver promptement aux artistes, pour ne pas vous ennuyer trop fortement pendant les quelques lignes d’avant-propos que je suis forcée de vous adresser pour suivre la ligne méthodique et raisonnable tracée par tous les critiques de tous les temps et de toutes les époques.

L’article Salon est un morceau affriolant, toujours recherché par la gent littéraire, et pourtant il ne suffit pas d’être écrivain, romancier ou poëte pour parler de l’art de la peinture.

Outre le goût et le jugement, il faut avoir la connaissance de ce qui constitue les arts, je veux dire le côté pratique, la partie manuelle. En littérature vous dictez, et votre œuvre se fait ; autre chose en peinture. Le peintre exécute, concrète sa pensée ; il est homme double, artiste et ouvrier, tête et main, imagination et labeur. Nos critiques oublient trop cette dualité, en faisant de grandes phrases sur la part intellectuelle, si inséparable ici de la part matérielle, ils font voir combien peu ils connaissent cet ordre d’étude. L’artiste est fort et complet, si ces deux choses, tête et main, sont puissantes en lui, l’une élevée, l’autre habile. Ah ! si l’exécution chez Delacroix était à la hauteur de sa pensée, de son imagination fulgurante, toute primesautière, quel peintre ! Il égalerait assurément les étoiles de première grandeur, si radieuses dans le beau ciel de l’art depuis Phidias jusqu’à Géricault.

Si donc le littérateur veut raisonner de l’art, il lui faut une éducation particulière. Pour lui, un tableau ou une statue est un livre ; il sépare ce qui est inséparable, saisit le sujet ou l’idée, et va brodant des variations sur le thème proposé par l’artiste.

Pourtant, la littérature a aussi ses dessinateurs et ses coloristes, ses idéalistes, ses réalistes et aussi ses barbouilleurs. Chez Gustave Planche, le dessin, la raideur du style et des idées dominaient ; dans les salons de Thoré, au contraire, on voyait l’allure véhémente unie au sentiment de la couleur ; mais le maître à tous, c’est toujours Diderot, le créateur du genre.

Il semble que ce qu’il a écrit soit fait d’hier. Si un médium pouvait évoquer au Salon ce grand esprit, cela donnerait une terrible sensation aux artistes et à ceux qui les régentent. Il apporterait d’excellents avis.

« Artistes, dirait-il, si vous êtes jaloux de la durée de vos ouvrages, je vous conseille de vous en tenir aux sujets honnêtes. »

Dans les arts, comme dans les lettres, chacun a le droit d’exprimer son sentiment ; mais heureux, mille fois heureux les amateurs qui cherchent l’occasion d’admirer, en demandant aux ouvrages de l’art ce qu’ils ont de meilleur, ce quelque chose qui touche et se grave dans notre esprit !

Vous gardez d’un opéra des airs, des mélodies ; eh bien ! sachez trouver pareillement, dans la peinture, quelque chose qui se puisse emporter, quelque chose qui s’adapte à votre âme, à vos souvenirs, à vos rêves. Cherchez bien, et vous trouverez. Prêtez-vous à l’attraction de l’œuvre ; feuilletez-la comme on feuillette un livre ; isolez-vous dans le cadre : le calme est nécessaire pour bien goûter la peinture.

C’est de tous les arts celui qui nous parle le plus de la création, du fini et de l’infini ; dans sa confidence il va plus loin que la musique, si pénétrante pourtant ! il fixe l’insaisissable : le regard, le sourire, l’expression de l’âme !

L’artiste est l’interprète qui fait voir la nature intérieure ou extérieure au miroir de son âme. Sa main ne s’est exercée que pour rendre à nos yeux plus sensibles les beautés du monde vivant.

Je ne m’étendrai pas en dissertations ; le temps presse, et le lecteur attend de moi des impressions, mon sentiment, non un cours d’esthétique. Je laisse à des plumes plus autorisées le soin de discourir sur l’art ; suis-je pour le dessin ou pour la couleur ? L’épigraphe que j’ai choisie doit donner la mesure de ma pensée artistique.

Mais me voici dans ce palais immense affecté aux exhibitions de l’industrie, cette souveraine moderne. L’art n’est pas chez lui, on le sent, on le comprend ; hélas ! nous sommes si peu avancés en ce qui touche les arts et leurs expositions ; nous accrochons le tableau, nous plaçons la statue n’importe où, sans nous douter qu’il y a pour la peinture et pour la sculpture des conditions d’optique, comme il y a des conditions d’acoustique pour la musique. Comment nous étonner du dédain ou de la légèreté du public ? Cet océan de dorures et de couleurs, cet assemblage de choses discordantes, cet immense arlequin artistique l’énerve, le fatigue, disperse son attention, et sa mauvaise humeur tombe, peut-être assez naturellement, sur l’artiste.

La sculpture est encore plus maltraitée que la peinture ; elle devient l’ornement des jardins, elle émaille le gazon, elle a beau présenter ses faces de ronde-bosse, on ne peut tourner autour.

Que dirait Benvenuto Cellini ?

Que devient son plus naïf argument ?

« Qu’est-ce que la peinture ? disait-il. Parlez-moi de la sculpture, au moins on tourne autour. »

Sur ce, chers lecteurs, j’ai fini mon court avant-propos, j’accepte le bras que vous m’offrez si gracieusement, et nous faisons notre entrée au Salon.




I

FLANDRIN. — GÉROME. — HAMON. — BOUGUEREAU — Mme HENRIETTE BROWNE. — BAUDRY.


Le Salon me rend très-malheureuse, non pas, comme on pourrait le croire, qu’il se soit fait en moi une telle invasion d’humeur noire, que tous les ouvrages exposés me paraissent mauvais ou repoussants ; c’est, au contraire, la presque égalité de mérite qui met mon impartialité à une rude épreuve. Quand je veux commencer plutôt par tel tableau que par tel autre, mon équité se révolte. Pourquoi cette préférence, me dit une voix intérieure, et comment la justifier ?

Depuis que le Salon, au lieu d’être, comme autrefois, une arène purement glorieuse, a dégénéré tant soit peu, en se transformant en une salle d’exhibition, la critique se trouve réellement embarrassée. On comprend que, quand il s’établissait une lutte entre des artistes célèbres, l’intérêt du public se portait sur cette lutte même, en sorte que tout ce qu’il y avait de matériel dans les efforts tentés par les peintres secondaires demeurait inaperçu, et que le critique s’occupait avant tout de faire ressortir les qualités et les défauts des artistes en pouvoir de passionner le public.

Aujourd’hui, les choses ne se passent point ainsi. Le nombre des artistes va toujours croissant, tout tend à l’augmenter encore ; malheureusement, le niveau de l’art ne s’élève pas dans la même proportion, il s’en faut de beaucoup.

Dans cette revue, je ne suivrai donc aucune classification. J’irai un peu au hasard, sans que l’ordre dans lequel je parlerai des artistes soit une marque du plus ou moins d’estime que j’ai pour leur talent.

Je commencerai par M. Flandrin, un grand artiste, dont le talent grave et distingué est devenu l’objet d’une vive sympathie pour les vrais appréciateurs.

La frise qu’il a peinte à Saint-Vincent de Paul marquera dans ce siècle comme un noble démenti aux détracteurs de la peinture de l’esprit, c’est-à-dire de la peinture qui continue la tradition des maîtres du seizième siècle.

Sa palette religieuse est occupée en ce moment à Saint-Germain des Prés.

Le laborieux artiste a envoyée au Salon trois portraits, qui sont, à mon avis, les plus remarquables de l’Exposition.

Distinction, simplicité, correction du dessin, finesse du modelé, telles sont les qualités qui arrêtent les gens de goût devant ces belles toiles.

Chez M. Flandrin, le côté moral tient plus de place que le côté matériel ; ses personnages posent moins pour les contemporains que pour la postérité. C’est une antithèse avec le portrait de M. de G… par Mme Browne. Cette artiste prend ses modèles par l’aspect pittoresque et charnel ; on y sent l’intention d’être coloriste. L’exécution y est facile ; c’est un bon portrait… Mais laissons Mme Henriette Browne, dont nous aurons occasion de parler bientôt.

Les portraits de M. Hippolyte Flandrin, comme ceux d’Holbein, de Raphael, du Titien, des plus grands maîtres, vous révèlent complétement le caractère des personnages qu’ils représentent. Il ne se borne pas à copier les traits, mais il rend merveilleusement la physionomie de l’âme, la vie intérieure du modèle.

M. Flandrin a aussi un mérite qu’il faut signaler, un mérite qui devient plus rare chaque jour. Il a une finesse de pinceau extrême. Il couvre sa toile sans travail apparent, il modèle sans empâter. Cette manière est peut-être celle qui se rapproche le plus de la nature. Il ne cherche jamais à vous séduire par les ragoûts de la touche, ni par un certain pétillant que donnent les empâtements et le choc des tons rompus, exécution manuelle qui fait tout le talent de bien des artistes. En général, les tableaux ne prennent l’aspect de la nature qu’à une certaine distance, ceux de M. Flandrin n’ont pas besoin qu’on s’en éloigne.

Nous voici devant la Mort de César, de M. Gérôme.

On raconte que ce tableau avait d’abord été conçu autrement ; que, chargé par un éditeur de faire un pendant à la Mort du duc de Guise, de Paul Delaroche, M. Gérôme se met au travail, peint, efface, repeint, se décourage à la vue de son œuvre faite à tâtons.

Le César était couché, mort, comme nous le voyons ; seulement les conjurés, massés dans le fond, s’agitaient sombres et farouches.

Le tableau terminé, M. Gérôme le fait photographier, habitude assez générale chez les artistes. Grande est sa surprise, la photographie lui donne un autre effet : elle a laissé les conjurés dans l’ombre, elle éclaire admirablement le corps de César.

M. Gérôme se remet à peindre, plein d’enthousiasme, et sûr de faire un chef-d’œuvre. Ce second tableau, qu’il voit dans son inspiration d’artiste, sera pour le Salon ; il ne mettra plus de conjurés, son César sera seul, seul étendu sur le carreau n’ayant pour témoins qu’un trépied.

Hélas ! cette photographie, que, le ciel semblait lui avoir envoyée dans un moment de découragement, le trompait cruellement, M. Gérôme doit maintenant s’en apercevoir.

Nous eussions désiré savoir comment était mort le plus grand homme de l’histoire païenne, il fallait nous montrer cette tête sur laquelle le génie devait avoir imprimé sa puissante empreinte, il fallait nous émouvoir par la douleur qui devait être encore peinte sur ce noble visage en recevant le coup mortel de la main de celui qu’il avait le plus aimé. Nous eussions dû voir la résignation de la noble victime, quelque chose de la lutte suprême où venait de succomber celui dont la mort inaugure un monde nouveau, comme autrefois à l’enfantement de la république la mort de Lucrèce et des fils de Brutus.

Nous n’avons rien vu de tout cela dans le tableau de M.  Gérôme, parce que M.  Gérôme a trop suivi les conseils de la photographie, et que la tête de son César est complétement dans l’ombre ; les pieds seuls sont en pleine lumière ; le haut du corps, on le cherche, on le devine.

Je sais bien que le drame tout entier paraît être dans le siége curule renversé, je sais que le corps du dictateur n’offre qu’un intérêt trop secondaire, n’importe, il fallait que, quoique ému et occupé des détails, on pensât un peu aussi à ce cadavre saignant et abandonné sur les dalles du sénat.

Alors, c’eût été une composition grande et magistrale ; le tableau, tel qu’il est, n’est qu’une vignette, non une page d’histoire, comme veut nous le faire croire M. Gérôme par la dimension de sa toile.

Je suis d’avis que, pour représenter en peinture de grandes choses, il faut plus d’un personnage. Rubens, Michel-Ange, Raphaël et tant d’autres maîtres, comprenaient autrement la composition ; les personnages abondaient dans leurs drames émouvants.

M. Gérôme n’a pas la passion du peintre ; la curiosité, l’application, lui tiennent lieu de caractère. Est-il peintre d’histoire ou peintre de genre ? Il est étrusque comme M. Hamon est athénien. On se rappelle les Pierrots, ce tableau si bien compris par le public, et qui n’est qu’un joli sujet de lithographie.

Cependant M. Gérôme a de grandes qualités comme archéologue, son érudition va loin, si loin que le savant tue presque toujours en lui l’artiste.

C’est un continuel parti pris d’archaïsme ; le Roi Candaule en est la preuve. Ce tableau arrête les érudits, les fouilleurs de bouquins, ceux qui préfèrent la poussière noire des livres à la poussière d’or du soleil. C’est une admirable chinoiserie, un superbe travail de laque, dont l’idée ne rend nullement la version de l’historien.

Dans l’Ave Cæsar nous retrouvons les qualités savantes de l’artiste, mais nous retrouvons aussi cette continuelle préoccupation forcée du contour, cette absence complète de coloris, de charme, de morbidesse dans les chairs toujours dures et tendues ; on voit que l’artiste approche du style, mais qu’il fait de vains efforts pour l’atteindre.

Pourtant M. Gérôme est un peintre sérieux, qui appelle l’analyse ; il ferait bien d’abandonner un peu ses recherches archéologiques, et de revenir parfois à ces tableaux si intéressants, où il nous racontait les mœurs russes et les mœurs orientales. Il excelle dans cette précision d’observateur. Là, nous le croyons, est sa vraie voie. Son meilleur tableau reste toujours son Combat de coqs.

En résumé, M. Gérôme est plus ingriste que M. Ingres, et, avouons-le en passant, M. Ingres gagne beaucoup depuis que ses imitateurs exagèrent son école.

Nous avons encore affaire à un élève de Delaroche ; mais qu’il y a loin du tableau de M. Hamon à la grâce élégante, à la tenue, au charme que possédait l’auteur des Saintes Femmes ! vraiment nous avons peine à croire que le charmant peintre de Ma sœur n’y est pas, des Orphelines, et de tant d’autres jolis sujets, soit l’auteur de la lithographie coloriée qu’il intitule l’Amour en visite.

Cette peinture mièvre, lymphatique et léchée, a la prétention de vouloir imiter la peinture athénienne. Hélas ! j’ai beau appeler toute ma bonne volonté et toutes mes illusions à mon aide, je n’y vois que les agaceries maladroites et le sourire plâtré d’une de nos parisiennes demi-monde. La tête de la jeune fille, que l’on aperçoit à travers les planches mal jointes de la porte, est assez agréable ; malheureusement elle paraît beaucoup trop grande pour le reste du tableau.

Quant au héros de l’apologue, le petit visiteur, il est trop beurré, trop mollet, le dessin en est sans caractère, comme sans accent.

Le sujet a le malheur de prêter à la plaisanterie, c’est pour l’œuvre d’un peintre un triste succès.

Somme toute, le tableau de M. Hamon est sans mystère, et le mystère est une des puissances de la peinture.

Tant pis pour l’artiste qui dit tout dès le premier moment, qui n’a plus rien à nous apprendre quand on est resté deux minutes devant son œuvre.

Du reste, que M. Hamon se console, il a des admirateurs ; le dimanche, le public fait masse devant son tableau, ce public qui adore les jolies peintures proprettes, lissées, léchées jusqu’à l’épuisement.

En voyant l’Amour en visite tout le monde s’écrie : « Oh ! qu’il est joli ! qu’il est joli ! » ce mot est le défaut, la condamnation et le supplice de M. Hamon. Joli, joli ! joli sujet, jolis personnages, jolis minois, joli dessin, joli sentiment, jolie couleur… Pouah ! on en est écœuré, il semble qu’on se noie dans la confiture. Quand on a vu cela, on éprouve le besoin de voir du grossier, du laid, du commun. Vite, qu’on aille me chercher la Baigneuse de M. Courbet ; je voudrais mordre dans une gousse d’ail ; si je n’étais pas femme je jurerais pendant une demi-heure.

L’Amour-blessé, de M. Bouguereau, pourrait servir de correctif à l’Amour en visite. Il nous paraît plus sain, mieux portant, mais faible encore ; la forme en est charmante, l’expression douce. C’est encore une variation sur le motif inépuisable du petit dieu malin. Tout en voulant éviter les comparaisons, je ne puis m’empêcher de penser à Prudhon, le poëte-peintre des amours : Prudhon laisse dans l’esprit un charme ineffable, une amoureuse rêverie, une tendresse inquiète et vague que l’on ne peut définir. Ses amours descendent de l’Olympe avec leur pureté idéale ; ils sont animés du souffle des dieux ; ils viennent de recevoir les baisers des déesses. Ceux dont nous avons parlé sont des Cupidons bouffis, qui n’ont jamais quitté la terre.

M. Bouguereau a encore un tableau au Salon : le Jour des Morts, sujet moderne. Cette toile, nous paraît préférable sous le rapport de l’exécution, comme aussi plus originale, plus personnelle et plus intéressante.

Il est une chose très-délicate, et qui m’arrête au moment où j’écris le nom de madame Henriette Browne ; il me semble qu’il est difficile à une femme de parler, d’une autre femme, d’une artiste qui a un succès éclatant, incontestable. J’avoue donc que je suis, un peu embarrassée.

Si je fais trop l’éloge de Mme Browne, on pourra m’accuser d’avoir trop d’esprit de corps ; si je critique ses œuvres, on dira très-certainement que l’envie s’est glissée dans mon appréciation.

Je vais donc tâcher de parler de Mme Browne bien sincèrement, mais avec toutes les précautions possibles.

Ma position est d’autant plus difficile, que je ne suis pas de l’avis du public sur les Sœurs de Charité ; c’est précisément l’œuvre qui parle à tous, et celui des tableaux de Mme Browne qui me séduit le moins. L’exécution m’en paraît trop achevée, c’est un trompe-l’œil ; le blanc domine par-dessus tout, les chairs manquent de fermeté, les accessoires sont trop bien faits, ils nuisent à l’effet moral de l’œuvre, qui manque entièrement de vigueur et de ton ; c’est peut-être le seul des tableaux de Mme Browne où, avant d’avoir vu la signature, on eût deviné une main féminine.

Du reste le sujet est intéressant attendrissant même. La composition est assez bien disposée, la peinture en est habile, et d’une artiste sûre d’elle-même, habituée à bien faire ; c’est encore trop joli, voilà le plus grand défaut de cette peinture, que l’on dirait transparente et éclairée par derrière.

La Pharmacie est un bijou, une perle fine tombée de l’écrin de Mme Browne ; le petit cadre convient mieux, nous semble-t-il, à ce talent intime, observateur et plein de sentiment.

Quoi de plus simple qu’une pharmacie d’hospice ? et pourtant on reste devant la petite toile de Mme Browne, tout ému, tout impressionné, se sentant les yeux pleins de larmes devant le dévouement sans ostentation, la vie sublime et cachée, l’activité incessante des pauvres religieuses, dont le zèle aident, bien plus que les médicaments, doit, arracher le malade à la mort. Ce petit tableau seul aurait suffi pour expliquer le murmure d’admiration qui se fait autour du nom de l’artiste.

La toilette, encore une adorable petite toile, est d’une naïveté qui fait sourire ; d’une finesse de touche, d’une intimité qui séduit et enchante. Mêmes qualités charmantes dans un tout petit cadre intitulé. : Une sœur.

Mme Henriette Browne est un talent plein de promesses, un vrai talent, à qui il ne manque encore qu’un peu de vigueur et d’accent pour devenir la George Sand de la peinture.

M. Baudry, un des derniers venus de l’école de Rome, M. Baudry qui fit éclat au Salon de 1857, grace à son tableau de l’Écolier et la Fortune et à un très-bon portrait, arrive cette année avec une Madeleine repentante, la Toilette de Vénus, deux portraits et une tête d’étude. Son exposition vaut presque autant que celle de 1857, cependant M. Baudry a beaucoup moins de succès. D’où cela vient-il ?

C’est qu’en 1857, on reconnaissait dans ses tableaux, à côté de qualités sérieuses, des réminiscences que l’on pardonnait volontiers au jeune artiste arrivant d’Italie ; cette fois, on retrouve les qualités naturelles en moins grande proportion, et cependant la même préoccupation des maîtres italiens ; on commence à craindre que l’originalité fasse défaut à M. Baudry. Il n’a pas progressé depuis deux ans, et, à son âge, quand on est au début, ne pas progresser, c’est reculer.

La Madeleine repentie de M. Baudry est une étude de femme couchée, une étude d’après un modèle et non la réalisation du type rêvé et cherché par les artistes ; la composition en est banale, l’expression vulgaire, la coloration terreuse.

Dans cette femme couchée, je reconnais la pécheresse, mais je ne vois nullement la sainte repentie. Madeleine pleurant d’ailleurs, ce n’est pas une pécheresse ordinaire, elle pleure plus que ses fautes. Madeleine à qui on a tant pardonné, parce qu’elle a tant aimé, est, pour ainsi dire, la personnification du repentir humain. Elle pleure les fautes du monde ; elle pleure tous les péchés des hommes, que Jésus-Christ innocent a expiés sur la croix. Ce n’est point cette sublime repentie que nous montre M. Baudry. C’est une jolie lorette, qui a quelque léger chagrin d’amour, et qui ne demande qu’à pécher encore. M. Baudry, qui connaît les maîtres italiens, ne se souvient-il pas du tendre poëme où le Corrége nous montre la sainte amoureuse et son adorable repentir, où il nous la montre toujours aimante, purifiée par ses larmes. La pécheresse n’existe plus, nous ne voyons que la bienheureuse, dont l’âme a quitté la terre, transfigurée par son céleste amour.

La Toilette de Vénus est un tableau qui ne manque pas de charme, bien qu’il soit entaché d’un certain gongorisme gracieux, joli défaut qu’il faudrait être bien rigoureux pour condamner absolument et que rachètent de véritables qualités. Mais sans le condamner il faut au moins le constater. La préoccupation italienne de M. Baudry le conduit à cette affectation de rareté, à ce maniérisme ingénieux, à ce savoir compliqué de grâce exagérée qui lui font prendre place au rang des précieux de la peinture. Je ne trouve pas tous les précieux ridicules, et M. Baudry ne court aucun danger de le devenir, mais pour mon compte je préfère les brutalités du génie à ces subtilités de recherche et d’esprit.

Des portraits que M. Baudry expose cette année il en est un qui me plaît par son modelé ferme et, en pleine pâte. On le voit, l’artiste a fait de fortes études, il entend le portrait à la façon des maîtres ; on ne le confondra jamais avec les fabricants de portraits à la mode.




II

EUGÈNE DELACROIX


Je prends la plume et j’ai envie de la poser aussitôt après avoir écrit le nom : Eugène Delacroix !

J’avais commencé en souriant ma revue ; je touchais, sans trop d’embarras, à tous ces noms de peintres connus ou même célèbres, louant ceux-ci, raillant parfois ceux-là, usant du droit de dire tout ce que je pense, droit que la galanterie des hommes ne conteste guère à une femme ; mais voici que je rencontre un géant sur mon chemin, et je m’arrête tout interdite.

Oserai-je parler de Delacroix ?

Ceci va paraître paradoxal, mais je serai plus hardie pour le critiquer. Critiquer, ce n’est rien ; le savetier a fait une critique juste au tableau d’Apelles ; mais faire l’éloge, c’est bien autre chose.

Faire l’éloge d’un homme de génie, le comprendre, s’enthousiasmer de ses œuvres, c’est se rapprocher de lui ; quand on critique, on est à l’aise ; quand on fait l’éloge, il faut être digne de celui qu’on loue.

Heureusement, je suis une femme, je dis mon impression, mais quelle que soit cette impression, on sera indulgent si l’expression me manque.

Delacroix a été sans cesse le plus discuté de nos peintres, il a été en butte aux attaques les plus injustes et les plus absurdes, et, il faut bien le dire aussi, aux éloges les plus compromettants.

Delacroix brave tout, résiste à tout ; il affronte la fureur de la critique de parti, il défie ses ennemis et ses adversaires, il se sent grand parmi les grands, fort parmi les forts. Les expositions, il ne les craint pas, il les désire ; c’est le champion toujours vainqueur dans l’arène où tous les coups lui sont destinés.

Oui, Eugène Delacroix est plus grand que M. Ingres ; rien ne le blesse, parce que rien n’arrive jusqu’à lui. M. Ingres souffre et boude, retiré sous sa tente ; il refuse de combattre, et ne veut plus s’exposer aux coups d’une critique dont il a peur et qu’il ne se sent pas la force d’écraser.

La prudence est une chose fort louable et fort juste, mais je lui préfère mille fois le courage audacieux, la passion fougueuse, que rien n’arrête et n’intimide.

M. Ingres est un versificateur, Delacroix est un poëte ; l’un a du talent, l’autre a du génie.

Ces deux artistes éminents se partagent le domaine de la peinture. Ceux-ci tiennent pour Delacroix, ceux-là pont M. Ingres. Nous sommes divisés en Guelfes et Gibelins, en Piccinistes et en Gluckistes ; l’armée d’Ingres est plus nombreuse, les soldats de Delacroix sont plus robustes.

La critique a développé d’innombrables théories sur la nécessité, pour un peintre, de se conformer au goût du public. C’est tout simplement conseiller l’impossible. Quel est-il donc, le goût du public ? Où son tribunal siège-t-il ? Est-ce que chacun ne préfère pas son sentiment particulier aux caprices de la foule ? Où est seulement le public ?

Comprenez-vous dans quel embarras serait un artiste d’une foi douteuse, d’un caractère faible mais consciencieux, qui chercherait à recueillir les diverses opinions de ce public auquel il se consacre ? La situation d’Eugène Delacroix est tout à fait digne de remarque à cet égard. Après trente-cinq ans de glorieux travaux, sans cesse discuté, combattu, nié même, il possède cependant un des deux plus grands noms de la peinture actuelle. M. Ingres seul est adopté et contesté avec autant d’obstination.

Les partisans de l’un concluent à l’anéantissement de l’autre. Qui donc a raison de ces deux grands antagonistes ? Ils ont raison tous les deux. Devant le magnifique plafond d’Homère, on préfère les splendeurs de la coupole de la bibliothèque du Sénat, nous nous sentons pris d’émotions diverses, ralliés à un sentiment commun : l’admiration.

Ces nobles artistes, également convaincus et fidèles à leurs principes, ne se sont jamais démentis et ont laissé au débat toute son intégrité.

Continuellement sur la brèche, Eugène Delacroix, tandis que M. Ingres expose à huis clos pour quelques adeptes, envoie, lui, chaque année, plusieurs tableaux toujours hardis, passionnés, véritables armes de guerre, manifestes belliqueux, sans restrictions, sans palliatifs, sans arrière-pensée, sans souci de l’opinion de ses ennemis.

Delacroix est un de ces peintres rares dans tous les temps, qui, doués d’une âme chaleureuse, ont conquis sur la pratique matérielle de l’art un pouvoir assez tyrannique pour soumettre l’exécution à la conception, pour contraindre la première à obéir, pour ne jamais s’en laisser dominer ou distraire, pour se servir d’elle comme d’un langage que l’on sait à fond et que l’on peut plier savamment aux caprices d’une idée. Chaque fois qu’un peintre maîtrise l’art de la sorte, il est grand et a le privilége de conquérir l’attention passionnée de la foule.

Voyez tous les tableaux d’Eugène Delacroix ; chacun d’eux vous frappe et vous émeut, chacun d’eux est vivant, étrange, bouillant, fantastique comme un rêve que l’on a ; Delacroix rend ce rêve dans toute son activée dévorante. Rien ne l’arrête, et quand l’exécution veut le détourner, il la laisse en chemin avec insouciance ; l’effet obtenu, il s’arrête. On dirait qu’il a pris avec la main une vision toute vive en son cerveau, et qu’il l’a lancée d’un seul coup sur la toile.

Vous pouvez trouver des détails lâchés, quelques incorrections, la plupart plutôt apparentes que réelles ; mais ces accidents, qui seraient graves pour un autre, ne sont rien pour Delacroix. Le spectateur ému, frappé, touché, n’analyse pas. On sent le maître partout, et l’on reconnaît dans les passages les plus cavalièrement rendus la science volontaire et dédaigneuse qui a produit les meilleurs morceaux de peinture de notre époque.

Voyez, par exemple, cette merveilleuse Mise au tombeau. Il est impossible de ne pas rester ému et troublé devant cette grande scène empreinte d’une si religieuse terreur. Cette peinture est à la fois passionnée et recueillie. Ce n’est que lorsque vous vous êtes abandonné à l’émotion qui s’est emparée de vous que, revenant sur vos impressions, vous pouvez vous rendre compte de la singulière entente des effets. Vous admirez alors l’harmonie parfaite de l’ensemble, le trouvé des poses, la grandeur de la scène, le rayonnement du corps du Sauveur, la profondeur saisissante de la pose de la Vierge. Cette figure de la Vierge est à peine esquissée, et elle est grandiose, immuable, on dirait, la statue de la Douleur. La Niobé antique est moins émouvante.

La Montée du Calvaire est empreinte aussi d’un sentiment à la fois dramatique, humain et religieux. On est vivement impressionné à la vue des souffrances infinies du Sauveur qui succombe sous le poids de la croix et des iniquités du monde. Cela ne ressemble pas aux Christs sereins et mélancoliques des peintres classiques, cela n’est pas sentimental et mystique. Mais c’est un tableau qui vous fait comprendre toute l’immensité du dévouement de Jésus, toutes les tortures sans bornes qu’il a souffertes dans sa chair et dans son âme. Voilà vraiment le Sauveur, car il souffre ce que nul mortel n’est capable de souffrir.

Ovide exilé chez les Scythes est encore une de ces toiles qui vous laissent palpitant d’émotion, et qui ne vous permettent de vous rendre compte de vos impressions que lorsque vous avez eu le temps de les calmer, de les apaiser, de réfléchir sur les grandes qualités de la peinture qui les a fait naître.

Le site est à la fois grandiose et sauvage ; il est impossible de rêver une nature plus inculte et des lignes plus belles. La couleur est puissante, la lumière vive, et cependant il règne dans le paysage je ne sais quelle tristesse qui doit se communiquer à l’âme du poëte, ou plutôt qui se communique de l’âme du poëte à la nature. La pose d’Ovide, mélancoliquement assis sur la terre, pose accablée, alanguie, vous remue jusqu’au fond des entrailles. Ce n’est pas une douleur poignante que ressent l’exilé, c’est bien pis, c’est un ennui sourd, infini, qui mine sans déchirer, mais qui ne pardonne jamais, qui ne laisse jamais un instant de trêve ni de repos. C’est une souffrance calme, modérée, mais constante, morne, navrante. Ovide pourrait chanter ses Tristes, mais si l’exil ne finit pas, le poëte mourra, soyez-en certain.

J’aime moins l’Hamlet ; l’exécution en est plus lâchée, et l’impression produite, est moins saisissante, malgré le souffle shakspearien qui règne sur cette petite toile. J’en dirai autant du Saint Sébastien, qui paraît être resté à l’état d’esquisse. Je conçois qu’il ne faille pas toujours exiger que le peintre mette tous les points sur les i, mais ce n’est pas trop demander que de désirer les i sous les points.

Le paysage des Bords du fleuve Sébou est une vive et brillante esquisse. C’est une vue de l’Afrique, non pas de l’Afrique lumineuse, dorée et brûlée qu’affectionnent Decamps et Marilhat, mais une sorte d’Afrique normande avec des arbres, des prairies, des coteaux verts, et se permettant ma foi de vrais nuages dans son ciel ; nature étrange, que l’on sent être vraie, et où je retrouve toutes les qualités de ce peintre de noble race : son entente des pâleurs, son harmonie bizarre, son éclat plein d’une farouche originalité.

Ce n’est pas tout encore. M. Delacroix expose un Enlèvement de Rébecca, plein d’une turbulence passionnée, et une Herminie chez les Bergers.

Partout, même quand il se trompe, Delacroix a de l’originalité, de la verve, la passion de l’art et une imagination dont on peut désapprouver les écarts, mais dont il faut reconnaître la puissance peu commune. Il y a je ne sais quoi de satanique dans ses créations, je ne sais quoi de fascinateur dans son exécution presque sauvage.

Victor Hugo est le seul poëte de notre temps qui puisse être dans le secret de ce génie que Shakspeare aurait si bien compris. La palette de Delacroix est riche et terrible, les tons ont une harmonie singulière qui ne se définit pas. Il faut en être saisi pour l’aimer.

Ce n’est pas avec les yeux qu’il faut le juger, c’est avec le cœur ; une âme froide ne sympathisera jamais avec ce génie qu’on appelle Delacroix.


III

DIAZ. — HENOUVILLE.


Vive la chair, vive le soleil et vive la couleur ! Vive Diaz, que sa chaleur de coloris et son audace de brosse ont dès longtemps signalé parmi les plus impétueux de nos révolutionnaires de la couleur. Diaz, malgré son nom espagnol et sa verve méridionale, est bien un peintre français, un de ces adorables décorateurs du siècle dernier, qui semble avoir eu pour mission d’égayer les yeux et de réjouir le cœur. Il est de la famille des Watteau, des Lancret, des Prudhon, de tous ces peintres de la joie, de la jeunesse, de l’amour, de l’élégance et des fêtes.

Il faut voir ses femmes nues, ses petits amours à la chair nacrée, fouettée de vermillon ; ses bouquets de fleurs, ses forêts lumineuses, tous ces régals de l’œil. Diaz est aujourd’hui sans rival pour peindre les parcs féeriques, les lumières ardentes, les ombres voluptueuses, les femmes délicieuses assises nonchalamment, les gazons veloutés avec des corbeilles de fleurs, les étoffes jaunes, roses, lilas tendre. C’est le maître aux harmonies fines et délicates, à la variété étincelante, aux contrastes magiques, aux, hasards de lumières. Touche adroite, mais heureuse, œil capricieux, goût coquet, sentiment distingué, il réussit comme personne dans cette fantasmagorie lumineuse, dans ce kaléidoscope de peinture, dans ces tableaux éclatants, pleins de verve et de matérielle poésie, qui font de lui l’un des plus brillants coloristes de toutes les écoles.

Malheureusement, car toute médaille a son revers, malheureusement, cette fantasque et séduisante harmonie, cette rêveuse et fugitive impression de la nature songée plutôt qu’étudiée, ce savoir facile que le caprice rehausse et dissimule, toutes ces qualités exquises chez lui, parce qu’elles sont innées, prêtent le flanc à l’imitation.

C’est l’écueil de certains partis pris que la facilité avec laquelle les imitateurs en saisissent le secret. Il y a plusieurs peintres qui font des Diaz avec assez d’habileté. Diaz charme, étourdit avec ses étincelantes pochades ; il vous prend les yeux et les sens comme on prend les alouettes au miroir ; on voudrait vivre toujours à l’ombre de ses forêts, au milieu de ses femmes kaléidoscopiques. On se passionne pour sa verve, pour sa fantaisie, jusqu’au moment où les lourdes et grossières imitations qu’on en fait vous agacent au point de vous indisposer contre Diaz lui-même. Tout le charme s’évanouit devant les efforts des copistes, devant les lourdauds qui me font penser au manant saisissant d’un doigt mal appris le papillon par les ailes, et lui enlevant toute la poussière colorée qui fait sa parure.

Au reste, on ne peut reprocher à Diaz les mauvaises dispositions où nous jettent contre lui ses copistes, mais ce qu’on peut lui reprocher, ce sont ses malheureuses tentatives de portraits de grandeur nature. Dans les portraits qu’il expose, et où il semble si étrangement se préoccuper de Léonard de Vinci et de sa Monna Lisa, je ne retrouve plus les qualités de Diaz ; la couleur, la facilité, l’harmonie vaporeuse, tout a disparu. Les chairs sont lourdes, plâtrées, sans transparence ; la couleur est farineuse, mate, heurtée. Diaz n’a jamais brillé par le dessin, cette faiblesse est mise en relief d’une manière choquante par l’agrandissement de ses figures. Dans une figure de petites proportions, on se fait pardonner ce qui manque au dessin par un lazzi de pinceau, par un escamotage adroit de la difficulté, par l’esprit, par la couleur, par le mouvement ; quand on n’a plus ces ressources, on devient lourd et gêné, c’est ce qui est arrivé à Diaz.

Retournez donc à vos fantaisies adorables, retournez aussi à votre paysage. Quelle charmante toile que votre Mare aux vipères ! là, je vous retrouve tout entier, là, je retrouve votre sentiment distingué de la nature, voire couleur élégante, lumineuse, vigoureuse, votre poésie de l’effet, votre léger clair-obscur, votre lumière blonde et caressante, vos arbres élégants qui tamisent la lumière, vos tons harmonieux, votre talent à la fois poétique et naïf. Là, je m’écrie encore comme en commençant : Vive le soleil, vive la couleur, vive Diaz !

Rendons maintenant un juste hommage à la mémoire du consciencieux et sincère artiste que la mort est venue récemment saisir au milieu de ses travaux, tout occupé qu’il était de son art, ardent à suivre la route qu’il s’était tracée.

M. Benouville peut être appelé le peintre de saint François d’Assise, comme Lesueur est le peintre de saint Bruno ; il semble que l’artiste, doué d’une âme tendre et religieuse, ait voulu se faire un parti dans le ciel, tant il mettait d’exaltation et de chaleur à nous représenter la vie du saint qu’il affectionnait.

La première fois, il nous le montra arrêté sur le chemin d’Assise, mourant, porté par des moines. Saint François veut revoir encore une fois, avant de quitter la terre, la petite ville où il avait souffert et prié, où sa pieuse existence s’était écoulée dans les aumônes et les macérations, où enfin s’était accompli pour lui le grand miracle des stigmates sanglants.

Ce tableau, maintenant au Luxembourg, avait attiré l’attention par son austérité, et par une simplicité touchante, qui rappelle l’âme de Lesueur, et aussi par des qualités sérieuses d’art et de savoir.

Dans le tableau qui figure à l’exposition actuelle, le saint nous est représenté dans cette même ville d’Assise. Il est mort, étendu sur une civière, des moines l’ont porté dans le couvent fondé par lui. Sainte Claire, en larmes, reçoit les restes du vénérable fondateur des Franciscains. Le corps est entouré d’une foule de peuple accouru pour voir le héros du miracle qui avait fait tant de bruit. Tous contemplent le saint, dont la figure sereine et calme annonce que la mort est venue le délivrer et lui ouvrir les portes de la céleste patrie après laquelle il soupirait.

Cette œuvre est empreinte d’un grand sentiment religieux ; elle se distingue par une grande recherche d’expression et par une grande exactitude dans les costumes, exactitude très-conforme à l’esprit français, qui ne souffre ni l’anachronisme, ni la fantaisie à propos de sujets historiques. Il faut être Paul Véronèse pour oser peindre dans les Noces de Cana la divine figure du Christ au milieu d’une foule de nobles de Venise dans leurs brillants costumes. Il faut être Corrége, Titien, Rubens, Rembrandt, Raphaël même, pour oser se permettre de ces grandes hardiesses d’anachronisme qui étaient généralement admises autrefois et que l’on bafouerait aujourd’hui.

Le tableau de M. Benouville est fait avec trop de soin, les détails en sont trop cherchés, trop formulés ; on peut reprocher aussi à la plupart de ses personnages de n’être que des comparses sans importance. Malgré ces imperfections, le tableau est plein de qualités réelles ; il vous attire, et vous fait éprouver un sentiment de piété tendre ; sa place est dans un oratoire éclairé par un jour crépusculaire, par une clarté douteuse, tamisée discrètement à travers des vitraux gothiques, chefs-d’œuvre des anciens âges. Là, dans la pénombre mystérieuse où ses défauts seront dissimulés, comme ceux des coquettes prudentes, ses qualités seules subsisteront, et on pourra s’éprendre pour lui d’un sentiment que ne viendront troubler aucune arrière-pensée, aucune chicane de critique involontaire.

À ce Saint François d’Assise, je préfère la Jeanne d’Arc. Le sujet de ce tableau a un intérêt à la fois religieux et national. La poétique bergère de Vaucouleurs est mieux qu’un personnage historique, c’est une guerrière et c’est une sainte ; l’âme poétique et belliqueuse de la France respire dans toute la vie de la noble Pucelle, qui résume en elle toute la foi religieuse du moyen âge et tout l’esprit chevaleresque de cette époque. Chose étrange, notre siècle sceptique s’est passionné pour cette vierge des batailles, pour cette adorable figure légendaire, tandis que des époques plus religieuses que la nôtre ont nié le miracle de son intervention divine, et même ont nié la virginité de la sainte fille. Ainsi, dans ses Recherches de la France, Pasquier, qui écrit à la fin du seizième siècle, dit ceci :

« Grande pitié, jamais personne ne secourut la France si à propos que ceste pucelle et jamais mémoire de femme ne fut plus deschirée que la sienne. Les Anglois l’estimèrent sorcière et hérétique, et, soubs ceste proposition, la firent brusler. Quelques-uns des nôtres se firent accroire que ce fut une faintise telle que de Numa Pompilius dans Rome quand il se vantoit de communiquer en secret avec Égérie la nymphe, pour acquérir plus de créance envers le peuple, et telle est l’opinion du seigneur de Langey au troisiesme livre de la Discipline militaire, chapitre trois.

» À quoy aultres adjoustent et disent que les seigneurs de la France opposèrent ceste jeune garce, faignant qu’elle estoit envoyée de Dieu pour secourir le royaume, mesme quand elle remarqua le Roy à Chinon entre tous les aultres, on lui avoit donné un certain signal pour le recognoistre. J’en ay veu de si impudans et eshontez qui disoyent que Baudricour, capitaine de Vaucouleurs en avoit abusé et que l’ayant trouvée d’entendement capable il lui avoit faict jouer ceste fourbe. Quant aux premiers, je les excuse, ils avoyent esté mal menés par elle. Quant aux seconds, bien qu’ils méritent une réprimande, si est-ce que je leur pardonne aulcunement parce que le mal-heur de nostre siècle aujourd’hui est tel que, pour acquérir réputation d’habille homme, il faut machiaveliser. Mais pour le regard des troisiesmes je ne leur pardonne, mais au contraire ils me semblent dignes d’une punition exemplaire, pour estre pires que l’Anglois et faire le procès extraordinaire à la renommée de celle à qui toute la France a tant d’obligation. Ceux-là lui osteront la vie, ceux-cy l’honneur, et l’ostent par un mesme moyen à la France quand nous appuyons le restablissement de nostre estat sur une fille déshonorée. De ma part je répeste son histoire un vray miracle de Dieu !… »

Aujourd’hui, personne n’ose contester la virginité, non plus que la mission divine de la sainte pastoure de Vaucouleurs. Les écrivains les plus avancés ont écrit avec amour la poétique légende de Jeanne d’Arc ; il me suffit de citer M. Michelet et Henri Martin. La tragédie s’en est emparée, après Schiller est venu Alexandre Soumet, et bien d’autres encore, jusqu’à Daniel Stern. Les peintres et les sculpteurs ont voulu reproduire les traits héroïques de la sainte guerrière. Paul Delaroche, dès 1824, peignait Jeanne d’Arc en prison, interrogée par le cardinal de Winchester. M. Ingres a représenté la guerrière triomphante, remerciant Dieu dans la cathédrale ; la princesse Marie a fait une statue pleine de charme, et qui restera ; Rude a sculpté Jeanne d’Arc, encore bergère, au moment où elle croit entendre dans le ciel les voix angéliques qui lui révèlent sa mission.

« Interrogée, elle répondit qu’elle estoit lors de l’aage de dix-neuf ans ou environ, lingère et fillaudière de son mestier, et non bergère, alloit tous les ans à confesse, oyoit souvent une voix du ciel, et que la part où elle l’oyoit y avoit une grande clarté et estimoit que ce fust la voix d’un ange. Que ceste voix l’admonestoit maintes fois d’aller en France, et qu’elle feroit lever le siége d’Orléans, lui dict qu’elle allast à Robert de Baudricourt, capitaine de Vaucouleurs, lequel luy donneroit escorte pour la mener, ce qu’elle fist, et le cogneut par ceste voix. »

Tel est aussi le moment choisi par M. Benouville. Il n’a pas, comme M. Ingres, montré Jeanne la Pucelle cuirassée et armée de pied en cap, dans une pose raide et gothique comme une âgure de dame de pique, il la montre au milieu des champs, les yeux levés vers le ciel, fixés vers cette grande clarté qui illumine la part du ciel d’où vient la voix. Le regard de la sainte fille est plein d’enthousiasme et de foi, l’expression de toute la tête est fort belle, fort passionnée, fort émouvante, mais je trouve à toute cette figure le défaut d’être peinte avec trop de réalité, avec des tons trop crus, avec une certaine brutalité toute contemporaine. Il fallait conserver au tableau la physionomie de légende sacrée qu’a l’histoire de Jeanne d’Arc. C’est ce que le peintre n’a pas fait. Il a peint une belle fille pieuse, dont l’âme s’élève vers Dieu ; je voudrais deviner la vierge-soldat qui va battre Salisbury, Suffolk, Talbot, les vieux compagnons du prince Noir, qui va éclipser la gloire de Dunois, de Lahire, qui va sauver la France perdue.

Il me reste à parler du dernier tableau de Benouville, du tableau émotion. Ce tableau, c’est le portrait inachevé de Mme Benouville et de ses deux enfants. Ce n’est pas un tableau, c’est un poëme. L’artiste heureux peint la femme qu’il aime et les deux beaux enfants qu’elle lui a donnés. Déjà elle est terminée, cette tête souriante et pure de l’heureuse épouse, de l’heureuse mère… Tout à coup, la mort interrompt le doux travail. Un des enfants est enlevé à l’amour de ses parents. Ah ! le sourire de la mère, éternisé sur la toile, il s’est évanoui à jamais de ses lèvres ; ce sourire de l’image en face des larmes du modèle, c’est tout ce qu’on peut rêver de plus douloureux, de plus déchirant. Il faut interrompre là le tableau, le peintre ne peut pas le finir. Hélas ! le voulût-il, il ne le finira pas.

Dans cette bataille de la vie, où tout le monde succombe, si du moins chacun attendait son tour. Mais non, l’enfant est frappé le premier, et maintenant c’est le père qui tombe. Le père était cependant encore jeune ; il est mort à l’âge heureux où tout brille, où tout chante, où l’espérance de la veille est le bonheur de la journée. Il est mort lorsque la gloire lui arrivait, et en apprenant cette mort, chacun se regarda avec douleur et avec épouvante ; il semblait que chacun eût perdu quelqu’un qui lui fût cher : le jeune homme un frère aimé, le vieillard un fils chéri.

Au moment où le duc d’Orléans, frappé dans sa chute, rendit le dernier soupir, une pendule qui se trouvait dans la chambre où on le transporta fut arrêtée, et, depuis lors, cette pendule, qui se trouve dans la chapelle de Saint-Ferdinand, marque à tout jamais l’heure précise où mourut ce jeune homme de tant d’avenir et de tant d’espérances !

Cette pendule arrêtée est une idée touchante. Mais combien plus touchante encore est cette peinture interrompue par la mort ! Ici c’est la destinée même qui a arrêté le mouvement, la vie, de son doigt implacable. La pendule n’a gardé que l’heure, la peinture a gardé l’heure et l’âme aussi…

Mais, pardon, je suis femme, laissez-moi pleurer…

Haute et douloureuse leçon. — Il y a je ne sais plus où un caveau funéraire sur la porte duquel est écrit ce mot latin que je me suis fait traduire : Reminiscere. Eh bien ! de quoi s’agit-il, après tout, pour nous tous, artistes, écrivains, philosophes, poëtes, femmes, enfants ? il s’agit de passer tous la tête haute et le cœur tranquille par cette porte-là.




IV

HÉBERT. — ISABEY. — CLESINGER. — CHAPLIN. — CÉLESTIN NANTEUIL. — BARON. — ANTIGNA. — EUGÈNE FAURE. — SALMON. — BONVIN. — MARCHAL. — DUBUFE FILS. — DUBUFE PÈRE. — WINTERHALTER. — MATTET.


Un des thèmes favoris de messieurs les critiques est le respect qu’on doit au public. Selon eux, on doit considérer ses arrêts comme infaillibles, et surtout on doit étudier ses goûts et avoir toujours soin de s’y conformer.

Est-il un thème plus absurde, un problème plus irréalisable ?

Quel est donc ce public qui a des principes raisonnés, un jugement sûr et immuable ? où l’avez-vous rencontré ? où siége son tribunal auguste ?

Mon Dieu ! ce tribunal est si peu reconnu que personne ne consent à en faire partie.

À son jugement capricieux et mobile, chacun préfère son opinion personnelle, son sentiment particulier. Écoutez ceux qui parlent autour de vous, parmi les spectateurs de l’exposition ; l’un dira :

— Je ne comprends pas que le public aime cela !

L’autre s’écriera :

— Voilà qui est bon pour amuser la foule !

Un troisième ajoutera :

— Que peut-on trouver à cela d’intéressant ? Que les gens sont badauds, mon Dieu !

Mais qui parle ainsi ? Sont-ce les artistes, les poëtes, les critiques ? Non ; ce sont des avocats, des banquiers, des militaires, des médecins, des commerçants, des artisans, des employés.

Mais alors où donc est-il, le public, puisque personne ne daigne consentir à en faire partie ?

Dans quel embarras se plongerait un artiste d’une foi douteuse, d’un caractère faible mais consciencieux, s’il s’attachait à recueillir avec soumission les discordantes opinions de ce public auquel cependant il a consacré son talent, son génie !

Le peintre lui-même et le critique sont assimilés au vulgaire par le jury, composé de membres de l’Institut ; et enfin le jury lui-même est récusé à son tour par les académiques forcenés, qui lui reprochent d’avoir accepté beaucoup trop de choses.

La situation de certains peintres à cet égard est tout à fait digne de remarque ; ainsi, voyez Eugène Delacroix ; après trente-cinq ans de glorieux travaux, discuté sans cesse par la critique, nié, combattu par les peintres, incompris par le public, il n’en possède pas moins un des plus grands noms de la peinture actuelle.

M. Hébert est un des artistes qui me semble avoir le plus de droits, lui aussi, à se plaindre des jugements de la foule ; ce n’est pas qu’il soit nié, ce n’est pas même qu’il soit contesté ; non, M. Hébert est un de ces rares privilégiés que le public a pris sous sa protection. Mais il lui arrive quelque chose de bien plus douloureux pour un artiste que d’être contesté, il lui arrive de n’être compris par personne.

Ce que tout le monde aime et apprécie dans M. Hébert, c’est la partie matérielle de son talent, c’est sa correction, son coloris, un peu faible, mais harmonieux ; c’est l’égalité et l’homogénéité de son exécution, où rien n’est sacrifié, où chaque chose est à son plan, et d’une facture parfaitement équilibrée.

On ne saurait concevoir combien une toile gagne à l’application de cette méthode rationnelle. Ce qui souvent donne à un tableau un air de négligence, ce sont les contrastes que l’œil y saisit entre deux objets de la même valeur, l’un touché d’une manière serrée, l’autre avec un abandon plus libre. Monseigneur du public n’admet pas cette liberté ; qui se la permet lui manque. M. Hébert ne se permet point de ces négligences. Par son faire, il est respectueux envers le public, qui l’aime à cause de cela, mais qui n’aime que le corps de son talent, sans en comprendre l’esprit, sans en deviner l’âme.

Je commencerai par louer dans les tableaux de M. Hébert ce qui fait son succès auprès du vulgaire : sa couleur agréable, non point à cause de la richesse, de la vivacité, des tons, mais à cause de l’accord paisible et harmonieux des nuances entre elles. Ses Cervarolles et son joli tableau de la Rosanera à la fontaine, se distinguent par l’élégance du dessin, par la grâce des poses, par une lumière calme, limpide ; ce sont des œuvres de coloriste en ce sens seulement qu’elles sont harmonieuses, que l’impression de la nature y est saisie vivement par le modelé, par le relief, que les tons y dessinent les formes, au lieu de paraître enfermées dans des contours accusés ou superposés à des formes accentuées sans leur concours.

Ces qualités-là, qui lui sont réelles, ne sont méconnues par personne. Dans les œuvres de M. Hébert, je les reconnais bien volontiers.

Mais jusqu’à présent, devant ces tableaux, je n’ai joué que le rôle d’un critique, et ce sont les impressions de la femme que je vous dois. Aussi, maintenant, je ne vais plus analyser, ni détailler, ni reprendre tel contour, ni blâmer telle pose ; je ne m’en sentirais pas la force devant cette peinture sympathique et qui fait doucement rêver. Devant le tableau de la Rosanera je me sens émue par je ne sais quel sentiment vague, par une grâce naïve et printanière qui révèle le peintre bien doué, tendrement épris de son art, et qui enfante avec ivresse une œuvre embellie de toute la fraîcheur mélancolique d’un premier amour. J’ai entendu contester que ces jeunes filles fussent de vraies Italiennes ; que m’importe ? ce que je sais, c’est qu’elles ressemblent à des fleurs sauvages qui ont fleuri sur ce sol ; ce que je sais, c’est que ces adolescentes ont déjà toute leur jeunesse qui vient d’éclore et leur beauté qui s’épanouit ; que l’artiste leur a mis dans le regard et dans le cœur cette insouciance déjà rêveuse, cette rêverie sans objet qui fait battre le cœur des jeunes filles ; ce que je sais c’est que cette Rosanera, songeuse comme la Mignon de Scheffer, cette Rosanera et ses compagnes réunissent dans leur beauté simple les grâces idéales de la plus chaste poésie à la sensuelle réalité de la vie ; c’est qu’il y a dans ce tableau une douceur, une élévation, une morbidezza méridionale, une intime assimilation du style et du sentiment qui lui communiquent non pas cet intérêt bête d’un tableau à sujet bien choisi, cet intérêt d’une anecdote racontée au pinceau, mais ce charme indéfinissable, cette saveur exquise d’un poëme de la muse sicilienne.

Cette peinture d’Hébert produit sur moi un singulier effet, que je raconte sans l’expliquer : elle me fait sourire et elle m’attendrit, elle me plaît et elle m’attriste. C’est bien le printemps, l’âme s’éveille à toutes les fraîches émotions ; tout chante, tout sourit de ce sourire ineffable de la jeunesse et de l’amour… Mais quoi ! il y a quelque chose de triste au fond de ce sourire, le souffle de la Malaria semble avoir passé par là. On rêve malgré soi qu’ils pourraient bien s’effeuiller plus tôt qu’on ne pense, ces pâles rayons de l’adolescence. Ces jeunes filles ne sont point des héroïnes de tableaux. Non, tout le charme de ces créations délicieuse se perdrait comme un vain parfum si on leur donnait les proportions de l’héroïsme. Non, leur grâce est une grâce naturelle : elles sont jolies sans le savoir, charmantes sans le vouloir, fraîches — quelle héroïne oserait être fraîche ? — et cependant touchantes. Elles vivent, elles rêvent, elles n’aiment pas encore.

Comme contraste, voici un peintre qui ne dit rien à la pensée, qui ne fait jamais rêver, mais qui, en revanche réjouit les yeux, parle aux sens, et vous amuse comme une joyeuse musique italienne. M. Isabey est un virtuose de premier ordre ; il n’y a pas un de ses tableaux qui ne soit un véritable concert pour les yeux.

Pour les penseurs, qui aiment que l’artiste, sous l’impression directe de la nature, subordonne à l’idée le procédé manuel, M. Isabey manquera certainement de valeur sérieuse. Mais il est sans égal, aux yeux de l’amateur sybarite, qui veut que les artifices du pinceau soient la principale affaire du peintre, M. Isabey n’est point un peintre de sentiment, se fondant sur la recherche naïve de la réalité, c’est un peintre de procédé, demandant ses effets à l’originalité de la manière et à la dextérité de la main. Il ne s’adresse pas à l’esprit, mais aux yeux. Qu’importe le sujet qu’il traite ? que ce soit le mariage de Henri IV, la cérémonie de l’église de Delft, un antiquaire, une marchande de poissons nacrés ou un naufrage, l’aspect sera aussi brillant. Les figures pétilleront, brilleront comme des fleurs, les lumières ruiselleront ; vous verrez des grappes de figurines éblouissantes ; l’esprit s’amusera, l’œil se régalera, vous aurez un tableau divertissant, peint grassement, d’une touche vive, originale, heureuse, peint par un artiste profondément maître de son ingénieux procédé, et qui veut que nul souci, nulle inquiétude ne troublent jamais le spectateur.

Le sujet du tableau de M. Isabey est un incendie en mer. Lisez la notice, c’est effrayant. Voyez le tableau, c’est charmant. Quel tour de force ! Comme ils sont accusés, les reliefs de ces agrès désemparés, comme ces vagues sont joliment fouettées, comme la couleur pétille sur ces grappes d’hommes qui tombent à la mer, avec de chatoyants effets d’un rendu prodigieux ; quelles mosaïques de têtes blondes et brunes, de corps ruisselants d’étoffes spontanément écloses dans les empâtements d’une couleur libre et généreuse ; on dirait un bouquet de fleurs. C’est un naufrage, dites-vous ; que m’importe ? c’est charmant.

Le tableau de M. Clesinger mérite d’être remarqué : c’est une peinture grande et sculpturale. Le sculpteur s’est fait peintre avec une assurance et une audace qui n’ont rien de surprenant, car on reconnaissait déjà le coloriste d’instinct dans le statuaire. L’Ève est dessinée avec une maestria qui rappelle l’école de Florence ; elle ne manque pas d’un certain style ; elle est d’un modelé puissant, d’une hardiesse de pinceau qui touche à l’exagération. La tête paraît un peu petite, l’expression n’en est pas heureuse. Les fleurs au milieu desquelles Ève est couchée sont traitées très-largement. Quels que soient les défauts du tableau, c’est l’œuvre d’un véritable artiste, d’un talent plein de sève et de verve.

Quant aux paysages de M. Clesinger, ce sont des esquisses à peine indiquées, des improvisations passionnées, où il est difficile de reconnaître cet art délicat et harmonieux du paysage, qui demande tant de poésie, de vivacité et une si grande sincérité d’impressions. En somme, ces essais ne prouvent pas grand’chose. M. Clesinger s’expose par là à se faire admettre comme sculpteur par les peintres, et comme peintre par les sculpteurs. Sa réputation ni son talent n’ont rien à y gagner. Nous le retrouverons dans la sculpture, où il est bien lui-même et où nous aurons à lui donner des éloges sans réserves.

L’Astronomie et la Poésie, tableau décoratif de M. Chaplin, ne manque ni de grâce, ni même d’esprit, bien qu’il rappelle trop l’école lâchée, boursouflée et dissolue du dix-huitième siècle. Le dessin est maigre, sans élévation, sans distinction, sans aucun sentiment du beau idéal.

M. Chaplin, il n’y a pas longtemps encore, se faisait remarquer par les qualités sobres, gracieuses, discrètement agréables de son aimable pinceau ; on a vu de lui de fort bons portraits, peints avec un sentiment tendre et délicat. Lorsqu’on se rappelle ses œuvres, on éprouve un regret d’autant plus vif en voyant cet artiste de talent abandonner les routes décentes de l’art digne pour se jeter dans le domaine de l’art décolleté et même graveleux. Il peint le nu, non pas pour chanter un hymne à la beauté, non point pour fixer sur la toile ce divin poëme du corps humain qui est le type le plus élevé du beau idéal, il peint le nu pour le nu. Ses femmes ne sont pas nues, elles sont déshabillées. Je n’insiste pas sur ce défaut, qu’il est toujours difficile pour une femme de critiquer.

À M. Chaplin comme à ses imitateurs je me contenterai de répéter ces paroles de Diderot : « Artistes, si vous êtes jaloux de la durée de vos ouvrages, je vous conseille de vous en tenir aux sujets honnêtes. »

Voici encore un charmant coloriste, pétillant, aimable, facile, trop facile même, car il abuse souvent de ses qualités. M. Célestin Nanteuil a exposé trois tableaux : Séduction, Perdition, Ivresse. Ce sont trois compositions poétiques et agréables. Le dessin n’est pas d’une correction irréprochable, la pensée manque de simplicité, l’expression est entachée d’affectation, néanmoins, malgré ces défauts, ces tableaux prouvent que M. Nanteuil est dans une bonne voie ; il a déjà pris rang parmi les gracieux artistes aimés du public ; il comptera certainement bientôt parmi les artistes d’élite prisés des vrais connaisseurs.

M. Baron est un coloriste de la même famille, plein d’esprit, de talent, un peintre harmonieux, qui ne travaille que pour le plaisir des yeux ; un des émules de Camille Roqueplan, qui ont le plus approché de cet artiste charmant et regretté.

M. Baron a de la coquetterie dans la touche, de l’éclat dans la couleur. Il compose bien ; sa peinture est lumineuse et attrayante. Il excelle à peindre les scènes d’amour, de fêtes, les parties de campagne, les terrasses de marbre, où s’accoudent de belles dames et d’élégants cavaliers. C’est tout un monde heureux, jeune, féerique ; ce sont des concerts, des festins, des parties de plaisir au milieu de paysages riants, un coloris plein de soleil et de charme. Avez-vous vu le délicieux éventail où sont peints cinq médaillons, l’un par M. Baron, les autres par MM. Hamon, Vidal, Français, Eugène Lamy ? Cet éventail est… Mais silence ; la femme allait s’oublier ; elle dépose l’éventail et reprend la plume.

Passons brusquement à un talent d’un tout autre caractère, à un peintre qui vit dans un tout autre monde, qui voit la nature d’une tout autre manière. Il ne s’agit plus de grâce ni d’afféterie ; ce sont des scènes passionnées, terribles, mélodramatiques. M. Antigna est l’Eugène Sue de la peinture.

La peinture de M. Antigna est démocratique. Il ne recherche pas les scènes du monde aristocratique, il ne met en scène que le paysan et l’ouvrier ; ce sont là ses seuls modèles, les seuls qu’il comprenne et qu’il aime. M. Antigna était réaliste avant M. Courbet. Il a de grandes et belles qualités ; sa couleur, un peu terreuse, a néanmoins de la puissance et de l’harmonie ; il est énergique, passionné ; il exprime bien ce qu’il veut exprimer. L’un de ses tableaux représente une Scène de guerre civile. Dans une mansarde, une pauvre famille est en proie aux plus terribles angoisses. Un homme est étendu sur le lit, son linge est taché de sang, sa pensée, son regard se dirigent vers la porte, l’ennemi va venir peut-être ; un jeune homme déterminé, pistolet au poing, se tapit contre cette porte ; la femme du blessé se tient près du lit, armée d’une hache, résolue à sauver son mari au péril de sa vie ; plus loin une jeune fille s’est évanouie ; enfin, près de celle-ci, à l’angle droit du tableau, une vieille femme épouvantée se jette à genoux devant un crucifix.

Il y a plusieurs tableaux dans cette toile ; la composition manque d’unité, l’intérêt, au lieu de se concentrer sur les personnages principaux, le blessé et sa femme, s’éparpille également sur tous. Les têtes sont bien dessinées et très-justes d’expression. Plus simplement conçu, avec un peu plus de science des sacrifices, ce tableau eût été une des meilleures toiles de M. Antigna.

Dans les Baigneuses effrayées, M. Antigna, contre son habitude, a cherché la grâce et le charme de la couleur. Son tableau n’est pas sans mérite. Mais combien je lui préfère cette charmante petite toile intitulée le Sommeil de midi ! Une petite fille, étendue sur l’herbe, dort à l’ombre. Rien de plus naïf, de plus souriant et en même temps de plus vrai. C’est une véritable idylle de village. Cela sent l’odeur enivrante des foins coupés. C’est délicieux et complet.

M. Eugène Faure a peint l’Éducation de l’Amour. Debout, sur un tertre de gazon, Vénus montre à son fils comment il doit se servir de ses flèches acérées. C’est une peinture gracieuse, une nudité chaste, tenant du tableau et du bas-relief. La verdure, les fleurs, la blonde lumière, tout indique le printemps, cette douce saison de l’amour. Sans doute le sujet est un lieu-commun : c’est toujours la Vénus éternellement chantée par les poëtes, éternellement décrite par les peintres ; mais l’invention est rare chez nos artistes, et il faut tenir compte à M. Faure du charme qu’il a su donner à sa peinture.

M. Salmon est le peintre ordinaire des dindons. Il affectionne particulièrement ce précieux animal importé de l’Inde par les jésuites, et telle est la puissance de l’art, qu’il est parvenu à se faire une réputation en le peignant.

La Gardeuse de dindons nous montre ces augustes volatiles dans les proportions tout à fait historiques. Le tableau est noir de dindons, et la pauvreté qui règne sur cette multitude gloussante semble avoir adopté la sombre livrée de ses bêtes. Le dessin est alourdi par les teintes ternes et opaques ; M. Salmon nous avait habitués à mieux.

M. Bonvin est un artiste sérieux et qui a su conquérir une réputation méritée. Ses tableaux ont ceci de remarquable, que, bien qu’il attende sa réussite du pouvoir de l’effet matériel, il la doit cependant à la valeur intime de ses sujets recueillis, rendus avec une sincérité vigoureuse peu commune. Ses sœurs de la charité, ses ouvrières humblement occupées à quelque travail de couture, ses petites toiles, où il est toujours préoccupé de l’adroite et sobre économie et de la concentration de la lumière, sont des œuvres consciencieuses, attachantes, qui font aimer l’artiste et son talent. Malheureusement, cette année, il s’est quelque peu écarté de cette excellente voie. Son tableau, Une lettre de recommandation, est tout plein d’excellentes qualités ; mais il exagère ces qualités au point d’en faire des défauts.

En voulant trop faire silencieux et calme, le peintre a fait sourd et lourd ; en voulant trop concentrer la lumière, il a fait sombre. En visant trop au recueillement, il a presque atteint la pétrification. M. Bonvin nous doit une revanche, et ce n’est certes pas le portrait de M. Octave Feuillet qui peut être accepté pour cette revanche. Les tableaux de M. Charles Marchal, et notamment le Dernier baiser, sont des peintures de moraliste et d’observateur, exactes, serrées, littérairement conçues, dans les données précises du roman de mœurs ou du drame actuel. Si M. Marchal n’était pas un peintre distingué, il serait un excellent romancier de l’école d’Eugène Sue.

Il est impossible de ne pas s’intéresser à cette scène de séparation douloureuse ; car ce n’est pas l’inconduite qui pousse la pauvre mère à se séparer de son enfant ; elle ne le met pas aux Enfants-Trouvés pour cacher le fruit d’une faute ; non, elle se sépare de lui parce que la misère a tari sa mamelle, parce qu’elle ne peut plus le nourrir ; parce que, si elle ne se sépare pas de lui, il mourra, et qu’elle aime mieux mourir de douleur que de laisser mourir son enfant d’inanition.

Dans ces Impressions d’une femme, vous vous étonnez déjà que la mode n’ait pas encore fait irruption. La voici, escortée de ses serviteurs les plus zélés, messieurs les portraitistes jurés.

M. Dubufe fils est certainement un homme de talent, un peintre habile, mais il sacrifie à la mode ; la mode est sa muse. Il excelle à faire joli, et c’est ce qui enchante sa ravissante clientèle de jolies femmes. M. Édouard Dubufe a trop d’intelligence pour ne pas savoir ses défauts mieux que moi-même. Mais ses défauts lui sont imposés, aussi ne voudrais-je pas lui reprocher son procédé un peu mesquin, sa recherche, sa mignardise, son faire vitreux et mou, son manque d’accent, de réalité.

Je m’en prends à ses modèles, et je leur dis :

Ah ! mesdames, comment êtes-vous si peu intelligentes que d’exiger de tels sacrifices de M. Dubufe ? Comment prenez-vous pour le beau cette grâce factice, cette recherche galante et légère ; comment pouvez-vous croire qu’on arrive à la ressemblance par cette peinture lisse, où l’on ne sent ni les os, ni les muscles, par ce maniérisme fluide et souple, mais inconsistant, par cette grâce débile ?

Vous serez punies vous-mêmes par où vous avez péché. Votre portrait vous enchante aujourd’hui ; il est à la mode. Il n’y sera plus demain, et vous le reléguerez avec vos capotes de la veille et vos bonnets de l’année dernière.

Mêmes observations pour M. Winterhalter : son portrait de la princesse Woronzoff ressemble à une pâle imitation de Lawrence.

M. Dubufe père possède naturellement les défauts que son fils se donne malgré lui ; sa peinture a les charmes vieillots de la mode d’avant-hier. Voyez sa Vénus anadyomène, comme dirait M. Ingres, quelle fadeur !

À tous ces portraits je préfère le portrait réel, qu’expose M. Mattet. Voilà une image qui doit être ressemblante et qui est l’œuvre d’un artiste studieux et sincère.




V

LOUIS BOULANGER. — MILLET. — CH. COMTE. — MULLER. — JACQUAND. — AZE. — ADOLPHE LELEUX. — ARMAND LELEUX. — BRION. — JULES BRETON. — CABANEL.


Le Salon de 1827 fut, m’a-t-on dit, un des plus brillants de la moderne école. Les plus belles pages de ce Salon sont restées illustres et survivront à notre époque. Delacroix y exposa plusieurs des plus beaux tableaux de son œuvre. L’école tout entière était pleine d’audace et de fougue. Cette généreuse passion dont lord Byron s’était fait le sublime don Quichotte, le philhellénisme, était la dixième muse de l’art, elle inspirait nos jeunes maîtres, et elle les inspirait si bien que les œuvres de cette époque n’ont rien perdu de leur valeur et ont survécu même à ce mérite dà propos qui fait vivre pour un temps grand nombre de productions médiocres.

C’est cette année-là que Scheffer exposa ses Femmes Souliotes inspirées par cette passion et qui sont restées un de ses bons tableaux. C’est cette année-là que fut exposée la Naissance d’Henri IV, par Eugène Devéria, tableau excellent, d’une composition harmonieuse, d’une couleur brillante et d’une exécution libre autant qu’habile ; c’est cette année-là aussi que fit ses débuts, débuts éclatants, M. Louis Boulanger, l’auteur du Mazeppa dans lequel, si j’en crois ceux qui m’en ont parlé, le jeune artiste fit preuve d’un talent plein de passion et de furie. Malheureusement pour lui, la même année, on vit le Mazeppa propret, léché, de M. Horace Vernet, lequel nuisit beaucoup à l’œuvre franchement romantique de M. Louis Boulanger.

Cet artiste a peint depuis lors d’autres tableaux, demeurés justement célèbres ; tels sont, notamment, le Triomphe de Pétrarque, la Ronde du Sabbat, les Jardins d’Armide, les Noces de Gamache, etc., etc., tableaux qui produisirent un très-grand effet à cette époque où les meurtres académiques étaient encore le comble du terrible, et où M. Heim passait pour un grand coloriste.

Chose à remarquer, trois des peintres qui brillèrent à ce salon de 1827, dont je parlais plus haut, figurent au salon de 1859, à trente-deux ans de distance. Ce sont MM. Eugène Delacroix, toujours aussi bouillant, aussi coloriste, aussi passionné qu’autrefois ; Louis Boulanger, qui, dit-on, a un peu alourdi, assombri son coloris, et enfin Eugène Devéria, qui semble avoir oublié tout à fait la Naissance de Henri IV, ce tableau merveilleux de la brebis qui vient d’accoucher du lion.

Quant à M. Louis Boulanger, qu’il m’est impossible de comparer à lui-même, attendu que je n’ai pas vu ses tableaux d’autrefois, je ne puis dire si, comme on me l’a assuré, son pinceau a perdu quelques-unes de ses qualités. Ce que je sais, c’est que le portrait d’Alexandre Dumas en Circassien est peint avec beaucoup de chaleur, de verve, de vie, et que la couleur en a beaucoup d’éclat, d’harmonie et de solidité.

Quand un peintre fait le portrait du premier bourgeois venu, il lui est permis de ne pas faire ressemblant. Pourvu qu’il ait fait une belle image, bien comprise, bien pensée et bien peinte, nous, gens de goût, indifférents au modèle, nous nous soucions fort peu de la ressemblance. Le peintre, au lieu de copier un modèle vulgaire, a créé un type, cela vaut bien mieux.

Mais lorsqu’un artiste fait le portrait d’un homme illustre, d’un grand poëte, d’un grand écrivain comme Alexandre Dumas, la ressemblance est un des premiers devoirs. Admirable chose à faire que le portrait d’un homme de génie, mais aussi chose difficile par-dessus tout. M. Louis Boulanger a réussi parfaitement celui d’Alexandre Dumas. C’est bien là le fécond auteur de tant de livres dont lui-même a oublié les titres, le créateur de tant de drames qui ont remué le monde ; voilà bien son front vaste, son regard brillant et sa lèvre causeuse. Voilà bien ses traits, et voilà bien aussi sa physionomie. Une seule chose me déplaît dans ce portrait, c’est le costume. Le costume fait très-bien comme effet pittoresque et comme couleur, mais il gâte la ressemblance ; la coiffure surtout, qui amoindrit la tête et cache cette forêt de cheveux indomptés, signe de force et de puissance.

Le portrait de M. Granier de Cassagnac est inférieur à celui du maître, celui de M. Alexandre Dumas fils est très-ressemblant et très-bien peint.

Outre ces portraits, M. Louis Boulanger a exposé plusieurs tableaux fort intéressants.

Je citerai notamment le Don Quichotte avec les chevriers, et la Rencontre de Gil Blas avec Melchior Zapata, où M. Louis Boulanger, peintre lettré, d’une grande imagination, a su parfaitement saisir la couleur espagnole et sauvagement poétique du sublime roman de Cervantès, et celle de l’espagnolerie souriante et railleuse de ce Parisien de Lesage.

M. Louis Boulanger n’est pas tout à fait un rêveur et je lui en sais gré. La rêverie est une grâce dont il faut se garder d’abuser. Louis Boulanger ne rêve pas seulement, il sent et il voit ; aussi ne s’inspire-t-il pas des poëtes nuagueux d’outre-Rhin. Il laisse Gœthe à Ary Scheffer ; il abandonne la poétique vision de Marguerite et le Faust poncif aux peintres débiles et brumeux. Lui, il va checher ses inspirations chez les poëtes des pays du soleil ou chez le grand William, ce poëte du soleil des passions, il lui faut à lui Roméo et Juliette, Othello, le Marchand de Venise, etc.

Le tableau du Christ aux saintes femmes est une très-belle chose, empreinte d’un excellent sentiment religieux, et qui est bien certainement le plus distingué de tous les tableaux d’église exposés au palais de l’industrie.

Me voici forcée de revenir sur les fautes du jury. Certes, je ne veux pas exagérer les reproches qu’on lui adresse. Je suis tentée de lui en adresser d’une toute autre nature. Je lui reproche surtout d’avoir reçu des tableaux qui figurent honteusement à l’Exposition, la déshonorent et empêchent de voir les bons tableaux, qu’ils éteignent de leurs tons criards.

Mais le jury mérite aussi toutes les accusations dirigées contre lui pour certaines de ses exclusions, coupables et inexplicables.

On a beau vouloir excuser le jury, il suffit de citer vingt noms d’artistes éminents pour réduire au mutisme la voix assez osée pour tenter une justification impossible. Oui, certes, des exclusions qui autrefois ont atteint des noms comme ceux de Delacroix, Barye, Préault, Diaz, Rousseau, et vingt autres, qui, cette année, ont atteint Millet, sont certainement le plus déplorable résultat des entêtements systématiques des académiciens aveugles. L’absence de toute autorité découle nécessairement de ces rigueurs plus maladroites et plus ridicules encore que nuisibles. Le jury croit-il servir l’art par ces iniquités ? Il lui fait le plus grand tort, au contraire, parce que les vanités saignantes justement condamnées ont beau jeu pour cacher leur défaite méritée derrière ces injustices éclatantes qui leur servent à la fois de rempart et d’artillerie.

Le tableau de M. Millet, la Mort et le Bûcheron, refusé par le jury cette année, est certainement un des plus remarquables qui aient passé devant les yeux du jury, et on ne peut comprendre qu’il ait été repoussé.

On a prétendu que M. Millet était un réaliste ; il n’en est rien. Je hais le réalisme. Eh quoi ! nous avons la gloire des arts, nous avons les longues études qui demandent de longues années, nous vivons dans une ville brillante de grâce, de beauté, brillante par ses monuments ; nous vivons au milieu d’une civilisation à la fois moderne et antique ; moderne par la passion, antique par cette tradition merveilleuse qui est la métempsycose des hommes et des nations, par laquelle l’âme de Ninive a animé Memphis, l’âme de Memphis Athènes, l’âme d’Athènes Rome, l’âme de Rome Paris, la plus glorieuse de toutes ces villes, parce qu’elle tient à la fois de toutes les autres et d’elle-même ; et c’est au milieu de cette ville de Paris, centre de la civilisation, que les réalistes osent élever la voix pour nous dire, ces nouveaux barbares, qu’il n’y a pas d’enseignement du passé au présent ; que l’âme des nations ne se perpétue pas dans les nations ; qu’il n’y a pas de tradition, et par conséquent pas de progrès, puisque le progrès c’est la vie aidée de la tradition, la force vivante ajoutée à la force des devanciers ; que les cités ne se transmettent pas leurs conquêtes intellectuelles comme de glorieux héritages ; qu’il n’y a pas d’art, enfin, puisque la négation de l’art peut remplacer l’art, puisque l’on trouve des admirateurs, pour le néant mis à la place de l’invention, à la place de l’ordre, à la place de la couleur.

Mais si je hais le réalisme, vulgarité doublée d’impuissance, je me garde bien de confondre avec le réalisme, cette étude approfondie de l’homme pauvre, souffrant, digne d’amour et de pitiés de l’homme grandi par la résignation, par le travail, par la souffrance même, étude passionnée, douloureuse, généreuse et féconde à laquelle se livre M. Millet depuis bien des années, malgré la colère des réalistes qui le répudient et malgré les dédains des académiques qui ne le comprennent pas.

Dans les tableaux de Millet, je trouve ce qui se trouve si rarement dans la plupart des tableaux modernes, une pensée ! Les autres peintres ; peignent des costumes, lui peint des hommes. Tous les hommes de Millet travaillent, donc ils pensent ; — c’est ce que l’on n’a pas assez compris. Se mouvoir, c’est accomplir un acte organique, instinctif, à la portée de tout être vivant ; travailler c’est le propre de l’homme fait à l’image de Dieu, ce travailleur éternel !

L’homme qui travaille s’unit à Dieu et prie par conséquent. Le travail est la plus sainte et la plus féconde des prières. Voilà pourquoi les tableaux de Millet nous causent une si vive, une si profonde impression, une impression si grandement religieuse. Ces tableaux sont des prières, mais les prières les plus touchantes et les plus communicatives, les prières des hommes simples qui ont le front courbé vers la terre et qui prient en semant le blé, en moissonnant, en glanant, qui prient, en un mot, par le travail, en faisant dans leur cœur la part de Dieu.

Cette prière-là, on a beau dire ; on a beau faire, cette prière des cœurs simples, cette foi robuste du charbonnier et du laboureur sera toujours plus touchante que celle de l’enthousiaste, du savant, du poëte, qui vont trouver Dieu par la pensée pour s’unir à lui. Cet homme inoccupé qui prie en extase rêve aussi, et la rêverie a ses dangers ; de la réverie au doute il n’y a pas bien loin. Et puis l’action est toujours préférable à la simple volonté, celui qui prie en action prie bien mieux que celui qui ne prie qu’en pensée.

Voyez, par exemple, cette jeune femme qui mène paître dans un champ inculte sa vache amaigrie. Il y a dans sa pose immobile et patiente, il y a dans sa tournure, il y a dans sa laideur même tant de caractère et de sérénité douloureuse, il y a dans l’ensemble et dans les détails un style si évident, si grand, une telle indifférence pour ce qui est détail individuel, une telle intelligence de tout ce qui est trait de caractère, que cette figure est devenue un type. On dirait une statue de la résignation.

Quant au tableau refusé par le jury : la Mort et le Bûcheron, c’est certainement le poëme le plus saisissant que l’on puisse imaginer ; c’est la traduction la plus naïvement indépendante de la fable de La Fontaine. Le bûcheron est tombé épuisé auprès de son fagot. La Mort vient. La Mort, pour ce pauvre vieillard, c’est certainement l’amie qui délivre. Mais non ! le vieillard tient encore à la vie ; que dis-je ? il tient à ses souffrances, il tient à ses rudes travaux, il se cramponne à son fagot, qu’il maudissait tout à l’heure. Cet amour de la vie souffrante en face de la mort amie et qui apporte la délivrance, n’est-ce pas encore une prière, un hymne de reconnaissance. C’est si riant et si beau, la vie !

La scène se passe au fond d’un chemin creux, on ne voit qu’un bout de paysage au haut de la berge ; mais le paysage est si souriant, les derniers rayons du soleil couchant colorent si gaiement le feuillage jauni par l’automne, que l’on comprend ce regret de la vie même, au cœur du vieillard qui a terminé sa journée, son année, sa vie de labeurs et de misère. La Mort, vue de dos, est enveloppée dans une sorte de robe de laine blanche qui empêche de voir les détails horribles du squelette ; le vieillard est admirable de dessin. Sous ses habits grossiers et résistants on sent le corps. Il y a des bras sous ces manches, des jambes dans ce pantalon usé. Si M. Millet ne peint pas le nu, ce n’est certes pas par ignorance ; il est capable plus que personne de mettre une figure sur ses pieds. Ce tableau en un mot brille par toutes les qualités qui révèlent le véritable artiste original et créateur : sentiment profond, dessin plein de grandeur, exécution sagement subordonnée à la pensée, couleur harmonieuse et parfaitement d’accord avec le sujet traité par le peintre. L’exclusion de ce tableau reste pour moi la plus incompréhensible des erreurs du jury.

M. Charles Comte diffère essentiellement de Millet. Il aime les costumes fidèles, une action, un fait historique, simple fait de chronique, nettement indiqué, une combinaison de scène habile, des expressions justes, des personnages qui agissent, qui représentent une époque, et tout ce qu’il aime, il a l’art de nous de montrer.

Ce sont là de grandes qualités mais elles ne suffisent pas encore. Pour émouvoir, il faut que les figures qui s’agitent sur la toile soient vraies autrement que par leurs costumes. M. Comte dessine bien et ne compromet pas son système par une fausse application. Mais ce qui manque dans ses tableaux, c’est le style, c’est la vie particulière qui anime tous les personnages avec l’âme même du peintre. Le bric-à-brac de l’histoire, que l’on me permette cette expression triviale, le préoccupe beaucoup plus que l’esprit des temps qu’il veut nous montrer. Son Alain Chartier, par exemple, ressemble beaucoup plus à une scène d’un drame historique montée avec beaucoup de luxe, qu’à une scène poétique de l’histoire.

Alain Chartier était un auteur de marque du quatorzième siècle. Il a été regardé comme un écrivain du premier mérite et aussi comme un des plus grands orateurs de son temps. Il a laissé des poésies fort estimées jadis et divers ouvrages en prose : le Curial, le Quadrilogue, l’histoire de Charles VII, dont il fut le secrétaire.

Il lui arriva une aventure qui a rendu son nom plus célèbre que ses livres même. Un jour, en sortant de la messe, Marguerite d’Écosse, femme du dauphin qui devait devenir Louis XI, traversant une salle du palais avec une grande suite de dames et de grands seigneurs, aperçut Alain Chartier endormi sur un banc. Elle s’approcha de lui et « l’alla baiser en la bouche, » comme dit un vieil auteur.

Et comme les seigneurs et les dames qui suivaient la dauphine s’émerveillaient de cette action, d’autant plus qu’à dire vrai la nature avait enchâssé en Alain Chartier une belle âme dans un corps fort laid, la princesse se retournant, leur dit :

« Sachez qu’il ne vous faut estonner de ce mystère, d’autant que je n’entends point avoir baisé l’homme, mais la bouche de laquelle sont issus tant de mots et sentences dorez. »

Ce qui manque au tableau de M. Charles Comte est précisément ce qui fait le charme de ce récit ; la naïveté poétique. L’anecdote d’Alain Chartier, que j’oserai appeler anecdote-légende, est pleine de grâce et de jeunesse, pleine d’élégance galante. Les anciens nous apprennent que les abeilles venaient se poser sur les lèvres de Platon enfant ; une femme, une reine venant baiser le poëte sur les lèvres, n’est-ce pas bien plus gracieusement poétique ? Le tableau de M. Charles Comte n’est pas assez idéal ; il raconte le fait comme le ferait un chambellan, non pas comme le ferait un poëte.

Le cardinal de Richelieu, jouant avec ses petits chats, devant son feu, est un autre tableau de M. Comte que je préfère au premier. Les costumes de l’époque sont plus connus et moins ornés de détails ; ils se rapprochent déjà plus de notre temps. Pour être exact, l’artiste n’a pas été, comme dans l’autre tableau, forcé de se livrer à des recherches archéologiques, où se sont un peu absorbées ses facultés de peintre.

M. Comte ne sacrifie pas assez les détails à l’effet général. Il y en a plusieurs qui prennent trop d’importance et détournent l’attention du sujet. Rien n’effraye plus la muse que ces inventaires de mobiliers et de costumes faits avec la précision qu’y mettrait un commissaire-priseur.

Il est certains sujets de tableaux qui conduisent à des succès populaires assurés et tout à fait indépendants du mérite même de l’œuvre. Ainsi le Décaméron de Winterhalter, peinture essentiellement médiocre, mais agréable à l’œil, brillante, coquette, montre au vulgaire charmé de jolis minois de femmes et de belles têtes d’hommes, belles têtes de cire à faire rêver un coiffeur.

Éparpillant toutes ces figures sur le velours des gazons, sous les arbres, au milieu des cristaux, des aiguières, des armes bizarres, des instruments de musique, en un mot de tout le bric-à-brac des scènes de plaisir et de luxe, le Décaméron produisît sur le spectateur un effet forcément agréable. D’autant plus qu’au moment où parut le Décaméron, il était à la fois une réaction contre les mythologies des classiques et contre les scènes du moyen âge des romantiques, et que M. Winterhalter avait au moins le mérite d’être le premier qui se fût avisé d’exploiter ce genre faux et joli, qui est à la peinture ce que les gravures de mode sont aux belles planches de Rembrandt, d’Albert Durer ou de Marc-Antoine Raimondi.

M. Winterhalter, ayant inventé le genre décaméron, eut nécessairement une foule d’imitateurs, désireux de partager son succès. Pendant quelques années, il plut des décamérons. Chacun fit son tableau de fête élégante et champêtre, montrant bon nombre de fillettes aussi avenantes que les plus jolies demoiselles de comptoir, ajustées avec une liberté que le caprice autorise, dessinées avec une désinvolture de pinceau que la campagne excuse, des arbres servant de prétexte à toutes les incartades d’ombre et de lumière, des gazons veloutés, plaqués d’ombres blondes, des ciels fantastiquement jolis. Les bergerades coquettes des précieux du Lignon étaient dépassées en affectation, en maniéré, en faux joli, mais non en grâce et en distinction.

M. Muller fut un de ces faiseurs de décamérons, et il eut, il y a quelque dix ou douze ans, un grand succès, à rendre M. Winterhalter jaloux. Malheureusement pour les artistes de talent pomme M. Muller, il y a des succès qui se payent bien cher ; on est puni par où l’on a péché. On a cherché la popularité à laide du joli, et le joli s’attache à votre chair comme la chemise du centaure Nessus, et vous ne pouvez plus l’arracher sans arracher en même temps votre peau, vos muscles, sans faire couler votre sang.

M. Muller en est réduit là. On dirait que, pour secouer son succès de décaméron, pour s’arracher a joli, il cherche les sujets les plus dramatiques, les plus sombres, les plus terribles ; vains efforts, le joli persiste, le joli domine, et jusqu’à l’appel des condamnés à mort, M. Muller peint tout joliment.

M. Muller nous montre, cette année, une scène qui prête à l’effet dramatique, une de ces scènes de violences religieuses qui font pendant au dragonnades de Louis XIV. Seulement ici, ce sont les protestants, qui sont les fanatiques persécuteurs et les catholiques sont les martyrs. Des soldats anglais embarquent les jeunes filles irlandaises pour la Jamaïque.

M. Muller a disposé ses personnages comme aurait pu le faire un habile metteur en scène disposant le tableau final d’un quatrième acte, mais on sent qu’il est sans passion, qu’il ne partage pas la foi de ses victimes de l’intolérance anglicane, qu’il ne se mêle pas à elles. Il s’est préoccupé, surtout, de peindre de jolies victimes, portant convenablement la douleur. Dans ses personnages, la douleur n’est point dans l’âme, elle s’exprime au moyen d’une mimique conventionnelle, comme le langage des sourds-muets ou celui des ballets. La main sur le cœur veut dire : je vous aime ; les deux index, placés côte à côte, signifient : je voudrais bien vous épouser ; les bras raides, les mains jointes, les prunelles convulsées, les sourcils arqués vers le ciel, signifient : Ô mon Dieu ! que je suis malheureuse.

Du reste, les expressions du visage sont nulles ; un placide sourire mélancolique, qui veut être douloureux, mais qui ne lest pas, tient lieu de pensée, d’intérêt, d’action même. Les teintes, qui veulent être les plus sombres, sont tendres malgré le peintre. Dans un décaméron, il eût fait du rose tendre, du vert céladon, du jaune tendre et du bleu tendre. Dans ce tableau, qui aspire à l’effet dramatique, il fait du brun tendre, du sombre tendre, du noir chatoyant, du foncé qui se pâme. Tout cela plaît lorsque l’artiste voudrait toucher ; tout cela est charmant et sans valeur ; le peintre voudrait être intéressant, et n’arrive qu’à une grâce molle et monotone, à une grâce un peu plus assourdie par la nature du sujet, mais que ne rehausse ni l’élévation du style, ni l’étude consciencieuse. C’est là une douleur d’opéra-comique, un dessin élégant sans fermeté, une peinture fluide, molle, estompée, adroite, sûre comme un parafe, agréable, mais froide et restant toujours étrangère à tout sentiment, à toute passion.

Heureusement pour moi, je puis me dédommager de ces critiques en faisant l’éloge d’un excellent portrait de religieuse exposé par M. Muller. Le portrait est bien peint, sobrement, sévèrement, sans fausse enluminure ; il est bien dessiné, très-consciencieusement étudié ; l’expression de la tête est calme et belle, l’ensemble vous frappe par la sage harmonie de la couleur et de l’arrangement. Les efforts du peintre pour arriver à la perfection par des moyens dont la sévérité l’effraye d’ordinaire sont tout à fait dignes d’éloges ; ce portrait suffit pour que l’on ne désespère pas de M. Muller : lorsqu’il aura rompu avec le joli, il sera un peintre.

M. Glaudius Jacquand est toujours le peintre des scènes historiques ; cela intéresse sans émouvoir ; cela manque d’originalité ; c’est du Walter Scott de troisième main ; c’est une réunion de qualités de troisième ordre, justement équilibrées dans une médiocre et doucereuse harmonie, sujet raisonnable, banal, choisi avec une médiocre intelligence, petit dessin sans ampleur, mais sans erreur choquante, composition honnêtement conçue, couleur qui n’est pas précisément froide, mais qui arrive à une tiédeur de bain-marie. Arrangement convenable, effets rebattus et mesquins, rien qui étonne, mais aussi rien qui choque, sans qualités qui frappent, sans défauts qui déplaisent, peinture bourgeoise, peinte avec une sérénité exempte de toute inquiétude et qu’aiment les vulgaires amants de la besogne faite proprement.

M. Aze a exposé un Côme Ier de Médicis, tuant son frère, sujet emprunté à l’Histoire des Médicis, par Alexandre Dumas. Après la mort tragique de sa fille, la grande-duchesse s’était retirée dans les jardins de Pise avec ses deux fils, don Garcia et le cardinal Jean, de Médicis. À la suite d’une querelle à la chasse, don Garcia poignarda Jean, son frère. La mère lui avait pardonné ; mais Côme n’était pas si facile à fléchir : il poignarda don Garcia pour lui apprendre à vivre. Ah ! la jolie famille ! Comment un peintre peut-il choisir un sujet pareil ! quel intérêt peuvent avoir les sanglants démêlés de ces Alcides bourgeois ? Je conçois les grands crimes quand ils ont la passion pour excuse. Je lisais dernièrement dans un Recueil d’anecdotes qu’un jour un enfant tua son frère plus jeune en le jetant dans le feu. La mère, furieuse, précipita le petit coupable dans un grand chaudron plein d’eau bouillante, où il périt. À cette vue, le père furibond poignarda sa femme et se pendit ensuite de désespoir. Santeuil, chargé de raconter cette histoire, l’enferma tout entière en deux alexandrins, pensant, avec raison, que moins on raconte ces choses, mieux on fait. On peut faire mieux encore que de dire cela en deux vers, c’est de ne pas le dire du tout. Il était si facile à M. Aze de ne pas choisir ce sujet ! Je lui conseille de ne pas peindre le gracieux sujet du poëme concis de Santeuil.

Ce reproche fait, il faut louer M. Aze de l’exécution de son tableau. M. Aze est un peintre consciencieux et chercheur, de l’école de M. Robert Fleury. Son dessin sent un peu le travail, mais il est correct ; sa couleur est brillante, solide, comme celle du maître ; elle manque de finesse et de transparence. Les détails de l’architecture et de la décoration sont faits avec soin, sans recherche exagérée. Ce tableau se sauve de ce que le sujet a de répulsif par l’harmonieuse homogénéité de l’exécution et par l’habile concentration de la lumière sur l’action principale. C’est l’œuvre d’un artiste de talent et d’avenir.

M. Adolphe Leleux est un coloriste originale, il est lui, il est vrai. Il est observateur sagace. Ses scènes de paysans sont intéressantes, sincères, lumineuses. Il abuse parfois des oppositions et les pousse jusqu’à devenir lourd, mais jamais il ne reste au-dessous de son effet. Il se risque souvent à le dépasser et me fait penser à ces barytons qui ont une belle voix et qui ; ne se contentant pas de chanter, se mettent à crier. C’est la mode aujourd’hui au théâtre, on crie et on ne chante plus, mais en peinture c’est tout le contraire, on ne chante même plus, on fredonne, et ma foi je ne me sens pas le courage d’en vouloir à qui sait encore élever la voix, même pour crier.

M. Armand Leleux est aussi un peintre fort distingué, et qui, comme son frère, mérite toutes les sympathies. Dans ses petits tableaux d’intérieurs, il abuse aussi quelque peu des contrastes. À force de les employer à produire le relief, il se rend dur et un peu noir ; les figures viennent ainsi fort en avant, mais te tableau manque d’air et d’espace. Les toiles de M. Armand Leleux, malgré ces défauts peu sérieux, produisent une impression vive et soudaine. On aime ce coloris qui tient à la fois des Flamands et des Espagnols, et qui s’attache à des figures naïvement conçues et curieusement étudiées. MM. Adolphe et Armand Leleux sont des artistes auxquels on sait gré de leurs progrès parce qu’on aime leur talent consciencieux, modeste, ennemi de toute réclame et de toute coterie, et qui ne cherche le succès que par le travail et l’intelligence.

M. Brion peint aussi des paysans. Il aime surtout ceux de la forêt Noire. Peinture nette, ferme, bon sentiment de couleur, un peu d’exagération dans les contrastes.

M. Jules Breton est un des artistes qui ont le plus de succès cette année, malgré ce que sa peinture a d’un peu monotone et d’un peu lourd ; à quoi cela tient-il ? à la poésie qu’il apporte dans ses sujets les plus simplement vulgaires, à cette faculté charmante qui fait seule les vrais artistes, la faculté d’interpréter la nature avec leur âme et d’idéaliser ainsi les choses les plus réelles, les plus simples. Les Glaneuses sont essentiellement un tableau d’émotion ; on y sent l’émotion que l’on éprouve toujours à la fin d’une belle journée d’été, lorsque le soleil est descendu à l’horizon ; l’émotion que donne la campagne, l’émotion que donne le travail, cette prière, comme je le disais plus haut. Les Glaneuses de M. J. Breton sont pour moi un tableau religieux, plus religieux que la Procession, qui cependant représente une cérémonie religieuse !

Voici un tableau dont je pense beaucoup de bien, malgré les reproches que j’ai envie de lui faire. C’est la Veuve de l’organiste, par M. Cabanel. M. Cabanel est un idéaliste, un talent correct, fin, un talent issu de l’école des Beaux-Arts, et qui cependant a su dépouiller ce que les poncifs de cette école ont d’antipathique aux gens intelligents. Dans ce tableau de la veuve, la principale figure : est fort belle, pleine de douleur et d’émotion. Les autres sont moins heureuses, un peu entachées de cette affectation angélique des néo-Allemands. Ange ou bête, a dit Pascal, c’est lorsqu’on veut faire l’ange qu’on fait la bête. Le jeune homme blond qui prend une pose rêveuse et affecte le sentiment, fait l’ange.

La couleur du tableau est agréable, mais trop léchée. En somme, malgré tous ses défauts, l’œuvre touche. C’est une page d’un roman intéressant que nous avons sous les yeux.

Il se peut qu’on se récrie sur cette phrase, qui, pour moi, est un éloge. Je sais bien que beaucoup de peintres ont la prétention de pouvoir se passer du sujet. Pour eux, la peinture doit, comme la musique, chercher ses effets dans la mélodie, dans l’harmonie des couleurs, et faire naître la pensée en s’adressant d’abord aux sens. Pour moi, tout en reconnaissant qu’il ne suffit pas de trouver un sujet intéressant pour intéresser, je sais gré au peintre qui se préoccupe d’abord de la pensée de son œuvre. Le tableau de genre surtout, qui doit être le roman de la peinture, le tableau de genre a une mission intellectuelle trop méconnue. Comme le romancier, le peintre peut contribuer à propager ou a faire disparaître certains principes, certains sentiments. Il peut attirer l’affection ou la désaffection sur certains types et par conséquent sur les idées que ces types représentent ; il peut convertir par le sentiment. Le tableau de genre devrait être un traité de philosophie à l’usage des femmes.

C’est, que les peintres me permettent de le leur dire, c’est ce qui fait la grande supériorité de la littérature sur la peinture. Trop souvent, la peinture se contente d’amuser les yeux. La littérature parle au cœur et à l’esprit, même dans ses petites œuvres. En peinture, il n’y a que les grandes œuvres qui élèvent l’âme ; en littérature, combien de petits romans ont eu une influence immense sur leur siècle !

Et cependant la peinture pourrait se rendre utile aussi : elle pourrait, sans donner la raison des solutions, en donner l’enthousiasme ; elle pourrait mettre devant nos yeux un idéal qui nous conduisit, à travers les montagnes et les fleuves, au berceau de la vérité naissante. Mais non, elle ne fait rien de cela. Elle songe à décorer de ses petits tableaux nos petits appartements, et la voilà satisfaite. Citez-moi un petit tableau qui ait eu sur son époque le quart de l’influence qu’a eue sur la sienne, par exemple, Paul et Virginie, ce petit tableau de genre à la plume qui a purifié l’amour au dix-huitième siècle ? La Julie, de Jean-Jacques, a émigré par une glorieuse et incontestable métempsycose dans l’âme de ces généreuses héroïnes de l’aristocratie qui montaient en chantant sur l’échafaud. Le livre sait très-bien qu’il n’est pas une simple récréation ; pourquoi le tableau se relègue-t-il à ce rôle secondaire, pourquoi ne cherche-t-il pas à avoir une influence morale, à agrandir les âmes, à redresser les caractères ? Pourquoi ? Si la peinture se résigne à renoncer à cette morale influence qu’a la littérature, que la peinture reconnaisse sans contestation la supériorité des lettres.


VI

Exposition des œuvres d’ARY SCHEFFER au boulevard des Italiens. — YVON. — BARRIAS. — PILS. — CURZON. — LOUIS ROUX. — HENRU LEHMAN. — RODOLPHE LEHMAN. — LANDELLE. — HAMMAN. — VETTER. — CHAVET. — VOILLEMOT. — RICARD. — BÉNÉDICT MASSON. — LIES. — MADAME O’CONNEL. — ROBERT. — HEILBUTH.


L’exposition d’Ary Scheffer offre un tel intérêt, même à côté du Salon officiel, elle est si attrayante pour les âmes tendres et poétiques, qu’il me sera permis d’en dire quelques mots.

Cette exposition est fort curieuse pour une bonne partie du public en ce qu’elle fait voir des œuvres qui ont eu une grande réputation, et qu’on n’avait pu juger que par ouï dire. L’idée de l’organiser, la manière dont elle est disposée, tout mérite des éloges.

J’aime ce respect des grands artistes, ce culte des gloires nationales. Ces expositions glorieuses me font penser au Tasse, qui parut mort et couronné de lauriers sur le char glorieux du triomphe, au milieu des cris d’admiration enthousiaste et des lamentations du peuple.

Le talent d’Ary Scheffer était, si je puis m’exprimer ainsi, un talent-femme. C’est donc un talent qui m’est très-sympathique, qui me touche, qui m’émeut, qui me fait rêver. Cependant, faut-il le dire, comme penseur, il y a dans Scheffer quelque chose d’incomplet, que je vais essayer d’expliquer. Comme peintre, l’exécution est chez lui d’une débilité relative, qui n’est pas sans charme, que l’on n’aimerait pas chez un autre peintre et que l’on aime chez lui, parce qu’elle est bien d’accord avec la nature de son esprit poétique et sentimental.

De tous les tableaux qui figurent à l’exposition, le seul qui produise sur moi un effet complet, le seul qui me plaise tout à fait, sans restriction, le tableau sans défauts, le chef-d’œuvre, le résumé exquis de la poésie d’Ary Scheffer, c’est la Marguerite au rouet : on dit la Marguerite au rouet comme on dit la Vierge à la chaise !

Du reste, permettez-moi de vous dire que rien ne m’a plus surprise que de voir Ary Scheffer, cet élégiaque esprit plein de soupirs et de tendresses, aller chercher pour thème de ses tableaux-rêves le Faust de Gœthe.

Je lisais dernièrement dans un feuilleton sur Ary Scheffer, par un écrivain dont j’aime beaucoup l’esprit sensé, je lisais cette parole très-vraie : « Tout ce qui est clair est français, tout ce qui est obscur est allemand. »

J’irai plus loin, moi qui ai la prétention d’être très-Française. Même en se plaçant au point de vue du sentiment, de la poésie, je dirai aussi : Tout ce qui est clair et vrai est français, tout ce qui est obscur est faux et allemand.

Le Faust de Gœthe est certainement un poëme remarquable, mais c’est une raillerie amère d’un bout à l’autre, et je trouve que rien n’est moins sentimental, rien n’est moins humain, rien n’est moins attendri que la poésie, que les passions, que les idées de ce drame fantastique. Je trouve surtout que rien n’était moins propre à inspirer un peintre rêveur et élégiaque.

Je n’ai pas envie d’entreprendre une critique détaillée du Faust de Gœthe, mais laissez-moi faire deux ou trois observations. Je trouve absurde de voir le diable, cet ange révolté qui a osé

tenir tête à Dieu, cet insurgé du ciel, remuer tous les éléments, troubler la nature, appeler à lui les puissances du ciel, de la terre et de l’enfer, convoquer le sabbat, et tout cela pourquoi ? Pour faire succomber une pauvre jeune fille ignorante et pauvre, et qui a déjà Marthe pour voisine.

il n’y a pas dans Faust une seule parole réellement amoureuse. On voit bien que ce Faust était un vieillard rajeuni par le diable ; on sent bien que Gœthe n’a jamais eu de cœur. Don Juan, à la bonne heure, voilà un jeune homme dont chaque parole est comme un couplet de chanson amoureuse. Mais Faust, fi donc, c’est un cadavre embaumé par le diable : son haleine sent la myrrhe et le naphte.

Et puis y a-t-il rien de plus absurde que cette intervention continuelle de Méphistophélès dans les passions de Faust ? Il est stupide, ce diable en livrée ; le Mascarille de Molière a plus d’esprit que lui. Le beau diable, vraiment, qui a besoin de se glisser dans le confessionnal de Marguerite et d’écouter sa confession pour savoir qu’elle est pure et innocente.

Entre Faust et Marguerite, le diable est de trop en peinture comme en poésie. Le diable, faites-le deviner, je le veux bien. Voilà une jeune fille qui travaille ; devant elle, un jeune homme, respectueux encore, tendre, ému, lui parle, lui dit des choses indifférentes, mais, d’une voix qui tremble, lui dit :

— Vous filez là de bien beau chanvre !

D’un ton qui signifie :

— Heureux chanvre que touchent vos jolis doigts.

Il ajoute :

— Est-ce que le travail vous amuse ?

D’un ton qui veut dire :

— Laisse-là ton ouvrage, ô belle enfant ! et viens errer avec moi dans les bois !

Que le peintre me montre cette scène de séduction, qu’il nous fasse voir l’émotion de cette enfant, dont la joue s’allume et dont le cœur bat, je devine que le démon est en tiers entre ces deux amants ; mais me montrer le diable, sa présence réelle, parlant à sa personne, — comme disent les huissiers, — cela est absurde, cela est injurieux pour le spectateur. Cela est de la même naïveté que les légendes écrites que les peintres primitifs faisaient sortir de la bouche de leurs personnages.

Quel niais pourtant que ce Faust ! quel niais maladroit et sans cœur ! Il évoque le diable, il se donne à lui, il lui vend son âme, pourquoi ? pour séduire Marguerite ! au moins pour qu’il lui donne un objet qui ait touché sa personne ! « Procure-moi, lui dit-il, le mouchoir qui a touché son sein, la ceinture qui a serré sa taille. » Le beau mystère ! et que c’est bien la peine d’avoir recours à cette intelligence supérieure de Satan ! Voyez si Chérubin amoureux a besoin de Méphistophélès pour emporter le ruban qui a touché les beaux cheveux de sa chère marraine. Se donner au diable pour un mouchoir !

Et qu’il est bête, ce Méphistophélès ! Voilà une jeune fille simple, naïve, innocente, il suffit de l’aimer pour qu’elle vous aime ; le butor la séduit en lui donnant des diamants et des perles. Figaro, cent fois plus spirituel que Méphistophélès et cent fois plus vrai, se fût contenté de lui donner des fleurs et de lui jouer un air de guitare.

Faust était donc, à mon avis, le poëme le moins propre à inspirer Scheffer. C’est le poëme ironique par excellence ; c’est un poëme sans émotion et sans amour ; c’est même, je vais plus loin, un poëme sans rêverie, sans idéal. Montrer le diable, donner un corps au rêve, c’est tuer le rêve. Faust est un poëme qui appartient à Eugène Delacroix, ce démon de la couleur. Scheffer n’y a trouvé réellement que la Marguerite au rouet. Pourquoi a-t-il révélé Marguerite ? C’est qu’elle est seule, qu’on n’y voit ni Faust ni Méphisto, c’est qu’enfin on y est loin de ce ricanement qui est insupportable. Cette réussite complète de la Marguerite au rouet prouve tout ce que je viens de dire.

Je ne m’étends pas davantage sur l’exposition d’Ary Scheffer ; je retourne au Salon. Je me borne à ajouter que j’ai beaucoup admiré le portrait de Mme Guizot, celui de Mme Scheffer, la Françoise de Rimini, et Mignon regrettant sa patrie.

Permettez-moi de ne rien dire des peintres de batailles. Je ne veux pas faire de fausse sensiblerie ; les récits de combats m’émeuvent beaucoup ! je lis avidement les bulletins de victoire ; je ne connais rien d’émouvant, d’attachant, de beau, comme le récit de la première campagne d’Italie, par M. Thiers ; mais j’ai horreur de la bataille peinte. En fait de batailles, je suis de l’avis des tragiques classiques : il faut les éloigner des yeux et les mettre en récit. Je ne puis voir tout ce tapage silencieux, tout ce mouvement immobile, tous ces gens qui courent sans changer de place, tous ces blessés qui tombent éternellement, ces baïonnettes éternellement suspendues sur des poitrines, toute cette fougue qui pose, toute cette furie à quarante sous l’heure. Pour moi, une bataille peinte me cause la même émotion qu’un combat de cire dans le cabinet de Curtius.

Et puis nos soldats ont le malheur d’accomplir toutes sortes d’actions héroïques dans des costumes horribles pour le peintre, non-seulement à cause de leur coupe étriquée, mais encore à cause de leurs couleurs. Ces habits d’un bleu fuligineux, ces revers d’un rouge criard, ces blancs crus, ces noirs sourds, ces pantalons garance, ces épaulettes jaunes, toutes ces couleurs hurlantes, sans qu’un seul ton intermédiaire vienne les accorder entre elles, sont répulsives et repoussantes à l’œil. Il y a de quoi mettre en fuite un troupeau de bêtes à cornes.

Ce n’est donc pas tout à fait la faute des peintres de batailles si je n’aime pas leurs tableaux. Je reconnais que MM. Yvon, Barrias, Pils, etc., sont des peintres fort distingués, mais l’influence des couleurs criardes qu’ils ont à peindre est si désastreuse, qu’elle annule leurs qualités distinctives. Dans la perpétration d’une peinture de bataille, le coloriste le plus saisissant disparaît, forcé qu’il est de subir les sauvages anomalies de ces couleurs voyantes et heurtées.

Passons donc à d’autres tableaux, et renvoyons les batailles à Versailles.

Parmi les gens de fantaisie libre, il faut citer M. de Gurzon, dont plusieurs ouvrages sont déjà restés dans la mémoire des amateurs, M. de Gurzon na pas suivi régulièrement la belle carrière qui lui semblait promise. Il a été souvent inférieur à lui-même. On n’oubliera pas cependant le sentiment franc et individuel qu’il avait montré tout d’abord dans notre jeune école, et l’on savait sa facilité extrême, sa promptitude nette et sûre. Cette année, il est en progrès évident ; ses tableaux nous touchent à ce titre. Sa Jeune mère est un tableau estimable, d’un mérite moyen, où l’on voit combien l’artiste est maître de son exécution. Ce qu’il voit, ce qu’il sent, il le fait. Peu de peintres ont plus d’habileté et d’aplomb dans le travail, de franchise dans le rendu. J’en dirai autant du Tasse à Sorrente ; seulement, là M. de Gurzon aurait pu voir plus fortement son sujet et vouloir davantage. Il y a là de l’effet pittoresque et une recherche de l’émotion ; mais le pittoresque cherche à être dans la couleur ; l’émotion, qui n’est pas sans apprêt, voudrait être relevée par le caractère plus haut des personnages. Le tableau est dans l’anecdote, non dans la situation.

Hosanna, par M. Louis Roux, est un tableau d’un mérite doux et sans grand éclat ; un de ces tableaux calmes devant lesquels rien ne se présente à l’esprit : ni blâme, ni louange, ni observations, rien. Le peintre cherche mais ne parvient pas à trouver du nouveau ; il n’ose rien, il reste dans la voie tracée par le maître ; il n’a ni défauts essentiels, ni qualités saillantes, du savoir-faire dans la plus honnête convenance.

Il y a un certain éclectisme dangereux, c’est celui qui prend sur notre naturel et l’énerve en y substituant des théories. M. Roux a assez de valeur pour ne pas s’obstiner ainsi à marcher dans le chemin tracé par Paul Delaroche. Son Épisode du temps de la Fronde rappelle encore trop le maître.

M. Henri Lehman a exposé plusieurs portraits. Peux sont bien peints et ont de la vie. Lun surtout a beaucoup de charme et de finesse. L’artiste était servi par un modèle d’une grande beauté. Dans un autre de ces portraits, le modelé est lourd, les traits manquent de souplesse, le ton de la peau, égal partout, manque de transparence. C’est le défaut habituel de M. Lehman que cette uniformité de ton ; la nature présente des gammes plus étendues. Cette variété des nuances, c’est la moitié de la vie. Il faut peindre et non pas estomper avec des couleurs.

La France, sous les Mérovingiens, renaissant à la foi ; la France, sous les Capétiens, délivrée de ses ennemis extérieurs, et s’élevant au premier rang des nations, tels sont les sujets de deux grisailles, cartons des hémicycles peints dans la salle du trône au Luxembourg.

Ces deux compositions allégoriques ne sont pas agencées d’une manière bien heureuse. Ce sont des séries de personnages rangés symétriquement, debout, se suivant sans se tenir, qui font penser à deux peignes gigantesques. Combien je préfère les sujets simples et vrais à la peinture de convention, où l’art est subordonné à des théories creuses et à des idées sans forme ; incompatibles avec lui ! Ceci soit dit sans offenser M. Lehman, qui est un artiste de grand talent et qui, dans cette circonstance, a eu le malheur de devoir obéir à un programme de plus poncifs.

Contre-sens déplorable de raisonner dans un art qui, par sa nature est destiné à ne représenter que des formes accomplies, des objets existants, des faits, qui ne peut donner un corps au néant, la réalité à ce qui n’est pas, personnifier une abstraction !

L’introduction d’un aussi flagrant sophisme réagit forcément sur l’exécution, en subordonnant l’étude de la nature au rêve de l’imagination. M. Lehman est, malgré lui, victime de ces spéculations matérielles au fond, mystiques en ce qui touche à l’art, parce qu’elles en rendent les conceptions obscures.

Gêné par les entournures de son programme, l’artiste n’a créé que des figures médiocres, de ces figures que Diderot appelait des figures à louer, que nul intérêt commun ne groupe, dont les expressions ne disent rien et dont le travail est pesant.

M. Rodolphe Lehmanest en progrès. Le tableau qui nous montre un troupeau de buffles nettoyant un canal aux environs de Rome est originalement conçu, et peint avec vigueur.

Le pressentiment de la Vierge, de M. Landelle, est un tableau agréable, joliment peint, ayant un demi-caractère, une justesse froide d’expression, une égale tranquillité d’effet, qui frappent sans émouvoir.

Le Stradivarius et le Vesale, de M. Hamman, se distinguent par l’habileté de la composition, le sentiment fini des attitudes et des physionomies. La convenance parfaite du sujet et un mérite d’observations caractérisent les tableaux de M. Vetter. Il faudrait que la main du maître passât là-dessus ; mais cette main même ne ferait rien des mesquines toiles de M. Chavel, impuissantes et médiocres imitations de Meissonnier, ni des fantastiques pochades de M. Voillemot, parce qu’il n’y a pas là principe d’œuvre, d’idée saine, de sentiment noble.

M. Ricard, artiste chercheur et aventureux, me paraît avoir été moins bien inspiré cette année que précédemment ; la plupart de ses portraits, élégamment dessinés, bien posés, d’un joli sentiment, se font remarquer par une certaine exténuation de style : ils manquent de couleur ; je voudrais plus de vie, plus de sang sous la peau.

Il y a une bataille devant laquelle on peut s’arrêter, c’est la Bataille de Trasimène, par M. Bénédict Masson. Il y a là de la furie, de l’horreur, de la fatalité, de la fougue. Si l’exécution faiblit parfois, du moins la composition a une certaine grandeur poétique.

M. Lies, pour lequel M. Alexandre Dumas a été beaucoup trop sévère dans son excellent Salon de l’Indépendance, a exposé un tableau intitulé, les Maux de la guerre. Ce tableau est l’œuvre d’un peintre qui a fait de fortes études, goûté les beautés de l’art, et qui veut avec énergie. Les physionomies ont de l’expression ; c’est une représentation animée et vivante de l’Allemagne du quinzième siècle ; on est frappé de la naïveté de la plupart des figures et du mérite de la couleur.

Les portraits de Mme O’Connell sont des œuvres très-remarquées. Mme O’Connell est une coloriste née. Son pinceau est arrière-cousin de celui de Rubens, petit-fils de celui de Prudhon, frère cadet de celui de Diaz.

Les erreurs des portraitistes qui courent le joli justifient pleinement M. Robert de la sévérité presque trop grande avec laquelle il a arrêté les lignes et recherché les moindres détails de son beau portrait de M. le comte de Morny, portrait étudié avec beaucoup de conscience, d’un modelé savant, où la lumière joue avec une sage harmonie. La ressemblance doit être justement louée. Malgré la sobriété des moyens qu’emploie l’artiste, ce portrait est un de ceux que l’on remarque au Salon.

Il y a dans les tableaux de M. Heilbuth quelque chose qui vous fait entrer dans l’intimité des personnages, deviner leurs caractères, leurs mœurs, leurs goûts, leurs habitudes. La peinture de M. Heilbuth est d’un rendu excessif, d’un précieux hollandais, et cependant on y remarque je ne sais quel pétillement de touche, quel lazzi de pinceau, quel escamotage adroit des difficultés, quelles ficelles de peinture, qui sont françaises et dont l’artiste fera bien de se défier. Cette manière heurtée contraste avec le tempérament de M. Heilbuth. Elle ne convient qu’aux peintres passionnés, qui choisissent des données violentes et dramatiques et les peignent d’une main d’acier, avec une imagination qui s’échauffe, qui bout, qui s’escrime en peignant, et qui, dans son invincible entrain, semble ferrailler avec le pinceau.




VII

SIGNOL. — LOYER. — JANMOT. — DUVAL LE CAMUS. — VIDAL. — AMAURY DUVAL. — MADAME CAMILLE ISBERT. — MADEMOISELLE DE WEILMER. — BIDA. — BELLANGER. CARAUD. — TRAYER. — KNAUS. — DELFOSSE. — BRONGNIART. — ALFRED DE DREUX. — DE BALLEROY. — HEIM. — BONHOMMÉ. — FROMENTIN. — LOUIS BROWNE.


On ne voit plus d’œuvres originales inspirées par le christianisme. Quelques-uns, comme Hyp. Flandrin, continuent avec talent la tradition des écoles du seizième siècle ; mais ils n’inventent pas. Ary Scheffer est peut-être le dernier peintre chrétien : qu’on se rappelle le Christ consolateur, Saint Augustin et Sainte Monique. Les maîtres ont épuisé cette sublime source d’inspirations, de pensées élevées : Le catholicisme aura été pour la peinture ce que la mythologie a été pour la sculpture antique.

Après avoir été divine la peinture se fait humaine. L’homme a pris la place de ses Dieux ! Notre époque positive veut un art positif : l’imagination baisse ; — on est en mal d’idéal ! Et le vent du siècle souffle ailleurs…

Quelle pauvreté dans cette galerie des peintures d’église ! Quelle imagerie insignifiante, plate et poncive. Comme on voit bien que les tableaux de religion se font avec des personnages connus, à barbes rousses, vêtus de manteaux bleu Thénard, bleu d’outre-mer, bleu du lac de Genève, bleu comme le soufre qui s’allume, bleu à faire verdir le ciel pur sur le sommet des Alpes ; de robes rouges à mettre en fureur tous les bœufs de l’univers, d’écarlate dûment plaqué, de jaune en délire. Il faut savoir gré à M. Signol de ne pas tomber dans ces exaspérations de couleurs crues et de nous montrer des tableaux pleins de réserve, modérés dans la forme, de tons tranquilles et d’une assez belle ordonnance ; le Saint Vincent de Paul de M. Loyer se distingue par des qualités réelles : de l’étude, du sentiment, des modèles bien choisis, des expressions vraies. Il faut remarquer d’une façon particulière les compositions religieuses de M. Janmot ses figures ont du mouvement et de l’expression.

Le Jésus au mont des Oliviers de M. Duval Le Camus peut être mentionné au milieu de tant de saintes médiocrités.

Les frais et légers caprices de M. Vidal fleurissent chaque printemps aussi veloutés, aussi délicats que les premières fleurs de la saison ; un souffle les effacerait. On dirait l’œuvre d’un sylphe qui a estompé, du bout de ses ailes de papillon, ces visions vaporeuses comme un rêve du matin. Ces figures brillent non-seulement par l’esprit et par la grâce, mais encore par le dessin, qui est correct et simple ; par le modelé, qui est plus rendu qu’on ne le suppose.

Signalons les portraits de M. Amaury-Duval ; j’en aime le style, l’expression vraie, et la concision élégante.

Les portraits en miniature de Mme Camille Isbert sont charmants, vrais, d’un dessin élégant, touchés adroitement, et l’on y reconnaît une constante préoccupation de la couleur.

Il me faut parler aussi de Mlle Caroline de Weilher, qui a exposé deux portraits très-habilement peints.

Les dessins de M. Bida sont remarquables. Quelle exécution soignée, achevée, et comme on est surpris d’apprendre que cet artiste est élève d’Eugène Delacroix.

M. Bellangé est infatigable ; c’est le frère spirituel de Charlet et de Raffet. Ses scènes militaires de petites dimensions sont toujours intéressantes.

M. Caraud est un peintre de genre en progrès ; il entreprend l’anecdote historique. On se plaît aux tableaux intimes de M. Trayer. Quant à M. Knaus, je trouve son succès un peu surfait ; la Cinquantaine est faite pour rire, c’est du Paul de Kock.

Je me dédommage de cette peinture bruyante devant les scènes intimes et bien rendues comme m’en offre une M. Delfosse, peintre modeste, coloriste fin, attentif, correct sans affectation. La Grand’mère endormie, voilà un intérieur des plus charmants ; il y a là tout un poëme plein de grâce ; les détails sont soignés sans nuire à l’ensemble.

Je me plais à mentionner la Convalescence, par M. Brongniart ; les fashionable peintures de MM. de Dreux et de Balleroy ; les remarquables portraits d’académiciens par M. Heim, dessin spirituel, ressemblance sans banalité ; voilà une précieuse collection.

M. Bonhommé se fait remarquer par une suite de peintures originales représentant des scènes industrielles dans la métallurgie. Cela doit décorer une salle de l’École des mines.

Il me faudrait un article tout entier pour parler des toiles de M. Fromentin, coloriste qui peint si bien avec sa plume et avec son pinceau. Dans des sujets pris en Algérie, il a su mettre un intérêt tout particulier d’art et de curiosité. Il a su décrire non-seulement des costumes, mais encore des physionomies, des caractères et des mœurs. Tous ces personnages étranges sont peints de la manière la plus remarquable, avec une rare finesse d’intention, la couleur est puissante sans exagération, ces bonshommes sont bien des Arabes, des bateleurs orientaux, des esclaves, des soldats. La nature du paysage est rendue avec une sincérité d’impression tout à fait saisissante.

L’exposition est un véritable kaléidoscope ; les impressions y sont multiples, elles changent promptement, et les yeux se repaissent de sensations variées à l’infini.

Je viens de ressentir la vivacité charmante de Fromentin, sa brillante palette m’a fait comprendre et goûter l’Afrique. Me voici maintenant en présence d’un tableau des plus étranges par la forme et par le style. J’y vois un mélange saisissant de réalisme et d’idéalisme : deux expressions, l’une douce et ineffable, l’autre profonde, grave et songeuse. Une antithèse en peinture. Mais quelle tristesse dans ce cadre ! Quelle tonalité fantastique ! Et quel est le titre de cette singulière composition ? Vision d’un penseur : le Génie de l’avenir. Titre effrayant fait pour séduire un littérateur. On se figure une thèse de métaphysique toute nue, le pinceau à la main, mais on se rassure bien vite. L’auteur, M. Louis Browne, évidemment, ne s’est pas tout à fait astreint aux rigueurs de la réalité matérielle. Son tableau, créé sous l’empire d’une libre imagination, se distingue par l’idée poétique contemporaine, par une exécution large et généreuse, et par la spontanéité de la sensation produite.


VIII

COROT. — TROYON. — COMPTE-CALIX. — THÉODORE ROUSSEAU. — PAUL FLANDRIN. — ACHARD. — ALIGNY. — DE KNYFF. — FRANÇAIS. — FLERS. — JUSTIN OUVRIÉ. — ANASTASI. — BELLY. — BELLEL. — TOURNEMINE. — BERCHÈRE. — CABAT. — DAUBIGNY. — JEANRON. — ZIEM. — BRENDEL. — ROBBE. — VERLAT. — JOSEPH STEVENS. — PHILIPPE ROUSSEAU. — JADIN. — PALIZZI. — SAINT-JEAN. — LAYS.


La nature est une séduisante et loyale maîtresse, qui ne se rend qu’aux preuves d’une passion véritable, et récompense toujours de quelque don précieux les soupirants dont elle se sent ardemment aimée, et à ceux-là seuls elle se laisse connaître, elle leur ouvre ses trésors. Elle devient leur guide, et les préserve de tous les pas dangereux. Bien plus ! elle leur transmet un talisman à l’aide duquel ils se reconnaissent entre eux et se rendent invisibles au vulgaire. L’éclat en est si perçant aux yeux doués de la faculté d’y être accessibles, qu’ils savent le découvrir partout. Dame nature a fait un cadeau de ce genre à l’un de ses amants les plus passionnés, à Corot. Corot a le talisman.

Ce qui fait que l’on admire Corot après avoir aimé ses tableaux, c’est sa constance dans son système, sa persévérance dans son originalité. Corot a su se garder de tous les entraînements, il a vu passer sans émotion, sans modifier ses croyances, tous les engouements de la mode, tous les caprices, tous les excès des écoles ; jamais il n’a cédé à la faiblesse de se dire :

— Voilà ce qui plaît, voilà la fantaisie du jour ! Essayons.

Corot est plus qu’un talent, c’est un caractère. Le mot est plus juste qu’on ne croit. Corot n’a jamais cessé d’être lui. Bel exemple et austère leçon ! Pour se maintenir ainsi, il lui a fallu une grande certitude de lui-même, une grande solidité de conviction. Lorsque les sensations viennent chuchoter à notre oreille, il faut avoir au fond de bonnes raisons pour répéter leurs sophismes. C’est parce que Ingres, Delacroix, Decamps, Corot sont des caractères, qu’ils sont restés de grands artistes. Le doute, l’hésitation, l’apostasie de soi-même ont fait dégénérer tant de peintres qui ont fleuri un jour pour se flétrir le lendemain !

Corot a eu cette chance qui manque à tant d’artistes, et qui lui a rendu plus facile cette persévérance méritoire : il avait de quoi vivre lorsqu’il a commencé, et il n’attendait pas après le prix de son tableau pour payer son boulanger. Quand on a de quoi vivre, on n’a pas besoin de flatter les goûts du public. On travaille et on attend. Corot avait de deux à trois mille francs de rente quand il a commencé, à une époque où un atelier coûtait cent écus de loyer ; Delacroix avait de quoi vivre. Decamps a débuté avec douze mille francs de rente.

Il est certain que cela fait quelque chose. « Pauvreté empêche les bons esprits de parvenir, » a dit Bernard Palissy. Néanmoins il s’en faut de beaucoup que tous ceux qui ont de la fortune aient du caractère.

Troyon est aussi un caractère. Depuis que je vois de ses tableaux, il marche dans la même voie.

Troyon est arrivé à avoir tout son talent, avant d’avoir toute sa réputation. Il y a dix ans, il faisait à peu près aussi bien qu’aujourd’hui, et, il y a dix ans, il était loin d’être connu.

Il y a quelques jours, dans un dîner d’artistes et de gens de lettres, on raconta à ce sujet une anecdote qui me paraît curieuse et significative ; un de mes amis qui assistait à ce dîner me l’a répétée. Permettez-moi de vous la redire à mon tour : elle est instructive.

Cette anecdote commence en 1849, elle n’est pas classique, elle se passe de l’unité de temps.

En 1849, Troyon avait exposé un grand tableau, et notamment un grand paysage dans le genre de celui qui est au Salon de 1859.

Parmi les membres de l’Assemblée nationale, un de ceux qui avaient le caractère le plus énergique était M. Bonte-Pollet, ancien commerçant et maire de Lille. Pour donner une idée de son caractère, un jour d’émeute à Lille, il dispersa à lui seul les rassemblements dont la force armée n’avait pas eu raison. Comment s’y prît-il ? Il tomba tout simplement sur les émeutiers à grands coups de parapluie.

M. Bonte-Pollet était très-lié avec M. Jeanron, qui était alors à la direction des beaux-arts et qui avait rendu des services au musée de Lille. Il l’aimait beaucoup et s’en rapportait à lui pour toutes les questions d’art. Un jour M. Bonte-Pollet entre chez Jeanron : c’était pendant l’exposition.

— Bonjour, lui dit-il. Ton ministre me donne à choisir à l’exposition un tableau de 4,000 francs, je m’en rapporte à toi ; tu vas me choisir cela.

— Je vous le choisirai, dit M. Jeanron.

M. Jeanron examina et choisit le tableau de Troyon. Il ne connaissait pas l’artiste particulièrement : le désir de lui être agréable plutôt qu’à un autre n’entra pour rien dans son choix. Il se décida tout simplement en sa faveur parce que son grand paysage lui avait paru très-beau. Le tableau fut acheté et payé.

À quelques jours de là, M. Bonte-Pollet monte chez M. Jeanron. Il arrive tout essoufflé d’avoir escaladé les quatre étages ; il entre, s’assied, prend la pose du portrait de M. Bertin de Vaux, fronce le sourcil et s’écrie :

— Sais-tu que tu m’as joué un vilain tour ?

— Comment cela ?

— C’est très-mal, entends-tu ! et je ne m’attendais pas à cela de ta part.

— Mais de quoi s’agit-il ?

— Tiens, vois-tu, veux-tu que je te le dise ? tu as fait du triffouillage. Ah ! c’est indigne !

— Mais enfin, parlerez-vous ? De quoi s’agit-il ?

— Il s’agit du tableau que tu nous as flanqué ; c’est détestable, le tableau de ton M. Trouillon. Personne ne le connaît, ton Troullion.

— D’abord il s’appelle Troyon, et non pas Trouillon ; ensuite, son tableau est excellent.

— Laisse-moi donc tranquille ; il est détestable. J’en ai parlé à plusieurs de mes collègues, et personne ne le connaît ton Trouillon.

— Comment, personne ?

M. Odilon Barrot, par exemple, tu le connais bien ?

— Certainement.

— En voilà un qui s’y connaît, n’est-ce pas ? Eh bien, il ne connaît pas ton Trouillon.

— Laissez donc.

— J’en ai parlé à Lasteyrie, en voilà un qui s’y connaît aussi peut-être… Eh bien, il ne connaît pas ton Trouillon.

— Laissez donc !

— Et David d’Angers ?… En voilà un qui s’y connaît un peu, hein… un peintre ?

— David d’Angers n’est pas un peintre, c’est un sculpteur.

— Ça ne fait rien… il ne connaît pas ton Trouillon, personne ne connaît ton Trouillon.

M. Jeanron eut beau dire, M. Bonte-Pollet ne voulut rien entendre. Il était exaspéré, il ne pouvait digérer le Trouillon. Enfin, pour le calmer, M. Jeanron lui promit de lui faire donner encore un tableau par le ministre, puis il l’obligea à inviter M. Troyon à dîner pour le soir même. M. Bonte-Pollet trouva M. Troyon un homme très-intelligent, mais lappela toujours Trouillon, et ne pardonna pas à M. Jeanron d’avoir choisi son tableau. M. Jeanron lui en fit avoir un autre pour le consoler, et le tableau de Trouilion passa par-dessus le marché.

Dernièrement, M. Bonte-Pollet vient à Paris, et arrive chez M. Jeanron. Il lui parle de Lille, du musée de Lille ; il lui rappelle les services rendus par lui à ce musée, les tableaux qu’il lui a fait avoir, notamment en 1849, et il s’écrie :

— Sais-tu pour combien tu nous en as fichu alors ?

— Non ; pour combien ?

— Eh bien, tu nous en as fichu pour quarante mille francs.

— Comment ! pour quarante mille francs ?

— Mais certainement ; tu nous as fichu tout simplement le plus beau tableau des temps modernes ; le tableau de Troiyion, fit-il en exagérant ce nom dont il avait plein la bouche.

— Vraiment ?

— Oui, mon vieux ! quarante mille francs ! il vaut quarante mille francs ce tableau de Troiyion, quarante mille francs !

— Et je n’ai donc pas fait de trifouillages ?

— Allons donc ! Je ne savais pas ce que je disais… Mais que veux-tu… alors personne ne le connaissait…

— Tandis qu’aujourd’hui…

— Aujourd’hui il a fait fortune.

En effet, aujourd’hui Troyon est arrivé à être le premier des peintres d’animaux, bien qu’il ne soit pas aussi étudié, aussi sincère de forme que Rosa Bonheur. Mais on aime sa peinture robuste et saine, sa couleur vigoureuse, l’air qui circule dans ses paysages, son aspect clair, sa touche ferme, la conscience avec laquelle l’impression est rendue, toutes ces grandes qualités qui font oublier que l’on voudrait parfois un peu plus de distinction dans le ton, un peu plus de correction dans le dessin.

Au Salon, il y a les paysages paysans, ceux qui sentent le foin coupé, comme ceux de M. Troyon. Il y a aussi les paysages qu’adorent les gens du monde. Un de ces paysages en faveur auprès des belles dames est le Chant du rossignol, par M. Gompte-Galix ; voilà un joli parc et de charmantes femmes, assises au clair de la lune pour écouter le chantre des nuits !

Vous l’avouerai-je ? pour moi, c’est un tableau manqué. Pour peindre le chant du rossignol, il ne fallait pas nous montrer toutes ces femmes en costume Louis XV, assises dans un jardin comme dans une loge à l’Opéra. Le chant du rossignol emporte avec lui l’idée de solitude. Il ne doit pas faire penser, il fait rêver, le chant du rossignol, c’est une des voix de cette musique indéfinie de la nature qui n’inspire que des sentiments inexprimables, qui se compose de la brise qui passe en murmurant des syllabes sans suite, des plaintes de la nuit, des gémissements que le souffle du crépuscule arrache aux plantes, de tous ces mots mystérieux qui n’ont pas d’orthographe.

Cette musique-là n’a pas affaire aux lois du contre-point ou aux règles de la composition, et cependant quel opéra vous cause une plus vive émotion que ce doux et sublime langage, que ces mélodies délicieuses qui s’élèvent au loin dans la profondeur de la nuit, et semblent continuer et compléter la brise, comme si la rivière respirait un peu plus fort, comme si les étoiles haussaient la voix.

Si dans le paysage nocturne où l’on ne doit pas voir le rossignol, mais l’entendre avec l’œil, le peintre tendit à introduite quelque auditeur, il fallait coucher dans l’ombre une seule figure, une figure de jeune fille, inquiète, effarée, interrogeant la nuit, interrogeant son cœur, comme un de ces livres d’amour furtivement entr’ouverts… sondant son âme et le ciel pour y trouver de douces émotions, des sentiments qu’elle ignore encore ! Bois, jeune fille, cette rosée de l’âme, bois l’amour, bois la vie… tout à coup, au milieu du silence et des douceurs de la nuit, le rossignol chante. Ces accents pénétrants de jeunesse et d’amour l’envahissent tout entière, elle comprend, elle vit, elle aime !… Ah ! c’est un grand séducteur que le rossignol ; on parle de romans… lequel est aussi dangereux que ce poëme de la nature : la solitude, la jeunesse, la nuit, les arbres, l’air pur, le chant du rossignol et le souvenir du jeune homme blond qui a rougi en vous regardant passer ce matin.

Après tout, peut-être, vaut-il mieux, comme le croit M. Compte-Calix, causer de l’opéra nouveau et de la dernière mode en écoutant le rossignol que de se livrer à ces dangereuses rêveries.

Voilà une peinture franche, saine, robuste comme la nature, vraie comme la lumière ; ce sont les paysages de Théodore Rousseau. Vous pouvez les regarder, ceux-là, sans être induit en tentation. Voilà qui est vigoureux, élégant et sincère ; voilà ce que j’appelle la poésie de l’effet, voilà un peintre qui aime la nature et qui sait lire dans sa physionomie ; voilà un poëte qui sait comprendre les sourires du ciel, les passions des arbres, la mélancolie de la terre, les palpitations de la rivière ; voilà un artiste qui, avec toute la sincérité de son cœur, avec toute la naïveté poétique de son talent, sait voir la nature, l’exprimer comme il la voit, et nous en faire connaître le caractère par l’aspect saisissant, irrésistible, touchant de son tableau ; Rousseau est le Ruysdael de la forêt de Fontainebleau.

Fontainebleau a ses peintres et ses poëtes.

M. Hartville vient de faire paraître chez Tinterlin un poëme intitulé Fontainebleau, et dont l’idée est aussi neuve que la poésie en est correcte et ingénieuse. Le Sylvain Denécourt ; à qui la forêt et les artistes doivent tant, est le héros de ce poëme charmant qui aurait dû être illustré par Rousseau et par Millet, les deux hôtes de Barbison. Mais que dis-je ? Rousseau n’a jamais introduit ni nymphe ni sylvain dans sa peinture. Il n’embarrasse jamais de vieux souvenirs mythologiques le culte qu’il ressent pour les beautés immortelles des champs. Il mène à bien son amour sans l’expérience des anciens poëtes ; il ne demande pas à Virgile comment il faut dire aux arbres qu’on les aime, il ne mêle jamais des idées sans intérêt à des idées charmantes et sacrées, et il se passe de Palès dans les asiles verts qu’il nous montre.

Il est vrai, il est sincère, mais il ne se contente pas d’être peintre, coloriste, portraitiste, de la nature : il peint encore dans la nature la vie dont Dieu l’a animée ; il y met encore cette vie qui va de notre âme à tous les objets du monde. Dans ses tableaux les plus modestes, dans ses sites les plus humbles, quelque chose vous révèle l’artiste qui garde en ses sentiments les plus tendres un sentiment viril et fier. On voudrait vivre, on voudrait aimer dans ces paysages, et en même temps on voudrait y mourir ; on aimerait à être enterré sous ses arbres. Pourquoi ? D’où vous vient cette douce pensée de mort à la vue de ces paysages vivants ? c’est que, on le comprend, sous le luxe dont nous entoure la robe parfumée des champs et le manteau étincelant du ciel, Rousseau ne veut pas voir le néant ; il ne croit pas que tant de splendeurs aient été amoncelées pour cacher une si horrible chose, et il nous fait partager sa conviction. Il y a des paysages qui valent des sermons.

M. Paul Flandrin est un paysagiste historique à la manière du Poussin, du moins il le croit. Poussin a son style et son choix sévère, il est vrai. Quand je regarde un paysage du Poussin, je pense à la nature dans sa grandeur et j’en ressens toute la poésie ; quand je regarde un paysage de M. Paul Flandrin, je pense au Poussin, à des peintres dont j’ai gardé l’impression, et comme le peintre doit me transmettre son impression personnelle, j’en conclus que la nature n’a pas été la préoccupation immédiate de M. Paul Flandrin.

Les paysagistes de talent sont nombreux. J’aime les vues pittoresques de M. Achard, les sobres vallées de M. Aligny. Les paysages de M. de Knyff sont larges et faciles, on y sent l’impression de la nature. En général, ceux de M. Français sont coquets, rehaussés de tons galants, comme une femme qui se met du blanc et du rouge ; cela va paraître singulier, je trouve les paysages de M. Français d’une minauderie trop recherchée.

Ce n’est pas la minauderie que je reprocherai à M. Flers, le peintre naïf des prairies normandes, des rivières limpides bordées de saules enfarinés. Ils sont charmants de bonhomie ces petits paysages saisis avec vérité et peints avec une finesse d’esprit qui n’exclut pas la paisible réalité.

M. Justin Ouvrié excelle aussi à reproduire ce que j’appellerai le trait de la nature. Ses toiles sont fidèles comme des daguerréotypes. M. Anastasi sacrifie au caprice et colore avec une ardeur extrême. MM. Bellel, Belly et Tournemine ont demandé leur succès à l’Algérie et l’ont pleinement obtenu. Le Simoun de M. Berchère mérite une mention.

Un très-beau paysage est celui qu’a exposé M. Gabat. M. Cabat a commencé par le paysage bonhomme et naïf ; il peint aujourd’hui le paysage de style ; mais il reste vrai en s’élevant. Son tableau inspire le recueillement, comme lorsque l’on entre dans une église ; on y sent bien la fraîche impression de la nature. Il n’est pas classique, il n’a pas sablé son terrain pour le pied du berger d’Admèle ; il ne peint pas de ces arbres à tournures académiques d’où le vent, en se jouant, tire, en guise de murmure, des alexandrins tout faits. Il est grand, mais il est sincère, naturel, pur, et ne rappelle en rien ni Michallon, ni Bertin, ces Delille de la peinture française.

La religion de la nature inspire aussi M. Daubigny, chez qui je trouve les fraîches senteurs des champs, et, ce qui signale les maîtres, l’originalité et l’indépendance de toute préoccupation d’école. Cette originalité, l’étude et l’intelligence de la nature peuvent seules la donner en dehors de toute la recherche systématique d’effet ou de style.

N’oublions pas les grands paysages et les marines deM. Jeanron, points de vues bien choisis, couleur vive et agréable, exécution habile, rendant bien cette harmonieuse confusion qui est un des charmes de la nature.

M. Ziem a fait cette année des tableaux fantastiques, vrais décors d’Opéra, effets de soleil couchant, tableau final du cinquième acte. Talent facile et brillant qu’un peu de simplicité et plus de dessin rendraient fort.

M. Brendel est l’ami intime des moutons, qu’il peint d’une manière charmante et naïve, avec un vrai talent, M. Robbe est l’ami intime de ces grands ruminants qui vous regardent d’un œil doux et pensif ; rien de spirituel comme les animaux de M. Verlat. Peinture solide, couleur puissante, animaux sincères comme ceux du bon La Fontaine, vrais animaux n’ayant pas l’esprit des hommes, mais gardant leur instinct, qui vaut mieux que notre bon sens, telles sont les qualités de Joseph Stevens, que je n’ai pas trop le droit de louer.

M. Philippe Rousseau a peint un grand tableau de nature morte, à la manière de Sneyders ; je n’y trouve qu’un défaut : l’auteur a choisi le mouvement et n’a trouvé que l’immobilité. Le grand chien qui saute sur la table est empaillé ; ce verre qui tombe est attaché à une ficelle. À part ce défaut, le tableau est habilement peint. Les chiens de M. Jadin sont bien peints, d’un mérite artistique incontestable.

M. Palizzi a peint un Marché aux veaux sur une vaste toile. Il y a de l’espace, de l’air ; c’est animé, plein de détails intéressants.

N’oublions pas les fleurs de Saint-Jean, d’une grande finesse, d’un mérite consciencieux. Quel dommage qu’au lieu d’être des fleurs naturelles, ce soient des fleurs de porcelaine ! J’aime bien mieux les fleurs de M. Lays, elles sont moins habilement faites, mais le peintre les a cueillies, il les aime, il aspire leur parfum en les peignant.


IX

ADAM SALOMON. — BEGAS. — BOTTINELLI. — CAIN. — CAVELIER. — CHATROUSSE. — CLESINGER. — MADAME CONSTANT. — COURTET. — CRAUCK. — DANTAN AÎNÉ. — DANTAN JEUNE. — DE BAY. — DEMESMAY. — ETEX. — FREMIET. — FRISON. — JALEY. — KLAGMANN. — LANZIROTTI. — LEQUESNE. — MAINDRON. — MÈNE. — MILLET. — COMTE DE NIEUWERKERKE. — VALETTE.


Je suis étonnée d’avoir à parler de la sculpture ; vraiment notre temps est si peu favorable à cet art sérieux et grand, que je suis surprise qu’il ait survécu aux sentiments, aux cultes qui le faisaient vivre. Nous vivons dans un temps où tout est contraire à la sculpture. Notre morale, de plus en plus bégueule, repousse le nu et ne comprend plus ce que les anciens ont si bien compris, ce que comprennent si bien encore les artistes et les gens intelligents, à savoir, que la beauté ne peut pas être indécente et que la Vénus toute nue est cent fois plus pudique, cent fois plus vêtue par sa beauté divine, que les statues habillées et familièrement galantes des siècles de décadence.

Nous repoussons donc le nu, et nous avons des costumes tellement grotesques qu’ils sont antipathiques à la statuaire. Voyez-vous la statue d’un monsieur civilisé, vêtu d’un pantalon à sous-pied, d’un paletot, d’un faux-col et coiffé d’un chapeau en tuyau de poêle ?

Notre religion est aussi contraire à la statuaire, dans son esprit au moins, que l’est notre morale. Une religion, basée sur l’abaissement du corps, sur sa mortification, sur ses souffrances, sur sa suppression, pour ainsi dire, ne peut pas être favorable au développement de la statuaire qui, au contraire, a pour mission de chanter le divin poème du corps humain.

Enfin nos maisons dans lesquelles on nous entasse dans de petits appartements où nous avons à peine la place de nous retourner, nos monuments sans caractère semblent faits exprès pour repousser la sculpture, à qui il ne reste plus d’autre travail à faire que des statuettes pour nos pendules, de petits objets d’art, de goût, quelques bustes, quelques statues de généraux en habits brodés et en bottes.

Cependant, malgré toutes ces causes de décadence, la sculpture existe encore en France, et le Salon de 1859 n’est même pas trop mal partagé.

Commençons par M. Clesinger, qui nous revient de Rome tout triomphant, ayant pris une digne revanche de sa statue de François Ier si bruyamment manquée.

M. Clesinger a envoyé deux statues, plusieurs bustes et un taureau romain.

M. Clesinger est l’homme du nu, de la chair frémissante. Il est peintre en sculpture, il est coloriste ; il a l’art de faire palpiter et respirer le marbre, il semble qu’on le voit se colorer et que cette Zingara a du sang sous la peau ; une blessure le ferait jaillir. Chez lui, la draperie n’est qu’un accessoire, un moyen d’interrompre ou de varier les lignes, et chez lui cependant la draperie est plus indispensable que chez aucun autre sculpteur, car M. Clesinger sculpte la chair avec une telle vérité, avec de telles palpitations, de tels spasmes, que chez lui le nu ne serait pas toujours décent.

La Zingara est mieux qu’une Zingara dansante. C’est un type, c’est la personnification d’une passion, la passion de la danse. Ce n’est pas là la Terpsichore antique, froide, élégante, correcte, noble, classique. Non, c’est la vraie danse, la danse moderne, non pas la danse des déesses et des sylphides, mais la danse des femmes passionnées du Midi, cette danse palpitante, amoureuse, rhythmée, poétique et matérielle à la fois, qui est à la marche ce que le chant est à la parole, c’est-à-dire qui est une des langues que l’amour arrive à parler.

La Zingara s’enivre tellement de sa danse qu’elle semble même oublier qu’on la regarde. Elle danse pour elle-même et non pour les autres, elle ne veut pas paraître belle, elle est seulement passionnée ; elle n’a jamais eu de coquetterie, mais elle est amoureuse et sa danse le dit ; le mouvement de la figure entière est excellent ; la ligne, sans être d’une pureté irréprochable, est élégante et mélodieuse. La Zingara est pleine de verve, d’énergie, de vigueur ; sans être massive, elle est forte, mais elle a des formes féminines ; l’énergie ne lui vient pas des muscles, mais de l’âme.

Enfin, cette statue a le grand mérite de l’originalité sans bizarrerie. Elle s’illumine d’une pensée, d’une passion, et, tout en ne sortant pas des conditions de l’art, elle a quelque chose de dramatique et d’émouvant malgré les étoffes, puisque la tête, les jambes et les bras sont seuls nus. Le mouvement général se suit d’un bout à l’autre et le corps se retrouve toujours lorsque l’œil le cherche sous la draperie.

La Sapho est moins complète que la Zingara, C’est cependant encore une excellente statue, pleine de passion, de tristesse ardente, d’amoureuse expression. La tête est bien douloureusement pensive, bien affligée par l’amer chagrin de l’amour méconnu.

M. Clesinger n’est pas de ces sculpteurs timides qui craignent de troubler la beauté des traits par l’expression de la joie ou de la douleur ; cependant il a l’habitude de représenter la passion plutôt dans le mouvement du corps que dans la signification de la physionomie. Il est loin d’être spiritualiste ; c’est au contraire un matérialiste bien caractérisé, qui fait toujours prédominer le corps sur le reste de la tête. Dans sa Sapho, il a manqué à ses habitudes, et la tête de la poétesse antique est pleine d’une expression de douleur très-bien rendue.

Les bustes exposés par M. Clesinger sont également fort intéressants, et on peut y suivre tous les progrès que cet artiste a faits pendant son séjour à Rome ; enfin son Taureau, d’un caractère antique, et cependant plein d’une si singulière vie, est certainement un des morceaux les plus remarqués du Salon.

Après M. Clesinger, nous pouvons citer encore plusieurs œuvres distinguées. Les bustes de M. Adam Salomon méritent des éloges, ainsi que le Pan consolant Psyché, de M. Begas.

M. Cavelier a trois portraits, celui d’Henriquel Dupont, celui d’Ary Scheffer et celui de la princesse de S… ; tous trois sont d’une grande ressemblance, d’un modelé très-fin, très-souple, très-savant. Le Printemps, de M. Bottinelli, me fait penser à ces deux jolis vers de Métastase :

Giotentu primavera della vita,
Primavera, gioventu dell’anno.

L’Art chrétien et la Résignation, de M. Chatrousse, sont deux morceaux fort distingués, d’un très-bon caractère, à la fois moderne et chrétien, d’une conception heureuse et d’une belle exécution.

De M. Etex, il faut citer le Pâris et l’Hélène, deux statues dans le goût antique ; pureté de formes, élégance, tournure, c’est bien cela. On croirait l’œuvre d’un des sculpteurs qui ont vécu entre le siècle d’Alexandre et la seconde période de la décadence.

Les excellents portraits des princes Slouvda et Michel, par M. Jaley ; le portrait spirituellement expressif de Picard, par Dantan aîné ; le portrait plein de savoir et de physionomie de M. Velpeau, par M. Dantan jeune ; la Bacchante de M. Crauck ; la Nymphe de M. Courtet, le bas-relief de Mme Constant, celui de M. Cain, celui de M. Demesmay, le Vendangeur de M. De Bay, la Thétys de M. Klagmann, les deux charmants portraits par M. le comte de Nieuwerkerke, méritent d’être tout particulièrement remarqués.

Michel-Ange a fait le Pensieroso, M. Lanzirotti a fait la Pensierosa. J’avoue que j’aime mieux la statue de Michel-Ange que celle de M. Lanzirotti.

La Jeune Fille à sa toilette, de M. Frison, est très-gracieuse, élégante, délicate comme la jeunesse.

La statue du général Saint-Arnauld, par M. Lequesme, est bien campée, d’une belle tournure ; l’artiste s’est bien tiré des difficultés de costume.

Les petits soldats à cheval de M. Frémiet ont bien la tournure militaire. M. Frémiet est le Bellanger des sculpteurs.

M. Valette, jeune sculpteur de beaucoup d’avenir, a exposé une Vierge remarquable et un Semeur d’ivraie qui a beaucoup de fierté et en même temps le caractère biblique qui lui convient.

Barye n’a pas exposé. Nous avons les groupes d’animaux de M. Mène, la nature prise sur le fait, la vérité, l’exactitude, la vie même ; cependant il y manque quelque chose, un intérêt, ce grand intérêt de l’art que les grands artistes savent seuls donner à leurs œuvres.

Le Mercure de M. Millet est une œuvre très-correcte et très-finie.

M. Maindron est un artiste dont le talent, souvent incomplet, inspire cependant une vive sympathie. La Geneviève de Brabant, d’un style à la fois naïf comme la légende et souvent comme l’art contemporain, a beaucoup de grâce et de sérieuses beautés.

En somme, cette exposition de la sculpture est très-honorable, et si Phidias, Praxitèle, Michel-Ange, Puget sont venus faire un tour au Salon de 1859, ils n’ont pas dû être trop mécontents et n’ont pas trop dédaigné la sculpture des Français de notre temps.

Après une course fort longue et que l’on me pardonnera d’avoir entreprise, bien qu’elle fût un peu au-dessus de mes forces, me voici arrivée au port sans trop d’avaries. À ceux qui ont eu la patience de me suivre jusqu’au bout, merci. Pendant la traversée, je n’ai pas éprouvé un sentiment dont je me repente ; j’ai annoncé mes impressions, ce sont mes impressions que j’ai données. J’ai pu me tromper : j’ai toujours été sincère.


FIN

INDEX


Pages.
A
 125
 126
 59
 125
Aze 
 85
B
 58
 23
 99
 134
 126
 126
 110
Berchère 
 126
Bida 
 110
Bonhomme 
 111
Bonvin 
 62
Boulanger (Louis
 67
Bouguereau 
 20
Bottinelli 
 134
Brendel 
 127
Breton (Jules
 88
Brion 
 126
Brongniart 
 110
Browne (Mme  Henriette
 21
Browne (Louis
 112
C
Cabat 
 126
Cabanel 
 89
Cain 
 135
Carraud 
 110
Cavelier 
 134
Chaplin 
 57
Chatrousse 
 134
Chavet 
 16
Clesinger 
 131
Compte-Calix 
 121
Comte 
 77
Constant (Mme  Noémi
 135
Corot 
 114
Courtet 
 135
Crauck 
 135
Curzon (de
 100
D
Dantan (aîné
 135
Dantan (jeune
 135
Daubigny 
 127
De Bay 
 135
De Dreux 
 110
Delacroix (Eugène
 26
Delfosse 
 115
Demesmay 
 135
Diaz 
 35
Dubufe (père
 65
Dubufe (Édouard
 64
Duval Le Camus 
 109
E
Étex 
 134
F
Faure (Eugène
 61
Frémiet 
 135
Frison 
 135
Flers 
 126
Flandrin (Hippolyte
 12
Flandrin (Paul
 125
Français 
 125
Fromentin 
 111
G
Gérome 
 14
H
Hamman 
 103
Hamon 
 18
Hébert 
 50
Heilbuth 
 105
Heilbuth 
 110
I
Isberth (Mme  Camille
 19
Isabey (Eugène
 54
J
Jacquand (Claudius
 84
Jadin 
 128
Jaley 
 135
Jeanmot 
 109
Jeanron 
 127
K
Klagmann 
 135
Knaus 
 110
Knyff (de
 125
L
Landelle 
 103
Lanzirotti 
 135
Lays 
 128
Leleux (Adolphe
 86
Leleux (Armand
 86
Lehman (Henri
 87
Lehman (Rodolphe
 101
Lies 
 125
Lequesne 
 125
Loyer 
 125
M
Marchal 
 63
Masson (Bénédict
 104
Mattet 
 65
Maindron 
 136
Mène 
 136
Muller 
 81
Millet (François
 72
Millet (Aimé
 136
N
Nanteuil (Célestin
 58
Nieuwerkerke (comte de
 135
O
Ouvrié (Justin
 126
O’Connell (Mme 
 105
P
Palizzi 
 128
Pils 
 99
R
Ricard 
 104
Robbe 
 127
Robert 
 105
Rousseau (Philippe
 128
Rousseau (Théodore
 123
Roux (Louis
 101
S
Saint-Jean 
 128
Salmon 
 61
Signol 
 108
Scheffer (Ary
 93
Stevens (Joseph
 128
T
Tournemine 
 126
Trayer 
 110
Troyon 
 115
V
Valette 
 136
Verlat 
 127
Vetter 
 104
Vidal 
 109
Voillemot 
 104
W
Weilher (Mlle Caroline de
 109
Winterhalter 
 65, 80
Y
Yvon 
 99
Z
Ziem 
 127
FIN

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)

Flandrin. — Gérome. — Hamon. — Bouguereau — Mme Henriette Browne. — Baudry. 
 11
Eugène Delacroix. 
 26
Diaz. — Henouville. 
 35
Hébert. — Isabey. — Clesinger. — Chaplin. — Célestin Nanteuil. — Baron. — Antigna. — Eugène Faure. — Salmon. — Bonvin. — Marchal. — Dubufe Fils. — Dubufe Père. — Winterhalter. — Mattet. 
 48
Louis Boulanger. — Millet. — Ch. Comte. — Muller. — Jacquand. — Aze. — Adolphe Leleux. — Armand Leleux. — Brion. — Jules Breton. — Cabanel. 
 66
Exposition des œuvres d’Ary Scheffer au boulevard des Italiens. — Yvon. — Barrias. — Pils — Curzon. — Louis Roux. — Henru Lehman. — Rodolphe Lehman. — Landelle. — Hamman. — Vetter. — Chavet. — Voillemot. — Ricard. — Bénédict Masson. — Lies. — Madame O’connel. — Robert. — Heilbuth. 
 92
Signol. — Loyer. — Janmot. — Duval Le Camus. — Vidal. — Amaury Duval. — Madame Camille Isbert. — Mademoiselle De Weilmer. — Bida. — Bellanger. — Caraud. — Trayer. — Knaus. — Delfosse. — Brongniart. — Alfred De Dreux. — De Balleroy. — Heim. — Bonhommé. — Fromentin. — Louis Browne. 
 107
Corot. — Troyon. — Compte-calix. — Théodore Rousseau. — Paul Flandrin. — Achard. — Aligny. — De Knyff. — Français. — Flers. — Justin Ouvrié. — Anastasi. — Belly. — Bellel. — Tournemine. — Berchère. — Cabat. — Daubigny. — Jeanron. — Ziem. — Brendel. — Robbe. — Verlat. — Joseph Stevens. — Philippe Rousseau. — Jadin. — Palizzi. — Saint-jean. — Lays. 
 113
Adam Salomon. — Begas. — Bottinelli. — Cain. — Cavelier. — Chatrousse. — Clesinger. — Madame Constant. — Courtet. — Crauck. — Dantan Aîné. — Dantan Jeune. — De Bay. — Demesmay. — Etex. — Fremiet. — Frison. — Jaley. — Klagmann. — Lanzirotti. — Lequesne. — Maindron. — Mène. — Millet. — Comte De Nieuwerkerke. — Valette. 
 129
 139