Impressions d’une femme au salon de 1859/05

A. Bourdilliat et Cie, éditeurs (p. 66-91).


V

LOUIS BOULANGER. — MILLET. — CH. COMTE. — MULLER. — JACQUAND. — AZE. — ADOLPHE LELEUX. — ARMAND LELEUX. — BRION. — JULES BRETON. — CABANEL.


Le Salon de 1827 fut, m’a-t-on dit, un des plus brillants de la moderne école. Les plus belles pages de ce Salon sont restées illustres et survivront à notre époque. Delacroix y exposa plusieurs des plus beaux tableaux de son œuvre. L’école tout entière était pleine d’audace et de fougue. Cette généreuse passion dont lord Byron s’était fait le sublime don Quichotte, le philhellénisme, était la dixième muse de l’art, elle inspirait nos jeunes maîtres, et elle les inspirait si bien que les œuvres de cette époque n’ont rien perdu de leur valeur et ont survécu même à ce mérite dà propos qui fait vivre pour un temps grand nombre de productions médiocres.

C’est cette année-là que Scheffer exposa ses Femmes Souliotes inspirées par cette passion et qui sont restées un de ses bons tableaux. C’est cette année-là que fut exposée la Naissance d’Henri IV, par Eugène Devéria, tableau excellent, d’une composition harmonieuse, d’une couleur brillante et d’une exécution libre autant qu’habile ; c’est cette année-là aussi que fit ses débuts, débuts éclatants, M. Louis Boulanger, l’auteur du Mazeppa dans lequel, si j’en crois ceux qui m’en ont parlé, le jeune artiste fit preuve d’un talent plein de passion et de furie. Malheureusement pour lui, la même année, on vit le Mazeppa propret, léché, de M. Horace Vernet, lequel nuisit beaucoup à l’œuvre franchement romantique de M. Louis Boulanger.

Cet artiste a peint depuis lors d’autres tableaux, demeurés justement célèbres ; tels sont, notamment, le Triomphe de Pétrarque, la Ronde du Sabbat, les Jardins d’Armide, les Noces de Gamache, etc., etc., tableaux qui produisirent un très-grand effet à cette époque où les meurtres académiques étaient encore le comble du terrible, et où M. Heim passait pour un grand coloriste.

Chose à remarquer, trois des peintres qui brillèrent à ce salon de 1827, dont je parlais plus haut, figurent au salon de 1859, à trente-deux ans de distance. Ce sont MM. Eugène Delacroix, toujours aussi bouillant, aussi coloriste, aussi passionné qu’autrefois ; Louis Boulanger, qui, dit-on, a un peu alourdi, assombri son coloris, et enfin Eugène Devéria, qui semble avoir oublié tout à fait la Naissance de Henri IV, ce tableau merveilleux de la brebis qui vient d’accoucher du lion.

Quant à M. Louis Boulanger, qu’il m’est impossible de comparer à lui-même, attendu que je n’ai pas vu ses tableaux d’autrefois, je ne puis dire si, comme on me l’a assuré, son pinceau a perdu quelques-unes de ses qualités. Ce que je sais, c’est que le portrait d’Alexandre Dumas en Circassien est peint avec beaucoup de chaleur, de verve, de vie, et que la couleur en a beaucoup d’éclat, d’harmonie et de solidité.

Quand un peintre fait le portrait du premier bourgeois venu, il lui est permis de ne pas faire ressemblant. Pourvu qu’il ait fait une belle image, bien comprise, bien pensée et bien peinte, nous, gens de goût, indifférents au modèle, nous nous soucions fort peu de la ressemblance. Le peintre, au lieu de copier un modèle vulgaire, a créé un type, cela vaut bien mieux.

Mais lorsqu’un artiste fait le portrait d’un homme illustre, d’un grand poëte, d’un grand écrivain comme Alexandre Dumas, la ressemblance est un des premiers devoirs. Admirable chose à faire que le portrait d’un homme de génie, mais aussi chose difficile par-dessus tout. M. Louis Boulanger a réussi parfaitement celui d’Alexandre Dumas. C’est bien là le fécond auteur de tant de livres dont lui-même a oublié les titres, le créateur de tant de drames qui ont remué le monde ; voilà bien son front vaste, son regard brillant et sa lèvre causeuse. Voilà bien ses traits, et voilà bien aussi sa physionomie. Une seule chose me déplaît dans ce portrait, c’est le costume. Le costume fait très-bien comme effet pittoresque et comme couleur, mais il gâte la ressemblance ; la coiffure surtout, qui amoindrit la tête et cache cette forêt de cheveux indomptés, signe de force et de puissance.

Le portrait de M. Granier de Cassagnac est inférieur à celui du maître, celui de M. Alexandre Dumas fils est très-ressemblant et très-bien peint.

Outre ces portraits, M. Louis Boulanger a exposé plusieurs tableaux fort intéressants.

Je citerai notamment le Don Quichotte avec les chevriers, et la Rencontre de Gil Blas avec Melchior Zapata, où M. Louis Boulanger, peintre lettré, d’une grande imagination, a su parfaitement saisir la couleur espagnole et sauvagement poétique du sublime roman de Cervantès, et celle de l’espagnolerie souriante et railleuse de ce Parisien de Lesage.

M. Louis Boulanger n’est pas tout à fait un rêveur et je lui en sais gré. La rêverie est une grâce dont il faut se garder d’abuser. Louis Boulanger ne rêve pas seulement, il sent et il voit ; aussi ne s’inspire-t-il pas des poëtes nuagueux d’outre-Rhin. Il laisse Gœthe à Ary Scheffer ; il abandonne la poétique vision de Marguerite et le Faust poncif aux peintres débiles et brumeux. Lui, il va checher ses inspirations chez les poëtes des pays du soleil ou chez le grand William, ce poëte du soleil des passions, il lui faut à lui Roméo et Juliette, Othello, le Marchand de Venise, etc.

Le tableau du Christ aux saintes femmes est une très-belle chose, empreinte d’un excellent sentiment religieux, et qui est bien certainement le plus distingué de tous les tableaux d’église exposés au palais de l’industrie.

Me voici forcée de revenir sur les fautes du jury. Certes, je ne veux pas exagérer les reproches qu’on lui adresse. Je suis tentée de lui en adresser d’une toute autre nature. Je lui reproche surtout d’avoir reçu des tableaux qui figurent honteusement à l’Exposition, la déshonorent et empêchent de voir les bons tableaux, qu’ils éteignent de leurs tons criards.

Mais le jury mérite aussi toutes les accusations dirigées contre lui pour certaines de ses exclusions, coupables et inexplicables.

On a beau vouloir excuser le jury, il suffit de citer vingt noms d’artistes éminents pour réduire au mutisme la voix assez osée pour tenter une justification impossible. Oui, certes, des exclusions qui autrefois ont atteint des noms comme ceux de Delacroix, Barye, Préault, Diaz, Rousseau, et vingt autres, qui, cette année, ont atteint Millet, sont certainement le plus déplorable résultat des entêtements systématiques des académiciens aveugles. L’absence de toute autorité découle nécessairement de ces rigueurs plus maladroites et plus ridicules encore que nuisibles. Le jury croit-il servir l’art par ces iniquités ? Il lui fait le plus grand tort, au contraire, parce que les vanités saignantes justement condamnées ont beau jeu pour cacher leur défaite méritée derrière ces injustices éclatantes qui leur servent à la fois de rempart et d’artillerie.

Le tableau de M. Millet, la Mort et le Bûcheron, refusé par le jury cette année, est certainement un des plus remarquables qui aient passé devant les yeux du jury, et on ne peut comprendre qu’il ait été repoussé.

On a prétendu que M. Millet était un réaliste ; il n’en est rien. Je hais le réalisme. Eh quoi ! nous avons la gloire des arts, nous avons les longues études qui demandent de longues années, nous vivons dans une ville brillante de grâce, de beauté, brillante par ses monuments ; nous vivons au milieu d’une civilisation à la fois moderne et antique ; moderne par la passion, antique par cette tradition merveilleuse qui est la métempsycose des hommes et des nations, par laquelle l’âme de Ninive a animé Memphis, l’âme de Memphis Athènes, l’âme d’Athènes Rome, l’âme de Rome Paris, la plus glorieuse de toutes ces villes, parce qu’elle tient à la fois de toutes les autres et d’elle-même ; et c’est au milieu de cette ville de Paris, centre de la civilisation, que les réalistes osent élever la voix pour nous dire, ces nouveaux barbares, qu’il n’y a pas d’enseignement du passé au présent ; que l’âme des nations ne se perpétue pas dans les nations ; qu’il n’y a pas de tradition, et par conséquent pas de progrès, puisque le progrès c’est la vie aidée de la tradition, la force vivante ajoutée à la force des devanciers ; que les cités ne se transmettent pas leurs conquêtes intellectuelles comme de glorieux héritages ; qu’il n’y a pas d’art, enfin, puisque la négation de l’art peut remplacer l’art, puisque l’on trouve des admirateurs, pour le néant mis à la place de l’invention, à la place de l’ordre, à la place de la couleur.

Mais si je hais le réalisme, vulgarité doublée d’impuissance, je me garde bien de confondre avec le réalisme, cette étude approfondie de l’homme pauvre, souffrant, digne d’amour et de pitiés de l’homme grandi par la résignation, par le travail, par la souffrance même, étude passionnée, douloureuse, généreuse et féconde à laquelle se livre M. Millet depuis bien des années, malgré la colère des réalistes qui le répudient et malgré les dédains des académiques qui ne le comprennent pas.

Dans les tableaux de Millet, je trouve ce qui se trouve si rarement dans la plupart des tableaux modernes, une pensée ! Les autres peintres ; peignent des costumes, lui peint des hommes. Tous les hommes de Millet travaillent, donc ils pensent ; — c’est ce que l’on n’a pas assez compris. Se mouvoir, c’est accomplir un acte organique, instinctif, à la portée de tout être vivant ; travailler c’est le propre de l’homme fait à l’image de Dieu, ce travailleur éternel !

L’homme qui travaille s’unit à Dieu et prie par conséquent. Le travail est la plus sainte et la plus féconde des prières. Voilà pourquoi les tableaux de Millet nous causent une si vive, une si profonde impression, une impression si grandement religieuse. Ces tableaux sont des prières, mais les prières les plus touchantes et les plus communicatives, les prières des hommes simples qui ont le front courbé vers la terre et qui prient en semant le blé, en moissonnant, en glanant, qui prient, en un mot, par le travail, en faisant dans leur cœur la part de Dieu.

Cette prière-là, on a beau dire ; on a beau faire, cette prière des cœurs simples, cette foi robuste du charbonnier et du laboureur sera toujours plus touchante que celle de l’enthousiaste, du savant, du poëte, qui vont trouver Dieu par la pensée pour s’unir à lui. Cet homme inoccupé qui prie en extase rêve aussi, et la rêverie a ses dangers ; de la réverie au doute il n’y a pas bien loin. Et puis l’action est toujours préférable à la simple volonté, celui qui prie en action prie bien mieux que celui qui ne prie qu’en pensée.

Voyez, par exemple, cette jeune femme qui mène paître dans un champ inculte sa vache amaigrie. Il y a dans sa pose immobile et patiente, il y a dans sa tournure, il y a dans sa laideur même tant de caractère et de sérénité douloureuse, il y a dans l’ensemble et dans les détails un style si évident, si grand, une telle indifférence pour ce qui est détail individuel, une telle intelligence de tout ce qui est trait de caractère, que cette figure est devenue un type. On dirait une statue de la résignation.

Quant au tableau refusé par le jury : la Mort et le Bûcheron, c’est certainement le poëme le plus saisissant que l’on puisse imaginer ; c’est la traduction la plus naïvement indépendante de la fable de La Fontaine. Le bûcheron est tombé épuisé auprès de son fagot. La Mort vient. La Mort, pour ce pauvre vieillard, c’est certainement l’amie qui délivre. Mais non ! le vieillard tient encore à la vie ; que dis-je ? il tient à ses souffrances, il tient à ses rudes travaux, il se cramponne à son fagot, qu’il maudissait tout à l’heure. Cet amour de la vie souffrante en face de la mort amie et qui apporte la délivrance, n’est-ce pas encore une prière, un hymne de reconnaissance. C’est si riant et si beau, la vie !

La scène se passe au fond d’un chemin creux, on ne voit qu’un bout de paysage au haut de la berge ; mais le paysage est si souriant, les derniers rayons du soleil couchant colorent si gaiement le feuillage jauni par l’automne, que l’on comprend ce regret de la vie même, au cœur du vieillard qui a terminé sa journée, son année, sa vie de labeurs et de misère. La Mort, vue de dos, est enveloppée dans une sorte de robe de laine blanche qui empêche de voir les détails horribles du squelette ; le vieillard est admirable de dessin. Sous ses habits grossiers et résistants on sent le corps. Il y a des bras sous ces manches, des jambes dans ce pantalon usé. Si M. Millet ne peint pas le nu, ce n’est certes pas par ignorance ; il est capable plus que personne de mettre une figure sur ses pieds. Ce tableau en un mot brille par toutes les qualités qui révèlent le véritable artiste original et créateur : sentiment profond, dessin plein de grandeur, exécution sagement subordonnée à la pensée, couleur harmonieuse et parfaitement d’accord avec le sujet traité par le peintre. L’exclusion de ce tableau reste pour moi la plus incompréhensible des erreurs du jury.

M. Charles Comte diffère essentiellement de Millet. Il aime les costumes fidèles, une action, un fait historique, simple fait de chronique, nettement indiqué, une combinaison de scène habile, des expressions justes, des personnages qui agissent, qui représentent une époque, et tout ce qu’il aime, il a l’art de nous de montrer.

Ce sont là de grandes qualités mais elles ne suffisent pas encore. Pour émouvoir, il faut que les figures qui s’agitent sur la toile soient vraies autrement que par leurs costumes. M. Comte dessine bien et ne compromet pas son système par une fausse application. Mais ce qui manque dans ses tableaux, c’est le style, c’est la vie particulière qui anime tous les personnages avec l’âme même du peintre. Le bric-à-brac de l’histoire, que l’on me permette cette expression triviale, le préoccupe beaucoup plus que l’esprit des temps qu’il veut nous montrer. Son Alain Chartier, par exemple, ressemble beaucoup plus à une scène d’un drame historique montée avec beaucoup de luxe, qu’à une scène poétique de l’histoire.

Alain Chartier était un auteur de marque du quatorzième siècle. Il a été regardé comme un écrivain du premier mérite et aussi comme un des plus grands orateurs de son temps. Il a laissé des poésies fort estimées jadis et divers ouvrages en prose : le Curial, le Quadrilogue, l’histoire de Charles VII, dont il fut le secrétaire.

Il lui arriva une aventure qui a rendu son nom plus célèbre que ses livres même. Un jour, en sortant de la messe, Marguerite d’Écosse, femme du dauphin qui devait devenir Louis XI, traversant une salle du palais avec une grande suite de dames et de grands seigneurs, aperçut Alain Chartier endormi sur un banc. Elle s’approcha de lui et « l’alla baiser en la bouche, » comme dit un vieil auteur.

Et comme les seigneurs et les dames qui suivaient la dauphine s’émerveillaient de cette action, d’autant plus qu’à dire vrai la nature avait enchâssé en Alain Chartier une belle âme dans un corps fort laid, la princesse se retournant, leur dit :

« Sachez qu’il ne vous faut estonner de ce mystère, d’autant que je n’entends point avoir baisé l’homme, mais la bouche de laquelle sont issus tant de mots et sentences dorez. »

Ce qui manque au tableau de M. Charles Comte est précisément ce qui fait le charme de ce récit ; la naïveté poétique. L’anecdote d’Alain Chartier, que j’oserai appeler anecdote-légende, est pleine de grâce et de jeunesse, pleine d’élégance galante. Les anciens nous apprennent que les abeilles venaient se poser sur les lèvres de Platon enfant ; une femme, une reine venant baiser le poëte sur les lèvres, n’est-ce pas bien plus gracieusement poétique ? Le tableau de M. Charles Comte n’est pas assez idéal ; il raconte le fait comme le ferait un chambellan, non pas comme le ferait un poëte.

Le cardinal de Richelieu, jouant avec ses petits chats, devant son feu, est un autre tableau de M. Comte que je préfère au premier. Les costumes de l’époque sont plus connus et moins ornés de détails ; ils se rapprochent déjà plus de notre temps. Pour être exact, l’artiste n’a pas été, comme dans l’autre tableau, forcé de se livrer à des recherches archéologiques, où se sont un peu absorbées ses facultés de peintre.

M. Comte ne sacrifie pas assez les détails à l’effet général. Il y en a plusieurs qui prennent trop d’importance et détournent l’attention du sujet. Rien n’effraye plus la muse que ces inventaires de mobiliers et de costumes faits avec la précision qu’y mettrait un commissaire-priseur.

Il est certains sujets de tableaux qui conduisent à des succès populaires assurés et tout à fait indépendants du mérite même de l’œuvre. Ainsi le Décaméron de Winterhalter, peinture essentiellement médiocre, mais agréable à l’œil, brillante, coquette, montre au vulgaire charmé de jolis minois de femmes et de belles têtes d’hommes, belles têtes de cire à faire rêver un coiffeur.

Éparpillant toutes ces figures sur le velours des gazons, sous les arbres, au milieu des cristaux, des aiguières, des armes bizarres, des instruments de musique, en un mot de tout le bric-à-brac des scènes de plaisir et de luxe, le Décaméron produisît sur le spectateur un effet forcément agréable. D’autant plus qu’au moment où parut le Décaméron, il était à la fois une réaction contre les mythologies des classiques et contre les scènes du moyen âge des romantiques, et que M. Winterhalter avait au moins le mérite d’être le premier qui se fût avisé d’exploiter ce genre faux et joli, qui est à la peinture ce que les gravures de mode sont aux belles planches de Rembrandt, d’Albert Durer ou de Marc-Antoine Raimondi.

M. Winterhalter, ayant inventé le genre décaméron, eut nécessairement une foule d’imitateurs, désireux de partager son succès. Pendant quelques années, il plut des décamérons. Chacun fit son tableau de fête élégante et champêtre, montrant bon nombre de fillettes aussi avenantes que les plus jolies demoiselles de comptoir, ajustées avec une liberté que le caprice autorise, dessinées avec une désinvolture de pinceau que la campagne excuse, des arbres servant de prétexte à toutes les incartades d’ombre et de lumière, des gazons veloutés, plaqués d’ombres blondes, des ciels fantastiquement jolis. Les bergerades coquettes des précieux du Lignon étaient dépassées en affectation, en maniéré, en faux joli, mais non en grâce et en distinction.

M. Muller fut un de ces faiseurs de décamérons, et il eut, il y a quelque dix ou douze ans, un grand succès, à rendre M. Winterhalter jaloux. Malheureusement pour les artistes de talent pomme M. Muller, il y a des succès qui se payent bien cher ; on est puni par où l’on a péché. On a cherché la popularité à laide du joli, et le joli s’attache à votre chair comme la chemise du centaure Nessus, et vous ne pouvez plus l’arracher sans arracher en même temps votre peau, vos muscles, sans faire couler votre sang.

M. Muller en est réduit là. On dirait que, pour secouer son succès de décaméron, pour s’arracher a joli, il cherche les sujets les plus dramatiques, les plus sombres, les plus terribles ; vains efforts, le joli persiste, le joli domine, et jusqu’à l’appel des condamnés à mort, M. Muller peint tout joliment.

M. Muller nous montre, cette année, une scène qui prête à l’effet dramatique, une de ces scènes de violences religieuses qui font pendant au dragonnades de Louis XIV. Seulement ici, ce sont les protestants, qui sont les fanatiques persécuteurs et les catholiques sont les martyrs. Des soldats anglais embarquent les jeunes filles irlandaises pour la Jamaïque.

M. Muller a disposé ses personnages comme aurait pu le faire un habile metteur en scène disposant le tableau final d’un quatrième acte, mais on sent qu’il est sans passion, qu’il ne partage pas la foi de ses victimes de l’intolérance anglicane, qu’il ne se mêle pas à elles. Il s’est préoccupé, surtout, de peindre de jolies victimes, portant convenablement la douleur. Dans ses personnages, la douleur n’est point dans l’âme, elle s’exprime au moyen d’une mimique conventionnelle, comme le langage des sourds-muets ou celui des ballets. La main sur le cœur veut dire : je vous aime ; les deux index, placés côte à côte, signifient : je voudrais bien vous épouser ; les bras raides, les mains jointes, les prunelles convulsées, les sourcils arqués vers le ciel, signifient : Ô mon Dieu ! que je suis malheureuse.

Du reste, les expressions du visage sont nulles ; un placide sourire mélancolique, qui veut être douloureux, mais qui ne lest pas, tient lieu de pensée, d’intérêt, d’action même. Les teintes, qui veulent être les plus sombres, sont tendres malgré le peintre. Dans un décaméron, il eût fait du rose tendre, du vert céladon, du jaune tendre et du bleu tendre. Dans ce tableau, qui aspire à l’effet dramatique, il fait du brun tendre, du sombre tendre, du noir chatoyant, du foncé qui se pâme. Tout cela plaît lorsque l’artiste voudrait toucher ; tout cela est charmant et sans valeur ; le peintre voudrait être intéressant, et n’arrive qu’à une grâce molle et monotone, à une grâce un peu plus assourdie par la nature du sujet, mais que ne rehausse ni l’élévation du style, ni l’étude consciencieuse. C’est là une douleur d’opéra-comique, un dessin élégant sans fermeté, une peinture fluide, molle, estompée, adroite, sûre comme un parafe, agréable, mais froide et restant toujours étrangère à tout sentiment, à toute passion.

Heureusement pour moi, je puis me dédommager de ces critiques en faisant l’éloge d’un excellent portrait de religieuse exposé par M. Muller. Le portrait est bien peint, sobrement, sévèrement, sans fausse enluminure ; il est bien dessiné, très-consciencieusement étudié ; l’expression de la tête est calme et belle, l’ensemble vous frappe par la sage harmonie de la couleur et de l’arrangement. Les efforts du peintre pour arriver à la perfection par des moyens dont la sévérité l’effraye d’ordinaire sont tout à fait dignes d’éloges ; ce portrait suffit pour que l’on ne désespère pas de M. Muller : lorsqu’il aura rompu avec le joli, il sera un peintre.

M. Glaudius Jacquand est toujours le peintre des scènes historiques ; cela intéresse sans émouvoir ; cela manque d’originalité ; c’est du Walter Scott de troisième main ; c’est une réunion de qualités de troisième ordre, justement équilibrées dans une médiocre et doucereuse harmonie, sujet raisonnable, banal, choisi avec une médiocre intelligence, petit dessin sans ampleur, mais sans erreur choquante, composition honnêtement conçue, couleur qui n’est pas précisément froide, mais qui arrive à une tiédeur de bain-marie. Arrangement convenable, effets rebattus et mesquins, rien qui étonne, mais aussi rien qui choque, sans qualités qui frappent, sans défauts qui déplaisent, peinture bourgeoise, peinte avec une sérénité exempte de toute inquiétude et qu’aiment les vulgaires amants de la besogne faite proprement.

M. Aze a exposé un Côme Ier de Médicis, tuant son frère, sujet emprunté à l’Histoire des Médicis, par Alexandre Dumas. Après la mort tragique de sa fille, la grande-duchesse s’était retirée dans les jardins de Pise avec ses deux fils, don Garcia et le cardinal Jean, de Médicis. À la suite d’une querelle à la chasse, don Garcia poignarda Jean, son frère. La mère lui avait pardonné ; mais Côme n’était pas si facile à fléchir : il poignarda don Garcia pour lui apprendre à vivre. Ah ! la jolie famille ! Comment un peintre peut-il choisir un sujet pareil ! quel intérêt peuvent avoir les sanglants démêlés de ces Alcides bourgeois ? Je conçois les grands crimes quand ils ont la passion pour excuse. Je lisais dernièrement dans un Recueil d’anecdotes qu’un jour un enfant tua son frère plus jeune en le jetant dans le feu. La mère, furieuse, précipita le petit coupable dans un grand chaudron plein d’eau bouillante, où il périt. À cette vue, le père furibond poignarda sa femme et se pendit ensuite de désespoir. Santeuil, chargé de raconter cette histoire, l’enferma tout entière en deux alexandrins, pensant, avec raison, que moins on raconte ces choses, mieux on fait. On peut faire mieux encore que de dire cela en deux vers, c’est de ne pas le dire du tout. Il était si facile à M. Aze de ne pas choisir ce sujet ! Je lui conseille de ne pas peindre le gracieux sujet du poëme concis de Santeuil.

Ce reproche fait, il faut louer M. Aze de l’exécution de son tableau. M. Aze est un peintre consciencieux et chercheur, de l’école de M. Robert Fleury. Son dessin sent un peu le travail, mais il est correct ; sa couleur est brillante, solide, comme celle du maître ; elle manque de finesse et de transparence. Les détails de l’architecture et de la décoration sont faits avec soin, sans recherche exagérée. Ce tableau se sauve de ce que le sujet a de répulsif par l’harmonieuse homogénéité de l’exécution et par l’habile concentration de la lumière sur l’action principale. C’est l’œuvre d’un artiste de talent et d’avenir.

M. Adolphe Leleux est un coloriste originale, il est lui, il est vrai. Il est observateur sagace. Ses scènes de paysans sont intéressantes, sincères, lumineuses. Il abuse parfois des oppositions et les pousse jusqu’à devenir lourd, mais jamais il ne reste au-dessous de son effet. Il se risque souvent à le dépasser et me fait penser à ces barytons qui ont une belle voix et qui ; ne se contentant pas de chanter, se mettent à crier. C’est la mode aujourd’hui au théâtre, on crie et on ne chante plus, mais en peinture c’est tout le contraire, on ne chante même plus, on fredonne, et ma foi je ne me sens pas le courage d’en vouloir à qui sait encore élever la voix, même pour crier.

M. Armand Leleux est aussi un peintre fort distingué, et qui, comme son frère, mérite toutes les sympathies. Dans ses petits tableaux d’intérieurs, il abuse aussi quelque peu des contrastes. À force de les employer à produire le relief, il se rend dur et un peu noir ; les figures viennent ainsi fort en avant, mais te tableau manque d’air et d’espace. Les toiles de M. Armand Leleux, malgré ces défauts peu sérieux, produisent une impression vive et soudaine. On aime ce coloris qui tient à la fois des Flamands et des Espagnols, et qui s’attache à des figures naïvement conçues et curieusement étudiées. MM. Adolphe et Armand Leleux sont des artistes auxquels on sait gré de leurs progrès parce qu’on aime leur talent consciencieux, modeste, ennemi de toute réclame et de toute coterie, et qui ne cherche le succès que par le travail et l’intelligence.

M. Brion peint aussi des paysans. Il aime surtout ceux de la forêt Noire. Peinture nette, ferme, bon sentiment de couleur, un peu d’exagération dans les contrastes.

M. Jules Breton est un des artistes qui ont le plus de succès cette année, malgré ce que sa peinture a d’un peu monotone et d’un peu lourd ; à quoi cela tient-il ? à la poésie qu’il apporte dans ses sujets les plus simplement vulgaires, à cette faculté charmante qui fait seule les vrais artistes, la faculté d’interpréter la nature avec leur âme et d’idéaliser ainsi les choses les plus réelles, les plus simples. Les Glaneuses sont essentiellement un tableau d’émotion ; on y sent l’émotion que l’on éprouve toujours à la fin d’une belle journée d’été, lorsque le soleil est descendu à l’horizon ; l’émotion que donne la campagne, l’émotion que donne le travail, cette prière, comme je le disais plus haut. Les Glaneuses de M. J. Breton sont pour moi un tableau religieux, plus religieux que la Procession, qui cependant représente une cérémonie religieuse !

Voici un tableau dont je pense beaucoup de bien, malgré les reproches que j’ai envie de lui faire. C’est la Veuve de l’organiste, par M. Cabanel. M. Cabanel est un idéaliste, un talent correct, fin, un talent issu de l’école des Beaux-Arts, et qui cependant a su dépouiller ce que les poncifs de cette école ont d’antipathique aux gens intelligents. Dans ce tableau de la veuve, la principale figure : est fort belle, pleine de douleur et d’émotion. Les autres sont moins heureuses, un peu entachées de cette affectation angélique des néo-Allemands. Ange ou bête, a dit Pascal, c’est lorsqu’on veut faire l’ange qu’on fait la bête. Le jeune homme blond qui prend une pose rêveuse et affecte le sentiment, fait l’ange.

La couleur du tableau est agréable, mais trop léchée. En somme, malgré tous ses défauts, l’œuvre touche. C’est une page d’un roman intéressant que nous avons sous les yeux.

Il se peut qu’on se récrie sur cette phrase, qui, pour moi, est un éloge. Je sais bien que beaucoup de peintres ont la prétention de pouvoir se passer du sujet. Pour eux, la peinture doit, comme la musique, chercher ses effets dans la mélodie, dans l’harmonie des couleurs, et faire naître la pensée en s’adressant d’abord aux sens. Pour moi, tout en reconnaissant qu’il ne suffit pas de trouver un sujet intéressant pour intéresser, je sais gré au peintre qui se préoccupe d’abord de la pensée de son œuvre. Le tableau de genre surtout, qui doit être le roman de la peinture, le tableau de genre a une mission intellectuelle trop méconnue. Comme le romancier, le peintre peut contribuer à propager ou a faire disparaître certains principes, certains sentiments. Il peut attirer l’affection ou la désaffection sur certains types et par conséquent sur les idées que ces types représentent ; il peut convertir par le sentiment. Le tableau de genre devrait être un traité de philosophie à l’usage des femmes.

C’est, que les peintres me permettent de le leur dire, c’est ce qui fait la grande supériorité de la littérature sur la peinture. Trop souvent, la peinture se contente d’amuser les yeux. La littérature parle au cœur et à l’esprit, même dans ses petites œuvres. En peinture, il n’y a que les grandes œuvres qui élèvent l’âme ; en littérature, combien de petits romans ont eu une influence immense sur leur siècle !

Et cependant la peinture pourrait se rendre utile aussi : elle pourrait, sans donner la raison des solutions, en donner l’enthousiasme ; elle pourrait mettre devant nos yeux un idéal qui nous conduisit, à travers les montagnes et les fleuves, au berceau de la vérité naissante. Mais non, elle ne fait rien de cela. Elle songe à décorer de ses petits tableaux nos petits appartements, et la voilà satisfaite. Citez-moi un petit tableau qui ait eu sur son époque le quart de l’influence qu’a eue sur la sienne, par exemple, Paul et Virginie, ce petit tableau de genre à la plume qui a purifié l’amour au dix-huitième siècle ? La Julie, de Jean-Jacques, a émigré par une glorieuse et incontestable métempsycose dans l’âme de ces généreuses héroïnes de l’aristocratie qui montaient en chantant sur l’échafaud. Le livre sait très-bien qu’il n’est pas une simple récréation ; pourquoi le tableau se relègue-t-il à ce rôle secondaire, pourquoi ne cherche-t-il pas à avoir une influence morale, à agrandir les âmes, à redresser les caractères ? Pourquoi ? Si la peinture se résigne à renoncer à cette morale influence qu’a la littérature, que la peinture reconnaisse sans contestation la supériorité des lettres.