Impressions d’une femme au salon de 1859/06

A. Bourdilliat et Cie, éditeurs (p. 92-106).


VI

Exposition des œuvres d’ARY SCHEFFER au boulevard des Italiens. — YVON. — BARRIAS. — PILS. — CURZON. — LOUIS ROUX. — HENRU LEHMAN. — RODOLPHE LEHMAN. — LANDELLE. — HAMMAN. — VETTER. — CHAVET. — VOILLEMOT. — RICARD. — BÉNÉDICT MASSON. — LIES. — MADAME O’CONNEL. — ROBERT. — HEILBUTH.


L’exposition d’Ary Scheffer offre un tel intérêt, même à côté du Salon officiel, elle est si attrayante pour les âmes tendres et poétiques, qu’il me sera permis d’en dire quelques mots.

Cette exposition est fort curieuse pour une bonne partie du public en ce qu’elle fait voir des œuvres qui ont eu une grande réputation, et qu’on n’avait pu juger que par ouï dire. L’idée de l’organiser, la manière dont elle est disposée, tout mérite des éloges.

J’aime ce respect des grands artistes, ce culte des gloires nationales. Ces expositions glorieuses me font penser au Tasse, qui parut mort et couronné de lauriers sur le char glorieux du triomphe, au milieu des cris d’admiration enthousiaste et des lamentations du peuple.

Le talent d’Ary Scheffer était, si je puis m’exprimer ainsi, un talent-femme. C’est donc un talent qui m’est très-sympathique, qui me touche, qui m’émeut, qui me fait rêver. Cependant, faut-il le dire, comme penseur, il y a dans Scheffer quelque chose d’incomplet, que je vais essayer d’expliquer. Comme peintre, l’exécution est chez lui d’une débilité relative, qui n’est pas sans charme, que l’on n’aimerait pas chez un autre peintre et que l’on aime chez lui, parce qu’elle est bien d’accord avec la nature de son esprit poétique et sentimental.

De tous les tableaux qui figurent à l’exposition, le seul qui produise sur moi un effet complet, le seul qui me plaise tout à fait, sans restriction, le tableau sans défauts, le chef-d’œuvre, le résumé exquis de la poésie d’Ary Scheffer, c’est la Marguerite au rouet : on dit la Marguerite au rouet comme on dit la Vierge à la chaise !

Du reste, permettez-moi de vous dire que rien ne m’a plus surprise que de voir Ary Scheffer, cet élégiaque esprit plein de soupirs et de tendresses, aller chercher pour thème de ses tableaux-rêves le Faust de Gœthe.

Je lisais dernièrement dans un feuilleton sur Ary Scheffer, par un écrivain dont j’aime beaucoup l’esprit sensé, je lisais cette parole très-vraie : « Tout ce qui est clair est français, tout ce qui est obscur est allemand. »

J’irai plus loin, moi qui ai la prétention d’être très-Française. Même en se plaçant au point de vue du sentiment, de la poésie, je dirai aussi : Tout ce qui est clair et vrai est français, tout ce qui est obscur est faux et allemand.

Le Faust de Gœthe est certainement un poëme remarquable, mais c’est une raillerie amère d’un bout à l’autre, et je trouve que rien n’est moins sentimental, rien n’est moins humain, rien n’est moins attendri que la poésie, que les passions, que les idées de ce drame fantastique. Je trouve surtout que rien n’était moins propre à inspirer un peintre rêveur et élégiaque.

Je n’ai pas envie d’entreprendre une critique détaillée du Faust de Gœthe, mais laissez-moi faire deux ou trois observations. Je trouve absurde de voir le diable, cet ange révolté qui a osé

tenir tête à Dieu, cet insurgé du ciel, remuer tous les éléments, troubler la nature, appeler à lui les puissances du ciel, de la terre et de l’enfer, convoquer le sabbat, et tout cela pourquoi ? Pour faire succomber une pauvre jeune fille ignorante et pauvre, et qui a déjà Marthe pour voisine.

il n’y a pas dans Faust une seule parole réellement amoureuse. On voit bien que ce Faust était un vieillard rajeuni par le diable ; on sent bien que Gœthe n’a jamais eu de cœur. Don Juan, à la bonne heure, voilà un jeune homme dont chaque parole est comme un couplet de chanson amoureuse. Mais Faust, fi donc, c’est un cadavre embaumé par le diable : son haleine sent la myrrhe et le naphte.

Et puis y a-t-il rien de plus absurde que cette intervention continuelle de Méphistophélès dans les passions de Faust ? Il est stupide, ce diable en livrée ; le Mascarille de Molière a plus d’esprit que lui. Le beau diable, vraiment, qui a besoin de se glisser dans le confessionnal de Marguerite et d’écouter sa confession pour savoir qu’elle est pure et innocente.

Entre Faust et Marguerite, le diable est de trop en peinture comme en poésie. Le diable, faites-le deviner, je le veux bien. Voilà une jeune fille qui travaille ; devant elle, un jeune homme, respectueux encore, tendre, ému, lui parle, lui dit des choses indifférentes, mais, d’une voix qui tremble, lui dit :

— Vous filez là de bien beau chanvre !

D’un ton qui signifie :

— Heureux chanvre que touchent vos jolis doigts.

Il ajoute :

— Est-ce que le travail vous amuse ?

D’un ton qui veut dire :

— Laisse-là ton ouvrage, ô belle enfant ! et viens errer avec moi dans les bois !

Que le peintre me montre cette scène de séduction, qu’il nous fasse voir l’émotion de cette enfant, dont la joue s’allume et dont le cœur bat, je devine que le démon est en tiers entre ces deux amants ; mais me montrer le diable, sa présence réelle, parlant à sa personne, — comme disent les huissiers, — cela est absurde, cela est injurieux pour le spectateur. Cela est de la même naïveté que les légendes écrites que les peintres primitifs faisaient sortir de la bouche de leurs personnages.

Quel niais pourtant que ce Faust ! quel niais maladroit et sans cœur ! Il évoque le diable, il se donne à lui, il lui vend son âme, pourquoi ? pour séduire Marguerite ! au moins pour qu’il lui donne un objet qui ait touché sa personne ! « Procure-moi, lui dit-il, le mouchoir qui a touché son sein, la ceinture qui a serré sa taille. » Le beau mystère ! et que c’est bien la peine d’avoir recours à cette intelligence supérieure de Satan ! Voyez si Chérubin amoureux a besoin de Méphistophélès pour emporter le ruban qui a touché les beaux cheveux de sa chère marraine. Se donner au diable pour un mouchoir !

Et qu’il est bête, ce Méphistophélès ! Voilà une jeune fille simple, naïve, innocente, il suffit de l’aimer pour qu’elle vous aime ; le butor la séduit en lui donnant des diamants et des perles. Figaro, cent fois plus spirituel que Méphistophélès et cent fois plus vrai, se fût contenté de lui donner des fleurs et de lui jouer un air de guitare.

Faust était donc, à mon avis, le poëme le moins propre à inspirer Scheffer. C’est le poëme ironique par excellence ; c’est un poëme sans émotion et sans amour ; c’est même, je vais plus loin, un poëme sans rêverie, sans idéal. Montrer le diable, donner un corps au rêve, c’est tuer le rêve. Faust est un poëme qui appartient à Eugène Delacroix, ce démon de la couleur. Scheffer n’y a trouvé réellement que la Marguerite au rouet. Pourquoi a-t-il révélé Marguerite ? C’est qu’elle est seule, qu’on n’y voit ni Faust ni Méphisto, c’est qu’enfin on y est loin de ce ricanement qui est insupportable. Cette réussite complète de la Marguerite au rouet prouve tout ce que je viens de dire.

Je ne m’étends pas davantage sur l’exposition d’Ary Scheffer ; je retourne au Salon. Je me borne à ajouter que j’ai beaucoup admiré le portrait de Mme Guizot, celui de Mme Scheffer, la Françoise de Rimini, et Mignon regrettant sa patrie.

Permettez-moi de ne rien dire des peintres de batailles. Je ne veux pas faire de fausse sensiblerie ; les récits de combats m’émeuvent beaucoup ! je lis avidement les bulletins de victoire ; je ne connais rien d’émouvant, d’attachant, de beau, comme le récit de la première campagne d’Italie, par M. Thiers ; mais j’ai horreur de la bataille peinte. En fait de batailles, je suis de l’avis des tragiques classiques : il faut les éloigner des yeux et les mettre en récit. Je ne puis voir tout ce tapage silencieux, tout ce mouvement immobile, tous ces gens qui courent sans changer de place, tous ces blessés qui tombent éternellement, ces baïonnettes éternellement suspendues sur des poitrines, toute cette fougue qui pose, toute cette furie à quarante sous l’heure. Pour moi, une bataille peinte me cause la même émotion qu’un combat de cire dans le cabinet de Curtius.

Et puis nos soldats ont le malheur d’accomplir toutes sortes d’actions héroïques dans des costumes horribles pour le peintre, non-seulement à cause de leur coupe étriquée, mais encore à cause de leurs couleurs. Ces habits d’un bleu fuligineux, ces revers d’un rouge criard, ces blancs crus, ces noirs sourds, ces pantalons garance, ces épaulettes jaunes, toutes ces couleurs hurlantes, sans qu’un seul ton intermédiaire vienne les accorder entre elles, sont répulsives et repoussantes à l’œil. Il y a de quoi mettre en fuite un troupeau de bêtes à cornes.

Ce n’est donc pas tout à fait la faute des peintres de batailles si je n’aime pas leurs tableaux. Je reconnais que MM. Yvon, Barrias, Pils, etc., sont des peintres fort distingués, mais l’influence des couleurs criardes qu’ils ont à peindre est si désastreuse, qu’elle annule leurs qualités distinctives. Dans la perpétration d’une peinture de bataille, le coloriste le plus saisissant disparaît, forcé qu’il est de subir les sauvages anomalies de ces couleurs voyantes et heurtées.

Passons donc à d’autres tableaux, et renvoyons les batailles à Versailles.

Parmi les gens de fantaisie libre, il faut citer M. de Gurzon, dont plusieurs ouvrages sont déjà restés dans la mémoire des amateurs, M. de Gurzon na pas suivi régulièrement la belle carrière qui lui semblait promise. Il a été souvent inférieur à lui-même. On n’oubliera pas cependant le sentiment franc et individuel qu’il avait montré tout d’abord dans notre jeune école, et l’on savait sa facilité extrême, sa promptitude nette et sûre. Cette année, il est en progrès évident ; ses tableaux nous touchent à ce titre. Sa Jeune mère est un tableau estimable, d’un mérite moyen, où l’on voit combien l’artiste est maître de son exécution. Ce qu’il voit, ce qu’il sent, il le fait. Peu de peintres ont plus d’habileté et d’aplomb dans le travail, de franchise dans le rendu. J’en dirai autant du Tasse à Sorrente ; seulement, là M. de Gurzon aurait pu voir plus fortement son sujet et vouloir davantage. Il y a là de l’effet pittoresque et une recherche de l’émotion ; mais le pittoresque cherche à être dans la couleur ; l’émotion, qui n’est pas sans apprêt, voudrait être relevée par le caractère plus haut des personnages. Le tableau est dans l’anecdote, non dans la situation.

Hosanna, par M. Louis Roux, est un tableau d’un mérite doux et sans grand éclat ; un de ces tableaux calmes devant lesquels rien ne se présente à l’esprit : ni blâme, ni louange, ni observations, rien. Le peintre cherche mais ne parvient pas à trouver du nouveau ; il n’ose rien, il reste dans la voie tracée par le maître ; il n’a ni défauts essentiels, ni qualités saillantes, du savoir-faire dans la plus honnête convenance.

Il y a un certain éclectisme dangereux, c’est celui qui prend sur notre naturel et l’énerve en y substituant des théories. M. Roux a assez de valeur pour ne pas s’obstiner ainsi à marcher dans le chemin tracé par Paul Delaroche. Son Épisode du temps de la Fronde rappelle encore trop le maître.

M. Henri Lehman a exposé plusieurs portraits. Peux sont bien peints et ont de la vie. Lun surtout a beaucoup de charme et de finesse. L’artiste était servi par un modèle d’une grande beauté. Dans un autre de ces portraits, le modelé est lourd, les traits manquent de souplesse, le ton de la peau, égal partout, manque de transparence. C’est le défaut habituel de M. Lehman que cette uniformité de ton ; la nature présente des gammes plus étendues. Cette variété des nuances, c’est la moitié de la vie. Il faut peindre et non pas estomper avec des couleurs.

La France, sous les Mérovingiens, renaissant à la foi ; la France, sous les Capétiens, délivrée de ses ennemis extérieurs, et s’élevant au premier rang des nations, tels sont les sujets de deux grisailles, cartons des hémicycles peints dans la salle du trône au Luxembourg.

Ces deux compositions allégoriques ne sont pas agencées d’une manière bien heureuse. Ce sont des séries de personnages rangés symétriquement, debout, se suivant sans se tenir, qui font penser à deux peignes gigantesques. Combien je préfère les sujets simples et vrais à la peinture de convention, où l’art est subordonné à des théories creuses et à des idées sans forme ; incompatibles avec lui ! Ceci soit dit sans offenser M. Lehman, qui est un artiste de grand talent et qui, dans cette circonstance, a eu le malheur de devoir obéir à un programme de plus poncifs.

Contre-sens déplorable de raisonner dans un art qui, par sa nature est destiné à ne représenter que des formes accomplies, des objets existants, des faits, qui ne peut donner un corps au néant, la réalité à ce qui n’est pas, personnifier une abstraction !

L’introduction d’un aussi flagrant sophisme réagit forcément sur l’exécution, en subordonnant l’étude de la nature au rêve de l’imagination. M. Lehman est, malgré lui, victime de ces spéculations matérielles au fond, mystiques en ce qui touche à l’art, parce qu’elles en rendent les conceptions obscures.

Gêné par les entournures de son programme, l’artiste n’a créé que des figures médiocres, de ces figures que Diderot appelait des figures à louer, que nul intérêt commun ne groupe, dont les expressions ne disent rien et dont le travail est pesant.

M. Rodolphe Lehmanest en progrès. Le tableau qui nous montre un troupeau de buffles nettoyant un canal aux environs de Rome est originalement conçu, et peint avec vigueur.

Le pressentiment de la Vierge, de M. Landelle, est un tableau agréable, joliment peint, ayant un demi-caractère, une justesse froide d’expression, une égale tranquillité d’effet, qui frappent sans émouvoir.

Le Stradivarius et le Vesale, de M. Hamman, se distinguent par l’habileté de la composition, le sentiment fini des attitudes et des physionomies. La convenance parfaite du sujet et un mérite d’observations caractérisent les tableaux de M. Vetter. Il faudrait que la main du maître passât là-dessus ; mais cette main même ne ferait rien des mesquines toiles de M. Chavel, impuissantes et médiocres imitations de Meissonnier, ni des fantastiques pochades de M. Voillemot, parce qu’il n’y a pas là principe d’œuvre, d’idée saine, de sentiment noble.

M. Ricard, artiste chercheur et aventureux, me paraît avoir été moins bien inspiré cette année que précédemment ; la plupart de ses portraits, élégamment dessinés, bien posés, d’un joli sentiment, se font remarquer par une certaine exténuation de style : ils manquent de couleur ; je voudrais plus de vie, plus de sang sous la peau.

Il y a une bataille devant laquelle on peut s’arrêter, c’est la Bataille de Trasimène, par M. Bénédict Masson. Il y a là de la furie, de l’horreur, de la fatalité, de la fougue. Si l’exécution faiblit parfois, du moins la composition a une certaine grandeur poétique.

M. Lies, pour lequel M. Alexandre Dumas a été beaucoup trop sévère dans son excellent Salon de l’Indépendance, a exposé un tableau intitulé, les Maux de la guerre. Ce tableau est l’œuvre d’un peintre qui a fait de fortes études, goûté les beautés de l’art, et qui veut avec énergie. Les physionomies ont de l’expression ; c’est une représentation animée et vivante de l’Allemagne du quinzième siècle ; on est frappé de la naïveté de la plupart des figures et du mérite de la couleur.

Les portraits de Mme O’Connell sont des œuvres très-remarquées. Mme O’Connell est une coloriste née. Son pinceau est arrière-cousin de celui de Rubens, petit-fils de celui de Prudhon, frère cadet de celui de Diaz.

Les erreurs des portraitistes qui courent le joli justifient pleinement M. Robert de la sévérité presque trop grande avec laquelle il a arrêté les lignes et recherché les moindres détails de son beau portrait de M. le comte de Morny, portrait étudié avec beaucoup de conscience, d’un modelé savant, où la lumière joue avec une sage harmonie. La ressemblance doit être justement louée. Malgré la sobriété des moyens qu’emploie l’artiste, ce portrait est un de ceux que l’on remarque au Salon.

Il y a dans les tableaux de M. Heilbuth quelque chose qui vous fait entrer dans l’intimité des personnages, deviner leurs caractères, leurs mœurs, leurs goûts, leurs habitudes. La peinture de M. Heilbuth est d’un rendu excessif, d’un précieux hollandais, et cependant on y remarque je ne sais quel pétillement de touche, quel lazzi de pinceau, quel escamotage adroit des difficultés, quelles ficelles de peinture, qui sont françaises et dont l’artiste fera bien de se défier. Cette manière heurtée contraste avec le tempérament de M. Heilbuth. Elle ne convient qu’aux peintres passionnés, qui choisissent des données violentes et dramatiques et les peignent d’une main d’acier, avec une imagination qui s’échauffe, qui bout, qui s’escrime en peignant, et qui, dans son invincible entrain, semble ferrailler avec le pinceau.