Impressions d’une femme au salon de 1859/04

A. Bourdilliat et Cie, éditeurs (p. 48-65).


IV

HÉBERT. — ISABEY. — CLESINGER. — CHAPLIN. — CÉLESTIN NANTEUIL. — BARON. — ANTIGNA. — EUGÈNE FAURE. — SALMON. — BONVIN. — MARCHAL. — DUBUFE FILS. — DUBUFE PÈRE. — WINTERHALTER. — MATTET.


Un des thèmes favoris de messieurs les critiques est le respect qu’on doit au public. Selon eux, on doit considérer ses arrêts comme infaillibles, et surtout on doit étudier ses goûts et avoir toujours soin de s’y conformer.

Est-il un thème plus absurde, un problème plus irréalisable ?

Quel est donc ce public qui a des principes raisonnés, un jugement sûr et immuable ? où l’avez-vous rencontré ? où siége son tribunal auguste ?

Mon Dieu ! ce tribunal est si peu reconnu que personne ne consent à en faire partie.

À son jugement capricieux et mobile, chacun préfère son opinion personnelle, son sentiment particulier. Écoutez ceux qui parlent autour de vous, parmi les spectateurs de l’exposition ; l’un dira :

— Je ne comprends pas que le public aime cela !

L’autre s’écriera :

— Voilà qui est bon pour amuser la foule !

Un troisième ajoutera :

— Que peut-on trouver à cela d’intéressant ? Que les gens sont badauds, mon Dieu !

Mais qui parle ainsi ? Sont-ce les artistes, les poëtes, les critiques ? Non ; ce sont des avocats, des banquiers, des militaires, des médecins, des commerçants, des artisans, des employés.

Mais alors où donc est-il, le public, puisque personne ne daigne consentir à en faire partie ?

Dans quel embarras se plongerait un artiste d’une foi douteuse, d’un caractère faible mais consciencieux, s’il s’attachait à recueillir avec soumission les discordantes opinions de ce public auquel cependant il a consacré son talent, son génie !

Le peintre lui-même et le critique sont assimilés au vulgaire par le jury, composé de membres de l’Institut ; et enfin le jury lui-même est récusé à son tour par les académiques forcenés, qui lui reprochent d’avoir accepté beaucoup trop de choses.

La situation de certains peintres à cet égard est tout à fait digne de remarque ; ainsi, voyez Eugène Delacroix ; après trente-cinq ans de glorieux travaux, discuté sans cesse par la critique, nié, combattu par les peintres, incompris par le public, il n’en possède pas moins un des plus grands noms de la peinture actuelle.

M. Hébert est un des artistes qui me semble avoir le plus de droits, lui aussi, à se plaindre des jugements de la foule ; ce n’est pas qu’il soit nié, ce n’est pas même qu’il soit contesté ; non, M. Hébert est un de ces rares privilégiés que le public a pris sous sa protection. Mais il lui arrive quelque chose de bien plus douloureux pour un artiste que d’être contesté, il lui arrive de n’être compris par personne.

Ce que tout le monde aime et apprécie dans M. Hébert, c’est la partie matérielle de son talent, c’est sa correction, son coloris, un peu faible, mais harmonieux ; c’est l’égalité et l’homogénéité de son exécution, où rien n’est sacrifié, où chaque chose est à son plan, et d’une facture parfaitement équilibrée.

On ne saurait concevoir combien une toile gagne à l’application de cette méthode rationnelle. Ce qui souvent donne à un tableau un air de négligence, ce sont les contrastes que l’œil y saisit entre deux objets de la même valeur, l’un touché d’une manière serrée, l’autre avec un abandon plus libre. Monseigneur du public n’admet pas cette liberté ; qui se la permet lui manque. M. Hébert ne se permet point de ces négligences. Par son faire, il est respectueux envers le public, qui l’aime à cause de cela, mais qui n’aime que le corps de son talent, sans en comprendre l’esprit, sans en deviner l’âme.

Je commencerai par louer dans les tableaux de M. Hébert ce qui fait son succès auprès du vulgaire : sa couleur agréable, non point à cause de la richesse, de la vivacité, des tons, mais à cause de l’accord paisible et harmonieux des nuances entre elles. Ses Cervarolles et son joli tableau de la Rosanera à la fontaine, se distinguent par l’élégance du dessin, par la grâce des poses, par une lumière calme, limpide ; ce sont des œuvres de coloriste en ce sens seulement qu’elles sont harmonieuses, que l’impression de la nature y est saisie vivement par le modelé, par le relief, que les tons y dessinent les formes, au lieu de paraître enfermées dans des contours accusés ou superposés à des formes accentuées sans leur concours.

Ces qualités-là, qui lui sont réelles, ne sont méconnues par personne. Dans les œuvres de M. Hébert, je les reconnais bien volontiers.

Mais jusqu’à présent, devant ces tableaux, je n’ai joué que le rôle d’un critique, et ce sont les impressions de la femme que je vous dois. Aussi, maintenant, je ne vais plus analyser, ni détailler, ni reprendre tel contour, ni blâmer telle pose ; je ne m’en sentirais pas la force devant cette peinture sympathique et qui fait doucement rêver. Devant le tableau de la Rosanera je me sens émue par je ne sais quel sentiment vague, par une grâce naïve et printanière qui révèle le peintre bien doué, tendrement épris de son art, et qui enfante avec ivresse une œuvre embellie de toute la fraîcheur mélancolique d’un premier amour. J’ai entendu contester que ces jeunes filles fussent de vraies Italiennes ; que m’importe ? ce que je sais, c’est qu’elles ressemblent à des fleurs sauvages qui ont fleuri sur ce sol ; ce que je sais, c’est que ces adolescentes ont déjà toute leur jeunesse qui vient d’éclore et leur beauté qui s’épanouit ; que l’artiste leur a mis dans le regard et dans le cœur cette insouciance déjà rêveuse, cette rêverie sans objet qui fait battre le cœur des jeunes filles ; ce que je sais c’est que cette Rosanera, songeuse comme la Mignon de Scheffer, cette Rosanera et ses compagnes réunissent dans leur beauté simple les grâces idéales de la plus chaste poésie à la sensuelle réalité de la vie ; c’est qu’il y a dans ce tableau une douceur, une élévation, une morbidezza méridionale, une intime assimilation du style et du sentiment qui lui communiquent non pas cet intérêt bête d’un tableau à sujet bien choisi, cet intérêt d’une anecdote racontée au pinceau, mais ce charme indéfinissable, cette saveur exquise d’un poëme de la muse sicilienne.

Cette peinture d’Hébert produit sur moi un singulier effet, que je raconte sans l’expliquer : elle me fait sourire et elle m’attendrit, elle me plaît et elle m’attriste. C’est bien le printemps, l’âme s’éveille à toutes les fraîches émotions ; tout chante, tout sourit de ce sourire ineffable de la jeunesse et de l’amour… Mais quoi ! il y a quelque chose de triste au fond de ce sourire, le souffle de la Malaria semble avoir passé par là. On rêve malgré soi qu’ils pourraient bien s’effeuiller plus tôt qu’on ne pense, ces pâles rayons de l’adolescence. Ces jeunes filles ne sont point des héroïnes de tableaux. Non, tout le charme de ces créations délicieuse se perdrait comme un vain parfum si on leur donnait les proportions de l’héroïsme. Non, leur grâce est une grâce naturelle : elles sont jolies sans le savoir, charmantes sans le vouloir, fraîches — quelle héroïne oserait être fraîche ? — et cependant touchantes. Elles vivent, elles rêvent, elles n’aiment pas encore.

Comme contraste, voici un peintre qui ne dit rien à la pensée, qui ne fait jamais rêver, mais qui, en revanche réjouit les yeux, parle aux sens, et vous amuse comme une joyeuse musique italienne. M. Isabey est un virtuose de premier ordre ; il n’y a pas un de ses tableaux qui ne soit un véritable concert pour les yeux.

Pour les penseurs, qui aiment que l’artiste, sous l’impression directe de la nature, subordonne à l’idée le procédé manuel, M. Isabey manquera certainement de valeur sérieuse. Mais il est sans égal, aux yeux de l’amateur sybarite, qui veut que les artifices du pinceau soient la principale affaire du peintre, M. Isabey n’est point un peintre de sentiment, se fondant sur la recherche naïve de la réalité, c’est un peintre de procédé, demandant ses effets à l’originalité de la manière et à la dextérité de la main. Il ne s’adresse pas à l’esprit, mais aux yeux. Qu’importe le sujet qu’il traite ? que ce soit le mariage de Henri IV, la cérémonie de l’église de Delft, un antiquaire, une marchande de poissons nacrés ou un naufrage, l’aspect sera aussi brillant. Les figures pétilleront, brilleront comme des fleurs, les lumières ruiselleront ; vous verrez des grappes de figurines éblouissantes ; l’esprit s’amusera, l’œil se régalera, vous aurez un tableau divertissant, peint grassement, d’une touche vive, originale, heureuse, peint par un artiste profondément maître de son ingénieux procédé, et qui veut que nul souci, nulle inquiétude ne troublent jamais le spectateur.

Le sujet du tableau de M. Isabey est un incendie en mer. Lisez la notice, c’est effrayant. Voyez le tableau, c’est charmant. Quel tour de force ! Comme ils sont accusés, les reliefs de ces agrès désemparés, comme ces vagues sont joliment fouettées, comme la couleur pétille sur ces grappes d’hommes qui tombent à la mer, avec de chatoyants effets d’un rendu prodigieux ; quelles mosaïques de têtes blondes et brunes, de corps ruisselants d’étoffes spontanément écloses dans les empâtements d’une couleur libre et généreuse ; on dirait un bouquet de fleurs. C’est un naufrage, dites-vous ; que m’importe ? c’est charmant.

Le tableau de M. Clesinger mérite d’être remarqué : c’est une peinture grande et sculpturale. Le sculpteur s’est fait peintre avec une assurance et une audace qui n’ont rien de surprenant, car on reconnaissait déjà le coloriste d’instinct dans le statuaire. L’Ève est dessinée avec une maestria qui rappelle l’école de Florence ; elle ne manque pas d’un certain style ; elle est d’un modelé puissant, d’une hardiesse de pinceau qui touche à l’exagération. La tête paraît un peu petite, l’expression n’en est pas heureuse. Les fleurs au milieu desquelles Ève est couchée sont traitées très-largement. Quels que soient les défauts du tableau, c’est l’œuvre d’un véritable artiste, d’un talent plein de sève et de verve.

Quant aux paysages de M. Clesinger, ce sont des esquisses à peine indiquées, des improvisations passionnées, où il est difficile de reconnaître cet art délicat et harmonieux du paysage, qui demande tant de poésie, de vivacité et une si grande sincérité d’impressions. En somme, ces essais ne prouvent pas grand’chose. M. Clesinger s’expose par là à se faire admettre comme sculpteur par les peintres, et comme peintre par les sculpteurs. Sa réputation ni son talent n’ont rien à y gagner. Nous le retrouverons dans la sculpture, où il est bien lui-même et où nous aurons à lui donner des éloges sans réserves.

L’Astronomie et la Poésie, tableau décoratif de M. Chaplin, ne manque ni de grâce, ni même d’esprit, bien qu’il rappelle trop l’école lâchée, boursouflée et dissolue du dix-huitième siècle. Le dessin est maigre, sans élévation, sans distinction, sans aucun sentiment du beau idéal.

M. Chaplin, il n’y a pas longtemps encore, se faisait remarquer par les qualités sobres, gracieuses, discrètement agréables de son aimable pinceau ; on a vu de lui de fort bons portraits, peints avec un sentiment tendre et délicat. Lorsqu’on se rappelle ses œuvres, on éprouve un regret d’autant plus vif en voyant cet artiste de talent abandonner les routes décentes de l’art digne pour se jeter dans le domaine de l’art décolleté et même graveleux. Il peint le nu, non pas pour chanter un hymne à la beauté, non point pour fixer sur la toile ce divin poëme du corps humain qui est le type le plus élevé du beau idéal, il peint le nu pour le nu. Ses femmes ne sont pas nues, elles sont déshabillées. Je n’insiste pas sur ce défaut, qu’il est toujours difficile pour une femme de critiquer.

À M. Chaplin comme à ses imitateurs je me contenterai de répéter ces paroles de Diderot : « Artistes, si vous êtes jaloux de la durée de vos ouvrages, je vous conseille de vous en tenir aux sujets honnêtes. »

Voici encore un charmant coloriste, pétillant, aimable, facile, trop facile même, car il abuse souvent de ses qualités. M. Célestin Nanteuil a exposé trois tableaux : Séduction, Perdition, Ivresse. Ce sont trois compositions poétiques et agréables. Le dessin n’est pas d’une correction irréprochable, la pensée manque de simplicité, l’expression est entachée d’affectation, néanmoins, malgré ces défauts, ces tableaux prouvent que M. Nanteuil est dans une bonne voie ; il a déjà pris rang parmi les gracieux artistes aimés du public ; il comptera certainement bientôt parmi les artistes d’élite prisés des vrais connaisseurs.

M. Baron est un coloriste de la même famille, plein d’esprit, de talent, un peintre harmonieux, qui ne travaille que pour le plaisir des yeux ; un des émules de Camille Roqueplan, qui ont le plus approché de cet artiste charmant et regretté.

M. Baron a de la coquetterie dans la touche, de l’éclat dans la couleur. Il compose bien ; sa peinture est lumineuse et attrayante. Il excelle à peindre les scènes d’amour, de fêtes, les parties de campagne, les terrasses de marbre, où s’accoudent de belles dames et d’élégants cavaliers. C’est tout un monde heureux, jeune, féerique ; ce sont des concerts, des festins, des parties de plaisir au milieu de paysages riants, un coloris plein de soleil et de charme. Avez-vous vu le délicieux éventail où sont peints cinq médaillons, l’un par M. Baron, les autres par MM. Hamon, Vidal, Français, Eugène Lamy ? Cet éventail est… Mais silence ; la femme allait s’oublier ; elle dépose l’éventail et reprend la plume.

Passons brusquement à un talent d’un tout autre caractère, à un peintre qui vit dans un tout autre monde, qui voit la nature d’une tout autre manière. Il ne s’agit plus de grâce ni d’afféterie ; ce sont des scènes passionnées, terribles, mélodramatiques. M. Antigna est l’Eugène Sue de la peinture.

La peinture de M. Antigna est démocratique. Il ne recherche pas les scènes du monde aristocratique, il ne met en scène que le paysan et l’ouvrier ; ce sont là ses seuls modèles, les seuls qu’il comprenne et qu’il aime. M. Antigna était réaliste avant M. Courbet. Il a de grandes et belles qualités ; sa couleur, un peu terreuse, a néanmoins de la puissance et de l’harmonie ; il est énergique, passionné ; il exprime bien ce qu’il veut exprimer. L’un de ses tableaux représente une Scène de guerre civile. Dans une mansarde, une pauvre famille est en proie aux plus terribles angoisses. Un homme est étendu sur le lit, son linge est taché de sang, sa pensée, son regard se dirigent vers la porte, l’ennemi va venir peut-être ; un jeune homme déterminé, pistolet au poing, se tapit contre cette porte ; la femme du blessé se tient près du lit, armée d’une hache, résolue à sauver son mari au péril de sa vie ; plus loin une jeune fille s’est évanouie ; enfin, près de celle-ci, à l’angle droit du tableau, une vieille femme épouvantée se jette à genoux devant un crucifix.

Il y a plusieurs tableaux dans cette toile ; la composition manque d’unité, l’intérêt, au lieu de se concentrer sur les personnages principaux, le blessé et sa femme, s’éparpille également sur tous. Les têtes sont bien dessinées et très-justes d’expression. Plus simplement conçu, avec un peu plus de science des sacrifices, ce tableau eût été une des meilleures toiles de M. Antigna.

Dans les Baigneuses effrayées, M. Antigna, contre son habitude, a cherché la grâce et le charme de la couleur. Son tableau n’est pas sans mérite. Mais combien je lui préfère cette charmante petite toile intitulée le Sommeil de midi ! Une petite fille, étendue sur l’herbe, dort à l’ombre. Rien de plus naïf, de plus souriant et en même temps de plus vrai. C’est une véritable idylle de village. Cela sent l’odeur enivrante des foins coupés. C’est délicieux et complet.

M. Eugène Faure a peint l’Éducation de l’Amour. Debout, sur un tertre de gazon, Vénus montre à son fils comment il doit se servir de ses flèches acérées. C’est une peinture gracieuse, une nudité chaste, tenant du tableau et du bas-relief. La verdure, les fleurs, la blonde lumière, tout indique le printemps, cette douce saison de l’amour. Sans doute le sujet est un lieu-commun : c’est toujours la Vénus éternellement chantée par les poëtes, éternellement décrite par les peintres ; mais l’invention est rare chez nos artistes, et il faut tenir compte à M. Faure du charme qu’il a su donner à sa peinture.

M. Salmon est le peintre ordinaire des dindons. Il affectionne particulièrement ce précieux animal importé de l’Inde par les jésuites, et telle est la puissance de l’art, qu’il est parvenu à se faire une réputation en le peignant.

La Gardeuse de dindons nous montre ces augustes volatiles dans les proportions tout à fait historiques. Le tableau est noir de dindons, et la pauvreté qui règne sur cette multitude gloussante semble avoir adopté la sombre livrée de ses bêtes. Le dessin est alourdi par les teintes ternes et opaques ; M. Salmon nous avait habitués à mieux.

M. Bonvin est un artiste sérieux et qui a su conquérir une réputation méritée. Ses tableaux ont ceci de remarquable, que, bien qu’il attende sa réussite du pouvoir de l’effet matériel, il la doit cependant à la valeur intime de ses sujets recueillis, rendus avec une sincérité vigoureuse peu commune. Ses sœurs de la charité, ses ouvrières humblement occupées à quelque travail de couture, ses petites toiles, où il est toujours préoccupé de l’adroite et sobre économie et de la concentration de la lumière, sont des œuvres consciencieuses, attachantes, qui font aimer l’artiste et son talent. Malheureusement, cette année, il s’est quelque peu écarté de cette excellente voie. Son tableau, Une lettre de recommandation, est tout plein d’excellentes qualités ; mais il exagère ces qualités au point d’en faire des défauts.

En voulant trop faire silencieux et calme, le peintre a fait sourd et lourd ; en voulant trop concentrer la lumière, il a fait sombre. En visant trop au recueillement, il a presque atteint la pétrification. M. Bonvin nous doit une revanche, et ce n’est certes pas le portrait de M. Octave Feuillet qui peut être accepté pour cette revanche. Les tableaux de M. Charles Marchal, et notamment le Dernier baiser, sont des peintures de moraliste et d’observateur, exactes, serrées, littérairement conçues, dans les données précises du roman de mœurs ou du drame actuel. Si M. Marchal n’était pas un peintre distingué, il serait un excellent romancier de l’école d’Eugène Sue.

Il est impossible de ne pas s’intéresser à cette scène de séparation douloureuse ; car ce n’est pas l’inconduite qui pousse la pauvre mère à se séparer de son enfant ; elle ne le met pas aux Enfants-Trouvés pour cacher le fruit d’une faute ; non, elle se sépare de lui parce que la misère a tari sa mamelle, parce qu’elle ne peut plus le nourrir ; parce que, si elle ne se sépare pas de lui, il mourra, et qu’elle aime mieux mourir de douleur que de laisser mourir son enfant d’inanition.

Dans ces Impressions d’une femme, vous vous étonnez déjà que la mode n’ait pas encore fait irruption. La voici, escortée de ses serviteurs les plus zélés, messieurs les portraitistes jurés.

M. Dubufe fils est certainement un homme de talent, un peintre habile, mais il sacrifie à la mode ; la mode est sa muse. Il excelle à faire joli, et c’est ce qui enchante sa ravissante clientèle de jolies femmes. M. Édouard Dubufe a trop d’intelligence pour ne pas savoir ses défauts mieux que moi-même. Mais ses défauts lui sont imposés, aussi ne voudrais-je pas lui reprocher son procédé un peu mesquin, sa recherche, sa mignardise, son faire vitreux et mou, son manque d’accent, de réalité.

Je m’en prends à ses modèles, et je leur dis :

Ah ! mesdames, comment êtes-vous si peu intelligentes que d’exiger de tels sacrifices de M. Dubufe ? Comment prenez-vous pour le beau cette grâce factice, cette recherche galante et légère ; comment pouvez-vous croire qu’on arrive à la ressemblance par cette peinture lisse, où l’on ne sent ni les os, ni les muscles, par ce maniérisme fluide et souple, mais inconsistant, par cette grâce débile ?

Vous serez punies vous-mêmes par où vous avez péché. Votre portrait vous enchante aujourd’hui ; il est à la mode. Il n’y sera plus demain, et vous le reléguerez avec vos capotes de la veille et vos bonnets de l’année dernière.

Mêmes observations pour M. Winterhalter : son portrait de la princesse Woronzoff ressemble à une pâle imitation de Lawrence.

M. Dubufe père possède naturellement les défauts que son fils se donne malgré lui ; sa peinture a les charmes vieillots de la mode d’avant-hier. Voyez sa Vénus anadyomène, comme dirait M. Ingres, quelle fadeur !

À tous ces portraits je préfère le portrait réel, qu’expose M. Mattet. Voilà une image qui doit être ressemblante et qui est l’œuvre d’un artiste studieux et sincère.