Ernest Maltravers/Texte entier

Traduction par Mlle Collinet.
Hachette (p. np--).


ERNEST
MALTRAVERS


Ce roman a été traduit en français par Mlle Collinet.


ERNEST
MALTRAVERS


PAR
SIR EDWARD BULWER LYTTON


ROMAN ANGLAIS
TRADUIT AVEC L’AUTORISATION DE L’AUTEUR
SOUS LA DIRECTION DE P. LORAIN



PUBLICATION DE CH. LAHURE ET Cie
Imprimeurs à Paris.


PARIS
LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET Cie
RUE PIERRE-SARRAZIN, No 14
1859


LIVRE PREMIER.


CHAPITRE PREMIER.


Mes intentions à l’égard de la jeune fille étaient très-honnêtes, je le jure… pourtant qui aurait soupçonné le piège où je fus pris,
(Shakspeare. Tout est bien qui finit bien, acte IV, scène iii.)


À quatre milles environ de l’une de nos villes manufacturières du nord s’étendait, en l’année 18.., une lande vaste et désolée. Il est impossible d’imaginer un endroit plus triste : quelques chétives touffes d’herbe y poussaient çà et là, sur un sol noir et pierreux. On n’apercevait pas un arbre sur toute cette aride étendue. La nature elle-même semblait avoir déserté cette solitude, comme si elle en eût été chassée par le bruit mugissant des forges du voisinage ; et même l’art, qui tire parti de toutes choses, avait dédaigné de mettre à contribution ces stériles régions. Il y avait quelque chose de fantastique et de primitif dans l’aspect de ce lieu, surtout lorsque, dans les longues nuits d’hiver, on y voyait flotter les reflets rouges et irréguliers de ces feux lointains qui donnent aux abords de certaines manufactures une si étrange apparence. On avait peine à s’imaginer, tant ce désert semblait abandonné des hommes, que des feux humains seuls en illuminassent la morne et stérile solitude. Sur une étendue de plusieurs milles on n’apercevait nul vestige d’habitation ; mais en se rapprochant du côté de la ville, on découvrait, à peu de dis tance de la route qui traversait la lande, une misérable petite cabane isolée.

Au moment où mon histoire commence, deux personnes étaient assises dans cette demeure solitaire. L’une d’elles était un homme d’environ cinquante ans, dont les vêtements sales et déguenillés se faisaient remarquer pourtant par une certaine prétention de mauvais goût. Autour d’un cou maigre et nerveux, s’enroulait orgueilleusement un mouchoir de soie, orné d’une large broche en fausses pierres ; ses culottes déchirées étaient également décorées de boucles, l’une de strass et l’autre d’acier. Sa charpente osseuse, mais large et robuste, indiquait une force remarquable. Sa figure était sillonnée de rides profondes et prématurées, et ses cheveux grisonnants ombrageaient un front bas, rugueux et repoussant, où régnait un perpétuel froncement de sourcils, que nul sourire des lèvres (et cet homme souriait souvent) n’en pouvait chasser. C’était un visage qui parlait d’un long endurcissement dans le vice : un visage sur lequel le passé était écrit en caractères ineffaçables. La main du bourreau ne l’aurait pas marqué plus lisiblement, ni de manière à éveiller plus infailliblement les soupçons des hommes honnêtes ou timides.

Il était occupé à compter quelques pièces de monnaie de peu de valeur ; et quoiqu’il fût facile d’en additionner le montant, il les comptait et les recomptait, comme si, par ce moyen, il eût espéré augmenter la somme.

« Il doit y avoir quelque erreur. Alice, dit-il en grommelant, il n’est pas possible que nous soyons si bas percés ; pas plus tard que lundi, j’avais deux livres dans le tiroir, et maintenant… Alice, vous m’avez volé une partie de cet argent. Malédiction ! »

La personne à laquelle il s’adressait ainsi, était assise de l’autre côté d’un feu terne et à demi éteint ; elle releva tranquillement les yeux sur lui ; son visage contrastait singulièrement avec celui de l’homme.

Elle paraissait avoir environ quinze ans ; son teint était d’une pureté et d’une délicatesse remarquables, en dépit de la teinte hâlée que ses habitudes de travail y avait répandue. Ses cheveux châtains, d’une abondance extraordinaire, même dans une fille aussi jeune, tombaient négligemment en boucles naturelles sur son front. Ses petits traits enfantins étaient charmants, irréprochables même ; mais l’expression en était pénible : elle était si vide ! Au repos c’était presque l’expression d’une idiote ; mais qu’elle vînt à parler, sourire ou remuer seulement un muscle, et alors ses yeux, son teint, ses lèvres s’animaient, de façon à prouver que l’intelligence était encore là, quoique imparfaitement éveillée.

« Je n’en ai pas volé, mon père, dit-elle d’une voix calme ; mais j’en aurais bien pris si je n’avais craint d’être battue par vous.

— Et pourquoi avez-vous besoin d’argent ?

— Pour acheter de quoi manger quand j’ai faim.

— Pas autre chose ?

— Je ne sache pas. »

La jeune fille se tut ; puis au bout de quelques instants :

« Pourquoi, dit-elle, ne me laissez-vous pas aller travailler à la manufacture avec les autres jeunes filles ? J’y gagnerais de l’argent pour vous, et pour moi aussi. »

L’homme sourit d’un sourire qui sembla mettre en relief tout ce qu’il y avait de révoltant dans sa physionomie.

« Enfant, dit-il, vous avez juste quinze ans, et vous êtes bien niaise ; si vous alliez à la manufacture, peut-être me quitteriez-vous ; et que ferais-je sans vous ? Non, je crois que, jolie comme vous l’êtes, vous pourriez faire plus d’argent autrement. »

La jeune fille ne parut pas comprendre cette insinuation ; mais elle répéta machinalement :

« Je voudrais bien aller à la manufacture.

— Sottises ! dit l’homme avec colère, j’ai presque envie de… »

Il fut interrompu en ce moment par le retentissement d’un coup violent contre la porte de la cabane.

L’homme devint pâle.

« Qu’est-ce donc ? grommela-t-il. Il est tard…, onze heures presque. Encore…, encore ! Demandez donc qui frappe ainsi, Alice ! »

La jeune fille s’arrêta un moment devant la porte ; en cet instant, sa taille harmonieuse, quoique petite, son regard attentif, les couleurs changeantes de son visage, la tendre jeunesse, et la grâce singulière de son attitude et de ses gestes, eussent inspiré à un artiste le type idéal de la beauté champêtre.

Après un moment d’hésitation elle appliqua ses lèvres à une crevasse de la porte, et répéta la question de son père.

« Pardonnez-moi, je vous prie, dit une voix claire et forte, mais courtoise pourtant ; j’ai aperçu de la lumière à votre fenêtre, et je me suis hasardé à demander s’il y a quelqu’un chez vous qui veuille bien me conduire à *** ; je rétribuerai convenablement celui qui me rendra ce service.

— Ouvrez la porte, Alice, » dit le propriétaire de la masure.

La jeune fille tira un grand verrou de bois, et un homme de haute stature franchit le seuil.

Le nouveau venu était dans la première fleur de sa jeunesse ; il avait peut-être dix-huit ans ; son air et son apparence étonnèrent également le père et la fille. Seul, à pied, à une heure semblable, il était pourtant impossible de ne pas le reconnaître pour un gentilhomme ; néanmoins ses vêtements étaient simples et quelque peu souillés de poussière, et il portait un petit havre-sac sur l’épaule. En entrant il souleva son chapeau avec une certaine urbanité étrangère, et une profusion de cheveux brun-clair retombèrent sur son front noble et élevé. Ses traits étaient beaux, sans l’être pourtant à un degré remarquable, et son aspect était à la fois hardi et avenant.

« Je vous suis bien reconnaissant de votre politesse, dit-il en s’avançant négligemment, et en s’adressant à l’homme, qui l’examinait d’un œil scrutateur ; et j’espère, mon brave, que vous ajouterez encore à ma gratitude en m’accompagnant à ***.

— Vous ne pouvez guère vous tromper de route, dit l’homme d’un ton bourru : les lumières vous serviront de guide.

— Elles n’ont guère servi qu’à m’égarer jusqu’à présent, car elles semblent entourer toute cette lande, et je ne puis découvrir de route qui la traverse ; cependant si vous voulez me mettre en bon chemin, je ne vous dérangerai pas davantage.

— Il est bien tard, répondit le rustre d’un ton équivoque.

— Raison de plus pour que je me dépêche d’arriver à ***. Voyons, mon bon ami, prenez votre chapeau, et je vous donnerai une demi-guinée pour votre peine. »

L’homme s’avança, puis il s’arrêta, se mit de nouveau à examiner son hôte et dit :

— Êtes-vous seul, monsieur ?

— Tout seul.

— Vous êtes probablement connu à *** ?

— Non pas. Mais que vous importe ? Je suis étranger dans ce voisinage.

— Il y a bien quatre milles.

— Tant que cela, et je suis déjà affreusement fatigué ! s’écria le jeune homme avec impatience. En parlant, il tira sa montre. — Et il est onze heures passées encore ! »

La montre attira l’œil du propriétaire de la cabane, et ce mauvais œil étincela. Il passa la main sur son front.

« Je pensais, monsieur, dit-il avec plus de politesse qu’il n’en avait montré jusque-là, que puisque vous êtes si fatigué, et qu’il est si tard, vous pourriez peut-être aussi bien….

— Quoi donc ? s’écria l’étranger en frappant du pied avec un peu d’impatience.

— Je ne sais comment vous faire cette offre ; mais mon pauvre toit est à votre service, et demain au petit jour je vous accompagnerais à ***. »

L’étranger regarda alternativement l’homme et les murailles noircies de la cabane. Il était sur le point de refuser brusquement cette proposition hospitalière lorsque, tout à coup, son regard tomba sur Alice, qui, debout, la bouche et les yeux ouverts, contemplait avidement le bel intrus. En rencontrant ses yeux, elle rougit beaucoup, et tourna la tête. La vue d’Alice sembla changer les intentions de l’étranger. Il hésita un instant, grommela quelque chose entre ses dents, puis, laissant tomber à terre son havre-sac, se jeta sur une chaise, détendit ses membres, et s’écria gaiement :

« Ainsi soit-il, mon hôte ; refermez votre porte. Apportez-moi un verre de bière et une croûte de pain, et voilà pour mon souper ! Quant à un lit, cette chaise fera parfaitement mon affaire.

— Nous pourrons peut-être vous donner quelque chose de mieux que cette chaise, répondit l’hôte. Mais ce que nous pouvons offrir de meilleur doit sembler encore assez mauvais à un gentilhomme ; nous ne sommes que de pauvres gens, de rudes travailleurs, mais très-pauvres.

— Ne vous préoccupez pas de moi, répondit l’étranger, qui se mit activement à attiser le feu ; je suis accoutumé à des choses plus dures que de dormir sur une chaise dans la maison d’un honnête homme ; car, bien que vous soyez pauvre, il va sans dire que je vous tiens pour honnête. »

L’homme sourit ; et se retournant vers Alice, il lui commanda d’apporter tout ce que contenait le garde-manger. Quelques croûtes de pain, quelques pommes de terre froides, et de la bière assez forte, composaient tout le repas qu’elle servit au voyageur.

En dépit de ses précédentes bravades, le jeune homme fit la grimace lorsqu’il s’assit devant ces apprêts socratiques. Mais en rencontrant les yeux d’Alice il reprit son air de bonne humeur. Cette dernière s’arrêta un moment près de la table et bégaya avec hésitation quelques mots d’excuse ; il lui saisit la main, et la pressant avec tendresse :

« Charmante fille, dit-il (et, en lui parlant, il la regardait avec une admiration qu’il ne cherchait pas à déguiser), un homme qui a voyagé tout le jour, à pied, dans la contrée la plus laide qui soit entre les trois mers, est suffisamment délassé le soir quand il voit un aussi joli visage que le vôtre. »

Alice retira vivement sa main, et alla s’asseoir dans un coin de la chambre d’où elle continua à regarder l’étranger avec l’expression vague qui lui était habituelle, mais aussi avec un demi-sourire sur ses lèvres roses.

Le père d’Alice les regardait alternativement l’un et l’autre.

« Mangez, monsieur, dit-il avec une espèce de rire, et pas de ces belles paroles ; la pauvre Alice est honnête, comme vous l’avez dit tout à l’heure.

— Certainement, dit l’étranger en mettant énergiquement aux prises les croûtes dures et deux rangées de dents blanches fortes et égales, certainement elle est honnête. Je n’avais pas l’intention de vous offenser ; mais la vérité c’est que je suis presque étranger, et vous savez que sur le continent on peut dire une parole gracieuse à une jolie fille sans blesser, ni elle, ni son père.

— Presque étranger ! Mais vous parlez anglais aussi bien que moi, dit l’hôte, » dont le ton et le langage étaient en effet au-dessus de sa position.

L’étranger sourit.

« Merci du compliment, dit-il, ce que je voulais dire c’est que j’ai été longtemps à l’étranger ; je reviens même d’Allemagne en ce moment. Mais je suis né en Angleterre.

— Et vous vous en revenez chez vous ?

— Oui.

— Est-ce loin d’ici ?

— À trente milles environ, je crois.

— Vous êtes bien jeune, monsieur, pour voyager seul. »

Le voyageur ne répondit pas ; il acheva son repas frugal, et rapprocha sa chaise du feu. Il pensa alors qu’il avait assez alimenté la curiosité de son hôte pour être en droit de satisfaire la sienne.

« Vous travaillez dans les manufactures, sans doute ? dit-il.

— Oui, monsieur. Les temps sont durs !

— Et votre jolie fille ?

— Elle soigne le ménage.

— N’avez-vous pas d’autres enfants ?

— Non ; une bouche de plus que la mienne, c’est tout ce que je puis suffire à nourrir et encore… Mais vous voudriez peut-être vous reposer maintenant ; je vous donnerai mon lit, monsieur, je puis dormir ici.

— Mais, du tout, dit l’étranger vivement ; mettez quelques morceaux de charbon sur le feu, et laissez-moi m’arranger à ma convenance. »

L’homme, sans résister davantage, se leva et quitta la chambre pour aller chercher du combustible. Alice resta dans son coin.

« Ma charmante, dit le voyageur en regardant autour de lui pour s’assurer qu’ils étaient seuls ; je dormirais mieux si vous me donniez seulement un baiser de vos lèvres de corail ! »

Alice se cacha la figure dans ses mains.

« Vous ai-je fâchée ?

— Oh ! non, monsieur.

En recevant cette assurance, le voyageur se leva et s’approcha doucement d’Alice. Il écarta ses mains de sa figure, et elle lui dit d’une voix douce :

« Avez-vous beaucoup d’argent sur vous ?

— Oh ! la mercenaire ! se dit tout bas le voyageur, puis il reprit à haute voix : Pourquoi, ma jolie fille ! Vendez-vous donc si cher vos baisers ! »

Alice fronça les sourcils, et rejeta ses cheveux en arrière.

« Si vous avez de l’argent, dit-elle à voix basse, n’en dites rien à mon père. Ne dormez pas, si vous pouvez vous en empêcher. J’ai peur ! chut… il vient ! »

Le jeune homme, dont l’aspect était tout changé, alla se rasseoir. Quand son hôte rentra, pour la première fois il l’examina attentivement ; la lueur imparfaite de la chandelle mourante, qui seule éclairait la chambre, dessinait fortement en ombres et en lumières ses traits accentués, durs et féroces, et l’œil du voyageur passant du visage aux membres, vit que, si l’esprit était capable de méditer quelque violence, le corps était en état de la mettre à exécution.

Le voyageur tomba dans une sombre rêverie. Le vent soufflait, la pluie tombait, nulle étoile ne brillait à la petite fenêtre, tout était profondément obscur ; continuerait-il sa route tout seul ? Ne serait-il pas exposé à un plus grand danger sur cette lande vaste et déserte ? Son hôte ne pourrait-il pas le suivre, et l’assaillir dans les ténèbres ? À l’exception de son bâton de voyage, il n’avait pas d’armes. Mais à l’intérieur de la cabane il lui resterait au moins une grossière ressource dans le gros fourgon de cuisine, qui se trouvait à côté de lui. Dans tous les cas, il valait mieux attendre pour le moment. Plus tard, lorsqu’il serait seul, il pourrait tirer le verrou de la porte, et fuir sans donner l’éveil.

Tels furent les résultats de ses méditations, pendant que son hôte alimentait le feu.

« Vous dormirez bien cette nuit, lui dit ce dernier en souriant.

— Dame… je suis peut-être par trop fatigué ; il se passera bien probablement une heure ou deux avant que je sois endormi ; mais quand une fois je dors, je dors comme une souche.

— Venez, Alice, dit son père, laissons monsieur. Bonsoir, monsieur.

— Bonsoir, bonsoir, » répliqua le voyageur en bâillant.

Le père et la fille disparurent par une porte placée dans l’angle de la chambre. Leur convive entendit le craquement de l’escalier sous leurs pas, et puis un profond silence régna.

« Insensé que je suis, se dit le voyageur, est-ce que rien ne m’apprendra que je ne suis plus un étudiant de Gottingen ? Est-ce que rien ne me corrigera de mon goût pour ces aventures pédestres ? Si ce n’eût été pour les grands yeux bleus de cette fille, à l’heure qu’il est je serais en sûreté à ***, à moins pourtant que ce père rébarbatif ne m’eût assassiné en route ! Cependant nous saurons bien déjouer ses plans ; encore une demi-heure, et je suis sur la lande ; il faut lui donner du temps. Et en attendant, voici le fourgon. Après tout, au pis aller nous ne serions qu’un contre un ; mais le rustre est fortement bâti. »

Quoique le voyageur s’efforçât ainsi de ranimer son courage, son cœur battait plus fort que d’habitude. Il tenait les yeux fixés sur la porte par laquelle ses hôtes avaient disparu, et sa main sur le fourgon massif.

Tandis que l’étranger était ainsi occupé, Alice, au lieu d’entrer dans son étroite cellule, se dirigea vers la chambre de son père.

Celui-ci, assis au pied de son lit, et les yeux fixés à terre, grommelait quelque chose entre ses dents.

La jeune fille s’arrêta devant lui, les bras légèrement croisés sur la poitrine, et le regarda.

« Elle doit valoir au moins vingt guinées, dit soudainement l’hôte, en se parlant à lui-même.

— Que vous importe, mon père, ce que vaut la montre de ce monsieur ? »

L’homme tressaillit.

« Vous avez l’intention, poursuivit tranquillement Alice, de faire du mal à ce jeune homme ; mais vous ne lui en ferez pas. »

La figure du père devint sombre comme la nuit.

« Eh ! quoi ! commença-t-il, d’une voix tonnante qu’il baissa subitement au diapason d’un grognement étouffé, osez-vous me parler ainsi ? Allez vous coucher… allez vous coucher !

— Non, mon père.

— Non ?

— Je ne quitterai cette chambre qu’au point du jour.

— Nous verrons bien, dit l’homme en jurant.

— Si vous me touchez, j’appellerai ce monsieur à mon secours, et je lui dirai….

— Quoi ? »

La jeune fille s’approcha de son père, plaça ses lèvres à son oreille, et dit à voix basse :

« Que vous voulez l’assassiner. »

L’homme se prit à trembler de la tête aux pieds ; il ferma les yeux, et chercha péniblement sa respiration.

« Alice, dit-il avec douceur, après un moment de silence ; Alice, nous avons souvent failli mourir de faim.

— Moi, oui… vous jamais !

— Mais si, malheureuse ! Si je bois trop un jour, le lendemain il faut que je jeûne. Allez toujours vous coucher, vous dis-je ; je n’ai pas l’intention de faire du mal à ce jeune homme. Pensez-vous que je me passerais moi-même la corde autour du cou ? Non, non ! Allez-vous-en, allez-vous-en. »

Le visage d’Alice, qui jusque-là avait été sérieux, et presque intelligent, reprit maintenant son expression habituelle.

« C’est vrai, père, on vous pendrait si vous lui coupiez la gorge. Ne l’oubliez pas ; bonsoir !… »

Et, en disant ces mots, elle s’achemina vers sa chambre.

Quand il se trouva seul, l’hôte pressa fortement sa main sur son front, et resta immobile pendant près d’une demi-heure.

« Si cette maudite fille voulait seulement s’endormir, grommela-t-il enfin, en se retournant, ce serait bientôt fait. L’étang qui est derrière la maison est aussi profond qu’un puits ; et je pourrais dire demain matin que le jeune homme a décampé. Il paraît tout à fait étranger en ce pays ; personne ne s’apercevrait de sa disparition. Il doit avoir beaucoup d’argent pour donner une demi-guinée à un guide, qui lui ferait traverser cette lande ! J’ai besoin d’argent, moi, et je ne veux pas travailler… du moins tant que je peux faire autrement. »

Pendant qu’il délibérait ainsi, il lui sembla que l’atmosphère de la chambre était étouffante ; il ouvrit la fenêtre, et se pencha au dehors ; une pluie battante lui fouetta le visage. Il ferma la fenêtre avec une imprécation ; il ôta ses souliers, s’achemina doucement vers le seuil de sa chambre, et à la lueur de la chandelle qu’il abritait avec sa main il examina la porte qui se trouvait vis-à-vis. Elle était close. Il se pencha et tendit l’oreille avec inquiétude.

« Tout est tranquille, pensa-t-il ; peut-être dort-il déjà. Je vais descendre tout doucement. Si seulement Jack Walters venait ce soir, la chose irait à ravir. »

Il descendit, à pas de loup, les degrés. Dans un coin au pied de l’escalier se trouvaient rassemblés divers objets, des fagots, et un couperet. Il saisit le couperet.

« Bon ! se dit-il ; et puis nous avons un marteau d’enclume quelque part pour Walters. »

Il s’appuya contre la porte et appliqua son œil à une fente qui lui permettait de voir indistinctement l’intérieur de la chambre, éclairée par la lueur vacillante du feu.


CHAPITRE II.

Qu’est-ce que cela ?
Une charogne.

(Shakspeare. Le Marchand de Venise, acte II, scène vii.)

C’est vers ce moment que l’étranger jugea à propos de commencer sa retraite. Le bruit de voix indistinct et étouffé, qu’il avait d’abord entendu au-dessus de lui, pendant la conversation du père et de la fille, avait cessé. Ce silence l’encourageait, et le mettait en même temps sur ses gardes. Il s’approcha de la porte d’entrée, tira doucement le verrou, et trouva la porte fermée à double tour, et la clef absente. Il n’avait pas observé que, pendant son repas, avant que ses soupçons eussent été éveillés, son hôte, en refermant la porte, avait emporté la clef. Ses craintes se trouvaient maintenant confirmées. Ses pensées se tournèrent alors vers la fenêtre. Le volet ne la fermait qu’à demi, et pouvait aisément se déplacer. Mais la fenêtre ne s’ouvrait qu’en partie, comme dans presque toutes les chaumières, et l’ouverture en était beaucoup trop petite pour lui permettre de passer. Le seul moyen de fuite qui lui restât, c’était de briser tout le châssis, ce qui ne pouvait se faire sans bruit, et par conséquent sans danger.

Il s’arrêta avec désespoir. Il avait naturellement du sang-froid et un tempérament énergique ; il était accoutumé à ces périls physiques, que les étudiants allemands se plaisent tant à braver ; mais, en cet instant, le cœur lui manqua presque. Le silence qui régnait lui devint à charge, et son front se couvrit d’une sueur froide. Pendant que, irrésolu et en suspens, il s’efforçait de rassembler ses idées, son organe auditif aiguisé d’une manière surnaturelle par la crainte, distingua le bruit faible et étouffé de pas furtifs… il entendit le craquement des marches de l’escalier. Ce bruit rompit l’enchantement. La vague appréhension qu’il avait éprouvée s’évanouit à l’approche du danger réel. Sa présence d’esprit lui revint. Il se rapprocha vivement de la cheminée, saisit le fourgon, et se mit à attiser le feu, à tousser fort, pour faire comprendre aussi énergiquement que possible qu’il était bien éveillé.

Il sentait qu’on le guettait ; il sentait que le péril était imminent ; il sentait que l’apparence du sommeil serait le signal d’un conflit mortel. Le temps se passait : tout restait silencieux ; près d’une demi-heure s’était écoulée depuis le moment où il avait entendu des pas sur l’escalier. Cette situation commençait à lui donner sur les nerfs, à les irriter, à devenir intolérable. Ce n’était plus de la crainte qu’il éprouvait ; c’était le sentiment surexcité de la présence d’une inimitié mortelle : la sensation que peut éprouver un homme qui sait que l’œil d’un tigre est fixé sur lui ; qui, dans l’intervalle de l’attente, a retrouvé son courage, mais qui prévoit que tôt ou tard son ennemi devra s’élancer sur lui. Cet état de suspens même devient une angoisse telle, qu’il désire précipiter la lutte mortelle qu’il ne peut fuir.

Incapable d’endurer plus longtemps cette situation, le voyageur se leva, fixa les yeux sur la porte fatale, et s’adressant à celui qui le guettait, il était sur le point de lui crier d’entrer, quand il entendit frapper légèrement à la fenêtre ; ce signal fut répété deux fois, et à la troisième, le nom de Darvil fut prononcé à voix basse. Il était donc évident que des complices étaient survenus ; ce ne serait plus contre un seul homme qu’il aurait à lutter. Il respira avec effort, et il écouta, malgré le tintement de ses oreilles. Il entendit des pas au dehors, sur le sol détrempé ; ils s’éloignèrent… tout redevint tranquille.

Il s’arrêta quelques moments, puis il s’approcha d’un pied ferme de la porte intérieure, derrière laquelle il s’imaginait que son hôte veillait ; d’une main assurée il essaya d’ouvrir cette porte ; elle était fermée de l’autre côté.

« Ainsi, dit-il avec amertume, et en grinçant des dents, il faudra que je succombe comme un rat dans une trappe. Eh bien ! le rat mordra avant de mourir. »

Il revint à son ancien poste, se releva de toute sa hauteur, et tenant son arme grossière, il se prépara au combat. Il éprouvait une certaine satisfaction orgueilleuse en songeant à ses avantages naturels d’activité, de stature, de force et d’intrépidité. Les minutes s’écoulèrent. Le silence fut enfin interrompu par un bruit à la porte intérieure ; il entendit tirer doucement le verrou. Des deux mains il souleva son arme…, et recula en apercevant Alice devant lui. Elle entra, les pieds nus, pâle comme un marbre, et le doigt sur les lèvres.

Elle s’approcha… elle le toucha.

« Ils sont dans le hangar derrière la maison, dit-elle à voix basse, ils cherchent le marteau d’enclume ; ils veulent vous assassiner ; partez, partez… vite !

— Mais comment ? la porte est fermée.

— Attendez. J’ai pris la clef dans la chambre. »

Elle gagna la porte, mit la clef dans la serrure…, la porte céda. Le voyageur rejeta son havre-sac sur son épaule, et d’un bond franchit le seuil. La jeune fille l’arrêta :

« Vous n’en direz rien ; c’est mon père ; on le pendrait.

— Non, non. Mais vous, êtes-vous en sûreté ici ?… Comptez sur ma reconnaissance… Je serai à *** demain…, dans la meilleure auberge… Venez m’y trouver si vous pouvez ! De quel côté faut-il aller ?

— Toujours à gauche. »

L’étranger était déjà loin ; il fuyait dans les ténèbres, malgré la pluie, avec l’activité de la jeunesse. La jeune fille attendit un instant, soupira, puis rit tout haut ; elle referma la porte, et s’en retournait à tâtons, lorsque, à l’entrée intérieure, parut son terrible père, accompagné d’un autre homme court, large, nerveux, qui, les bras nus, brandissait un grand marteau.

« Comment ? s’écria l’hôte ; Alice ici ! par l’enfer et le diable, l’auriez-vous fait partir ?

— Je vous avais dit que vous ne lui feriez pas de mal. »

Avec une imprécation affreuse, le scélérat frappa sa fille, la renversa, sauta par-dessus son corps, ouvrit la porte, et, suivi de son camarade, se mit à la poursuite incertaine de sa victime qui venait de lui échapper.


CHAPITRE III.

Vous saviez mieux que personne que ma fille s’était enfuie.
(Shakspeare. Le Marchand de Venise, acte III, scène i.)

Le jour commençait à poindre ; c’était une matinée douce, humide et brumeuse ; les pieds s’enfonçaient profondément dans le sol détrempé ; une boue épaisse couvrait les routes, et la pluie de la nuit précédente avait laissé çà et là de larges flaques d’eau. Aux abords de la ville, des charrettes, des voitures de roulage, des groupes de piétons, étaient déjà en mouvement ; et, de temps à autre, on entendait le son aigu d’une trompe, annonçant le passage de quelque voiture matinale, qui roulait sur cette grande route du Nord ses voyageurs d’impériale et d’intérieur, emmitouflés dans leurs manteaux et leurs bonnets de nuit.

Un jeune homme franchit d’un bond la barrière d’un champ, et s’élança sur la route, précisément en face d’une borne qui lui indiquait que la distance d’un mille le séparait encore de la ville de ***.

« Dieu merci ! dit-il presque à haute voix. Après avoir passé la nuit à errer comme un feu follet dans des marécages, je me trouve enfin près de la ville. J’en rends grâces au ciel, qui m’a si visiblement protégé pendant cette nuit. Je respire enfin, je suis sauvé ! »

Il se mit à marcher avec une certaine rapidité ; il dépassa une lourde charrette ; il dépassa un groupe d’ouvriers ; il dépassa un troupeau de moutons, et il se trouva derrière une femme seule, qui s’acheminait lentement. C’était une jeune fille, aux vêtements pauvres et usés, qui semblait poursuivre avec effort sa route pénible. Il allait la dépasser aussi, lorsqu’il entendit un cri étouffé. Il se retourna et reconnut dans la voyageuse sa libératrice de la nuit précédente.

« Grands dieux, est-ce vous ? Puis-je en croire mes yeux ?

— J’allais vous retrouver, monsieur, dit languissamment la jeune fille. Moi aussi je me suis enfuie, je ne retournerai jamais auprès de mon père. Je n’ai plus d’abri où reposer ma tête, maintenant.

— Pauvre enfant ! Mais que s’est-il passé ? Vous ont-ils mal traitée parce que vous m’aviez sauvé ?

— Mon père m’a jetée par terre, et il m’a battue de nouveau quand il est revenu ; mais ce n’est pas tout, ajouta-t-elle, à voix très-basse.

— Que vous a-t-il fait encore ? »

La jeune fille rougit et pâlit tour à tour. Elle serra fortement les dents, s’arrêta, puis se remit à marcher plus vite qu’auparavant, en disant :

« N’importe ! Je n’y retournerai jamais !… Je suis seule à présent. Que vais-je devenir ? »

Et elle se tordait les mains avec angoisse.

Le voyageur fut ému de compassion.

« Ma chère enfant, dit-il avec intérêt, vous m’avez sauvé la vie, et je ne suis pas ingrat. Tenez (il lui mit quelques pièces d’or dans la main), procurez-vous un logement, de la nourriture, et reposez-vous ; vous paraissez en avoir besoin. Vous viendrez me retrouver ce soir quand il fera nuit, et que nous pourrons causer ensemble sans être observés. »

La jeune fille prit machinalement l’argent, et leva les yeux vers lui, pendant qu’il parlait ; son air était si ingénu, toute l’expression de sa physionomie était si parfaitement modeste et virginale, que, si les dernières paroles du voyageur avaient été suggérées par quelque mauvaise pensée, elle avait dû s’enfuir honteuse et troublée devant ce regard candide.

« Ma pauvre enfant, dit-il avec embarras, après un intervalle de silence ; vous êtes bien jeune, et surtout bien jolie. Dans cette ville vous serez exposée à beaucoup de tentations. Faites attention où vous logerez ; vous avez sans doute des amis ici ?

— Des amis ? Qu’est-ce que c’est que cela ? répondit Alice.

— N’avez-vous pas de parents ?

— Non.

— Ne connaissez-vous personne à qui vous puissiez demander asile ?

— Non, monsieur ; car je ne puis aller où va mon père, de crainte qu’il ne me retrouve.

— Eh bien, alors, cherchez quelque modeste auberge, et rencontrez-moi ce soir, ici, à un demi-mille de la ville, à sept heures. Dans l’intervalle je m’occuperai de vous. Mais vous paraissez fatiguée, vous marchez avec difficulté ; peut-être serez-vous trop lasse pour venir jusqu’ici ? Je veux dire que vous aimeriez peut-être mieux vous reposer un jour de plus ?

— Oh ! non, non ! Vous voir encore, cela me fera du bien, monsieur. »

Leurs yeux se rencontrèrent, mais la jeune fille ne baissa pas les siens ; des larmes en voilaient l’azur… ces larmes pénétrèrent dans l’âme du jeune homme.

Il se retourna vivement, et s’aperçut qu’ils étaient déjà de venus des objets de curiosité pour les passants qui les rencontraient.

« N’oubliez pas ! lui dit-il tout bas, » et il la devança d’un pas rapide qui l’eut bientôt amené à la ville.

Il demanda le principal hôtel, et y entra, avec cet air indéfinissable de supériorité, qui appartient aux personnes accoutumées à acheter la bienvenue, partout où la bienvenue peut s’acheter ou se vendre. Assis auprès d’un feu pétillant devant un ample déjeuner, il ne fut pas longtemps à oublier les terreurs de la nuit précédente, ou plutôt il se réjouit de pouvoir ajouter cet étrange et nouvel épisode aux autres aventures d’Ernest Maltravers.


CHAPITRE IV.

Con una dama tenia
Un galan conversation
[1].

(Moratin. El Teatro espanol, num. 15.)

Maltravers arriva le premier au rendez-vous. Son caractère était singulièrement énergique, décidé et d’un développement prématuré, sous tous les rapports, sauf à l’égard des femmes. Avec ces dernières, il était la créature du moment ; il s’abandonnait au gré de chaque impulsion, de chaque passion, selon le caprice d’une imagination bizarre, vagabonde, et surtout poétique. Maltravers était poëte presque à son insu ; poëte en action, et la femme était sa muse.

Il n’avait formé aucun plan de conduite vis-à-vis de la pauvre fille qu’il allait rencontrer. Il n’avait aucune mauvaise intention à son égard. Si elle eût été moins jolie, la reconnaissance qu’elle lui inspirait eût été la même, et la pauvreté de sa mise, sa jeunesse, la position où elle se trouvait, exigeaient également qu’il choisît l’heure du crépuscule pour leur entrevue.

Quand il arriva au rendez-vous, il faisait déjà nuit ; mais une forte gelée avait éclairci l’air, les étoiles scintillaient, et de longues ombres dormaient, calmes et immobiles, en travers de la grande route, et sur les champs blanchis au delà.

Il se mit à marcher rapidement en long et en large, sans se préoccuper beaucoup de son entrevue ni de ce qui en résulterait, chantant à demi-voix quelques vieux refrains allemands ou anglais, et s’arrêtant à tout moment pour contempler les étoiles silencieuses.

Enfin il vit Alice s’avancer timidement et doucement. Son cœur battit plus vite ; il sentit qu’il était jeune et seul en face des séductions de la beauté.

« Charmante fille, dit-il, avec une galanterie involontaire et machinale, ce demi-jour vous sied à merveille. Comment vous remercier de ne m’avoir pas oublié ?

Alice lui abandonna sa main sans résistance.

« Comment vous nommez-vous ? » dit-il en se penchant vers elle.

— Alice Darvil.

— Et votre terrible père… Est-ce bien véritablement votre père ?

— Oui ; c’est mon père et ma mère aussi ! je n’ai que lui.

— Comment avez-vous pu deviner que son intention était de m’assassiner ? A-t-il jamais commis un crime semblable ?

— Non : mais depuis quelque temps il parle souvent de vols. Il est très-pauvre, monsieur. Et quand j’ai rencontré son œil, quand ensuite, pendant que vous aviez le dos tourné, je l’ai vu retirer la clef de la porte, j’ai senti que… que votre vie était en danger.

— Bonne petite !… Continuez.

— Je le lui ai dit quand nous sommes montés. Je ne savais trop si je devais le croire lorsqu’il m’a promis qu’il ne vous ferait pas de mal ; mais j’ai volé la clef de la porte d’entrée qu’il avait jetée sur la table, et je suis rentrée dans ma chambre. J’écoutais à ma porte ; bientôt je l’ai entendu descendre l’escalier ; il attendit quelque temps, et moi je le guettais d’en haut. L’endroit où il se trouvait s’ouvre sur les champs par une porte de derrière. Après quelque temps j’entendis une voix qui chuchotait ; je reconnus cette voix ; et alors ils sortirent tous deux par la porte de derrière. Moi je suis descendue, je suis sortie, et j’ai écouté ; je savais que l’autre homme était John Walters. J’ai peur de lui, monsieur. Alors Walters a dit : « J’irai chercher le marteau, et qu’il dorme ou qu’il veille, nous ferons le coup. * Mon père lui a dit : « Il est dans le hangar. » Alors j’ai vu qu’il n’y avait pas de temps à perdre, et…, et…, mais vous savez le reste.

— Mais comment vous êtes-vous échappée ?

— Oh ! mon père, après avoir parlé à Walters, est venu dans ma chambre, et il m’a battue, et… et… il m’a fait peur ; quand il était couché, je me suis habillée et je me suis glissée hors de la maison. Il commençait à faire jour, et j’ai marché jusqu’au moment où je vous ai rencontré.

— Pauvre enfant ! Dans quelle atmosphère de vice avez-vous été élevée !

— Plaît-il, monsieur !

— Elle ne me comprend pas. Vous a-t-on appris à lire et à écrire ?

— Oh non !

— Mais je pense que, du moins, on vous a enseigné le catéchisme… Vous priez quelquefois ?

— J’ai souvent prié mon père de ne point me battre.

— Mais Dieu ?

— Dieu ! monsieur !… Qui est-ce[2] ? »

Maltravers se recula épouvanté. Malgré sa précoce philosophie, cette profonde ignorance confondait sa sagesse. Il avait vu toutes les disputes des théologiens au sujet de la connaissance innée d’un être suprême ; mais il ne lui était jamais arrivé de se trouver face à face avec une créature humaine qui ignorait complétement l’existence d’un Dieu.

Après un moment de silence, il dit :

« Ma pauvre fille, nous ne nous comprenons pas bien. Vous savez qu’il y a un Dieu ?

— Non, monsieur.

— Ne vous a-t on jamais dit par qui les étoiles que vous voyez là-haut, et la terre sur laquelle vous marchez, ont été créées ?

— Non.

— Et vous-même, n’y avez-vous jamais pensé ?

— Pourquoi faire ? Qu’est-ce que cela a de commun avec le froid et la faim ? »

Maltravers parut douter.

« Vous voyez ce grand bâtiment, là-bas, avec un clocher qui se découpe sur le ciel étoilé ?

— Oui, monsieur, bien sûr.

— Comment cela s’appelle-t-il ?

— Mais, c’est une église.

— N’y êtes-vous jamais entrée ?

— Non.

— Savez-vous ce qu’on y fait ?

— Mon père dit qu’il y a un homme qui y dit des bêtises, tandis que les autres l’écoutent.

— Votre père est un… n’importe. Mon Dieu ! que ferai-je de cette malheureuse enfant ?

— Oui, monsieur, je suis bien malheureuse, » dit Alice en saisissant ces dernières paroles, et des larmes coulèrent silencieuses le long de ses joues. »

Maltravers n’avait jamais été plus touché. Quelles qu’eussent été les pensées de galanterie qui lui seraient venues en tête, s’il avait trouvé Alice telle qu’il pouvait raisonnablement s’y attendre, il sentait maintenant qu’il y avait quelque chose de sacré dans son ignorance. La reconnaissance et l’intérêt qu’elle lui inspirait lui firent éprouver pour elle un sentiment presque paternel.

— Vous savez, du moins, ce que c’est qu’une école ? lui demanda-t-il.

— Oui, j’ai causé quelquefois avec des filles qui allaient à l’école.

— Aimeriez-vous à y aller aussi ?

— Oh ! non, monsieur ! je vous en prie.

— Qu’aimeriez-vous à faire, alors ? Parlez, mon enfant. Je vous dois tant, que je serais charmé de vous rendre heureuse comme vous l’entendez.

— Je voudrais vivre auprès de vous, monsieur. »

Maltravers tressaillit, sourit à demi, et rougit. Mais il regarda les yeux de la jeune fille, qui étaient avidement fixés sur les siens ; il y avait tant de simplicité dans leur doux et caressant regard, qu’il vit aussitôt à quel point elle était ignorante du sens qu’on pouvait prêter à son naïf aveu.

J’ai déjà dit que Maltravers était un être fantasque, enthousiaste et étrange ; en effet, son esprit était tout rempli de romantisme allemand et de spéculations métaphysiques. À une époque, il s’était enfermé pendant plusieurs mois pour étudier l’astrologie, et on l’avait même soupçonné de se livrer sérieusement à la recherche de la pierre philosophale. À une autre époque, il avait risqué sa vie et sa liberté dans une folle conspiration des francs républicains de l’Université ; plus intrépide et plus insensé que les autres, il en avait été un des principaux meneurs. C’était, du reste, quelque folie de ce genre qui l’avait forcé de quitter l’Allemagne plus tôt que ni lui, ni ses parents, ne l’auraient voulu. Il n’avait rien du flegme anglais. Tout ce qui était excentrique ou bizarre avait un charme irrésistible pour lui. Par suite de cette disposition morale, il se présenta à son esprit une idée qui enchanta sa mobile et fantastique philosophie. Il voulait faire lui-même l’éducation de cette charmante fille ; il voulait tracer des caractères célestes sur cette page blanche ; il se ferait le Saint-Preux de cette Julie de la nature. Hélas ! il ne pensait pas aux conséquences que ce rapprochement aurait dû lui suggérer ! À cet âge de sa vie, Ernest Maltravers ne refroidit jamais l’ardeur qu’il mettait à ses expériences en réfléchissant d’avance aux résultats qu’elles pourraient avoir.

« Ainsi, dit-il, après une courte rêverie ; ainsi vous voudriez vivre auprès de moi ? Mais, Alice, il ne faudrait pas que nous devinssions amoureux l’un de l’autre.

— Je ne comprends pas, monsieur.

— N’importe, dit Maltravers, quelque peu déconcerté.

— J’ai toujours désiré entrer en service.

— Ah !

— Et vous seriez un bon maître. »

Maltravers était presque désenchanté.

« Cette préférence n’est guère flatteuse, pensa-t-il ; le danger sera d’autant moins grand. Eh bien, Alice, il sera fait comme vous le désirez. Êtes-vous bien dans votre nouveau logement ?

— Non.

— Pourquoi ? on ne vous insulte pas, j’espère ?

— Non ; mais on fait du bruit, et j’aime à être tranquille pour penser à vous. »

Le jeune philosophe commença à se réconcilier avec son projet.

« Eh bien, Alice, retournez-vous-en ; je louerai une petite maison dès demain ; je vous prendrai à mon service, et je vous apprendrai à lire, à écrire, à dire vos prières et à connaître votre père qui est dans le ciel et qui vous aime bien mieux que celui que vous avez ici-bas. Venez me trouver ici, demain, à la même heure. Pourquoi pleurez-vous, Alice ? pourquoi pleurez-vous ?

— Parce que… parce que, répondit la jeune fille en sanglotant, parce que je suis bien heureuse de ce que je vais vivre auprès de vous et que je vous verrai.

— Allez, mon enfant, allez ! dit vivement Maltravers ; » il s’éloigna, sentant battre son cœur plus vite qu’il ne convenait à son nouveau rôle de maître et de pédagogue.

Il tourna la tête et vit la jeune fille qui le suivait des yeux ; il lui fit signe de la main ; elle se mit à marcher et le suivit de loin jusqu’à la ville.

Maltravers, quoiqu’il ne fût pas un fils aîné, était l’héritier d’une belle fortune ; il jouissait d’une pension libérale qui suffisait aux fantaisies d’un jeune homme élevé en Allemagne, et qui n’y avait pris aucune des habitudes dépensières communes à tous les jeunes Anglais de son rang et de sa fortune. C’était un enfant gâté, qui ne connaissait d’autre loi que son caprice. Son retour dans sa famille n’était pas attendu ; il n’y avait rien qui pût l’empêcher de satisfaire sa nouvelle fantaisie. Le jour suivant, il loua un cottage dans le voisinage. C’était un de ces jolis petits édifices au toit de chaume, entourés de vérandahs, couverts de roses grimpantes, avec une serre et une pelouse qui justifient le proverbe anglais : « Une chaumière et un cœur. » Certain commerçant célibataire avait fait construire, pour quelque belle Rosemonde, cette habitation qui faisait honneur à son bon goût. Une vieille femme, qui louait ses services avec la maison, devait faire la cuisine et le reste. Alice n’était servante que de nom. Ni la vieille femme, ni le propriétaire ne savaient les intentions platoniques du jeune étranger. Mais comme il avait payé son terme d’avance, ils ne furent pas par trop scrupuleux. Néanmoins Maltravers jugea prudent de taire son nom. Il devait être connu, dans une ville qui n’était pas très-éloignée des terres de son père, gentilhomme campagnard de riche et ancienne famille. Il adopta donc un nom plus vulgaire, celui de Butler, qui appartenait du reste à une partie de la famille de sa mère, et il ne fut connu du voisinage et d’Alice que sous ce nom. Il ne songeait pas à cacher la vérité à Alice ; mais, d’une façon ou d’une autre, l’occasion de lui parler de sa famille ou de sa naissance ne se présenta jamais.


CHAPITRE V.

La réflexion ferait évanouir leur paradis.
(Gray.)

Maltravers trouva dans Alice l’élève la plus docile que pût souhaiter un précepteur raisonnable. Mais la lecture et l’écriture !… ce sont des éléments bien peu intéressants ! Si la base de l’édifice eût existé déjà, il eut été charmant d’y élever le palais enchanté du savoir ; tandis que c’est un rude labeur que de creuser les fondations, et de construire les caves. Peut-être s’en aperçut-il ; car, au bout de quelques jours, l’éducation d’Alice fut confiée à un maître d’écriture, le plus vieux et le plus laid que pût fournir la ville voisine. Ce changement de professeur fit d’abord pleurer beaucoup la pauvre fille, mais les graves remontrances et les solennelles exhortations de Maltravers la calmèrent enfin ; elle promit de bien travailler, et de prêter toute son attention à ses études. Je ne veux pas affirmer pourtant que l’ennui seul détourna notre idéaliste de la tâche qu’il avait entreprise. Peut-être en sentit-il tout le danger ; car au fond de ses rêves brillants, de ses fantaisies extravagantes se cachait un cœur droit, noble et généreux. Il aimait le plaisir, et il avait été déjà le favori des sentimentales Allemandes. Mais il était trop jeune, trop ardent, trop enthousiaste pour être ce qu’on est convenu d’appeler un sensualiste. Il ne pouvait considérer un joli visage, un sourire ingénu, et toute cette ineffable symétrie de formes qui appartient aux femmes, de l’œil d’un homme qui achète du bétail pour de vils usages. Il est vrai qu’il aimait, ou qu’il croyait aimer facilement ; mais alors, il ne pouvait séparer le désir du caprice, ni calculer les chances de ce jeu passionné, sans mettre le cœur et l’imagination de la partie. Et, quoique Alice fût très-jolie et très-séduisante, il n’en était pas encore amoureux et n’avait pas l’intention de le devenir.

La première fois qu’Alice discontinua ses leçons, Maltravers trouva la soirée un peu longue, mais il avait d’amples ressources en lui-même. Il plaça Shakspeare et Schiller sur sa table, alluma son meerschaum allemand[3], lut de manière à provoquer l’inspiration, et alors il écrivit ; puis quand il eut composé quelques stances, il n’eut pas de repos qu’il ne les eût mises en musique, et qu’il n’en eût essayé la mélodie. Car il avait toute la passion d’un Allemand pour le chant et la musique, ce fou de Maltravers ! Sa voix était agréable, son goût parfait et sa science profonde. Semblable au soleil qui efface une étoile, l’entier rayonnement de son imagination éclipsa pour le moment son féerique caprice pour sa belle élève.

Il était tard quand Maltravers alla se coucher ; en traversant l’étroit corridor qui conduisait à sa chambre, il entendit des pas légers qui fuyaient devant lui, et aperçut un vêtement de femme qui disparaissait par une porte éloignée.

« La petite sotte ! pensa-t-il en devinant ce que c’était : elle m’écoutait chanter. Je la gronderai. »

Mais il oublia cette résolution.

Le lendemain, le surlendemain et les jours suivants s’écoulèrent sans que Maltravers vît beaucoup l’élève pour laquelle il s’était enfermé dans un cottage rustique, au cœur de l’hiver. Cependant il ne regrettait pas ce qu’il avait fait, et son isolement ne lui était pas à charge. Il ne voulait pas surveiller les progrès d’Alice, car il avait la certitude qu’il serait mécontent de les trouver trop lents ; quelques charmes qu’on possède, on ne peut apprendre à lire et à écrire en un jour. Cependant il trouvait moyen de s’amuser. Il était content de l’occasion d’être seul avec ses pensées ; car il était à l’une de ces époques périodiques de la vie où l’on aime à s’arrêter un moment pour respirer, avant de reprendre son élan dans cette course systématique qui nous entraîne jusqu’au tombeau. Il désirait rassembler les éléments de son expérience passée, et se reposer un instant en lui-même, avant de s’élancer de nouveau au milieu de l’activité du monde. Le temps était froid et rigoureux ; mais Ernest Maltravers était un intrépide admirateur de la nature, et ni la neige, ni la gelée, ne pouvaient le détourner de ses promenades quotidiennes. Ainsi, tous les jours vers midi, il jetait de côté livres et papiers, prenait son chapeau et sa canne, et s’en allait sifflant ou chantonnant ses airs favoris. Il parcourait les rues mornes, côtoyait les eaux glacées, il errait dans les bois défeuillés, au gré de ses fantaisies passagères ; car il n’était ni un Edwin, ni un Harold, et il ne réservait pas ses contemplations uniquement pour les ruisseaux solitaires, ou les collines pastorales. Maltravers aimait à étudier la nature dans les hommes, aussi bien que dans les troupeaux ou les arbres. La plus misérable impasse d’une ville populeuse avait quelque chose de poétique à ses yeux. Qu’une foule se rassemblât même autour d’un orgue de Barbarie ou d’un combat de chiens, il était toujours prêt à s’y mêler, à écouter tout ce qui se disait, à observer tout ce qui se faisait. C’est là, selon moi, le véritable tempérament poétique, essentiel à tout artiste qui a l’ambition de devenir quelque chose de plus qu’un peintre en décors. Par-dessus, tout, Maltravers s’intéressait au spectacle des passions et des affections humaines ; il aimait à voir les véritables couleurs du cœur, là où elles se révèlent avec le plus de transparence ; chez les pauvres et les ignorants, il était disposé à l’optimisme, et il avait une foi sincère dans la beauté de notre nature. Il croyait qu’il n’y a pas de méchanceté si noire, que la lumière n’y puisse pénétrer d’un côté ou d’un autre ; et peut-être est-ce à cette croyance qu’il dut, plus tard, sa perspicacité et l’empire qu’on lui attribua sur l’esprit des autres. Pourtant Maltravers avait ses accès de misanthropie, et dans ces moments-là, les lieux les plus sauvages savaient seuls lui plaire. L’hiver et l’été, les landes arides ou les verts pâturages avaient également du charme à ses yeux, car ce charme était dans son âme, à travers laquelle il les contemplait. Il rentrait de ces promenades à la tombée du jour, il prenait un repas frugal, il passait les longues soirées à lire ou à faire des vers : et tantôt la musique, tantôt les rêveries d’un jeune homme à qui la vie s’ouvrait riante, alternaient ses occupations. Heureux Maltravers ! La jeunesse et le génie ont des puissances que tout l’or des Rothschild ne saurait acheter ! Et pourtant, Maltravers, tu es ambitieux ! La vie s’avance trop lentement à ton gré ! Tu voudrais pousser les aiguilles sur le cadran des heures !… Tu as dix-huit ans, et tu es poëte !… Que peux-tu vouloir de plus ? Dis plutôt au temps de s’arrêter à jamais !

Un jour Ernest s’était levé plus tôt que de coutume, et il se promenait lentement dans la serre contiguë au salon ; il examinait les plantes avec une curiosité tranquille (car, non-seulement, il était botaniste, mais il avait aussi certaines idées visionnaires et bizarres concernant la vie des plantes, et il voyait en elles une foule de mystères, dont ne nous parlent pas les botanistes), lorsqu’il entendit une voix douce et mélodieuse qui chantait à peu de distance ; il prêta l’oreille, et reconnut, avec étonnement, des paroles de sa composition, qu’il avait récemment mises en musique, et dont il était assez satisfait pour les chanter tous les soirs.

Quand la voix s’arrêta, Maltravers traversa tout doucement la serre, ouvrit la porte qui conduisait au jardin, et à la fenêtre ouverte d’une petite chambre appropriée pour Alice, qui faisait saillie, selon la fantastique irrégularité commune aux cottages ornés, il aperçut son ancienne élève. Elle ne le voyait pas, et il dut l’appeler deux fois avant de réussir à la tirer de sa mélancolique rêverie.

« Alice, lui dit-il avec douceur, mettez votre chapeau et venez avec moi faire un tour de jardin ; vous êtes pâle, mon enfant, l’air vous fera du bien. »

Alice rougit et sourit ; quelques instants après, elle était à ses côtés. Dans l’intervalle, Maltravers était rentré, et il avait allumé son meerschaum ; c’était à sa pipe qu’il demandait l’inspiration toutes les fois qu’il se sentait embarrassé, ou que son éloquence habituelle venait à lui faire défaut, et tel était le cas où il se trouvait en ce moment. Avec cette fidèle alliée, il attendit Alice dans la petite allée bordée de buissons et d’arbres verts qui faisait le tour de la pelouse.

« Alice, dit-il, après un moment de silence ; » puis il s’arrêta tout court.

Alice le regarda avec un air de gravité respectueuse.

« Bah ! dit Maltravers ; peut-être l’odeur de la fumée vous est-elle désagréable ? C’est une mauvaise habitude que j’ai.

— Non, monsieur, » répondit Alice, qui parut désappointée.

Maltravers s’arrêta et cueillit une perce-neige.

« C’est joli, dit-il ; aimez-vous les fleurs ?

— Oh ! oui, passionnément, répondit Alice, avec une certaine chaleur ; je n’en avais pas vu beaucoup avant de venir ici.

— Allons ! maintenant je puis continuer, pensa Maltravers ; (pourquoi, je n’en sais rien, car je ne vois pas le sequitur ; mais enfin il continue in medias res.) Alice, vous chantez d’une manière charmante.

— Ah ! monsieur, vous… vous… elle s’arrêta subitement et se mit à trembler.

— Oui, je vous ai entendue, Alice.

— Et vous êtes fâché ?

— Moi ! à Dieu ne plaise ! c’est un talent ; mais vous ne savez pas ce que cela signifie. Je veux dire que c’est une excellente chose que d’avoir de l’oreille, de la voix, et le sentiment de la musique ; et vous avez tout cela. »

Il s’arrêta en se sentant saisir la main ; c’était Alice, qui s’en empara soudain et la baisa. Maltravers éprouva un frémissement dans tout son être ; mais il y avait quelque chose dans le regard de la jeune fille qui montrait combien elle se doutait peu qu’elle eût commis une action hardie ou inconvenante.

« J’avais si peur que vous ne fussiez fâché, dit-elle en essuyant ses yeux, et en laissant retomber la main de Maltravers ; et maintenant vous savez tout, je pense.

— Tout ?

— Oui ; comment je vous écoutais tous les soirs, comment je restais éveillée toute la nuit avec la musique qui me tintait dans les oreilles, jusqu’à ce que je pusse la retenir d’un bout à l’autre ; et enfin je me suis hasardée à la chanter tout haut. J’aime bien mieux cela que d’apprendre à lire. »

Maltravers était enchanté de tout ceci ; la jeune fille avait touché une de ses cordes sensibles. Néanmoins il garda le silence. Alice continua :

« Et maintenant, monsieur, j’espère que vous voudrez bien me permettre de venir m’asseoir à la porte tous les soirs, pour vous entendre ; je ne ferai pas de bruit ; je me tiendrai si tranquille !

— Quoi ! dans ce corridor glacé, par le froid qu’il fait ?

— Je suis accoutumée au froid, monsieur. Mon père ne me permettait pas d’allumer du feu quand il n’y était pas.

— Non, Alice, vous viendrez dans la chambre où je fais de la musique, et je vous donnerai quelques leçons. Je suis bien aise que vous ayez l’oreille musicale ; ce sera un moyen de gagner honnêtement votre vie, quand vous me quitterez.

— Quand je… mais je ne compte pas vous quitter jamais, monsieur ! » dit Alice, qui commença avec effroi et finit avec calme.

Maltravers eut recours à son meerschaum.

En ce moment, par bonheur peut-être, M. Simcox, le vieux maître d’écriture, les accosta. Alice rentra pour préparer ses cahiers ; Maltravers posa la main sur l’épaule du précepteur.

« Votre élève est intelligente, monsieur, j’espère ?

— Très-intelligente, monsieur Butler, très-intelligente. Elle fait de grands progrès. Elle étudie beaucoup en mon absence, et je fais de mon mieux.

— Et avez-vous réussi, demanda Maltravers d’un ton grave, à faire pénétrer dans l’esprit de la pauvre enfant quelques-unes de ces idées religieuses dont je vous ai parlé la première fois que nous nous sommes rencontrés ?

— En effet, monsieur, c’était tout à fait une païenne, tout à fait une mahométane, on peut le dire ; mais il y a maintenant quelques progrès.

— Que lui avez-vous enseigné ?

— Que c’est Dieu qui l’a créée.

— C’est déjà un grand pas de fait.

— Qu’il aime les jeunes filles sages, et qu’il veille sur elles.

— Bravo ! mais vous auriez battu Platon !

— Non, monsieur, je ne bats jamais personne, excepté le petit Jack Turner ; mais aussi, c’est qu’il est si bête !

— Bah ! que lui enseignez-vous encore ?

— Que le Diable enlève toujours les mauvaises filles, et…

— Arrêtez monsieur Simcox. Ne vous occupez pas du Diable pour le moment. Qu’elle apprenne d’abord à être bonne afin de se faire aimer de Dieu. Le reste viendra plus tard. J’aimerais mieux que les gens devinssent religieux par le bon côté de leurs sentiments, que par le mauvais ; que ce fût plutôt un effet de la reconnaissance et de l’affection que le fruit de la crainte du châtiment et du calcul des risques à courir. »

M. Simcox le regarda tout ébahi.

« Connaît-elle ses prières ?

— Je lui en ai enseigné une courte.

— L’a-t-elle apprise volontiers ?

— Oh ! mon Dieu ! je crois bien. Quand je lui eus dit qu’elle devrait prier Dieu de bénir son bienfaiteur, elle n’eut pas de repos que je ne lui eusse répété une prière tirée d’un livre de notre école du dimanche ; elle l’apprit par cœur sur-le-champ.

— Cela suffit, monsieur Simcox. Je ne vous retiendrai pas davantage. »

Oubliant qu’il n’avait pas déjeuné, Maltravers continua de fumer et de réfléchir. Il ne s’arrêta que lorsqu’il se fut bien convaincu lui-même qu’il était de son devoir, vis-à-vis d’Alice, de lui enseigner à cultiver le charmant talent qu’elle possédait évidemment, et qui pouvait lui assurer, plus tard, des moyens d’existence. Il s’imaginait se dégager ainsi d’une responsabilité qui l’embarrassait souvent. Alice pourrait le quitter ; elle serait en état de se frayer une route dans le monde, par l’exercice d’une profession honnête. C’était une excellente idée. « Mais il y a du danger, » disait tout bas sa conscience. « C’est vrai, » répondaient la philosophie et l’orgueil, ces sages dupes, qui parlent toujours avec un accent si solennel, et qui pourtant se laissent prendre si facilement ; « mais qu’est-ce que la vertu sans l’épreuve ? »

Et désormais, tous les soirs, quand les fenêtres étaient closes et que le feu pétillait, tandis que le vent soufflait et que la pluie tombait au dehors, une créature légère et charmante folâtrait dans la chambre de l’étudiant ; et ses fantastiques mélodies étaient chantées par une voix que la nature avait faite plus harmonieuse encore que la sienne.

Les dispositions d’Alice pour la musique étaient vraiment extraordinaires. Enthousiaste et prompt comme il l’était dans tout ce qu’il entreprenait, Maltravers était pourtant lui-même confondu des progrès qu’elle faisait. Il lui apprit bientôt à jouer par cœur ; et il ne put s’empêcher de remarquer que la main de son élève, toujours fine de contours, avait perdu la grossière couleur et la rudesse causées par le travail. Il pensait à cette jolie main plus souvent qu’il n’aurait dû, et maintes fois il la guidait sur les touches, lorsqu’elle aurait pu parfaitement se passer de son concours.

En arrivant au cottage, Maltravers avait commandé à la vieille servante de procurer à Alice des vêtements convenables ; mais à présent que cette dernière était admise à l’honneur « de tenir compagnie à monsieur, » sans attendre de nouveaux ordres, la vieille eut le bon sens d’acheter « pour la jolie jeune femme » des habillements, toujours simples à la vérité, mais d’étoffes plus fines, et d’une coupe moins primitive. De plus, les cheveux abondants d’Alice étaient maintenant soigneusement arrangés en boucles luisantes et symétriques ; la nature même en paraissait tout autre qu’auparavant. Le bonheur et la santé s’épanouissaient sur ses joues veloutées, et souriaient sur ses lèvres rosées, qui, demi-closes, laissaient toujours apercevoir ses dents blanches, à moins qu’elle ne fût triste…, et elle ne l’était jamais maintenant qu’elle n’était plus bannie de la présence de Maltravers.

En dehors de la grâce singulière et de la délicatesse de formes et de traits propres à Alice, il y a toujours chez les très-jeunes femmes quelque chose de la distinction de la nature (excepté pourtant lorsqu’elles sont plusieurs, et qu’elles se mettent à ricaner ensemble). Il est honteux, pour nous autres hommes, de voir combien leur souplesse s’adapte plus facilement aux formes policées et conventionnelles que ne le font nos angles rudes et masculins. Un garçon vulgaire demande, Dieu sait ! quelle assiduité pour faire trois pas, je ne dirai pas comme un gentilhomme, mais comme un corps qui se sent une âme. Mais qu’on donne le moindre avantage de société ou d’enseignement à une paysanne, et il y a cent à parier contre un qu’elle se civilisera avant que le garçon en question sache saluer sans renverser la table. Il y a du sentiment chez toutes les femmes, et le sentiment donne de la délicatesse aux pensées, et du tact aux manières. Le sentiment chez les hommes, au contraire, est plutôt d’acquit que d’instinct ; il procède des qualités intellectuelles, tandis que dans l’autre sexe il procède des qualités morales.

Dans le cours de ses leçons de musique et de chant, Maltravers saisit l’occasion de corriger avec douceur les fautes fréquentes de grammaire et d’accent que commettait la pauvre Alice, dont la mémoire retenait tout avec une prodigieuse facilité. Il semblait même à Maltravers que les intonations de sa voix fussent changées. Et peu à peu il finit par oublier la différence de rang qui existait entre eux.

La vieille servante, qui, dès le commencement, avait deviné ce qu’il en serait, et qui s’enorgueillissait de ses prévisions lorsqu’elle commanda les robes d’Alice, en savait plus long en philosophie que Maltravers, quoiqu’il fût abîmé jusqu’aux oreilles dans les doctrines vaporeuses de Platon, et que déjà il eût écrit une douzaine d’essais de criticisme, fort beaux vraiment, sur Kant.


CHAPITRE VI.

Jeune homme, je crains que ton sang ne soit plus rose que rouge ; ton cœur est bien tendre.
(D’Aguilar. Siesco, acte III, scène i.)

Comme la lecture et l’écriture ne constituent pas seules une éducation, Alice, quoiqu’elle fût encore peu avancée dans ces arts élémentaires, en avait devancé les résultats les plus importants, sans y penser, dans ses entretiens avec Maltravers. Avant que l’inoculation pût s’opérer, elle prit du savoir tout naturellement. Car l’élégance d’un esprit gracieux et le charme des manières sont choses fort contagieuses. La facilité avec laquelle son élève apprenait la musique, encouragea Maltravers à tenter, dans les autres études, l’enseignement par la conversation. C’est une meilleure école que ne le pensent les parents et les professeurs. Il fut un temps où tout l’enseignement se faisait oralement, et probablement les Athéniens en apprenaient plus long à écouter Aristote, que nous à le lire. Notre jeune couple faisait délicieusement revivre Acadème, ce philosophe romanesque, et sa belle disciple, dans les allées ou sous les portiques champêtres de leur petit cottage ! La parole de Maltravers ressemblait à celle d’un sage des premiers âges du monde, ayant pour auditeur quelque sauvage attentif. Il lui parlait des étoiles et de leur cours, des animaux, des oiseaux, des poissons, des plantes, des fleurs ; de toute la grande famille de la nature ; des bienfaits et de la puissance de Dieu ; de l’histoire mystique et spirituelle de l’homme.

Charmé de son attention et de sa docilité, Maltravers passa enfin de la science à la poésie. Il lui répétait des passages de ses poëtes favoris, les plus simples et les plus naturels dont il pût se souvenir. Il composait lui-même des vers soigneusement adaptés à l’intelligence de son élève. C’étaient ces derniers qu’elle aimait le mieux et qu’elle apprenait le plus facilement. Jamais jeune poëte ne fut plus gracieusement inspiré. Jamais ce monde sans harmonie ne se fondit plus complaisamment en rêves enchanteurs, comme pour flatter le noviciat de ceux qui devront un jour faire partie de son triste sacerdoce. Alice s’était tranquillement et insensiblement créé des occupations : elle s’était tracé son programme. Les plantes de la serre avaient été confiées à ses soins ; seule aussi, elle avait le privilége de toucher aux livres de Maltravers, et de ranger le désordre sacré qui règne dans une chambre d’étudiant. Quand il descendait le matin, ou qu’il rentrait de la promenade, il trouvait tout en ordre, et, par une espèce d’enchantement, dans l’ordre même qu’il désirait ; les fleurs qu’il préférait s’épanouissaient, fraîches cueillies, sur sa table ; la position même du grand fauteuil qui, placé au coin du feu, semblait lui tendre les bras comme pour lui souhaiter la plus cordiale bienvenue lorsqu’il entrait dans sa chambre, tout annonçait que le génie d’une femme avait passé par là. Puis, à huit heures sonnantes, Alice entrait, si jolie, si souriante, avec un air si heureux, qu’on ne doit pas s’étonner de ce que l’heure, qui lui était d’abord consacrée, s’étendit plus tard jusqu’à trois.

Était-ce de l’amour qu’Alice éprouvait pour Maltravers ? En tous cas, les symptômes de l’amour ne se révélaient pas chez elle de la façon ordinaire ; elle ne devenait ni plus réservée, ni plus agitée, ni plus timide ; aucun ver ne rongeait secrètement l’éclat de ses joues ; et même, bien qu’elle eût eu suffisamment d’assurance dès le premier moment, elle devenait plus libre, plus communicative, plus à son aise tous les jours. La vérité, c’est qu’elle ne s’était jamais doutée un seul instant qu’elle dût être autrement ; elle n’avait pas cette délicatesse conventionnelle et sensitive des jeunes filles, qui ont appris, quel que soit leur rang social, qu’il y a un mystère et un danger dans l’amour. Elle avait bien quelque vague idée que certaines jeunes filles tournaient mal ; mais elle ne savait pas que l’amour y fût pour quelque chose ; au contraire, selon son père, c’était l’argent, et non l’amour, qui en était cause. Tout ce qu’elle éprouvait était naturel et parfaitement innocent. Était-ce sa faute si elle avait tant de plaisir à écouter Maltravers, tant de peine à le quitter ? Ce qu’elle éprouvait si naïvement, elle l’exprimait avec non moins de simplicité et d’ingénuité ; et quelquefois cette candeur aveuglait et déroutait complétement Maltravers. Non, elle ne pouvait avoir d’amour pour lui ; autrement elle ne lui aurait pas dit si franchement qu’elle l’aimait ; ce n’était que le sentiment de la reconnaissance, l’affection d’une sœur.

« La chère enfant ! je m’en réjouis, se disait Maltravers ; je savais bien qu’il n’y aurait aucun danger. »

N’était-il pas amoureux lui-même ? Le lecteur en jugera.

« Alice, dit un soir Maltravers, après un long intervalle de rêveuse distraction, pendant qu’elle étudiait, sans se douter de rien, le dernier morceau de musique qu’il lui avait donné à apprendre ; Alice… non, ne vous retournez pas ; restez où vous êtes, mais écoutez-moi. Nous ne pouvons toujours vivre ainsi. »

Alice lui désobéit sur-le-champ ; elle se retourna, et ses grands yeux bleus fixèrent sur lui un regard où se lisait tant d’inquiétude et d’effroi, qu’il n’eut d’autre réponse que de se lever pour chercher son meerschaum. Mais Alice, qui devinait instinctivement son moindre désir, le lui apporta pendant qu’il le cherchait encore par tous les coins de la chambre, dans les endroits où il était sûr de ne pas le trouver. Sa pipe était là, déjà remplie du tabac odoriférant de Salonique, et de la pastille dorée, qui mêle à la plante séductrice des parfums, assez puissants pour vaincre les répugnances des plus difficiles (car Maltravers était épicurien, même dans ses plus mauvaises habitudes) ; sa pipe était là, dis-je, dans cette jolie main qu’il lui fallait toucher pour la prendre ; et pendant qu’il l’allumait, il lui fallut encore rougir et tressaillir sous le regard de ces grands yeux bleus.

« Merci, Alice, dit-il ; merci. Asseyez-vous, de grâce… là… à l’abri du courant d’air. Je vais ouvrir la fenêtre, il fait si beau ce soir. »

Il ouvrit la fenêtre tout entourée de plantes grimpantes ; la lune dominait de sa lumière blanche et immobile la pelouse unie. Le calme, la sainteté de la nuit apaisa le trouble de son âme, en élevant ses pensées ; de plus, il s’était mis à l’abri des yeux d’Alice, et il put continuer d’une voix ferme quoique douce :

« Ma chère Alice, nous ne pouvons pas toujours vivre ensemble comme cela ; vous êtes maintenant assez raisonnable pour me comprendre, ainsi écoutez-moi patiemment. Une jeune femme n’a jamais besoin de fortune, tant qu’elle a une bonne réputation ; si elle la perd, elle est toujours pauvre et méprisée. Or, dans ce monde, on perd aussi souvent sa bonne réputation par une imprudence que par une faute ; si vous viviez encore bien longtemps avec moi, ce serait imprudent ; et votre réputation en souffrirait tant qu’il ne vous serait plus possible de faire votre chemin dans le monde ; ainsi donc, loin de vous avoir rendu service, je vous aurais fait un tort mortel, que je ne saurais réparer. D’ailleurs, Dieu sait qu’il pourrait arriver quelque chose de pis qu’une imprudence ; car je regrette beaucoup de vous dire, ajouta Maltravers avec gravité, que vous êtes infiniment trop jolie, et infiniment trop séduisante pour… pour… en somme, cela ne peut pas aller comme ça. Il faut que je m’en retourne dans ma famille ; mes amis auraient le droit de se plaindre, si je restais encore bien longtemps éloigné d’eux. Et vous, ma chère Alice, vous êtes maintenant assez avancée pour recevoir une instruction supérieure à celle que M. Simcox et moi nous pourrions vous donner. J’ai donc l’intention de vous placer dans quelque famille respectable, où vous aurez plus de bien-être et une meilleure position qu’ici. Vous pourrez achever votre éducation, et ainsi, au lieu d’apprendre, vous serez bientôt à même d’enseigner à d’autres. Avec votre beauté, Alice (Maltravers soupira), avec vos talents naturels et votre charmant caractère, vous n’avez qu’à vous bien conduire, qu’à agir avec prudence ; pour trouver plus tard un bon mari et une existence heureuse. M’avez-vous entendu, Alice ? Tels sont les projets que j’ai formés pour vous. »

Le jeune homme pensait comme il parlait, avec une loyale générosité et une noble droiture ; c’était un sacrifice plus grand peut-être que le lecteur ne l’imagine. Mais si le cœur de Maltravers était passionné, il n’était pas égoïste ; et il sentait, selon ses propres termes plus expressifs qu’éloquents, que cela ne pouvait pas aller comme ça, qu’il ne pouvait vivre plus longtemps seul avec cette charmante fille, comme les deux enfants qu’une bonne fée avait mis à l’abri du monde et du péché, dans le pavillon des Roses.

Mais Alice ne comprenait ni le danger qu’elle courait elle-même, ni les sensations que Maltravers voulait fuir, pour son compte, ne se sentant pas la force d’y résister. Elle se leva, pâle et tremblante, s’approcha de Maltravers, et posa doucement sa main sur son bras.

« Je m’en irai quand et où vous voudrez… le plus tôt sera le mieux… demain… oui, demain ; vous êtes honteux de la pauvre Alice ; et j’étais bien folle d’être aussi heureuse. (Elle lutta pendant un instant contre son émotion, puis elle continua) : Vous savez que Dieu pourra m’entendre, même quand je serai loin de vous, et quand j’en saurai davantage, je pourrai le prier mieux encore ; alors Dieu vous bénira, monsieur, et vous rendra heureux, car je ne lui ferai jamais d’autre prière. »

En disant ces mots, elle s’éloigna et se dirigea avec fierté vers la porte. Mais arrivée sur le seuil, elle s’arrêta, et se retourna, comme pour jeter un dernier regard d’adieu à la chambre. Toutes les associations d’idées, tous les souvenirs attachés à ces lieux bien-aimés l’assaillirent à la fois ; la respiration lui manqua, elle chancela et tomba inanimée.

Maltravers était déjà à ses côtés, il la soulevait, il proférait des exclamations ardentes et passionnées : « Alice, Alice, ma bien-aimée ! Pardonne-moi ; nous ne nous séparerons jamais ! »

Il réchauffait ses mains dans les siennes, tandis qu’elle reposait sur son sein cette tête charmante, et il couvrait de baisers ses jolies paupières ; elle ouvrit lentement les yeux, et ses bras affectueux enlacèrent involontairement Maltravers.

« Alice, murmura-t-il, Alice, chère Alice, je t’aime ! »

Hélas ! c’était vrai : il l’aimait… et il oubliait tout pour cet amour. Il avait dix-huit ans !


CHAPITRE VII.

Comme un enfant prodigue, la barque pavoisée quitte le port natal.
(Shakspeare. Le Marchand de Venise.)

On associe assez généralement la voix de la conscience avec l’heure silencieuse de minuit : je crois qu’on est injuste envers cette heure innocente. C’est à ce terrible « lendemain matin, » où la raison est éveillée, que le remords attache ses griffes. Un homme a-t-il joué et perdu tout son avoir, ou bien tué son ami en duel ; a-t-il commis un crime, ou s’est-il attiré le ridicule, c’est le lendemain matin que le passé irrévocable se dresse, comme un spectre, devant lui. C’est l’heure où la lumière de la mémoire évoque de hideux fantômes ; c’est l’heure où le démon qui est en nous a sans doute le pouvoir fatal de nous tenter le moins, mais de nous tourmenter le plus. Le soir, il nous reste une espérance, un refuge : l’oubli et le sommeil ! Mais, le matin, le sommeil a fui, et il nous faut, de sang-froid, passer en revue, et faire revivre le passé, avec toute l’amertume des reproches que nous nous adressons à nous-même. Maltravers s’éveilla malheureux et repentant ; le remords était un sentiment nouveau pour lui ; il lui semblait qu’il avait commis une trahison, une action perfide aussi bien que criminelle. Cette pauvre fille, si innocente, si confiante, n’était pas même protégée par sa connaissance du bien et du mal. Il descendit honteux et découragé. Il brûlait de voir Alice, et pourtant il n’osait la rencontrer. Il entendit le bruit de ses pas dans la serre ; il s’arrêta indécis, puis enfin il s’approcha d’elle. Pour la première fois, en l’apercevant, elle rougit et trembla, et ses yeux évitèrent les siens. Mais, lors qu’il baisa silencieusement sa main, elle murmura :

« Dois-je vous quitter maintenant ?

— Jamais ! » répondit Maltravers avec ferveur ; et, à ces mots, la figure d’Alice devint si rayonnante de joie, que Maltravers, en dépit de lui-même, fut enchanté. Quoique Alice fût troublée et honteuse, elle n’éprouvait pas de remords ; elle n’avait pas compris le danger ; elle ignorait de même sa faute. À vrai dire, elle ne pensait jamais à elle-même. Toute son âme était en lui ; elle lui rendait en amour ce qu’elle en avait reçu en intelligence et en savoir.

Ils errèrent ensemble dans le jardin toute la journée, et Maltravers se réconcilia avec lui-même. Il avait mal agi, c’était vrai ; mais peut-être Alice était-elle déjà perdue, autant qu’elle pouvait l’être, dans l’opinion du monde, pour avoir vécu, bien qu’innocente, si longtemps seule avec lui. Désormais elle avait des droits éternels à sa protection ; elle ne connaîtrait jamais ni la honte ni le besoin. L’amour qui avait conduit à la faute, en effacerait, à force de fidélité et de dévouement, le caractère du péché.

Sophismes naturels et vulgaires ! « L’homme se pipe, » a dit le vieux Montaigne. La conscience est la chose du monde la plus élastique. Aujourd’hui, vous essayeriez en vain d’en couvrir une taupinière, et demain elle s’étendra de manière à cacher une montagne.

Qu’ils étaient heureux alors, ces deux jeunes amants ! Les jours s’envolaient comme des rêves ! Le temps s’écoulait, l’hiver était passé, et les premiers jours du printemps, avec leurs fleurs et leur soleil, servaient de miroir à leur jeunesse.

Alice n’accompagnait jamais Maltravers dans ses promenades au dehors ; elle craignait de rencontrer son père ; et puis aussi parce que Maltravers avait une grande répugnance pour toute publicité. Mais, pour eux, le monde entier n’était-il pas dans ces trois arpents ? N’avaient-ils pas la pelouse, la fontaine, le bosquet et la terrasse ? Alice ne demandait jamais si le monde s’étendait au delà. Elle était devenue une vraie savante : M. Simcox le déclarait lui-même. Elle lisait couramment à haute voix à Maltravers, et elle copiait ses vers en une petite écriture ondulée ; il n’était plus obligé de chercher dans son vocabulaire, de courts monosyllabes pour servir de point de communication entre leurs idées. Éros et Psyché sont à jamais unis, ce qui veut dire que l’amour ouvre tous les pétales de l’âme. Sur une question seule, Maltravers était moins éloquent que jadis. Il n’avait point eu de succès comme moraliste, et il pensait qu’il y aurait de l’hypocrisie à prêcher des doctrines qu’il ne mettait pas en pratique. Mais Alice était plus douce, plus pure, et, autant qu’elle pouvait en juger par elle-même (aimable naïveté !) meilleure qu’auparavant. Elle s’était composé une nouvelle prière, et elle priait avec autant de régularité et de ferveur que si elle n’eût rien fait de répréhensible. Mais le Code du ciel est plus indulgent que celui de la terre, et ne déclare pas que l’ignorance n’excuse pas le crime.


CHAPITRE VIII.

Les nuages balayent l’espace, comme des vautours poursuivant leur proie…

. . . . . . . . . . . . . . .

Le firmament ne revêtira plus sa robe d’azur, et les étoiles d’or ne resplendiront plus.

(Byron. Le Ciel et la Terre.)

C’était par une délicieuse soirée du mois d’avril ; le temps était d’une tiédeur et d’une sérénité extraordinaires pour cette saison de l’année, surtout dans le nord de notre île ; une averse récente faisait étinceler des gouttes d’eau sur les boutons des lilas et des faux ébéniers qui environnaient le cottage de Maltravers. Le petit jet d’eau s’élançait au centre d’un bassin circulaire, dont la surface transparente était ombragée par les larges feuilles du lis d’eau, et rafraîchissait encore la verdure de la pelouse ; sur l’herbe tendre et veloutée, quelques fleurs précoces commençaient à fermer leurs pétales. Cette pluie du soir avait donné quelque chose de pénétrant, une douceur vivifiante à la brise qui arrivait tout imprégnée du parfum des violettes, et soulevait doucement les boucles dorées d’Alice, assise à côté de son amant silencieux et perdu en extase. Ils étaient côte à côte sur un banc rustique à l’entrée de la maisonnette, et les fenêtres ouvertes derrière eux laissaient apercevoir cette bienheureuse chambre, encombrée de livres et d’instruments de musique, où tout parlait hautement de la « poésie du foyer domestique. »

Maltravers gardait le silence ; son imagination souple et impressionnable, évoquait mille images fantastiques, dans l’air transparent, ou sur les parterres de violettes enveloppés d’ombre. Il ne pensait pas, il imaginait. Son génie se reposait rêveur dans le sentiment calme, mais exquis, du bonheur. Alice n’était pas absolument l’objet de ses pensées, mais, à son insu, elle les colorait toutes ; si elle avait quitté sa place à ses côtés, tout le charme se fût évanoui. Mais Alice, qui n’était ni un poëte ni un génie, pensait à Maltravers, et ne pensait qu’à lui !… Son image, multipliée comme « le miroir brisé » en mille fragments fidèles, se reproduisait partout dans le délicieux microcosme présent à ses yeux. Mais sur un point ils se rencontraient tous deux : ils ne vivaient pas dans l’avenir ; ils étaient tout au présent. Le sentiment de la vie présente, la jouissance du moment présent, dominaient en eux. Tel est le privilége des deux extrêmes de notre existence : de la jeunesse et de la vieillesse. L’âge mûr n’est jamais préoccupé du jour même ; c’est le lendemain qui l’absorbe ; il attend, il projette, il désire, il souhaite l’accomplissement de telle entreprise, la réalisation de telle espérance, tandis que chaque vague oubliée de l’Océan du temps l’amène plus près, et plus près encore de la consommation de toutes choses. La moitié de la vie se passe à désirer d’être plus près de la mort.

« Alice, dit Maltravers en se réveillant enfin de sa rêverie, et en attirant plus près de lui cette forme légère et enfantine, vous jouissez de cette heure autant que moi ?

— Oh ! bien davantage.

— Davantage ? et comment cela ?

— Parce que je pense à vous, moi, et que peut-être vous n’y pensez pas. »

Maltravers sourit, passa la main sur ces beaux cheveux et baisa ce front pur et innocent ; Alice s’abrita dans son sein.

« Comme vous paraissez jeune ce soir, Alice ! dit-il en la regardant avec tendresse.

— M’aimeriez-vous moins si j’étais vieille ? demanda Alice.

— Je pense que je ne vous aurais jamais aimée de la même façon, si vous eussiez été vieille la première fois que je vous vis.

— Pourtant je suis sûre que, moi, j’aurais éprouvé le même sentiment pour vous, quand même vous eussiez été vieux… vieux comme tout !

— Vraiment ? avec des joues ridées, une tête branlante, une perruque brune, et pas de dents, comme M. Simcox ?

— Oh ! mais vous n’auriez jamais pu être comme cela ! vous auriez toujours eu l’air jeune ! votre cœur se verrait toujours sur votre figure. Votre cher sourire… Ah ! vous seriez beau jusqu’au dernier jour !

— Mais quoique Simcox ne soit pas bien séduisant maintenant, il a été plus beau que moi, Alice, j’en suis sûr ; et je serais très-satisfait d’être aussi bien que lui quand j’aurai son âge !

— Si vous étiez vieux, je ne m’en apercevrais jamais, car je vous vois comme je veux. Quelquefois, lorsque vous êtes pensif, vos sourcils se rencontrent, et vous avez l’air si sévère, que cela me fait trembler. Mais alors je pense à vous tel que vous étiez la dernière fois que vous m’avez souri, je vous regarde encore, et quoique vous fronciez encore le sourcil, il me semble que vous souriez. Je suis sûre que vous n’êtes pas le même aux yeux des autres qu’aux miens… et le temps me tuera, j’en suis sûre, avant de pouvoir vous changer à mes yeux.

— Charmante Alice, vous parlez avec éloquence, car vous parlez avec amour.

— C’est mon cœur qui vous parle. Ah ! que je voudrais qu’il pût vous exprimer tout ce qu’il sent. Je voudrais pouvoir faire des vers comme vous ; ou bien je voudrais que les paroles fussent de la musique !… je ne vous parlerais jamais autrement. Si j’ai eu tant de joie d’apprendre la musique, c’est qu’il me semble, quand je joue du piano, que je vous parle. Je suis sûre que celui qui a inventé la musique devait aimer bien tendrement, et qu’il l’a inventée pour faire connaître son amour. Je dis celui, mais je crois que ce devait être une femme ; n’est-ce pas ?

— Les Grecs dont je vous ai parlé, qui aimaient passionnément la musique, en attribuaient l’invention à un dieu.

— Ah ! mais vous m’avez dit que les Grecs avaient fait un dieu de l’Amour : n’est-ce pas que ce n’est pas bien de leur part ?

— Notre Dieu qui est là-haut est tout amour. Nos poëtes l’ont dit et chanté, dit sérieusement Ernest. Mais cet amour-là est d’une autre nature. C’est l’amour divin, non pas l’amour humain. Allons ! il faut rentrer ; l’air devient trop froid pour vous. »

Ils rentrèrent, le bras d’Ernest étreignant la taille d’Alice. La chambre semblait sourire et leur souhaiter une douce bien venue ; et Alice dont le cœur n’avait pas encore à demi exhalé les sentiments dont il était plein, se mit au piano, pour continuer à parler d’amour à sa façon.

C’était le samedi soir. Or tous les samedis Maltravers recevait de la ville voisine le journal de l’endroit ; c’était le seul médiateur par lequel il communiquât avec le monde. Mais ce n’était pas pour cela qu’il le saisissait toujours avec empressement, et le lisait avec tant d’intérêt. Le comté où demeurait son père était limitrophe de celui où séjournait Ernest, et dans ses colonnes étendues, le journal insérait toujours les nouvelles de ce district. La conscience d’Ernest était donc satisfaite, et ses inquiétudes filiales calmées, lorsqu’il lisait, de temps en temps, que « M. Maltravers avait reçu des visiteurs de distinction à son noble manoir de Lisle-Court ; » ou bien que « la meute de M. Maltravers s’était réunie tel jour, dans tel taillis ; » ou bien encore que « M. Maltravers avait souscrit pour vingt guinées en faveur de la nouvelle prison du comté. »

Et maintenant en apercevant le journal attendu, posé à côté de la bouilloire fumante, il le saisit avec empressement, déchira l’enveloppe, et se hâta de chercher la colonne, bien connue, qui contenait les nouvelles du district paternel. Les premiers mots qui frappèrent ses yeux furent ceux-ci :

DANGEREUSE INDISPOSITION DE M. MALTRAVERS.

« Nous avons le regret d’annoncer que ce gentilhomme estimable et distingué a été saisi, mercredi soir, d’une violente affection spasmodique. On a immédiatement envoyé chercher le docteur, qui a déclaré que le malade avait une attaque de goutte à l’estomac. On a fait appeler les premiers médecins de Londres.

« Post-scriptum. Nous avons envoyé savoir des nouvelles de l’honorable propriétaire de Lisle-Court, et nous apprenons que son état s’est considérablement aggravé : on conserve peu d’espoir de le sauver. Le capitaine Maltravers, son fils aîné et son héritier, est à Lisle-Court. On a envoyé un express à la recherche de M. Ernest Maltravers, qui, entraîné par la noble ardeur de son caractère britannique dans quelque dispute avec les autorités d’un gouvernement despotique, a disparu subitement de Göttingen, où ses talents extraordinaires l’avaient fait vivement remarquer. »

Ernest laissa tomber le journal. Il se renversa dans son fauteuil, et couvrit son visage de ses mains.

En un instant Alice vola auprès de lui. Il leva les yeux et aperçut son regard inquiet et effrayé.

« Ah ! Alice ! s’écria-t-il avec amertume, en la repoussant presque, si vous pouviez seulement deviner mes remords ! »

Puis se levant vivement, il s’élança hors de la chambre.

Bientôt toute la maison fut en émoi. Le jardinier, qui se trouvait toujours là à l’heure du souper, courut à la ville commander des chevaux de poste. La vieille domestique était au désespoir au sujet de la blanchisseuse, car sa première et son unique préoccupation était pour « les chemises de Monsieur. » Ernest s’était enfermé dans sa chambre. Alice ! pauvre Alice !

Vingt minutes après, la chaise de poste était à la porte : et Ernest, pâle comme un mort, entra dans la chambre où il avait laissé Alice.

Elle était assise par terre, et tenait la fatale gazette sur ses genoux. Elle avait, en vain, cherché à découvrir ce qui avait si douloureusement affecté Maltravers, car, ainsi que je l’ai dit auparavant, elle ne connaissait pas son véritable nom, et par conséquent le funeste paragraphe n’avait pas même arrêté son regard.

Il lui prit le journal, il voulait le lire et le relire : peut-être quelque petit mot d’espoir ou d’encouragement lui avait-il échappé. Alors Alice se jeta dans ses bras.

« Ne pleurez pas, dit-il ; Dieu sait que j’ai déjà bien assez de chagrin ! Mon père se meurt ! Mon père si bon, si généreux, si indulgent ! Oh ! mon Dieu, pardonnez-moi ! Calmez-vous, Alice. Vous aurez de mes nouvelles d’ici à deux ou trois jours. »

Il l’embrassa ; mais son baiser était froid et contraint. Il se précipita hors de la maison. Elle entendit le bruit des roues sur le sable. Elle s’élança vers la fenêtre ; mais le visage bien-aimé n’était pas visible. Maltravers avait abaissé les stores, et s’était rejeté dans le fond de la voiture pour se livrer à sa douleur. Un moment encore, et la chaise de poste même qui l’entraînait avait disparu. Et devant elle il n’y avait plus que les fleurs, et la pelouse éclairée par la lueur des étoiles, et la riante fontaine, et le banc où ils s’étaient assis, pleins d’un bonheur si calme et si vrai. Il était parti ; et souvent, oh ! bien souvent, Alice se rappela que ses dernières paroles avaient été prononcées avec un accent étrange, que son dernier baiser avait été sans amour !


CHAPITRE IX.

Ce que je te dois, ce sont des larmes ; et de tristes afflictions du cœur, que la nature, l’amour et la tendresse filiale te payeront largement, ô cher père !
(Shakspeare. Seconde partie de Henri IV, acte IV, scène iv.)

Il était tard quand la chaise de poste, qui amenait Maltravers, s’arrêta à la grille du parc. Un siècle parut s’écouler avant qu’on pût réussir à éveiller le paysan, gardien de la loge, qui dormait du profond et salutaire sommeil qui suit le travail.

« Mon père, s’écria-t-il quand la grille tourna en gémissant sur ses gonds, mon père !… va-t-il mieux ?… vit-il encore ?

— Oh ! que Dieu vous bénisse, monsieur Ernest, monsieur va un peu mieux ce soir.

— Dieu soit loué ! Allons… en avant ! »

Les chevaux fumants s’élancèrent dans une avenue qui serpentait au travers de bois antiques et vénérables. La lune éclairait paisiblement les pelouses, et le bétail, troublé dans son sommeil, se levait paresseusement pour regarder passer celui qui le dérangeait à cette heure intempestive.

Il n’y a rien de plus étrange et de plus féerique, que de voir à minuit un de ces vieux parcs anglais, avec leurs âpres terrains boisés, coupés par des ravins et des vallées, avec leur vieux gazon moussu, envahi par la fougère, et leurs arbres séculaires, qui ont ombragé sa naissance, et qui ombragent encore les tombeaux de cent générations. C’est là qu’on trouve les derniers vestiges, fiers, sombres et mélancoliques de la chevalerie normande et des vieilles traditions romantiques, léguées aux riants paysages de l’Angleterre civilisée. Ils jettent toujours sur les esprits sensibles à ces tableaux une impression de tristesse solennelle, semblable à celle qu’on éprouve à la vue de quelque édifice antique et sacré. Ce sont les cathédrales de la nature, avec leurs perspectives obscures, leurs troncs qui s’élancent comme des colonnes vers le ciel, et leurs voûtes d’épais feuillages. Dans les temps ordinaires c’est une tristesse qui plaît et charme plus que les riantes pelouses et les coteaux lumineux du goût moderne. Mais, dans l’état d’esprit où était Maltravers, il trouvait là quelque chose de sinistre et d’accablant ; la nuit de la mort semblait se cacher dans toute ombre, et sa voix prophétique gémir avec la brise.

La voiture s’arrêta de nouveau. Des lumières brillaient aux fenêtres du rez-de-chaussée, et au-dessus, plus terne que les autres, une pâle lueur éclairait la fenêtre de la chambre où dormait le malade. La cloche sonna bruyamment au milieu du lierre qui couvrait le portique. La lourde porte s’ouvrit… Maltravers était sur le seuil. Son père vivait ; il éprouvait du mieux ; il était éveillé. Le fils était dans les bras de son père.


CHAPITRE X.

Le chêne protecteur gémissait sur le toit qu’il avait abrité ; l’air lourd retentissait de gémissements douloureux.
(Elliott de Sheffield.)

Plusieurs jours s’étaient écoulés ; Alice était toujours seule ; mais elle avait eu deux fois des nouvelles de Maltravers. Les lettres étaient courtes et écrites à la hâte. La première fois son père allait mieux, il y avait de l’espoir ; la seconde fois, on ne pensait pas qu’il pût vivre une semaine de plus. C’étaient les premières lettres de lui qu’Alice eût jamais reçues. Ces premières lettres-là font événement dans la vie d’une jeune fille ; dans celle d’Alice ce fut un triste événement. Ernest ne lui demandait pas de lui écrire ; le fait est qu’il éprouvait de la répugnance, dans un pareil moment, à révéler son véritable nom, et à entretenir une correspondance d’amour clandestine dans la maison où se mourait son père. Il aurait pu se faire adresser des lettres sous le nom supposé qu’il avait adopté, dans quelque petite ville éloignée, où sa personne n’était pas connue. Mais, pour aller les prendre, il lui eût fallu quitter le chevet de son père pendant plusieurs heures ; c’était chose impossible. Maltravers n’expliquait pas ces difficultés à Alice.

Elle trouvait singulier qu’il n’eût pas le désir de recevoir de ses nouvelles ; mais Alice était humble : que pouvait-elle lui dire qui valût la peine de l’occuper dans un pareil moment ? Mais lui, combien il était bon de lui écrire ! Quel prix elle attachait à ses lettres, qui pourtant ne répondaient pas à son attente et lui faisaient verser des torrents de larmes ! Elles étaient si courtes, si remplies de tristesse ; et puis elles contenaient si peu d’amour ! Comme ces mots chère, ou même chérie, qui étaient si tendres, lorsque sa voix les prononçait, paraissaient froids sur le papier inanimé ! Si au moins elle avait connu l’endroit précis où il se trouvait, c’eût été une petite consolation ; mais elle savait seulement qu’il était absent et malheureux, et, quoiqu’il ne fût pas à plus de trente milles de distance, il lui semblait qu’un espace incommensurable les séparait. Néanmoins elle se consolait de son mieux ; elle s’efforçait d’abréger les longues et tristes journées en jouant de nouveau tous les airs qu’il aimait, en relisant tous les passages qu’il admirait. Elle voulait qu’à son retour il remarquât ses progrès. Et puis comme il trouverait le jardin joli ! car tous les jours les arbres et les bosquets s’épanouissaient aux rayons du printemps qui s’avançait. Ah ! qu’ils seraient heureux encore ! Alice apprit dès lors à vivre dans l’avenir ; mais son jeune cœur ignorait que l’espérance n’est pas toujours un sûr prophète de l’avenir.

Maltravers, en quittant le cottage, avait oublié qu’Alice était sans argent, et, maintenant, voyant que son absence se prolongerait indéfiniment, il lui en envoya. Il y avait quelques factures à solder ; on devait aussi une partie du terme ; Alice, d’après les ordres qu’elle reçut de Maltravers, confia à la vieille servante un billet de banque avec lequel elle devait acquitter toutes ces petites dettes. Un soir que la bonne femme apportait à Alice le surplus de cet argent, elle lui parut fort émue. Elle était pâle, agitée et toute tremblante.

« Qu’avez-vous donc, mistress Jones ? Vous n’avez pas de nouvelles de lui… de… de mon… de votre maître ?

— Oh ! mon Dieu, non, mademoiselle, répondit mistress Jones ; comment pourrais-je en avoir ? Je ne voudrais pourtant pas vous effrayer, mais il y a eu deux vols affreux dans le voisinage.

— Dieu merci ! ce n’est que cela ! s’écria Alice.

— Oh ! n’allez pas remercier Dieu pour ça, mademoiselle ; c’est que c’est effrayant pour deux femmes seules comme nous ! avec des fenêtres comme celles-là, qui s’ouvrent jusqu’à terre ; Imaginez-vous que j’avais porté mon billet de banque à changer dans la boutique de M. Harris, le grand fruitier, pendant que tous les pauvres gens y venaient acheter leurs provisions pour demain (c’était un samedi soir ; le second samedi depuis le départ d’Ernest ; l’hégire dont Alice datait toute sa chronologie), et tout le monde parlait des vols de la nuit dernière. Figurez-vous, mademoiselle, qu’ils ont lié la vieille Betty… Vous connaissez Betty, une femme très-recommandable, qui a eu des malheurs, et qui vient prendre le thé avec moi, une fois par semaine. Eh bien, mademoiselle, ils ont (croiriez-vous ça ?) attaché Betty aux colonnes de son lit, et elle n’avait rien que sa chemise, pauvre vieille ! Et pendant que M. Harris me rendait sa monnaie (voyez mademoiselle, c’est bien votre compte), et que je lui demandais de me donner la moitié en or, parce que c’est plus commode, il y avait à côté de moi un homme de très-mauvaise mine, qui achetait du tabac ; il regardait l’argent avec des yeux si avides, que j’ai eu peur qu’il ne l’enlevât sur le comptoir, et qu’il ne se sauvât avec, je vous jure ; de sorte que j’ai tout ramassé bien vite, et je m’en suis allée. Mais, croiriez-vous, mademoiselle, qu’au moment où je venais d’entrer dans le sentier, juste avant d’ouvrir la grille du jardin, j’ai tourné la tête par hasard, et à point nommé, ce vilain homme était derrière moi, qui courait comme un fou. Oh ! je vous réponds que je me suis joliment mise à crier ; et le petit Dolbins, qui allait chercher sa vache au pré, a passé la tête par-dessus la haie, quand il m’a entendue, et sa vache aussi avec ses cornes, que Dieu la bénisse ! De sorte que mon gaillard s’est arrêté, et moi je me suis dépêchée d’ouvrir la grille et de rentrer à la maison. Mais pensez donc, mademoiselle, si nous allions être volées et assassinées ! »

Alice n’avait pas entendu grand’chose de cette harangue ; et ce qu’elle en avait entendu affecta fort peu ses robustes nerfs de paysanne ; beaucoup moins, à vrai dire, que le bruit que fit mistress Jones, en fermant toutes les portes à double tour, et en assujettissant toutes les fenêtres aussi bien qu’elle le pouvait, avec un boulon de fer et une chaîne rouillée qui n’avait pas plus d’un pouce de long. Cette opération dura bien une heure et demie.

Tout enfin redevint silencieux. Mistress Jones était allée se coucher, et, dans les bras du sommeil, elle avait oublié ses terreurs. Alice était montée, s’était déshabillée, avait fait ses prières, avait pleuré un peu, et, les cils humides encore de ses larmes, elle s’était endormie et rêvait d’Ernest. Minuit était passé. L’horloge placée au pied de l’escalier avait sonné une heure, sans avoir été entendue. La lune s’était cachée ; une petite pluie fine tombait sur les fleurs ; les nuages et l’obscurité s’amoncelaient sur toute l’étendue du ciel.

Vers ce moment, un son léger, comme celui que produirait la chute de fragments de verre sur le sable se fit entendre ; à ce bruit, en succéda un autre, faible, régulier, grinçant comme une scie contre le mince volet du salon. Ce bruit cessa enfin, et la lueur voilée et incertaine d’une lanterne tomba sur le parquet ; un instant après deux hommes étaient debout, au milieu de la chambre.

« Chut, Jack ! dit l’un d’eux tout bas ; éclairez un peu, et regardons autour de nous. »

La lanterne sourde fut découverte, et, en éclairant la chambre, n’offrit rien aux regards des voleurs, qui pût tenter leur cupidité. Des livres, de la musique, des chaises, des tables, un tapis, une garniture de cheminée, quoiqu’ils aient une assez grande valeur dans l’inventaire d’un propriétaire, sont de peu de prix aux yeux d’un voleur. Ils jurèrent entre leurs dents.

« Jack, dit le premier qui avait parlé, il faut nous emparer des cuillers et des fourchettes, et puis ensuite de l’argent. La vieille avait trente beaux luisants[4] sans compter la ferraille[5]. »

Son complice fit un signe d’assentiment ; la lanterne fut voilée de nouveau, et les hommes quittèrent la chambre sans bruit, et à pas furtifs. Plusieurs minutes s’étaient écoulées, lorsque Alice fut réveillée soudain par un cri perçant ; elle se leva en sursaut ; tout était redevenu silencieux ; son petit cœur battait avec violence d’abord, mais peu à peu ses palpitations se calmèrent. Elle se leva pourtant, et la bonté de son cœur l’emportant sur la crainte, elle se figura que mistress Jones était peut-être malade, et résolut d’aller voir. Dans cette pensée, elle commençait à se vêtir, lorsqu’elle entendit distinctement des pas lourds et une voix étrangère dans la chambre voisine. Pour le coup elle eut bien peur : son premier mouvement fut de se sauver… Son second de verrouiller sa porte et d’appeler au secours. Mais qui pourrait entendre ses cris ? Entre ces deux alternatives elle s’arrêta irrésolue… et, pâle, tremblante, elle était encore assise au pied de son lit, lorsqu’une vive clarté pénétra par les fentes de la porte… Un instant après une main grossière la saisit.

« Allons ! madame, n’ayez pas peur, nous ne vous ferons pas de mal ; mais où est l’or ? où est l’argent ? La vieille nous a dit que c’est vous qui l’aviez. Allons, donnez-nous-le.

— Oh ! grâce, grâce ! John Walters, est-ce vous ?

— Malédiction ! grommela l’homme en se reculant, alors vous me connaissez donc ? Mais vous ne me trahirez pas ; par l’enfer ! vous ne me ferez pas empoigner. »

En disant ces mots, il saisit de nouveau Alice, la tint violemment renversée d’une main, tandis que de l’autre il tirait froidement de sa poche un long couteau. En ce moment de mortel danger, le second scélérat, qui jusqu’alors avait été occupé à garrotter la servante, se précipita dans la chambre. Il avait entendu l’exclamation d’Alice et la menace de son camarade ; il s’élança près du lit jeta un regard rapide sur Alice, et lança l’assassin de l’autre côté de la chambre.

« Eh ! quoi ? tu es donc fou ? grommela-t-il entre ses dents. Ne la reconnais-tu pas ? C’est Alice… c’est ma fille. »

Alice s’était relevée vivement aussitôt qu’elle avait été délivrée de l’étreinte du meurtrier ; les yeux fixes et dilatés d’épouvante, elle regardait la sombre et ignoble figure de son libérateur.

« Oh ! mon Dieu, c’est lui… c’est mon père ! murmura-t-elle, et elle tomba inanimée.

— Que ce soit ta fille ou non, dit John Walters, je ne mettrai pas mon cou entre ses mains ; rappelle-toi le tour qu’elle nous a joué, quand elle s’est enfuie. »

Darvil resta un instant soucieux et irrésolu ; et son complice se rapprocha avec une expression de férocité endurcie, que Darvil même ne put contempler sans un frémissement d’horreur.

« Tu as raison, grommela le père, après un moment d’hésitation, mais en saisissant l’épaule de son camarade avec une main de fer ; nous ne pouvons laisser cette fille ici ; notre charrette est couverte. Nous quittons le pays ; j’ai des droits sur ma fille ; nous l’emmènerons avec nous. Allons, vite, prends l’argent. Il est sur la table… tu as les cuillers. Allons, partons ! »

À ces mots, Darvil souleva sa fille dans ses bras, jeta sur elle un châle et un manteau qui se trouvaient à portée, et il était déjà sur le seuil, quand Walters lui dit en grommelant :

« Je n’aime pas ça du tout ; c’est imprudent.

— Dans tous les cas c’est aussi prudent qu’un meurtre ! répondit en se retournant Darvil, avec un sourire hideux. Allons, dépêche-toi ! »

Quand Alice revint à elle, le jour commençait à poindre sur les collines arides et mornes. Elle était couchée sur de la paille grossière, au fond de la charrette rudement cahotée dans les ornières d’une route escarpée et solitaire, et à côté d’elle apparaissait le visage sinistre et menaçant de son terrible père.


CHAPITRE XI.

Il la voit encore avec les yeux de l’imagination… Il voit celle qu’il ne doit plus rencontrer… Comme une pensée rapide et passionnée, elle est venue et elle a disparu, tandis qu’à ses pieds l’onde limpide bouillonne toujours.
(Elliot de Sheffield.)

Trois semaines au plus s’étaient écoulées depuis cette nuit funeste, lorsque la chaise de poste de Maltravers s’arrêta à la porte du cottage. Les volets étaient fermés ; personne ne vint ouvrir aux sommations répétées du postillon. Maltravers, effrayé et surpris, mit lui-même pied à terre ; il était en grand deuil. Il se dirigea avec impatience vers la porte de derrière ; elle était fermée aussi, il revint aux fenêtres du salon, toujours à demi ouvertes, même dans les froides journées d’hiver ; comme le reste, elles étaient fermées. Il s’écria avec effroi : « Alice ! Alice ! » Nulle douce voix ne répondit, entrecoupée par la joie, nul pas léger ne bondit au-devant de lui, pour lui souhaiter la bienvenue.

Cependant, en ce moment, parut le jardinier, qui traversait la pelouse. Tout fut bientôt expliqué ; la maison avait été pillée ; on avait trouvé le lendemain matin la vieille femme bâillonnée, et garrottée au pied de son lit : Alice avait disparu. On s’était adressé à un magistrat ; les soupçons étaient tombés sur la fugitive. Personne ne connaissait son nom ni son origine ; pas même la vieille femme. Maltravers avait naturellement bien recommandé à Alice de garder soigneusement ce secret, et elle craignait trop d’être retrouvée et réclamée par son père, pour ne pas obéir scrupuleusement à cette injonction. Mais on savait dans tous les cas que, lorsqu’elle était entrée dans la maison, ce n’était qu’une pauvre paysanne ; et n’arrive-t-il pas souvent que les dames d’un certain genre s’enfuient de chez leur amant, en emportant, par erreur, des objets qui lui appartiennent ? Et que pouvait-on attendre de plus d’une pauvre fille comme Alice ? Le magistrat sourit, et les constables[6] rirent de tout leur cœur. Après tout, c’était une bonne plaisanterie aux dépens du jeune gentilhomme ! Comme ils n’avaient pas reçu d’ordres de Maltravers, qu’ils ne savaient où le trouver, et qu’ils ne pensaient pas qu’il fût très-disposé à poursuivre l’affaire, peut-être leur enquête fut-elle peu sévère. Mais deux maisons avaient été pillées la nuit précédente. Leurs propriétaires se remuèrent davantage. Les soupçons étaient tombés sur un homme infâme, le nommé John Walters, qui avait disparu. La dernière fois qu’on l’avait vu, c’était en compagnie d’un camarade paresseux et ivrogne, qui, disait-on, avait connu des jours meilleurs, et qui, à certaine époque, avait été un ouvrier habile et bien payé, jusqu’à ce que ses habitudes d’improbité et d’ivrognerie lui eussent fait perdre toute espérance d’avoir de l’ouvrage. Depuis il avait été accusé de relations avec une troupe de faux monnayeurs ; il avait été jugé et relâché, faute de preuves suffisantes. Cet homme était Lukre Darvil. On fit une perquisition dans sa cabane ; mais lui aussi, s’était enfui. Des traces de roues de charrette près de la porte de Maltravers avaient servi d’indice pour se mettre à sa poursuite ; et, après quelques jours d’actives recherches, on avait suivi la piste de gens, répondant au signalement de ceux qu’on soupçonnait, et accompagnés d’une jeune fille, jusqu’à une petite auberge, auprès de la mer ; auberge bien connue, pour être un repaire de contrebandiers.

Tel fut le récit qu’écouta Maltravers abasourdi ; la volubilité du jardinier prévenait toutes ses questions. Le nom de Darvil lui expliquait tout ce qui paraissait obscur aux autres. Et Alice était accusée du forfait le plus lâche et le plus noir ! Son obscurité, l’amour et la protection dont il l’avait entourée n’avaient pu la soustraire à la calomnie, contre laquelle il avait espéré la défendre à tout jamais. Mais lui, partageait-il cette pensée infâme ? Maltravers était trop généreux et trop éclairé.

« Chien ! dit-il, au jardinier tout effrayé, en grinçant des dents et en crispant les poings, ose seulement proférer un soupçon contre elle, et je t’écraserai sous mes pieds ! »

La vieille femme, qui avait juré que, pour rien au monde, elle ne resterait dans la maison après une nuit si terrible, venait d’apprendre le retour de son maître, et arrivait clopin-clopant. Elle s’approcha à temps pour entendre sa menace.

« Ah ! vous avez raison ; grondez-le bien, monsieur, que le bon Dieu vous bénisse ! C’est justement ce que je dis. Mademoiselle commettre un vol, que je dis, mademoiselle s’enfuir ! Oh ! non, soyez convaincu qu’ils l’ont assassinée, et qu’ils ont enterré son cadavre. »

Maltravers respira avec effort, mais, sans articuler un seul mot, il remonta en voiture, et se fit conduire chez le magistrat. Il trouva, dans ce fonctionnaire, un homme du monde honnête et intelligent. Il lui confia le secret de la naissance d’Alice et de la sienne. Le magistrat fut d’accord avec lui dans sa conviction, qu’Alice avait été retrouvée et enlevée par son père. Une nouvelle enquête eut lieu ; l’or fut prodigué. Maltravers lui-même se mit à la tête des recherches. Mais tous ses efforts aboutirent au même résultat, si ce n’est pourtant que, d’après les descriptions qu’on lui fit de la personne, des vêtements, des larmes de la jeune fille qui accompagnait les deux hommes, qu’on supposait être Darvil et Walters, il resta convaincu qu’Alice vivait encore ; il espérait qu’elle pourrait réussir à s’échapper et qu’elle reviendrait. Dans cette espérance il attendit plusieurs semaines, puis plusieurs mois dans le voisinage. Mais le temps s’écoulait, et il n’avait toujours pas de nouvelles. Il dut enfin quitter ces lieux si néfastes et si chers. Mais il s’était acquis l’amitié du magistrat, qui lui promit de lui faire savoir si Alice revenait, ou si on retrouvait la trace de son père. Il enrichit pour la vie mistress Jones, par reconnaissance de ce qu’elle avait protesté en faveur de l’objet malheureux de son premier amour. Il promit les plus généreuses récompenses à ceux qui lui fourniraient le moindre indice. Puis, désespéré, le cœur brisé, il obéit enfin aux sommations répétées et inquiètes du tuteur, aux soins duquel orphelin maintenant, il avait été confié jusqu’à sa majorité.


CHAPITRE XII.

Assurément, il y a des poëtes qui n’ont jamais rêvé sur le Parnasse.
(Denham.)
Retirez-vous avec dignité, avant que de plus jeunes que vous viennent en riant vous chasser de la scène.
(Pope.)
Vous voyez bien que vous fûtes sage de vous confier en moi.
(Dryden. Absalon et Achitophel.)

Le tuteur d’Ernest Maltravers, M. Frédéric Cleveland, était un fils cadet du comte de Byrneham, et avait droit, par conséquent, au titre d’Honorable. Il avait environ quarante-trois ans ; c’était un lettré et un homme à la mode, si l’on veut bien nous permettre cette expression vieillie, qui, dans tous les cas, a le mérite d’être plus classique et plus définie que toutes celles que l’euphémisme moderne a inventées pour la remplacer. M. Cleveland qui avait reçu une fort belle éducation et qui avait des talents naturels très-remarquables, aspira de bonne heure à la gloire littéraire. Il écrivait bien, et avec grâce, mais son succès, succès d’estime, ne contenta pas son ambition. Le fait est qu’une nouvelle école littéraire passionnait le public, en dépit des critiques ; une école bien différente de celle sur laquelle M. Cleveland modelait ses périodes froides et irréprochables. Ce vieux comte, qui avait été sous Charles Ier le bel esprit de la cour, fut trouvé trop ennuyeux sous Charles II, pour servir même de victime aux attaques des plaisants, car chaque siècle a sa monnaie littéraire, marquée à son coin, et relègue celle qui n’a plus cours, dans les bahuts et les vitrines, comme des curiosités délaissées. Les coteries eurent beau l’encenser, les critiques eurent beau l’adorer, les grandes dames et les dilettanti eurent beau acheter et faire relier ses volumes de poésie soignée et de prose cadencée, Cleveland ne put trouver faveur devant le public. Mais Cleveland avait une haute naissance et une belle fortune ; ses manières étaient charmantes, sa conversation facile ; il avait un caractère aimable et un esprit cultivé. Il resta donc un homme très-recherché dans la société, où il était à la fois aimé et respecté.

S’il n’avait pas de génie, il avait beaucoup de bon sens ; il n’aigrit pas son caractère bienveillant et son cœur généreux à la poursuite d’une ombre vaine, et il ne se tourmenta pas davantage de cet échec. Satisfait d’une réputation honorable, et qui ne lui faisait pas d’envieux, il abandonna ce rêve de gloire, refusé, il le sentait bien, à son ambition ; et il continua de vivre en bonne intelligence avec le monde, quoiqu’il pensât, au fond de son âme, que le monde avait tort dans ses caprices littéraires. Cleveland ne se maria jamais ; il passait une partie de l’année dans la capitale, mais il demeurait principalement à Temple-Grove, une villa située non loin de Richemond. C’était là que, possesseur d’une excellente bibliothèque, d’une propriété magnifique, environné d’amis qui l’aimaient et l’admiraient, et qui appartenaient tous à l’élite intellectuelle de ce qu’on appelle, emphatiquement, la bonne société : c’était là, dis-je, que cet homme élégant et distingué menait une existence beaucoup plus heureuse, sans doute, qu’elle ne l’eût été si ses jeunes espérances se fussent réalisées, et si sa destinée orageuse l’eût élu chef de l’impérieuse et turbulente démocratie des lettres.

Si Cleveland n’était pas un homme d’un génie élevé ou original, du moins était-il supérieur à la plupart des auteurs patriciens. En se retirant des luttes fréquentes dans l’arène, il ouvrit son esprit avec une nouvelle ardeur aux pensées et aux chefs-d’œuvre des autres. Après avoir été un homme instruit, il devint un homme profondément érudit. La métaphysique, et quelques-unes des sciences positives, ajoutèrent de nouveaux trésors à des connaissances plus légères et plus variées, et contribuèrent à donner du poids et de la dignité à un esprit qui autrement aurait peut-être eu quelque chose de frivole et d’efféminé. Ses relations sociales, son bon sens sûr et net, son jugement bienveillant, en faisaient aussi un excellent juge de ces mille petites choses indéfinissables, ou plutôt de ces riens qui, additionnés ensemble, constituent la connaissance du grand monde. Je dis le grand monde, parce que, en dehors du cercle des grands, Cleveland naturellement connaissait peu le monde. Mais il était profondément versé dans tout ce qui a rapport à cet orbite subtil, où se meuvent les gentilshommes et les grandes dames, dans un ordre élevé et quasi éthéré. Il était de mode, parmi ses admirateurs, de l’appeler l’Horace Walpole de son époque. Mais, bien qu’ils eussent en commun quelques traits de caractère, extérieurs et superficiels, Cleveland avait considérablement moins d’esprit et infiniment plus de cœur.

Feu M. Maltravers, qui n’avait rien de littéraire dans ses goûts mais qui néanmoins avait été grand admirateur des gens de lettres, était un seigneur de province élégant, distingué, hospitalier. C’était un des plus anciens amis de Cleveland ; ils avaient été camarades au collége d’Éton. Lorsque Cleveland fit son début dans la société, il y retrouva Henri Maltravers (le bel Henri !) qui était devenu le favori des clubs. Pendant une ou deux saisons ils furent inséparables ; et quand M. Maltravers se maria, lorsque passionné pour la vie de campagne, fier de son vieux manoir, et comprenant avec assez de justesse qu’il serait plus grand homme sur ses vastes domaines, que dans l’aristocratie républicaine de Londres, il se fixa paisiblement à Lisle-Court, Cleveland correspondit régulièrement avec lui, et vint le voir deux fois l’an. Mistress Maltravers mourut en donnant le jour à Ernest, son second fils. Son mari, qui l’aimait tendrement, fut inconsolable de sa mort. Il ne pouvait souffrir la vue de l’enfant qui lui avait coûté un si grand sacrifice. Cleveland et sa sœur, lady Julie Dauvers, étaient chez lui au moment de ce triste événement ; et lady Julia, avec une bonté judicieuse et délicate, offrit de recevoir, pendant quelques mois, l’innocent coupable au nombre de ses enfants. Cette proposition fut acceptée, et deux années s’écoulèrent avant que le petit Ernest rentrât dans la maison paternelle. La plus grande partie de ce temps, il la passa sous le toit célibataire de Frédéric Cleveland, où s’accomplirent tous les événements et les révolutions de sa vie de bébé. Il en résulta que ce dernier aima l’enfant comme un père. La première parole intelligible d’Ernest salua Cleveland du nom de papa : et lorsque, enfin, l’enfant fut déposé à Lisle-Court, Cleveland fit à toutes les bonnes des recommandations, des observations, des injonctions, des promesses et des menaces à perte d’haleine, qui auraient fait honte à plus d’une mère pleine de sollicitude. Cette circonstance créa un nouveau lieu entre Cleveland et son ami. Cleveland lui faisait maintenant trois visites par an au lieu de deux. On ne décidait rien pour Ernest sans l’avis de Cleveland. On ne lui fit même pas quitter ses robes sans avoir obtenu le grave assentiment de son second père. Cleveland fit choix d’une pension, et y conduisit Ernest, qui passait toujours une semaine de ses vacances avec lui. Le petit garçon était-il dans un mauvais pas, avait-il gagné un prix, avait-il besoin d’argent, ambitionnait-il un livre, Cleveland était le premier à en recevoir confidence. Par bonheur, aussi, Ernest manifestait parfois des goûts que le gracieux auteur trouvait semblables aux siens. Des talents très-remarquables, et le désir d’apprendre se développèrent chez lui de bonne heure ; mais tout cela était accompagné d’une puissance de vie et d’âme, d’une énergie, d’une audace qui donnaient à Cleveland quelques inquiétudes, et qui ne lui paraissaient pas d’accord avec la timidité mélancolique d’un génie naissant ou la calme sérénité d’un savant précoce. Cependant les relations entre le père et le fils étaient assez singulières. M. Maltravers avait vaincu sa première répugnance assez naturelle, pour l’innocente cause de la perte irréparable qu’il avait éprouvée. Il aimait son fils et il en était fier, comme de tout ce qui lui appartenait. Il le gâtait et le choyait encore plus que Cleveland. Mais il se mêlait fort peu de son éducation ou de ses goûts. Son fils aîné Cuthbert n’absorbait pas toute son affection, mais il absorbait toute sa sollicitude. C’était à Cuthbert qu’il devait léguer son ancien nom et ses domaines héréditaires. Cuthbert n’était pas un génie, et l’on n’avait pas l’intention qu’il le devînt ; il devait être un gentilhomme accompli et un grand propriétaire. Le père comprenait Cuthbert, et pouvait clairement prévoir son caractère et son avenir. Il n’éprouvait aucun scrupule à diriger son éducation, et à former son jeune esprit. Mais Ernest l’embarrassait. Il éprouvait même un peu de gêne dans la société de l’enfant ; il n’avait jamais pu vaincre complétement le premier sentiment de surprise qu’il avait éprouvé vis-à-vis de lui, la première fois que Cleveland le lui avait rendu, en lui prodiguant ses recommandations pour la santé de l’enfant, etc. Il lui semblait toujours que son ami partageait ses droits sur lui ; et il se croyait à peine le droit de gronder Ernest, tandis qu’il jurait bien souvent après Cuthbert. À mesure que le fils cadet grandissait, il devenait certainement évident que Cleveland le comprenait mieux que son propre père ; de sorte que, comme je l’ai déjà dit, le père n’était pas fâché de confier passivement à Cleveland la responsabilité de l’éducation de son second fils.

Peut-être M. Maltravers n’eût-il pas été si indifférent si l’avenir d’Ernest eût été semblable à celui des fils cadets en général. S’il eût été nécessaire qu’il embrassât une profession, M. Maltravers aurait été naturellement plus soucieux de le voir s’y préparer convenablement. Mais Ernest avait hérité du côté maternel, d’une fortune de quatre mille livres sterling de revenu, ce qui le rendait indépendant de son père. Cette circonstance relâcha encore davantage les liens qui les unissaient ; et ainsi, par degrés, M. Maltravers apprit à considérer Ernest moins comme un fils qu’il dût conseiller, réprimander, louer ou diriger, que comme un jeune garçon intéressant, affectueux, plein d’avenir, qui de manière ou d’autre, sans qu’il en coûtât de peine à son père, devait très-probablement faire grand honneur à sa famille, et se passer toutes ses fantaisies, grâce à ses quatre mille livres sterling de revenu. La première perplexité sérieuse qu’éprouva M. Maltravers au sujet de son fils, fut lorsque celui-ci, à l’âge de seize ans, ayant appris l’allemand tout seul, et ayant enivré sa vive imagination par la lecture de Werther et des Brigands, exprima son désir, qui ressemblait beaucoup à une prière, d’aller à Göttingen au lieu d’étudier à Oxford. Jamais les idées de M. Maltravers sur les études propres à compléter convenablement l’éducation d’un gentilhomme ne reçurent un coup plus violent et plus rude. Il bégaya un refus, et courut s’enfermer dans son cabinet de travail, où il écrivit une longue lettre à Cleveland, qui, étant lui-même un lauréat d’Oxford, serait, à n’en pas douter, de son avis. Cleveland, en réponse à cette lettre, vint lui-même ; il écouta silencieusement tout ce que le père avait à dire ; puis il fit une longue promenade dans le parc avec le jeune homme. Le résultat de cette dernière conférence, fut l’adhésion de Cleveland aux vues d’Ernest.

« Mais, mon cher Frédéric, dit le père étonné, je croyais que ce garçon-là devait remporter tous les prix à Oxford ?

— J’en ai remporté quelques-uns, moi, Maltravers ; mais je ne vois pas le bien que cela m’ait fait.

— Oh ! Cleveland.

— Je parle sérieusement.

— Mais c’est une si singulière fantaisie.

— Votre fils est un très-singulier jeune homme.

— Je le crains !… je le crains, pauvre garçon ! Mais qu’apprendra-t-il à Göttingen ?

— Les langues et l’indépendance, dit Cleveland.

— Et les classiques, les classiques ! Vous qui êtes un helléniste de premier ordre !

— Il y a des hellénistes très-distingués en Allemagne, répondit Cleveland, et Ernest ne peut guère désapprendre ce qu’il sait déjà. Mon cher Maltravers, ce garçon-là ne ressemble pas à la plupart des jeunes gens de talent. Il lui faut de l’activité, des aventures, du mouvement selon son goût, sans quoi ce sera toute sa vie un indolent rêveur, ou un inutile enthousiaste. Laissez-le faire… Voilà donc Cuthbert entré dans la garde ?

— Oui, mais il avait commencé par aller à Oxford.

— Ah !… C’est un bien beau jeune homme.

— Pas si grand qu’Ernest, mais…

— Il a une plus belle figure, dit Cleveland. C’est un fils dont vous devez être fier, comme vous le serez j’espère d’Ernest… Voulez-vous me faire voir votre nouveau cheval de chasse ? »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ce fut vers la maison de ce gentilhomme, si judicieusement choisi pour être son tuteur, que se dirigea tristement l’étudiant de Göttingen.


CHAPITRE XIII.

Mais s’il vous plaît de prendre un peu d’exercice, afin de donner un nouveau prix à votre bien-être, ce n’est point défendu en ces lieux ; dans les bosquets vous pouvez courtiser la muse, cultiver des fleurs, et parer l’année nouvelle.
(Le Château de l’indolence.)

La maison de M. Cleveland était une villa italienne accommodée au climat de l’Angleterre. À travers une arche d’architecture ionique on arrivait à un domaine d’environ quatre-vingts à cent arpents, si bien planté, et disposé avec tant d’art, qu’il semblait que les murailles invisibles dussent environner un espace beaucoup plus étendu. La route serpentait au travers des pelouses les plus vertes, et au milieu des arbres d’une stature vénérable, et des massifs de buissons. Des fleurs, réunies dans des corbeilles entrelacées de plantes grimpantes, ou dans des vases classiques, étaient disposées avec goût dans tous les endroits qui demandaient ces remplissages, et avec lesquels ils s’harmonisaient le mieux. Il n’y avait pas un vieux tronc étouffé par le lierre, pas un humble et flexible saule pleureur, que l’art du propriétaire ne sût faire valoir en lui donnant un cachet tout particulier.

Sans être surchargée, ou minutieusement recherchée dans les détails (faute commune chez les riches), la propriété tout entière semblait un jardin cultivé et varié ; l’air même, à chaque détour de la route, semblait emprunter à une végétation différente, un parfum différent ; et les couleurs des fleurs et du feuillage variaient aussi à chaque nouvel aspect. Lorsque enfin on apercevait la maison, adossée à une colline boisée, et située au milieu d’une pelouse qui descendait par une pente douce vers un lac transparent, ombragé de tilleuls et de châtaigniers, toute la perspective recevait soudain sa dernière touche, et apparaissait dans son entière perfection. La maison était longue et basse. Sur toute sa longueur s’étendait un large péristyle qui soutenait le toit, et qui, élevé sur un soubassement, avait l’apparence d’une terrasse couverte ; de larges perrons, avec des balustrades massives chargées de vases contenant des aloès et des orangers, conduisaient à la pelouse ; sous le péristyle étaient rangées des statues, des antiquités romaines et des plantes exotiques. En deçà du lac, une autre terrasse, très-large, et ornée de distance en distance d’urnes et de sculptures, contrastait avec le talus ombragé de l’autre rive ; et, par des éclaircies inattendues au milieu des arbres, on avait ménagé de là des vues délicieuses du paysage lointain, au milieu duquel serpentait la majestueuse Tamise. L’intérieur de la maison était dans le même goût que l’extérieur. Tous les principaux appartements, même les chambres à coucher, étaient de plain-pied. Un vestibule octogone, élevé quoique petit, servait d’entrée à un appartement composé de quatre chambres. D’un côté se trouvait une salle à manger, de moyenne dimension, dont le plafond était une copie des Heures, du Guide, au riche et brillant coloris ; des paysages, peints par Claveland lui-même et qu’un maître n’aurait pas désavoués, étaient encadrés dans les panneaux. Un seul morceau de sculpture, une copie du Faune jouant de la flûte, se détachait, sans assombrir l’appartement, au milieu de la large fenêtre en ogive qui lui servait de niche, et dont les draperies violettes et oranges reflétaient sur la statue une teinte de chair. Cette salle était contiguë à une petite galerie de tableaux, où n’abondaient pas, à vrai dire, ces immortels chefs-d’œuvre que les princes eux-mêmes se disputent ; car la fortune de Cleveland n’était que celle d’un simple gentilhomme, quoique, administrée avec une sage et libérale économie, cette fortune suffît à toutes ses élégantes fantaisies. Mais ces tableaux avaient un intérêt en dehors de l’intérêt artistique, et leurs sujets étaient à la portée d’un collectionneur d’opulence ordinaire. Ils formaient une série de portraits (dont quelques-uns étaient des originaux et d’autres des copies, et ces derniers étaient souvent les meilleurs) des auteurs favoris de Cleveland, et ce qui caractérisait l’homme, c’est que le visage ridé et méditatif de Pope avait la place d’honneur, au centre de la galerie. Par une disposition heureuse, cette pièce communiquait avec la bibliothèque, la plus grande chambre de la maison, la seule même qui fût remarquable par sa grandeur aussi bien que par sa décoration. Elle avait environ soixante pieds de longueur. Les rayons étaient surmontés de bustes en bronze, tandis que, de distance en distance, s’ouvraient des arcades légères ornées de statues et garnies de miroirs, qui faisaient l’effet de galeries ménagées au milieu des murailles tapissées de volumes, et qui donnaient à l’appartement une quiétude et une aisance classique d’un effet inconcevable. Les fenêtres qui ouvraient sur le péristyle, et qui permettaient de délicieux aperçus des statues, des fleurs, des terrasses et du lac au delà, s’harmonisaient si bien avec ces arcades, qu’on était tenté de croire que les points de vue naturels étaient des toiles de quelque grand maître, représentant les jardins poétiques qui couronnent encore les collines de Rome. Le coloris même du paysage, les jours où le soleil resplendissait, favorisait cette illusion, grâces aux teintes riches et foncées des draperies sévères qui encadraient les fenêtres, et des vitraux coloriés qui en garnissaient la partie supérieure. Cleveland aimait tout particulièrement la sculpture ; il appréciait aussi l’impulsion puissante que cet art a reçue en Europe depuis un demi-siècle. Il était même en état de proclamer l’opinion, imparfaitement admise encore dans ce pays, que Flaxman a surpassé Canova. Il aimait la statuaire non-seulement pour sa beauté intrinsèque, mais aussi parce qu’elle contribue à embellir les lieux où elle est admise et qu’elle leur prête un charme intellectuel. Les collectionneurs de statues ont le tort grave, disait-il souvent, de les ranger pêle-mêle, dans de longues et monotones galeries. Un seul bas-relief, une statue, un buste, ou même un simple vase placé avec discernement dans la plus petite chambre que nous habitons, nous charme infiniment plus que ces gigantesques muséums, entassés dans des salles où l’on n’entre que par curiosité, et jamais sans éprouver un froid malaise. D’ailleurs cet usage reçu des galeries, dont la foule reconnaît l’orthodoxie, met la sculpture en dehors du patronage public. Il n’y a pas douze personnes qui puissent se permettre le luxe d’une galerie, tandis que tout particulier de moyenne opulence peut se permettre une statue ou un buste. Puis, l’influence qu’exerce sur l’esprit et le goût la contemplation fréquente et habituelle des monuments du seul art impérissable qui ait recours à des éléments matériels, est indicible. En admirant les marbres grecs, nous faisons, presque insensiblement, connaissance avec le caractère, les mœurs, et la littérature de la Grèce. Cet Aristide, ce génie de la Mort, ce fragment de l’inimitable Psyché, valent mille Scaligers !

« Quand vous lisez Eschyle, regardez-vous jamais la traduction latine ? demandait un jour un écolier à Cleveland.

— Voilà ma traduction latine, » dit Cleveland en montrant le Laocoon.

La bibliothèque s’ouvrait à l’extrémité sur un petit cabinet de curiosités et de médailles, qui, toujours en ligne directe, conduisait à un long belvedère, terminé par un petit pavillon circulaire. Le lac formait soudain un coude en cet endroit et serpentait à la base de ce pavillon, qui, se réfléchissant sur l’onde transparente, paraissait de loin suspendu dans l’air, tant étaient légères ses sveltes colonnes et sa coupole arrondie. Une autre porte de la bibliothèque communiquait avec un corridor qui conduisait aux chambres à coucher principales ; la porte la plus proche était celle du cabinet de travail de Cleveland, attenant à sa chambre à coucher et à son cabinet de toilette. Les autres pièces étaient appropriées à ses amis, et portaient leurs noms.

Un mot écrit à la hâte avait prévenu Cleveland de l’arrivée de son pupille ; il reçut le jeune homme avec un sourire hospitalier, quoique ses yeux fussent humides et que ses lèvres tremblassent, car le fils ressemblait au père ! Une nouvelle génération venait de commencer pour Cleveland.

« Soyez le bienvenu, mon cher Ernest, dit-il ; je suis si content de vous voir que je ne vous gronderai pas pour votre mystérieuse absence. Voici votre chambre ; vous voyez, votre nom est sur la porte. Elle est plus grande que celle que vous habitiez autrefois, car vous êtes maintenant un homme : voilà à côté votre Sanctum allemand, pour Schiller, et le meerschaum ! Mauvaise habitude que le meerschaum ! mais moins mauvaise peut-être que Schiller. Vous arrivez de suite sous le péristyle, vous voyez. Je m’imagine que le meerschaum est favorable aux fleurs, ainsi je n’ai pas de scrupules à cet égard. Mais, mon cher enfant, comme vous êtes pâle ! Voyons, remettez-vous, remettez-vous ! Allons, il faut que je m’en aille, moi-même, sans quoi la contagion me gagnerait. »

Cleveland s’en alla précipitamment ; il pensait à l’ami qu’il avait perdu. Ernest se laissa tomber sur la première chaise qu’il trouva, et se couvrit le visage de ses mains. Le valet de chambre de Cleveland entra et se mit activement à déballer le portemanteau d’Ernest, et à préparer ses vêtements pour la soirée. Mais Ernest ne changea pas d’attitude, ne proféra pas un mot ; on sonna la première cloche ; la seconde retentit sans arriver jusqu’à son oreille. Il était complétement accablé par ses émotions. Les premiers accents de la voix affectueuse de Cleveland avaient touché une corde sensible, que plusieurs mois d’anxiété et d’angoisse avaient tendue jusqu’à l’angoisse, sans la faire vibrer jusqu’aux larmes. Ses nerfs, ses jeunes et robustes nerfs étaient ébranlés ! En voyant Cleveland, il pensa d’abord au père que la mort lui avait enlevé ; mais lorsque, en jetant un coup d’œil autour de la chambre qui lui avait été préparée, il remarqua la sollicitude pour son bien-être, et l’affectueux ressouvenir de ses moindres goûts, qui se lisait partout, l’image d’Alice, si prévenante, si humble, si aimante, d’Alice qu’il avait perdue, se dressa devant lui.

Étonné que son pupille se fît si longtemps attendre, Cleveland revint auprès de lui ; Ernest était toujours assis à la même place, la figure cachée dans ses mains. Cleveland les écarta doucement, et Ernest se prit à sangloter comme un enfant. Il était facile de faire surgir les larmes dans les yeux de ce jeune homme ; une pensée généreuse ou touchante, une vieille chanson, une simple mélodie suffisaient à produire cette émotion féminine. Mais l’effusion violente et terrible qui appartient à l’homme quand il est tout à fait démoralisé : c’était la première fois qu’il éprouvait le soulagement de cette orageuse amertume.


CHAPITRE XIV.

Dans son esprit sombre, il méditait douloureusement.
(Spenser.)
Il sortit de dessous la fumée de l’autel un démon épouvantable.
(Le même. De la superstition.)

Neuf fois sur dix c’est sur le pont des soupirs qu’on traverse le détroit qui sépare l’adolescence de l’âge viril. Cet intervalle est généralement rempli par une affection mal placée ou déçue. On s’en console, et on se trouve tout changé. L’intelligence s’est endurcie en passant par l’épreuve du feu. L’esprit met à profit les débris de toutes les passions, et l’on peut mesurer la route que l’on a parcourue pour arriver à la sagesse, par les douleurs qu’on a subies. Quant à Maltravers, il se trouvait encore sur le pont, et, pour le moment, son esprit et son corps à la fois étaient abattus et énervés. Cleveland eut assez de pénétration pour découvrir que les affections avaient leur part dans le changement qu’il remarquait avec douleur, mais il eut aussi la délicatesse de ne pas s’imposer comme confident au jeune homme. Seulement, petit à petit, sa bonté pénétra si complétement le cœur de son pupille, qu’un soir Ernest lui raconta tout. Comme homme du monde, Cleveland se réjouit peut-être de voir qu’il n’y avait rien de plus, car il avait craint quelque liaison avec une femme mariée peut-être. Mais, comme il était meilleur que le monde ne l’est en général, il plaignit la malheureuse jeune fille dont Ernest lui fit un portrait fidèle et sincère ; et, pendant longtemps, il différa des consolations qu’il prévoyait devoir être inutiles. Il sentait, en effet, qu’Ernest n’était pas homme « à livrer le midi de ses jours au mol ombrage d’un myrte ; » qu’avec un tempérament si ardent, si élastique, si vigoureux, il finirait par secouer sa mélancolie, et que même, si elle devait lui servir d’enseignement pour l’avenir, elle serait d’autant plus salutaire qu’elle serait accompagnée de quelques remords. Il savait aussi qu’on ne devient ni un grand auteur, ni un grand homme (et il témoignait qu’Ernest était né pour devenir l’un ou l’autre), sans les brûlantes émotions, et les luttes passionnées que le Wilhelm Meister de la vie réelle doit subir dans son apprentissage, avant d’atteindre au rang de maître. Pourtant il finit par éprouver de sérieuses inquiétudes pour la santé de son pupille. Une mélancolie sombre, continuelle, funèbre, semblait faire incliner le jeune homme vers la tombe. Cleveland, qui désirait secrètement lui voir briguer une carrière publique, faisait de vains efforts pour réveiller son ambition ; l’ardeur de sa jeunesse semblait complétement éteinte. Annonçait-on la visite d’un homme politique, parlait-on d’un ouvrage politique, il courait aussitôt s’enfermer dans la solitude de sa chambre. À la fin, cette maladie mentale se révéla sous un nouvel aspect. Il devint, tout à coup, avec une ardeur maladive et fanatique… j’allais dire religieux. Mais ce n’est pas là le mot propre, je dirai donc pseudo-religieux. Sa forte rai son et ses goûts cultivés ne lui permettaient pas de se laisser séduire par les brochures insensées de fanatiques illettrés ; et pourtant, des simples et doux éléments de l’Écriture, il évoqua, à son usage, un fanatisme tout aussi sombre et aussi violent. Il cessa de voir Dieu le Père, et ne songea plus, jour et nuit, qu’à Dieu le Vengeur. Son imagination ardente s’égarait au point de faire surgir de ses propres abîmes, des fantômes de colossale terreur. Il frémissait d’horreur devant les créations de son esprit ; la terre et le ciel lui semblaient également voilés par les ténèbres du courroux éternel. Ces symptômes embarrassaient et déconcertaient Cleveland : il ne savait quel remède opposer au mal ; et, à sa grande surprise, à son inexplicable douleur, il s’aperçut qu’Ernest, dans le véritable esprit de son étrange fanatisme, commençait à le regarder, lui, Cleveland, l’aimable et bienveillant Cleveland, comme un homme qui n’était pas moins en dehors du giron de la grâce que lui-même. Ses goûts élégants, ses riantes études, étaient considérés par le jeune mais rigide enthousiaste, comme les misérables récréations de Mammon et du monde. Selon toute probabilité, Ernest Maltravers était destiné à mourir dans une maison de fous, ou, du moins, à succéder aux hallucinations de Cooper, sans en avoir les charmants intervalles de belle humeur.


CHAPITRE XV.

Intelligent, hardi, turbulent d’esprit, remuant, sans fixité de principes ni de demeure.
(Dryden).
Quiconque possède un très-grand nombre d’idées intéressant la société dans laquelle il vit, sera regardé dans cette société comme un homme de mérite.
(Helvétius.)

À l’époque où l’esprit d’Ernest Maltravers était si malade qu’il ne pouvait l’être davantage, un jeune homme vint passer quelques jours à Temple-Grove. Ce jeune homme s’appelait Lumley Ferrers, il avait à peu près vingt-six ans ; il possédait une fortune d’environ huit cents livres sterling de revenu ; il n’avait point de profession. Lumley Ferrers n’avait pas ce qu’on appelle habituellement du génie, c’est-à-dire qu’il n’avait pas d’enthousiasme ; et si, par le mot talent, on entend celui de faire quelque chose mieux que les autres, Ferrers ne pouvait avoir de prétentions de ce côté-là. Il n’avait pas de talent pour écrire, il n’en avait ni pour la musique, ni pour la peinture, ni pour aucun art, et jusque-là il n’avait pas révélé le solide, l’utile, le positif talent des affaires. Mais Ferrers avait ce qui vaut mieux souvent que le génie ou le talent, il avait un esprit énergique et pénétrant. Il avait, de plus, une grande vivacité de manières, beaucoup d’ardeur physique, une conversation spirituelle, originale, piquante, une parfaite assurance et une confiance profonde dans ses propres ressources. Il aimait les manœuvres, les stratagèmes, les intrigues ; cela l’amusait et l’excitait. Il maniait bien le sarcasme et le raisonnement, et il obtenait généralement une influence extraordinaire sur les personnes avec lesquelles il se trouvait en contact. Sa vivacité et une heureuse franchise de manières faisaient accepter et déguisaient même les vices les plus saillants de son caractère, qui étaient l’endurcissement à tout sentiment affectueux et l’indifférence à tout sentiment moral. Quoique moins savant que Maltravers, c’était, en somme, un homme fort instruit. Il possédait la superficie de plusieurs sciences ; il se rendait compte de leurs principes généraux, et renonçait à pousser plus loin leur étude sans craindre d’oublier ce qu’il en avait appris, car sa mémoire était comme un étau. De plus, il avait une connaissance générale de tout ce qui est universellement reconnu pour être de premier ordre en fait de littérature ancienne et moderne. Lumley ne se donnait pas la peine de lire ce qui n’était admiré que du petit nombre. Vivant au milieu de bagatelles et de futilités, il les rendait intéressantes et neuves par sa manière de les envisager et de les traiter. Et en cela il possédait un véritable talent : le talent de la vie sociale ; le talent de jouir de tout, le plus qu’il pouvait et avec le moins de peine possible. Ainsi, Lumley Ferrers était précisément un de ces hommes auxquels tout le monde accorde beaucoup de mérite, et pourtant chacun eût été bien embarrassé de dire en quoi ce mérite consistait. C’était, en réalité, ce pouvoir sans nom qui appartient à l’habileté et qui rend un homme supérieur, dans l’ensemble, à un autre, quoique dans les détails il n’ait rien de remarquable. Gœthe, je crois, dit quelque part qu’en lisant la vie du plus grand génie, nous découvrons toujours qu’il était lié avec des hommes qui lui étaient supérieurs, et qui pourtant n’ont pas réussi à se faire une réputation distinguée. Lumley Ferrers aurait pu appartenir à cette classe mystique d’hommes supérieurs ; quoique un journaliste médiocre lui en eût remontré dans l’art de la composition, peu d’hommes de génie, quelque éminents qu’ils fussent, se seraient sentis au-dessus de Ferrers pour la prompte compréhension et la vigueur plastique de l’intelligence naturelle. Il nous reste à dire de ce singulier jeune homme, dont le caractère n’était qu’à demi développé, qu’il avait beaucoup vu le monde, et qu’il savait vivre à l’aise et en paix avec tous les caractères et tous les rangs de la société : des chasseurs ou des savants, des hommes de loi ou des poetes, des patriciens ou des parvenus, c’était tout un pour lui.

Ernest était, comme d’habitude, dans sa chambre, lorsqu’il entendit dans le corridor, au dehors, tout cet émoi indéfinissable qui annonce une arrivée. Puis il entendit un rire joyeux, et ensuite, une voix vibrante, claire et vigoureuse, qui transperça ses oreilles comme un poignard. Toute la majesté d’une misanthropie indignée se réveilla immédiatement en lui. Il se retira sur la terrasse du portique pour éviter d’être dérangé de nouveau, et il retomba bientôt dans ses rêveries décousues et hypocondriaques. Ernest arpentait en long et en large cette partie du péristyle qui s’étendait le long du corps de logis le moins fréquenté. Ses bras croisés, ses yeux fixés à terre, ses sourcils contractés, et sa physionomie (qui autrefois aurait pu, comme la vérité, mettre en fuite le diable et porter un défi au monde), aussi sombre que celle de l’ange des ténèbres, Ernest poursuivait, au travers de la Vallée des Ombres, la pensée malfaisante qui le dominait. Soudain il s’aperçut de la présence de quelque chose, de quelque obstacle qu’il n’avait pas rencontré auparavant. Il tressaillit et vit devant lui un jeune homme simplement vêtu, d’une tournure distinguée et d’une figure remarquable.

« Monsieur Maltravers, je crois ? dit l’étranger, et Ernest reconnut la voix qui l’avait si fort dérangé : c’est avoir de la chance ; nous pouvons maintenant nous présenter l’un à l’autre, car il paraît que Cleveland a le désir de nous voir lier intimement… M. Lumley Ferrers, M. Ernest Maltravers… Allons, je suis le plus âgé, ainsi je vous offre ma main le premier, avec un sourire convenable. On sourit toujours quand on fait une nouvelle connaissance ! Allons, voilà une affaire terminée. De quel côté allez-vous ? »

Maltravers savait faire preuve, quand il le voulait, d’autant de glaciale dignité que s’il n’eût jamais quitté l’Angleterre. En cette circonstance, il se redressa d’un air d’étonnement offensé ; il dégagea sa main de l’étreinte de Ferrers et lui dit très-froidement :

« Excusez-moi, monsieur, j’ai affaire. »

Et il s’achemina majestueusement vers sa chambre. Il se jeta dans un fauteuil, et il avait presque oublié sa contrariété récente, lorsque, à sa surprise inexprimable et à son grand courroux, il entendit de nouveau, à côté de lui, la même voix vibrante et claire.

Ferrers l’avait suivi par la porte-fenêtre jusque dans sa chambre.

« Vous avez affaire, dites-vous, mon cher. Moi, j’ai quelques lettres à écrire ; nous ne nous gênerons pas mutuellement ; ne vous dérangez pas. »

Et Ferrers s’assit devant le bureau, trempa une plume dans l’encrier, disposa le buvard et le papier devant lui en règle, et fut bientôt occupé à couvrir page après page du griffonnage le plus rapide et le plus hiéroglyphique qui ait jamais fait le bonheur d’une maîtresse ou le désespoir d’un créancier.

« L’insolent manant ! » grommela presque à haute voix Maltravers hors de lui ; il se mit à examiner avec curiosité cet intrus sans gêne, et il fut forcé de reconnaître que la physionomie de Ferrers n’était pas celle d’un manant.

Un front compact et solide comme un bloc de granit surplombait deux petits yeux d’un brun clair brillants et intelligents ; les traits étaient beaux, bien qu’ils fussent un peu trop accentués, et qu’ils rappelassent la physionomie du renard ; le teint, sans être très-coloré, avait cette teinte vigoureuse et saine qui est généralement l’indice d’une constitution robuste et d’une grande énergie physique : la mâchoire était massive, et aux yeux d’un physionomiste, elle annonçait de la fermeté et de la force de caractère ; mais les lèvres, fortes et épanouies, étaient celles d’un sensualiste ; leur mobilité continuelle et leur demi-sourire habituel exprimait la gaieté et la malice, quoique au repos elles eussent quelque chose de furtif et de sinistre.

Maltravers le considéra gravement et silencieusement ; mais lorsque Ferrers, achevant sa quatrième lettre avant qu’un autre eût pu terminer sa première page, jeta sa plume, et se mit à regarder Maltravers en face, avec une expression joviale, mais pénétrante, il y avait quelque chose de si comique dans la figure de l’intrus, et en somme dans toute cette scène, que Maltravers se mordit la lèvre pour réprimer un sourire, le premier qui eût déridé son visage depuis plusieurs semaines.

« Je vois que vous lisez, Maltravers, dit Ferrers en feuilletant négligemment les volumes qui se trouvaient sur la table. Vous avez raison ; il faut commencer la vie par les livres ; ils servent à multiplier les sources d’occupations ; c’est comme le capital. Mais le capital ne sert à rien, qu’à nous faire vivre des intérêts ; les livres ne sont de même que d’inutiles paperasses, à moins que nous ne dépensions dans l’action la sagesse que nous puisons dans la pensée. L’action, Maltravers, l’action ! Voilà la vie qui nous convient. À notre âge nous avons la passion, l’imagination, le sentiment ; nous ne pouvons les dissiper à lire ou à écrire ; il faut vivre dessus comme sur un capital, avec libéralité, mais aussi avec économie. »

Maltravers fut frappé ; l’intrus n’était pas un insignifiant fâcheux tel qu’il s’était plu à se l’imaginer. Il se ranima languissamment pour répondre.

« La vie, Monsieur Ferrers…

— Arrêtez, mon cher, arrêtez ; ne m’appelez plus monsieur, nous devons devenir amis ; je déteste de différer ce qui doit arriver, fût-ce même par un dissyllabe superflu ; vous êtes Maltravers, je suis Ferrers. Mais vous alliez parler de la vie. Si nous vivions un peu au lieu d’en parler ? Allons faire un tour dans la propriété ; j’ai besoin de gagner de l’appétit. D’ailleurs j’aime la nature, quand il n’y a pas de montagnes suisses à escalader avant d’arriver à une vue. Allons !

— Excusez-moi, commençait Maltravers, à demi intéressé, à demi contrarié.

— J’aimerais mieux me faire fusiller. Allons, venez ! »

Ferrers tendit à Maltravers son chapeau, passa un bras sous celui de son nouvel ami, et avant qu’Ernest s’en doutât, ils étaient déjà sur la grande terrasse à côté du lac.

Que les discours de Ferrers étaient animés, excentriques, faciles ! car c’étaient plutôt des discours qu’une conversation, puisqu’il avait toujours la parole. Il jouait avec les livres, les hommes et les choses comme une raquette avec des volants, et puis son récit égoïste d’une cinquantaine d’aventures dont il avait été le héros, était si amusant qu’on ne pouvait s’empêcher de rire de lui, avec lui.


CHAPITRE XVI.

La brillante étoile du matin, messagère du jour, arrive joyeuse de l’Orient.
(Milton.)

Jusqu’alors Ernest n’avait pas rencontré un esprit qui exerçât une grande influence sur le sien. Chez lui, en pension, à Göttingen, partout, il avait été le chef brillant et absolu des autres ; il avait exercé l’empire de la persuasion ou du commandement sur de plus vieilles têtes et sur de plus habiles que lui ; Cleveland lui-même lui cédait toujours, sans s’en douter. Le fait est qu’il est rare qu’on se laisse fortement influencer par des personnes beaucoup plus âgées que soi. C’est celui qui est notre aîné de quelques années seulement qui nous séduit et nous domine le plus. Il a les mêmes occupations, les mêmes ambitions, les mêmes plaisirs, le même but que nous, avec plus d’art et plus d’expérience en toutes choses. Il parcourt avec nous le sentier que nous sommes appelés à fouler, mais dont la génération qui nous a précédés voudrait nous détourner par ses avertissements. Il y a très-peu d’influence là où il n’y a pas beaucoup de sympathie. Maltravers était arrivé à une nouvelle époque dans sa vie intellectuelle. Pour la première fois il rencontrait un esprit qui dominait le sien. Peut-être l’état physique de ses nerfs le mettait moins à même de lutter contre les exigences un peu brutales, quoique au fond pleines de bonhomie, de Ferrers. Chaque jour cet étranger acquérait un plus grand empire sur Maltravers. Ferrers, qui était un parfait égoïste, ne sollicitait jamais la confiance de son nouvel ami ; il ne se souciait pas le moins du monde des secrets d’autrui, à moins qu’il ne pût les faire tourner à son avantage. Mais il parlait avec tant d’entrain de lui-même, des femmes, du plaisir, de la vie joyeuse et animée des capitales, que le jeune esprit de Maltravers se réveilla de sa sombre léthargie, sans y faire le moindre effort. Les noirs fantômes s’évanouirent par degrés ; sa raison se dégagea du nuage qui l’obscurcissait ; il recommença à sentir que Dieu nous a donné le soleil pour illuminer le jour, et que du sein même des ténèbres il a fait surgir des légions d’étoiles.

Nul autre peut-être n’aurait réussi à le guérir si promptement de son maladif enthousiasme ; il n’aurait pas prêté l’oreille aux âpres sarcasmes d’un incrédule, et il aurait regardé un ministre de la religion, tolérant et éclairé, comme un conciliateur mondain et adroit des lois du ciel et des habitudes de la terre. Mais Lumley Ferrers qui, lancé une fois dans la discussion, ne permettait jamais qu’on lui opposât un sentiment ou un exemple, qui brandissait sa simple logique de fer comme un marteau, dont le métal, sans être brillant, faisait jaillir à chaque coup les étincelles de la pensée ; Lumley Ferrers, dis-je, était précisément l’homme fait pour résister à l’imagination, et convaincre la raison de Maltravers. Du moment qu’ils en vinrent aux arguments, la cure fut bientôt complète. À quelque point qu’on puisse obscurcir et égarer son intelligence, par des chimères et des visions, et par les subtilités d’un mysticisme superstitieux, nul ne peut mathématiquement et le syllogisme à la main, soutenir que le monde créé par un Dieu, et visité par un sauveur, est prédestiné à l’éternelle condamnation !

Un soir Ernest Maltravers se retira silencieusement dans sa chambre, ouvrit le Nouveau Testament, et en lut les divers préceptes avec des yeux dessillés ; quand il eut achevé cette lecture, il tomba à genoux, et il pria le Tout-Puissant de pardonner à un cœur ingrat, qui, plus sacrilége que celui de l’athée, avait confessé son existence, mais nié sa bonté ! Son sommeil fut doux, ses rêves consolants. Trouva-t-il, en s’éveillant, que le repentir qui avait ébranlé sa raison, suffirait désormais à préserver sa vie de toute faute ? Hélas ! le remords poussé à l’excès a trop souvent des réactions dangereuses ; et Luther, dans son simple langage, dit avec raison que « l’esprit est comme un paysan ivre sur un cheval ; si on le soutient d’un côté, il chancelle et tombe de l’autre. » Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’il y a des crises dans la vie qui nous laissent longtemps faibles, dont notre organisation ne se remet qu’avec de fréquentes et décourageantes rechutes ; mais dont nous datons, en les considérant à la distance de plusieurs années, l’origine de notre force et la guérison de notre mal. Ce n’est pas une âme sordide que celle à qui la création apparaît obscurcie par la crainte du courroux céleste.


CHAPITRE XVII.

Il y a des moments où la distraction peut nous détourner de fautes, contre lesquelles le raisonnement ne pourrait rien. Il y a des médecins qui peuvent nous guérir d’une maladie, quoique dans les cas ordinaires ils ne soient que d’inhabiles praticiens, et même quelquefois de dangereux charlatans.
(Stephen Montague.)

Lumley Ferrers suivait une règle dans la vie, et c’était celle-ci : il immolait tout le monde et toutes choses à l’accomplissement de sa volonté. Or Ferrers se proposait alors de voyager. Il avait besoin d’un compagnon de route, car il détestait la solitude ; d’ailleurs un compagnon partagerait les frais, et un homme, n’ayant que huit cents livres de revenu, qui désire se procurer toutes les douceurs de l’existence, ne dédaigne pas de s’associer quelqu’un pour partager avec lui le tribut qu’il faut payer au luxe. Ernest plaisait assez à Ferrers à cette époque ; il était commode de se choisir un ami plus riche que lui ; et dès le premier jour de son arrivée à Temple-Grove, il avait décidé qu’Ernest serait son compagnon de voyage. Une fois cette résolution prise, il lui fut facile de la mettre à exécution.

Maltravers s’était vivement attaché à son nouvel ami, et il désirait ardemment changer de lieux. Cleveland regrettait de se séparer de lui ; mais il craignait une rechute, lorsque le jeune homme serait de nouveau abandonné à lui-même. On obtint donc facilement le consentement du tuteur ; on acheta une voiture de voyage ; on la garnit de tous les coffres et de toutes les malles imaginables. On loua les services d’un Suisse (moitié valet, moitié courrier) ; mille livres sterling par an furent allouées à Maltravers ; et par une tiède et délicieuse matinée de la fin d’octobre, les deux amis se trouvèrent à mi-chemin sur la route de Douvres.

« Que je suis content de quitter l’Angleterre ! dit Ferrers ; c’est un fameux pays pour les riches ; mais ici, un revenu de huit cents livres sterling, sans autre profession que l’amour du plaisir, ne couvre que les dépenses du poivre et du sel, tandis qu’à l’étranger c’est une opulente aisance.

— Il me semble avoir entendu dire à Cleveland que vous serez riche un jour.

— Oh ! oui ; j’ai ce qu’on est convenu d’appeler des espérances. Il faut que vous sachiez que j’ai une espèce de position mal assise entre deux chaises, la naissance et la fortune ; mais entre deux chaises… vous savez le proverbe ? Le comte de Saxingham actuel, autrefois Frank Lascelles tout bonnement, était le cousin germain de mon père, monsieur Ferrers. Deux ou trois parents eurent l’obligeance de mourir, et Frank Lascelles devint comte. Les biens n’accompagnèrent pas le titre ; il était pauvre, et il épousa une héritière. Cette dame mourut ; sa fortune passa par contrat entre les mains de son unique enfant, la plus belle petite fille que vous ayez jamais vue. La jolie Florence ! Je voudrais bien pouvoir élever mes vues jusqu’à elle ! Et puis elle pourra disposer de presque toute sa fortune lorsqu’elle sera majeure. Pour le moment, elle est encore dans la nursery[7], où elle mange des tartines de miel. Mon père, moins fortuné et moins sage que son cousin, jugea à propos d’épouser une miss Templeton, une personne sans naissance. Les Saxingham désavouèrent poliment cette parenté. Or, ma mère avait un frère, un gaillard habile et actif dans ce qu’on appelle les affaires : il devint de plus en plus riche ; mais mon père et ma mère moururent sans qu’il leur en eût profité le moins du monde. J’atteignis ma majorité, et je me vis à la tête (j’aime cette expression) des huit cents livres sterling de revenu, ni plus ni moins, dont je vous ai souvent parlé. Mon oncle, l’homme riche, est marié, sans enfants. Je suis donc son héritier présomptif ; mais c’est un puritain, et fièrement ladre, malgré toute son ostentation. La querelle entre mon oncle Templeton et les Saxingham continue toujours. Templeton se fâche si je vois les Saxingham ; et les Saxingham… milord du moins, n’est pas tellement assuré de me voir l’héritier de Templeton, qu’il n’éprouve la crainte d’avoir à me pourvoir d’une place un jour ou l’autre ; car vous savez que lord Saxingham est dans l’administration. En somme, j’ai dans la société de Londres une espèce de position amphibie, assez équivoque, qui ne me plaît guère ; d’un côté je représente une parenté aristocratique vers laquelle les branches parvenues penchent toujours amoureusement ; et de l’autre côté je suis un cadet de famille, assez pauvre, que ses nobles parents traitent avec une défiance polie. Un jour, quand je serai fatigué des voyages et de l’oisiveté, je reviendrai lutter contre ces petites difficultés ; concilier mon oncle le méthodiste, et me mesurer avec mon noble cousin. Pour le moment, je suis propre à quelque chose de mieux que de faire mon chemin dans le monde. C’est avec des copeaux secs, et non avec du bois vert qu’il faut faire le feu !… Mais comme nous allons lentement ! Holà ! dites donc postillon ! avancez donc ! Menez-nous douze milles à l’heure ! Vous aurez un six pence par mille ! Donnez-moi votre bourse, Maltravers ; il vaut mieux que je sois le banquier, puisque je suis le plus âgé et le plus sage ; nous réglerons nos comptes à la fin du voyage… Tudieu ! la jolie fille ! »



LIVRE II.


CHAPITRE PREMIER.


Il y eut certainement quelque chose de singulier dans mes sentiments pour cette charmante femme.
(Rousseau.)


Le bal qui se donnait au palazzo de l’ambassade autrichienne, à Naples, était brillant, et une foule de ces oisifs, jeunes ou vieux, qui s’attachent à la beauté régnante, se pressaient autour de Mme de Ventadour. En général il y a plus de caprice que de goût dans l’élection d’une beauté au trône idalien. Rien ne désenchante plus un étranger que de voir, pour la première fois, la femme à laquelle le monde a décerné la pomme d’or. Cependant il finit ordinairement par succomber lui-même à l’idolâtrie générale, et il passe avec une rapidité inconcevable du scepticisme le plus indigné à la plus superstitieuse vénération. Le fait est que mille choses, en dehors de la seule symétrie des traits, contribuent à créer la Cythérée du moment : du tact en société, du charme dans les manières, un éclat indéfinissable et piquant. Là où le monde rencontre les Grâces, il proclame Vénus. Peu de gens arrivent à une grande célébrité, en quoi que ce soit, sans le secours de quelques circonstances accidentelles et accessoires, qui n’ont rien de commun avec l’idole du jour. Certaines qualités ou certaines circonstances répandent un charme mystérieux ou personnel autour d’eux «  « M. un tel est-il vraiment un aussi grand génie qu’on le dit ? — Est-ce que Mme une telle est réellement aussi belle qu’on le prétend ? demandez-vous avec incrédulité. — Mais oui, répond-on. — Savez-vous tout ce qui le (ou la) concerne ? — On dit telle ou telle chose ; ou bien il est arrivé telle ou telle chose. » L’idole est intéressante par elle-même, et par conséquent son attribut saillant et populaire est adoré.

Or, Mme de Ventadour était, à Naples, la beauté du moment ; et quoiqu’il se trouvât dans la salle cinquante femmes plus belles, personne n’eût osé le dire. Les femmes elles-mêmes reconnaissaient sa supériorité, car c’était la femme la mieux mise que la France pût offrir aux regards. Il n’est pas de prétentions auxquelles les dames cèdent plus volontiers que celles qui dépendent de cet art féminin que toutes étudient, et dans lequel le petit nombre excelle. Les femmes ne veulent jamais admettre la beauté d’un visage surmonté d’un chapeau de mauvais goût ; de même qu’elles n’avoueront pas facilement la laideur d’une personne qui porte des bonnets irréprochables. Mme de Ventadour possédait aussi le pouvoir magique qui résulte d’une haute distinction intuitive, perfectionnée au plus haut degré par l’habitude. Dans son air et dans tous ses mouvements, on reconnaissait la grande dame comme si la nature eût été chargée par le rang de lui assurer ce privilége. Elle descendait d’une des plus illustres maisons de France. Elle avait épousé, à seize ans, un homme d’une naissance égale à la sienne, mais vieux, triste et prétentieux : une caricature, plutôt qu’un portrait de cette grande noblesse française, aujourd’hui presque, sinon tout à fait éteinte. Mais la vertu de Mme de Ventadour était sans tache. Les uns disaient que c’était fierté, d’autres disaient que c’était froideur. Son esprit était pénétrant, courtois et vif, bien qu’elle sût le maîtriser ; sa haute distinction française différait beaucoup de l’imperturbable et léthargique taciturnité des Anglais. Toutes les personnes silencieuses peuvent paraître d’une élégance conventionnelle. Un groom épousa une dame fort riche ; il craignait les plaisanteries des convives que son nouveau rang assemblait à sa table. Un ecclésiastique d’Oxford lui donna ce conseil : « Portez un habit noir et taisez-vous ! » Le groom suivit cet avis, et on le considère partout comme un des hommes les plus comme il faut du comté. La conversation est la pierre de touche de la vraie délicatesse et de cette grâce fine qui constitue l’idéal des manières d’une cour, sous leur rapport moral. Mme de Ventadour était assise à quelque distance des danseurs ; le silencieux dandy anglais, lord Taunton, admirablement mis, et d’une riche taille, se tenait tout droit derrière sa chaise ; le sentimental baron allemand, von Schomberg, couvert de décorations, les cheveux et les favoris coiffés et pommadés dans le sublime de la perfection, soupirait à sa gauche ; l’ambassadeur français, insinuant, éloquent et fier, était assis à sa droite ; autour d’elle, de tous côtés, se pressaient et se confondaient en saluts et en compliments, une foule de secrétaires diplomatiques, et de ces princes italiens, dont la banque est à la table de jeu et les propriétés dans leurs galeries, dont ils vendent un tableau comme les gentilshommes anglais abattent un bois, quand les cartes ont tourné contre eux. Charmante de Ventadour ! Elle avait le talent de les enchaîner tous ! Elle souriait aux silencieux, badinait avec les gens d’humeur légère, parlait politique avec le Français, poésie avec l’Allemand ; en un mot, elle déployait pour tous l’éloquence de la grâce ! Elle paraissait plus jolie que jamais. Une petite teinte de rouge rehaussait son teint transparent, et faisait étinceler ses grands yeux, noirs et brillants, où la douceur se cachait sous l’éclat : on ne trouve guère que chez les Françaises ces yeux-là, qui n’ont rien de l’expression d’inintelligente langueur des Espagnoles, ou du regard majestueux et farouche des Italiennes. Sa robe de velours noir et son gracieux chapeau, orné d’une plume princière, contrastaient avec la blancheur d’albâtre de ses bras et de son cou. Grâces à ses yeux, à sa peau, à son teint d’une nuance si riche, à ses lèvres rosées et à ses petites dents blanches comme de l’ivoire, il ne pouvait y avoir de critique assez froid ni assez amer pour observer que le menton était trop pointu, la bouche trop grande, et que le nez, si joli de face, était loin d’être parfait de profil.

« Madame est-elle allée à la Strada Nuova, aujourd’hui ? demanda l’Allemand, avec autant de douceur dans la voix qu’il en eût mis à prononcer un serment d’éternel amour.

— Quel autre emploi pouvons-nous faire de nos matinées, nous autres femmes ? répliqua madame de Ventadour. Notre vie est une flânerie continuelle, depuis le berceau jusqu’à la tombe ; et nos après-dînées ne sont que le type de notre carrière : une promenade dans la foule ; voilà tout ! Nous ne voyons le monde qu’en calèche découverte.

— C’est la façon la plus agréable de le voir, dit sèchement le Français.

— J’en doute ; la pire de toutes les fatigues, c’est celle qui vient sans exercice.

— Voulez-vous me faire l’honneur de m’accorder une valse ? dit le grand lord anglais, soupçonnant vaguement que madame de Ventadour voulait dire qu’elle préférait danser à rester assise. Le Français sourit.

— Lord Taunton veut mettre à l’épreuve votre philosophie, » dit l’ambassadeur.

Lord Taunton sourit, parce que tout le monde souriait ; et de plus, parce qu’il avait de fort belles dents ; mais il paraissait attendre la réponse avec inquiétude.

« Merci ; pas ce soir ; je danse rarement. Quelle est cette jolie femme ? Que les Anglaises ont de beaux teints ! Et quel est, continua madame de Ventadour, sans attendre la réponse à sa première question, quel est ce monsieur (je veux dire le plus jeune), qui s’appuie contre la porte ?

— Comment, celui qui porte des moustaches noires ? dit lord Taunton. C’est un de mes cousins.

— Oh ! non, je ne veux pas dire le colonel Bellfield ; je le connais, lui ; il est bien amusant ! Non ; le monsieur dont je parle ne porte pas de moustaches.

— Ah ! ce grand Anglais, avec des yeux brillants et un front élevé, dit l’ambassadeur français. Il vient d’arriver… de l’Orient, je crois.

— C’est une figure caractérisée, dit madame de Ventadour ; il y a quelque chose de chevaleresque dans la manière dont il porte la tête. Il est noble, sans doute, lord Taunton ?

— Il est ce que vous appelleriez noble, répliqua lord Taunton, c’est-à-dire ce que nous, appelons, nous, un Gentleman. Il s’appelle Maltravers : M. Maltravers. Il vient d’atteindre sa majorité, et possède, à ce qu’il paraît, une assez belle fortune.

— Monsieur Maltravers ; rien que monsieur ! répéta ma dame de Ventadour.

— Mais vous comprenez, dit l’ambassadeur français, que le gentilhomme anglais n’a pas besoin d’une particule ou d’un titre pour le distinguer du roturier.

— Je sais cela ; pourtant il a l’air de quelque chose de plus qu’un simple gentilhomme. Il y a de la grandeur dans son regard ; mais ce n’est pas, je dois l’avouer, la grandeur conventionnelle du rang ; peut-être aurait-il eu le même air, s’il eût été paysan.

— Vous ne trouvez pas qu’il soit beau ? dit lord Taunton d’un ton presque fâché (car c’était ce qu’on appelle un bel homme, et un bel homme est quelquefois jaloux).

— Beau ! Je n’ai pas dit cela, reprit madame de Ventadour en souriant ; c’est plutôt une belle tête, qu’un beau visage. Je voudrais bien savoir s’il est instruit. Mais, vous autres Anglais, milord, vous avez tous reçu une belle éducation.

— Oui, profonde, profonde ; nous sommes profonds, non pas superficiels, réplique lord Taunton, en tirant les poignets de sa chemise.

— Madame de Ventadour veut-elle me permettre de lui présenter un de mes compatriotes ? dit l’ambassadeur anglais, en s’approchant : M. Maltravers. »

Madame de Ventadour sourit et rougit un peu, quand elle leva les yeux, et qu’elle vit le fier et sérieux visage qu’elle avait remarqué, penché vers elle, avec admiration.

La présentation était faite. On échangea quelques monosyllabes. Le diplomate français se leva et s’éloigna avec le diplomate anglais. Maltravers devint possesseur de la chaise vacante.

« Y a-t-il longtemps que vous êtes à l’étranger ? demanda madame de Ventadour.

— Quatre ans seulement ; assez longtemps, cependant, pour que je puisse me demander si je ne me sentirais pas plus à l’étranger maintenant en Angleterre.

— Vous avez été en Orient ? Vous me faites envie. La Grèce et l’Égypte ! quelles associations ! Vous avez voyagé dans le passé ; vous avez fui la civilisation, comme l’aurait souhaité Madame d’Épinay, pour le roman.

— Pourtant madame d’Épinay passa sa vie à faire de jolis romans, tirés d’une civilisation fort agréable, dit Maltravers en souriant.

— Vous connaissez donc ses mémoires ? dit madame de Ventadour en rougissant un peu. Dans le courant d’une littérature plus émouvante, il y a peu de personnes qui aient trouvé le temps de lire les écrits secondaires du siècle passé.

— Ces œuvres de second ordre ne sont-elles pas quelque fois les plus charmantes, dit Maltravers, quand la médiocrité de leur conception semble presque tenir à une délicatesse de sentiments touchants, quoique un peu faible ? Les mémoires de madame d’Épinay ont ce caractère. Ce n’était pas une femme vertueuse ; mais elle avait le sentiment de la vertu, et elle l’aimait ; ce n’était pas une femme de génie ; mais elle était au plus haut degré susceptible de ressentir toutes les influences du génie. Il y a des gens qui semblent nés avec le tempérament et les goûts du génie, sans en posséder le pouvoir créateur ; ils en ont le système nerveux, mais il y a quelque chose d’incomplet dans le système intellectuel. Ils sentent profondément, et cependant ils expriment timidement. Ces personnes ont toujours dans le caractère une espèce de pathétique inexprimable ; la civilisation d’une cour en produit beaucoup ; et les mémoires français du siècle dernier sont particulièrement féconds en exemples de ce genre. C’est une chose intéressante que la lutte d’esprits ardents contre la léthargie d’une société triste, quoique brillante, qui les endort en quelque sorte par l’éblouissement qu’elle leur cause ! Cela peut s’appliquer à nous. Car, ajouta Maltravers, en changeant un peu de ton, combien d’entre nous s’imaginent voir leur propre image dans le miroir ! »

Et qu’était devenu le baron allemand ? Il faisait le joli cœur à l’autre bout du salon. Et le lord anglais ? Il adressait des monosyllabes aux dandys qui se tenaient dans l’embrasure de la porte. Et les satellites inférieurs ? Ils dansaient, chuchotaient, courtisaient les dames, ou buvaient de la limonade. Et madame de Ventadour était seule avec l’étranger, au milieu d’une foule de huit cents personnes ; leurs lèvres parlaient seulement, et involontairement leurs yeux en faisaient l’application.

Pendant qu’ils causaient ainsi, Maltravers tressaillit soudain en entendant derrière lui une voix aigre et significative, qui disait en français :

« Hein, hein ! J’ai mes soupçons, j’ai mes soupçons. »

Madame de Ventadour se retourna en souriant.

« Ce n’est que mon mari, dit-elle tranquillement ; permettez-moi de vous le présenter. »

Maltravers se leva et salua un petit homme mince, mis avec beaucoup de recherche, et portant une immense paire de lunettes sur un très-long nez.

« Charmé de faire votre connaissance, monsieur, dit M. de Ventadour. Y a-t-il longtemps que vous êtes à Naples ?… Un temps superbe ; ça ne durera pas longtemps. Hein, hein, j’ai mes soupçons ! Pas de nouvelles de votre parlement ; il s’est dissous bien vite ! Mauvais opéra à Londres cette année ; hein, hein, j’ai mes soupçons ! »

Ce rapide monologue était accompagné de gestes à l’avenant. M. de Ventadour commençait chaque phrase nouvelle par une espèce de salut ; et lorsqu’il la terminait, presque invariablement, par cette assertion de sa perspicacité et de son incrédulité, il faisait un signe mystique de l’index qu’il promenait le long de son nez, parallèlement à cet organe. lequel prenait part à cette pantomime par trois contractions convulsives qui semblaient l’ébranler jusqu’à sa base.

Maltravers contempla avec une surprise muette l’associé conjugal de la gracieuse créature assise à ses côtés, et M. de Ventadour, qui en avait dit autant qu’il le jugeait nécessaire, mit un terme à son éloquence en exprimant le ravissement qu’il éprouverait à recevoir M. Maltravers chez lui. Puis, se tournant vers sa femme, il commença à lui assurer que l’heure était très-avancée, et qu’il était urgent de partir. Maltravers s’éloigna tranquillement ; au moment où il se rapprochait de la porte, il fut saisi par notre vieille connaissance, Lumby Ferrers.

« Allons, mon cher ami, dit ce dernier, il y a une demi-heure que je vous attends. Allons ! Mais peut-être, voyant que je tombe de sommeil, vous êtes-vous décidé à rester au souper. Il y a des gens qui n’ont aucun égard pour les sentiments d’autrui.

— Non, Ferrers, je suis à votre service ; » et les jeunes gens descendirent l’escalier, et longèrent la Chiaja pour regagner leur hôtel. En arrivant sur la vaste esplanade où il était situé, la mer admirable, dormant dans les bras de la plage recourbée, se déroula devant eux. Maltravers qui, jusque là, avait écouté en silence le babil de son compagnon, s’arrêta brusquement.

« Regardez cette mer, Ferrers !… quel spectacle ! quelle atmosphère délicieuse ! Combien ce clair de lune est doux ! Ne vous figurez-vous pas les aventuriers grecs de l’antiquité, lorsqu’ils fondèrent leur première colonie dans cette divine Parthénope, cette favorite de l’océan ? ne les voyez-vous pas d’ici, contemplant ces vagues, et cessant de pleurer la Grèce ?

— Je ne puis rien me figurer de semblable, dit Ferrers ; et, soyez sûr qu’à une heure pareille, ces messieurs les Grecs, à moins qu’ils ne fussent en campagne pour quelque piraterie (car c’étaient de maudits voleurs que vos colons grecs de l’antiquité), ces messieurs, dis-je, dormaient profondément dans leurs lits.

— Avez vous jamais fait des vers, Ferrers ?

— Cela va sans dire, tout homme intelligent a fait des vers une fois dans sa vie. La petite vérole et la poésie, ce sont deux maladies de la jeunesse !

— Et avez-vous jamais senti la poésie ?

— Comment, senti ?

— Oui ; si par exemple vous avez parlé de la lune dans vos vers, l’avez-vous sentie luire dans votre cœur ?

— Mon cher Maltravers, si j’ai parlé de la lune dans mes vers c’était, selon toute probabilité, pour la faire rimer avec lagune. Le soir sur la lagune !… c’est une terminaison admirable pour le premier hexamètre ; et la lune est inscrite tout naturellement pour la seconde étape. Entrez donc !

— Non, je resterai dehors.

— Voyons ! pas d’enfantillage.

— Au clair de lune il n’y a pas de plus grand enfantillage que le bon sens.

— Comment ! nous qui avons escaladé les Pyramides, navigué sur le Nil, vu la magie du Caire, nous qui avons failli être assassinés, joués et bosphorisés à Constantinople ; c’est nous qui, après avoir cumulé tant d’aventures, assisté à tant de spectacles, et entassé en quatre années des événements qui auraient rassasié, en fait de romans, l’appétit d’un cormoran, eût-il atteint l’âge d’un phénix : c’est nous qui irions faire les langoureux et adresser des soupirs à la lune, comme un apprenti aux cheveux noirs, avec une cravate à la Jeannot, à bord d’un caboteur du port de Margate ? C’est absurde, vous dis-je. Nous avons trop vécu pour n’avoir pas épuisé le sentiment, laissons cette maladie à la jeunesse novice.

— Vous avez peut-être raison, Ferrers, dit Maltravers, en souriant. Mais pourtant je sais encore jouir d’une belle nuit.

— Ah ! si vous aimez les mouches dans votre soupe, comme dit l’homme à son convive en remettant soigneusement dans la soupière ces petits nègres entomologiques, après qu’il se fut servi lui-même ; si vous aimez les mouches dans votre soupe, c’est différent. Buona notte ! »

La théorie de Ferrers était certainement vraie en ce que, lorsqu’on a essuyé de véritables aventures, on n’éprouve plus guère cette sensibilité maladive. La vie est un sommeil, pendant lequel on rêve davantage au commencement et à la fin ; le milieu nous absorbe trop pour nous laisser le temps de rêver. Mais néanmoins, ainsi que le disait Maltravers, on peut encore jouir d’une belle nuit, surtout sur le rivage de Naples.

Maltravers se promena d’un pas rêveur en long et en large pendant quelque temps. Son cœur était ému ; de vieux refrains tintaient à ses oreilles ; de vieux souvenirs se présentaient à sa mémoire ; mais les yeux noirs et doux de madame de Ventadour brillaient à travers toutes les ombres du passé ! Délicieux enivrement ! Breuvage de la fiole couleur de rose !… Ce n’est que de l’imagination, mais cela paraît de l’amour !


CHAPITRE II.

Ainsi parle le pèlerin : « Misérable est l’homme qui lâche la bride aux passions : quand elles naissent elles sont faibles et pâles, mais bientôt, si on les laisse faire, elles grandissent effroyablement ; c’est pendant qu’elles sont faibles qu’il faut se hâter de les combattre. »
(Spenser.)

Maltravers alla souvent chez madame de Ventadour ; elle recevait deux fois par semaine, et restait trois fois pour ses amis. Maltravers fut bientôt de ces derniers. Dans son enfance madame de Ventadour avait habité l’Angleterre, car ses parents y avaient émigré. Elle parlait l’anglais correctement et avec facilité, et Maltravers en était charmé ; bien que la langue française lui fût assez familière, il éprouvait, comme tous ceux qui tirent plus vanité de leur esprit que de leur personne, une orgueilleuse répugnance à hasarder ses plus nobles pensées sous le domino d’une langue étrangère. Peu nous importe que notre accent soit défectueux, que notre langage soit incorrect, lorsque nous débitons des riens ; mais si nous exprimons un peu de la poésie qui est en nous, nous frémissons à l’idée de risquer le moindre solécisme.

Ceci s’appliquait particulièrement à Maltravers ; car, non-seulement l’insouciant adolescent était devenu un homme d’un caractère fier et d’un goût délicat, mais il avait d’ailleurs une disposition naturelle pour tout ce qui est bienséant. Cette tendance se trahissait à son insu dans les plus petites choses ; c’est elle qui engendre le bon goût. Et c’était, en effet, un bon goût inné qui rachetait l’indifférence témoignée par Ernest pour ces détails personnels dans lesquels les jeunes gens mettent généralement tant d’amour-propre. Une netteté habituelle et militaire, un amour de l’ordre et de la symétrie, remplaçaient chez lui l’attention minutieuse donnée à la toilette ou à la représentation.

Maltravers ne s’était pas demandé deux fois dans sa vie s’il était laid ou beau ; comme la plupart des hommes qui connaissent un peu les femmes, il savait que la beauté est de peu de secours pour se faire aimer d’elles. La tournure, les manières, le ton, la conversation, ce quelque chose qui intéresse, ce quelque chose enfin dont on peut être fier, tels sont les attributs de l’homme fait pour être aimé. Et neuf fois sur dix, le joli garçon n’est que l’oracle de ses tantes, ou « l’amour d’homme » des femmes de chambre !

Pour laisser là cette digression, Maltravers était content de pouvoir parler sa langue maternelle à madame de Ventadour ; la conversation commençait généralement en français, et imperceptiblement se continuait en anglais. Madame de Ventadour était éloquente, et Maltravers aussi ; pourtant on aurait peine à s’imaginer un contraste plus frappant que celui qu’offraient leurs aperçus moraux et leur conversation. Madame de Ventadour envisageait tout en femme du monde : elle avait un esprit brillant et réfléchi, qui n’était pas dépourvu de tendresse et de délicatesse de sentiment ; mais tout cela portait une empreinte mondaine. Elle avait été élevée au milieu des influences de la société, et son esprit trahissait cette éducation. À la fois spirituelle et mélancolique (union assez fréquente), elle était disciple de cette triste mais caustique philosophie produite par la satiété. Dans la vie qu’elle menait, ni sa tête, ni son cœur n’étaient engagés ; les facultés de l’un et de l’autre étaient irritées sans être satisfaites ou occupées. Elle sentait aussi, un peu trop vivement, le vide du grand monde, et elle avait mauvaise opinion de la nature humaine. En somme, c’était une de ces femmes des Mémoires français ; une de ces charmantes et spirituelles Aspasies de boudoir, qui nous intéressent par leur finesse, leur tact, leur grâce, et leur ton d’exquise élégance, et qui évitent de tomber dans la frivolité et le superficiel, en partie grâce à une connaissance approfondie du système social où elles se meuvent, et en partie grâce à un mécontentement touchant et à demi caché, des bagatelles sur lesquelles elles dissipent leurs talents et leurs affections. Telles sont les femmes qui, après une jeunesse de faux plaisirs, finissent souvent par une vieillesse de fausse dévotion. C’est une classe de femmes particulière à ces rangs de la société, et à ces pays, où resplendit et se fane cet être brillant et malheureux : une femme sans affections domestiques !

Or, il y avait, dans Valérie de Ventadour, un spécimen de l’existence, que Maltravers n’avait pas encore rencontré ; et de son côté, il offrait peut-être, à la belle Française, une étude aussi nouvelle. Ils étaient enchantés de la société l’un de l’autre, quoique, par je ne sais quel hasard, ils ne fussent jamais d’accord.

Madame de Ventadour montait à cheval, et Maltravers était un de ses compagnons habituels. Les beaux paysages qu’ils traversaient ensemble, dans leurs excursions de chaque jour !

Maltravers était admirablement lettré. Les trésors des morts immortels lui étaient aussi familiers que sa propre langue. La poésie, la philosophie, la manière de penser, les habitudes de la vie du gracieux Hellène, ou du voluptueux Romain, étaient un genre de savoir qui constituait une partie habituelle et intime des associations et des particularités de son esprit. Son intelligence était saturée de l’antique Pactole, et charriait, à chaque marée, les paillettes d’or du classique Tmolus. Cette connaissance des morts, souvent bien inutile, possède un charme inexprimable quand on l’applique aux lieux où vécurent les morts. On se soucie peu des anciens sur Highgate Hill ; mais à Baïa, à Pompéïa, à côté de l’Hadès de Virgile, les anciens sont une société qu’on brûle de connaître intimement. Quel cicerone qu’Ernest Maltravers pour cette vive et curieuse Française ! Avec quelle avidité elle prêtait l’oreille aux récits d’une vie plus élégante que celle de Paris, d’une civilisation que le monde ne retrouvera plus jamais ! Et tant mieux ! car c’était une civilisation pourrie jusqu’à la moelle, quoique la surface en fût si brillante. Ces noms glacés, ces ombres sans corps, qui avaient maintes fois fait bâiller madame de Ventadour, dans de sèches histoires, puisaient dans l’éloquence de Maltravers le souffle de la vie ; elles se réchauffaient et s’animaient ; elles couraient aux festins et aux amours ; elles étaient sages ou folles, tristes ou gaies, comme des êtres vivants. D’un autre côté, les livres dont Valérie tirait son instruction élégante et ses observations intéressantes révélaient à Maltravers mille secrets nouveaux qui lui faisaient mieux connaître le monde actuel et réel. C’est un grand pas dans la philosophie de la vie, que fait un jeune homme de génie, lorsqu’il commence à comparer ses théories et son expérience à l’esprit d’une femme du monde aimable et spirituelle ! Peut-être n’y gagne-t-il pas grande élévation, mais combien il s’éclaire et se perfectionne à ce contact ! Que de mystères imperceptibles, et importants cependant, du caractère humain et de la sagesse pratique, ne puise-t-il pas à son insu dans l’étincelant persiflage d’une telle compagne ! Notre éducation est rarement complète sans un pareil enseignement.

« Et ainsi, vous ne pensez pas que ces majestueux Romains fussent, après tout, si différents de nous ? dit Valérie, un jour qu’ils admiraient la même terre et le même océan qu’avaient contemplé les regards du voluptueux, mais auguste Lucullus.

— Dans les derniers jours de leur république, un coup d’œil jeté sur leur état social pourrait nous donner une idée générale du nôtre. Leur système était le même : une grande aristocratie, agitée et soulevée par le vaste océan démocratique, qui mugissait au-dessous et autour d’elle, mais conservant toujours l’ambition et l’intelligence qui faisaient sa force. Une immense distance entre le riche et le pauvre ; une noblesse somptueuse, opulente, civilisée, sans pourtant beaucoup de raffinement ni d’élégance ; un peuple avec de puissantes aspirations vers une liberté plus parfaite, mais toujours prêt, dans un moment de crise, à se laisser influencer et dominer par sa vénération profondément enracinée pour cette aristocratie même, contre laquelle il luttait ; une route toujours ouverte, à travers les murailles de l’habitude et du privilége, à toutes les ambitions et à tous les talents ; mais un respect si grand et si universel pour l’opulence, que l’âme la plus noble devenait avare, rapace et corrompue, presque sans s’en douter ; l’homme sorti des rangs du peuple ne se faisait pas scrupule de s’enrichir en profitant des abus qu’il affectait de déplorer ; et tel qui aurait volontiers donné sa vie pour sa patrie ne pouvait s’empêcher de plonger les mains dans les coffres publics. Cassius, le patriote ferme et prévoyant, avec un cœur d’airain, avait, vous vous en souvenez, une main avide. Pourtant, quel coup porté aux espérances et aux rêves du monde, que le renversement du parti de la liberté après la mort de César ! Combien de générations d’hommes libres tombèrent dans les plaines de Philippes ! En Angleterre, peut-être aurons-nous un jour la même lutte ; en France aussi, mais sur un plus grand théâtre, avec des acteurs plus ardents, nous voyons déjà aux prises les mêmes éléments dont la lutte ébranla Rome jusque dans ses fondements, qui rétablit enfin à la tête de l’État le généreux Jules et l’hypocrite Auguste, qui renversa les colosses patriciens pour les remplacer par les nains dorés d’une cour, habile à tromper le peuple en lui donnant l’ombre au lieu du corps de la Liberté. Qui peut dire comment tout cela se terminera dans le monde moderne ? Mais lorsqu’un peuple a déjà une certaine proportion de liberté constitutionnelle, je crois qu’il n’y a pas de lutte plus dangereuse ni plus terrible que celle du principe aristocratique contre le principe démocratique. Un peuple contre un despote, voilà une lutte dont il n’est pas difficile de prédire l’issue. Mais le passage d’une république aristocratique à une république démocratique, c’est là véritablement la perspective vaste et illimitée qui est environnée d’ombres, de nuages et de ténèbres. Si l’entreprise échoue, l’aiguille du temps est reculée de plusieurs siècles sur le cadran des âges. Si elle réussit… »

Maltravers s’arrêta.

« Et si elle réussit ? dit Valérie.

— Eh bien, alors l’homme aura fondé la colonie d’Utopie ! répliqua Maltravers.

— Mais du moins, dans l’Europe moderne, continua-t-il, il y aura un vaste champ pour faire cette expérience. Car nous n’avons pas la plaie de l’esclavage qui, plus que toute autre chose, viciait tous les systèmes des anciens, et tenait le riche et le pauvre perpétuellement en guerre. De plus, nous avons la presse, qui est non-seulement la soupape de sûreté des passions de tous les partis, mais en même temps le grand registre où s’inscrivent les expériences de chaque heure ; l’intime, l’inappréciable grand-livre des profits et pertes. Non ; le peuple qui tient bien ce registre-là ne peut jamais faire banqueroute. Et la société des vieux Romains, leurs passions, leurs occupations, et leurs fantaisies quotidiennes ! En vérité, la satire d’Horace semble le miroir où se réfléchissent nos folies ! Ses pages faciles auraient pu être écrites dans la Chaussée-d’Antin ou à May-Fair ; cependant il est un point sur lequel le monde ancien différera toujours du monde moderne.

— Et quel est-il ?

— Les anciens ne connaissaient pas cette délicatesse dans les affections, qui caractérise les descendants des Goths, dit Maltravers, dont la voix trembla légèrement ; ils abandonnaient au monopole des sens ce qui réclamait une part égale de la raison et de l’imagination. Leur amour était un beau papillon capricieux ; mais ce n’était pas le papillon qui est l’emblème de l’âme. »

Valérie soupira. Elle regarda timidement le jeune philosophe ; mais il avait détourné les yeux.

« Peut-être, dit-elle après un court silence, peut-être notre vie se passe-t-elle plus heureuse sans amour. Et dans notre système social moderne (continua-t-elle, d’un air rêveur, et elle disait là une profonde vérité, quoique ce soit une conclusion à laquelle arrive rarement une femme), dans notre système social moderne, nous avons accordé à l’amour une trop grande prépondérance sur les autres entraînements de la vie. Dans notre enfance, on nous apprend à rêver d’amour ; dans la jeunesse, nos livres, nos conversations, notre théâtre, ne nous entretiennent que d’amour. On nous accoutume à considérer l’amour comme la chose essentielle de la vie ; et pourtant, aussitôt que nous touchons à l’expérience réelle, aussitôt que nous voulons satisfaire ce besoin dont on a stimulé chez nous l’appétit, neuf fois sur dix, nous nous trouvons malheureux et déchus. Ah ! croyez-moi, monsieur Maltravers, dans le monde où nous vivons, il ne faut pas proclamer trop haut la philosophie de l’amour !

— Madame de Ventadour n’en parle sans doute pas par expérience ! demanda Maltravers en regardant avidement la physionomie mobile de sa compagne.

— Non ; et j’espère ne la faire jamais ! dit Valérie avec beaucoup d’énergie. »

La lèvre d’Ernest se contracta légèrement : son orgueil était piqué.

« J’abandonnerais bien des rêves d’avenir, dit-il, pour entendre madame de Ventadour révoquer cet arrêt-là.

— Nous avons trop devancé nos compagnons, monsieur Maltravers, dit froidement Valérie, en tirant les rênes de son cheval. Ah ! monsieur Ferrers, continua-t-elle, au moment où Lumley et le beau baron allemand la rejoignaient, vous êtes trop galant ; je vois que vous voulez m’insinuer un compliment délicat sur mon talent d’écuyère, en me faisant croire que vous ne pouvez vous maintenir à mes côtés ; M. Maltravers n’est pas aussi poli.

— Mais non, dit Ferrers qui laissait rarement passer une politesse sans une réplique satisfaisante ; vous et Maltravers, vous paraissiez perdus au milieu des vieux Romains ; et notre ami le baron, a saisi cette occasion de me parler de toutes les dames qui l’adorent.

— Ah ! monsieur Ferrers, que vous êtes malin ! dit Schomberg tout confus.

Malin ! Mais non ; je ne disais pas cela par envie : on ne m’a jamais adoré, moi, Dieu merci ! Ce doit être bien ennuyeux !

— Je vous félicite de la sympathie qui existe entre vous et Ferrers, » dit tout bas Maltravers à Valérie.

Valérie se mit à rire ; mais elle demeura pensive et distraite tout le restant de la promenade, et pendant plusieurs jours les excursions à cheval furent interrompues. Madame de Ventadour était souffrante.


CHAPITRE III.

Amour, ne me délaisse pas ; privée de toi, que ma vie serait triste et sombre !
(Hermans. Chant du génie à l’amour.)

Je crains que, jusque-là, l’expérience n’eût rapporté peu de chose à Ernest Maltravers, si ce n’est quelques vulgaires monnaies de sagesse humaine (elles n’avaient pas grande valeur), tandis qu’il avait perdu beaucoup de cette noble opulence que possède l’enthousiasme de la jeunesse, au début de la vie. L’expérience ouvre la main publiquement pour nous donner, mais elle la glisse furtivement pour nous dérober davantage. On peut néanmoins dire en sa faveur que nous gardons ses dons ; tandis que, si jamais nous demandons sérieusement une restitution, il y a dix à parier contre un qu’elle ne nous rendra pas ce qu’elle nous a volé. Maltravers avait vécu chez des peuples où l’opinion publique n’a guère de force dans son influence, ni de rigidité dans ses principes ; et cela n’est pas fait pour améliorer un homme. De plus, il avait été lancé, tête baissée, au milieu des tentations qui forment la première épreuve de la jeunesse, avec une grande supériorité intellectuelle, et des passions ardentes ; celles-ci l’avaient entraîné à des fautes nombreuses, tandis que celle-là lui en avait épargné les conséquences. La nécessité de se mesurer contre le monde, de résister aujourd’hui à la fraude, demain à la violence, avait endurci la surface de son cœur, quoique, au fond, les sources en fussent toujours restées fraîches et vives. Il avait perdu beaucoup de sa vénération chevaleresque pour les femmes, car il les avait vues moins souvent trompées que trompeuses. Puis encore, les dernières années s’étaient écoulées pour lui sans but élevé, sans occupations fixes. Maltravers avait vécu du capital de ses facultés et de ses affections, dans un esprit de spéculation ou de prodigalité. Il est funeste pour un homme ardent et supérieur de n’avoir pas, dès le début, quelque grande ambition dans la vie.

En y réfléchissant, on ne doit donc guère s’étonner que Maltravers fût tombé dans un système involontaire d’entraînement, à la poursuite du plaisir, sans s’inquiéter beaucoup du mal ou du bien qui pouvait en résulter, pour les autres ou pour lui-même. Dès l’instant qu’on jette sa vie au hasard, on perd de vue le devoir ; et, bien que ceci paraisse paradoxal, on est rarement indifférent sans être en même temps égoïste.

En recherchant la société de madame de Ventadour, Maltravers ne faisait qu’obéir à l’impulsion machinale qui porte l’oisif vers la société qui charme le mieux ses loisirs. Son esprit y avait enrôlé son orgueil et sa vanité au service de sa fantaisie. Mais, quoique M. de Ventadour, homme frivole et débauché, semblât complétement indifférent à la conduite de sa femme, et quoique dans la société où vivait Valérie chaque dame eût son cavalier, pourtant Maltravers aurait frémi d’épouvante et d’incrédulité si on l’avait accusé de vouloir systématiquement s’emparer de ses affections. Seulement il vivait dans le monde, et en ressentait les influences comme les autres. Pourtant quelquefois, au fond de son cœur, il sentait qu’il ne remplissait pas sa véritable destinée, ses véritables devoirs ; et lorsqu’il sortait des brillantes réunions où il ne pouvait trouver qu’un plaisir indigne de remplir son cœur, il était de temps à autre poursuivi par ses anciennes et familières aspirations vers le beau, le grand, l’honnête. Mais l’Enfer est pavé de bonnes intentions ; et, en attendant, Maltravers s’abandonnait à la délicieuse présence de Valérie de Ventadour.

Un soir, Maltravers, Ferrers, l’ambassadeur français, une jolie Italienne, et la princesse de *** composaient toute la société réunie chez madame de Ventadour. La conversation tomba sur une de ces histoires scandaleuses, où figuraient des Anglais, comme cela est si commun sur le continent.

« Est-il vrai, monsieur, demanda gravement l’ambassadeur français à Lumley, que vos compatriotes soient bien plus immoraux que les autres peuples ? C’est fort étrange, mais dans chaque ville où j’arrive, il y a toujours quelque histoire dont les Anglais sont les héros. Je n’entends jamais parler de scandale parmi les Français, ni les Italiens ; toujours les Anglais !

— Parce que ces choses-là nous choquent, et que nous en faisons beaucoup de bruit lorsqu’elles arrivent, tandis que vous les prenez tout tranquillement. Chez nous le vice n’est qu’un épisode ; chez vous c’est le poëme épique.

— Je présume que vous avez raison, dit le Français avec son sérieux affecté. Si nous trichons au jeu, ou si nous courtisons une belle dame, nous le faisons avec décorum, et nos voisins n’ont rien à y voir. Mais vous, si vous rencontrez une faiblesse chez un de vos compatriotes, vous la traitez comme une affaire publique, qui doit être discutée, examinée, flétrie, et racontée au monde entier.

— Dites ce que vous voudrez, s’écria vivement Mme de Ventadour, j’aime ce système d’esclandre publique. Le régime de la crainte nous est souvent utile pour garder notre vertu. Peut-être le péché ne nous serait-il pas si odieux, si nous tremblions moins en songeant aux conséquences même des apparences.

— Hein, hein ! grogna M. de Ventadour en entrant dans le salon. Comment vous portez-vous ? Comment vous portez-vous ? Charmé de vous voir. Il fait triste ce soir ; j’ai mes soupçons qu’il pleuvra. Hein, hein. Ah ! ah ! monsieur Ferrers, comment ça va-t-il ? Voulez-vous me donner ma revanche à l’écarté ? J’ai mes soupçons que je suis en veine ce soir. Hein, hein !

— L’écarté ! bon, avec plaisir, dit Ferrers. » Ferrers jouait bien.

En un instant les conversations s’arrêtèrent. Toute la petite société se pressa autour de la table de jeu, à l’exception de Valérie et de Maltravers. Les chaises vacantes laissaient une espèce de brèche entre eux ; pourtant ils étaient près l’un de l’autre, et ils éprouvaient de l’embarras, car ils se sentaient seuls.

« Ne jouez-vous jamais ? demanda Mme de Ventadour, après un moment de silence.

— J’ai joué, dit Maltravers, et j’en connais la tentation. Je n’ose plus jouer maintenant. J’aime l’entraînement du jeu, mais ce qu’il a d’avilissant m’a humilié. C’est une ivresse morale, pire que l’ivresse physique.

— Vous parlez avec chaleur.

— Parce que je sens vivement. J’ai, une fois, gagné l’argent d’un homme que je respectais et qui était pauvre. Son angoisse fut une terrible leçon pour moi. Je rentrai chez moi épouvanté de penser que j’eusse pu éprouver tant de plaisir de la douleur d’un autre. Je n’ai jamais joué depuis lors.

— Si jeune avoir tant de résolution ! dit Valérie avec de l’admiration dans la voix et dans les yeux ; vous êtes un homme étrange. D’autres se seraient guéris en perdant ; vous vous êtes guéri en gagnant. Il est beau d’avoir des principes à votre âge, monsieur Maltravers.

— Je crains d’avoir agi plus par orgueil que par principe, dit Maltravers. Il y a quelquefois de la douceur dans une faute. Mais il n’y a pas d’angoisse comparable à celle que nous fait éprouver une faute dont nous sommes honteux. Je ne peux me résigner à rougir de moi-même.

— Ah ! murmura Valérie, c’est l’écho de mon cœur ! »

Elle se leva et s’approcha de la fenêtre. Maltravers hésita un moment, puis il la suivit. Peut-être pensait-il vaguement qu’il y avait une invitation dans ce mouvement.

La vue silencieuse s’alignait devant eux, mal éclairée par quelques rares lumières ; au delà on apercevait imparfaitement l’Océan, à la lueur de quelques étoiles qui s’efforçaient de percer les nuages épais dont l’atmosphère était obscurcie. Valérie s’appuyait contre la muraille, et les draperies de la fenêtre la cachaient à tous, excepté à Maltravers. Entre elle et lui se trouvait un grand vase de marbre rempli de fleurs ; éclairé par la lumière vacillante, le teint éblouissant de Valérie paraissait pâle, doux et rêveur. Maltravers ne s’était jamais senti aussi amoureux de la belle Française.

« Ah ! madame ! dit-il à demi-voix ; il y a une faute, si c’en est une, qui ne pourra jamais me coûter de honte.

— Vraiment ! » dit Valérie avec un tressaillement qui n’était pas affecté, car elle ne savait pas qu’il fût si près d’elle. En parlant, elle se mit, comme font toutes les femmes, à arracher quelques fleurs du vase qui se trouvait entre elle et Ernest. Cette petite main délicate et presque transparente, Maltravers la contemplait, puis il regardait la physionomie, puis encore la main. Il eut comme un éblouissement, et un instant après, involontairement, et comme par une impulsion irrésistible, cette main était dans la sienne.

« Pardonnez-moi, pardonnez-moi, dit-il en balbutiant ; mais c’est la faute du sentiment que j’éprouve pour vous. »

Valérie leva sur lui ses grands yeux rayonnants et ne répondit pas.

Maltravers continua :

« Accablez-moi de reproches, méprisez-moi, haïssez-moi si vous voulez. Valérie, je vous aime ! »

Valérie dégagea sa main, et continua à garder le silence.

« Parlez-moi, dit Ernest en se penchant vers elle ; un mot, je vous en conjure !… parlez-moi ! » Il s’arrêta ; pas de réponse ; il écouta en retenant son haleine ; il entendit un sanglot. Oui, cette femme du monde, si fière, si spirituelle, si imposante, était aussi faible en ce moment que la plus naïve enfant qui eût jamais écouté les aveux d’un amant. Mais combien étaient différents les sentiments qui faisaient sa faiblesse ! Quelles émotions douces et austères se confondaient en son cœur !

« Monsieur Maltravers, dit-elle en recouvrant sa voix, un peu pénible encore quoique plus ferme et plus claire que jamais ; le sort en est jeté, et j’ai perdu sans retour l’ami pour qui je ne puis vivre, mais pour qui j’eusse été heureuse de mourir ; j’aurais dû prévoir tout ceci, mais j’étais aveugle. Pas un mot de plus…, pas un mot de plus ; venez me voir demain, et laissez-moi maintenant !

— Mais, Valérie…

— Ernest Maltravers, dit-elle en posant légèrement sa main sur celle d’Ernest, il n’y a pas d’angoisse comparable à celle que nous fait éprouver une faute dont nous sommes honteux. »

Avant qu’il pût répondre à cette citation de son aphorisme, Valérie s’était éloignée ; et elle était déjà assise à la table de jeu, à côté de la princesse italienne.

Maltravers se rapprocha du groupe. Il fixa les yeux sur madame de Ventadour ; mais sa figure était calme ; on n’y lisait pas la trace d’une émotion. Sa voix, son sourire, ses manières nobles et charmantes, tout était comme au premier jour où il l’avait rencontrée.

« Ces femmes sont-elles assez hypocrites ! » murmura tout bas Maltravers. Ses lèvres se contractèrent dans un sourire dédaigneux qui avait souvent, dans les derniers temps, chassé l’expression sereine et bienveillante de ses jeunes années, de ces années où il ne savait encore ce que c’était que le mépris. Mais Maltravers ne comprenait pas la femme qu’il osait mépriser.

Il quitta bientôt le palazzo, et se rendit à son hôtel. Pendant qu’il méditait encore dans sa chambre, Ferrers vint le retrouver. Le temps où Ferrers avait exercé de l’influence sur Maltravers, était passé ; l’adolescent était devenu l’égal de l’homme, dans le maniement de cette lame à deux tranchants : la raison. Maltravers avait maintenant la calme conscience d’un génie supérieur. Il ne pouvait confier à Ferrers ce qui s’était passé entre lui et Valérie. Lumley était trop austère pour en faire le confident d’une affaire de cœur. En somme, dans les moments de joyeuse ardeur, au milieu d’aventures frivoles, Ferrers était charmant. Mais c’était un de ces hommes qui, dans la tristesse ou dans les émotions profondes, ne sont que des fâcheux.

« Vous êtes maussade ce soir, mon cher, dit Lumley en bâillant ; je présume que vous avez besoin de vous coucher ; il y a des gens qui sont si mal élevés, si égoïstes, qu’ils ne pensent jamais à leurs amis. Personne ne me demande ce que j’ai gagné à l’écarté. Ne soyez pas en retard demain matin ; je déteste de déjeuner seul, et moi je descends toujours à neuf heures moins un quart au plus tard. Je déteste les gens égoïstes et mal élevés. Bonsoir. »

Ce disant, Ferrers se retira dans sa chambre ; et tandis qu’il s’y déshabillait lentement, il s’adressa le monologue suivant :

« Je crois que j’ai tiré tout le parti possible de cet homme, et qu’il ne peut plus me servir à rien. Nous ne nous accordons plus très-bien ; peut-être suis-je moi-même un peu fatigué de ce genre de vie. Cela ne vaut rien. Je deviendrai ambitieux un jour ou l’autre ; mais je crois que c’est un mauvais calcul de ne pas jouir, en attendant, de sa jeunesse. Il est bien temps, à trente-quatre ou trente-cinq ans, de commencer à s’inquiéter de ce qu’on veut être à cinquante. »


CHAPITRE IV.

Cette tentation qui nous pousse au mal par l’amour de la vertu, est la plus dangereuse de toutes.
(Shakspeare. Mesure pour mesure.)

La voir demain ! et nous y sommes à demain ! pensait Maltravers, en se levant le lendemain matin, après une nuit d’insomnie. Avant qu’il eût obéi aux sommations impatientes de Ferrers, qui lui avait déjà envoyé dire trois fois « qu’il ne faisait jamais attendre personne, lui, » son domestique entra avec un paquet de lettres venant d’Angleterre, arrivées à l’instant par un des courriers qui honorent quelquefois de leur passage la ville de Naples, par parenthèse (laquelle pourrait être un marché lucratif pour le commerce anglais, si les rois napolitains se souciaient de relations commerciales, ou si les sénateurs anglais se préoccupaient de politique étrangère). Les lettres d’intérêt adressées par les banquiers ou les régisseurs furent bientôt parcourues ; Maltravers réservait pour la fin la missive de Cleveland. Elle contenait beaucoup de choses qui le touchaient intimement. Après quelques détails d’affaires. relatifs aux biens dont Maltravers avait maintenant l’administration, et après quelques commentaires sans importance, en réponse à des observations qui n’en avaient pas davantage, contenues dans les lettres d’Ernest, Cleveland continuait ainsi :

« Je vous assure, mon cher Ernest, qu’il me tarde de vous voir revenir en Angleterre. Vous êtes resté à l’étranger assez longtemps pour voir d’autres pays ; n’y restez pas assez longtemps pour les préférer au vôtre. Et puis, vous êtes à Naples ! Je tremble pour vous. Je connais bien cette existence charmante, rêveuse, pleine de loisirs, qu’on mène en Italie ; vie si délicieuse pour les hommes de savoir et d’imagination, si délicieuse aussi pour la jeunesse, si délicieuse pour le plaisir ! Mais, Ernest, ne sentez-vous pas déjà à quel point elle énerve ? Ne sentez-vous pas combien le voluptueux far niente nous rend impropres à l’activité sérieuse ? On peut finir par devenir trop raffiné, trop difficile pour remplir une tâche utile, et nulle part on ne le devient aussi rapidement qu’en Italie. Mon cher Ernest, je vous connais bien ; vous n’êtes pas fait pour tomber au rang d’un virtuose, avec un cabinet rempli de camées, et une tête remplie de tableaux ; encore moins êtes-vous fait pour devenir l’indolent Sigisbée de quelque belle Italienne, n’ayant plus qu’une passion et deux idées ; et pourtant j’ai connu des hommes d’autant de mérite que vous, dont cette enivrante Italie avait fait l’un ou l’autre de ces deux êtres insignifiants. N’allez pas vous laisser égarer par l’idée que vous avez beaucoup de temps devant vous. Il n’en est rien à votre âge et avec votre fortune. (Je voudrais bien que vous ne fussiez pas si riche !) Le loisir d’une année devient l’habitude de l’année suivante. En Angleterre, pour être un homme utile ou distingué, il faut travailler. Or, le travail, par lui-même, est doux, si nous nous y accoutumons de bonne heure. Nous sommes une race rude, mais aussi nous sommes une race virile ; et nul théâtre en Europe n’est plus propre à stimuler une habile et honnête ambition. Peut-être me direz-vous que vous n’êtes pas ambitieux en ce moment ; c’est possible : mais vous le deviendrez. Croyez-moi, il n’est pas d’être plus malheureux qu’un homme ambitieux sur le retour, qui a le désappointement de sentir qu’il a soif de la gloire, mais qu’il a perdu le pouvoir de l’obtenir ; qui brûle d’atteindre le but, mais qui ne veut ni ne peut quitter ses pantoufles pour s’y acheminer. Ce que je crains le plus pour vous, c’est l’un ou l’autre des deux maux que voici : un mariage contracté trop jeune, ou une liaison fatale avec quelque femme mariée. Le premier est certainement le moindre, mais ce n’en serait pas moins un très-grand mal pour vous. Avec votre sensibilité poétique, avec vos inquiètes aspirations vers l’idéal, le bonheur domestique vous paraîtrait bientôt fade et monotone. Il vous faudrait de nouveaux stimulants, et vous deviendriez un homme mécontent et désenchanté. Il est nécessaire que vous jetiez ce premier feu qui est comme la fièvre de la jeunesse, avant de vous engager dans des liens éternels. Vous ne savez pas encore vous-même ce que vous voulez. Ce serait un caprice chimérique, ou une impulsion momentanée, qui vous guiderait dans le choix d’une compagne ; et non pas cette profonde et intime connaissance des qualités les plus propres à s’harmoniser avec votre caractère. Pour vivre heureux ensemble, il faut que les gens puissent, en quelque sorte, s’adapter les uns aux autres ; que l’orgueil soit accouplé à l’humilité, l’impatience à la douceur, et ainsi de suite. Non, mon cher Maltravers, ne pensez pas encore au mariage ; et si vous en courez aucunement le risque, venez vers moi sur-le-champ. Mais si je vous mets en garde contre une union légitime, combien ne le ferai-je pas davantage contre un lien illicite ? Vous êtes précisément à l’âge, et vous avez un caractère qui doivent donner prise à cette tentation violente et mortelle. Chez vous ce ne serait pas une faute d’un moment, ce serait l’esclavage de toute la vie. Je connais et votre honneur chevaleresque, et la tendresse de votre cœur ; je sais combien vous seriez fidèle à celle qui se serait sacrifiée pour vous. Mais cette fidélité, Maltravers, à quelle vie d’activité et de talents perdus ne vous condamnerait-elle pas ? Mettant à part, pour le moment, la question de haute immoralité (car cette question-là n’a pas besoin de commentaires), qu’y a-t-il de plus funeste, pour une nature hardie et fière, que de se trouver, dès le début de sa carrière, en guerre avec la société ? Y a-t-il rien de plus capable d’anéantir une ambition virile, que d’abandonner la direction de son avenir à une femme jalouse de conserver le cœur de son amant, et intéressée à le détourner de toute carrière qui pourrait l’arracher à jamais de ses bras ? Je pourrais vous en dire davantage, mais j’espère que le peu que j’ai dit est déjà superflu ; s’il en est ainsi, donnez-m’en, je vous prie, l’assurance. Soyez convaincu, Ernest Maltravers, que si vous ne remplissez pas la tâche que la nature vous a destinée, vous deviendrez un misanthrope morose, ou un indolent sybarite : malheureux et désœuvré dans l’âge mûr, chagrin et triste dans la vieillesse. Mais si vous remplissez votre destinée, il faut en commencer bientôt l’apprentissage. Que je vous voie travailler et aspirer n’importe à quoi, Travaillez, travaillez ! c’est tout ce que je vous demande.

« Je voudrais bien que vous pussiez voir votre vieille maison de campagne ; elle a un aspect vénérable et pittoresque ; pendant votre minorité, on a laissé le lierre en envahir trois côtés. Montaigne y aurait volontiers demeuré.

« Adieu, mon très-cher Ernest,

« Votre tuteur inquiet et affectionné,
« Frédéric Cleveland. »

Post-scriptum. J’écris un ouvrage qui va me prendre dix ans de ma vie ; cela m’occupe sans me fatiguer. Écrivez donc quelque chose aussi. »

Maltravers venait d’achever la lecture de cette lettre, lorsque arriva Ferrers impatienté.

« Voulez-vous faire une promenade à cheval ? dit-il, j’ai renvoyé le déjeuner ; j’ai vu que ce n’était plus qu’une vaine espérance aujourd’hui. Quant à moi, je n’ai plus d’appétit.

— Bah ! dit Maltravers.

— Bah !… hum ! pour ma part, j’aime les gens bien élevés.

— J’ai reçu une lettre de Cleveland.

— Et que diable a-t-elle de commun avec notre chocolat ?

— Ah ! Lumley, vous êtes insupportable ! Vous ne pensez jamais qu’à vous ; et encore vous ne voyez jamais de vous que le côté animal.

— Ma foi, oui ! je crois avoir quelque bon sens, répondit Ferrers d’un petit air content de lui. Je connais la philosophie de la vie. Tous les bipèdes sans plumes sont des animaux ; je pense que si la Providence m’avait créé herbivore, j’aurais mangé de l’herbe ; si j’eusse été un ruminant, j’aurais ruminé ; mais comme elle a fait de moi un animal carnivore, culinaire, et cachinnatoire, je mange une côtelette, je peste contre la sauce, et je ris à vos dépens ; et c’est là ce que vous appelez être égoïste ? »

La matinée était avancée lorsque Maltravers se trouva dans le palazzo de madame de Ventadour. Il fut étonné, mais agréablement, d’être reçu, pour la première fois, dans ce sanctuaire privé, qui porte le titre usé de boudoir. Mais dans la simplicité du salon particulier de madame de Ventadour, il y avait peu de chose qui rappelât le boudoir d’une grande dame. C’était un appartement élevé, garni de livres, et meublé avec élégance, mais sans le moindre luxe.

Valérie n’y était pas ; Maltravers, dès qu’il fut seul, jeta un rapide coup d’œil autour de la chambre, s’appuya avec distraction contre la muraille ; hélas ! il avait déjà oublié tous les avertissements de Cleveland. Au bout de quelques instants la porte s’ouvrit, et Valérie entra. Elle était plus pâle que de coutume, et Maltravers crut voir des traces de larmes sur ses paupières. Il en fut touché, et son cœur saigna.

« Je crains de vous avoir fait attendre, dit Valérie en lui montrant un siége à une petite distance de celui où elle s’assit ; mais vous me pardonnerez, ajouta-t-elle avec un demi-sourire. Elle vit qu’il allait parler, et elle continua rapidement :

— Écoutez-moi, monsieur Maltravers ! avant de parler, écoutez-moi ! Vous avez proféré des paroles hier au soir que vous n’auriez jamais dû m’adresser. Vous avez prétendu… m’aimer.

— J’ai prétendu !

— Répondez-moi, dit Valérie avec une soudaine énergie, non pas comme un homme répond à une femme, mais comme une créature humaine répond à une autre. Du fond de votre âme, du plus profond de votre conscience, je vous adjure de me dire la simple, la loyale vérité. M’aimez-vous autant que votre cœur, que votre génie sont capables d’aimer ?

— Je vous aime sincèrement… passionnément ! dit Maltravers surpris et troublé, mais pourtant avec de l’enthousiasme dans sa voix mélodieuse et dans son regard éloquent.

Valérie le regarda comme si elle cherchait à pénétrer jusqu’au fond de son âme. Maltravers continua : Oui, Valérie, la première fois que je vous ai rencontrée, vous avez réveillé en moi un sentiment délicieux et longtemps assoupi. Mais, depuis lors, que d’émotions profondes ce sentiment n’a-t-il pas évoquées ! Votre gracieux esprit, vos charmantes pensées, si sages et pourtant si féminines, ont achevé la conquête que votre visage et votre voix avaient commencée. Valérie, je vous aime ! Et vous, vous… Valérie !… Ah ! je ne m’abuse pas…. vous aussi…

— J’aime ! dit Valérie en rougissant beaucoup, mais avec une voix calme. Ernest Maltravers, je ne le nie pas ; loyale ment et franchement j’avoue ma faute. J’ai examiné mon cœur pendant toute cette nuit d’insomnie, et j’avoue que je vous aime. Maintenant, comprenez-moi bien ; nous ne devons plus nous revoir.

— Quoi ! s’écria Maltravers en tombant à ses pieds, et en cherchant à retenir la main dont il s’était emparé. Quoi ! maintenant que vous avez donné à ma vie un charme nouveau, voulez-vous la flétrir aussitôt ? Non, Valérie ; non, je ne vous obéirai point. »

Madame de Ventadour se leva, et avec une froide dignité :

« Écoutez-moi tranquillement, dit-elle, ou bien quittez cette chambre ; et que tout ce que je voulais vous dire maintenant, reste à jamais secret. »

Maltravers se leva aussi, croisa ses bras avec hauteur, se mordit la lèvre, et s’arrêta debout devant Valérie, plutôt dans l’attitude d’un accusateur que d’un suppliant.

« Madame, dit-il gravement, je ne vous offenserai plus ; j’en croirai les airs que vous prenez, ne pouvant pas croire à vos paroles.

— Vous êtes cruel, dit Valérie, avec un sourire mélancolique ; mais tous les hommes le sont. À présent, laissez-moi me faire comprendre. Je fus fiancée à M. de Ventadour dans mon enfance. Je ne le vis qu’un mois avant notre mariage. Je n’eus pas le droit de choisir. Les filles en France ne l’ont jamais ! On nous maria. Je n’avais pas d’autre attachement. J’étais fière et vaine : la fortune, l’ambition et le rang contentèrent pendant quelque temps mes facultés et mon cœur. Je finis pourtant par devenir malheureuse et agitée. Je sentais qu’il manquait quelque chose dans ma vie. La sœur de M. de Ventadour fut la première à me conseiller la ressource commune de notre sexe (du moins en France), un amant. Je fus épouvantée et révoltée, car j’appartiens à une famille où les femmes sont chastes comme les hommes sont braves. Je commençai cependant à regarder autour de moi, et à chercher ce que pouvait avoir de vrai la philosophie du vice. Je découvris que nulle femme qui aime fidèlement et sincèrement un amant illicite, n’est heureuse. Je découvris aussi la hideuse profondeur de cette maxime de La Rochefoucault, qu’une femme (je parle des Françaises) peut, à la rigueur, vivre sans amant ; mais que, si elle en prend un, sa vie ne se passera pas sans qu’elle en ait d’autres. Elle est abandonnée ; elle ne peut supporter sa douleur et sa solitude ; il lui faut une nouvelle idole pour combler le vide de la première. Pour elle, il n’y a plus même cette chute douloureuse de la vertu au vice ; elle descend par une pente glissante et involontaire de faute en faute, jusqu’à ce que la vieillesse survienne et la laisse seule, sans amour et sans respect. Je raisonnais avec calme, car mes passions n’aveuglaient pas ma raison. Je ne pouvais aimer les égoïstes qui m’entouraient. Je décidai de mon avenir ; et maintenant, dans la tentation, je resterai fidèle à ma résolution. La vertu est mon amant, mon orgueil, ma consolation, l’âme de ma vie. Vous m’aimez, dites-vous, et vous voudriez m’enlever ce trésor ! Je vous vis, et, pour la première fois, j’éprouvai un sentiment vague et enivrant d’intérêt pour un autre ; mais jamais je ne songeai qu’il pût y avoir du danger. Quand je vous connus mieux, je me fis une illusion délicieuse et romanesque. Je voulais être votre amie la plus ferme, la plus fidèle, votre confidente, votre conseillère ; peut-être, dans certaines phases de votre vie, votre inspiration et votre guide. Je vous répète que je ne prévoyais aucun danger dans votre société. Je me sentais plus noble, meilleure. Je me sentais plus bienveillante, plus indulgente, plus exaltée dans la vertu. Je voyais la vie à travers le prisme d’une admiration pure pour une nature richement douée, et pour une âme profonde et généreuse. Je m’imaginais que nous pourrions toujours être ainsi l’un pour l’autre : l’un soutenant, rassurant, encourageant son ami ou son amie. J’envisageais même avec plaisir la perspective de votre mariage ; je me promettais d’aimer votre femme, de contribuer avec elle à votre bonheur. Mon imagination me faisait oublier la fragilité de notre nature. Soudain toutes ces illusions s’évanouirent ; le palais enchanté fut renversé, et je me réveillai sur le bord de l’abîme. Vous m’aimiez ! Au moment de ce fatal aveu, le masque tomba de mon âme, et je sentis que vous m’étiez devenu trop cher !… Encore un moment de silence, je vous en conjure ! je ne vous parlerai pas des émotions, des combats, par lesquels j’ai passé depuis quelques heures : c’est la crise de ma vie. Je ne vous parle que de la résolution que j’ai prise. J’ai pensé que je vous devais la vérité, et qu’il n’était pas indigne de moi de vous la dire. Peut-être, comme femme aurais-je dû vous la taire ; mais mon cœur a quelque chose de mâle dans sa nature. J’ai grande foi dans votre noblesse. Je vous crois capable de sympathiser avec ce qu’il y a de meilleur dans la faiblesse humaine. Je vous dis que je vous aime ; je m’abandonne à votre générosité. Je vous conjure de m’aider à faire ce que je dois ; je vous conjure d’avoir de l’estime pour moi, de me respecter et de me quitter ! »

Pendant la dernière partie de cet aveu étrange et loyal, la voix de Valérie était devenue on ne peut plus touchante : sa tendresse se trahissait dans ses traits, lorsqu’elle se tut ; ses lèvres frémissaient ; des larmes, qu’elle avait réprimées par un effort violent, tremblaient à ses cils ; ses mains étaient jointes ; son attitude était celle de l’humilité, non de l’orgueil.

Maltravers restait comme pétrifié. À la fin, il s’avança, mit un genou en terre, baisa la main de Valérie avec un air de profond respect, et se dirigea vers la porte en silence ; il n’osait se risquer à parler.

Valérie le regarda avec effroi.

« Oh ! non, non ! s’écria-t-elle ; ne me quittez pas encore ! C’est notre dernière entrevue, notre dernière ! Au moins, dites-moi que vous me comprenez ; que si vous ne me croyez pas une pauvre insensée, vous ne me croyez pas non plus une coquette sans cœur. Dites-moi que vous savez que je ne suis pas cruelle comme j’ai pu le paraître ; que je ne me suis pas sciemment fait un jeu de votre bonheur ; que, même à présent, je ne suis pas égoïste ! Votre amour !… je ne vous le demande plus ! mais votre estime, votre bonne opinion !… Ah ! parlez, parlez, je vous en conjure !

— Valérie, dit Maltravers, si j’ai gardé le silence, c’est parce que mon cœur était trop plein pour trouver des paroles. Vous avez relevé toutes les femmes dans mon estime. Je vous aimais… maintenant je vous adore. Votre noble franchise, si différente de la faible irrésolution et des misérables artifices de votre sexe, a touché une corde de mon cœur muette depuis bien des années. En vous quittant, j’emporte une meilleure opinion de la nature humaine. Ah ! continua-t-il, Valérie, hâtez-vous d’oublier de moi tout ce qui a pu vous coûter une douleur. Mais, dans l’absence et la tristesse, laissez-moi la pensée que je conserve dans votre amitié (votre amitié seulement) l’inspiration, le guide dont vous avez parlé. Et si plus tard mon nom vous parvient, environné de gloire et d’honneur, vous saurez, Valérie, que je me suis dédommagé de la perte de votre amour en devenant digne de votre confiance et de votre estime. Ah ! pourquoi ne nous sommes-nous pas rencontrés plus tôt, lorsqu’il n’y avait pas d’obstacle entre nous !

— Partez, partez à présent ! balbutia Valérie, presque suffoquée par l’émotion. Que le ciel vous protége ! Partez ! »

Maltravers murmura quelques paroles incohérentes et inintelligibles et quitta la chambre.


CHAPITRE V.

Les hommes de sens, ces idoles des esprits bornés, sont très-inférieurs aux hommes de passion. Ce sont les fortes passions qui, en nous tirant de notre inertie, peuvent seules nous communiquer cette attention sérieuse et continue, nécessaire aux grands efforts intellectuels.
(Helvétius.)

Ce jour-là, quand Ferrers rentra de sa promenade accoutumée, il fut surpris de trouver le vestibule et l’antichambre de l’appartement, qu’il occupait en commun avec Maltravers, encombrés de sacs de nuit, de malles, de caisses et de livres ; tandis que le valet suisse d’Ernest donnait des ordres à un portefaix et à des garçons d’hôtel, dans un langage en mosaïque, combiné de français, d’anglais et d’italien.

« Tiens ! dit Lumley, qu’est-ce que tout ceci ?

— Il signor va partir, sir ; ah ! mon Dieu ! tout subito.

— Oh ! oh ! Et où est-il en ce moment ?

— Dans sa chambre, sir. »

Ferrers se fraya un passage à travers ce chaos, ouvrit, sans cérémonie, la porte de la chambre de son ami, et vit Maltravers plongé dans un fauteuil ; ses mains tombaient inertes sur ses genoux, sa tête était affaissée sur sa poitrine, et toute son attitude exprimait le découragement et l’accablement.

« Qu’avez-vous donc, mon cher Ernest ? Vous n’avez pas tué quelqu’un en duel, par hasard ?

— Non.

— Qu’y a-t-il donc, alors ? Pourquoi partez-vous, et où allez-vous ?

— Qu’importe ? Laissez-moi tranquille.

— C’est amical ! dit Ferrers ; très-amical ! Et moi, que vais-je devenir ? Quelle société aurai-je dans ce maudit repaire d’antiquaires et de lazzaroni ? Vous n’avez pas de sensibilité, monsieur Maltravers !

— Voulez-vous venir avec moi, alors ? dit Maltravers en faisant de vains efforts pour sortir de son accablement.

— Mais où allez-vous ?

— N’importe où ; à Paris… à Londres.

— Non ; j’ai fait mes projets pour cet été. Je ne suis pas si riche que certaines gens. Je déteste le changement : cela coûte trop cher.

— Mais, mon cher ami…

— Et croyez-vous que ce soit bien agir à mon égard ? continua Lumley, qui, pour la première fois de sa vie, était réellement en colère. Si j’étais un vieil habit que vous eussiez porté pendant cinq ans, vous ne me jetteriez pas de côté avec plus de sans-façon.

— Ferrers, pardonnez-moi. Il y va de mon honneur. Il faut que je quitte ces lieux. J’espère que vous voudrez bien y rester mon hôte, quoique je sois absent. Vous savez que j’ai retenu cet appartement pendant trois mois encore.

— Hum ! dit Ferrers ; puisqu’il en est ainsi, autant que je reste ici. Mais pourquoi tout ce mystère ? Auriez-vous séduit madame de Ventadour, et son sage mari a-t-il des soupçons ? Hein, hein ! »

Maltravers étouffa l’indignation que lui causa cette grossière insinuation. Peut-être la patience n’est-elle jamais mise à une plus rude épreuve que lorsqu’il faut écouter les cyniques plaisanteries d’un ami mâle sur des liaisons de cœur.

« Ferrers, dit Maltravers, si vous tenez à mon affection, n’articulez jamais un mot irrespectueux pour madame de Ventadour, c’est un ange !

— Mais pourquoi quitter Naples ?

— Ne me tourmentez plus.

— Bonjour, monsieur » dit Ferrers, fort courroucé, et il sortit majestueusement de la chambre ; Ernest ne le revit plus avant son départ.

La soirée était avancée, lorsque Maltravers se trouva seul dans sa voiture, suivant à la lueur des étoiles l’ancienne et triste route de Mola di Gaëta.

Il se réjouissait de sa solitude ; il éprouvait un sentiment de soulagement inexprimable à être débarrassé de Ferrers. Le jugement sec, l’exigence impérieuse et absolue, malgré son ton badin, la sensualité amicale de son camarade, eussent été pour lui, dans l’état présent de son esprit, une torture continuelle.

Le lendemain matin, lorsqu’il se leva, les orangers en fleur de Mola di Gaëta envoyaient leurs parfums à la fenêtre de l’auberge où Maltravers était descendu. On était aux premiers jours du printemps, et il est impossible de décrire la fraîcheur de cette senteur, l’haleine embaumée et salubre qui s’exhalait de la terre et de l’air. L’Italie elle-même possède peu de sites plus charmants que Mola di Gaëta ; ni à Naples, ni à Sorrente, le calme Océan ne se pare d’un sourire plus en chanteur et plus doux.

Après un rapide déjeuner auquel il goûta à peine, Maltravers erra dans les bosquets d’orangers et gagna le rivage ; et là, étendu nonchalamment à côté des vagues plaintives, il s’abandonna à la rêverie, et il essaya pour la première fois, depuis sa dernière entrevue avec Valérie, de rassembler ses pensées et d’examiner l’état de son esprit et de ses sentiments. À son grand étonnement, il ne se trouva pas aussi malheureux qu’il s’y était attendu. Au contraire, une sensation douce et presque délicieuse, qu’il ne pouvait bien définir, flottait sur tous ses souvenirs de la belle Française. Peut-être tout le secret de cette paix de l’âme était-il qu’en même temps que sa fierté n’était point humiliée, sa conscience ne lui adressait point de reproches ; peut-être aussi n’avait-il pas aimé Valérie aussi ardemment qu’il se l’était imaginé. L’aveu et la séparation étaient arrivés heureusement avant que la présence de Valérie fût devenue le besoin de sa vie. Il se sentait réconcilié avec l’humanité et avec lui-même, comme par la vertu de quelque saint et mystique sacrifice. Il se réveillait à une appréciation plus juste et plus haute de la nature humaine, et de la nature des femmes en particulier. Il avait trouvé l’honnêteté et la sincérité là où il l’aurait le moins soupçonnée chez une femme de cour, chez une femme environnée d’une société frivole et corrompue ; chez une femme qui, pour l’empêcher de céder à l’entraînement, n’avait rien à redouter de l’opinion ni de ses amis, ni de son pays, ni de son mari même, ni du système social au milieu duquel elle vivait ; chez une femme du monde, une femme de Paris ! Oui, son désappointement même dissipait les vapeurs et les brumes qui, émanant des marais du grand monde, enveloppaient son âme. Valérie de Ventadour lui avait appris à ne pas mépriser son sexe, à ne pas juger d’après les apparences, à ne pas se dégoûter d’un monde vil et hypocrite. Il cherchait dans son cœur l’amour que lui inspirait Valérie, et il n’y trouvait plus que l’amour de la vertu. Ainsi, en tournant ses regards en lui-même, il s’éveillait par degrés à la connaissance des véritables impressions qui y étaient gravées, et il sentait que la goutte la plus amère dans cette source de larmes profondes n’était pas du regret pour lui, mais pour elle. Que d’angoisses avait dû subir cette âme fière avant de se soumettre à l’aveu qu’elle avait proféré ! Et pourtant ce fut dans cette affliction même qu’il finit par trouver une consolation. Une âme si forte était capable de supporter et de guérir la faiblesse du cœur. Valérie de Ventadour n’était pas femme, il le sentait, à s’abandonner sans réserve à des émotions enivrantes et coupables. Il ne pouvait se flatter qu’elle ne chercherait pas à arracher de son cœur un amour dont elle se repentait ; et, avec son égoïsme naturel, il soupirait en s’avouant aussi que, tôt ou tard, elle y réussirait.

« Qu’il en soit ainsi, dit-il presque à haute voix ; je vais préparer mon cœur à se réjouir lorsqu’il apprendra qu’elle ne se souvient de moi que comme d’un ami. Après le bonheur de posséder son amour, vienne l’orgueil de mériter son estime ! »

Tel fut l’esprit dans lequel il mit un terme à ses rêveries ; et chaque lieue qui l’éloignait du Midi, le confirmait et le raffermissait dans son sentiment.

Ernest Maltravers savait que les passions aussi contribuent beaucoup à nous purifier et à nous ennoblir ; que même un amour répréhensible, conçu sans dessein prémédité, et contre lequel (lorsqu’on en a bien compris la nature) on lutte avec un noble courage, laisse le cœur plus aimant et plus tendre, et l’âme plus sereine et plus grande. La philosophie qui se borne à la raison peut mettre en mouvement des automates ; mais ceux qui ont le monde pour théâtre et qui découvrent que leurs cœurs en sont les principaux acteurs, doivent puiser l’expérience et la sagesse dans la philosophie des passions.



LIVRE III.


CHAPITRE PREMIER.


Asseyons-nous en ces lieux, et que les sons de la musique se glissent dans nos oreilles. Les accents d’une suave harmonie s’accordent bien avec le doux silence et la nuit.
(Shakspeare.)


BARCAROLE CHANTÉE SUR LE LAC DE CÔME.


Climat délicieux ! climat de l’Italie !
Par ton charme enivrant l’infortune s’oublie ;
C’est chez toi que l’amour vient dresser ses autels,
Et des cieux attentifs les regards paternels
Pour tes heureux enfants ont gardé leur sourire ;
La fleur qui vient d’éclore au souffle de zéphyre,
Le rayon qui te verse une douce chaleur
À s’embellir pour toi ressentent du bonheur.

Lac sacré, tu parais une mer argentée,
Reflétant les soleils de la route lactée.
Diane chasseresse, avec la chaste cour
De ses nymphes au cœur insensible à l’amour,
Ne reposa jamais dans un bain plus limpide
Ses membres fatigués d’une course rapide.
Vois, la reine des nuits et les astres des cieux
Maintenant dans tes flots se cachent à nos yeux.

Bel enfant de ces monts qu’habite le silence,
Je t’envie et bénis ta molle nonchalance !
Que le mortel troublé par de tristes destins,
Emporte loin de toi sa peine et ses chagrins.
Nul n’a droit de flétrir la douceur de ta vie ;
Repose mollement sur ta couche bénie

De ton sommeil heureux, qu’on respecte le cours,
Enfant, savoure en paix le rêve de tes jours.


Tels étaient les accents, chantés dans sa douce langue italienne, et imparfaitement traduits ici, qui flottaient, par une délicieuse soirée d’été sur le lac de Côme. La barque d’où s’élevait ce chant voguait doucement sur les eaux transparentes, vers le bord moussu d’une verte pelouse, d’où l’on apercevait, sur une petite éminence, les murailles blanches d’une villa adossée à des vignobles. Debout sur cette pelouse, une femme, jeune et belle, s’appuyait au bras de son mari, et prêtait l’oreille à sa musique. Mais son plaisir s’augmenta bientôt d’un intérêt tout personnel, lorsqu’elle s’aperçut que les bateliers, en s’approchant de la rive, avaient changé de rhythme, et qu’ils chantaient en son honneur :


SÉRÉNADE ADRESSÉE À LA CANTATRICE.
Chœur.

Posons sans bruit les avirons ;
N’agitons plus les flots tranquilles
Dont le murmure aux environs
Pourrait troubler de purs asiles.
Amis, voyez ce bord sacré
Où les eaux caressent le sable :
C’est là le séjour révéré
De ce talent incomparable.
Les doux parfums du citronnier
Y viennent poussés par la brise ;
Que le courant hospitalier
Sur ses eaux en paix nous conduise
Vers cette déesse du chant,
Que le ciel prête à nos campagnes
Pour être l’esprit bienfaisant
Et la muse de nos montagnes.

Récitatif.

Le Lombard a perdu la source de ses gloires :
La couronne de fer échoit à l’étranger,
Qui fait de nos vallons un champ pour ses victoires ;
Et l’Italie en pleurs ne sait point se venger !
Mais auprès de ce lac où voguent nos nacelles,
La fille d’Harmonie a fixé son séjour ;
Les victoires de l’art ne sont pas les moins belles :
Ce laurier embellit du moins son dernier jour.

Chœur.

Ton chant rendit à l’esclavage
Le fier Teuton et le Gaulois.
Jadis devant notre courage
Mais aujourd’hui devant ta voix
Ils ont perdu leur arrogance ;
Et comme des rois tout-puissants
L’amour obtient obéissance,
De même as-tu fait par tes chants.
La lune efface les étoiles,
Et par elle la sombre nuit
Perd son ombre et n’a plus de voiles ;
L’âme est un jour nouveau qui luit
Au fond de l’homme qu’elle anime.
De même les divins accents
Ont un je ne sais quoi sublime
Qui donne à tout un nouveau sens.

Récitatif.

Qu’on honore à jamais le nom de cette reine,
Qui sait faire sentir les mystères du chant :
Sa voix de nos tyrans assoupissait la haine,
Et Rome en écoutant ton organe touchant
Oubliait ses affronts et son triste esclavage ;
Ton triomphe éclatait comme un brillant éclair
Qui lui faisait penser que ton divin langage
Reprenait le pouvoir qu’avait perdu le fer.


« Tu te repens, ma Teresa, d’avoir renoncé à ta brillante carrière pour un intérieur monotone, avec un mari assez âgé pour être ton père, dit le mari à sa femme, avec un sourire qui exprimait sa confiance dans sa réponse.

— Oh non ! Cet hommage même que je reçois serait sans charmes pour moi, s’il n’était entendu de toi. »

C’était une personne célèbre en Italie, que la signora Cesarini, maintenant madame de Montaigne ! Sa première jeunesse s’était passée au théâtre, et sa réputation de cantatrice avait été des plus retentissantes. Après une carrière théâtrale courte, mais splendide, elle avait épousé un gentilhomme français, noble et riche, elle s’était retirée du théâtre, et elle partageait sa vie entre les brillants salons de Paris et les bords rêveurs du lac de Côme, où son mari avait acheté une petite mais charmante villa. Cependant, dans sa vie privée, elle continuait à exercer son art enchanteur, auquel cette femme singulièrement douée, et d’un rare talent, ajoutait le don d’improvisation. Elle venait d’arriver pour passer l’été dans cette délicieuse retraite, et une troupe de jeunes enthousiastes de Milan s’étaient donné rendez-vous sur le lac de Côme, pour fêter son retour, et pour lui rendre hommage, par l’intermédiaire de la poésie et de la musique. C’est une tradition charmante que cette coutume des beaux jours, de l’Italie ; j’ai moi-même écouté sur les eaux tranquilles du même lac, une semblable ovation en honneur d’un génie encore plus grand : la divine et incomparable Pasta, la Sémiramis du chant ! Et pendant que dans ma barque immobile, je me sentais gagner par l’enthousiasme des exécutants, le batelier me toucha et me montrant du doigt une partie du lac où le soleil couchant répandait son sourire le plus radieux.

« C’est là, signor, me dit-il, que se noya un de vos compatriotes. Bellissimo uomo ! Che fù bello. »

Oui ; c’était là que, dans tout l’éclat de sa jeunesse, de sa noble et presque divine beauté, sous les fenêtres, sous les yeux mêmes de sa fiancée, les ondes immobiles avaient englouti l’idole de bien des cœurs, le brave et gracieux Locke[8]. Le ciel voluptueux planait sur sa tombe, et au-dessus d’elle flottaient les accents triomphants de la musique. C’était la morale des poëtes romains, conviant les vivants à savourer le plaisir en oubliant les morts.

Quand la barque toucha la rive, madame de Montaigne s’approcha des musiciens, les remercia avec une grâce charmante et un empressement sans affectation, d’un hommage offert avec tant de délicatesse, et les invita à mettre pied à terre. Les Milanais, au nombre de six, acceptèrent cette invitation, et amarrèrent à un petit promontoire de la rive. En ce moment M. de Montaigne attira l’attention de sa femme vers une barque qui était restée un peu en arrière, à l’ombre du rivage ; cette barque était occupée par un jeune homme, qui avait paru écouter la musique avec ravissement, et qui, une fois même, avait pris part au chœur, deux fois répété, avec une voix d’une justesse si parfaite, et d’une ampleur si remarquable, qu’elle avait éveillé l’admiration des exécutants eux-mêmes.

« Ce monsieur n’est-il pas de votre société ? demanda de Montaigne aux Milanais.

— Non, signor, répondirent-ils, nous ne le connaissons pas ; sa barque est arrivée vers nous à l’improviste, pendant que nous chantions. »

Tandis que s’échangeait ce dialogue, le jeune homme avait quitté son poste, et ses avirons fendaient la surface unie du lac, juste vis-à-vis de l’endroit où se trouvait de Montaigne. Avec la courtoisie habituelle à ses compatriotes, le Français leva son chapeau, et par ce geste il attira le regard et arrêta l’aviron du rameur solitaire.

« Voulez-vous nous faire l’honneur, dit-il, de vous joindre à notre petite réunion ?

— C’est un plaisir que j’ambitionne trop pour le refuser, répliqua le batelier avec un léger accent étranger : et un instant après il était à terre. Sa tournure avait quelque chose de remarquable. Ses longs cheveux flottaient avec une gracieuse négligence sur un front plus calme et plus pensif que ne le comportait son âge. Ses manières étaient singulièrement tranquilles et contenues ; elles n’étaient pas dépourvues d’une certaine dignité, rendue encore plus frappante par sa haute stature, le noble contour de ses traits, et par une expression habituelle de mélancolie sereine dans les yeux et le sourire.

— Vous n’aurez pas de peine à croire, dit-il, que, malgré la froideur dont on accuse mes compatriotes (car vous avez dû vous apercevoir déjà que je suis Anglais), en me trouvant si près du lieu consacré par l’inspiration, je n’ai pu m’empêcher de partager l’enthousiasme général. Pour ce qui est du reste, j’habite pour le moment cette villa qui est située là-bas, vis-à-vis de la vôtre ; je me nomme Maltravers, et je suis enchanté de penser que je ne suis plus tout à fait étranger à une personne dont la renommée m’est déjà parvenue. »

Madame de Montaigne fut flattée par quelque chose, dans le ton et la manière de l’Anglais, qui en disait beaucoup plus que ses paroles ; et au bout de quelques minutes, sous l’heureuse influence du sans-gêne continental, tous les membres de cette petite société semblaient s’être connus depuis plusieurs années. Du vin, des fruits et d’autres rafraîchissements simples et sans prétention furent disposés sur une table rustique au milieu du gazon ; et les convives s’assirent autour de cette table avec leurs hôtes. La lune les illuminait de sa blanche clarté, et le lac dormait paisible à leurs pieds comme une nappe d’argent. C’était un tableau digne d’un Boccace ou d’un Claude.

La conversation tomba tout naturellement sur la musique ; c’est presque la seule connaissance qu’on puisse accorder aux Italiens en général ; et encore ce savoir leur vient-il comme la lecture et l’écriture de Dogberry : naturellement. Car, pour ce qui est de la musique considérée comme science, les simples amateurs n’y connaissent pas grand’chose. Aussi vains et aussi fiers des derniers débris de leur génie national que l’étaient les Romains d’autrefois, de l’empire de tous les arts et des armes, ils considèrent comme barbares les harmonies des autres nations. Ils ne peuvent ni apprécier ni comprendre qu’on apprécie la grande musique allemande ; musique véritablement digne d’une nation d’hommes ; musique de la philosophie, de l’héroïsme, de l’intelligence et de l’imagination ; à côté de laquelle les mélodies de l’Italie moderne paraissent efféminées, fantastiques, et d’une faiblesse prétentieuse. Rossini est le Canova de la musique ; il a beaucoup de ce que celui-ci a de joli, mais rien de ce qu’il a de grand.

La petite réunion néanmoins parla musique avec une animation et un entrain qui charmèrent le mélancolique Maltravers ; depuis plusieurs semaines il n’avait eu d’autre société que ses pensées ; d’ailleurs, l’enthousiasme pour un art, quel qu’il fût, trouvait toujours en lui une prompte sympathie. Il écoutait avec attention, mais il parlait peu ; et de temps en temps, quand la conversation languissait, il examinait ses compagnons. Les six Milanais n’avaient rien de remarquable dans leur aspect ni dans leur conversation ; ils possédaient l’énergie et la volubilité caractéristiques de leurs compatriotes, avec quelque chose de la mâle dignité qui distingue le Lombard du Méridional, et un peu de la politesse française, que les habitants de Milan manquent rarement d’acquérir. Ils étaient évidemment de la classe moyenne, car Milan possède une classe moyenne qui promet beaucoup pour l’avenir. Mais ils ne se distinguaient en aucune façon d’un millier d’autres Milanais que Maltravers avait rencontrés sur les promenades et dans les cafés de leur noble cité. L’hôte était un peu plus intéressant. C’était un grand bel homme, d’environ quarante-huit ans, avec un front haut et des traits fortement empreints des traces austères de la pensée. Il avait peu de la vivacité française dans ses manières, et sans regarder son visage, on aurait pourtant senti instinctivement qu’il était le plus âgé de la société. Sa femme avait au moins vingt-quatre ans de moins que lui ; elle était gaie et enjouée comme une enfant ; mais une certaine douceur féminine et séduisante dans ses gestes sans contrainte, et dans son étincelante verve de gaieté, semblait tempérer l’enjouement folâtre de sa nature par le sentiment élégant des convenances de la société. Des cheveux bruns relevés négligemment autour d’un front large ; des yeux grands, noirs et riants ; un petit nez droit, un teint d’un brun presque olivâtre, mais relevé par une mobile teinte vermeille, qui s’évanouissait et se renouvelait sans cesse ; de petites fossettes dans une joue arrondie ; une bouche admirable de forme ; de petites dents semblables à des perles, et une taille légère et mignonne, un peu au-dessous de la moyenne : voilà le portrait de madame de Montaigne.

« Eh bien ! dit le signor Tirabaloschi, le plus bavard et le plus sentimental des convives ; voici de ces heures dont on conserve le souvenir jusqu’à la fin de ses jours. Mais nous ne pouvons espérer que la signora se souviendra longtemps de ce que nous ne pourrons jamais oublier, nous. Paris, dit le proverbe français, est le paradis des femmes, et dans le paradis, il va sans dire qu’on se rappelle fort peu ce qui s’est passé sur la terre.

— Ah ! dit madame de Montaigne, avec un charmant rire argentin, à Paris, il est de bon ton de mépriser la vie frivole des villes, et d’affecter des sentiments romanesques. Voici précisément une scène dont nos belles dames brûleraient de pouvoir parler, et que nos beaux écrivains seraient enchantés d’avoir à décrire ; n’est-il pas vrai, mon ami ? Et elle se tourna affectueusement vers de Montaigne.

— C’est vrai, répondit-il, mais vous n’êtes pas digne d’un pareil spectacle ; vous vous riez du sentiment et de tout ce qui est romanesque.

— Je ne me ris que du sentiment français et des romans de la Chaussée-d’Antin. Vous autres Anglais, continua-t-elle en hochant la tête et en regardant Maltravers, vous nous avez gâtés et corrompus ; non contents de vous imiter, il faut que nous vous dépassions ; nous remplaçons l’horrible par l’horreur même, et nous nous précipitons de l’extravagance dans la frénésie !

— La fermentation de la nouvelle école vaut peut-être mieux que l’immobilité de l’ancienne, dit Maltravers. Vous-mêmes, Signori, et il s’adresse aux Italiens ; vous qui, les premiers dans Pétrarque, dans le Tasse et l’Arioste, avez donné l’impulsion au genre sentimental et romantique ; vous qui avez élevé parmi les ruines mêmes de l’école classique, sur les débris de ses piliers corinthiens et de ses arcades fuyantes, les clochers et les créneaux de l’école gothique ; vous-mêmes, dis-je, vous délaissez en ce moment vos anciens modèles, et vous entraînez la littérature dans des voies plus nouvelles et plus larges. Ainsi va le monde : l’éternel progrès, c’est l’éternel changement.

— C’est très-possible, dit le signor Tiraboloschi, qui n’avait pas compris un seul mot de ce qu’on venait de dire. C’est même extrêmement profond ; en y réfléchissant, c’est beau… superbe. Vous autres Anglais, vous êtes si… si… Enfin c’est admirable. Ugo Foscolo est un grand génie ; Monti de même, et quant à Rossini, vous connaissez son dernier opéra ? Cosa stupenda ! »

Mme de Montaigne lança un regard vers Maltravers, frappa ses petites mains l’une dans l’autre, et partit d’un joyeux éclat de rire. La contagion gagna Maltravers qui rit aussi. Mais il se hâta de réparer la faute de pédantisme où il était tombé, en parlant à ses auditeurs un langage au delà de leur portée. Il prit une guitare, parmi les autres instruments de musique que les exécuteurs avaient apportés, et, après en avoir fait vibrer les cordes pendant quelques moments, il dit :

« Après tout madame, dans votre société, et au bord de ce lac éclairé par les rayons de la lune, la musique n’est-elle pas le meilleur moyen de communication entre nos pensées ? Tâchons d’obtenir que ces messieurs nous enchantent encore une fois.

— Vous anticipez le désir que j’allais exprimer, » dit l’ex-cantatrice ; Maltravers offrit la guitare à Tiraboloschi qui, du reste, brûlait du désir de faire admirer son talent. Il prit l’instrument en faisant une légère grimace de modestie, et dit à Mme de Montaigne : « Je vais vous chanter une romance composée par un jeune homme de mes amis, et que les dames admirent beaucoup, bien qu’elle me paraisse à moi un peu trop sentimentale. » Et il chanta les couplets suivants, comme font toujours les bons chanteurs, avec autant de sentiment que s’il eût été susceptible de les comprendre !

LA NUIT ET L’AMOUR.

Quand les étoiles scintillent dans le ciel pur, c’est l’heure où je pense à toi ! Tourne alors vers moi tes doux yeux, et regarde-moi comme les étoiles regardent la mer !

Car les pensées, comme les vagues pendant la nuit, ne brillent jamais plus que lorsqu’elles sont le plus calmes ; mon amour terrestre dort environné de lumières sous le firmament du tien.

Il est une heure où les anges veillent sur les hommes ; où les âmes vulgaires sont plongées dans le sommeil ; doux esprit, viens me trouver alors.

Il est une heure où des rêves pieux se glissent radieux à travers notre sommeil ; c’est l’heure mystique où nous devrions être ensemble.

Les vulgaires rayons du jour profaneraient ta sainte présence ; je ne dois voir en toi que mon étoile, mon ange, mon rêve !

Dès que l’exemple eut été donné, et que les éloges de la gracieuse maîtresse de la maison eurent excité l’émulation générale, la guitare passa de main en main, et chacun des Italiens prit part à ce concert improvisé. On aurait cru assister à l’une de ces antiques fêtes de la Grèce, où la lyre et la branche de myrte circulaient à la ronds.

Mais les Italiens, ainsi que l’Anglais, sentaient que le plaisir serait incomplet si la cantatrice et l’improvisatrice célèbre qui présidait au petit banquet ne se faisait entendre ; Mme de Montaigne, avec le tact d’une femme, devina le désir général, et prévint la prière qui devait inévitablement lui être adressée. Elle prit la guitare des mains de celui qui avait chanté le dernier, et, se tournant vers Maltravers :

« Vous avez sans doute entendu, lui dit-elle, quelques-uns de nos improvisateurs les plus distingués ; par conséquent, si je vous demande un sujet, ce n’est que pour vous prouver que c’est un talent dont les Italiens n’ont pas seuls le privilége.

— J’ai effectivement entendu, dit Maltravers, de vieux messieurs fort laids, avec de grands favoris et des gestes de la plus effrayante férocité, lancer des impromptu véhéments. Mais jusqu’à présent, je n’ai jamais entendu improviser une jeune et belle dame. Je ne croirai à l’inspiration que venant des lèvres de la muse elle-même.

— Eh bien, je ferai tous mes efforts pour mériter vos compliments ; il faut que vous me donniez un sujet. »

Maltravers réfléchit un instant, et proposa pour sujet l’influence des éloges sur le génie.

L’improvisatrice fit un signe d’assentiment et, après un court prélude, elle entonna un chant pathétique et varié, d’une voix si délicieusement sympathique, avec un goût si parfait, et un sentiment si profond, que cette poésie semblait être, aux auditeurs ravis, le langage même que devait parler Armide. Pourtant les vers de ce poëme, comme toutes les compositions improvisées, ne pouvaient ni se graver dans la mémoire, ni se transcrire sur le papier..

Quand Mme de Montaigne cessa de chanter, nul applaudissement frénétique ne se fit entendre ; les Italiens étaient trop frappés de la science, et Mallravers du sentiment qui s’y étaient révélés, pour proférer de vulgaires éloges. Avant que ce silence approbateur fût rompu, un nouvel arrivant, descendu des coteaux boisés qui s’élevaient derrière la maison, apparut au milieu du groupe.

« Ah ! mon cher frère, s’écria Mme de Montaigne, qui se leva précipitamment et se suspendit affectueusement au bras de l’étranger ; pourquoi êtes-vous resté si longtemps dans les bois ? Vous, si délicat ! Et comment allez-vous ? Comme vous me semblez pâle !

— Ce n’est que le reflet du clair de lune, Teresa, je me sens bien. »

Et en disant ces mots, le nouveau venu regarda la joyeuse réunion en fronçant le sourcil, et se détourna comme pour se dérober.

« Non, non lui dit Teresa, à voix basse, il faut que vous restiez un moment pour que je vous présente à mes convives ; il y a ici un Anglais qui vous plaira ; qui vous intéressera. »

Ce disant, elle l’entraîna presque malgré lui, et le présenta à ses invités. Le signor Cesarini leur rendit leurs saluts avec un mélange d’embarras et de hauteur, moitié gauche et moitié gracieux ; puis, murmurant quelques compliments inintelligibles, il se laissa tomber sur une chaise où il parut aussitôt s’abîmer dans ses rêveries. Maltravers le considéra, et son aspect, qui avait quelque chose, sinon de beau, du moins d’étrange et de singulier, lui plut. Il était extrêmement mince et frêle de taille ; ses joues étaient creuses et pâles ; il avait une profusion de boucles noirs et soyeuses qui lui descendaient jusqu’aux épaules. Ses yeux, profondément enfoncés dans leurs orbites, étaient grands et brillaient d’un éclat profond. Une fine moustache, frisée aux extrémités, donnait encore plus d’austérité à une bouche qui restait comprimée, avec une fermeté sombre et à demi sarcastique. Il n’était pas habillé comme on s’habille en général ; il portait une blouse en camelot de couleur foncée, un grand col de chemise rabattu, et une étroite bande de soie noire, enroulée plutôt que nouée autour de son cou. Son pantalon était collant, et une paire de bottes à la hongroise complétait son costume. Il était évident que ce jeune homme (car il était très-jeune ; il n’avait que dix-neuf ou vingt ans environ) cultivait cette fatuité du pittoresque, signe plus certain d’une excessive vanité que la fatuité plus commune de la mode.

C’est étonnant comme il arrive souvent que l’arrivée d’un seul intrus, dans une réunion où régnait une douce et familière harmonie, suffit pour en détruire tout le charme. On s’en aperçoit, même quand l’importun est agréable et communicatif. Mais dans le cas présent, un revenant même eût été à peine plus maussade et plus mal venu. La présence de cet homme, à l’air embarrassé, silencieux et hautain, jeta du froid sur toute la société Le joyeux Tiraboloschi s’aperçut immédiatement qu’il était temps de partir ; personne n’y avait songé auparavant, mais effectivement il était tard. Les Italiens commencèrent à s’agiter, à rassembler leur musique, à faire de beaux discours et de belles protestations, à saluer et à sourire ; puis ils sautèrent dans leurs bateaux, tirèrent au large, et se dirigèrent vers l’auberge de Côme, où ils devaient passer la nuit. Tandis que la barque s’éloignait, deux d’entre les Milanais prirent les avirons, et les quatre autres saisissant leurs instruments entonnèrent un chant d’adieu. Il était minuit, le silence environnant était devenu plus intense et plus profond. Dans la transparence de l’air, et dans les ombres que les rivages voisins et les collines lointaines projetaient sur l’eau, il y avait une puissance de silence extraordinaire. Ce tableau prêtait aux sons de la musique, dont les rames marquaient la cadence, et qui devenaient de plus en plus faibles, un charme magique et pénétrant impossible à décrire.

Ceux qui étaient restés à terre ne parlaient pas ; une larme de reconnaissance humectait les beaux yeux de Teresa, tandis qu’elle s’appuyait au bras vigoureux de de Montaigne, pour qui elle éprouvait un attachement d’autant plus profond et plus pur peut-être, à raison de la différence d’âge qui existait entre elle et lui. La jeune fille qui se décide à aimer un homme, non pas vieux, mais beaucoup plus âgé qu’elle, l’aime d’un amour mêlé de tant de confiance et de vénération ! Maltravers était debout à quelques pas des deux époux sur la pente du rivage, les bras croisés et le visage pensif.

« Comment se peut-il, dit-il sans s’apercevoir qu’il parlait à demi voix, que les êtres les plus vulgaires de ce monde aient le pouvoir de nous procurer un plaisir si divin ? Quel contraste entre ces musiciens et cette musique ! À cette distance leurs contours se dessinent vaguement, et l’on pourrait presque s’imaginer que les créateurs de ces suaves accents sont d’une autre nature que la nôtre. Peut-être est-ce de cette manière que la poésie du passé résonne à notre oreille, d’autant plus profonde, et d’autant plus divine, qu’elle est plus éloignée de l’argile dont étaient formés les poëtes. Art puissant ! art magique ! Comme tu nous embellis, comme tu nous élèves ! Que serait la nature sans toi !

— Vous êtes poëte, signor, dit une voix claire et douce, à côté du penseur : Maltravers tressaillit en s’apercevant qu’il avait été entendu, sans s’en douter, par le jeune Cesarini.

— Non, dit Maltravers, je cueille les fleurs, je ne cultive pas le sol.

— Et pourquoi pas ? dit Cesarini avec une soudaine énergie ; vous êtes Anglais, vous ; vous avez un public, vous avez une patrie, vous avez un théâtre vivant, un auditoire qui respire. Nous autres Italiens, nous n’avons rien que les morts. »

En regardant le jeune homme, Maltravers fut surpris de voir l’animation subite qui illuminait son pâle visage.

« Vous m’avez fait une question que je voudrais bien vous adresser à mon tour, dit l’Anglais, après un moment de silence. Vous êtes poëte, à ce que je puis voir ?

— Je me suis figuré que je pourrais l’être. Mais, chez nous, la poésie est un oiseau dans le désert ; il chante par instinct, et son chant meurt sans qu’on l’ait écouté. Ah ! que je voudrais appartenir à un pays vivant, tel que la France, l’Angleterre, l’Allemagne, l’Amérique, et non à la décomposition d’une géante défunte ! car telle est maintenant la terre de la lyre antique.

— Tâchons de nous revoir bientôt, » dit Maltravers, en lui tendant la main.

Cesarini hésita un moment ; puis il accepta et rendit le témoignage de politesse qui lui était offert. Malgré sa réserve, il sentait pourtant quelque chose qui l’attirait vers Maltravers ; en effet, Ernest possédait le don de fasciner tous ces malheureux insensés, qui ne se meuvent pas dans la sphère ordinaire du monde.

Quelques minutes plus tard, l’Anglais avait dit adieu aux hôtes de la villa, et son léger esquif fendait rapidement les ondes.

« Que pensez-vous de l’Inglese ? dit Mme de Montaigne à son mari, en s’en retournant vers la maison. (Ils ne dirent pas un mot au sujet des Milanais.)

— Il a une noble tournure, pour un homme aussi jeune, dit le Français ; il a l’air d’avoir vu le monde et d’avoir profité aussi bien que souffert de cette expérience.

— Ce sera une connaissance agréable de plus, reprit Teresa : et vous, Castruccio ?… »

Elle se retourna pour chercher son frère, mais Cesarini avait déjà disparu sans bruit dans la maison.

« Hélas ! mon pauvre frère ! dit-elle ; je ne puis le comprendre. Que veut-il donc ?

— La gloire ! répliqua de Montaigne avec calme, et la gloire est une ombre vaine ; il n’est donc pas surprenant qu’il s’agite en vain. »


CHAPITRE II.

Hélas ! à quoi bon consacrer son labeur incessant au culte ingrat des muses ? Ne vaudrait-il pas mieux faire comme font les autres ? Badiner à l’ombre avec Amaryllis, ou passer ses doigts dans la chevelure épaisse de Neœra.
(Milton. Lycidas.)

Il n’est rien de plus salutaire aux hommes actifs que de courts intervalles de repos, pendant lesquels on tourne ses regards au dedans au lieu de les tourner au dehors, et où l’on passe en revue, presque à son insu (car je tiens qu’un examen personnel sévère et consciencieux est chose plus rare qu’on ne le croirait), tout ce qu’on a fait, tout ce qu’on est capable de faire. C’est régler, en quelque sorte, avec le passé un compte de débiteur à créancier, avant de se lancer dans de nouvelles spéculations. Maltravers jouissait justement, dans ce moment-là, d’un semblable intervalle de repos. Dans une complète solitude, c’est-à-dire privé de toute société intime, il cherchait depuis quelques semaines à faire connaissance avec son caractère et son esprit. Il lisait et pensait beaucoup, mais sans but bien arrêté. C’est Montaigne, je crois, qui a dit quelque part : « On parle beaucoup de la pensée ; mais quant à moi, je ne pense jamais que lorsque je me mets à écrire. » Je ne crois pas que ce soit là un cas bien ordinaire, car les gens qui n’écrivent pas pensent tout autant que ceux qui écrivent ; mais la pensée suivie, sérieuse et développée, diffère de la vague méditation, en ce qu’elle doit être liée à un projet ou à un motif palpable. Il faut donc que nous soyons des hommes de plume, ou des hommes d’action, si nous voulons mettre à l’épreuve notre logique, ou développer en un dessin symétrique les couleurs confuses de notre raisonnement. Maltravers ne sentait pas encore cela, mais il se sentait déjà comme une lacune intellectuelle. Ses idées, ses souvenirs, ses rêves s’entassaient confusément ; il tâchait de les disposer avec ordre, mais il ne pouvait y réussir. Il était accablé par l’opulence mal rangée de son imagination et de son intelligence. Il s’était souvent imaginé, même étant enfant, qu’il était destiné à devenir quelque chose dans le monde ; mais il ne s’était jamais sérieusement demandé s’il devait être un homme de lettres ou un homme d’action. Il avait écrit des vers lorsqu’il avait senti la poésie jaillir irrésistiblement des sources intimes de l’émotion ; mais l’enthousiasme passé, il en avait considéré les effusions d’un œil froid et indifférent.

Maltravers n’était pas consumé par la soif de la gloire ; peut-être y a-t-il peu d’hommes de génie qui le soient par instinct. Il y a dans un esprit droit et sain, dont tous les dons sont bien équilibrés, une calme conscience de puissance, une certitude que, lorsqu’il déploiera sérieusement sa force, il faudra que ce soit pour réaliser les résultats ordinaires de la force. Les hommes qui n’ont que des facultés secondaires, sont, au contraire, chagrins et irritables, et se tourmentent à la poursuite d’une célébrité qu’ils n’estiment pas d’après leur propre mérite, mais d’après le mérite de quelque autre. Ils voient une tour, mais ils ne s’occupent qu’à en mesurer l’ombre, et ils se figurent que leur propre hauteur (qu’ils ne mesurent jamais) est capable d’en projeter sur la terre une qui pourra soutenir la comparaison. C’est le petit homme qui marche en relevant toujours le menton, et se tenant droit comme une flèche. L’homme de haute taille se courbe, et l’homme vigoureux n’est pas toujours à faire des tours de force.

Maltravers n’éprouvait pas encore cette soif ardente de renommée ; il n’en avait pas encore goûté la douceur et l’amertume. Fatal breuvage ! qui, si l’on y met une fois les lèvres, éveille trop souvent une ardeur inextinguible ! Il n’avait pas non plus d’ennemis ni d’envieux qu’il voulût se donner le plaisir d’humilier par son mérite ; motif d’ambition qui n’est pas rare chez les esprits fiers. À la vérité, il passait généralement pour un homme d’esprit, et les sots le craignaient. Mais, comme il ne gênait activement les prétentions de personne, personne ne songeait à le traiter d’imbécile. C’était donc tranquillement et naturellement que, pour le moment, son esprit se frayait un chemin légitime vers sa destinée d’activité. Il commença, avec une indifférence paresseuse, à prendre note de ses pensées et de ses impressions ; une fois sur le papier, elles firent naître de nouveaux sujets ; ses idées lui devinrent plus lucides à lui-même ; et la page se métamorphosa bientôt en un miroir, dans lequel il reconnaissait son image. Il écrivit d’abord rapidement, et sans système. Il n’avait d’autre but que de satisfaire son goût et de verser au dehors le trop plein de son esprit ; ses écrits, comme presque tous ceux de la jeunesse, étaient, pour ainsi dire, personnels. On a pour point de départ l’étroit foyer de sa passion et de son expérience propre ; ce n’est que plus tard, qu’on élargit sa sphère. Peut-être les hommes qui ont mérité de devenir nos maîtres, et qui nous ont laissé les leçons les plus riches et les plus étendues pour la pratique de la vie, et l’étude des caractères, ont-ils commencé par être personnels. Car chez un homme de haute capacité, il y a une perception très-profonde et très-vive de son existence propre. Un homme d’imagination et d’une nature susceptible a dix fois plus de puissance de vie qu’un homme borné, fût-il Hercule en personne. Il se multiplie dans mille objets, associe chacun d’eux à sa propre identité, se sent vivre dans chacun d’eux, et considère le monde, avec tout ce qu’il contient, comme une partie de son individualité. Plus tard, quand son feu commence à tomber, il fait rentrer ses forces dans la citadelle ; mais il conserve la connaissance du terrain qu’elles occupaient, et il s’y intéresse toujours. Il comprend les autres, car il a vécu de la vie des autres, de celle des morts et de celle des vivants ; tantôt il s’est cru un Brutus, tantôt un César ; et il s’est demandé comment il aurait agi dans presque toutes les circonstances imaginables de la vie.

C’est ainsi que, lorsqu’il commence à peindre des caractères essentiellement différents du sien, la connaissance lui en vient presque par intuition. C’est comme s’il décrivait les demeures qu’il a naguère habitées lui-même, quoiqu’il n’y ait pas fait long séjour. De là, vient chez les écrivains pour l’histoire, le roman où le théâtre, le gusto qu’où retrouve dans la peinture de leurs personnages ; leurs créations sont de chair et d’os ; ce ne sont pas des ombres ou des machines.

Quant aux sujets de ses rudes et incomplètes esquisses, Maltravers était donc un égoïste ; quant à la manière, il était, je l’ai déjà dit, négligent et indifférent, comme le sont ceux qui n’ont pas encore découvert que l’expression est un art. Pourtant ces compositions spontanées et sans valeur, ces confessions extatiques et secrètes de son cœur, étaient pour lui un délice. Il commençait à goûter les transports, l’enivrement d’un auteur. Ah ! que de volupté il y a dans ce premier amour de la muse, dans cette inspiration qui donne une forme palpable aux visions longtemps insaisissables, qui flottent autour de nous. C’est le beau fantôme de l’idéal qui est en nous, que nous évoquons dans le silence du cabinet, avec une simple plume en guise de baguette magique !

Le lendemain du jour où Maltravers avait fait la connaissance de la famille de Montaigne, il était assis de bonne heure dans la chambre qu’il préférait, et qu’il avait choisie parmi toutes celles de sa vaste et solitaire demeure, pour en faire son cabinet de travail. C’était dans un renfoncement, à côté d’une fenêtre ouverte, qui donnait sur le lac ; des livres étaient épars sur la table, et il écrivait quelques notes critiques sur ce qu’il lisait, les entremêlant de ses impressions sur ce qu’il voyait. Il n’y a pas de composition plus agréable que l’album d’un homme qui étudie dans la retraite, qui observe dans le monde, et qui sait sentir toutes choses et les admirer à loisir. Il était absorbé dans cette facile occupation, lorsqu’on annonça Cesarini, et que le jeune frère de la belle Térésa entra dans l’appartement.

« Je me suis empressé de profiter de votre invitation, dit l’Italien.

— Je suis flatté de cet empressement, répliqua Maltravers en serrant la main qui lui était timidement tendue.

— Je vois que vous écrivez. Je savais bien que vous vous occupiez de littérature. Je l’ai vu sur votre physionomie, je l’ai entendu dans le ton de votre voix, dit Cesarini en s’asseyant.

— C’est vrai ; je venais de tromper l’ennui d’un loisir inutile, dit Maltravers.

— Mais vous n’écrivez pas pour vous seul ; vous avez en vue les deux grands tribunaux : le Temps et le Public.

— Non pas, je vous le déclare sincèrement, dit Maltravers en souriant. Si vous regardez les livres qui sont sur ma table, vous verrez que ce sont les chefs-d’œuvre de l’érudition ancienne et moderne. Ce ne sont pas là des études faites pour encourager un novice….

— Mais pour l’inspirer.

— Je ne le pense pas. Les modèles peuvent nous former le goût comme critiques, mais ne nous excitent pas à devenir auteurs. J’imagine que c’est dans nos émotions, et dans le sentiment de notre destinée, que se trouve le grand levier de la matière inerte que nous façonnons. « Regarde dans ton cœur, et écris, » a dit un vieil écrivain anglais[9], qui aurait bien dû, pendant qu’il y était, joindre l’exemple au précepte. Et vous, signor….

— Je ne suis rien, et je voudrais être quelque chose, dit le jeune homme brièvement et avec amertume.

— Et pourquoi ne pas réaliser votre désir ?

— Simplement parce que je suis Italien, dit Cesarini. Chez nous il n’y a pas de public littéraire ; il n’y a pas une classe nombreuse de lecteurs. Nous avons des dilettanti, des literati, des étudiants et même des auteurs ; mais ils ne forment qu’une coterie, et non pas un public. J’ai écrit, j’ai publié ; mais personne ne m’a seulement prêté l’oreille. Je suis un auteur sans lecteurs.

— C’est un cas assez fréquent en Angleterre, » dit Maltravers.

L’Italien continua :

« Je voulais vivre longtemps dans la mémoire des hommes, je voulais réveiller des pensées longtemps muettes, faire vibrer encore une fois les cordes de l’antique lyre ! Vaine chimère ! Comme le rossignol ambitieux, je ne chante que pour me briser le cœur dans une fausse et mélancolique émulation des accents du musicien.

— Il y a des époques dans tous les pays, dit Maltravers avec douceur, où certains genres de littérature sont hors de vogue, et où nul génie ne peut y ramener l’attention du public. Mais vous avez dit avec justesse qu’il y a deux tribunaux : le Public et le Temps. Vous pouvez encore faire appel à ce dernier. Vos grands historiens italiens écrivaient pour les générations à venir ; leurs œuvres n’ont été même publiées qu’après leur mort. À mes yeux, cette indifférence pour la renommée vivante a quelque chose de sublime.

— Je ne puis les imiter ; et d’ailleurs ils n’étaient point poëtes, dit aigrement Cesarini. La louange est un aliment indispensable aux poetes ; l’oubli pour eux, c’est la mort.

— Mon cher signor Cesarini, dit l’Anglais, d’un ton pénétré, ne vous abandonnez pas à ces idées-là. Il faut qu’une saine ambition contienne en elle la rude étoffe d’une longévité persévérante ; elle doit vivre dans l’attente et l’espoir de ce jour qui luit tôt ou tard pour ceux dont les travaux méritent le succès.

— Mais peut-être les miens ne le méritent-ils pas. Je le crains quelquefois. C’est une horrible pensée.

— Vous êtes encore bien jeune, dit Maltravers ; peu d’hommes, à votre âge, ont même la soif de la gloire ! Peut-être ce premier pas vous a-t-il déjà fait faire la moitié du chemin. »

Je ne suis pas bien sûr qu’Ernest pensât bien ce qu’il disait ; mais c’était la consolation la plus délicate qu’il pût offrir à un homme dont la brusque franchise l’embarrassait et l’affligeait. Le jeune homme secoua la tête avec découragement. Maltravers essaya de changer d’entretien. Il se leva et se dirigea vers le balcon suspendu au-dessus du lac. Il parla du temps, des admirables sites environnants. Il signala les beautés de détail cachées dans l’ensemble du paysage, avec le regard et le goût d’un homme qui a examiné la nature dans ses plus petits secrets. Le poëte retrouva de la vivacité et de la gaieté ; il devint même éloquent ; il cita des vers, et parla poésie. L’intérêt qu’il inspirait à Maltravers s’accrut de plus en plus. Curieux de savoir si le mérite de son hôte égalait son ambition, il fit entendre à Cesarini qu’il désirait voir ses compositions. C’était justement ce que souhaitait le jeune homme. Pauvre Césarini ! Il était enchanté de trouver un nouvel auditeur, car il s’imaginait naïvement que tout auditeur sincère devait être un admirateur chaleureux. Cependant, avec la timidité habituelle de ses confrères, il affectait de la répugnance et de l’hésitation ; il retardait lui-même l’objet de ses vœux les plus ardents. Maltravers, pour aplanir les voies, lui proposa une excursion sur le lac.

« Un de mes domestiques ramera, dit-il ; vous me réciterez vos vers ; et moi je jouerai auprès de vous le rôle de la vieille servante de Molière. »

Maltravers avait un grand fonds de bienveillance naturelle dans l’occasion, quoiqu’il n’eût pas par excès de cette soi-disant bonne humeur qui flotte à la surface, et sourit également à tout le monde. Il avait beaucoup du lait de la bienveillance humaine, mais peu de son huile.

Le poëte consentit, et quelques moments après, ils voguaient sur le lac. Il faisait une chaleur accablante, et il était midi ; la barque glissait doucement à l’ombre du rivage, et Cesarini tira de sa poche des manuscrits couverts d’une belle et fine écriture. Qui ne connaît le soin que prend un jeune poëte pour revêtir de beaux atours ses vers bien-aimés !

Cesarini lisait bien et avec sentiment. Tout était favorable au lecteur. Sa physionomie poétique, sa voix, son enthousiasme à demi contenu, la prédisposition bienveillante de l’auditeur, le charme rêveur du paysage et de l’heure (car l’heure a une grande influence en pareille circonstance). Maltravers écoutait attentivement. Il est bien difficile de juger du mérite exact de la poésie dans une langue étrangère, même quand on la connaît bien ; l’intraduisible magie de l’expression, les petites subtilités du style, jouent un si grand rôle ! Mais Maltravers, sortant, comme il l’avait dit lui-même, de l’étude des grands maîtres, des écrivains originaux, ne put s’empêcher de sentir qu’il écoutait des productions médiocres et faibles, quoique harmonieuses. C’était la poésie des mots, et non des choses. Il lui parut cruel néanmoins de pousser trop loin son rôle de critique, et il eut recours à tous les lieux communs de l’éloge qui lui vinrent à l’esprit. Le jeune homme était enchanté. — Et pourtant, dit-il en soupirant, je n’ai pas de public. En Angleterre on m’apprécierait. Hélas ! en Angleterre, dans ce moment-là même, il y avait peut-être cinq cents poëtes, aussi jeunes, aussi ardents, et mieux doués encore que lui, dont les cœurs palpitaient du même désir, et dont les fibres se brisaient douloureusement par les mêmes désappointements.

Maltravers s’aperçut que son jeune ami ne voulait entendre à aucune observation qui ne fût pas tout simplement une louange. L’archevêque de Gil-Blas n’était pas plus prompt à s’offenser de toute critique qui n’était pas un panégyrique. Maltravers pensa que c’était mauvais signe ; mais il se rappela Gil-Blas, et il se garda bien de prendre la responsabilité pour lui-même du souhait bienveillant « de beaucoup de bonheur, et un peu plus de bon goût. » Cesarini, après avoir achevé la lecture de son manuscrit, était impatient de mettre un terme à l’excursion ; il brûlait d’être seul chez lui, pour savourer à son aise les éloges qu’il avait reçus. Mais il laissa ses poésies à Maltravers, et, mettant pied à terre près des ruines de la villa de Pline, il eut bientôt disparu.

Ce soir-là Maltravers lut les poëmes avec attention. Il se confirma dans sa première opinion. Le jeune homme écrivait sans posséder assez de connaissances. Il n’avait jamais éprouvé les passions qu’il dépeignait, il ne s’était jamais trouvé dans les situations qu’il décrivait. En lui, il n’y avait pas d’originalité, parce qu’il n’y avait pas d’expérience ; sa poésie était un délicieux mécanisme, rien de plus. Elle pouvait bien le tromper, car elle devait flatter son oreille. L’allure mélodieuse du Tasse ne vibrait pas plus musicalement que les stances cadencées de Castruccio Cesarini.

La lecture de ces poésies, ainsi que sa conversation avec le poëte, plongèrent Maltravers dans une profonde rêverie.

« Ce pauvre Cesarini doit me servir d’avertissement ! pensait-il. Il vaut mieux fendre du bois, ou tirer de l’eau, que de se dévouer à un art dans lequel on n’est pas capable de se distinguer. C’est rejeter loin de soi les saines ambitions de la vie, pour un rêve maladif ; c’est faire pis que les Rose-Croix, c’est sacrifier toute beauté humaine au sourire d’une sylphide, qui ne nous apparaît jamais qu’en vision. »

Maltravers relut ses compositions et les jeta au feu. Il dormit mal cette nuit-là. Son orgueil était un peu humilié. Il était comme une beauté qui a vu son portrait en caricature.


CHAPITRE III.

Suivez toujours le bon sens, l’âme de tous les arts.
(Pope, Essais moraux. Essai 4e.)

Ernest Maltravers passait beaucoup de son temps dans la famille de Montaigne. Il n’y a pas d’époque de la vie où l’on soit plus accessible au sentiment de l’amitié, que dans les intervalles d’épuisement moral qui succèdent aux désappointements des passions. Dans ces moments-là on trouve de l’attrait à ces sentiments plus calmes qui entretiennent, sans la surexciter, la circulation des affections. Maltravers éprouvait pour Teresa, si spirituelle, si mobile, si remuante, la bienveillante amitié d’un frère. C’était la dernière femme au monde dont il eût pu jamais devenir amoureux ; car son naturel ardent, susceptible, mais exigeant dans ses goûts, demandait du calme dans les manières et le tempérament de la femme qui pouvait lui inspirer de l’amour, et Teresa savait à peine ce que c’est que le repos. Soit qu’elle jouât avec ses enfants (elle en avait deux charmants, dont l’aîné avait six ans), soit qu’elle taquinât son calme et méditatif époux, soit qu’elle récitât des vers improvisés, ou qu’elle jouât sur le piano ou la guitare des morceaux qu’elle n’achevait jamais, ou qu’elle fît des excursions sur le lac, ou, en résumé, dans toutes les actions de sa vie, c’était toujours la Cynthie du moment. Toujours mobile et gaie, toujours d’humeur égale, elle ne reconnaissait nul souci et nulle contrariété dans la vie ; elle n’était susceptible de chagrin que lorsque la santé délicate, ou le caractère malheureux de son frère venait assombrir son atmosphère de brillant soleil. Même alors, la joyeuse élasticité de son esprit et de son tempérament dissipait bientôt ces moments de tristesse ; elle se persuadait que la santé de Castruccio se raffermirait d’année en année, et qu’il deviendrait un homme célèbre et heureux. Castruccio lui-même vivait, selon l’expression romanesque des rimailleurs, « d’une vie de poëte. » Il aimait à voir le soleil se lever sur les Alpes lointaines, ou la lune argenter à minuit la surface du lac. Il passait la moitié du jour, et souvent la moitié de la nuit, en promenades solitaires, accouplant ses rimes éthérées, ou se livrant à ses sombres rêveries ; il regardait la solitude comme l’élément du poëte. Hélas ! Dante, Alfieri, Pétrarque même, auraient pu lui enseigner qu’un poëte doit connaître à fond les hommes aussi bien que les montagnes, s’il veut devenir créateur. Lorsque Shelley, dans l’une de ses préfaces, se vante que les Alpes, les glaciers, et Dieu sait quoi encore, lui sont familiers, le critique qui a le sentiment de l’art ne peut s’empêcher de regretter qu’il ne se soit pas plutôt familiarisé avec Fleet-Street et le Strand. Peut-être alors, ce génie remarquable, aurait-il été plus capable de créer des personnages de chair et d’os, et de composer des ensembles complets et substantiels, au lieu de ces fragments brillants mais confus.

Quoique Ernest éprouvât de l’affection pour Teresa, et que Castruccio l’intéressât vivement, c’était de Montaigne qui lui inspirait le sentiment plus élevé et plus sérieux de l’estime. Le Français connaissait un monde bien plus étendu que celui des coteries. Il avait servi dans l’armée, il avait rempli avec distinction des emplois civils, et il possédait cette organisation morale, robuste et saine, qui peut s’adapter à toutes les phases de la société, et estimer froidement les chances de la destinée humaine. Les épreuves et l’expérience en avaient fait ce vrai philosophe, trop sage pour être optimiste, trop juste pour être misanthrope. Il jouissait de la vie avec modération, et poursuivait le sentier qui lui convenait le mieux, sans prétendre que ce fût celui qui convenait le mieux aux autres. Il se montrait peut-être un peu sévère à l’égard des fautes qui proviennent seulement de la faiblesse et de la vanité ; mais non pour celles qui ont leur source dans les grands caractères ou les pensées généreuses. Au nombre de ces traits caractéristiques, il possédait une profonde admiration pour l’Angleterre. Il éprouvait pour sa patrie un sentiment mêlé d’amour et de dédain. L’impétuosité et la légèreté de ses compatriotes froissaient ses idées de dignité sérieuse. Il ne pouvait leur pardonner, disait-il souvent, d’avoir fait en vain les deux grandes expériences de la révolution populaire et du despotisme militaire. Il n’avait de sympathie, ni pour les jeunes enthousiastes qui voulaient une république, sans bien approfondir le terrain des habitudes et des coutumes, sur lequel cette institution doit être édifiée, si l’on veut qu’elle soit durable ; ni pour la chevalerie ignorante et brutale qui soupirait après le rétablissement d’un empire guerrier ; ni pour les bigots stupides et arrogants, pour qui toute idée d’ordre et de gouvernement était inséparable de la dynastie fatale et usée des Bourbons. En résumé, le bon sens était pour lui, le principium et fons de toute théorie et de toute pratique. Et c’était cette qualité qui l’attachait aux Anglais. Sa philosophie, à ce sujet, était assez curieuse.

« Le bon sens, dit-il à Maltravers, un jour qu’ils se promenaient ensemble sur le rivage du lac, auprès de sa villa, le bon sens n’est pas, comme on le croit un attribut purement intellectuel : c’est plutôt le résultat d’un juste équilibre de toutes nos facultés, spirituelles et morales. Les malhonnêtes gens, ou ceux qui sont le jouet de leurs passions, peuvent avoir du génie ; mais ils ne montrent que rarement, pour ne pas dire jamais, du bon sens dans la conduite de leur vie. Il leur arrive quelquefois de gagner le gros lot, mais ils le doivent au hasard, et non à leur adresse. Quand je vois, au contraire, un homme qui poursuit une carrière honorable et droite, qui est juste envers les autres et envers lui-même (car on se doit justice à soi-même, au soin de sa fortune et de sa réputation ; au gouvernement de ses passions), j’admire dans cet homme-là un plus digne représentant de son créateur, que dans celui qui n’a que du génie. Nous disons du premier qu’il a du bon sens ; oui, mais il possède aussi l’intégrité, le respect de soi-même, l’abnégation. Mille épreuves que brave son bon sens, et dont il sort victorieux, étaient autant de tentations auxquelles étaient exposés sa probité, l’égalité de son humeur, en un mot tous les côtés de sa nature compliquée. Or, je ne crois pas qu’il eût plus de bon sens qu’un ivrogne n’aura de force dans les nerfs, s’il n’avait pas pris l’habitude constante d’affranchir son esprit des enivrements de l’envie et de la vanité, et des émotions diverses qui nous trompent et nous égarent. Le bon sens n’est donc pas une qualité abstraite ou un mérite unique et simple ; c’est le résultat naturel de l’habitude de penser juste, et par conséquent de voir clair. Il diffère autant de la sagacité qui appartient au diplomate et à l’homme de loi, que la philosophie de Socrate diffère de la rhétorique de Gorgias. De même que pour constituer cet attribut chez un homme, il faut le concours d’une masse de qualités individuelles, de même une masse de tels hommes, ainsi organisés, constituent le caractère d’une nation. Votre Angleterre est donc renommée pour son bon sens ; mais elle est renommée aussi pour les qualités qui accompagnent le bon sens chez les individus : beaucoup d’honnêteté et de bonne foi dans les transactions, un ardent amour de la justice et de l’équité, une horreur générale pour ces crimes violents trop fréquents sur le continent, et une persévérance énergique dans toute entre prise commencée, qu’elle doit à sa trempe hardie et robuste.

— Nos guerres, notre dette… commença Maltravers.

— Pardonnez-moi, interrompit de Montaigne, je parle de votre peuple, non de votre gouvernement. Il arrive souvent que le gouvernement représente fort mal la nation. Mais même pour les guerres auxquelles vous faites allusion, si vous examinez bien, vous trouverez qu’en général elles ont leur origine dans l’amour de la justice (qui est la base du bon sens), et non dans un désir insensé de conquête ou de gloire. Un homme, quelque sensé qu’il soit, sent battre un cœur dans sa poitrine, et une grande nation ne saurait être un égoïste mécanisme d’horloge. Supposons que vous et moi nous soyons des hommes sensés et prudents, et que nous voyons dans la foule un forcené qui assomme injustement un malheureux, nous serions des brutes et non des hommes si nous n’intervenions pas entre ce sauvage et sa victime ; mais si nous allions nous précipiter dans la foule, armés de gros bâtons, en commençant par frapper sur nos voisins, dans l’espoir que les spectateurs s’écrieront ; « Voyez ce gaillard-là, comme il est fort et hardi ! » alors nous ne serions que des fous stimulés seulement par un motif de sotte vanité. Je crains que vous ne trouviez, dans l’histoire militaire des Français et des Anglais, l’application de ma parabole.

« Cependant, j’avoue qu’il y a une vaillance, une noble ardeur de chevalerie normande dans toute la nation française, qui me fait pardonner la plupart de ses excès, et penser qu’elle est destinée à un grand avenir, quand l’expérience aura modéré la chaleur de son sang. Chez certaines nations, comme chez certains hommes, la maturité est lente à venir ; d’autres sont viriles dès le berceau. Les Anglais, grâce à leur vigoureuse origine saxonne, raffermie plutôt qu’affaiblie par l’infusion du sang normand, les Anglais n’ont jamais eu d’enfance. Cette différence est frappante lorsqu’on cherche les représentants des deux nations parmi leurs grands hommes, hommes de lettres, comme hommes d’action.

« Oui, continua de Montaigne, chez Milton et Cromwell il n’y a rien de l’enfant précoce. Je n’en puis dire autant de Voltaire et de Napoléon. Richelieu même, le plus mâle de nos hommes d’État, a dans sa nature assez de l’enfant français pour se croire un beau garçon, un galant, un bel-esprit et un poëte. Quant aux écrivains de l’école de Racine, ils n’étaient pas encore sortis des lisières de l’imitation, froids copistes d’une école pseudo-classique, où ils ne voyaient que la forme, au lieu de pénétrer l’esprit. Qu’y a-t-il de moins romain, de moins grec, de moins hébraïque, que leurs tragédies romaines, grecques et hébraïques ? Votre rude poëte, Shakspeare, dans Jules César, et même dans Troïlus et Cressida, a plus de l’esprit antique, précisément parce que ce ne sont point du tout des imitations de l’antique. Mais nos poëtes français ont copié les gigantesques figures du passé, exactement comme une pensionnaire copie un dessin, en le plaçant contre une vitre pour en calquer les lignes sur du papier végétal.

— Mais vos écrivains modernes ? De Staël, Chateaubriand[10] ?

— Je ne trouve d’autres défauts aux disciples de l’école sentimentale, répondit le sévère critique, que celui d’une excessive débilité. Dans leur génie il n’y a ni os, ni muscles ; tout est flasque et arrondi dans sa symétrie efféminée. Ils semblent croire que des fleurs de rhétorique et de petits aphorismes constituent la vigueur, et ils dépeignent les tempêtes du cœur humain avec la délicate mignardise d’un peintre de miniatures sur ivoire. Non ! ce sont là deux enfants d’une autre espèce, des enfants affectés, maniérés, bien habillés, très-intelligents, très-précoces, mais toujours des enfants. Leurs gémissements, leur afféterie sentimentale, leur personnalité et leur vanité ne peuvent intéresser des êtres mâles, qui connaissent la vie, et son austère mission.

— Votre beau-frère, dit Maltravers avec un demi-sourire, doit trouver en vous un censeur peu encourageant.

— Mon pauvre Castruccio ! répondit de Montaigne en soupirant ; c’est une de ces victimes que je crois plus nombreuses qu’on ne pense : un de ces hommes dont les aspirations dépassent les moyens. Je suis d’accord avec un grand écrivain allemand, que nul n’a le droit d’entrer dans les premières régions de l’art, à moins qu’il ne se sente assez de force et d’haleine pour atteindre le but. Castruccio pourrait être un membre aimable de la société, et même un homme utile et distingué, s’il voulait diriger les facultés qu’il possède vers des résultats qu’il fût capable d’obtenir. Il a suffisamment de moyens pour se faire une réputation dans toute autre carrière que celle de poëte.

— Mais les auteurs qui arrivent à l’immortalité ne sont pas tous du premier ordre.

— Ils sont tous de premier ordre à leur manière, j’imagine ; même si cette manière est fausse ou triviale. Il faut qu’ils soient liés à l’histoire de leur littérature ; il faut qu’on puisse dire en parlant d’eux : « Dans telle école, bonne ou mauvaise, ils ont exercé telle ou telle influence ; » en un mot, il faut qu’ils forment un chaînon dans la grande chaîne des auteurs d’une nation, chaînon qui sera peut-être oublié plus tard par les gens superficiels, mais sans lequel la chaîne serait incomplète. De sorte que s’ils ne sont pas de premier ordre à toute éternité, ils sont de premier ordre dans leur temps. Mais Castruccio n’est que l’écho des autres ; il ne peut ni fonder ni renverser une école. Pourtant (ajouta de Montaigne, après un moment de silence) cette malheureuse maladie de mon beau-frère se guérirait peut-être, s’il n’était pas Italien. Dans votre pays de mouvement et d’activité, après avoir échoué comme poëte, il embrasserait insensiblement quelque autre carrière, et sa vanité, sa manie de briller trouveraient une application rationnelle et digne d’un homme. Mais en Italie que peut faire un homme de moyens, s’il n’est ni poëte, ni brigand ? S’il aime son pays, ce crime est suffisant pour l’écarter de tout emploi civil, et son esprit ne peut faire un pas dans les voies hardies de la spéculation, sans se heurter contre l’Autrichien ou le Pape. Non ; ce que je puis espérer de mieux pour Castruccio, c’est qu’il finira par devenir antiquaire, et par se disputer avec les Romains à propos de ruines. Cela vaut encore mieux que de faire des vers médiocres. »

Maltravers gardait un silence rêveur. Ce qu’il y a de singulier, c’est que les opinions de de Montaigne ne décourageaient pas sa nouvelle et secrète ardeur pour les triomphes intellectuels. Non pas qu’il se sentît capable alors de les réaliser ; mais il sentait que sa nature était de fer, et il savait qu’un homme qui a du fer dans sa nature, doit finir par trouver quelque moyen de façonner ce fer à son usage.

L’hôte et son convive furent en ce moment accostés par Castruccio lui-même, silencieux et sombre, comme du reste il l’était presque toujours, surtout dans la société de de Montaigne, en présence de qui il sentait son amour-propre froissé ; car, bien qu’il fît tout ce qu’il pouvait pour mépriser son inflexible beau-frère, le jeune poëte était contraint de reconnaître que de Montaigne n’était pas un homme qu’on pût mépriser.

Maltravers dîna chez les de Montaigne, et passa la soirée avec eux. Il ne put s’empêcher d’observer que Castruccio, qui, dans ses vers, affectait les sentiments les plus tendres, et qui, en effet, était dans l’origine doux et affectueux de nature, s’était trop aigri par le pire de tous les vices intellectuels l’éternelle contemplation des qualités et des talents qu’il se reconnaissait, par un dépit constant des humiliations et des injustices qu’il subissait, pour contribuer jamais à l’agrément des personnes qui l’entouraient. Il n’avait aucune des petites pratiques de la bienveillance sociale ; il n’avait pas cette jeunesse de caractère enjouée qui appartient habituellement aux cœurs affectueux, et qui caractérise les hommes de grand génie lorsqu’ils se trouvent au milieu des amis qu’ils affectionnent ou de la famille qu’ils illustrent, quelque sérieuses que soient d’ailleurs leurs études, ou quelque sévères et reservés qu’ils se montrent au reste du monde. Préoccupé d’un seul rêve, concentré en lui-même, le jeune Italien était sombre et morose pour tous ceux qui ne sympathisaient pas avec ses fantaisies maladives. Il délaissait les enfants, la sœur, l’ami, toute la terre vivante, pour un poëme sur la solitude, ou des stances sur la gloire, Maltravers se disait en lui-même : « Je ne serai jamais auteur, je ne soupirerai jamais après la célébrité, si je dois acheter de vaines ombres à ce prix-là ! »


CHAPITRE IV.

On ne saurait trop se convaincre que les connaissances intellectuelles ne s’acquièrent qu’au prix de l’application, et qu’il est aussi absurde de s’attendre à les posséder sans elle, qu’il serait insensé d’espérer une moisson là où l’on n’a pas semé de grain.
Chaque acte de la vie peut être le point de départ d’une traînée de conséquences, dont l’influence ne se terminera qu’avec l’existence.
(Bailey. Essai sur la formation et la publication des opinions.)

Le temps s’écoulait, et l’automne s’avançait à grands pas vers l’hiver ; cependant Maltravers prolongeait son séjour à Côme. Il voyait peu de monde, hormis la famille de Montaigne, et nécessairement il passait seul la plus grande partie de son temps. Il continuait à s’occuper à des essais de ses facultés intellectuelles qui, tous les jours, prenaient plus d’essor et d’extension.

Néanmoins il cachait avec soin à ses nouveaux amis ses Passe-temps de Côme ; il ne cherchait pas d’auditeurs ; il ne songeait pas au public : il désirait simplement exercer son esprit. Il s’aperçut de lui-même, en travaillant, qu’on ne peut faire d’études bien approfondies, ni composer avec beaucoup d’art, si l’on n’a en vue quelque but défini : dans le premier cas il faut avoir une connaissance précise à acquérir ; dans le dernier quelque conception à développer. Maltravers sentit renaître sa passion d’adolescent pour la spéculation métaphysique ; mais c’était avec des résultats bien différents qu’il se mesurait contre les subtilités des érudits, maintenant qu’il avait l’expérience pratique de l’humanité ! De nouvelles lumières éclairaient insensiblement son intelligence à mesure qu’il pénétrait dans le labyrinthe par lequel nous tentons d’arriver à ce monstre curieux et biforme, notre propre nature… Son esprit se satura, pour ainsi dire, de ces études et de ces méditations profondes ; et lorsque enfin il se reposa, il lui sembla, qu’au lieu de vivre dans la solitude, il venait au contraire de passer par une phase d’activité au milieu du mouvement du monde, tant la connaissance qu’il avait acquise des autres et de lui-même était devenue plus juste et plus lucide. Mais, bien que ses travaux intellectuels trouvassent dans ses recherches comme une nouvelle vie, ils ne se bornaient pas là. La poésie et la littérature moins sérieuse ne remplirent pas simplement ses loisirs, elles lui devinrent un objet d’études critiques et réfléchies. Il se plaisait à approfondir les causes qui ont donné à ces tissus aériens, à ces bulles légères, créés par l’imagination des hommes, une influence si puissante et si durable sur un monde sec et positif. Et quel admirable théâtre, quel ciel, quel air délicieux pour commencer le travail d’une ambition qui cherche à fonder son empire dans les cœurs et la mémoire des hommes ! Je suis sûr que rien n’influe sur les futurs labeurs de l’écrivain, comme le lieu où il fait pour la première fois le rêve de devenir auteur.

Ernest fut tiré du milieu de ces occupations par une autre lettre de Cleveland. Cet excellent ami avait été désappointé et contrarié que Maltravers n’eût pas suivi son conseil de revenir en Angleterre. Il avait montré son mécontentement en ne répondant pas à la lettre d’excuses que lui avait écrite Ernest ; mais il venait d’être attaqué d’une maladie dangereuse qui l’avait mis aux portes du tombeau ; l’épuisement de ses forces avait radouci son humeur, et il écrivait à Maltravers, dès les premiers moments de sa convalescence, pour lui apprendre sa maladie, le danger qu’il avait couru, et l’engager de nouveau à revenir.

La pensée que Cleveland, le bon, l’indulgent, le cher mentor de sa jeunesse avait été en danger de mort, que plus jamais il n’aurait pressé cette main protectrice, que plus jamais il n’aurait entendu cette voix paternelle, frappa Ernest de terreur et l’accabla de remords. Il résolut sur-le-champ de retourner en Angleterre, et commença ses préparatifs de départ à cet effet.

Il alla prendre congé de la famille de Montaigne. Il trouva Teresa essayant d’enseigner à lire à son premier né. Elle était assise à côté de la fenêtre ouverte, dans un déshabillé d’une simplicité élégante mais sans prétention ; la figure délicate, quoique fraîche et hardie, du petit garçon était tournée sans crainte vers celle de sa mère, tandis qu’elle s’efforçait, d’un air moitié grave moitié riant, de l’initier aux mystères des monosyllabes ; le charmant enfant et la gracieuse jeune mère formaient un délicieux tableau. De Montaigne lisait les Essais de son illustre homonyme dont il se disait descendu, je ne sais à quel titre. De temps en temps ses yeux quittaient la page pour suivre les progrès de son héritier, et se mettre au courant de la marche de son intelligence. Mais il n’intervenait pas dans la leçon maternelle ; il avait la sagesse de comprendre qu’il y a, entre un enfant et sa mère, une espèce de sympathie préférable à la grave supériorité d’un père pour faire goûter l’instruction à l’enfance. C’était un homme de beaucoup trop de mérite pour ne pas mépriser tous ces systèmes actuellement en vogue, qui hâtent le développement des facultés enfantines, en les mettant sous cloche pour mûrir leur savoir précoce. Il savait que les philosophes n’ont jamais commis d’erreur plus grave qu’en insistant si fortement pour qu’on commençât l’éducation abstraite dès le berceau. Il est bien suffisant de s’occuper du caractère d’un petit enfant, et de corriger cette maudite prédilection pour le mensonge, qui contredit toute la théorie absurde du docteur Reid sur le penchant inné pour la vérité, et qui constitue l’épidémie dominante dans les Nurseries[11]. Par-dessus tout, quel avantage y a-t-il qui compense jamais le mal qu’on peut faire à la santé ou à la gaieté de l’enfance ? Autant que vous pourrez l’en empêcher, qu’il n’apprenne jamais le sentiment amer et abrutissant de la crainte. Un enfant hardi, qui vous regarde bien en face, ne ment point, et fait honte au diable ; il est du bois dont on fait les hommes bons et braves, et même les hommes sages !

Maltravers arriva, sans avoir été annoncé, au milieu de ce charmant tableau de famille, et il s’arrêta quelques moments auprès de la porte sans être aperçu. Le petit élève fut le premier à le voir, et oubliant soudain les monosyllabes, il courut au-devant de lui ; car Maltravers, bien qu’il fût d’un caractère plutôt doux que gai, était fort aimé des enfants, et, avec sa belle physionomie calme et bienveillante, il avait plus de succès auprès d’eux que s’il eût eu, comme le docteur Burchell de Goldsmith, les poches bourrées de pain d’épices et de pommes.

« Ah ! fi donc, monsieur Maltravers, dit Teresa en se levant ; vous avez soufflé sur tous les caractères que j’essaye depuis une heure de graver sur le sable.

— Non pas, signora, dit Maltravers, qui s’assit et prit l’enfant sur ses genoux ; mon jeune ami ne s’en remettra que mieux à l’œuvre après cette petite récréation.

— Vous allez passer la journée avec nous, j’espère ? dit de Montaigne.

— En effet, dit Maltravers, je venais vous en demander la permission, car je pars demain pour l’Angleterre.

— Est-il possible ? s’écria Teresa. Si précipitamment ! Comme vous allez nous manquer ! Oh ! ne partez pas. Mais peut-être avez-vous reçu de mauvaises nouvelles de votre pays ?

— J’ai reçu des nouvelles qui me forcent à partir, répondit Maltravers ; mon tuteur, mon second père a été dangereusement malade. Je suis inquiet à son sujet, et je me reproche de l’avoir oublié si longtemps dans votre société attrayante.

— Je suis véritablement fâché de vous perdre, dit de Montaigne avec plus de chaleur dans l’accent que dans les mots. J’espère du fond de mon cœur que nous nous reverrons bientôt. Vous viendrez peut-être à Paris ?

— C’est probable, dit Maltravers ; et vous, peut-être, viendrez-vous en Angleterre ?

— Ah ! que cela me ferait de plaisir ! s’écria Teresa.

— Non, cela ne vous en ferait guère, dit son mari ; vous n’aimeriez pas du tout l’Angleterre : vous trouveriez que c’est un séjour triste au delà de toute expression. C’est un de ces pays dont les habitants doivent être fiers de leur patrie, mais qui n’ont aucun agrément pour les étrangers, justement parce qu’ils offrent tant d’occupations sérieuses et entraînantes à leurs citoyens. Les pays qui ont le plus d’attrait pour les étrangers, sont ceux qui sont le plus défavorables aux natifs (témoin l’Italie) et vice versâ. »

Teresa secoua les boucles de sa brune chevelure, et refusa de se laisser convaincre.

« Où donc est Castruccio ? demanda Maltravers.

— Dans son bateau, sur le lac, répondit Teresa. Il ne pourra se consoler de votre départ ; vous êtes la seule personne qu’il puisse comprendre, et qui le comprenne lui-même ; la seule personne en Italie ; j’allais presque dire la seule au monde.

— Eh bien ! je le verrai à dîner, dit Ernest ; en attendant, puis-je espérer que vous voudrez bien m’accompagner à la Pliniana ? Je voudrais dire adieu à cette source limpide. »

Teresa, toujours enchantée de faire une excursion, consentit volontiers.

« Et moi aussi, maman, s’écria l’enfant ; et ma petite sœur ?

— Oh ! certainement, dit Maltravers répondant pour les parents. »

Ils furent tous bientôt prêts ; ils mirent au large, et, sous le ciel transparent et tiède (car le mois de novembre en Italie est aussi beau que le mois de septembre dans le Nord), ils traversèrent les eaux étincelantes du lac. Les enfants babillaient, et les grandes personnes parlaient de mille choses. Quelle charmante journée que cette dernière journée passée à Côme ! Car si les adieux de l’amitié ont, à la vérité, quelque chose de la mélancolie des adieux de l’amour, ils n’en ont pas l’angoisse. Peut-être serions-nous plus heureux si nous pouvions complétement nous défaire de l’amour. La vie en serait plus calme et plus heureuse. L’amitié, c’est le vin de l’existence ; mais l’amour en est l’alcool.

À leur retour, ils trouvèrent Castruccio assis sur la pelouse. Il ne parut pas aussi affligé du départ d’Ernest que Teresa s’y était attendue. Castruccio Cesarini était très-jaloux, et dans les derniers temps il avait été chagrin et mécontent de voir le plaisir que prenaient les de Montaigne à la société d’Ernest.

« Comment cela se fait-il ? se demandait-il souvent. Pourquoi la société de cet étranger leur plaît-elle plus que la mienne ? Mes idées sont aussi neuves, aussi originales ; j’ai autant de génie ; et pourtant mon beau-frère, qui est si froid, lui accorde du mérite, et prédit que ce sera un jour un homme remarquable : tandis que moi… Non !… on n’est jamais prophète dans son pays ! »

Malheureux jeune homme ! Son moral était envahi par les mauvaises herbes d’une poésie malsaine, et ces herbes parasites étouffaient les fleurs que devrait uniquement produire le terrain de l’intelligence avec une bonne culture. Pourtant Castruccio avait encore à passer par cette crise de la vie qui régénère ou anéantit une âme sensible et poétique ; cette crise où les passions remplacent le sentiment ; où l’amour qu’on éprouve pour un objet véritable rassemble en un seul foyer les rayons épars du cœur. Peut-être sortirait-il de cette épreuve plus pur et plus viril : du moins, Maltravers l’espérait souvent. Maltravers se doutait peu alors que sa propre destinée devait être intimement liée à cet épisode passager de l’histoire de l’Italien !

Castruccio parvint à tirer Maltravers à l’écart, et quand il se trouva seul avec l’Anglais dans le bois situé derrière la maison, il lui dit avec quelque embarras :

« Vous allez sans doute à Londres ?

— Je traverserai cette ville ; puis-je y faire pour vous quelque commission ?

— Eh bien, oui, mes poëmes !… J’ai envie de les publier en Angleterre. Votre aristocratie cultive la littérature italienne ; et peut-être serai-je lu par la noblesse et la beauté. C’est là l’auditeur naturel des poëtes. Quant à la vile multitude… je la méprise !

— Mon cher Castruccio, je veux bien me charger de faire publier vos poëmes à Londres, si vous le désirez ; mais ne nourrissez pas de fausses espérances. En Angleterre nous lisons peu la poésie, même dans notre langue, et nous sommes scandaleusement indifférents à l’égard de la littérature étrangère.

— Oui de la littérature étrangère en général ; et vous avez raison. Mais mes poëmes, c’est toute autre chose. Ils s’empareront forcément de l’attention d’une société intelligente et distinguée.

— Eh bien ! tentons cette expérience. Vous pourrez me confier vos poëmes quand je vous quitterai.

— Je vous remercie, » dit Castruccio d’un ton joyeux, en pressant la main de son ami.

Pendant tout le reste de la soirée ce ne fut plus le même homme ; il caressa même les enfants, et ne parut pas dédaigner la grave conversation de son beau-frère.

Quand Maltravers se leva pour partir, Castruccio lui remit son manuscrit ; puis, complétement absorbé par la destinée glorieuse que lui promettait son imagination, il disparut pour aller dans la solitude se livrer à ses rêveries. Il ne se souciait plus désormais de Maltravers ; il s’en était servi ; à quoi bon s’affliger de ce départ, puisque ce départ était l’ère de son apparition sur une nouvelle scène du monde !

Il tombait une petite pluie fine, quoique par moments les étoiles brillassent à travers les nuages entr’ouverts ; Teresa ne se hasarda donc pas à quitter la maison. Elle présenta sa joue satinée à baiser à son jeune convive, lui serra la main, et, les yeux remplis de larmes, elle lui dit adieu.

« Ah ! dit-elle, lorsque nous nous reverrons, j’espère que vous serez marié ! J’aimerai votre femme de tout mon cœur. Il n’y a pas de bonheur comparable à celui du mariage et du foyer domestique ! » Et Teresa regarda de Montaigne avec une naïve tendresse.

Maltravers soupira ; ses pensées s’envolèrent vers Alice. Où était-elle, en ce moment, la pauvre enfant isolée et sans famille, dont l’innocent amour avait jadis illuminé son foyer ? Il répondit machinalement quelque banalité, et quitta la chambre avec de Montaigne, qui voulut à toute force l’accompagner. En s’approchant du lac, de Montaigne rompit le silence.

« Mon cher Maltravers, dit-il d’un accent sérieux et affectueux, il est possible que nous ne nous revoyions pas d’ici à quelques années. Je m’intéresse vivement à votre bonheur et à votre carrière ; oui, votre carrière, je répète ce mot. Je ne cherche pas habituellement à inspirer de l’ambition aux jeunes gens. Il suffit à la plupart d’entre eux d’être de bons et honorables citoyens. Mais votre cas est différent. Je vois en vous cette jeunesse sérieuse et méditative (sans être ni téméraire ni présomptueuse), qui conduit généralement à la distinction dans l’âge mûr. Votre esprit n’est pas encore formé, c’est vrai ; mais il se dégage rapidement de la première fermentation des rêves et des passions de l’adolescence. Vous avez toutes choses en votre faveur : la fortune, la naissance, les relations ; et par-dessus tout, vous êtes Anglais ! Vous avez un vaste théâtre sur lequel, il est vrai, vous ne pouvez conquérir une place sans mérite et sans travail : tant mieux. Des rivaux forts et résolus vous y disputeront le succès, et, dans cette concurrence, il vous faudra déployer toute la puissance de vos moyens. Songez combien il est glorieux d’avoir quelque influence sur l’esprit déjà vaste mais toujours croissant d’un tel pays ; de sentir, en vous retirant de cette scène d’activité, que vous y avez joué un rôle qui ne s’oubliera pas ; que, subordonné à la grande volonté de Dieu, vous avez pu répandre de nouvelles idées dans le monde, que vous avez défendu le glorieux sacerdoce de l’honnête et du beau. Voilà la véritable ambition ! Le désir d’obtenir seulement une notoriété personnelle, n’est pas de l’ambition : c’est de la vanité. Ne soyez pas tiède ou insouciant. Le seul trait que j’ai observé en vous, ajouta le Français en souriant, qui puisse nuire à vos chances d’avenir, c’est que vous êtes trop philosophe, trop disposé au cui bono pour tout effort qui pourrait troubler l’indolence de vos loisirs studieux. Et il ne faut pas que vous supposiez, Maltravers, qu’une carrière active est un chemin semé de roses. À présent, vous n’avez pas d’ennemis ; mais, du moment où vous vous ferez remarquer, vous serez injurié, calomnié, insulté. Vous serez douloureusement étonné des courroux que vous exciterez, vous regretterez votre ancienne obscurité, et vous penserez, comme Franklin « que votre sifflet vous a coûté trop cher. » Mais, en retour des inimitiés individuelles, quelle noble compensation d’avoir fait du public lui-même votre ami ! De la postérité peut-être, votre disciple ! D’ailleurs, ajouta de Montaigne, avec un accent de solennité presque religieuse, il y a la conscience de l’esprit aussi bien que la conscience du cœur, et dans la vieillesse nous éprouvons autant de remords d’avoir négligé nos talents naturels, que d’avoir perverti nos vertus naturelles. Un homme qui peut se rendre le témoignage de n’avoir pas vécu en vain, d’avoir légué au monde un héritage d’instruction ou de plaisir, jette un regard en arrière sur ses luttes et ses efforts passés, avec un sentiment de satisfaction profonde et triomphante, et c’est une des plus heureuses émotions que puisse éprouver la conscience. Que sont, en effet, les fautes mesquines que nous commettons comme individus, qui n’affectent qu’un cercle restreint, et qui cessent avec notre vie, en comparaison du bien incalculable et éternel que nous pouvons produire, comme hommes publics, par un seul livre, ou par une seule loi ? Soyez convaincu que le Tout-Puissant qui pèse les bonnes et les mauvaises actions de ses créatures dans une juste balance, ne jugera pas les augustes bienfaiteurs du monde avec la même sévérité que ces frelons de la société qui n’ont pas d’éminents services à inscrire pur le Grand Livre éternel pour justifier le pardon de leurs petits vices. Ainsi donc, Maltravers, vous aurez tous les stimulants qui peuvent tenter un esprit élevé et une pure ambition, pour vous tirer de l’indolence voluptueuse d’un sybarite littéraire, et vous faire combattre dignement, dans la vaste arène du monde, pour la conquête d’une noble palme. »

Maltravers n’avait jamais éprouvé une émotion si flatteuse ; il ne s’était jamais senti si disposé aux résolutions élevées. La majestueuse éloquence, le chaleureux encouragement de cet homme habituellement si froid et si difficile, réveillèrent son ardeur comme le son de la trompette. Il s’arrêta ; sa respiration était entrecoupée, ses joues brûlantes.

« De Montaigne, dit-il, vos paroles ont dissipé mille doutes, mille scrupules… elles sont allées droit à mon cœur. Pour la première fois, je comprends la gloire ; je comprends le but et la récompense du travail ! J’avais peut-être déjà des rêves, des espérances, des aspirations ; car depuis plusieurs mois une âme nouvelle s’agite en moi. Je sentais bien que les ailes voulaient briser la coquille. Mais tout était confusion, obscurité, incertitude. Je doutais qu’il y eût de la sagesse dans l’effort, la vie étant si courte et les plaisirs de la jeunesse si enivrants ! Maintenant je n’envisage plus la vie que comme une parcelle de cette éternité, pour laquelle je sens que nous sommes nés ; et je reconnais cette solennelle vérité, que notre but, pour faire une vie digne de nous, doit être digne aussi de créatures chez lesquelles le principe vital ne s’éteint jamais. Adieu ! vienne la joie ou la douleur ; vienne la chute ou le succès, je m’efforcerai toujours de mériter votre amitié. »

Maltravers s’élança dans sa barque, et les ombres de la nuit l’arrachèrent bientôt aux regards de de Montaigne.



LIVRE IV.


CHAPITRE PREMIER.


Hélas ! je n’ai vécu sur cette terre que quelques tristes années ; et le destin cruel a voulu qu’un père empoisonnât l’aurore de ma vie, et flétrît les espérances de ma jeunesse.
(Cenci.)


Après avoir suivi Maltravers dans la marche silencieuse de son éducation mentale, nous le quitterons un moment pour revenir à Alice Darvil, à qui la destinée réservait des épreuves plus rudes et plus cruelles. Sur son chemin la poésie ne semait pas de fleurs, et ses pas solitaires vers ce pèlerinage lointain où elle devait enfin trouver le repos, n’étaient pas éclairés par la lampe mystique de la science, ou guidés par ces mille étoiles, qui brillent éternellement dans les cieux pour ces yeux favorisés, dont le génie et l’imagination ont, en partie, fait tomber les voiles terrestres. Les pas découragés de l’enfant de la misère et de la douleur n’erraient pas dans ces sentiers éthérés et élevés, qui serpentent bien au-dessus des habitations et des travaux du vulgaire, parmi les Alpes solitaires de la philosophie spirituelle. Sur les grandes routes battues et pierreuses de la vie commune, le cœur navré, et les pieds saignants, elle poursuivait sa triste route. Mais ce but, qui est le grand secret de la vie, le Summum arcanum de toute philosophie pratique ou idéale, n’était peut-être pas plus difficile à atteindre pour cette humble fille, que pour le pas élastique et le cœur ambitieux de celui qui avait soif du grand, et qui croyait presque à l’impossible.

Revenons à cette nuit fatale où Alice avait été arrachée au toit de son amant. Elle fut longtemps à recouvrer la conscience de ce qui s’était passé, et à bien comprendre la terrible révolution qui avait bouleversé sa destinée. L’aube d’une matinée triste et grise commençait à luire ; et la grossière charrette couverte qui l’emportait, cahotait dans les ornières profondes d’une route peu fréquentée, serpentant au milieu de ces landes incultes et montagneuses, qui annoncent généralement en Angleterre le voisinage de la mer. Alice regarda tout autour d’elle en frémissant ; Walters, le complice de son père, était étendu à ses pieds, et sa lourde respiration indiquait qu’il dormait profondément. Darvil stimulait le cheval maigre et fatigué, et son large dos était tourné vers Alice ; il était placé de telle façon que la couverture en toile de la charrette le protégeait mal contre la pluie, qui égouttait des larges bords de son chapeau rabattu. Lorsqu’il se retourna, et que son regard sombre et sinistre s’arrêta sur la figure d’Alice, son ignoble physionomie, à laquelle la lueur froide et crue de cette triste matinée prêtait encore quelque chose de plus repoussant, compléta ce tableau de misère criminelle et révoltante.

« Ah ! bon ! Alice, vous avez donc repris vos sens, dit-il, avec une espèce de sourire sans gaieté. J’en suis bien aise, car je ne peux pas m’embarrasser de belles dames qui se trouvent mal. Vous avez eu de longues vacances, Alice ; il faudra maintenant vous remettre à travailler pour votre pauvre père. Ah ! vous avez été diablement rusée ; mais ne parlons plus du passé ; je vous le pardonne. Il ne faut plus vous enfuir sans ma permission. Si vous aimez les amants, je ne vous contrarierai pas ; mais il faut que votre vieux père partage les bénéfices, Alice. »

Alice ne put en entendre davantage : elle se couvrit la figure avec le manteau qu’on avait jeté sur elle, et quoiqu’elle ne s’évanouît pas, ses sens étaient comme paralysés. Peu de temps après, Walters s’éveilla, et les deux hommes causèrent de leurs projets, sans se préoccuper de sa présence. Par degrés, elle se ranima suffisamment pour écouter, dans l’espoir instinctif qu’un moyen de fuite quelconque lui serait suggéré. Mais tout ce qu’elle put comprendre des projets divers et incohérents qui furent discutés, au milieu d’altercations continuelles, entremêlées d’affreuses imprécations et d’argot presque inintelligible, ce fut qu’ils étaient résolus dans tous les cas à quitter le canton où ils se trouvaient ; quant au point de leur destination, rien ne paraissait encore décidé à cet égard. La charrette s’arrêta enfin devant une cabane de très-pauvre apparence, que l’enseigne décorait du titre d’auberge, offrant bon gîte aux voyageurs ; à cette déclaration se trouvait annexé le distique suivant :

Le vieux Tom est un gin excellent plein d’attraits ;
Buvez-en une fois, et vous y reviendrez.

Cette chaumière était si éloignée de toute autre habitation, la lande qui l’entourait était si dénuée d’arbres, ou même de broussailles, qu’Alice comprit combien serait chimérique tout espoir de fuite en un pareil endroit. Pour rendre cette impossibilité encore plus absolue, Darvil lui-même la fit descendre de la charrette, lui fit monter un escalier dégradé et mal éclairé, la poussa rudement dans une espèce de grenier, ferma la porte à double tour, et redescendit. Il faisait froid ; l’humidité livide tachait les murailles, et il n’y avait ni feu, ni cheminée. Mais bien qu’elle fût légèrement vêtue, n’ayant guère que son manteau et son châle pour tous vêtements, Alice ne s’apercevait pas de la rigueur de la température, car son cœur était étreint d’un froid plus mortel que celui de l’atmosphère. À midi, une vieille femme lui apporta à manger ; ces aliments, qui consistaient en poisson et en gibier, fruit du braconnage, étaient meilleurs qu’on ne s’y serait attendu en pareil lieu ; c’eût été un festin, sous le toit de son père. Avec un regard significatif, la vieille lui montra un pot d’étain, rempli de genièvre pur, qu’on avait joint aux provisions, et, d’une voix chevrotante et avinée, elle lui déclara que « le vieux Tom était un ami plus fidèle que tous les jeunes gens ! » Après cette interruption, Alice resta seule jusqu’à la tombée du jour ; Darvil alors entra avec un paquet de vêtements, tels que les portent les paysans de ce canton primitif de l’Angleterre.

« Tenez, Alice, dit-il, mettez ces hardes chaudes ; les beaux atours ne conviendraient pas en ce moment. Il ne faut pas qu’on puisse suivre nos traces ; les chiens sont à notre piste, ma petite fleur. Voici une bonne robe de laine, et un manteau rouge qui effaroucherait un dindon. Quant à cet autre manteau et au châle, soyez tranquille ; ils n’iront pas chez la revendeuse ; nous en prendrons soin jusqu’à ce que nous arrivions dans quelque grande ville, où nous trouverons de jeunes gaillards qui ont les poches bien garnies ; car vous avez déjà découvert, à ce qu’il paraît, Alice, que votre figure c’est votre fortune. Voyons, dépêchez-vous ; il faut se mettre en route. Je reviendrai vous chercher dans dix minutes. Bah ! ne faites donc pas la bête ; voyons, prenez un peu de genièvre ; prenez-en donc, vous dis-je. Comment ! vous ne voulez pas ? Eh bien ! à votre santé, et je vous souhaite meilleur goût à l’avenir ! »

Lorsque la porte se referma sur Darvil, des larmes vinrent pour la première fois soulager Alice. Ce fut une faiblesse de femme qui lui valut cette consolation de femme. Ces vêtements… ils lui avaient été donnés par Ernest ; Ernest les avait choisis ; c’étaient les dernières reliques de cette existence délicieuse qui semblait avoir fui pour toujours. Elle allait donc perdre à jamais toutes traces de cette vie enchanteresse ; toutes traces de lui, son amant, son protecteur, son adoré : toutes traces d’elle-même telle que l’amour l’avait régénérée. Il lui semblait subir (ainsi qu’elle l’avait lu quelque part, dans les petits volumes élémentaires auxquels se bornait toute sa connaissance de l’histoire) cette dernière cérémonie fatale par laquelle les malheureux condamnés à perpétuité aux mines de la Sibérie sont revêtus de la livrée de l’esclavage ; de sorte que le nom qu’ils ont porté, les annales de leur vie passée sont effacées à jamais, et eux-mêmes ensevelis au fond de vastes déserts, d’où la miséricorde même du despotisme, si jamais elle se réveillait, ne pourrait les rappeler ; car tout témoignage de leur existence, toute individualité, toute marque qui puisse les distinguer du reste des humains est à jamais rayée du calendrier du monde. Elle sanglotait encore, en proie à une crise de douleur véhémente et irrésistible, lorsque Darvil rentra.

« Comment ? vous n’êtes pas encore habillée ? s’écria-t-il, d’une voix de brutale impatience. Je ne veux pas de ça, entendez-vous. Si dans deux minutes vous n’êtes pas prête, je vous enverrai John Walters pour vous aider ; et il n’a pas la main douce, je vous en réponds. »

En entendant cette menace Alice revint à elle.

« Je ferai ce que vous voudrez, dit-elle, avec douceur.

— Alors dépêchez-vous, dit Darvil ; on est en train d’atteler. Et faites attention, petite ; on poursuit en ce moment votre père pour le faire pendre, et dans une situation pareille on n’est pas bien scrupuleux. Si vous essayez de vous enfuir, si vous faites ou si vous dites quelque chose qui puisse nous dénoncer, par le diable et l’enfer (s’il est vrai qu’il y ait un enfer et un diable) mon couteau et votre gorge feront connaissance. Ainsi faites attention ! »

Tel était le père, telle était la position de celle dont l’oreille, depuis plusieurs mois, n’avait recueilli d’autres sons que les murmures flatteurs de l’amour, les accents de la passion articulés par les lèvres de la poésie !

Ils continuèrent leur voyage jusqu’à minuit ; ils arrivèrent alors à une auberge qui différait peu de la dernière ; mais ici Alice ne fut plus reléguée dans la solitude. Dans une longue salle enfumée, vingt ou trente misérables étaient assis autour d’une table, sur laquelle, par un mélange formidable, à côté de pots et de brocs remplis de boissons ardentes, se trouvaient dispersés des sabres et des pistolets. Walters et Darvil furent reçus avec acclamations ; on commençait à se presser autour d’Alice avec fort peu de cérémonie, lorsque son père, dont la férocité brutale et sans frein était bien connue et le faisait respecter dans une pareille assemblée, dit rudement :

« À bas les mains, camarades, et faites de la place à côté du feu pour ma petite fille ; c’est du gibier pour vos maîtres, ça. »

Ce disant, il poussa Alice dans un vaste fauteuil au coin de la cheminée, s’assit près d’elle au bout de la table, et se hâta de parler d’autre chose.

« Eh bien ! capitaine, dit-il, s’adressant à un petit homme maigre, assis à l’autre bout de la table, voilà que moi et Walters nous nous sommes sauvés pour tout de bon. L’air de la terre ne nous vaut rien, et nous avons besoin de respirer un peu le vent de mer pour guérir la fièvre de la corde. De sorte que, sachant que vous êtes de service cette nuit, nous avons fait force de voiles, et nous voici. Il faudra que vous vous embarrassiez de cette petite, quoique vous n’aimiez guère ce genre de bagage, je le sais ; mais nous prendrons terre aussi tôt que possible.

— Elle ne paraît pas bien embarrassante, répondit le capitaine ; et d’ailleurs, nous ferions davantage pour rendre service à un vieil ami comme vous. Dans une demi-heure la lune aura mis son bonnet de nuit, et il faudra partir.

— Le plus tôt sera le mieux. »

Les hommes parurent oublier la présence d’Alice qui, épuisée de fatigue et de besoin (car elle avait eu le cœur trop serré pour toucher aux aliments qu’on lui avait apportés, dans la première auberge), regardait le feu d’un œil distrait. Avant le départ, son père lui fit avaler quelques morceaux de biscuit de mer qui semblaient l’étouffer ; puis on l’enveloppa d’un épais manteau de matelot, et on la déposa dans une petite embarcation solidement construite. Tandis que le vent de mer soufflait autour d’elle, le froid présent et les fatigues passées engourdirent son triste cœur dans les bras d’un sommeil compatissant.


CHAPITRE II.

Vous êtes libre encore une fois ; voyez : je romps vos liens.
(La coutume du pays.)

Que d’épreuves il lui fallut subir, pauvre enfant ! Il serait impossible d’en rendre fidèlement compte, dût ce livre se multiplier en volumes plus nombreux que n’en écrivit jamais moine sur la vie d’un saint ou d’un martyr (bien que l’histoire de deux années seulement de la vie de saint Antoine ait rempli cent volumes). Il fait bon parler de la véracité des livres, mais il n’est pas d’homme qui, en écrivant sa biographie, n’ait été forcé d’omettre neuf dixièmes des matériaux les plus importants. Que sont trois volumes ?… six même ? Nous vivons six volumes en une journée ! Combien la pensée, l’émotion, la joie, la douleur, l’espérance, la crainte, seraient prolixes, si elles pouvaient raconter leur histoire de chaque heure ! La vie humaine elle-même est un court résumé de ce qui est infini et éternel ; et les confessions les plus détaillées des hommes ne sont que le maigre abrégé d’un sommaire rapide et confus !

Ce ne fut que trois mois environ après la nuit où Alice s’était endormie en pleurant au milieu de ces rudes compagnons, qu’elle réussit à tromper la vigilance de son père, et à s’échapper. Ils se trouvaient alors sur la côte d’Irlande. Darvil s’était séparé de Walters et de ses autres compagnons de voyage ; il avait dépensé la plus grande partie de l’argent qu’il avait acquis par ses crimes ; il commença sérieusement à s’efforcer de mettre à exécution son horrible dessein de tirer ses moyens d’existence de la vente de sa fille. On aurait pu façonner Alice à une vie d’ignominie avant qu’elle eût connu Maltravers ; mais, à partir de ce moment, sa faute même la rendit vertueuse. Dès l’instant qu’elle avait aimé, elle avait compris ce que signifie l’honneur des femmes ; et par une subite révélation, en se livrant elle-même, elle avait acquis en échange la pudeur, la pureté de la pensée et de l’âme. Notre code de morale, relativement au premier faux pas de la femme (prudent et raisonnable d’ailleurs comme système), nous entraîne souvent, ainsi que nous le savons tous, à de grossières erreurs, quant aux exceptions individuelles. Plus d’une femme qui a commis cette première faute par l’entraînement d’un amour pur et confiant est restée vertueuse après, au milieu de tentations sans nombre. Les malheureuses qui fourmillent dans nos rues et nos théâtres doivent rarement leur première chute à l’amour ; c’est la misère, c’est la contagion des circonstances et de l’exemple qui les ont corrompues. C’est une sotte phrase de jargon que de les appeler les victimes de la séduction ; ce sont les victimes de la faim, de la vanité, de la curiosité, des mauvais conseils d’autres femmes ; mais il est bien rare que la séduction de l’amour conduise à une vie d’infamie. Une fois qu’une femme a véritablement aimé, l’objet de son amour élève une barrière impénétrable entre elle et les autres hommes ; leurs avances l’épouvantent et la révoltent ; elle aimerait mieux mourir que d’être infidèle même à un souvenir. L’homme aime le sexe ; mais la femme n’aime que l’individu ; et plus elle l’aime, plus elle est froide pour toute son espèce. Car la passion d’une femme est dans le sentiment, dans l’imagination, dans le cœur. Il est rare qu’elle ait quelque chose de commun avec les grossières images qui flattent les adolescents ou les vieillards, les inexpérimentés et les blasés.

Mais quoique le sang d’Alice se glaçât dans ses veines en écoutant le langage de son terrible père, elle vit, dans cette ouverture même, une perspective de fuite. Dans une heure d’ivresse il la mit à la porte de la maison qu’il habitait, et se plaça de manière à la surveiller ; c’était dans la ville de Cork.

En un instant la résolution d’Alice fut arrêtée ; elle tourna l’angle d’une rue étroite et s’enfuit à toutes jambes. Darvil s’efforça en vain de la suivre ; l’ivresse troublait ses yeux et rendait ses pas chancelants. Elle entendit mourir au loin l’écho de sa dernière imprécation ; la crainte lui prêta des ailes, elle se trouva enfin dans les faubourgs de la ville. Elle s’arrêta épuisée et mourante de fatigue ; et alors, pour la première fois, elle sentit une existence nouvelle et étrange s’agiter en elle.

Elle savait, depuis longtemps, qu’elle portait dans son sein l’enfant de Maltravers, et cette pensée l’avait aidée à lutter et à vivre. Mais maintenant cet enfant futur s’était éveillé au mouvement, il s’agitait, il en appelait à elle ; c’était une chose invisible, inconnue ; mais pourtant c’était un être vivant qui en appelait à sa mère. Ah ! quel frisson, moitié d’ineffable tendresse, moitié de mystérieuse terreur, elle éprouva en ce moment ! Quel chapitre nouveau de la vie d’une femme s’ouvrait devant elle ! Désormais elle aurait à veiller sur elle-même, à se mettre en garde contre la fatigue, à maîtriser son désespoir. Il lui était confié un dépôt sacré, la vie d’une autre créature, l’enfant du bien-aimé. C’était une soirée d’été ; elle s’assit sur une pierre grossière. D’un côté s’élevait la ville, éclairée par ses lumières et ses réverbères ; au delà, s’étendaient les champs blanchis ; la lune et les étoiles brillaient au-dessus. Elle leva vers le ciel ses yeux inondés de larmes, et il lui sembla que Dieu, le Dieu protecteur, lui souriait, du haut des cieux limpides. Après s’être reposée un moment et avoir adressé au ciel une prière silencieuse, elle se leva et se remit en marche. Quand elle se trouva fatiguée, elle se glissa sous un hangar dans la cour d’une ferme, et s’endormit, pour la première fois, depuis bien des semaines, du calme sommeil de la sécurité et de l’espérance.


CHAPITRE III.

Elle revient comme un enfant prodigue, les flancs battus par la tempête, les voiles déchirées.
(Shakspeare. Le Marchand de Venise.)
Mer. Quels sont ces hommes ?

L’Oncle. Ce sont les locataires.

(Beaumont et Fletcher. De l’esprit et pas d’argent.)

Deux années s’étaient écoulées depuis la nuit où Alice avait été arrachée au cottage. En ce moment Maltravers errait parmi les ruines de l’antique Égypte ; et sur cette pelouse qu’Alice et son amant, la main dans la main, avaient tant de fois foulée, une troupe joyeuse d’enfants et de jeunes gens était rassemblée. Le cottage avait été acheté par un opulent fabricant retiré des affaires. Il avait élevé le toit de chaume d’un étage, des ardoises bleues avaient remplacé le chaume, et les jolies vérandahs revêtues de plantes grimpantes avaient été enlevées, attendu que mistress Hobbs trouvait qu’elles assombrissaient la maison. Le petit porche rustique avait été remplacé par quatre colonnes, d’ordre ionique, en stuc, et on avait ajouté une aile à la maisonnette, pour y construire une nouvelle salle à manger, longue de vingt-deux pieds sur dix-huit de large ; enfin au-dessus de la nouvelle salle à manger on avait construit un nouveau salon. Le pauvre cottage avait pris les airs grandioses d’une villa. On avait supprimé la fontaine parce qu’elle donnait de l’humidité à la maison, et l’on avait fait une large route pour les voitures depuis la grille jusqu’à la façade. Car la porte d’entrée n’était plus une modeste porte de bois, peinte en vert, toujours entre-bâillée et facile à ouvrir ; c’était maintenant une grande grille en fonte, avec une forte serrure, située entre deux piliers semblables à ceux du portique. De l’un des côtés de la grille se trouvait une plaque en cuivre, sur laquelle on avait gravé ces mots : « Hobbs Lodge. Sonnez, S. V. P. » Tous les Hobbs, depuis le plus petit jusqu’au plus grand, étaient sur la pelouse, quelques-uns arrivant de la pension, car c’était le demi-congé du samedi. Il y avait de la gaieté, du bruit, des cris, des huées et les respectables époux regardaient tranquillement ce qui se passait. Hobbs, le père, fumait sa pipe (hélas ! ce n’était pas le meerschaum tant aimé !), Hobbs, la mère, énumérait à sa fille (une belle jeune femme, mariée depuis trois mois, par amour, à un homme pauvre) combien de jours devait durer un gigot de mouton, du poids de dix livres.

« Ma chère, ayez toujours de gros rôtis ; c’est ce qu’il y a de plus économique. Voyons… que de bruit font ces garçons ! Non, mon enfant votre balle n’est pas ici.

— Maman, elle est sous vos jupons.

— Mon Dieu, le méchant enfant !

— Holà ! dites donc, là-bas ! c’est mon tour maintenant ?

— Attendez, Brigitte ! Les filles n’ont pas de tour ; les filles ne comptent pas dans le jeu.

— Robert, vous trichez.

— Papa, Édouard dit que je triche.

— C’est très-probable, mon cher, puisque vous devez être un homme de loi.

— Où en étais-je, ma chère ? reprit mistress Hobbs, en se rasseyant et en rajustant ses jupons envahis. Ah ! nous parlions de gigot de mouton ! Oui, les gros rôtis sont ce qu’il y a de mieux ; le second jour on en fait un bon ragoût, avec des dumplings[12], le troisième on fait bouillir le manche à la bourgeoise ; votre mari doit bien sûr aimer cela ! Et puis, on garde les restes pour le pâté du samedi. Vous le savez, ma chère, votre père et moi, nous étions plus pauvres que vous quand nous avons commencé. Mais à présent nous vivons à gogo ; il n’y a rien de tel que l’économie. Les pâtés du samedi sont fort bons, et puis vous avez un rôti frais le dimanche. Une bonne ménagère comme vous ne devrait jamais négliger les pâtés du samedi.

— Oui, dit tristement la jeune mariée ; mais M. Tiddy n’aime pas les pâtés.

— Il n’aime pas les pâtés ! C’est bien singulier. M. Hobbs aime les pâtés, lui ; vous ne faites peut-être pas votre croûte assez épaisse. Dans tous les cas il pourrait se rattraper sur le pouding. Une femme doit toujours consulter les goûts de son mari ; qu’est-ce que la vie domestique sans l’amour ? Mais c’est égal, un mari ne devrait pas être exigeant, et refuser de manger du pâté le samedi !

— Holà ! dites donc, maman, voyez-vous cette bohémienne là-bas ! je vais aller me faire dire la bonne aventure.

— Et moi aussi !… et moi aussi !

— Seigneur ! Ne voilà-t-il pas une mendiante ! s’écria M. Hobbs, qui se leva avec indignation ; à quoi pensent les autorités de la paroisse ? »

L’objet de ces dernières remarques, filiales et paternelles, était une jeune femme enveloppée d’un manteau usé et déguenillé, et qui, la figure pressée contre les barreaux de la grille, regardait avec anxiété (et quelle anxiété !…) à l’intérieur du jardin. Les enfants coururent vers elle avec empressement, mais en s’approchant d’elle ils ralentirent involontairement leur course, car évidemment elle n’était pas ce qu’ils avaient cru. Ses joues pâles, amaigries et délicates n’avaient pas les tons cuivrés des visages bohémiens ; le regard bohémien ne se cachait pas dans ses grands yeux bleus inondés de larmes ; son front candide et enfantin n’affichait pas l’effronterie bohémienne. En apercevant ce visage pressé avec une avidité convulsive contre les froids barreaux de fer, les enfants sentirent la contagion de cette tristesse inexprimable et à demi craintive les gagner ; ils s’approchèrent presque avec respect.

« Demandez-vous quelque chose ici ? dit le plus âgé et le plus hardi des garçons.

— Je… je… c’est bien sûr ici Dale Cottage ?

— C’était autrefois Dale Cottage, mais c’est à présent Hobbs Lodge ; ne savez-vous pas lire ? dit l’héritier des Hobbs, qui perdit dans le mépris que lui inspira l’ignorance de la jeune fille, son premier sentiment de sympathie.

— Et… et… M. Butler, est-il donc parti aussi ? »

Pauvre enfant ! Elle parlait comme si le cottage eût été parti, et non pas embelli ; les colonnes ioniques du portique n’avaient pas de charmes pour elle !

« Butler !… Il n’y a personne de ce nom ici. Papa, savez-vous où demeure M. Butler ? »

Le papa faisait avancer en ce moment, vers le lieu de la conférence, la lente artillerie de son gros ventre rond et de ses imposants mollets.

« Butler ? Non. Je ne connais personne de ce nom-là ; il n’y a pas de M. Butler ici. Allez-vous-en ; n’êtes-vous pas honteuse de mendier ?

— Pas de M. Butler ! dit la jeune fille, en respirant avec effort, et en s’attachant à la grille pour ne pas tomber. En êtes-vous sûr, monsieur ?

— Si j’en suis sûr ! Je crois bien ! Que lui voulez-vous donc ?

— Oh ! papa, elle paraît épuisée ! dit l’une des filles, d’un accent de reproche ; faites-lui donner quelque chose à manger, je suis sûre qu’elle a faim. »

M. Hobbs prit un air courroucé ; il avait souvent été dupé, et d’ailleurs l’homme riche n’aime pas les mendiants. En général, l’homme riche a raison. Mais en cet instant M. Hobbs regarda le visage affligé de la mendiante, puis celui de la jolie enfant qui plaidait sa cause, et son bon ange murmura quelque chose à son cœur. Après un moment de silence, il dit :

« À Dieu ne plaise que nous manquions de compassion vis-à-vis d’une pauvre créature moins heureuse que nous ! Entrez, ma fille, et venez manger un morceau. »

La jeune fille ne paraissait pas l’avoir entendu ; il répéta son invitation et s’approcha pour ouvrir la grille.

« Non, monsieur, dit-elle ; non, je vous remercie. Je ne pourrais entrer maintenant. Je ne pourrais manger ici. Mais dites-moi, monsieur, je vous en conjure, ne pouvez-vous pas me donner le moindre indice pour m’aider à trouver M. Butler ?

« Butler, dit mistress Hobbs, que la curiosité avait attirée. Je me souviens que c’était le nom du monsieur qui avait loué cette maison, et qui fut volé.

— Volé ! dit M. Hobbs en se reculant et en refermant la grille ; et la nouvelle théière qui vient d’arriver, murmura-t-il à part. Voyons, allez-vous-en ; jeune fille, allez-vous-en ; nous ne connaissons pas votre monsieur Butler. »

La jeune fille le regarda d’un air égaré, jeta un rapide coup d’œil sur ce lieu si changé, puis elle frissonna comme si le vent eût soufflé trop rudement sur ses membres délicats, serra son manteau autour de ses épaules, et sans articuler un mot de plus, elle s’éloigna. La famille assemblée la regarda descendre la route à pas chancelants, et tous éprouvèrent ce mouvement de honte, commun au cœur humain, à la vue d’une douleur qu’il n’a pas cherché à soulager. Mais ce sentiment se dissipa subitement chez M. et mistress Hobbs, lorsqu’ils virent la jeune fille s’arrêter là où un angle de la route lui permettait encore d’apercevoir la grille, et qu’ils découvrirent ce que le manteau déguenillé leur avait caché jusque-là, que la pauvre jeune femme portait un petit enfant dans ses bras. Elle s’arrêta, et jeta sur le cottage un long regard de tendresse. Même à cette distance, le désespoir qui remplissait ses yeux était visible ; et lorsqu’elle pressa ses lèvres sur le front de son enfant, ils entendirent un sanglot convulsif ; ils la virent se tourner pour s’éloigner ; un instant après elle avait disparu !

« Eh bien ! sur ma parole… dit mistress Hobbs.

— De belles nouvelles pour sa paroisse, dit M. Hobbs, et si jeune encore !… quelle honte !

— Les filles de ce voisinage tournent bien mal de nos jours, Jenny, dit la mère à la jeune mariée.

— Je comprends maintenant ce qu’elle voulait à M. Butler, dit Hobbs avec un clignement d’œil significatif ; la petite malheureuse était venue pour prêter serment ! »

C’était donc pour en venir là qu’Alice avait gardé ses forces et son courage pendant les cruelles douleurs de l’enfantement ; pendant une maladie accablante et dangereuse, qui l’avait étendue durant les mois qui suivirent son accouchement sur le lit d’un paysan (objet de la charité grossière mais compatissante d’un laboureur irlandais) ! C’était donc pour en arriver là que, jour après jour, elle s’était dit tout bas : « Je me rétablirai et je marcherai, mendiant mon pain sur la route, jusqu’à ce que j’arrive au cottage ; et là je le retrouverai, je mettrai mon petit enfant dans ses bras, et nous serons tous heureux encore une fois. » C’était donc pour cela que, aussitôt qu’elle avait pu marcher seule, elle était partie à pied de cette terre lointaine ; pour cela que, presque avec l’instinct d’un chien (car elle ne savait de quel côté elle devait se diriger ; elle ignorait dans quel comté se trouvait le cottage ; elle ne connaissait que le nom de la ville voisine ; et, bien que ce fût une ville populeuse, ce nom avait un son étranger aux oreilles de ceux à qui elle demandait son chemin, et souvent, bien souvent on l’avait mal renseignée) ; c’était pour cela, que, presque avec l’instinct fidèle d’un chien, malgré le froid et malgré la chaleur, malgré la faim et malgré la soif, elle avait poursuivi, jusqu’à la demeure de son ancien maître, son chemin solitaire et désolé ! Trois fois la fatigue l’avait vaincue, et elle avait dû à la pitié des pauvres un lit où reposer sa tête alourdie et son corps brisé par la fièvre. Une fois aussi, son enfant, son trésor, sa vie, avait été malade, avait failli mourir, et elle n’avait pu bouger jusqu’à ce que l’enfant (c’était une fille) fût rétabli, et pût lui sourire. De cette manière bien des mois s’étaient écoulés depuis le jour où elle avait entrepris son pèlerinage, jusqu’à celui où elle était arrivée au terme de son voyage. Mais jamais, excepté lorsque l’enfant avait été malade, elle n’avait perdu le courage et l’espérance. Elle le reverrait, et il embrasserait son enfant ! Et maintenant… non, je ne puis décrire la violence de ce coup terrible ! elle ne connaissait pas, elle n’imaginait pas toutes les tendres précautions qu’avait prises Maltravers ; et lui, il n’avait pas suffisamment tenu compte de sa complète ignorance du monde. Comment pouvait-elle deviner qu’à moins d’un mille de là, le magistrat aurait pu lui dire ce qu’elle voulait savoir ? Si elle avait seulement pu rencontrer le jardinier ou la vieille servante, tout eût été bien ! Pourtant elle eut la prévoyance de s’enquérir de ces derniers. Mais la femme était morte, et le jardinier avait pris du service dans un comté éloigné. Ainsi s’éteignit sa dernière lueur d’espoir. Si seulement quelqu’une des personnes qui se souvenaient des recherches de Maltravers, l’eût rencontrée et reconnue ! Mais peu de gens l’avaient vue ; et d’ailleurs la jeune fille si fraîche et si rayonnante était cruellement changée ! Sa carrière n’était pas fournie ; et la barque avait encore à braver plus d’un vent contraire sur les flots orageux, avant de trouver le port.


CHAPITRE IV.

La patience et la douleur rivalisaient à qui la ferait valoir le mieux.
(Shakspeare.)
Je la plains, je la blâme, et je suis son appui.
(Voltaire.)

Dès lors Alice comprit que dans le vaste monde elle était seule, avec son enfant ; qu’elle ne devait plus être protégée, mais protectrice ; et après les premiers jours d’angoisse, elle se sentit animée d’une nouvelle force, puisée non pas dans l’espérance, mais dans la résignation. Ses pèlerinages solitaires n’ayant que Dieu pour guide, avaient beaucoup contribué à élever et à confirmer de plus en plus la noblesse de son caractère. Elle avait une ferme confiance dans la mystérieuse miséricorde du Tout-Puissant, et puis elle comprenait toute la responsabilité d’une mère. Livrée depuis tant de mois à ses propres ressources, même pour se procurer le pain de chaque jour, son intelligence s’était développée à son insu, et l’habitude d’une courageuse patience avait donné de la force à sa nature primitivement douce et toute féminine. Elle résolut d’aller dans quelque autre pays, car elle ne pouvait ni endurer les pensées que lui rappelait ce voisinage, ni envisager sans effroi et sans horreur la possibilité du retour de son père. Elle se remit donc en marche, et après une semaine de voyage elle se trouva dans un petit village. La charité est si commune en Angleterre, elle surgit si spontanément partout, comme la bonne semence le long du chemin, qu’elle avait rarement manqué du strict nécessaire. L’humilité de ses manières, sa voix douce et mélodieuse, dépourvue de ce nasillement habituel aux mendiants, avaient généralement du charme même pour les plus durs. Aussi obtenait-elle presque toujours de quoi acheter du pain, et se procurer un gîte pour la nuit ; et si quelquefois elle n’y réussissait pas, elle savait supporter la faim, et ne craignait pas de se glisser sous un hangar, ou même quand elle se trouvait au bord de la mer, dans quelque grotte protectrice. Son enfant prospérait aussi, car à brebis tondue Dieu mesure le vent ! Mais désormais, quant aux privations physiques, ses plus cruelles épreuves étaient passées.

Il arriva qu’Alice, épuisée, se traînait avec difficulté à l’entrée du village qui devait borner son voyage de ce jour-là, lorsqu’une dame d’un certain âge la rencontra. La compassion se lisait si clairement dans la physionomie de cette dame, qu’Alice ne voulut pas lui tendre la main ; elle avait un singulier sentiment de délicatesse ou de fierté, et elle s’adressait plutôt aux personnes qui la regardaient avec sévérité qu’à celles qui la regardaient avec bienveillance ; elle n’aimait pas à s’abaisser ainsi aux yeux de ces dernières. La dame s’arrêta.

« Où allez-vous ainsi, ma pauvre enfant ?

— Où il plaît à Dieu de me conduire, madame, dit Alice.

— Ah ?… et cet enfant est-il à vous ? Vous n’êtes guère qu’une enfant vous-même ?

— Oui, il est à moi, madame, dit Alice en regardant l’enfant avec amour ; c’est tout ce que je possède !

La voix de la dame s’altéra.

— Êtes-vous mariée ? demanda-t-elle.

— Mariée !… Oh ! non, madame ! » répondit Alice innocemment et sans rougir ; car elle n’avait jamais su qu’elle eût été coupable en aimant Maltravers.

La dame se recula, mais ce ne fut pas d’horreur ; non, ce fut par un sentiment de compassion encore plus profond qu’auparavant ; car cette dame était réellement vertueuse, et elle savait que les fautes de son sexe sont suffisamment punies, pour permettre à la vertu de les plaindre, sans péché.

« J’en suis fâchée, dit-elle, d’un ton plus grave pourtant. Êtes-vous à la recherche du père de l’enfant ?

— Ah ! madame ! je ne le reverrai plus jamais ! » Et Alice fondit en larmes.

« Quoi ! il vous a abandonnée ? Si jeune et si jolie ! ajouta la dame tout bas.

— Abandonnée !… Oh ! non, madame ; mais c’est une longue histoire. Bonsoir, madame ! Je vous remercie beaucoup de votre compassion. »

Les yeux de la dame se mouillèrent.

« Arrêtez, dit-elle ; dites-moi franchement où vous allez, et quel est votre but.

— Hélas ! madame, je vais n’importe où, car je n’ai pas d’abri ; mais je voudrais vivre, je voudrais gagner ma vie, afin que mon enfant ne manquât de rien. Je voudrais bien pouvoir me suffire à moi-même : il disait, lui, que je le pourrais.

— Lui !… Vos manières et votre langage ne sont pas ceux d’une paysanne. Que pouvez-vous faire ? Que savez-vous ?

— La musique et l’ouvrage, et… et…

— La musique !… C’est fort singulier ! Qu’étaient vos parents ? »

Alice tressaillit et se cacha la figure dans les mains.

L’intérêt de la dame était maintenant complétement éveillé en sa faveur.

« Elle a péché, se disait-elle ; mais à cet âge, peut-on la traiter avec rigueur ? On ne peut la jeter au milieu du monde et laisser le péché dégénérer en habitude. Suivez-moi, dit-elle après un moment de silence : et sachez que vous avez une amie. »

La dame tourna l’angle de la grande route, descendit un vert sentier qui conduisait à la grille d’un parc. Elle entra dans la loge du gardien ; et après un moment de conversation avec la personne qui l’habitait, elle fit signe à Alice de s’approcher.

« Jeannette, dit la nouvelle protectrice d’Alice à une femme avenante et d’une figure agréable, voici la jeune femme. Vous en prendrez bien soin ainsi que de son enfant. Demain je lui enverrai des vêtements convenables, et d’ici-là je songerai à ce qu’il y a de mieux à faire pour son bien à venir. »

En disant ces mots, la dame adressa un doux sourire à Alice, qui avait le cœur trop plein pour parler. La porte de la maisonnette se referma, et aux yeux d’Alice le jour sembla s’être assombri.


CHAPITRE V.

Croyez-moi, elle a gagné ma compassion. Hélas ! sa douce nature n’était pas faite pour lutter contre l’adversité.
(Rowe.)
Il était réservé et grave depuis sa tendre

enfance ; grand observateur des formes, mais encore plus préoccupé de la vérité ; il portait toujours des habits gris clair, et son expression de sérénité trahissait la placidité de son âme.

. . . . . . . . . . . . . . .

Pourtant, en observant bien, on apercevait dans son œil étincelant de la perspicacité et de la finesse ; ses amis trouvaient son regard pénétrant, ses ennemis le trouvaient faux ; mais ni ennemis ni amis ne pouvaient citer une faute qu’il eût commise, car ses actions étaient aussi irréprochables que ses discours. On disait qu’il était chaste, sobre, sérieux et pieux ; il l’était en effet, et n’en éprouvait pas de honte.

(Crabbe.)
Il faut que je sonde ce mystère.
(Beaumont et Fletcher.)

Mistress Leslie, la dame dont le lecteur a fait la connaissance au chapitre précédent, était une femme chez qui la plus haute intelligence s’alliait au cœur le plus tendre ; combinaison qui n’est pas rare. Elle écouta l’histoire d’Alice avec une admiration mêlée de compassion. L’innocence et l’honnêteté naturelles de la jeune mère prêtaient tant d’éloquence à ses paroles et à ses regards, que mistress Leslie, en écoutant son récit, trouva beaucoup moins à pardonner qu’elle ne s’y était attendue. Néanmoins elle crut devoir ouvrir les yeux d’Alice sur ce qu’il y avait de criminel dans la liaison qu’elle avait formée. Mais sur ce point, Alice était singulièrement obtuse ; elle écoutait avec une patience résignée les observations de mistress Leslie ; mais il était évident qu’elles faisaient fort peu d’effet sur elle. Elle n’avait pas assez vu l’état social pour corriger ses premières impressions de l’état naturel. Elle ne put répondre autre chose à mistress Leslie que ces mots :

« Tout cela peut être très-vrai, madame, mais je suis bien meilleure depuis que je l’ai connu ! »

Quoique Alice reçût avec humilité le blâme qui lui était personnel, elle ne voulait pas prêter l’oreille à une seule insinuation contre Maltravers. Quand, dans un mouvement d’indignation très-naturel, mistress Leslie l’accusa d’être un suborneur de l’innocence (car mistress Leslie ne pouvait connaître toutes les circonstances atténuantes de sa faute), Alice se leva précipitamment, les yeux flamboyants et la poitrine haletante ; elle aurait fui le seul abri qu’elle eût dans le monde entier, elle serait plutôt morte, elle aurait plutôt vu mourir son enfant, que de faire à l’idole de son âme, qu’elle plaçait seul sur un piédestal entre le ciel et la terre, l’injure de l’entendre accuser. Mistress Leslie eut de la peine à la retenir, et encore plus à l’apaiser et à la consoler. La pétulance de la jeune fille, qui, aux yeux de beaucoup de gens, aurait passé pour de l’insolence ou de l’ingratitude, lui attacha encore davantage le cœur de femme de mistress Leslie. Plus elle voyait Alice, et mieux elle comprenait son histoire et son caractère ; plus le roman dont la belle enfant avait été l’héroïne la remplissait d’étonnement, et plus l’avenir d’Alice lui causait de perplexités.

Lorsque, cependant, elle put juger du talent d’Alice pour la musique, talent qui n’était certainement pas ordinaire, ce fut pour elle un trait de lumière. C’était là la source de son indépendance à venir. Maltravers, qu’on s’en souvienne, était un musicien d’une science profonde aussi bien que d’un goût parfait, et les dispositions naturelles d’Alice pour cet art l’avaient fait arriver, dans l’espace de quelques mois, à un degré de perfection que d’autres n’atteignent, que l’intelligent Maltravers lui-même n’avait atteint qu’après plusieurs années de travail. Mais on apprend si vite quand on a pour professeur l’objet de son amour ! D’ailleurs, il est à observer que moins on a de connaissances, moins on a peut-être même de génie, plus on a de facilité pour la musique, qui est une jalouse maîtresse de l’esprit. Mistress Leslie résolut de lui faire perfectionner son talent, et de la mettre à même d’enseigner aux autres. La ville de C***, située à trente milles environ de la demeure de mistress Leslie, bien que dans le même comté, possédait une société assez nombreuse de personnes riches et intelligentes ; car c’était une ville cathédrale, et le clergé résidant y attirait une espèce d’aristocratie de province. Comme dans presque toutes les villes de province en Angleterre, la musique y était fort cultivée, autant dans la haute société que dans la moyenne. On y donnait des concerts d’amateurs, on y avait fondé des sociétés chorales et des souscriptions pour la musique d’église ; et tous les cinq ans il y avait le grand festival de C***. Mistress Leslie installa Alice dans cette ville. Elle la plaça dans la maison d’un ci-devant professeur de musique qui, s’étant retiré, ne nourrissait plus de jalousies contre ses rivaux, et que des conditions fort avantageuses décidèrent à recevoir Alice chez lui, afin de compléter son éducation musicale. C’était un intérieur fort recommandable, qui offrait beaucoup de bien-être ; le vieux maître de musique et sa femme étaient bons et bienveillants.

Trois mois d’une persévérance énergique et incessante, que secondaient la merveilleuse facilité et les dons naturels d’Alice, suffirent pour en faire la meilleure élève que le bon musicien eût jamais formée ; et lorsque trois autres mois se furent écoulés, mistress Leslie la présenta à plusieurs familles de la ville, Alice fut installée chez elle. Bientôt, grâces à ses leçons régulières et à des soirées musicales qu’elle donnait de temps à autre, elle fut à même de se faire, ainsi que le lui avait prédit avec raison son professeur, une position très-convenable.

Or, dans ces arrangements (ici il faut que nous revenions un peu sur nos pas), il y avait eu à surmonter une difficulté gigantesque ; difficulté de conscience d’un côté et de sentiment de l’autre. Mistress Leslie comprit tout d’abord que, si l’on ne cachait point la faute d’Alice, toutes les vertus et tous les talents du monde ne pourraient lui faire pardonner ce premier faux pas. Mistress Leslie était une femme d’une grande véracité et d’une stricte droiture ; et elle se trouva placée dans une pénible alternative, entre les exigences et les suites cruelles de la vérité. Elle n’osa prendre sur elle la responsabilité d’agir ; et, après beaucoup de réflexions, elle résolut de confier ses scrupules à un homme qui possédait, plus que tous ceux qu’elle connaissait, une haute réputation de vertu et de piété. Ce monsieur, veuf depuis peu, demeurait sur les confins de la ville qu’on avait choisie pour être la résidence à venir d’Alice, et à cette époque il était en visite dans le voisinage de mistress Leslie. C’était un homme opulent, un banquier ; à une époque il avait représenté la ville de C*** au parlement ; mais n’aimant ni les travaux nocturnes, ni les fatigues onéreuses, même d’une chambre des Communes non réformée, il avait renoncé à son mandat ; pourtant il continuait à exercer de l’influence sur les élections de l’un, sinon des deux membres qui représentaient la ville de C***. Il se servait toujours de cette influence pour raffermir ses intérêts auprès du pouvoir, et pour parvenir à réaliser certains projets ambitieux (car à sa manière il avait de l’ambition et de l’ostentation), qui lui semblaient plus faciles à atteindre par procuration, que par ses votes et son éloquence personnelle dans le parlement, atmosphère où il ne brillait pas. Or le banquier possédait une adresse merveilleuse à appuyer d’une part le gouvernement, et à se concilier de l’autre les whigs et les non-conformistes de son voisinage, par l’expression fréquente de ses opinions libérales. À cette époque les partis politiques et religieux n’étaient pas aussi irréconciliables qu’ils le sont maintenant. Dans tout le comté il n’y avait personne qui fût aussi respecté que cet influent personnage, et pourtant il n’avait pas un mérite éclatant, quoique ce fût un homme d’affaires laborieux et énergique. C’était uniquement et entièrement la puissance de son caractère moral qui lui faisait sa position dans la société. Il le sentait bien ; il en était fier jusqu’à la susceptibilité ; il veillait avec une sollicitude pénible à ne pas perdre un atome d’une distinction qui demandait une vigilance continuelle. C’était un caractère très-remarquable, et pourtant (s’il nous était donné de pénétrer les cœurs) peut-être ne dirions-nous pas un caractère très-rare, que ce banquier ! D’une origine comparativement obscure, et d’une position de fortune médiocre, il s’était élevé par un austère et scrupuleux respect des convenances dans sa conduite extérieure. Il associait, par conséquent, inséparablement toutes ses idées de prospérité et d’honneur mondain à ce respect des convenances. Ainsi, bien qu’il fût loin d être un mauvais homme, il avait été en quelque sorte amené par sa position à une espèce d’hypocrisie. Tous les ans il devenait plus rigide et plus dévot. C’était le gardien de la conscience de toute la ville ; et il est prodigieux combien de gens osaient à peine faire leur testament, ou souscrire en faveur d’une œuvre de charité, sans l’avoir consulté. Comme c’était un homme fort habile dans les affaires temporelles, aussi bien qu’un conseiller accrédité dans les affaires spirituelles, ses avis étaient précisément de nature à concilier la conscience et l’intérêt ; et c’était une espèce de négociateur dans la diplomatie réciproque de la terre et du ciel. Cependant notre banquier avait de la charité vraie, de la bienveillance, et une foi sincère. Comment, alors, était-ce un hypocrite ? simplement parce qu’il prétendait être beaucoup plus charitable, plus bienveillant, et plus pieux qu’il ne l’était véritablement. Sa réputation était arrivée à ce degré de pureté immaculée que le moindre souffle, qui n’aurait pas même terni la renommée d’un autre, aurait marqué la sienne d’une tache ineffaçable. Il affectait plus de sévérité que les hommes d’église, et par tous ceux qui accusaient ces derniers de tiédeur, il était considéré comme un oracle ; de sorte que sa conduite était sous la jalouse surveillance de tout le clergé orthodoxe de la cathédrale, composé indubitablement d’hommes excellents, mais qui n’avaient pas la prétention de passer pour des saints, et qui étaient jaloux de se voir éclipsés d’une façon aussi éclatante par un laïque, faisant autorité parmi les sectaires. D’un autre côté l’hommage profond, le culte presque, qu’il recevait de ses admirateurs, tenait sa vertu tendue, sinon au delà de la puissance humaine, du moins au delà de la sienne. Car « l’admiration (ainsi que l’a dit je ne sais plus qui) est une espèce de superstition qui veut des miracles. » Ce banquier avait reçu de la nature une part exorbitante de penchants matériels ; il avait de fortes passions, et un tempérament sensuel. Il aimait la bonne chère et le vin ; il aimait les femmes. Ces deux premiers bienfaits de la vie charnelle ne sont pas incompatibles avec la canonisation ; mais saint Antoine a prouvé que les femmes, quelque angéliques qu’elles soient, n’appartiennent pas précisément à cet ordre d’anges que les saints peuvent fréquenter sans danger. Par conséquent, s’il cédait jamais aux tentations de la chair, il le faisait avec une grande prudence et un profond mystère ; et sa main droite ne savait pas ce que faisait sa main gauche.

Ce monsieur avait épousé une femme beaucoup plus âgée que lui, mais dont la fortune avait été un des marchepieds nécessaires à sa carrière. Sa conduite exemplaire vis-à-vis de cette dame, laide aussi bien que vieille, avait beaucoup contribué à accroître son odeur, de sainteté. Elle mourut d’une fièvre, et le veuf respecta la vraisemblance, en n’affichant pas une douleur trop profonde.

« Que la volonté de Dieu soit faite ! dit-il, c’était une bonne femme, mais il ne faut pas s’attacher trop fortement aux créatures périssables du Seigneur ! »

Ce fut tout ce qu’on lui entendit jamais dire à ce sujet. Il prit une dame âgée, sa parente éloignée, pour tenir sa maison et présider à sa table ; et on pensait qu’il n’était pas impossible que le veuf se remariât, quoiqu’il eût passé la cinquantaine.

Tel était l’homme qu’appela mistress Leslie (qui, partageant ses opinions religieuses, le connaissait et le respectait depuis longtemps), pour décider les affaires d’Alice et diriger sa propre conscience.

Comme l’influence de cet homme sur la destinée d’Alice Darvil ne fut ni faible ni passagère, nous répéterons intégralement ses avis sur le point en discussion.

« Et maintenant, dit mistress Leslie en achevant l’histoire d’Alice, vous devez comprendre, mon cher monsieur, que cette pauvre jeune femme a été moins coupable qu’elle ne le paraît. À en juger par les progrès extraordinaires qu’elle a faits en musique dans un espace de temps qui, d’après son récit, a dû être fort restreint, je suis tentée de croire que son lâche séducteur était un artiste, un musicien. Il n’est pas tout à fait impossible qu’ils se rencontrent un jour, et qu’il l’épouse, car la différence de leurs rangs ne doit pas être bien disproportionnée. Assurément il ne pourrait rien faire de mieux ou de plus sage, car elle ne l’aime que trop tendrement, en dépit du tort qu’il lui a fait. Dans cette conjoncture, serait-ce une… une… une déception bien criminelle que de la faire passer pour une femme mariée, séparée de son mari, et de lui donner le nom de son séducteur ? Sans cette précaution, vous devez voir, monsieur, que tout espoir de lui faire une position honorable, toute chance de lui procurer d’honnêtes moyens d’existence est impossible. Tel est le dilemme qui m’embarrasse. Quel est votre avis ? Agréable ou non, je le suivrai ! »

La physionomie grave et sérieuse du banquier exprima un certain embarras, quand ce cas de conscience lui fut soumis. Il se mit à enlever avec le revers de sa manche quelques grains de poussière qui s’étaient attachés à son pantalon gris ; et, après un court intervalle de silence, il répondit :

« Ma foi, chère dame, c’est là véritablement une question fort délicate ; je ne sais trop si nous autres hommes nous sommes bons juges en pareille matière. Le tact et l’instinct de votre sexe, dans un cas semblable, valent mieux, infiniment mieux que notre sagacité. Il faut écouter les conseils de votre cœur ; car le Seigneur daigne communiquer sa volonté à ceux qui sont dans sa grâce, par des inspirations spirituelles et des révélations intérieures.

— S’il en est ainsi, mon cher monsieur, la chose est toute décidée ; car mon cœur me dit que ce léger écart de la vérité est une action moins criminelle que l’abandon d’une créature aussi jeune, j’allais presque dire aussi innocente, au milieu des dangers du monde. Votre opinion me servira de sanction.

— Pourtant, je ne vais pas jusqu’à dire cela, dit le banquier avec un léger sourire. On ne peut s’écarter de la vérité sans manquer, à un degré quelconque, à la stricte observation du devoir.

— Il n’y a pas de cas exceptionnels ? Hélas, je le craignais ! dit mistress Leslie avec découragement.

— Des cas exceptionnels ?… Oh ! pourtant il peut s’en trouver ! Mais ne vaudrait-il pas mieux que je visse cette jeune femme, afin de m’assurer que votre cœur bienveillant ne vous a pas trompée ?

— J’en serais bien aise, si vous le voulez bien, dit mistress Leslie ; elle est à la maison en ce moment. Je vais la faire appeler.

— Ne serait-il pas préférable que nous fussions seuls ?

— Certainement ; je vous laisserai seuls ensemble. »

On envoya chercher Alice, qui parut bientôt.

« Voici un monsieur fort pieux qui désire causer avec vous quelques instants, mon enfant, dit mistress Leslie. Soyez sans crainte, c’est le meilleur des hommes. »

En disant ces paroles encourageantes, la bonne dame disparut, et Alice vit devant elle un homme brun, de haute taille, dont la tête chauve sur le front était beaucoup plus grosse par derrière que par devant ; ses yeux vifs et pénétrants brillaient derrière ses lunettes, et d’après le contour de ses traits on voyait qu’il avait dû être beau dans sa jeunesse.

« Ma jeune amie, dit le banquier en s’asseyant, après avoir examiné à loisir la charmante physionomie qui rougissait sous son regard, mistress Leslie et moi, nous nous entretenions tout à l’heure au sujet de votre bien temporel. Vous avez été malheureuse, mon enfant ?

— Ah !… oui.

— C’est bon, c’est bon, vous êtes très-jeune ; il faut de l’indulgence pour la jeunesse. Vous ne le ferez plus jamais, n’est-ce pas ?

— Je ne ferai plus quoi, monsieur ?

— Quoi ! hum ! Je veux dire que vous serez plus rigide, plus circonspecte. Les hommes sont trompeurs ; il faut vous mettre en garde contre eux. Vous êtes belle, mon enfant, très-belle ; c’est bien dommage ! »

Le banquier prit la main d’Alice, et la pressa avec beaucoup d’onction. Alice le regarda avec gravité et retira instinctivement sa main.

Le banquier abaissa ses lunettes et la regarda par-dessus ; ses yeux étaient encore beaux et expressifs.

« Comment vous nommez-vous ? demanda-t-il.

— Alice ; Alice Darvil, monsieur.

— Eh bien ! Alice, nous étions en train de discuter ce qu’il valait mieux que vous fissiez. Vous désirez gagner votre vie, et peut-être vous marier plus tard à quelque honnête homme ?

— Me marier, monsieur ? Jamais ! dit Alice avec chaleur, et ses yeux s’emplirent de larmes.

— Et pourquoi ?

— Parce que je ne le reverrai plus jamais sur la terre, lui, et qu’on ne se marie pas au ciel. »

Le banquier fut touché, car il n’était pas plus mauvais que ses semblables, bien qu’il s’efforçât de leur faire croire qu’il était meilleur.

« C’est bon, il sera toujours temps de s’occuper de cela ; mais en attendant vous aimeriez à gagner votre vie ?

— Oui, monsieur. Son enfant ne doit être à charge à personne, ni moi non plus. Pendant un moment j’ai souhaité mourir ; mais alors qui aurait aimé ma petite fille ? À présent je voudrais vivre.

— Mais quel genre de travail préféreriez-vous ? Voudriez-vous entrer dans une famille en capacité de… non, pas de domestique, vous êtes trop délicate pour cela ?

— Oh ! non… non !

— Mais encore pourquoi ? demanda le banquier d’un ton bienveillant quoique surpris.

— Parce que, répondit Alice d’un ton presque solennel, il y a des moments où je sens qu’il faut que je sois seule. Je crains quelquefois qu’il ne me manque quelque chose là (et elle se toucha le front). On m’appelait l’idiote avant que je l’eusse connu, lui ! Non, je ne saurais vivre chez les autres, car je ne puis pleurer que lorsque je suis seule avec mon enfant ! »

Ces paroles furent dites avec une simplicité si naïve, et par cela même si pathétique, que le banquier se sentit fort ému. Il se leva, tisonna le feu, se rassit, et dit d’un ton emphatique :

« Alice, je veux être votre ami. J’aime à croire que vous en serez digne. »

Alice inclina sa tête gracieuse, et s’apercevant qu’il était tombé dans un silence rêveur, elle pensa qu’il était temps de se retirer.

« En effet, elle est charmante, dit presque à haute voix le banquier lorsqu’il se trouva seul ; et la vieille dame a raison, elle est aussi innocente que si elle n’avait jamais failli. Je voudrais bien savoir si… »

Il s’arrêta tout court, se dirigea vers la glace placée au-dessus de la cheminée, et il y examinait encore ses traits lorsque mistress Leslie revint.

« Eh bien ! monsieur ? » dit-elle un peu étonnée de cette apparence de vanité chez un homme aussi pieux.

Le banquier tressaillit.

« Madame, dit-il, votre pénétration vous fait autant d’honneur que votre charité. Je crois qu’il y a tant à craindre si on laisse connaître la faute passée de cette jeune femme, que, tout en n’osant pas vous le conseiller, je ne puis vous blâmer de la cacher.

— Mais, monsieur, vos paroles m’ont produit une profonde impression. Vous avez dit qu’on ne pouvait s’écarter de la vérité sans manquer à son devoir.

— Assurément ; mais il y a des exceptions. Le monde est un monde méchant, nous sommes nés dans le péché, et nous sommes des enfants de colère. Nous ne disons pas aux petits enfants toute la vérité, quand ils nous font des questions dont les réponses vraies ne serviraient qu’à les égarer au lieu de les éclairer. Dans certaines choses tous les hommes sont de petits enfants. La science même du gouvernement est la science de cacher la vérité ; il en est de même du système commercial. Nous ne pouvons blâmer le commerçant de ce qu’il ne dit pas au public que, si toutes ses dettes rentraient à la fois, il ferait banqueroute.

— Et peut-être l’épousera-t-il, après tout, ce monsieur Butler.

— À Dieu ne plaise !… le misérable ! Eh bien ! madame, je m’occuperai de cette pauvre jeune femme. Elle ne restera pas sans guide.

— Le ciel vous récompense ! Dire qu’il y a des gens assez méchants pour vous accuser de sévérité !

— Je sais supporter cette accusation avec une humble résignation, madame. Bonjour.

— Bonjour, monsieur. Vous vous souviendrez que notre entretien a été strictement confidentiel.

— Je n’en soufflerai pas un mot. Demain je vous enverrai quelques ouvrages de piété bien consolants. Que le Seigneur vous bénisse ! »

Une fois cette difficulté aplanie, mistress Leslie découvrit, à son grand étonnement, qu’elle en avait à vaincre une autre, soulevée par Alice elle-même. Car Alice se figura premièrement que changer de nom et garder son secret, c’était équivalent à reconnaître qu’elle devait être plus honteuse que fière de son amour pour Ernest ; et elle trouvait que c’était là une bien grande ingratitude vis-à-vis de lui ! Et, secondement, prendre son nom et passer pour sa femme ! Quelle présomption ! Il aurait certes le droit de s’en offenser ! Ces scrupules faillirent faire perdre patience à mistress Leslie, et le banquier fut fort surpris d’être de nouveau appelé en consultation. Nous avons dit que c’était un conseiller habile et expérimenté, ce qui suppose le don de la persuasion. Il découvrit bientôt le moyen d’ébranler l’entêtement d’Alice : l’intérêt de sa petite fille. Il le lui représenta si énergiquement, il lui montra l’avenir de son enfant dépendant tellement, non-seulement de la bonne conduite de sa mère, mais aussi de son apparente honnêteté, qu’il finit par la persuader. Peut-être un seul argument, dont il se servit incidemment, produisit-il autant d’effet sur son esprit que tout le reste.

« Ce monsieur Butler, s’il est encore en Angleterre, peut traverser notre ville, peut se trouver en visite parmi nous, peut entendre parler de vous sous un nom semblable au sien, et la curiosité alors pourrait le pousser à s’enquérir de vous. Prenez son nom, et vous porterez toujours un signe honorable par lequel vous pourrez mutuellement vous retrouver et vous reconnaître. D’ailleurs, quand vous serez dans une position convenable, respectée, gagnant honnêtement votre vie, peut-être ne sera-t-il pas trop fier pour vous épouser. Mais gardez votre nom, révélez votre histoire, et non-seulement votre enfant sera rejeté comme un paria, non-seulement vous serez vous-même une mendiante, ou tout au plus vouée à une abjecte servitude, mais vous perdrez toute chance de retrouver jamais l’objet de votre trop profonde affection. »

Alice se laissa donc convaincre. Dès ce moment elle devint réservée et peu communicative. Mistress Leslie avait sagement fait choix d’une ville assez éloignée de sa demeure pour empêcher toute révélation de la part de ses domestiques. Sous le nom de mistress Butler, Alice s’attira la sympathie et le respect universel par ses talents, ses manières douces et modestes, et sa conduite irréprochable. En découvrant la sagesse de la dissimulation, elle fit un grand pas dans la connaissance du monde. Bien qu’elle fût adulée et courtisée par les jeunes oisifs de C*** elle sut mener sa barque avec tant d’adresse qu’elle ne fut jamais persécutée. Il y a peu d’hommes qui fassent des avances là où ils ne trouvent pas d’encouragement.

Le banquier observait sa conduite avec une vigilance silencieuse. Il la rencontrait souvent ; il allait la voir fréquemment. Il était reçu dans l’intimité de certaines familles où elle allait pour enseigner ou faire de la musique. Il lui prêtait des livres pieux ; il lui donnait des conseils ; il l’exhortait. Alice commença à se fier à lui, à le regarder comme une fille de village, dans un pays catholique, regarde un prêtre bon et bienveillant. Et lui, quel était son but ? Il était impossible de le deviner à cette époque-là, mais il devint rêveur et distrait.

Un jour une vieille fille et un vieil ecclésiastique se rencontrèrent dans la grande rue de C***.

« Comment vous portez-vous, madame ? dit l’ecclésiastique ; et votre rhumatisme ?

— Cela va mieux, je vous remercie, monsieur. Y a-t-il quel que chose de nouveau ? »

L’ecclésiastique sourit, et ce quelque chose erra sur ses lèvres, mais il se tut.

« Étiez-vous chez mistress Macnab hier au soir ? reprit la vieille fille. On y a fait de la musique délicieuse.

— Délicieuse, en effet ! Que cette mistress Butler est jolie, et quelle humilité ! Elle connaît son rang, ce qui est rare chez les artistes.

— Oui, vraiment ! Que d’égards un certain banquier lui a témoignés !

— Hi ! hi ! hi ! mais oui ; il est très-paternel ; très-paternel !

— Il se remariera peut-être ; il parle toujours du saint état de mariage. Il est possible que ce soit un saint état, mais Dieu sait que sa pauvre femme n’en a pas fait un état bien agréable pour lui.

— Il pouvait y avoir pour cela des raisons que nous ne connaissons pas, dit le ministre d’un ton mystérieux. Je ne voudrais pas manquer de charité, mais….

— Mais quoi ?

— Ah ! quand il était jeune, notre grand homme, j’imagine, n’avait pas des mœurs aussi austères qu’à présent.

— C’est ce que j’ai entendu dire tout bas ; mais on n’a jamais rien su qui lui fût défavorable.

— Hum ! c’est fort étrange !

— Qu’est-ce qui est fort étrange ?

— Eh bien !… mais c’est un secret. Je pense bien qu’il n’y a pas de mal au fond de tout cela.

— Oh ! je n’en soufflerai pas un mot. Allez-vous à la cathédrale ? Que je ne vous empêche pas de continuer votre chemin. Maintenant veuillez achever.

— Eh bien ! hier j’étais en tournée dans un village, à plus de vingt milles d’ici ; j’y restai à dîner, et pendant qu’on donnait à manger à mon cheval, j’errai sur la place du village.

— Eh bien ? eh bien ?

— Et je vis, à la porte d’une chaumière, un monsieur, enveloppé d’un grand manteau, et portant un chapeau à large bord rabattu sur son visage ; il tenait un petit enfant dans ses bras, et il l’embrassait avec plus de tendresse qu’on n’embrasse généralement les enfants des autres, quelque bon qu’on soit. Puis il le donna à une paysanne qui se tenait debout à côté de lui, il monta sur son cheval qui était attaché à la porte, et partit au trot en passant à côté de moi ; et qui pensez-vous que ce fût ?

— Ma foi, je ne puis deviner.

— Eh bien, c’était notre pieux banquier. Je le saluai, et je vous assure, madame, qu’il devint aussi rouge que le ruban de votre ceinture.

— Dieu !

— Quand il se fut éloigné, j’entrai dans la chaumière, car j’avais soif, et je demandai un verre d’eau ; alors je vis l’enfant. Je vous déclare que je ne voudrais pas manquer de charité, mais je trouvai qu’il ressemblait singulièrement à… vous savez à qui ?

— En vérité ! est-ce possible !

— Je demandai à la femme s’il était à elle ? » elle me répondit sèchement : « Non ! » et rien de plus.

— Mon Dieu ! il faut vraiment que je découvre tout ! Quel est le nom du village ?

— Covedale.

— Ah ! je connais, je connais.

— Pas un mot de tout ceci ! je pense bien qu’au fond il n’y a rien de mal. Mais je ne suis guère en faveur des nouvelles doctrines.

— Ni moi non plus. Qu’y a-t-il de mieux que la bonne vieille Église anglicane ?

— Madame, vos sentiments vous font honneur. Je puis compter que vous ne direz rien au sujet de notre petit mystère ?

— Pas un mot ! »

Deux jours après, trois vieilles filles firent une excursion au village de Covedale. Elles trouvèrent la chaumière en question fermée, la femme et l’enfant partis. Les gens du village ne savaient rien qui les concernât, n’avaient rien vu d’extraordinaire dans la femme ou dans l’enfant ; avaient toujours supposé que c’étaient la mère et la fille. Quant au monsieur que l’inquisiteur ecclésiastique avait reconnu pour être le banquier, on ne l’avait vu qu’une seule fois dans le village.

« Oh ! le méchant vieux prêtre, dit la plus vieille des trois vieilles filles. Noircir ainsi la réputation d’un aussi excellent homme ! Et la voiture nous coûtera une livre et deux shillings, sans compter le picotin. »


CHAPITRE VI.

J’étais dans cette disposition d’esprit, lorsqu’en mettant un jour ma tête à la fenêtre pour prendre l’air, j’aperçus une espèce de paysan qui me regardait fort attentivement.
(Gil Blas.)

Une soirée d’été, dans une ville de province éloignée, a quelque chose de triste. On y retrouve les rues d’une capitale, moins leur bruit et leur mouvement ; on y retrouve le silence de la campagne, moins ses oiseaux et ses fleurs. Que le lecteur s’imagine une rue tranquille, dans la tranquille ville de C***, par une tranquille soirée du tranquille mois de juin. Ce n’est pas un tableau bien égayant ; deux jeunes chiens jouent dans la rue ; un vieux chien, assis à côté d’une porte fraîchement peinte, les regarde. Quelques dames d’âge mûr marchent sans bruit le long du trottoir, rentrant chez elles prendre leur thé ; elles portent des robes de mousseline blanche, des spencers verts un peu fanés, et des chapeaux de paille étroits, avec des voiles de gaze verte ou brune. Deux à deux et trois à trois, elles ont successivement disparu sur le seuil des petites maisons proprettes, environnées de petites grilles, encadrant de petits parterres de verdure. Le seuil, la maison, la grille et le parterre sont aussi semblables les uns aux autres que ces petites tables des bosquets, dans les restaurants de la banlieue, qui présentent à l’œil ébloui la répétition invariable, multipliée comme dans les fragments d’un miroir brisé, d’un seul et même individu, monté sur quatre pieds. Paradise Place était une série de tables à bosquets.

Il avait passé dans la rue une vache suivie d’une laitière ; puis deux jeunes commis de magasin endimanchés, amateurs de demoiselles, y avaient fait une reconnaissance infructueuse, et s’en étaient allés découragés. Le crépuscule s’avançait tout doucement ; et quoique les étoiles commençassent à poindre, il faisait encore clair. Alice Darvil était assise à la fenêtre ouverte d’une des petites maisons de la rue. Elle avait été occupée à un travail d’aiguille (ce gracieux prétexte qu’ont les femmes pour penser) mais, à mesure que ses rêveries se multipliaient, et que l’obscurité croissait, elle avait machinalement laissé tomber son ouvrage et ses mains sur ses genoux. Son profil était tourné vers la rue, et sans bouger la tête, sans changer d’attitude, elle jetait de temps en temps un regard sur la petite fille qui, fatiguée de jouer, était venue s’accroupir par terre à côté d’elle, et qui, étonnée peut-être de n’être pas encore couchée, paraissait aussi tranquille que la jeune mère elle-même. Quelquefois les yeux d’Alice s’emplissaient de larmes, et alors elle soupirait comme pour faire sécher ses pleurs. Mais si la pauvre Alice s’affligeait, sa douleur était une affliction silencieuse et résignée.

La rue était complétement déserte lorsqu’un homme passa sur le trottoir, de l’autre côté du chemin. Ses vêtements grossiers et simples tenaient le milieu entre le costume d’un ouvrier et d’un fermier ; mais pourtant il y avait une certaine affectation d’élégance dans le flamboyant mouchoir de soie écarlate, attaché à la façon d’un matelot ou d’un contrebandier autour de son cou nerveux. Le chapeau était posé gaillardement de côté, et une chaîne de montre, ornée de cachets, et qui jurait d’une manière assez équivoque avec le reste du costume, brillait et s’étalait sur un gilet à rayures voyantes. Ce passant était couvert de poussière ; et comme la rue en question se trouvait dans un faubourg touchant à la grande route, et formant une des entrées de la ville, il arrivait probablement, après une longue journée de marche, à sa destination pour ce soir-là. La physionomie de l’étranger avait un air inquiet, agité, troublé. Dans sa démarche et son aspect fanfaron, il y avait l’insolente insouciance d’un vagabond de profession ; mais dans ses yeux vigilants, observateurs et soupçonneux, on voyait l’expression suspecte de l’appréhension et de la crainte. C’était un homme sur lequel le crime semblait avoir imprimé sa marque significative, et qui d’un œil voyait une bourse et de l’autre la potence. Alice ne l’avait pas remarqué avant qu’elle eût elle-même attiré et concentré toute l’attention de l’étranger. Il s’arrêta brusquement en apercevant son visage, s’abrita les yeux derrière sa main, comme pour mieux voir, et enfin jeta une exclamation de surprise et de plaisir. En ce moment Alice se retourna, et son regard rencontra celui du passant. Le regard du basilic n’étourdit, ne paralyse pas plus vite sa victime, que l’œil de cet étranger ne fascina d’épouvante et d’effroi les yeux et l’âme d’Alice Darvil. Sa figure devint soudain contractée et rigide, ses lèvres blanches comme du marbre ; ses yeux dilatés sortaient de leurs orbites ; ses mains se crispèrent convulsivement, elle tressaillit, et pourtant elle resta immobile. L’homme lui fit un signe de tête, se mit à rire, traversa froidement la rue, gagna la porte, et frappa bruyamment. Alice restait toujours sans mouvement. Le sentiment semblait l’avoir abandonnée. Bientôt la voix sonore et rude de l’étranger se fit entendre au-dessous, en réponse aux accents de l’unique servante qu’Alice avait à son service ; et un instant après ses pas lourds et retentissants ébranlèrent le frêle escalier. Alice se leva alors comme par instinct, saisit son enfant dans ses bras, et se dressa roide et immobile devant la porte ; la porte s’ouvrit, et le père et la fille se trouvèrent face à face, sous le même toit.

« Eh bien, Alice, comment vous portez-vous, ma belle ? Enchantée de revoir votre vieux père, j’en suis bien sûr ? Pas de cérémonies ! Asseyez-vous. Ah ! ah ! c’est gentil ici, très-gentil. Nous allons mener une existence charmante ensemble. Vous faites vos affaires pour votre compte, hein ? Petite rusée ! Mais allons, il ne faut pas abandonner votre pauvre vieux père. Voyons, donnez-moi quelque chose à manger et à boire. »

Ce disant, Darvil, de l’air d’un homme décidé à se mettre tout à son aise, se jeta tout de son long sur le petit canapé propre, coquet, recouvert de perse.

Alice le regardait en tremblant de tous ses membres, mais elle ne disait toujours rien ; sa voix l’avait complétement abandonnée.

« Allons donc, pourquoi ne vous remuez-vous pas ? J’imagine qu’il faudra me servir moi-même ! Jolies manières ! Eh ! mais, voici une sonnette, pardieu ! Que de luxe ! Faites pas attention ; j’ai l’habitude de demander moi-même ce qu’il me faut. »

Il tira le frêle cordon de sonnette qui fit retentir d’un perçant carillon la moitié de la longue rangée de maisons en bois et en plâtre de Paradise Place. L’instrument de tout ce bruit resta dans la main de celui qui l’avait produit.

La servante, vieille femme « pointilleuse et très-respectable, arriva sur-le-champ.

« Dites donc, la vieille ! cria Darvil ; apportez-moi à manger. Ce que vous aurez de mieux. Je ne suis pas difficile ; pourvu qu’il y en ait beaucoup. Et dites donc, une bouteille d’eau-de-vie. Voyons, ne restez pas là à me regarder comme une bête curieuse. Remuez-vous donc. Par l’enfer et les furies ! ne m’entendez vous pas ? »

La servante se retira comme si on lui avait mis un pistolet sur la gorge, et Darvil, riant aux éclats, se rejeta sur le canapé. Alice le regarda, et toujours sans articuler une parole, elle se glissa hors de la chambre, tenant son enfant dans ses bras. Elle descendit précipitamment, et dans le vestibule rencontra sa domestique. Cette dernière, qui était fort attachée à sa maîtresse, fut effrayée en la voyant sur le point de quitter la maison.

« Mais, madame, où allez-vous donc ? mon Dieu ! et sans chapeau encore ! Qu’y a-t-il ? Quel est cet homme ?

— Oh ! s’écria Alice, avec angoisse ; que faire ?… où fuir ? »

La porte au-dessus s’ouvrit. Alice l’entendit, tressaillit, et un instant après elle était dans la rue. Haletante, éperdue, elle courait comme une insensée. Et en effet, sa raison l’avait momentanément abandonnée ; si une rivière s’était trouvée sur son chemin, elle s’y serait plongée pour échapper à un monde qui semblait trop étroit pour contenir un père et son enfant. Mais au moment où elle tournait le coin d’une rue qui conduisait aux quartiers plus fréquentés, elle se sentit saisir le bras, et une voix l’appela par son nom, d’un ton surpris et effrayé.

« Grand Dieu ! mistress Butler ! Alice ! que vois-je ? Qu’y a-t-il ?

— Ah ! monsieur, sauvez-moi !… vous êtes bon… vous êtes puissant… sauvez-moi !… il est revenu !

— Il est revenu !… Qui donc ? M. Butler ? dit le banquier (car c’était lui) d’une voix altérée et tremblante.

— Non, non !… Ah ! ce n’est pas lui !… je n’ai pas dit que c’était lui ! j’ai dit que c’était mon père… mon… mon… Ah ! regardez derrière moi, regardez !… Vient-il ?

— Calmez-vous, ma jeune amie ; il n’y a personne auprès de nous. J’irai parler à votre père. Personne ne vous fera de mal ; je vous protégerai, moi. Retournez chez vous, retournez chez vous, je vous suivrai ; il ne faut pas qu’on nous voie ensemble.

— Non, non, dit Alice, qui devint encore plus pâle, je ne puis m’en retourner.

— Eh bien alors, suivez-moi jusqu’à la porte. Votre servante vous donnera votre chapeau et vous conduira chez moi, où vous attendrez jusqu’à ce que je revienne. Pendant ce temps là je verrai votre père, et je vous débarrasserai, j’espère, de sa présence. »

Le banquier, qui parlait précipitamment et même d’un ton impatienté, n’attendit pas de réponse, et se dirigea vers la maison d’Alice. Alice ne le suivit pas, et resta dans l’endroit même où il l’avait quittée ; sa servante l’y rejoignit bientôt, et la conduisit à la demeure de l’homme riche… Mais l’esprit d’Alice ne pouvait se remettre de la secousse qui l’avait ébranlé, et l’égarement de ses idées avait quelque chose d’effrayant.


CHAPITRE VII.

Miramont. — Écument-ils de colère ?

André. — Comme si on les eût frottés de savon, monsieur. Tantôt ils jurent tout haut et tantôt ils se calment, c’est un vrai carillon de cloches agitées par le vent. Puis ils délibèrent ensemble pour décider ce qu’il faut faire, et puis ils se disputent encore à ce sujet.

(Beaumont et Fletcher.)

Le banquier et le gueux assis ensemble dans ce petit salon, face à face, l’un sur un fauteuil, l’autre sur le sofa, offraient un curieux tableau de la nature humaine ! Darvil, encore aux prises avec de la viande froide, faisait la grimace en avalant de l’eau-de-vie très-médiocre, que la vieille servante, intimidée par ses menaces, avait été lui chercher à la taverne la plus voisine. Assis en face de lui, l’homme considéré, hautement considéré, l’homme des convenances et du cérémonial, l’homme du respect humain et du charlatanisme, examinait gravement cet abject et hardi coquin. D’un côté l’opulent hypocrite, de l’autre le vaurien sans le sou, l’homme qui avait tout à perdre, l’homme qui ne possédait au monde que sa vile et scélérate existence, une montre d’or, avec sa chaîne et ses cachets, qu’il avait volée la veille, et trois shillings, trois pence et demi dans la poche gauche de son pantalon.

L’homme d’opulence ne connaissait que fort imparfaitement la nature de l’animal qu’il avait devant les yeux. Mistress Leslie lui avait fait connaître (ainsi que nous l’avons dit), l’esquisse de l’histoire d’Alice, et il en avait conclu que le père de leur protégée était un misérable. Mais il ne s’attendait à trouver, en la personne de M. Darvil, qu’un vaurien stupide et abruti, un grossier coquin, un rustre épais, sans cervelle, et sans l’effronterie qui en tient lieu. Mais Luc Darvil était un gaillard intelligent, qui avait reçu une certaine éducation. Il ne péchait pas par ignorance, car il possédait assez d’esprit pour avoir de mauvais principes, et il était aussi insolent que s’il eût passé sa vie dans la meilleure société. Les culottes grises et l’air solennel du banquier ne lui en imposaient pas du tout ! Luc Darvil n’aurait pas eu peur du duc de Wellington, à moins que le général eût eu des constables[13] pour aides de camp.

Le banquier se trouva tout déconcerté.

« Dites donc, monsieur je ne sais qui ! dit Darvil en avalant un verre d’alcool pur comme si c’eût été de l’eau ; ne vous figurez pas que vous allez m’en faire accroire. Que diable vous importe au fond la considération ou le bien-être de ma fille, et tout ce qui s’ensuit, malgré votre air grave, vieux finaud ! C’est ma fille elle-même que vous flairez ! et, sur ma foi, mon Alice est une fort jolie fille ; fort jolie, mais bizarre comme un clair de lune. Allez, vous ferez un bien meilleur marché avec moi qu’avec elle. »

Le banquier devint cramoisi ; il se mordit la lèvre, et mesura de la tête au pied son compagnon (qui s’étalait sur le sofa) comme s’il réfléchissait aux moyens de le jeter du haut en bas de l’escalier. Mais Luc Darvil aurait assommé le banquier et tous ses clercs par-dessus le marché. Son corps était comme un faisceau de nerfs et de muscles que dame nature avait eu le soin d’emballer aussi serré que possible. Un boxeur y aurait réfléchi à deux fois avant d’en venir aux prises avec un pareil adversaire. Le banquier était un homme prudent jusqu’à l’excès, et il recula sa chaise de quelques pouces, en achevant son examen.

« Monsieur, dit-il alors très-tranquillement, ne nous méprenons pas. Votre fille n’a rien à craindre de votre part. Si vous l’inquiétez, la loi la protégera…

— Elle n’est pas majeure, dit Darvil. À votre santé, mon vieux !

— Qu’elle soit majeure ou non, dit le banquier sans faire attention à la politesse contenue dans cette dernière phrase, il m’importe fort peu. Je connais assez la loi pour savoir que, comme elle a des amis riches dans cette ville et que vous n’en avez pas, elle sera protégée, tandis qu’on vous enverra au moulin de discipline.

— Voilà qui est parlé en sage, dit Darvil, qui témoigna pour la première fois une espèce de respect. Vous commencez à envisager les choses sous un aspect pratique, comme nous disions autrefois au club.

— Je vais vous dire ce que je ferais si j’étais à votre place, monsieur Darvil. Je quitterais ma fille et cette ville demain matin, et je promettrais de n’y jamais revenir, de ne jamais l’inquiéter, à condition qu’elle m’accorderait une certaine somme sur ses gains, payable tous les trois mois.

— Et si je préférais vivre avec elle ?

— Dans ce cas-là, moi, comme magistrat de cette ville, je vous en ferais expulser comme vagabond, ou arrêter…

— Ah !

— Arrêter sous prévention d’avoir volé cette chaîne d’or et ces cachets, que vous portez avec tant d’ostentation.

— Par Dieu ! mais vous êtes un habile gaillard, dit Darvil involontairement ; vous connaissez la nature humaine. »

Le banquier sourit ; ceci peut paraître singulier, mais ce compliment lui fit plaisir.

« Mais, dit Darvil en se servant une autre tranche de bœuf, vous feriez fausse route : car si vous vous souciez le moins du monde de l’honneur de ma fille, vous n’irez pas enfermer son père sous prévention de vol ; ainsi je vous rends la monnaie de votre pièce, mon vieux !

— Je nierai que vous soyez son père, monsieur Darvil, et je crois que vous trouverez difficile de prouver le fait dans une ville où je suis magistrat.

— Par Dieu ! quel fin voleur vous auriez fait ! Vous êtes pénétrant comme une vrille. Bien sûr vous avez été élevé à Old Bailey[14] !

— Monsieur Darvil, laissez-vous conduire. Vous me faites l’effet d’un homme qui sait entendre la raison ; et je vous demande si, dans n’importe quelle ville de ce pays, un homme pauvre, dans une situation suspecte, peut entrer en lutte avec un homme riche, dont la réputation est établie ? Peut-être avez-vous raison au fond ; cela ne me regarde pas. Mais je vous dis que vous quitterez cette maison dans une demi-heure, et gare à vous si vous y rentrez jamais ; car remettez-y les pieds, et dix minutes après vous serez dans la prison de la ville. Ce n’est plus une lutte entre vous et votre fille sans défense, c’est une lutte entre…

— Entre un vagabond vêtu de futaine et un gentilhomme qui roule en équipage, dit Darvil en riant avec amertume, mais aux éclats. Charmant ! charmant ! »

Le banquier se leva.

« Je trouve que vous avez fait là une définition très-juste. dit-il. Une demi-heure. Souvenez-vous-en. Bonsoir.

— Arrêtez, dit Darvil ; vous êtes le premier homme que j’aie rencontré depuis bien des années, qui me revienne. Asseyez-vous, asseyez-vous, vous dis-je ; causons un peu, et je suis sûr que nous nous entendrons bientôt. Là ; c’est bien. Dieu ! que j’aimerais à vous tenir sur la grande route, au lieu de vous avoir entre ces quatre murs de carton. Ah ! ah ! ah ! j’aurais tous les arguments de mon côté alors ! »

Le banquier n’était pas brave, et sa couleur changea légèrement en entendant exprimer ce souhait obligeant. Darvil le regardait de travers en riant sans cesse.

L’homme riche reprit :

« Peut-être que oui, et peut-être que non, monsieur Darvil, selon que j’aurais ou non des pistolets sur moi. Mais revenons à la question. Quittez cette maison sans autre discussion, sans bruit, sans parler à qui que ce soit de vos droits sur la personne qui y demeure…

— Eh bien ! et en retour !

— Dix guinées à présent ; et la même somme chaque trimestre, tant que la jeune personne demeurera dans cette ville, et que vous ne l’inquiéterez ni personnellement, ni par lettres.

— Ça fait quarante guinées par an. Ce n’est pas assez pour vivre.

— Votre entretien coûtera moins que cela dans la maison de correction, monsieur Darvil.

— Voyons, dites cent livres. Alice est encore un bon marché à ce prix-là.

— Pas un liard de plus, dit le banquier en boutonnant la poche de son pantalon d’un air décidé.

— Allons, faites voir vos jaunets.

— Promettez-vous, oui ou non ?

— Je promets.

— Voici vos dix guinées. Si dans une demi-heure vous n’êtes pas parti.

— Eh bien, alors….

— Alors vous m’avez volé dix guinées, et il vous faut subir les conséquences ordinaires du vol. »

Darvil bondit sur pieds ; ses yeux flamboyaient ; il saisit le couteau à découper qui se trouvait devant lui.

« Vous avez de la hardiesse, dit tranquillement le banquier, mais à quoi bon ? Vous ferez une mauvaise affaire en m’assassinant ; et je suis un homme dont l’absence serait très-certainement remarquée. »

Darvil se laissa retomber sur son siége d’un air morose et terrassé. L’honnête homme avait l’avantage sur le vaurien.

« Si vous aviez été aussi pauvre que moi, pardieu ! vous auriez été un fameux escroc !

— Je ne le pense pas, dit le banquier ; je crois que l’escroquerie est d’une très-mauvaise politique. J’ai peut-être été aussi pauvre que vous, mais je ne suis jamais devenu escroc.

— Mais vous ne vous êtes jamais trouvé dans les mêmes circonstances que moi, répondit Darvil d’un air sombre. Je suis fils de gentilhomme. Voyons ! je veux vous raconter mon histoire. Mon père était bien né, mais il épousa une servante lorsqu’il était au collége ; sa famille le ruina, et le laissa mourir de faim. Il succomba dans cette lutte contre une misère à laquelle il n’avait pas été habitué, et ma mère rentra en service ; elle devint femme de charge d’un vieux garçon, et m’envoya en pension. Mais ma mère eut des enfants avec le vieux garçon, et l’on me retira de pension pour me mettre dans le commerce. Tous me haïssaient, car j’étais laid ; malédiction sur eux tous ! Ma mère m’envoya promener ; j’avais besoin d’argent. Je volai le vieux garçon. On me mit en prison, et j’y appris à voler mieux dorénavant. Ma mère mourut ; je me trouvai seul au monde. Le monde était mon ennemi ; je ne pus me raccommoder avec le monde, ainsi nous nous déclarâmes la guerre. Vous comprenez, mon vieux ? J’épousai une femme pauvre et jolie. Ma femme me rendit jaloux ; j’avais appris à soupçonner tout le monde. Alice naquit ; je ne croyais pas qu’elle m’appartînt ; elle ne me ressemblait pas ; peut-être était-ce l’enfant d’un gentilhomme. Je hais, j’abhorre les gentilshommes. Un soir je me grisai. Je donnai un coup de pied dans le ventre à ma femme trois semaines après son accouchement. Ma femme mourut. J’allai en cour d’assises. On m’acquitta. Je me rendis dans un autre comté. Ayant eu une espèce d’éducation, et étant intelligent, je trouvai du travail comme ouvrier. Je haïssais le travail comme je haïssais les gentilshommes, car n’étais-je pas gentilhomme par le sang ? c’était là mon malheur. Alice grandit ; je ne la considérai jamais comme de ma chair et de mon sang. Sa mère était une… Pourquoi ne serait-elle pas de même ? Là, en voilà assez pour excuser, j’espère, tout ce que j’ai jamais fait. Je maudis le monde ! je maudis la fortune ! je maudis la beauté ! je maudis… je maudis tout !

— Vous avez été un homme très-maladroit, dit le banquier ; il me semble que vous avez eu de très-bonnes cartes entre les mains, si vous aviez seulement su les jouer. Enfin, c’est votre affaire. Il n’est pas encore trop tard pour vous repentir ; la vieillesse s’avance. Souvenez-vous, malheureux, qu’il est un autre monde. »

Le banquier prononça ces derniers mots d’un ton d’adjuration solennelle et même digne.

« Vous croyez ça, vous, n’est-ce pas ? dit Darvil en le regardant insolemment.

— Du fond de mon âme, je le crois.

— Alors vous n’avez pas autant de bon sens que je le croyais, répondit sèchement Darvil. J’aimerais à causer avec vous à ce sujet. »

Mais notre homme pieux, quelque sincère que fût d’ailleurs sa foi, ne possédait aucunement le pouvoir de chasser le désespoir et l’angoisse d’une âme luttant contre le doute. Il avait des paroles réconfortantes pour les gens religieux, mais il n’en avait pas pour les sceptiques ; il savait consoler, mais non convertir. C’était un don qui lui manquait. D’ailleurs il ne voyait pas grand honneur à faire la conversion de Luc Darvil. Il se leva donc avec quelque précipitation, en lui disant :

« Non, monsieur ; je crains que ce ne soit inutile, et je n’ai pas de temps à perdre ; ainsi une fois encore je vous souhaite le bonsoir.

— Mais nous ne sommes pas convenus comment et où ma pension devait m’être envoyée.

— Ah ! c’est vrai. Je vous la garantirai. Trouvez-vous que mon nom soit une garantie suffisante ?

— Dans tous les cas, c’est la meilleure que je puisse avoir, répondit négligemment Darvil ; et après tout je n’ai pas fait une trop mauvaise journée. Mais je ne puis vraiment vous dire où m’envoyer l’argent, je ne connais pas un homme qui ne fût prêt à me le voler.

— Très-bien ; alors la meilleure marche à suivre (je parle en homme d’affaires) sera de tirer sur moi pour la somme de dix guinées chaque trimestre. En quelque lieu que vous soyez, vous pourrez vous adresser à n’importe quel banquier pour cela. Mais faites attention que si jamais vous tirez pour une somme plus forte, vous n’obtiendrez plus rien.

— Je comprends, dit Darvil ; et aussitôt que j’aurai fini cette bouteille, je m’en irai.

— Vous ferez bien, » répondit le banquier en ouvrant la porte.

L’homme riche s’en retourna chez lui précipitamment.

« Ainsi, Alice, après tout, a du sang noble dans les veines, pansait-il. Mais ce père ! Non, c’est impossible. Je voudrais bien qu’il fût pendu et que personne n’en sût rien. J’aimerais bien à arranger cette affaire sans épouser ; mais alors, le scandale !… le scandale !… le scandale ! Après tout il vaut mieux que je n’y pense plus. Elle est admirablement belle et si… Bah ! je ne deviendrai donc jamais vieux ! »


CHAPITRE VIII.

Il commença à tourner ses regards pleins d’admiration vers elle, à voir son air touchant et ses qualités, à se représenter continuellement leur charme séduisant, à en faire l’aliment habituel de ses pensées de chaque jour.
(Leigh Hunt.)

Il devait y avoir chez Alice Darvil un charme secret singulièrement séduisant, pour la conserver pure et charmante, en dépit des associations sordides et criminelles qui l’environnaient, aux yeux d’un homme épris de l’idéal comme l’était Ernest Maltravers, ainsi qu’à ceux d’un homme aussi influencé par les conventions et les théories du monde que l’était l’habile banquier de C***. Cette belle fleur avait crû au milieu des choses les plus abominables et les plus repoussantes, comme pour conserver l’origine céleste et la grâce inhérentes à la nature humaine, et proclamer l’œuvre de Dieu là où la nature humaine avait été le plus avilie par les arts corrupteurs de la société, là où la lumière même de Dieu s’était le plus obscurcie. Ceux qui ont sérieusement examiné les arides déserts de la vie avoueront que de tels contrastes existent, quoique rarement et comme par hasard. J’ai peint Alice Darvil scrupuleusement d’après nature, et je puis jurer que dans ce portrait je n’ai exagéré ni une teinte ni une ligne. Je ne pense pas, d’accord avec notre ami le banquier, qu’elle dût quelque chose, à moins que ce ne fût une plus grande délicatesse de formes et de traits, au mélange de noble sang qui coulait dans ses veines. Mais, d’une façon ou d’une autre, dans son organisation primitive, il y avait cette heureuse tendance des plantes vers ce qui est pur et radieux. Car, en dépit d’Helvétius, l’expérience vulgaire nous apprend que, quoique l’éducation et les circonstances puissent pétrir la masse, la nature elle-même forme quelquefois l’individu, et jette dans la matière ou dans l’esprit une certaine quantité de beauté ou de difformité telle que rien ne peut ensuite complétement anéantir les éléments primitifs du caractère. Du miel l’un tire du poison ; tandis que du poison un autre n’extrait que du miel. Mais moi qui ai souvent et sérieusement réfléchi à l’histoire psychologique d’Alice Darvil, je pense que si elle échappa à la contagion du vice qui environna son enfance, elle le dut principalement au développement long et tardif de ses facultés intellectuelles. Que ce fût ou non la brutale violence de son père qui, dans son enfance, avait réagi par les nerfs sur son cerveau, il est certain que jusqu’à l’époque où elle connut Maltravers, jusqu’à l’époque où elle aima, où elle fut aimée, son intelligence avait paru engourdie et bornée. Il est vrai que Darvil ne lui avait rien enseigné, qu’il n’avait jamais consenti à ce qu’elle apprît quelque chose ; mais cette ignorance seule n’eût pas été un préservatif pour un esprit vif et observateur. C’était l’insensibilité obtuse des sens eux-mêmes qui formait comme une armure entre son âme et les choses abjectes qui l’environnaient, semblable à la grossière et sombre enveloppe de la chrysalide faite de manière à résister à un rude contact et à la dure saison d’hiver, afin que le papillon puisse en sortir ailé et radieux, quand le printemps sera venu. Si Alice avait été une enfant intelligente, elle serait probablement devenue une femme dépravée et sans mœurs ; mais elle n’avait pas compris grand’chose, jusqu’au jour où elle trouva son inspiration dans ce sentiment qui sait ennoblir les animaux comme les hommes ; qui fait du chien (dans son état naturel, l’un des êtres les plus sauvages de la race animale) le compagnon, le gardien, le défenseur de l’homme, et élève l’instinct presque au niveau de la raison.

Le banquier avait une profonde affection pour Alice, et lorsqu’il rentra chez lui, il éprouva beaucoup de chagrin en apprenant qu’elle était en proie à une fièvre violente. Elle resta sous son toit cette nuit-là, et reçut les soins de la vieille dame, parente et gouvernante du vieux gentleman. Ce dernier dormit peu, et le lendemain matin son visage était plus pâle que d’ordinaire.

Vers le point du jour, Alice s’endormit d’un sommeil profond et réparateur ; et lorsque, en s’éveillant, elle apprit par un mot que lui écrivit son hôte, que son père était parti et qu’elle pouvait rentrer chez elle en sûreté et sans crainte, une violente crise de larmes, suivie d’une longue prière pleine de reconnaissance, contribua à calmer son esprit et ses nerfs. Quelque imparfaite que fût la connaissance du bien et du mal chez cette jeune femme, elle comprenait pourtant les droits qu’un père (quelque criminel qu’il soit) a sur son enfant, car ses sentiments étaient si vrais et si justes qu’ils suppléaient en elle à l’absence de principes. Elle savait qu’elle ne pouvait vivre sous le même toit que ce terrible père ; mais pourtant elle éprouvait une espèce de remords à penser qu’il eût été chassé de ce toit dans l’indigence et le besoin. Elle se hâta de s’habiller et de demander une entrevue à son protecteur. Celui-ci apprit avec admiration et plaisir qu’il n’avait fait que devancer le projet spontané et instinctif d’Alice, en accordant une pension à Darvil. Il lui fit part alors de l’arrangement qu’il avait fait avec son père ; elle pleura en lui baisant la main, et résolut secrètement de travailler courageusement afin d’augmenter la somme. Ah ! si par son travail elle pouvait affranchir son père de la nécessité de chercher des ressources plus coupables ! Hélas ! quand le crime s’est érigé en habitude, c’est comme le jeu ou la boisson, c’est un stimulant qui devient nécessaire. Si Luc Darvil eût hérité de l’opulence d’un Rothschild, il n’en serait pas moins resté un franc coquin d’une façon ou d’une autre ; ou bien l’ennui aurait réveillé sa conscience, et le changement d’habitudes l’aurait tué.

La beauté morale d’Alice faisait toujours plus d’impression sur notre banquier que sa beauté physique. Par exemple, son amour pour son enfant le touchait profondément, et il la contemplait toujours d’un regard plus doux quand il la voyait caresser ou soigner la petite créature privée de père, dont la santé était maintenant faible et précaire. Il est difficile de dire s’il était positivement amoureux d’Alice ; ce mot est trop fort peut-être pour l’appliquer à un homme qui avait passé la cinquantaine, et qui avait traversé trop d’émotions et d’épreuves pour avoir pu conserver la jeunesse du cœur. En somme, ses sentiments vis-à-vis d’Alice, les projets qu’il nourrissait à son égard, étaient très-compliqués dans leur nature, et le lecteur sera peut-être très-longtemps avant de les comprendre parfaitement. Il reconduisit Alice chez elle ce jour-là, mais il parla peu en chemin, peut-être parce que, pour sauver les apparences, il avait voulu que sa parente les accompagnât. Il trouva pourtant le moyen de recommander brièvement à Alice de ne dire à personne, sous aucun prétexte, que c’était son père qui était venu chez elle. Du reste la réminiscence de cette visite paraissait trop l’épouvanter pour qu’elle eût envie d’en parler. Le banquier jugea à propos aussi de mettre la servante d’Alice dans la confidence ; il la prit même à l’écart pour lui dire que l’étranger, arrivé si mal à propos la veille, était un parent très-éloigné de mistress Butler, qui, par suite de ses habitudes d’ivrognerie, était tombé dans la misère et le désordre. Le banquier ajouta d’un air dévot qu’il espérait par sa conversation un peu sérieuse avoir ramené le pauvre homme à de meilleurs sentiments, et qu’il s’en était retourné vers sa famille dans un état d’esprit tout différent.

« Mais, ma bonne Anna, ajouta-t-il, je sais que vous êtes une personne supérieure, et fort au-dessus du vulgaire péché de bavarder avec le premier venu ; ainsi ne parlez à personne de ce qui est arrivé ; cela ne peut pas faire de bien à mistress Butler, et cela peut faire du tort à cet homme qui est dans une position honorable, meilleure qu’on ne pourrait le supposer ; espérons qu’avec le secours de la grâce divine, il pourra devenir sincèrement repentant ; et puis d’ailleurs cela me mécontenterait beaucoup : mais ceci est sans importance. À propos, Anna, je pourrai faire entrer votre petit-fils à l’école gratuite. »

Le banquier avait assez de finesse pour s’apercevoir qu’il avait gagné son procès : et il s’en retournait chez lui, satisfait en somme de la tournure qu’avaient prise les affaires, lorsqu’il rencontra un magistrat de ses collègues.

Ah ! s’écria ce dernier, comment vous portez-vous, mon cher monsieur ? Savez-vous que les officiers de police de Bow Street sont venus ici à la recherche d’un scélérat de notoriété infâme, qui s’est échappé de prison ? C’est un des plus hardis et des plus habiles voleurs de toute l’Angleterre, et les agents de police l’ont poursuivi jusque dans notre ville. Ses vols mêmes ont servi d’indices pour suivre sa trace. Avant-hier il a volé la montre d’un monsieur qu’il a laissé pour mort sur la route ; et cela à moins de trente milles d’ici.

— En vérité ! s’écria le banquier avec émotion ; et quel est le nom de ce misérable ?

— Ma foi, il a autant de noms qu’un grand d’Espagne ; mais je crois que le dernier nom qu’il a pris est Pierre Watts.

— Ah ! dit notre ami rassuré ; et les agents l’ont-ils trouvé ?

— Non, mais ils sont sur sa trace. Un homme répondant à son signalement a été vu ce matin, au point du jour, par le péager de la barrière sur la route de F***. Les agents sont à sa poursuite.

— J’espère qu’il n’échappera pas au châtiment qu’il mérite ; le crime ne reste jamais impuni, même dans ce monde. Faites bien mes compliments à votre dame ; et votre petit Jean, comment va-t-il ? Bien ? J’en suis charmé. C’est un bel enfant que votre petit Jean ! Bonjour.

— Bonjour, mon cher monsieur… Quel digne homme ! »


CHAPITRE IX.

Mais que vois-je ici ? pensa-t-il ; un vil démon animé de mauvaises intentions et parlant un langage trivial ; on l’appelle Hammond ; on peut donner des noms d’hommes à des diables. Pourquoi suis-je si pusillanime ? Pourquoi ne pas écraser cette vipère ?

— La peur répondit : Surveille-le pendant quelque temps et mets sa force à l’épreuve.

(Crabbe.)

Le lendemain matin, après déjeuner, le banquier monta son cheval, une haquenée aux oreilles courtes et au trot rapide ; et faisant dire simplement qu’il allait à la campagne pour affaires et qu’il ne rentrerait pas dîner, il tourna le dos aux clochers de C***.

Il allait lentement, car il faisait chaud ce jour-là. D’autres auraient pu ralentir leur allure pour admirer la campagne qui était belle et souriante. Mais notre homme du monde, sec et positif, était plus influencé par la température que par le charme du paysage. Il ne regardait pas la nature avec les yeux de l’imagination. Peut-être un chemin de fer, s’il y en avait eu alors en cet endroit, l’eût-il charmé bien plus que les coteaux boisés, les vallées ombreuses, et la capricieuse rivière qui, de temps à autre, tantôt d’un côté de la route, tantôt de l’autre, embellissait le paysage. Mais, après tout, il y a beaucoup d’hypocrisie dans l’admiration qu’on affecte en général pour la nature ; et je ne pense pas qu’il y ait une personne sur cent qui se soucie de ce qui se voit sur les côtés de la route, pourvu que la route elle-même soit bonne et bien nivelée, et que les droits de péage soient légers.

Il était midi, et le banquier avait fait bien des milles de chemin lorsqu’il tourna dans une verte avenue et accéléra le pas de son cheval. Au bout d’environ trois quarts d’heure, il arriva à une petite auberge isolée, à l’enseigne du « Pêcheur à la ligne ; » il fit mettre son cheval à l’écurie, commanda son dîner pour six heures, emprunta un panier pour mettre le poisson qu’il allait prendre ; et on put voir alors clairement qu’une assez longue canne qu’il avait apportée était susceptible de se métamorphoser, par extension, en ligne à pêche. Il en adapta les articulations avec soin, comme pour s’assurer que l’instrument n’avait éprouvé aucun accident en route ; il examina attentivement le contenu d’une boîte noire renfermant les fils à pêcher et les amorces ; il suspendit le panier derrière son dos ; et tandis que son cheval penchait la tête, agitait la queue, et se livrait à ces mille coquetteries sans nom que les chevaux prodiguent aux palefreniers, notre digne confrère de la ligne traversa rapidement plusieurs prairies, gagna le bord de la rivière, et commença à pêcher de l’air d’un homme qui prend le plus grand plaisir à ce passe-temps. Déjà il avait attrapé une truite (on eût dit que c’était accidentellement, car le poisson étonné avait été harponné sur le côté de la mâchoire, non pas dans le moment où il mordait, mais dans celui où il regardait l’hameçon) lorsqu’il devint mécontent de l’endroit qu’il avait choisi ; après avoir regardé tout autour de lui comme pour s’assurer qu’il n’était pas exposé à être dérangé ou observé (chose que redoutent fort les pêcheurs à la ligne), il descendit rapidement le long de la berge, et enfin, quittant définitivement le bord de l’eau, il prit un sentier, qui après une bonne marche de près d’une heure l’amena à la porte d’une chaumière. Il frappa deux fois, puis il entra ; et lorsque le banquier reprit le chemin de l’auberge, le soleil était près de son déclin. Il eut bientôt achevé le frugal dîner que les gens de l’auberge, étonnés de sa longue absence, et dans l’attente du poisson qu’il devait rapporter pour faire frire, avaient retardé. On lui amena son cheval, et les nuages rouges à l’occident signalaient déjà la fin du jour, lorsqu’il s’éloigna à la vitesse de quatorze milles à l’heure, sur sa haquenée au trot rapide.

— « Ce monsieur-là a un joli pur sang, dit le palefrenier en se grattant l’oreille.

— Mais oui ; qui est-ce donc ? dit un flâneur dans l’écurie.

— Je n’en sais rien. Il est déjà venu deux fois ici, et il ne prend jamais de poisson pour la peine ; à coup sûr, il faut qu’il aime joliment la pêche. »

Cependant le banquier franchissait l’espace ; la route fuyait sous les pas de son bon cheval qui trottait vaillamment, presque sans déranger un seul de ses crins. Mais la nuit s’épaississait de plus en plus, et il commença à tomber une de ces pluies fines et persistantes qui mouillent jusqu’aux os, avant qu’on ait eu le temps de s’en apercevoir. Un homme qui a passé la cinquantaine, et qui a une certaine tendresse pour sa personne, n’aime pas à se laisser mouiller. Le banquier était sujet aux rhumatismes, et la pluie lui inspira l’idée de raccourcir la route, en prenant à travers champs. Il y avait une ou deux haies peu élevées à franchir par ce chemin de traverse, mais le banquier y était venu au printemps et connaissait parfaitement le terrain. Le cheval sautait sans difficulté, l’écuyer montait bien, et ces deux milles de moins pouvaient justement lui épargner le rhumatisme qui le menaçait. Notre ami ouvrit donc la barrière d’un champ, et s’élança au travers des prairies sans se demander seulement s’il prenait un parti bien prudent. Il arriva au premier obstacle ; le sommet de la haie se laissait apercevoir indistinctement dans la demi-obscurité. De l’autre côté de la haie, à droite, se trouvait une meule de foin, et c’était près de cette meule que s’offrait l’endroit le plus favorable pour franchir l’obstacle. Or, depuis que le banquier était venu en ce lieu, on avait creusé au pied de la haie, de l’autre côté, un fossé profond servant au drainage du champ ; ni le cheval ni l’écuyer ne s’en doutaient, de sorte que le saut était bien plus périlleux qu’ils ne s’y attendaient. Donc, le banquier ne connaissant pas ce nouveau piège, mit son cheval au galop. Il était suspendu en l’air, les reins cambrés, les rênes desserrées, la main droite élevée savamment, lorsque le cheval s’effraya d’un objet étendu près de la meule de foin, se rejeta de côté, plongea au beau milieu du fossé, et lança son cavaliers à deux ou trois pas en avant. Le banquier se releva plus tôt qu’on n’aurait pu s’y attendre ; et se trouvant sain et sauf, bien qu’un peu ébranlé et contusionné il se hâta de se rapprocher de son cheval. Mais le pauvre animal ne s’était pas si bien tiré d’affaire que son maître ; il avait l’épaule gauche disloquée ou sérieusement démise. Il était parvenu à se tirer du fossé, et il se tenait auprès de la haie, tout triste, et aussi éclopé que l’un des arbres, qui, à des distances irrégulières, rompaient la symétrie de la haie. Lorsqu’il découvrit toute l’étendue de son malheur le banquier devint fort inquiet. La pluie augmentait ; il était encore à plusieurs milles de distance de chez lui ; il se trouvait au beau milieu des champs ; pas une maison en vue, un nouvel obstacle à franchir devant lui, et il ne connaissait pas d’autre issue pour regagner la grande route. Tandis que ces pensées lui traversaient l’esprit, il s’aperçut soudain qu’il n’était pas seul. La masse noire qui avait effrayé son cheval sortit lentement du chaud renfoncement qu’elle avait occupé sur le côté de la meule de foin, et une voix rude, qui fit frissonner le banquier jusqu’à la moelle des os, s’écria :

« Holà ! qui diable êtes-vous donc ? »

Tout boiteux qu’était son cheval, le banquier mit à l’instant le pied dans l’étrier, mais avant qu’il fût monté, une lourde main se posa sur son épaule, et en se retournant de l’air le plus féroce qu’il put prendre, il vit (ce que le son de la voix lui avait déjà présagé) les traits sinistres et ignobles de Luc Darvil.

« Ah ! ah ! mon vieux rentier, mon savant philosophe ! Comment cela va-t-il, mon vieux camarade, donnez-nous la main. Qui aurait jamais pensé vous rencontrer par une nuit pluvieuse, auprès d’une meule de foin isolée, à côté d’un fossé profond, et pas un tuyau de cheminée en vue ? Mais, mon vieux, moi, Luc Darvil, moi le vagabond, moi que vous auriez voulu envoyer au moulin de discipline, parce que j’étais pauvre et que je venais voir ma propre fille, moi, je suis aussi riche que vous ici ! et aussi grand ; et aussi fort et aussi puissant ! »

Et tout en parlant, Luc Darvil, qui, en réalité, était un homme de petite taille, semblait grandir et se dilater, si bien qu’il avait l’air d’avoir la tête de plus que le banquier tremblant, qui mesurait cinq pieds onze pouces[15] sans ses souliers.

« Hum ! dit l’homme riche, en toussant pour éclaircir sa voix, qui lui semblait extraordinairement enrouée ; je ne sais si j’ai insulté à votre indigence, mon cher monsieur Darvil ; j’espère qu’il n’en est rien. Mais ce n’est guère ici le moment de causer ; laissez-moi monter je vous prie, et…

— Pas le moment de causer ! interrompit Darvil avec colère ; c’est précisément le moment qui me convient. Voyons, que je réfléchisse ; ah ! oui, je vous ai dit que, lorsque nous nous rencontrerions sur la route, ce serait mon tour à avoir les arguments de mon côté.

— C’est bien possible, c’est bien possible, mon brave.

— Ne m’appelez pas mon brave, entendez-vous ! Cela ne me convient pas en ce moment ! je vous dis que c’est moi qui ai l’avantage ici ; un contre un ; je vous vaux bien.

— Mais pourquoi me quereller ? dit le banquier d’un ton persuasif ; je n’ai jamais eu l’intention de vous faire du tort, et je suis sûr que vous ne pouvez me vouloir de mal.

— Non ? et pourquoi ? demanda froidement Darvil. Pourquoi pensez-vous que je ne puis vous vouloir de mal ?

— Parce que votre pension dépend de moi.

— Bien dit ! Nous allons discuter ce point-là. Ma vie ne vaut pas grand’chose ; elle ne vaut pas le revenu d’une année ; maintenant supposons que vous ayez quarante livres sur vous, ce serait une meilleure affaire pour moi de vous couper la gorge que d’attendre le jour d’échéance, et de toucher dix livres à la fois. Vous voyez que c’est simplement une affaire de calcul, mon cher monsieur je ne sais qui !

— Mais, répondit le banquier qui se mit à claquer des dents, mais je n’ai pas quarante livres sur moi.

— Comment puis-je savoir cela ? C’est vous qui le dites. Dans la ville, là-bas, votre parole vaut mieux que la mienne ; je ne vous ai pas contredit quand vous me l’avez dit, n’est-ce pas ? Mais ici à côté de cette meule de foin, ma parole vaut mieux que la vôtre ; et si je vous dis qu’il faut que vous ayez quarante livres sur vous, voyons si vous oserez me contredire !

— Faites attention, Darvil, dit le banquier en rassemblant toute son énergie et toute son intelligence, car sa puissance morale commençait à venir au secours de sa lâcheté physique, et il parlait avec calme, même avec bravoure, quoique son cœur battît avec force contre sa poitrine, et qu’on eût pu le renverser avec une plume ; faites attention, les agents de police de Londres sont sur vos traces en ce moment même.

— Ha !… Vous mentez !…

— Sur mon honneur, je vous dis la vérité ; j’en ai appris la nouvelle hier au soir. Ils vous ont suivi jusqu’à L… ils vous ont traqué au dehors de la ville : un mot de moi vous aurait livré entre leurs mains. Je n’ai rien dit ; vous êtes en sûreté ; vous pouvez encore échapper à leurs poursuites. Je vous aiderai même à fuir ce pays, et à attendre le terme naturel de votre existence en sécurité et en paix.

— Vous ne disiez pas cela l’autre jour, dans le joli petit salon de là-bas ; vous voyez que c’est moi qui ai l’avantage maintenant ; avouez-le.

— Je l’avoue, dit le banquier. »

Darvil ricana et se frotta les mains.

L’homme d’opulence recommença à sentir son importance, et continua.

« Voilà un des côtés de la question. De l’autre côté, supposons que vous me voliez mon argent, et que vous m’assassiniez ; pensez-vous que ma mort diminuera l’ardeur de la poursuite dont vous êtes l’objet ? Tout le pays sera en armes, et avant quarante-huit heures d’ici vous serez traqué comme un chien enragé. »

Darvil garda le silence, comme s’il réfléchissait ; au bout de quelques instants il répondit :

« Eh ! bien, vous êtes un finaud, après tout. Qu’avez-vous sur vous ? Vous savez que vous m’avez fait le marché bien dur l’autre jour ; maintenant c’est moi qui fais le marché. La bure est en hausse ; le drap est en baisse.

— Tout ce que j’ai sur moi vous appartiendra, dit le banquier avec empressement.

— Donnez, alors.

— Voilà ! dit le banquier, en remettant sa bourse et son portefeuille entre les mains de Darvil.

— Et la montre ?

— La montre ?… Allons, la voici !

— Qu’est-ce que cela ? »

Les sens du banquier étaient aiguisés par la peur ; mais son ouïe n’était pas encore si fine que celle de Darvil ; il n’entendait rien, hormis la pluie dans les feuilles, et le murmure de l’eau dans le fossé voisin. Darvil se pencha pour écouter ; puis il se releva, respira longuement, et dit :

« Je crois qu’il y a des rats dans la meule ; ils vont courir sur moi pendant que je dormirai ; mais ce sont de petits êtres folâtres, que je ne déteste pas trop. Et maintenant, mon cher monsieur, je crains d’être obligé de mettre un terme à votre existence !

— Au nom du ciel ! que voulez-vous dire ? Comment ?

— Malheureux, souvenez-vous qu’il est un autre monde ! dit le brigand en contrefaisant l’accent solennel du banquier, lors de leur première entrevue. Tant mieux pour vous ! Dans ce monde-là on ne fait pas de révélations.

— Je vous jure que je ne vous trahirai jamais !

— En vérité ? jurez-le alors.

— Par toutes mes espérances sur la terre et dans le ciel !

— Quel fameux poltron vous faites ! dit Darvil en riant ironiquement. Allez-vous-en ; vous n’avez rien à craindre. J’ai retrouvé ma bonne humeur. Je triomphe de vous, car nul homme ne saurait me faire trembler, moi. Et, tout scélérat que je vous parais, puisque je vous fais peur, vous ne pouvez me mépriser ; vous me respectez. Allez-vous-en, vous dis-je, allez.

Le banquier était sur le point d’obéir, lorsque soudain, du côté de la meule, un large rayon de lumière rouge vint inonder les deux interlocuteurs, et presque instantanément Darvil était saisi par derrière, et luttait sous l’étreinte d’un homme presque aussi fort que lui. La lumière qui provenait d’une lanterne sourde placée sur le sol révéla la présence d’un paysan en blouse, et de deux hommes robustes, armés de pistolets, outre celui qui luttait avec Darvil.

Toute cette scène avait éclaté avec la rapidité de l’éclair, comme un coup de théâtre, comme un effet de fantasmagorie, aux yeux étonnés du banquier. Il s’était arrêté stupéfait, la main sur la bride, le pied dans l’étrier. Au même moment, Darvil avait précipité son antagoniste à terre ; debout à une petite distance, la figure illuminée par la lueur rouge de la lanterne, faisant face à ses assaillants, il offrait aux regards le spectacle de la plus féroce des bêtes sauvages, un homme désespéré aux abois ! Il avait déjà réussi à saisir ses pistolets et il en tenait un de chaque main ; ses yeux flamboyaient sous ses sourcils contractés, et se tournaient rapidement d’un assaillant à l’autre ! À la fin ces yeux terribles s’arrêtèrent sur l’homme qui venait d’être bien malgré lui le compagnon de sa solitude.

« Ainsi c’est vous qui m’avez trahi, dit-il très-lentement, et il dirigea son pistolet vers la tête du cavalier démonté.

— Non, non ! s’écria l’un des officiers, car tels étaient les assaillants de Darvil ; tirez de ce côté-ci, camarade ; nous sommes payés pour cela, le monsieur n’en savait rien du tout.

— Rien, j’en jure Dieu ! dit le banquier, à qui la peur faisait oublier sa pusillanimité habituelle.

— Alors, je ménage ma poudre, dit Darvil, et faites attention que le premier qui approche est un homme mort. »

Il se trouvait que le voleur et les officiers étaient à une distance trop grande pour qu’un coup de pistolet fût d’un effet sûr, et de part et d’autre ils sentaient que la prudence était nécessaire.

— Votre temps est venu, mon beau gaillard ! s’écria le chef du détachement ; vous avez eu votre règne, et il me semble qu’il a été long ; il faut maintenant baisser pavillon, jetez vos pistolets, ou bien il faudra que nous vous abattions et que nous volions la potence. » Darvil ne répondit pas, et les officiers accoutumés à faire bon marché de leur vie, s’avancèrent tenant leurs pistolets armés et dirigés vers lui.

Darvil fait feu ; l’un des hommes chancelle et tombe. Par une sorte d’instinct, Darvil a visé l’homme avec lequel il vient de lutter à la vie à la mort. Le brigand n’attendit pas les autres ; il tourna les talons, et s’enfuit à travers champs.

— Par l’enfer ! il est parti ! s’écrient les deux autres, et ils s’élancent à sa poursuite. Moment de suspens… un coup de feu… un autre… une imprécation… un gémissement… et tout redevient silencieux.

— C’est fini de lui, maintenant ! dit l’un des agents dans le lointain ; il meurt crânement. »

À ces mots, le paysan, qui jusqu’alors s’était tenu caché derrière la meule de foin, saisit la lanterne qui se trouvait à terre, et courut à l’endroit d’où venaient les voix. Le banquier le suivit involontairement.

Luc Darvil était étendu sur l’herbe, encore vivant, mais présentant un spectacle horrible, effrayant.

Une balle lui avait traversé la poitrine, l’autre lui avait emporté la mâchoire. Il roulait les yeux d’une manière épouvantable, et déchirait le gazon avec ses mains.

Les officiers le regardaient froidement.

« C’était un gaillard adroit ! dit l’un.

— Et qui nous a donné bien de la peine, dit l’autre ; voyons à nous occuper de Guillaume.

— Mais il n’est pas encore mort, dit le banquier en frémissant.

— Monsieur, il n’a pas une minute à vivre. Darvil se dressa tout debout ; il brandit son poing fermé au visage de ses vainqueurs, et un hurlement affreux et confus, que la nature de sa blessure ne lui permit pas d’articuler en imprécation, s’échappa de son sein ; il retomba sur-le-champ à plat sur le dos… ce n’était plus qu’un cadavre.

— Je crois, monsieur, dit le plus vieux des officiers en s’en allant, que vous l’avez échappé belle ; mais comment vous êtes-vous trouvé ici ?

— C’est plutôt à vous qu’il faut demander ça.

— C’est ce brave Hodge, là-bas, avec la lanterne, qui, en allant tendre des pièges à lapins, a remarqué notre homme caché derrière la meule de foin. Il avait vu le signalement que nous avions publié de Watts, et il savait que nous étions dans un cabaret à quelques milles d’ici. Il est venu nous chercher, il nous a conduits où vous voyez, nous avons entendu des voix, nous avons découvert la lanterne, et nous avons vu notre homme.

— Hodge, vous êtes un bon sujet, et vous aimez la justice.

— Oui, et j’aurai la récompense, n’est-ce pas ? dit Hodge en montrant les dents.

— Nous parlerons de cela plus tard, dit l’officier. Guillaume, comment cela va-t-il, mon garçon ?

— Mal, » dit le pauvre agent de police avec un gémissement, et un flot de sang lui sortit par la bouche en même temps.

Il se passa plusieurs jours avant que l’ex-représentant de la ville de C*** eût recouvré suffisamment le calme de son esprit pour penser à Alice ; quand il y pensa, il éprouva beaucoup de satisfaction en réfléchissant que Darvil n’était plus, et que le brigand décédé n’était connu dans le voisinage que sous le nom de Pierre Watts.



LIVRE V.


CHAPITRE PREMIER.


Mon génie étend les ailes, et s’envole aux lieux où la brise du printemps caresse l’occident, la Grande-Bretagne ......

Je vois passer les maîtres de l’humanité, l’orgueil dans le maintien, le défi dans les yeux, tout préoccupés de grands projets.

(Goldsmith.)


Je n’ai pas de respect pour un Anglais qui rentre à Londres, après un long séjour à l’étranger, sans que son pouls batte plus vite, sans que son cœur palpite plus fort. Les édifices publics y sont peu nombreux, et, pour la plupart, mesquins ; les monuments de l’antiquité n’y sont pas comparables à ceux qu’offre la moindre ville d’Italie ; les palais y sont d’une triste médiocrité ; les demeures de nos nobles et de nos princes sont de laids et informes monceaux de briques. Mais qu’importe tout cela ? L’esprit de Londres est dans ses rues, dans sa population ! Quelle opulence ! Quelle propreté ! Quel ordre ! Quel mouvement ! Combien la sève de vie qui coule dans ses myriades d’artères est imposante, et pourtant combien elle est ardente ! Et quand le soir, le gaz rayonne de toutes parts et que, l’une après l’autre, les rues disparaissent sous les roues de la voiture qui vous entraîne, chacune d’elles si régulière dans sa symétrie, si égale dans sa civilisation, semble vous dire : C’est ici la Cité des hommes libres !

Oui, Maltravers sentit son cœur se gonfler d’orgueil, tandis que les chevaux de poste entraînaient sa poudreuse voiture sur le pont de Westminster, tout du long de White-Hall, à travers Regent-Street, vers un de ces hôtels meublés à l’aspect tranquille, qui ressemblent à des maisons particulières et qui sont clair-semés aux abords de Grosvenor-Square.

Ernest était attendu. Il avait écrit de Paris pour annoncer son arrivée à Cleveland, et Cleveland, dans sa réponse, lui avait appris qu’il avait retenu pour lui un appartement chez Shivart. Les garçons d’hôtel, avec leur sourire officiel, le firent entrer dans une chambre spacieuse et bien aérée ; déjà on avait roulé un fauteuil au coin du feu, et sur la table se trouvaient éparses une vingtaine de lettres, ainsi que deux ou trois journaux du soir. Combien ces journaux du soir attestaient éloquemment l’activité de l’Angleterre ! Un étranger même n’aurait pas éprouvé le besoin d’entendre une voix amie lui souhaiter la bienvenue, car la chambre tout entière semblait la lui souhaiter en souriant.

Maltravers commanda son dîner et ouvrit ses lettres ; elles n’avaient pas grande importance. L’une était de son intendant, une autre de son banquier, une troisième avait rapport aux courses de chevaux de son comté, une quatrième venait d’un homme dont il n’avait jamais entendu parler, qui sollicitait le vote et l’influence puissante de M. Maltravers pour le comté de B***, dans le cas où le bruit d’une dissolution prochaine du parlement se réaliserait ; ce candidat inconnu se recommandait, auprès de M. Maltravers, de son caractère public bien connu. Ernest se détourna avec impatience de ces épîtres, et aperçut un petit billet triangulaire que, jusque-là, il n’avait point observé. Cleveland lui mandait qu’il se trouvait en ville, que sa santé l’empêchait encore de sortir, mais qu’il espérait voir son cher Ernest aussitôt après son arrivée.

Maltravers fut charmé de l’idée de passer la soirée aussi agréablement ; il eut bientôt achevé son dîner et la lecture de ses journaux : puis il s’achemina, à cette lueur brillante que jette le gaz par une belle et froide soirée du commencement de décembre à Londres, vers la demeure de son ami, située dans Curzon-Street. C’était une maison de petites dimensions, simple d’aspect, et bien appropriée pour un célibataire. Car Cleveland dépensait presque entièrement dans sa maison de campagne sa fortune, qui était modeste quoique suffisante à ses besoins. Ernest aperçut à la porte le visage bien connu du vieux valet de chambre, et ne s’arrêta que pour apprendre que la santé de son tuteur était presque complétement rétablie ; un instant après il était dans le joli salon du bienveillant Cleveland, échangeant avec ce dernier une cordiale poignée de main, puisqu’il est convenu que les Anglais ne s’embrassent pas.

« Eh bien, mon cher Ernest, dit Cleveland, après avoir épuisé les questions et les réponses préliminaires, vous voilà donc enfin ! Le ciel en soit loué ! Que vous avez bonne mine ; et combien vous avez changé à votre avantage ! Le moment est parfaitement choisi pour faire vos débuts à Londres. J’aurai le temps de vous présenter à plusieurs personnes avant que le tourbillon de la saison commence.

— Mais, je pensais partir pour ma terre de Burleigh. Je ne l’ai pas visitée depuis mon enfance.

— Non, non ! Vous avez assez joui de la solitude à Côme, si j’en crois votre lettre ; il faut maintenant vous mêler au grand monde de Londres et votre terre de Burleigh ne vous en sera que plus agréable cet été.

— J’imagine que ce grand monde de Londres me procurera fort peu de plaisir ; cela peut être assez amusant pour des jeunes gens qui viennent de quitter le collége. Mais vos bruyantes salles de bal, vos clubs monotones ne donneront que de l’ennui à un homme qui est blasé avant le temps. J’ai vécu beaucoup en peu d’années. Dans ma jeunesse j’ai tiré à trop gros intérêts sur le capital de l’existence, pour être bien charmé de la parcimonie orgueilleuse avec laquelle nos grands personnages économisent leurs plaisirs.

— Ne vous prononcez pas avant d’en avoir fait l’expérience, dit Cleveland. Il y a quelque chose qu’on ne saurait mépriser dans l’opulente splendeur, dans la magnificence soutenue, que les chefs du beau monde en Angleterre savent répandre dans les amusements même les plus insipides. D’ailleurs il n’est pas absolument obligatoire que vous viviez parmi les papillons. Il y a bon nombre d’abeilles qui seront charmées de faire votre connaissance. Ajoutez à cela, mon cher Ernest, le plaisir de devenir un… de devenir un homme d’importance dans votre patrie, car vous êtes jeune, bien né, et suffisamment beau pour être regardé comme un objet d’intérêt par les mères et les filles ; tandis que votre nom, votre fortune et la cupidité du monde vous feront courtiser par des hommes qui voudront vous emprunter de l’argent, et se servir de votre influence dans votre comté. Non, Maltravers, restez à Londres ; amusez-vous la première année, et décidez de vos occupations et de votre carrière l’année suivante. Mais surtout reconnaissez le terrain avant de livrer bataille.

Maltravers n’avait pas de répugnance à suivre l’avis de son ami, puisque c’était d’ailleurs le moyen de profiter de ses conseils et de sa société. De plus, il jugeait que ce serait sage et raisonnable de voir face à face les hommes éminents de l’Angleterre, avec lesquels, s’il tenait la promesse qu’il avait faite à de Montaigne, il devait entrer en noble rivalité. Il consentit donc à ce que lui proposait Cleveland.

« Et n’avez-vous jamais, dit-il, avec hésitation, en s’arrêtant à la porte, lorsque le dernier coup de minuit l’eut averti qu’il était temps de se retirer, n’avez-vous jamais eu de nouvelles de ma… ma… de l’infortunée Alice Darvil ?

— Qui cela ?… Ah !… cette pauvre jeune femme ; je m’en souviens !… Non, pas un mot. »

Maltravers soupira et partit.


CHAPITRE II.

Je trouve que c’est une folie de vouloir étudier le monde en simple spectateur… Dans l’école du monde, comme dans celle de l’amour, il faut commencer par pratiquer ce qu’on veut apprendre.
(Rousseau.)

Ernest Maltravers voguait maintenant à pleines voiles sur le vaste océan de Londres. Entre autres propriétés, il possédait une maison dans Seamore-Place, cette rue tranquille quoique centrale, où l’on peut jouir de l’air du parc, sans en avaler la poussière. Elle avait été louée jusqu’alors ; mais le locataire ayant quitté fort à propos à cette époque, Maltravers fut charmé de s’approprier une résidence aussi agréable ; car il était encore assez romanesque pour mieux aimer la vue des arbres et de la verdure, que celle des maisons et des briques. Il ne se permit que deux genres de luxe : sa passion pour la musique le décida à prendre une loge à l’opéra, et il avait ce sentiment anglais, qui s’enorgueillit de posséder de beaux chevaux ; or ce sentiment-là le poussa à un luxe d’écurie qui défiait l’imitation et excitait l’envie de bien des hommes plus riches que lui. Mais un homme seul, qui ne joue pas, et qui est trop philosophe pour se créer des besoins superflus, peut aller bien loin avec quatre mille livres sterling[16] de revenu.

Le monde se plut à doubler sa fortune, à faire de sa vieille maison de campagne un château superbe, et découvrit que son frère aîné, qui n’avait que deux ou trois ans de plus que lui, n’avait pas d’enfants. Le monde fit fort bonne mine à Ernest Maltravers.

C’était, comme l’avait dit Cleveland, le moment de l’année où les gens ont le plus de loisir pour faire de nouvelles connaissances. On n’avait encore commencé à recevoir que dans quelques salons dont l’accès était le plus difficile ; mais toutes les portes furent ouvertes au pupille distingué d’un homme aussi généralement aimé que Cleveland. Ernest fut présenté à des auteurs, à des hommes d’État, à des orateurs, à des philosophes ; il plut à tous, et devint un homme à la mode, avant de s’être même aperçu de cette distinction. Mais il ne s’était pas trompé dans ses prévisions. Il avait commencé la vie trop tôt ; il fut désappointé. Il rencontra quelques hommes qui lui inspirèrent de l’admiration, quelques autres qui lui plurent, mais il n’en trouva pas un seul avec lequel il pût se lier d’intimité, ou pour lequel il pût même éprouver de l’intérêt. Ni son cœur, ni son imagination ne furent touchés ; tous lui paraissaient des machines artificielles ; il fut mécontent de n’y trouver que le semblant de la vie, auquel il manquait toujours quelque chose pour être la vie même. Le souvenir de la brillante et gracieuse Valérie de Ventadour, qui savait communiquer tant de charme aux réunions les plus frivoles, lui revint plus que jamais à l’esprit ; il regretta même Castruccio, avec sa vanité obstinée et fantasque. Ce poëte médiocre lui semblait, dans tous les cas, moins médiocre que les esprits mondains dont il était entouré. Et même la bonne humeur égoïste, et la sèche pénétration de Lumley Ferrers lui eussent paru préférables à la politesse monotone, et à l’égoïsme caché des beaux esprits jaloux et des politiques de parti.

« Si ce sont là les fleurs de parterre, que doivent donc en être les mauvaises herbes ? » se dit un soir Maltravers, en revenant d’une réunion où il avait rencontré une dizaine des lions les mieux posés.

Il commença à éprouver les douloureux ennuis de la satiété.

Mais l’hiver s’écoula, la saison commença, et Maltravers fut entraîné avec les autres dans le tourbillon rapide des plaisirs frivoles.


CHAPITRE III.

Et la foule commençant à devenir pour lui un tourment, la retraite lui offrit ses charmes.
(Shenstone.)

Nul doute que pour la tanche, l’étang où elle vit constitue le grand monde. Il n’y a pas de lieu, si stagnant qu’il soit, qui ne constitue le grand monde aux yeux des créatures qui s’y agitent. Bien des gens qui ont passé toute leur vie dans un village, parlent pourtant du monde, comme s’ils l’avaient jamais vu ! La vieille femme qui habite la plus pauvre masure ne met pas le nez à la porte le dimanche sans s’imaginer qu’elle va se mêler aux pompes et aux vanités du grand monde. Ergo le grand monde pour nous tous est le petit cercle où nous vivons. Mais comme ce sont les classes élevées qui donnent le ton, le cercle des classes élevées est appelé le grand monde par excellence. Ce grand monde n’est pas une trop mauvaise chose quand on le comprend à fond ; et le grand monde de Londres en vaut bien au moins un autre. Mais on le comprend mal (comme on comprend mal bien d’autres choses) dans les beaux jours de la vie ; car, si ces jours-là sont quelquefois les plus charmants de l’existence, ce sont souvent aussi les plus mélancoliques et les plus arides. Maltravers n’avait encore rencontré ni une société qui pût lui plaire, ni un genre d’amusement qui sût l’amuser. Par conséquent il se laissait entraîner au courant de ce vaste tourbillon, faisant beaucoup d’amis, fréquentant les bals et les dîners, et s’ennuyant des uns et des autres, comme tous les hommes qui n’ont pas de but dans la société. Or le moyen de jouir de la société, c’est d’avoir une occupation, un métier quelconque, et d’aller dans le monde, soit pour faire de ce but individuel un plaisir social, soit pour y trouver le délassement de travaux fatigants. Ainsi, si vous êtes homme politique, la politique constitue à la fois votre occupation dans la solitude de votre cabinet, et un lien social entre vous et les autres dans le monde. On peut en dire autant de la littérature, bien qu’à un moindre degré, et quoiqu’il soit plus difficile, en pareil cas, de choisir ses connaissances, attendu que bien des personnes se soucient moins de littérature que de politique. Si vous êtes très-jeune, vous aimez la danse ; si vous êtes très-mauvais sujet, peut-être aimez-vous à faire la cour à la femme de votre ami. Ce sont-là, chacun dans son genre, des buts réels ; mais ils ne peuvent suffire longtemps, et même pour les plus frivoles, ce ne sont pas des occupations qui puissent satisfaire entièrement l’esprit et le cœur, où se trouvent généralement des aspirations vers quelque chose d’utile. Ce n’est pas sa vanité seule qui pousse l’homme à la mode à inventer un nouveau genre de mors, ou à donner son nom à un nouveau genre de voiture ; c’est l’influence de cette soif mystique de l’utile, qui forme un des principaux liens entre l’individu et son espèce.

Maltravers n’était pas heureux ; cela n’est pas rare ; mais en outre il ne s’amusait pas ; et c’est là une chose bien plus insupportable. Il perdit beaucoup de sa sympathie pour Cleveland, car lorsqu’un homme ne s’amuse pas, il éprouve un mépris involontaire pour les gens qui s’amusent. Il se figure que ceux-ci se plaisent à des bagatelles que sa sagesse supérieure lui fait dédaigner. Cleveland était à cet âge où l’on commence généralement à aimer le monde ; car, à force de se frotter longtemps et souvent, au contact de la grande pierre aimantée de la société, on finit, de mille côtés, par posséder certains points d’attraction en commun avec ses semblables. Leurs petites peines, leurs joies éphémères, leurs objets d’intérêt ou d’occupation ont été les nôtres à une époque quelconque de notre vie. On amasse ainsi une immense quantité de petite monnaie morale et mentale ; et l’on trouve rarement une intelligence si pauvre qu’on ne puisse, d’une façon ou d’une autre, trafiquer avec elle. Mais dans le temps de la jeunesse on est égoïste et sentimental, et Maltravers appartenait à cette confrérie d’individus qui ont le cœur tout rempli de passion, et l’esprit de poésie.

À la fin, juste au moment où Londres commence à devenir le plus agréable, où les propos galants tournent au sentiment, et où les parties de bateau deviennent plus nombreuses ; au moment où les oiseaux gazouillent dans les bosquets de Richmond, et où l’homme d’État se régale de whitebait[17] sur les rivages de Greenwich, Maltravers abandonna précipitamment la joyeuse capitale, et arriva, par une belle soirée du mois de juillet, devant le portique couvert de lierre de sa maison de Burleigh.

C’était une soirée douce, fraîche, délicieuse ! Il était descendu de voiture près de la loge du gardien, et il suivait son équipage seul et à pied à travers un parc petit, mais pittoresque. Il n’avait pas revu cette terre depuis son enfance, et il en avait complétement oublié l’aspect. Il se demandait maintenant comment il avait pu vivre ailleurs. Les arbres ne s’alignaient pas en majestueuses avenues, et le bois des cerfs ne se montrait pas au-dessus des sombres fougères ; ce n’était pas le domaine d’un grand seigneur, mais celui d’un simple squire anglais, de longue et vieille lignée. L’antiquité se révélait dans les palissades revêtues de mousse, dans les massifs épais, dans les pignons pointus, et les lourds entablements des fenêtres de la maison, qu’on apercevait à la base d’une colline boisée, cachée en partie par les buissons d’un jardin abandonné, séparé du parc par l’invisible Ha-Ha ! La surface limpide de l’étang oblong, avec ses vieux saules à chaque bout, réfléchissait les dernières lueurs du crépuscule ; ici se trouvait le cadran solaire monastique en pierre grise et de forme bizarre ; plus loin la longue terrasse ornée de vases décolorés et brisés, que le jardinier, en l’honneur de l’arrivée de son maître, avait garnis d’orangers et d’aloës, tirés de la serre chaude un peu délabrée. Les témoignages d’abandon, l’herbe qui envahissait la route et en cachait presque la trace, touchèrent Maltravers et lui firent éprouver une espèce d’affection, mêlée de compassion et de remords, pour cette résidence calme et isolée. Sa démarche n’était pas aussi fière, sa tête aussi haute que de coutume, lorsqu’il passa devant la haie formée par ses domestiques, pour se rendre du portique à la bibliothèque solitaire. Les deux ou trois vieux serviteurs appartenant à la maison ne le connaissaient pas, et n’avaient pas de sourire sur les lèvres pour saluer la venue du maître qui n’était pour eux qu’un étranger.


CHAPITRE IV.

Lucien. — Celui qui est né pour être homme, ne doit et ne peut être rien de plus noble, de plus grand, de meilleur qu’un homme.

Peregrinus. — Mais, mon bon Lucien, par la raison même qu’il ne peut devenir moins qu’un homme, il devrait toujours tâcher d’être plus.

(Wieland. Peregrinus Proteus.)

Deux années s’étaient écoulées, depuis la date du dernier chapitre, avant que Maltravers eût reparu dans le monde. Ces deux années avaient suffi pour produire une révolution dans sa destinée. Ernest Maltravers avait perdu les droits heureux de l’homme privé ; il s’était donné au public ; il avait livré son nom à la discussion des autres, et il était devenu une chose que tout le monde avait le droit de louer, de blâmer, d’examiner, d’espionner. Ernest Maltravers était devenu auteur.

Que nul homme ne tente Dieu et les Colonnes[18], sans avoir bien pesé les conséquences de cette expérience. Celui qui publie un livre, et qui obtient un honnête succès, a franchi là une formidable barrière. Bien souvent il lui arrivera de regretter en soupirant le pays qu’il a quitté à tout jamais. La belle et décente obscurité du foyer n’est plus. Il ne doit plus éprouver la juste indignation d’une mâle fierté lorsqu’on le raille ou qu’on l’injurie. Il s’est séparé de l’ombre qui protégeait sa vie. On a le droit de dénaturer les motifs qui le font agir, de noircir sa réputation : ses manières, sa personne, son costume, sa démarche même, sont devenus les aliments légitimes de la médisance et de la raillerie. Il ne peut plus rétrograder, il ne peut même pas s’arrêter. Il a choisi la voie qu’il voulait parcourir, et tous les sentiments naturels, qui forment les nerfs et les muscles de l’être actif, le poussent à continuer. S’arrêter c’est une défaite. Il a annoncé au monde qu’il voulait se faire un nom ; et sous peine de passer pour un imposteur, il faut qu’il tienne parole. Cependant Maltravers n’avait pas songé à tout cela, lorsque, enivré par ses rêves et ses aspirations, il avait voulu faire du monde son confident ; lorsqu’il avait cherché à faire surgir de la vivante nature, du savoir des livres, des résultats combinés de l’étude intérieure et de l’observation extérieure, quelque chose qui pût enlacer son nom à certaines associations agréables chez ses semblables. Grâce à sa fortune aisée, et à sa solitude, il pouvait se livrer à ses pensées et à ses contemplations ; elles inondèrent son esprit ; et son esprit déborda enfin sur le papier, ce détroit qui relie la source isolée au vaste océan des connaissances humaines. Ainsi que nous l’avons vu, le tempérament de Maltravers n’était ni irritable ni craintif. Il se forma lui-même, comme un sculpteur forme sa statue, avec un modèle sous les yeux, et un idéal dans le cœur. Il essaya, à force de travail et de patience, de se rapprocher de plus en plus, à chaque nouvel effort, de ce degré de perfection qu’il jugeait être à la portée d’une ambition raisonnable ; et lorsque enfin il fut satisfait, il livra son œuvre avec une tranquille confiance à un tribunal plus impartial.

Son premier ouvrage eut du succès ; peut-être par la raison qu’il portait l’empreinte de l’honnête et du vrai. Il ne racontait pas ce qu’il n’avait jamais vu, il ne s’étendait pas sur des sentiments qu’il n’avait jamais éprouvés. Observateur silencieux et réfléchi de la vie, ses descriptions étaient d’autant plus vivantes que ses impressions n’étaient pas encore usées. L’expérience qu’il avait acquise avait pénétré profondément, non sur le sol aride de l’âge mûr, mais dans la terre fraîche des jeunes émotions. Une autre raison pour laquelle son ouvrage eut du succès, ce fut peut-être parce qu’il avait des connaissances plus variées et plus étendues que les jeunes auteurs ne jugent nécessaire en général d’en acquérir. Il ne cherchait pas, comme Cesarini, à faire un grand étalage de mots sur un mince capital d’idées. Que son style fût éloquent ou simple, c’était toujours chez lui la fidèle transcription d’une pensée mûrement pesée. Une troisième raison (et si j’insiste sur ce point c’est moins pour faire connaître la carrière de Maltravers, que pour donner quelques aperçus utiles à d’autres), une troisième raison pour laquelle Maltravers obtint du public un accueil prompt et favorable, ce fut qu’il n’avait pas vulgarisé ses particularités de style et de pensée dans les colonnes d’un journal, la pire école pour un apprenti littéraire. Les écrits périodiques forment un excellent moyen de communication entre le public et un auteur déjà connu, qui a perdu le charme de la nouveauté, mais qui a acquis la prépondérance d’une réputation acceptée, et qui, dans la politique ou dans la critique, cherche des occasions fréquentes et continues de faire prévaloir les thèses et les doctrines qui lui sont particulières. Mais ce moyen de communication, s’il est trop longtemps continué, est très-défavorable au jeune écrivain, en ce qu’il nuit à la fois à ses succès dans l’avenir, à son goût et à son style dans le présent. D’une part il familiarise le public avec sa manière (et tout auteur digne d’être lu a une manière qui lui est propre) sous une forme à laquelle le susdit public n’est pas disposé à attacher beaucoup d’importance. Il devance, dans l’espace de quelques mois, le triste résultat qui ne vient d’ordinaire qu’après plusieurs années d’épreuve ; il a bientôt fatigué un monde qui se lasse si vite du pâté d’anguilles. Pour satisfaire ces appétits blasés, il cherche dans sa manière d’écrire des effets de circonstance ; son style et ses idées se ressentent de ce faux brillant : son ambition ne va plus au delà du trente du mois ; il s’attend à se voir payer dès le lendemain le prix de son labeur ; il recule devant « le long espoir » des compositions sérieuses, sur lesquelles l’opinion publique est lente à se prononcer. Dans les écrits, comme dans la réputation d’un homme de talent, qui commence de bonne heure à travailler pour les journaux, et qui s’adonne pendant longtemps à ce genre de littérature, il y a généralement quelque chose d’inachevé, d’incomplet. Il devient l’oracle des petites coteries ; et rarement on se défait à son égard de l’idée préconçue que c’est une gloire de clinquant, une réputation de clique. Ce sont leurs articles périodiques qui ont écrasé d’hypothèques le vaste héritage de renommée solide auquel le talent d’Haylitt et de bien d’autres leur assurait sans cela les droits les plus sérieux. Mais j’en parle bien à mon aise ; à bien des gens, le besoin, le res angustæ domi ne laisse pas d’alternative. Et, comme disent Aristote et le proverbe grec, nous ne pouvons pas tailler toutes les plumes avec le canif du coutelier de Delphes.

Le second ouvrage que publia Maltravers, après un intervalle de dix-huit mois, avait un caractère plus sérieux et plus élevé : il servit à confirmer sa réputation ; et c’est là tout le succès nécessaire à un second ouvrage, qui sert généralement de Pons asinorum à un auteur. L’homme qui, après le triomphe d’un premier livre, ne mécontente pas le public dans le second, a toute chance d’acquérir une place fixe dans la littérature. Mais dès lors commencèrent pour Maltravers les douleurs et les périls de la récidive. Le premier effort d’un auteur lui suscite rarement des ennemis. Ses collègues ne sont pas encore disposés à le considérer comme un rival ; s’il est suffisamment riche, ils espèrent malgré eux, qu’il ne deviendra pas auteur régulier, ou, selon leur expression, auteur de profession ; il a publié quelque chose pour faire parler de lui ; il n’écrira peut-être plus, ou bien son second ouvrage peut ne pas réussir. Mais quand ce second ouvrage paraît, et qu’il réussit, alors ils regardent autour d’eux. L’envie se dresse, la méchanceté s’éveille. Toute l’ancienne école, composée d’écrivains émérites qui vivent en retraite sur leurs pensions de renommée, le regarde comme un intrus ; puis viennent la raillerie, et la malveillance, et l’ironie mordante, et la critique amère, et la louange insidieuse. Le novice commence à croire qu’il est plus loin du but que lors de son premier pas.

Maltravers était en somme doué d’un assez heureux caractère ; mais il était fier, et il avait l’âme susceptible d’un gentilhomme, courageux, pointilleux, plein d’honneur. Il trouvait singulier que la société le forçât, comme gentilhomme, à tuer son meilleur ami, si cet ami l’offensait par une parole injurieuse, et pourtant que comme auteur, le premier imbécile, ou le premier menteur venu pût couvrir des rames entières de papier des plus violentes invectives personnelles contre lui, et cela avec garantie d’une impunité complète.

Un soir, au commencement de l’été, Ernest, l’esprit préoccupé de doutes et de pensées inquiètes, arpentait tristement la terrasse de son jardin, contemplant d’un regard rêveur le coucher du soleil, lorsqu’il aperçut une voiture poudreuse, qui passa sur la route près de la haie du jardin, et à la portière une main s’agita en signe de reconnaissance. Maltravers recevait si peu de monde, il avait un si petit nombre d’amis, qu’il ne put deviner quel était le visiteur qui lui arrivait. Il savait que son frère était à Londres ; Cleveland, dont il avait eu des nouvelles le jour même, était à sa maison de campagne ; Ferrers s’amusait à Vienne. Qui était-ce donc ? On peut dire ce qu’on voudra de la solitude ; mais après deux années d’isolement, voir quelqu’un c’est une diversion bien agréable. Maltravers revint sur ses pas, rentra dans sa maison, et arriva juste à temps pour se trouver dans les bras de de Montaigne.


CHAPITRE V.

Quid tam dextro pede concipis ut te
Conatus non pœniteat, votique peracti[19] ?

(Juv.)

« Oui, disait de Montaigne, à ma manière, moi aussi j’accomplis ma destinée. Je suis membre de la chambre des Députés, et je suis venu en Angleterre pour quelques affaires commerciales. Je me suis trouvé dans votre voisinage, et naturellement, je n’ai pu résister à la tentation de vous voir ; ainsi il faut que vous me donniez l’hospitalité pendant quelques jours.

— Je vous félicite sincèrement de vos honneurs parlementaires. J’ai déjà entendu citer votre nom comme un nom qui sera célèbre.

— Et je vous renvoie vos compliments avec la même chaleur. Vous êtes entrain de réaliser mes prédictions. J’ai lu vos ouvrages, et je suis devenu de plus en plus fier de notre amitié. »

Maltravers soupira et détourna la tête.

« Le désir de s’illustrer, dit-il, après un moment de silence, s’empare de nous et finit par devenir une maladie. L’enfant qui est né avec la vocation de marin rit de joie quand sa barque de papier effleure la surface d’une flaque d’eau. Plus tard, pour le satisfaire, il lui faudra un vaisseau et l’Océan. L’écrivain est semblable à l’enfant.

— J’aime votre comparaison, dit de Montaigne en souriant. Ne la gâtez pas, mais continuez votre raisonnement. »

Maltravers continua :

« À peine a-t-on gagné l’approbation d’un moment, qu’on ressuscite le passé, qu’on anticipe sur l’avenir. On ne se contente plus de l’émulation de ses contemporains, du jugement de son siècle. On évoque les morts, comme ses seuls rivaux véritables ; on en appelle à la postérité comme au seul tribunal qui puisse nous rendre justice. Est-ce vanité ? C’est possible. Pourtant une pareille vanité donne de l’humilité. C’est alors seulement qu’on apprend toute la différence qui existe entre la Renommée et la Gloire, entre Aujourd’hui et l’Immortalité.

— Pensez-vous, répliqua de Montaigne, que les morts n’aient pas éprouvé la même chose, au premier pas qu’ils ont fait dans la voie qui conduit à cette vie au delà de la vie ? Continuez à cultiver votre esprit, à développer par l’exercice votre génie, à vous efforcer de charmer ou d’instruire vos semblables ; et en supposant même que vous n’atteigniez à la hauteur d’aucun des modèles que vous vous proposez de suivre, en supposant que votre nom périsse avec vous, pourtant vous aurez plus noblement passé votre vie que la foule des oisifs. En admettant que vous n’obteniez pas ce glorieux hasard d’un nom ici-bas, comment savez-vous si vous ne vous êtes pas préparé à une haute destinée, à un noble emploi dans le monde non des hommes, mais des esprits ? Les puissances de l’intelligence sont des choses qui ne peuvent être moins immortelles que le simple sentiment de l’identité ; leurs conquêtes nous suivent dans notre marche éternelle ; et peut-être atteignons-nous, plus tard, à un grade plus ou moins élevé, selon que, par le développement de nos facultés, nous sommes plus ou moins aptes à comprendre et à exécuter les solennels décrets de Dieu. L’homme sage est plus proche des anges que l’insensé. C’est-là peut-être un dogme apocryphe, mais ce n’est pas une théorie impossible.

— Mais il se peut aussi que nous sacrifiions les solides jouissances de la vie réelle à la poursuite d’une espérance qui, vous le reconnaissez avec justice vous-même, peut n’être qu’apocryphe ; et il est possible que notre savoir ne compte pour rien aux yeux de celui qui connaît toutes choses.

— Très-bien, dit de Montaigne en souriant ; mais répondez-moi franchement. En vous livrant à votre ambition intellectuelle, faites-vous véritablement le sacrifice des solides jouissances de la vie ? S’il en est ainsi, le système que vous poursuivez n’est pas bon. Vos occupations intellectuelles ne devraient que vous faire jouir davantage de ces plaisirs qui sont les véritables délassements de la vie. Et ceci s’applique à vous tout particulièrement, puisque vous êtes assez heureux pour ne pas être réduit à chercher dans la littérature des moyens de subsistance ; s’il en était autrement je vous conseillerais plutôt de vous faire savetier qu’auteur. Nul homme ne doit tenter les hautes régions de l’esprit et de l’art pour y trouver le pain de chaque jour ; non-seulement en littérature, mais en toute autre chose du même ordre. Il ne doit être ni homme d’État, ni orateur, ni philosophe pour gagner de l’argent : et c’est ce qu’en général tous les hommes, excepté le poëte pauvre, finissent insensiblement par reconnaître vrai.

— Tout cela est fort beau en paroles, dit Maltravers, mais vous pouvez être assuré que la carrière littéraire est une carrière en dehors des intérêts ordinaires de l’existence, et qu’il est impossible d’en combiner les jouissances avec les autres dont vous parlez.

— Je ne suis pas du même avis, dit de Montaigne ; mais ce n’est pas dans une terre située à quatre-vingts milles de la capitale, sans femme, sans société, sans amis qu’on peut en faire loyalement l’expérience. Allons, Maltravers, je vois devant vous une belle carrière, et je ne puis pas vous permettre de vous arrêter au début.

— Vous ne voyez pas toutes les calomnies auxquelles je suis déjà en butte, sans compter toutes les déclarations (faites souvent par des hommes de mérite), que je ne suis capable de rien !

— Dennis était un homme de mérite, et il en a dit autant de votre Pope. Mme de Sévigné, était une femme de mérite, ce qui ne l’a pas empêchée de croire que Racine ne serait jamais célèbre. Dans les premiers essais de Dryden, Milton ne trouvait rien qui lui fît prévoir que Dryden dût jamais être autre chose qu’un rimailleur. Aristophane était bon juge en poésie, et pourtant comme il jugea mal Euripide ! Ce sont là des lieux communs, sans doute, mais vous avancez des arguments auxquels il faut bien répondre par un lieu commun en témoignage contre vous-même.

— Mais vous m’avouerez qu’il n’est pas agréable de ne pas rendre attaques pour attaques, de ne pas se venger de ses ennemis.

— Eh bien, alors, répondez aux attaques et vengez-vous de vos ennemis.

— Mais serait-ce sage ?

— Si cela vous fait plaisir ! moi, cela ne me plairait pas.

— Allons, de Montaigne, vous raisonnez socratiquement. Je vous demanderai clairement et simplement, si vous conseilleriez à un auteur de déclarer la guerre à ses assaillants littéraires, ou de les dédaigner ?

— Je lui conseillerais de faire l’un et l’autre ; qu’il n’en attaque qu’un petit nombre, et rarement encore. Mais il est d’une sage politique qu’il fasse voir qu’il ne fait pas bon à le persécuter. L’écrivain a toujours le monde de son côté contre les critiques, s’il sait choisir son moment. Et il faut qu’il se souvienne toujours qu’il est par lui-même un état qui doit savoir quelquefois aller en guerre, ne fût-ce que pour avoir la paix. Quant au moment de faire la guerre ou la paix, c’est ce qu’il faut laisser décider à la diplomatie et à la sagesse de l’État.

— Vous voudriez faire de nous des machines politiques.

— Je voudrais que la conduite de chaque homme fût plus ou moins mécanique ; car l’organisation systématique, c’est le triomphe de l’esprit sur la matière ; le juste équilibre de toutes les facultés et de toutes les passions peut ressembler à du mécanisme. Soit ! La nature a voulu que le monde, la création, l’homme même, fussent des machines.

— Vous verrez que la colère sera aussi réglée par une mécanique comme le reste, s’il fallait en croire vos théories.

— L’homme qui n’est pas en colère quelquefois est un pauvre être ; mais c’est un être très-injuste et très-insensé, si sa colère se trompe d’objet et qu’elle choisisse tout de travers le lieu, le temps et les moyens. Mais en voilà assez, il commence à se faire tard.

— Et quand madame viendra-t-elle en Angleterre ?

— Oh ! pas encore de longtemps, je crains. Mais vous verrez Cesarini à Londres cette année, ou l’année prochaine. Il est persuadé que vous ne vous êtes pas occupé de faire rendre justice à ses poésies, et il compte venir ici, aussitôt que son indolence le lui permettra, pour proclamer votre perfidie dans la mordante préface de quelque satire édentée.

— Une satire !

— Oui, plus d’un poëte chez vous a fait son chemin grâce à une satire, et Cesarini est convaincu qu’il en fera autant. Castruccio n’a pas la vue aussi longue que son homonyme, le prince de Lucques. Bonsoir, mon cher Ernest. »


CHAPITRE VI.

Quand, avec beaucoup de peine, on a acquis ce savoir tant vanté, c’est un affront pour ceux qui ne l’ont pas.
(Churchill. L’Auteur.)

Il y avait quelque chose dans la conversation de de Montaigne qui, sans flatterie positive, réconciliait Maltravers avec lui-même et avec sa carrière. Son esprit en était peut-être moins stimulé, que calmé et fortifié. De Montaigne n’eût jamais rendu un homme téméraire, mais il eût rendu bien des hommes énergiques et persévérants. Les deux amis avaient certains points de ressemblance ; cependant Maltravers avait bien plus de la prodigalité d’une nature exubérante et passionnée ; il avait plus de chair et de sang ; mais s’il en avait les avantages il en avait aussi les défauts. De Montaigne tenait tant à sa doctrine favorite de l’équilibre moral, que dans beaucoup de choses il était parvenu à faire de lui-même une espèce de mécanisme d’horloge. Comme les impulsions se forment d’après les habitudes, il s’ensuit que la régularité des habitudes de de Montaigne rendait ses impulsions vertueuses et justes ; et il y cédait aussi souvent qu’aurait pu le faire un caractère ardent ; mais aussi ces impulsions ne le précipitaient jamais dans une entreprise hasardeuse ni téméraire. De Montaigne ne pouvait aller au delà d’un certain cercle d’action défini. Il n’avait aucune sympathie pour les raisonnements basés purement sur les hypothèses de l’imagination : il ne pouvait souffrir Platon, et il était sourd aux murmures éloquents de tout ce qu’il y avait de raffiné dans la poésie, ou de mystique dans la sagesse.

Maltravers, au contraire, sans dédaigner la raison, cherchait toujours à lui prêter le secours de l’imagination, et considérait que toute philosophie qui borne ses recherches aux limites de ce qui est connu et certain, est incomplète et laisse à désirer. Il aimait le procédé de l’induction ; mais il s’étendait à la conjecture aussi bien qu’au fait. Il soutenait que c’est par une hardiesse d’esprit de ce genre qu’ont été accomplis tous les triomphes de la science comme de l’art ; que Newton et Copernic n’auraient rien fait s’ils n’avaient pas imaginé aussi bien que raisonné, deviné aussi bien que prouvé. Il avait la plus implicite confiance dans les opérations d’un esprit et d’un cœur bien faits, et il estimait que, chez des hommes suffisamment préparés par l’expérience et par l’étude, les excès mêmes de l’émotion et de la pensée peuvent amener de grands et utiles résultats. Mais l’âge plus avancé et le caractère singulièrement pratique des opinions de de Montaigne lui donnaient sur Maltravers une supériorité d’argumentation, à laquelle ce dernier se soumettait involontairement ; tandis que de son côté, de Montaigne sentait en secret que son jeune ami raisonnait d’après une base plus large, qu’il embrassait une circonférence plus étendue ; et que s’il était par cela même plus sujet aux égarements et à l’erreur, il était aussi plus capable de nouvelles découvertes et de conquêtes intellectuelles. Mais comme les routes qu’ils suivaient tous deux dans le monde étaient diverses, il n’y avait pas de collision entre eux ; et de Montaigne, qui s’intéressait sincèrement à la destinée d’Ernest, se contentait de fortifier l’esprit de son ami contre les obstacles qu’il devait rencontrer, laissant le reste à l’expérience et à la Providence. Ils allèrent jusqu’à Londres ensemble, et de Montaigne s’en retourna à Paris. Maltravers reparut dans les réunions du grand monde et les assemblées de plaisir. Il sentit que son nouveau rôle avait grandement changé sa position. On ne le courtisait plus, on ne le flattait plus, comme avant, pour les mêmes causes fortuites et vulgaires de la fortune, de la naissance et de la position, mais pour d’autres raisons qui ne lui semblaient guère plus flatteuses. On ne le recherchait pas pour son mérite, son intelligence, son savoir ; mais pour sa célébrité momentanée. Il avait la vogue, et on courait après lui, comme on aurait couru après toute autre chose à la mode. On l’invitait moins pour causer avec lui, que pour le regarder. Son caractère était beaucoup trop fier, son ambition beaucoup trop pure, pour que sa vanité fût flattée de partager l’enthousiasme excité par un prince allemand, ou par une puce savante. Par conséquent il repoussa bientôt les avances qu’on lui faisait ; il se montra réservé et froid vis-à-vis des belles dames ; il ne voulut pas être la bête curieuse du moment, et perdit toute popularité parmi les exclusifs de la littérature. Ces derniers, mécontents de l’auteur, commencèrent à dénigrer ses ouvrages. Mais Maltravers avait assis ses observations et ses expériences sur la masse du public en général. Il avait appelé comme témoins et comme juges, le peuple entier de sa patrie et des autres pays ; aussi toutes les coteries du monde auraient perdu leur temps contre lui. Il était dans une position semblable à celle du représentant d’une vaste circonscription électorale, qui peut impunément offenser les individus, tant qu’il sait ménager la masse des électeurs. Mais, tout en fuyant la société des ennuyeux et des oisifs, il prit soin de ne pas se séparer complétement du monde. Il se forma un entourage selon ses goûts : il prit plaisir aux mâles et intéressants événements de son époque, il développa son esprit d’observation, il étendit sa sphère d’auteur en se mêlant comme citoyen hardiment et librement à toutes les classes. La littérature fut pour lui ce que l’art est à l’artiste, ce que la maîtresse est à l’amant, une joie absorbante et passionnée. Il en fit sa divine et glorieuse profession ; il l’aima par vocation, il dévoua à ses travaux et à ses honneurs, sa jeunesse, ses soins, ses rêves, son esprit, son cœur, et son âme. Dans le sacerdoce qu’il avait embrassé, ce fut un enthousiaste silencieux, mais convaincu. Il croyait que c’était de la littérature qu’était venu tout ce qui avait éclairé les nations, et rendu les hommes plus humains. Et ce qui lui faisait le mieux aimer la littérature c’est que ses honneurs ne sont pas ceux du monde ; c’est qu’elle ne distribue ni des rubans, ni des crachats, ni des places brillantes, à son choix. Un nom voué à la profonde reconnaissance et au plaisir héréditaire des hommes, tel est le seul titre qu’elle donne. Elle est la grande église primitive du monde, sans papes, ni muftis, sans sinécures, ni bénéfices, ni hiérarchies. Comme les grands prophètes des temps passés, ses desservants en parlant à la terre ne lui demandent qu’une chose : c’est qu’on les entende et qu’on les croie. Le cœur plein de ce fanatisme, Ernest Maltravers poursuivait son chemin dans la grande procession de ceux qui se dirigent, le myrte en main, vers des autels sacrés. Il portait le thyrse, et il avait foi dans le dieu. Par degrés son fanatisme le conduisit à cette philosophie que de Montaigne aurait voulu qu’il dût à la froide raison ; il devint indifférent aux épines du chemin, aux orages du ciel. Il apprit à mépriser et l’inimitié qu’il provoquait, et les calomnies qui venaient l’assaillir. Quelquefois il gardait le silence, mais quelquefois aussi il répondait aux attaques ; semblable au soldat qui sert une cause, il croyait que, lorsque cette cause était insultée en sa personne, il pouvait, sans crainte et sans reproche, se servir des armes confiées à ses mains. Peu à peu on apprit à le craindre aussi bien qu’à le connaître ; bien des gens l’injuriaient, mais nul ne pouvait le mépriser.

Il ne serait pas dans le plan de cet ouvrage de suivre Maltravers pas à pas dans sa carrière. Je ne fais que décrire les principaux événements, et non les petits détails de sa vie intellectuelle. Quant au caractère de ses ouvrages, il suffira de dire que, quels qu’en fussent les défauts, ils étaient originaux ; ils étaient bien de lui. Il ne copiait pas en écrivant, et ne compilait pas d’après des œuvres banales. Il était artiste c’est vrai ; car le génie lui-même n’est-il pas de l’art ? Mais il puisait les règles, l’harmonie, l’ordre de ses compositions dans le grand code de la vérité et de la nature ; code infini qui exige une étude sérieuse et sans relâche, quoique les premiers principes en soient simples et peu nombreux. Maltravers ne recula pas devant cette étude. C’était un ardent amour pour la vérité qui faisait de lui un subtil et profond analyste, même dans les sujets que le monde inintelligent regarde comme des bagatelles ; car il savait qu’en fait de littérature, il n’y a pas de bagatelles, et que souvent il n’y a que l’épaisseur d’un cheveu entre une niaiserie et une découverte. Il était original parce qu’il recherchait le vrai plutôt que le nouveau. Il n’y a pas deux esprits qui soient semblables ; ainsi tout homme qui énonce clairement et franchement le résultat de ses impressions, dégagé des servilités de l’imitation, est original. Mais ce n’était pas à son originalité, qui était pourtant son mérite capital, que Maltravers devait sa réputation ; car son originalité n’était pas de ce genre qui éblouit généralement le vulgaire. Elle n’était ni extravagante, ni bizarre : il n’affectait ni système, ni école. Aux yeux des gens superficiels bien des auteurs contemporains semblaient plus nouveaux, plus uniques. La composition, lorsqu’elle est d’une nature profonde et durable, procède par gradations fines et subtiles ; elle n’a jamais recours à ces soubresauts et à ces saccades, à ces convulsions et à ces violences, qui sont le propre, non d’une littérature saine et vigoureuse, mais d’une littérature épileptique et maladive.


CHAPITRE VII.

Quand je me vis hors de la ville, mon premier soin fut de laisser ma mule faire à sa tête.
(Gil. Blas.)

Quoique le caractère de Maltravers devînt par degrés plus ferme et plus sévère ; quoique, à mesure que sa raison prenait plus de nerf, son imagination perdît un peu de sa fraîcheur primitive ; quoiqu’il fût déjà bien différent de cet ardent adolescent qui avait enflammé la jeunesse d’une université allemande, et changé en palais de l’indolence le petit cottage habité par la poésie et par Alice, il conservait pourtant plusieurs de ses anciennes habitudes. Il se plaisait fréquemment à disparaître du tourbillon du monde, à planter là les livres, les amis, le luxe et la fortune, pour faire des excursions solitaires, tantôt à pied, tantôt à cheval, dans ce charmant jardin qu’on appelle l’Angleterre.

Par une tiède soirée du mois de mai, ayant entrepris une excursion de ce genre, il suivait au pas de son cheval un des verts sentiers du comté de ***. Son manteau et sa valise composaient tout son bagage, et il avait l’univers devant lui « pour y choisir un lieu de repos. » Le sentier qu’il suivait débouchait sur la grande route, et au moment où il y arrivait, il se rencontrait avec une joyeuse cavalcade.

En tête des cavaliers, une dame, vêtue d’une amazone vert foncé, montait un cheval anglais pur sang, qu’elle conduisait avec tant d’aisance et de grâce, que Maltravers, involontairement, saisi d’admiration, s’arrêta. Ernest était un écuyer consommé, et il éprouvait une sympathie spontanée pour ceux qui possédaient le même talent. Il pensait, en regardant la dame, qu’il n’avait jamais vu qu’une seule femme, dont l’air et la tournure à cheval fussent empreints au même degré de cette grâce sans nom que donnent, dans tous les arts, l’adresse et le courage ; cette femme c’était Valérie de Ventadour. Un instant après, à son grand étonnement, la dame se sépara de ses compagnons, s’avança vers Maltravers, et lui dit d’une voix que d’abord il ne reconnaissait pas bien :

« Est-il possible ? Est-ce bien monsieur Maltravers que je vois ? »

Elle s’arrêta un moment, puis elle rejeta son voile en arrière, et Ernest vit… Valérie de Ventadour ! En cet instant, un monsieur grand et mince rejoignit la Française.

« Madame a-t-elle rencontré quelqu’un de sa connaissance ? dit-il et, s’il en est ainsi, veut-elle me permettre de partager son plaisir ? »

Cette interruption parut soulager Valérie ; elle sourit et rougit.

« Permettez-moi de vous présenter à M. Maltravers. Monsieur Maltravers, voici mon hôte, lord Doningdale. »

Les deux gentilshommes s’inclinèrent ; les autres cavaliers s’étaient rassemblés autour d’eux, et lord Doningdale d’un ton de courtoisie cérémonieuse, mais franche, invita Maltravers à revenir, avec toute sa société, à sa maison située environ à quatre milles de là. Comme on le supposera sans peine, Ernest accepta volontiers cette invitation. La cavalcade se remit en mouvement, et Maltravers s’empressa de demander à Valérie une explication, qui lui fut bientôt donnée. Madame de Ventadour avait une sœur plus jeune qu’elle, qui venait d’épouser un fils de lord Doningdale. Le mariage avait été célébré à Paris, et depuis une semaine, M. et Mme de Ventadour étaient en visite chez le noble Anglais.

Cette rencontre avait été si soudaine et si inattendue que ni l’un ni l’autre n’avaient pu recouvrer assez de sang-froid pour une conversation suivie. Quand elle eut donné cette explication, Valérie retomba dans un silence rêveur, et Maltravers se tint à côté d’elle également taciturne, réfléchissant à ce singulier hasard qui, après un intervalle de plusieurs années, les avait, pour ainsi dire, heurtés l’un contre l’autre.

Lord Doningdale, qui s’était tenu auprès de ses autres visiteurs, rejoignit bientôt Valérie et Maltravers, qui fut frappé de la noblesse et de la distinction de ses manières, et de l’élégance singulière quoique un peu recherchée de son ton et de ses expressions. Bientôt ils entrèrent dans un parc majestueux, un vrai parc anglais, qui attestait pourtant beaucoup plus de soins qu’on n’en consacre habituellement à de pareils domaines. Partout de jeunes plantations faisaient contraste à de vénérables massifs ; des cottages neufs d’une architecture pittoresque, ornaient la lisière du parc ; des obélisques et des colonnes imitées de l’antique, mais évidemment élevées depuis peu, leur apparaissaient à mesure qu’ils s’approchaient du manoir. La maison elle-même était un vaste édifice du temps de la reine Anne, dont l’architecture avait été changée par des toits à la française et des fenêtres dans le goût de celles des Tuileries, qu’on y avait rapportées.

« Je suis sûr que vous devez beaucoup habiter la campagne, milord ? dit Maltravers.

— Oui, répondit lord Doningdale, d’un air pensif, ces lieux me sont très-chers. C’est ici que Sa Majesté le roi Louis XVIII, lorsqu’il était en Angleterre, m’honorait d’une visite annuelle. Par égard pour lui je cherchai à donner à ma pauvre maison une humble ressemblance avec son royal palais, afin qu’il sentît le moins possible l’absence des droits qu’il avait perdus. Les appartements qu’il y occupait étaient meublés exactement comme ceux qu’il avait habités aux Tuileries. Oui, ces lieux me sont très-chers !… Je suis fier d’y évoquer ces souvenirs du passé. C’est quelque chose d’avoir abrité un Bourbon dans le malheur.

— Ces embellissements ont coûté beaucoup d’argent à milord, dit madame de Ventadour, en regardant Maltravers avec malice.

— Ah ! oui, dit le vieux lord, et son visage qui, un instant auparavant, était rayonnant, se rembrunit ; près de trois cent mille livres Sterling[20] : mais qu’est-ce que cela fait ? Les souvenirs, Madame, sont sans prix !

— Êtes-vous allé à Paris depuis la restauration, lord Doningdale ? » demanda Maltravers.

Lord Doningdale lui lança un regard pénétrant, puis tourna les yeux vers Mme de Ventadour.

« Non, dit Valérie en riant, ce n’est pas moi qui lui ai suggéré cette question.

— Oui, dit lord Doningdale, je suis allé à Paris.

— Sa Majesté a dû être enchantée de pouvoir vous rendre votre hospitalité. »

Lord Doningdale parut éprouver quelque embarras. Il ne répondit pas, et mit son cheval au trot.

« Vous avez froissé involontairement notre hôte, dit Valérie en souriant. Louis XVIII et ses amis ont vécu ici aussi longtemps qu’ils l’ont voulu, et aussi somptueusement qu’ils l’ont pu ; leurs visites ruinèrent à demi le châtelain, qui est le type du gentilhomme et du preux chevalier. Il alla à Paris pour être témoin de leur triomphe ; je m’imagine qu’il s’attendait à être décoré de l’ordre du Saint-Esprit. Lord Doningdale a du sang royal dans les veines. Sa Majesté l’invita une fois à dîner, et, au moment où il prenait congé, lui dit : « Nous sommes heureux, lord Doningdale, d’avoir pu ainsi nous acquitter de nos obligations vis-à-vis de vous. » Lord Doningdale s’en retourna chez lui fort mécontent ; et pourtant il se vante encore de ses souvenirs, pauvre homme !

— Les princes ne sont pas reconnaissants, ni les républiques non plus, dit Maltravers.

— Ah ! qui donc est reconnaissant, répondit Valérie, si ce n’est un chien ou une femme ? »

On conduisit Maltravers dans une vaste chambre de toilette, et un valet de chambre français l’avertit qu’à la campagne lord Doningdale dînait à six heures, et que la première cloche sonnerait dans l’espace de quelques minutes. Pendant que le valet parlait encore, lord Doningdale lui-même entra dans la chambre. Il avait appris, dans l’intervalle, que Maltravers appartenait à la grande et ancienne famille non titrée, dont il portait le nom, et dont son frère était l’héritier et le représentant. De plus, il avait appris que c’était le même M. Maltravers qui, par ses écrits, occupait toutes les bouches, soit pour la louange, soit pour la critique. Lord Doningdale possédait les deux particularités d’un parfait gentilhomme de la vieille école, le respect pour la naissance, et le respect pour le talent ; il témoigna donc une courtoisie marquée à Ernest, et l’engagea avec tant de cordialité à passer quelques jours chez lui, que Maltravers ne put faire autrement que d’y consentir. Sa garde-robe de voyage était restreinte, mais il n’avait pas grand souci de sa toilette.


CHAPITRE VIII.

C’est l’âme qui voit ; les yeux du corps représentent l’objet ; mais c’est l’âme qui le signale ; et c’est d’elle que vient l’enchantement, le dégoût ou la froide indifférence.
(Crabbe.)

Quand Maltravers entra dans l’immense salon tendu de damas, et orné de lourdes décorations et de meubles massifs dans le goût du siècle de Louis XIV (le plus prétentieux et le plus barbare de tous les goûts, qui n’a rien de gracieux, rien de pittoresque, et que, de nos jours, bien des gens, qui devraient en être revenus, imitent avec une risible servilité), il y trouva seize personnes assemblées. Son hôte sortit du groupe qui l’environnait, et présenta officiellement son nouveau convive à la société. Maltravers fut frappé de la ressemblance qui existait entre la sœur de Valérie, et Valérie elle-même ; mais c’était une ressemblance affaiblie ; sa figure moins belle, moins frappante. Mistress George Herbert (tel était le nom qu’elle portait maintenant) était une jeune fille, jolie, timide, et craintive, qui aimait beaucoup son mari, mais qui avait une peur terrible de son beau-père. Maltravers s’assit à côté d’elle et la fit causer. Il ne put s’empêcher de plaindre la pauvre dame lorsqu’il apprit qu’elle allait demeurer entièrement à Doningdale-Park, loin de tous les amis et de toutes les habitudes de son enfance, seule, du moins quant aux affections, avec un jeune mari qui aimait passionnément la chasse, et qui, d’après les quelques paroles qu’Ernest avaient échangées avec lui, n’avait que trois idées : ses chiens, ses chevaux, et sa femme. Hélas ! c’est cette dernière qui aurait bientôt le moins d’importance à ses yeux ! C’est une triste position que celle d’une jeune et vive Française, ensevelie au fond d’une terre en Angleterre ! Les mariages entre personnes de nationalités différentes sont rarement heureux ! Mais l’attention d’Ernest fut bientôt distraite de la sœur par l’entrée de Valérie elle-même, appuyée sur le bras de son mari. Jusque-là il n’avait pas très-minutieusement observé le changement que le temps avait opéré en elle ; peut-être avait-il un peu peur. Il la considéra maintenant avec une curiosité pleine d’intérêt. Valérie était encore extrêmement belle, mais ses traits étaient devenus plus accentués, ses formes plus maigres et plus anguleuses ; dans ses yeux, et dans les plis de sa lèvre, il y avait une certaine expression mécontente, inquiète, presque chagrine : cette expression enfin qui se voit trop souvent sur la physionomie des personnes nées pour l’amour, mais condamnées à l’indifférence. La petite sœur, des deux, était la plus digne d’envie ; quelque chose qu’il advînt, elle aimait son mari tel qu’il était, et son cœur, s’il devait souffrir, ne serait toujours pas resté vide.

M. de Ventadour se glissa bientôt auprès de Maltravers…. son nez était plus long que jamais.

« Hein… hein !… Comment vous portez-vous ? Charmé de vous voir… Vous avez vu madame avant moi ?… hein… hein !… J’ai mes soupçons, j’ai mes soupçons…

— Monsieur Maltravers, voulez-vous offrir le bras à Mme de Ventadour ? dit lord Doningdale, en se dirigeant vers la salle à manger, avec une duchesse au bras.

— Et vous avez quitté Naples, dit Maltravers ; est-ce définitivement ?

— Nous ne pensons pas y retourner.

— Quelle charmante ville ! Combien je l’aimais ! Je me la rappelle comme si j’y étais. »

Ernest parlait avec calme, ce n’était qu’une observation générale.

Valérie soupira doucement.

Pendant le dîner la conversation entre Maltravers et Mme de Ventadour fut vague et contrainte. Ernest n’en était plus amoureux ; cette fantaisie de sa jeunesse lui avait passé. Elle avait exercé de l’influence sur lui : les nouvelles influences qu’il s’était créées avaient chassé son image. Telle est la vie. Les longues absences éteignent toutes les lumières fausses, mais non pas les vraies. Les lampes, dans la salle de festin d’hier, sont éteintes ; mais, dans mille ans, les étoiles que nous regardons ce soir brilleront du même éclat. Maltravers n’était plus amoureux de Valérie. Mais Valérie… Ah ! elle, peut-être… avait aimé véritablement !

Maltravers fut étonné lorsqu’il en vint à examiner l’état de ses sentiments ; il fut étonné de découvrir que son pouls ne battait pas plus vite au toucher de celle dont le regard naguère le faisait tressaillir jusqu’au fond de l’âme ; il en fut étonné, mais il s’en réjouit. Il ne recherchait plus l’émotion, il la fuyait, et son caractère était meilleur et plus élevé que du temps où il foulait les rivages de Naples.


CHAPITRE IX.

D’où venait cette douce voix, ce murmure du cœur, qui parlait des temps passés ?
(Wordsworth.)

Ernest resta plusieurs jours chez lord Doningdale, et tous les jours il faisait avec Valérie des promenades à cheval ; mais c’était en nombreuse société. Et tous les soirs il causait avec elle ; mais le monde entier aurait pu écouter ce qu’ils se disaient. Le fait est que la sympathie qui avait jadis existé entre le jeune rêveur et la femme fière et désenchantée, sur beaucoup de points s’était évanouie. Maltravers n’était plus un rêveur ; il s’était éveillé à de vastes et grandes ambitions. Valérie s’était accoutumée à cette vie frivole qui naguère lui répugnait tant, et elle avait fini par se conformer aux usages et aux pensées ordinaires du monde. Elle n’avait plus sur Maltravers la supériorité de la sagesse positive ; et lui, il avait modéré l’éloquence de sa poésie, et n’y prêtait plus qu’une oreille distraite. Pourtant Valérie lui inspirait toujours un profond intérêt ; et de son côté elle paraissait fière des succès de Maltravers.

Un soir qu’il s’était rapproché d’un groupe que Mme de Ventadour, plus animée encore que de coutume, présidait, et auquel, avec une grâce charmante, féminine et tout à fait française, elle dictait ses opinions sur cent sujets à la fois : la philosophie, la poésie, la porcelaine de Sèvres, l’équilibre des pouvoirs en Europe, Ernest l’écoutait avec délices, mais il n’était plus sous le charme comme autrefois. Valérie, de son côté, n’était pas naturelle ce soir-là ; elle parlait avec un entrain factice.

« Eh bien ! dit enfin Mme de Ventadour, fatiguée peut-être du rôle qu’elle venait de jouer, et terminant soudain une description animée de la cour de France ; eh bien ! voyez si nous ne devrions pas être honteux ; notre causerie a positivement interrompu la musique. Avez-vous vu comme lord Doningdale l’a fait cesser, en m’adressant un salut, comme pour me dire, par un reproche courtois : « Elle ne vous gênera pas davantage, madame ! Je ne veux plus être complice d’un délit contre le bon goût ! »

En disant ces mots, la Française se leva, et, fendant le groupe qui l’environnait, elle se retira à l’autre bout de la chambre : Ernest la suivit des yeux. Tout à coup elle lui fit signe de venir ; il s’approcha, et s’assit à côté d’elle.

« M. Maltravers, dit Valérie dont la voix avait une grande douceur, je ne vous ai pas encore exprimé tout le bonheur que j’ai ressenti de votre génie. Pendant l’absence, vous m’avez permis de causer avec vous ; vos livres ont été pour moi des amis bien chers. Comme nous allons bientôt nous séparer de nouveau, permettez-moi de vous dire cela franchement et sans flatterie ! »

Ces mots préparèrent les voies à une conversation qui se rapprochait plus des frontières du passé que toutes celles qu’ils avaient eues ensemble jusque-là. Mais Ernest était sur ses gardes et Valérie épiait toutes ses paroles, tous ses regards, avec un intérêt qu’elle ne pouvait dissimuler : un intérêt qui tenait du désappointement.

« Il y a de l’entraînement à gravir une montagne, dit Valérie, quoiqu’il y ait de la fatigue, et quoique, arrivés au sommet, les nuages puissent nous voiler la perspective ; c’est un entraînement qui cause un plaisir universel ; il semble que ce soit le résultat d’un instinct naturel à l’homme, qui le pousse à s’élever, à sortir des ornières communes, du niveau ordinaire de la vie. C’est un plaisir de ce genre que doit vous faire éprouver l’ambition intellectuelle, dans laquelle l’esprit est comme un voyageur qui gravit la montagne.

— Le plaisir ne vient pas de l’ambition, répondit Maltravers, il vient de la satisfaction qu’on éprouve à suivre un sentier conforme à ses goûts, et qui devient bientôt cher par la puissance de l’habitude. Les moments où l’on regarde au delà de son œuvre, et où l’on se voit assis à l’ombre du laurier immortel, sont rares. C’est l’œuvre elle-même, que ce soit œuvre d’action ou de littérature, qui intéresse et stimule. Et, à la fin, la sécheresse du travail disparaît sous la familière douceur de l’habitude. Mais, dans le labeur intellectuel, il y a un autre charme, on y devient plus intime avec sa propre nature. Le cœur et l’âme, en quelque sorte, deviennent amis, et les affections s’unissent aux aspirations. De cette façon, on n’est jamais sans société, on n’est jamais seul ; tout ce qu’on a lu, appris, découvert, tient compagnie. C’est un grand bonheur, ajouta Maltravers, pour ceux qui n’ont pas de liens d’affection dans le monde extérieur.

— Et est-ce là votre cas ? demanda Valérie avec un timide sourire.

— Hélas, oui ! et depuis que j’ai pu vaincre un attachement, madame de Ventadour, je crains d’avoir perdu la faculté d’aimer. Je crois que, lorsqu’on cultive avec excès la raison ou l’imagination, nos jeunes sentiments s’émoussent, et perdent, jusqu’à un certain point, la perception des impressions gracieuses de la vie réelle. L’oisiveté, dit le vieux poëte romain, est l’huile dont l’amour nourrit sa torche.

— Vous êtes trop jeune pour parler ainsi.

— Je parle d’après ce que je sens. »

Valérie ne dit plus rien.

Quelques instants après, lord Doningdale s’approcha et leur proposa de faire le lendemain une excursion pour visiter les ruines d’une vieille abbaye, située à quelques milles de distance.


CHAPITRE X.

Si je te revoyais après de longues années d’absence, comment te saluerais-je ?
(Byron.)

Le lendemain, la cavalcade, moins nombreuse que de coutume, ne se composait que de lord Doningdale, son fils George Herbert, Valérie et Ernest. Ils s’en revenaient, après avoir visité les ruines, et le soleil qui commençait à descendre lentement vers l’occident, jetait ses rayons obliques sur les jardins et les maisons d’une petite ville, ou plutôt d’un village pittoresque situé sur la grande route du Nord. Cette ville ou ce village est un des plus jolis endroits de l’Angleterre, et possède une vieille auberge excellente, environnée d’un grand jardin, dessiné dans l’ancien goût. Notre petite cavalcade suivait lentement les détours irréguliers de la longue rue du village, lorsque le ciel s’assombrit soudain, et quelques gros grêlons qui commencèrent à tomber, annoncèrent un orage prochain.

« Je vous avais bien dit que le temps se gâterait avant la fin du jour, dit George Herbert. Nous allons la gober !

— George, quelle expression triviale » ! dit lord Doningdale, en boutonnant son habit. Au moment où il parlait, un éclair éblouissant sembla jaillir de la route même qu’ils suivaient, et le ciel devint de plus en plus sombre.

« Nous ferions aussi bien de nous arrêter à l’auberge, dit Maltravers ; l’orage s’amoncelle rapidement de toutes parts, et madame de Ventadour…

— Vous avez raison, » interrompit lord Doningdale, et il mit bientôt son cheval au trot.

Ils arrivèrent bientôt à la porte du vieil hôtel. Les sonnettes carillonnèrent, les chiens aboyèrent, les palefreniers accoururent. Devant la porte se trouvait une chaise de poste, simple et de couleur foncée ; attirée peut-être par le bruit qui se faisait au-dessous, une dame qui se trouvait au « no 2, premier étage, » s’approcha de la fenêtre. C’était à cette dame qu’appartenait la chaise de poste, et, pour le moment, elle était seule dans son appartement. Elle regardait avec indifférence les nouveaux arrivants, lorsque ses yeux s’arrêtèrent sur l’un d’eux ; elle pâlit, jeta un faible cri, et tomba sans mouvement sur le plancher.

Cependant on avait fait entrer lord Doningdale et ses amis dans la chambre voisine de celle qu’occupait la dame. De fait, les deux chambres ne formaient qu’une seule grande pièce, destinée aux bals et aux assemblées du comté, et elle était coupée en deux par une mince cloison, qu’on pouvait enlever à volonté. La grêle tombait fort et serré, les arbres gémissaient, le tonnerre grondait bruyamment ; et dans cette grande et triste chambre, on sentait un froid palpable, une absence de bien-être accablante. Valérie grelottait ; on alluma du feu, et la Française s’en approcha.

« Vous êtes mouillée, ma chère dame, dit lord Doningdale. Vous devriez ôter votre amazone, pour qu’on la fasse sécher.

— Oh ! non ; qu’importe ? dit Valérie d’un ton amer et presque impoli.

— Il importe beaucoup, dit Ernest ; laissez-vous persuader, je vous en prie.

— Vous vous souciez donc de moi ? murmura Valérie.

— Pouvez-vous me faire une pareille question ? répondit Ernest, du même ton, et avec une chaleur affectueuse et amicale. »

Pendant ce temps, le vieux lord avait fait venir la femme de chambre, et, avec l’aimable exigence d’un père, il força Valérie à quitter la chambre. Les trois messieurs, abandonnés à eux-mêmes, parlèrent de l’orage, firent des conjectures sur sa durée probable, et délibérèrent pour savoir s’il ne serait pas à propos d’envoyer à Doningdale chercher la voiture. Pendant qu’ils causaient, la grêle s’arrêta subitement, quoique, à l’horizon lointain, les nuages s’amoncelassent, tout prêts à revenir à la charge. George Herbert, qui était le plus impatient des mortels, surtout par un temps de pluie et hors de chez lui, saisit cette occasion, et voulut à toute force s’en retourner à Doningdale, pour ramener la voiture.

« Un groom pourrait y aller comme vous, George, dit le père.

— Non, mon cher père ; le maraud me ferait trop envie. Je m’ennuie à mourir ici. Marie va s’inquiéter de nous. Brown Bess me ramènera en vingt minutes. Je suis un gaillard qui n’a pas peur, vous le savez bien. Adieu ! »

Le jeune chasseur était déjà parti, et deux minutes après ils le virent s’élancer gaiement sur son cheval, et quitter l’auberge bride abattue.

« C’est bien singulier que moi, j’aie un fils comme celui-là, dit lord Doningdale d’un ton rêveur ; un fils qui ne peut pas s’amuser à la maison deux minutes de suite. Et pourtant, j’ai beaucoup soigné son éducation. C’est étrange qu’il y ait des gens si las d’eux-mêmes, qu’ils ne puissent envisager la perspective de passer quelques minutes à réfléchir, et pour lesquels une averse et les seules ressources de leur pensée soient des maux si insupportables. C’est vraiment fort étrange. Mais il est certain aussi que nous avons un abominable climat. Je voudrais bien savoir quand le temps s’éclaircira. »

Tout en grommelant de la sorte, lord Doningdale arpentait la chambre, les mains dans les poches de sa redingote, et son fouet sortant perpendiculairement de sa poche droite. En ce moment, le garçon d’auberge vint le prévenir que son groom était dehors, et désirait beaucoup le voir. Lord Doningdale eut alors le plaisir d’apprendre que sa jument grise, qu’il montait de prédilection, hiver comme été, depuis quinze ans, venait d’être saisie de frissons, et, selon l’expression du groom, semblait avoir « le choléra dans les entrailles ! »

Lord Doningdale pâlit et s’empressa de se rendre à l’écurie sans dire un mot.

Maltravers qui, plongé dans ses réflexions, n’avait pas entendu la rapide conférence à demi-voix entre le maître et le groom, resta seul, assis à côté du feu, la tête penchée sur sa poitrine, et les bras croisés.

Cependant, la dame qui occupait la chambre voisine s’était lentement remise de son évanouissement. Elle porta les deux mains à son front, comme pour rassembler ses idées. Elle avait une figure délicate, innocente, presque enfantine ; en ce moment un sourire l’illumina ; et il y avait quelque chose de si suave, de si touchant dans la joie que ce sourire répandit sur sa physionomie, qu’on n’aurait pu la regarder sans éprouver un intérêt puissant et presque pénible. Car c’était la joie d’une personne qui a connu la douleur. Soudain, elle se leva et dit :

« Non !… alors, ce n’est point un rêve. Il est revenu…, il est ici… Nous pourrons encore être heureux ! Ah ! c’est sa voix. Oh ! qu’il soit béni ! c’est sa voix ! »

Elle s’arrêta, mit un doigt sur ses lèvres, et pencha la tête pour écouter. Un murmure indistinct et confus parvint jusqu’à son oreille tendue, à travers la porte mince qui la séparait de Maltravers. Elle écoutait de toutes ses oreilles, mais elle ne pouvait entendre ce qui se disait. Son cœur battait violemment.

« Il n’est pas seul ! murmura-t-elle tristement. J’attendrai jusqu’à ce que je n’entende plus de bruit, et puis je me hasarderai à entrer ! »

Et quelle était la conversation qui s’échangeait dans l’autre chambre ? Revenons à Ernest. Il était toujours assis, dans la même attitude rêveuse, lorsque Mme de Ventadour revint. La Française rougit en se trouvant seule avec Ernest, et lui-même ne se sentit pas à l’aise.

« Herbert est allé à Doningdale commander la voiture, et lord Doningdale a disparu je ne sais trop où. J’espère que la pluie ne vous a pas incommodée ?

— Non, dit Valérie.

— Avez-vous quelques commissions que je puisse exécuter à Londres ? demanda Maltravers, j’y retourne demain.

— Sitôt ! et Valérie soupira. Ah ! ajouta-t-elle après un moment de silence, nous ne nous reverrons peut-être pas d’ici à bien des années. M. de Ventadour doit être nommé ambassadeur à la cour de***, et ainsi… et ainsi… Allons ! il importe peu. Qu’est devenue l’amitié que naguère nous nous sommes jurée l’un à l’autre ?

— Elle est ici, dit Maltravers, en posant la main sur son cœur. Ici, du moins, subsiste encore cette moitié d’amitié qui avait été confiée à ma garde ; et il y a là plus que de l’amitié, Valérie de Ventadour ! il y a du respect, de l’admiration, de la reconnaissance. À une époque de la vie où la passion et l’imagination, dans leur plus grande force, auraient pu faire de moi un voluptueux, un oisif, un homme sans valeur, vous m’avez convaincu qu’il y a de la vertu dans le monde, et que la femme est une créature trop noble pour être notre jouet ; l’idole d’aujourd’hui, la victime de demain. Votre influence, Valérie, a fait de moi un penseur plus sérieux, et, je l’espère, un homme meilleur.

— Ah ! soyez béni pour ce que vous venez de me dire ! fit madame de Ventadour, fort émue ; vous ne pouvez savoir, vous ne pouvez deviner ce que vos paroles ont de douceur pour moi. Maintenant je vous reconnais. Oh ! combien, combien ma résolution m’a coûté ! Mais à présent je suis récompensée. »

Ernest se sentit attendri par l’émotion de Valérie et par les souvenirs qu’elle venait de réveiller en lui. Il lui prit la main, et la pressant avec une tendresse franche et respectueuse :

« Je ne pensais pas, Valérie, dit-il, quand je récapitulais le passé, je ne pensais pas que vous m’eussiez aimé ; je n’avais pas assez de vanité pour le croire. Mais, s’il en était ainsi, combien la noblesse de votre caractère vous élève encore à mes yeux ! Que votre vertu fut prévoyante ! Qu’elle fut sage ! Nos sentiments actuels l’un pour l’autre sont bien meilleurs, bien plus heureux pour tous deux que si nous eussions cédé à un court et criminel rêve de passion, en guerre avec tout ce qui laisse la passion sans remords, et le bonheur sans mélange. Maintenant….

— Maintenant, interrompit Valérie vivement, et en fixant sur lui ses yeux noirs, maintenant vous ne m’aimez plus ! Eh bien ! il vaut mieux qu’il en soit ainsi ! Je reprendrai ma vie triste et froide, et je tâcherai d’oublier encore une fois que le ciel m’avait donné un cœur !

— Ah ! Valérie ! vous que j’estime, que je révère, que j’aime toujours, non pas, il est vrai, de l’amour brûlant d’autrefois, mais avec une profonde, une éternelle, une sainte tendresse, ne me parlez pas ainsi. Ne me laissez pas croire que vous êtes malheureuse ; laissez-moi penser que, remplie de sagesse, d’intelligence et de charmes comme vous l’êtes, vous avez employé tous ces dons à vous réconcilier avec le sort commun qui vous est échu en partage. Que je puisse élever mes regards vers vous, lorsque je me sens saisi de mépris pour la société au milieu de laquelle vous vivez, et me dire : sur ce piédestal il est encore un autel auquel je puis porter les offrandes de mon âme !

— C’est en vain… c’est en vain que je lutte, dit Valérie, à demi suffoquée par l’émotion, et joignant les mains avec délire. Ernest, je vous aime toujours… je suis navrée de penser que vous ne m’aimez plus. Je ne voudrais rien vous donner ; et pourtant j’exige tout ! Ma jeunesse se passe… ma beauté se flétrit… mon intelligence même s’étiole dans la vie que je mène ; et pourtant je vous demande de me rendre ce que votre jeune cœur éprouvait jadis pour moi ! Méprisez-moi, Maltravers, je ne suis pas ce que vous pensiez… je suis une hypocrite !… Méprisez-moi !

— Non, dit-Ernest, en ressaisissant la main de Valérie, et en mettant un genoux en terre à côté d’elle. Non, Valérie : ô vous que je n’oublierai jamais, vous que je respecterai toujours, écoutez-moi.

En parlant il baisait la main qu’il tenait, tandis que Valérie se couvrait le visage de l’autre main, et pleurait amèrement, mais en silence. Ernest attendit jusqu’à ce que cette violente émotion fût calmée, tenant toujours la main de Valérie dans la sienne, et la réchauffant de ses baisers : baisers plus purs que n’en déposa jamais chevalier sur la main de sa souveraine.

En ce moment la porte qui communiquait avec l’autre chambre s’ouvrit doucement : une femme,… une femme plus jeune et plus belle que Valérie de Ventadour entra ; le silence l’avait trompée ; elle croyait trouver Maltravers tout seul. Elle était entrée le cœur sur les lèvres ; l’amour, un amour confiant, un amour plein d’espoir, faisait battre ses artères, inondait sa pensée ; elle était entrée, rêvant que, lorsqu’elle aurait franchi le seuil de cette porte, une vie nouvelle allait luire pour elle, que tout dans son existence allait redevenir radieux comme au temps où l’air même qu’elle respirait était plein d’enivrements. Elle était entrée… et maintenant elle restait là debout, immobile de terreur, le regard fixe, le visage pâle comme la mort, sentant que sa vie s’était pétrifiée, que sa jeunesse, ses espérances, son bonheur étaient perdus à tout jamais ! Elle ne vit qu’une chose ; Ernest aux genoux d’une autre femme ! C’était donc pour en venir-là qu’elle lui était restée fidèle au milieu des tempêtes et de la désolation ; c’était donc pour en venir là qu’elle avait espéré, rêvé, vécu ! Ils ne la virent pas, ils ne l’entendirent pas. Et Ernest, qui serait allé pieds nus jusqu’au bout du monde pour la retrouver, était dans la même chambre qu’elle et ne le savait pas !

« Dites-moi encore que vous m’aimez ! dit Valérie, très-bas.

— Ô ma bien aimée Valérie, écoutez-moi. »

Ces mots suffirent à celle qui écoutait ; elle se retira sans bruit : son cœur, avec toute son humilité, était fier en même temps. La porte se referma sur elle ; elle avait obtenu le vœu de tout son être ; le ciel avait entendu sa prière ; elle avait revu l’amant de sa jeunesse, et désormais tout était nuit et ténèbres autour d’elle. Que lui importait dorénavant ce qu’elle deviendrait ? Quelle influence un moment a quelquefois sur la destinée de bien des années ! Un seul moment ! La vertu, le crime, la gloire, la honte, la douleur, l’allégresse, dépendent d’un moment ! La mort même n’est qu’un seul moment, et pourtant l’éternité lui succède.

« Écoutez-moi ! continua Ernest, sans se douter de ce qui venait de se passer, écoutez-moi ; soyons, ce que la nature humaine, et les conventions du monde permettent rarement que soient deux personnes de sexe différents ; soyons amis l’un de l’autre, et soyons amis de la vertu aussi. Soyons amis malgré le temps et l’absence, amis en dépit des vicissitudes de la vie, de ces amis dont l’affection n’est jamais ternie par la honte ni le remords, de ces amis qui doivent se retrouver plus tard. Oh ! il n’y a pas d’attachement plus vrai, de lien plus sacré que celui qui est fondé sur la vieille chevalerie de la loyauté et de l’honneur ; c’est là ce que serait l’amour, si le cœur et l’âme étaient dégagés de l’argile terrestre. »

Il y avait dans la physionomie d’Ernest, une expression si noble, dans sa voix une inflexion si pénétrante, que Valérie fut ramenée sur-le-champ à la nature qu’avait vaincue un moment de faiblesse. Elle le considéra d’un regard plein d’admiration et de reconnaissance, et lui dit avec calme, mais presque à demi-voix :

« Ernest, je vous comprends ; oui, votre amitié m’est plus précieuse que votre amour. »

En ce moment ils entendirent la voix de lord Doningdale sur l’escalier ; Valérie se détourna. Maltravers, en se levant, lui tendit la main ; elle la pressa avec chaleur, et dès ce moment le charme fut rompu, la tentation vaincue, l’épreuve passée. Lord Doningdale entra, et au même instant la calèche dans laquelle se trouvait Herbert, s’arrêta à la porte de l’auberge. Quelques minutes après ils étaient tous en voiture. Au moment où ils s’éloignaient, les palefreniers attelaient les chevaux à la chaise de poste vert-foncé. De la fenêtre du premier, un regard triste et plein d’angoisse considérait le brillant équipage du grand seigneur ; Maltravers aurait donné toute sa fortune pour rencontrer ce regard. Mais il ne leva pas les yeux ; Alice Darvil se retira ; ce moment avait décidé de son sort.


CHAPITRE XI.

J’ai connu d’étranges moments de passion, et j’oserai les avouer.

La préméditation est l’aliment de l’espérance.

(Wordsworth.)

Maltravers quitta Doningdale le jour suivant. Il n’eut plus d’autre entretien avec Valérie ; mais lorsqu’il prit congé d’elle, elle lui mit dans la main une lettre qu’il lut, en chevauchant lentement à travers les avenues de hêtres du parc. Elle contenait ce qui suit : « D’autres me mépriseraient à cause de la faiblesse dont j’ai fait preuve ; mais vous, vous ne me mépriserez pas ! C’est l’unique faiblesse de toute ma vie. Nul ne peut savoir ce que j’ai souffert, nul ne peut connaître mes heures de découragement et de sombre tristesse ; moi, que tant de gens envient ! Mieux vaudrait être une paysanne aimée qu’une reine dont la vie n’est qu’un ennuyeux mécanisme. Vous, Maltravers, je ne vous ai jamais oublié dans l’absence, et votre image me rendait ces choses qui m’entouraient encore plus insipides, encore plus monotones. Les années se passèrent, et soudain votre nom fut dans toutes les bouches. Partout où j’allais, j’entendais parler de vous ; je ne pouvais vous bannir de ma mémoire. Il me semblait que votre célébrité vous ramenait causer à côté de moi. Nous nous revîmes enfin tout à coup, quand nous ne nous y attendions pas. Je vis que vous ne m’aimiez plus, et cette pensée terrassa toutes mes résolutions : l’angoisse dompte les nerfs de l’esprit, comme la maladie dompte ceux du corps. Et ainsi, je m’oubliai, je m’humiliai, et j’aurais pu me perdre. Des pensées plus justes et meilleures se sont réveillées en moi, et quand nous nous reverrons, je serai digne de votre respect. Je vois combien sont dangereux ces écarts de la pensée, ce péché du mécontentement, auxquels je m’étais abandonnée. Je rentre dans la vie, résolue de vaincre tout ce qui peut nuire à ses droits et à ses devoirs. Le ciel vous conduise et vous conserve, Ernest ! Souvenez-vous de moi comme d’une personne que vous ne rougirez pas d’avoir aimée ; que vous ne rougirez pas de présenter un jour à votre femme, car avec tant de tendresse et de grandeur dans le caractère, vous n’avez pas été créé comme moi… pour vivre seul.

Adieu ! »

Maltravers lut et relut cette lettre ; et quand il arriva chez lui, il la serra soigneusement parmi les souvenirs auxquels il attachait le plus de prix. Il la plaça à côté d’une boucle de cheveux d’Alice, et il ne pensait pas que l’une ni l’autre fût déshonorée par ce contact.

Il retourna, quoiqu’il lui en coûtât un effort, vers ces relations sévères, mais élevées qui unissent la littérature à la vie réelle. Peut-être y avait-il un certain trouble inquiet dans son cœur qui le poussait à tenir son esprit continuellement occupé. Cette année-là fut une des plus laborieuses de sa vie ; celle où il fit le plus pour aiguiser la jalousie, et confirmer sa réputation.


CHAPITRE XII.

En effet, il entra dans mon appartement.
(Gil Blas.)
Je m’étonne, dit-il, du caprice de la fortune, qui se plaît quelquefois à accabler de ses faveurs un auteur exécrable, tandis qu’elle laisse les bons écrivains périr de besoin.
(Le même.)

Une année s’était écoulée depuis sa dernière entrevue avec Valérie, et Mme de Ventadour avait depuis longtemps quitté l’Angleterre, lorsqu’un matin que Maltravers se trouvait seul dans son, cabinet de travail, on annonça Castruccio Cesarini.

« Ah ! mon cher Castruccio, comment vous portez-vous ? s’écria Maltravers, au moment où la porte en s’ouvrant lui laissa apercevoir l’Italien.

— Monsieur, dit Castruccio, avec beaucoup de roideur et parlant français, selon son habitude, lorsqu’il voulait tenir les gens à distance ; monsieur, je ne viens pas pour renouveler notre ancienne connaissance ; vous êtes un grand homme (avec une ironie amère), moi, je ne suis qu’un homme obscur (ici Castruccio se redressa) ; je viens seulement pour m’acquitter d’une dette que j’ai contractée vis-à-vis de vous, d’après ce que je viens d’apprendre.

— Pourquoi cette façon de parler, Castruccio ? et de quelle dette voulez-vous parler ?

— À mon arrivée dans cette ville hier, dit le poëte, d’un ton solennel, je suis allé trouver l’homme que vous aviez chargé du soin de publier mon petit volume, afin de lui de mander compte de son succès, et j’appris qu’il avait coûté cent vingt[21] livres sterling, en déduisant le produit de quarante neuf exemplaires qui ont été vendus. Vos livres à vous, se vendent par milliers, me dit-on. C’est une affaire bien combinée, le mien est mort en naissant, personne ne s’en est occupé ; n’importe (et Cesarini fit de la main un geste d’indifférence), vous avez acquitté cette dette, je viens vous la rembourser. Voici un bon pour la somme que je vous dois. J’ai fini, monsieur. Je vous souhaite le bonjour, et une bonne sauté pour jouir de votre réputation.

— Mais, Cesarini, c’est de la folie !

— Monsieur…

— Oui, c’est de la folie ; car il n’y a pas de folie plus grande que de repousser l’amitié, dans un monde où l’amitié est si rare. Vous avez l’air de croire que c’est à moi qu’il faut s’en prendre si votre ouvrage a souffert de quelque négligence. Votre éditeur pourra vous dire au contraire que je me suis plus inquiété de votre livre, que je ne l’ai jamais fait des miens.

— Et la preuve, c’est qu’on en a vendu quarante-neuf exemplaires !

— Asseyez-vous Castruccio ; asseyez-vous et écoutez la raison. »

Et Maltravers se mit à expliquer, à encourager, à consoler. Il rappela au pauvre poëte que ses vers étaient écrits dans une langue étrangère ; que même les poëtes anglais de grande réputation vendaient difficilement leurs ouvrages ; qu’il était impossible de faire acheter à un public avare des choses auxquelles un public stupide ne s’intéresse pas ; en somme il se servit de tous les arguments qui s’offraient naturellement à lui comme les plus propres à convaincre et à apaiser Castruccio ; et il le fit avec tant de sympathie et de bonté, qu’à la fin l’Italien ne pouvait plus justifier son ressentiment. Une réconciliation s’opéra, sincère de la part de Maltravers, politique de la part de Cesarini ; car l’auteur désappointé ne pouvait pardonner les succès de l’auteur en vogue.

« Et combien de temps comptez-vous rester à Londres ?

— Quelques mois.

— Envoyez chercher votre bagage, et soyez mon hôte.

— Non ; j’ai loué un logement qui me convient. Je suis né pour la solitude.

— Néanmoins, pendant votre séjour ici vous irez dans le monde ?

— Oui, j’ai plusieurs lettres de recommandation, et on m’a dit que les Anglais savent honorer le mérite, même chez un Italien.

— On vous a dit vrai, et dans tous les cas, il sera amusant pour vous de voir nos hommes éminents. On vous recevra avec la plus grande hospitalité. Vous me permettrez de vous servir de cicérone.

— An ! mais votre temps est si précieux !

— Il est tout à votre disposition ; mais où allez-vous ?

— C’est aujourd’hui dimanche, et je suis curieux d’entendre un prédicateur célèbre, M***, dont on parle à Londres, m’a-t-on dit, plus que de n’importe quel auteur.

— On vous a dit vrai ; j’irai avec vous. Moi-même, je ne l’ai pas encore entendu, et j’avais justement l’intention d’y aller aujourd’hui.

— N’êtes-vous pas jaloux d’un homme dont on parle tant ?

— Jaloux ! moi ! Mais je n’ai jamais eu la prétention d’être prédicateur à la mode ! Ce n’est pas mon métier.

— Si j’étais auteur en vogue, je serais jaloux qu’on parlât même des chiens savants.

— Non, mon cher Cesarini ; je suis sûr qu’il n’en serait rien. Vous êtes un peu irrité en ce moment par un désappointement fort naturel ; mais l’homme qui a autant de succès qu’il en mérite, n’éprouve pas cette jalousie maladive, même vis-à-vis d’un rival dans sa partie. L’absence de succès aigrit ; mais un rayon de soleil dissipe bientôt les nuages. Allons, venez ; nous n’avons pas de temps à perdre. »

Maltravers prit son chapeau, et les deux jeunes gens se dirigèrent vers la chapelle. Cesarini avait toujours son singulier costume, mais composé maintenant des plus belles étoffes, et porté avec plus de fatuité et de prétention. Il avait beaucoup gagné physiquement ; on l’avait admiré à Paris, et on lui avait dit qu’il avait l’air d’un homme de génie ; le fait est qu’avec ses longues boucles noires flottant sur ses épaules, avec sa longue moustache, son large chapeau espagnol et son habillement excentrique, il ne ressemblait pas à tout le monde. Le costume simple de son compagnon le faisait sourire de dédain.

« Je vois, dit-il, que vous suivez la mode, et que vous avez l’air de passer votre vie parmi les élégants, plutôt que parmi les hommes d’étude. Je m’étonne que vous puissiez vous conformer à des choses aussi puériles qu’un chapeau ou un habit à la mode.

— Ce serait bien plus puéril d’afficher l’originalité des chapeaux et des habits, du moins dans la grave Angleterre. Je suis né gentilhomme, et j’habille ma personne comme tous les gens de ma classe. Pourquoi affecterais-je d’être différent des autres parce que je suis écrivain ?

— Je vois, dit Cesarini, que vous n’êtes pas au-dessous de la faiblesse de votre compatriote Congrève, qui croyait plus beau d’être gentilhomme qu’auteur.

— J’ai toujours pensé que cette anecdote-là n’était pas bien authentique. Seulement, à mon avis, Congrève faisait preuve d’une fierté mâle et bien placée, lorsqu’il répugnait à l’idée qu’on vînt le regarder comme une bête curieuse.

— Mais croyez-vous politique de laisser le monde s’apercevoir qu’un auteur ressemble à un autre homme ? Ne produirait-il pas un intérêt personnel plus profond, s’il montrait que, même extérieurement, il diffère du commun des mortels ? Il ne devrait se faire voir que rarement, pour tenir en haleine la curiosité publique, et recourir enfin à ces artifices qui appartiennent à la royauté de l’intelligence, aussi bien qu’à la royauté de la naissance.

— Il est probable que, par un peu de charlatanisme de ce genre, un auteur ferait parler davantage de lui, qu’il serait peut-être plus adoré dans les pensionnats, et qu’il aurait à l’exposition un portrait plus pittoresque. Mais je crois que s’il a de la noblesse dans l’esprit, à chaque nouvel acte de charlatanisme, il perdra un peu le respect de lui-même ; et j’ai pour principe qu’il vaut mieux se respecter soi-même que d’acquérir toute la gloire du monde. »

Cesarini fit un sourire ironique et haussa les épaules ; il était évident que les deux auteurs n’avaient nulle sympathie d’opinion.

Ils arrivèrent enfin à la chapelle, et avec quelque difficulté, ils parvinrent à trouver des places. Bientôt le service commença. Le prédicateur était un homme d’un talent incontestable, et d’une éloquence brûlante ; mais ses artifices théâtraux, la singularité de son costume, son ton et ses gestes étudiés, et surtout les momeries fanatiques qu’il introduisait dans la maison de Dieu, déplurent à Maltravers, tandis que Cesarini en fut ravi, fasciné, ému de respect. L’un ne voyait qu’un comédien et un imposteur, où l’autre reconnaissait un grand artiste et un prophète inspiré.

Mais au moment où le discours touchait à sa fin, au moment où le prédicateur était au milieu d’une de ses périodes les plus éloquentes, et préludait par des oh ! et des ah ! à une péroraison pathétique, les yeux et les pensées rêveuses de Maltravers furent enchaînés par la silhouette d’une femme assise à quelque distance. La chapelle était obscure, quoiqu’il fît grand jour ; et la figure de la personne qui attirait son attention était cachée par son chapeau et son voile. Mais cette courbe du cou, si gracieuse dans sa simplicité, si modeste dans son humilité, ne rappelait à son cœur qu’une seule image. Tout le monde a peut-être observé qu’il y a une physionomie de la forme (qu’on me pardonne cette expression), aussi bien que de la figure, laquelle appartient rarement à deux personnes en commun ; et cette physionomie, le plus souvent, se retrouve surtout dans le tour de la tête, dans le contour des épaules, et dans ce quelque chose d’indéfinissable qui caractérise chaque individu au repos. Plus Ernest la regardait, et plus il se confirmait dans la conviction qu’il avait devant les yeux la maîtresse perdue, mais jamais oubliée de son adolescence, le premier amour de son cœur. À côté de la dame en question, était assis un monsieur d’un certain âge, dont les yeux étaient fixés sur le prédicateur ; de l’autre côté se trouvait une charmante petite fille, dont les longues boucles blondes, et les traits pleins d’une délicatesse exquise, empreints d’une douceur expressive, avaient ce caractère auquel les peintres et les poëtes donnent le nom d’angélique. Ces trois personnes paraissaient appartenir à la même famille. Maltravers tremblait littéralement d’impatience et d’agitation. Et pourtant la toilette de celle qu’il supposait être Alice, l’apparence des personnes avec lesquelles elle se trouvait, étaient évidemment tellement au-dessus d’un rang vulgaire, qu’il osait à peine prêter l’oreille à la voix de son cœur. Était-il possible que la fille de Luc Darvil, jetée seule au milieu du monde, eût pu s’élever à ce point ? Le moment vint enfin de pouvoir résoudre ses doutes, le discours était achevé ; la prière improvisée était terminée, la congrégation se dispersa, et Maltravers se fit jour, aussi bien qu’il le put, au travers de la foule compacte et serrée. Mais à chaque instant, quelque obstacle contrariant, sous la forme d’un gros monsieur, ou d’un trio de dames, lui interceptait le chemin. Au milieu de la profusion des grands chapeaux et des plumes ondoyantes, il perdit de vue les personnes qu’il cherchait. À la fin, haletant, et pâle comme la mort (tant était grande l’émotion qu’il éprouvait), il gagna la porte de la chapelle. Il arriva à temps pour voir s’éloigner une voiture d’un goût simple, avec des laquais en petites livrées grises, et il entrevit, dans la voiture, les boucles dorées de l’enfant. Il s’élança devant la voiture, il se jeta presque sous les pieds des chevaux. Le cocher tira les rênes, et avec une exclamation de colère qui ressemblait beaucoup à un juron, il fit faire une courbe à son attelage, et repartit. Mais ce court moment d’arrêt avait suffi.

« C’est elle… c’est bien elle ! Ô ciel, c’est Alice ! » murmura Maltravers.

Tout semblait tourner autour de lui ; épuisé, presque sans connaissance, il s’appuya à la colonne d’un réverbère qui se trouvait près de là pour ne pas tomber. Mais tout à coup son cœur frémit à la pensée soudaine qu’il allait la perdre de vue pour jamais, et par un effort plein d’angoisse il recouvra l’usage de ses sens. Il s’élança comme un insensé à la poursuite de la voiture. Mais il y avait un grand nombre d’autres équipages, sans compter une foule immense de piétons : car les grands et les riches se rendaient en foule à cette église ; c’était une diversion fashionable à la monotonie du dimanche. Après une course fatigante et périlleuse, pendant laquelle il avait failli être écrasé trois fois, Maltravers s’arrêta enfin, épuisé et désespéré. Pendant plusieurs mois, il alla tous les dimanches à la même chapelle, mais en vain. Vainement aussi, il fréquenta tous les rendez-vous du plaisir et de l’opulence. Il ne revit plus Alice Darvil !


CHAPITRE XIII.

Dites-moi, monsieur, avez-vous fait le compte de votre fortune, avez-vous évalué vos terres, et trouvez-vous que vous puissiez supporter cette charge ?
(Le noble gentilhomme.)

Par degrés, à mesure que se calmait chez Maltravers le premier ébranlement de cette rencontre inattendue, et le désappointement prolongé qui la suivit, il sentit une espèce de bonheur ou de contentement étrange s’emparer de lui. Alice n’était pas dans la misère ; elle ne mangeait pas le pain amer du vice ; elle ne gagnait pas le pénible salaire de la pénurie laborieuse. Il la voyait dans une position honnête, et même opulente. Un fardeau, qui comme un cauchemar douloureux, au milieu des plaisirs de la jeunesse et des triomphes de la littérature, avait souvent pesé sur son cœur, en était à présent soulevé. Il respirait plus librement ; il pouvait dormir en paix. Sa conscience ne lui dirait plus : Celle qui a dormi sur ton sein est maintenant errante sur la face de la terre, exposée à toutes les tentations, périssant peut-être de besoin. Cette seule vue d’Alice avait été comme l’apparition des morts offensés, évoqués à Héraclée, dont la vue apaisait l’agresseur, et exorcisait les spectres du remords. Il s’était réconcilié avec lui-même, et s’avançait vers l’avenir la tête plus haute, et d’un pas plus ferme. Était-elle mariée à ce personnage d’un aspect si calme et si grave qu’il avait vu à côté d’elle ? Cette enfant était-elle le fruit de leur union ? Il l’espérait presque ! Il aurait mieux valu la perdre que la retrouver déshonorée. Pauvre Alice ! qui lui eût jamais dit, lorsque, assise aux pieds de Maltravers, elle plongeait son regard dans ses yeux, qu’un jour viendrait où il rendrait grâce au ciel, de pouvoir la croire heureuse avec un autre !

Ernest se sentit régénéré ; le soulagement de sa conscience influa sur les efforts de son génie. Une ardeur plus vive, plus élastique les anima comme d’une seconde jeunesse.

Cependant Cesarini s’était lancé dans le monde fashionable, et il était lui-même surpris de s’y voir fêté et caressé. Le fait est que Cesarini était précisément le genre d’homme à attirer la vogue. Les lettres de recommandation qu’il avait apportées de Paris, étaient adressées à quelques-uns de ces grands personnages anglais, par des personnages également importants en France, hommes entre lesquels la politique établit un pont de communication. Ils accueillirent Cesarini comme un jeune homme de talent, beau-frère d’un membre distingué de la chambre des Députés. D’un autre côté, Maltravers le présenta aux dilettanti littéraires, admirateurs de tout auteur en qui ils ne voient pas un rival. Le singulier costume de Cesarini, qui aurait soulevé la réprobation de tout le monde chez un Anglais, ravissait chez un Italien. Il avait l’air, disait-on, d’un poëte. Les dames aiment qu’on leur adresse des vers, et Cesarini, qui parlait fort peu, s’en vengeait en griffonnant éternellement. La tête du jeune homme s’échauffa bientôt par de continuels rapprochements qu’il faisait entre lui-même à Londres, et Pétrarque à Avignon. S’étant toujours imaginé que les grands seigneurs et les grandes dames étaient les dispensateurs de la gloire, et ne tenant aucun compte de la masse du public, il se croyait déjà illustre. L’un de ses plus profonds sentiments était la jalousie que lui inspirait Maltravers ; aussi fut-il enchanté lorsqu’on lui dit qu’il était bien plus intéressant que ce fier personnage, qui portait une cravate comme tout le monde, et ne possédait pas même ces deux attributs indispensables du génie : des boucles noires, et un ricanement ironique. La haute société qui, ainsi que le dit avec justesse Mme de Staël, déprave un esprit frivole, et raffermit un esprit vigoureux, acheva de détruire ce qu’il y avait encore de viril dans l’intelligence de Cesarini. Il apprit bientôt à borner sa soif de renommée et de distinction, à faire de l’effet dans un salon doré ; sa vanité se contenta de ces miettes et de ces débris de succès, que dédaigne le cœur de lion de la véritable ambition. Mais ce n’était pas tout. Cesarini était envieux de l’opulence comparative de Maltravers, car sa fortune à lui consistait en un petit capital de huit à neuf mille livres sterling[22] ; mais, lancé au milieu de la société la plus riche de l’Europe, il ne pouvait se résigner à sacrifier le moindre titre à la considération de cette société. Il commença à parler de la satiété des richesses, et les jeunes personnes l’écoutèrent avec le plus vif intérêt ; il se fit une réputation d’opulence, et il avait trop de vanité pour n’en être pas enchanté. Il s’efforça de la maintenir en se jetant dans les excès ruineux et la prodigalité du monde où il se trouvait. Il acheta des chevaux ; il donna des bijoux ; il fit la cour à une marquise de quarante-deux ans, qui avait des bontés pour lui, et qui aimait passionnément l’écarté ; il joua ; en un mot, il prit la grand’route de perdition.



LIVRE VI.


CHAPITRE PREMIER.


L’adresse et l’artifice ont passé dans mon cœur :
Qu’on a sous cet habit et d’esprit et de ruse !

(Regnard.)


Par une belle matinée du mois de juillet, un monsieur, arrivé de la veille en Angleterre après une absence de plusieurs années, suivait, lentement et en rêvant, ce carrefour superbe qui relie dans Londres le parc du Régent à celui de Saint-James.

C’était un homme qui, avec de grands moyens, avait dissipé sa jeunesse dans une espèce d’existence errante et vagabonde, mais chez qui l’amour du plaisir commençait à s’user, et à céder la place à un sentiment d’ambition naissante.

« C’est étonnant comme cette ville s’est embellie, se disait-il. Toute chose est sûre de faire son chemin dans ce monde, avec un peu d’énergie et de mouvement ; et tout le monde, aussi bien que toutes choses. Mes anciens camarades (des gaillards qui n’avaient pas, à beaucoup près, autant de mérite que moi) sont tous dans une belle position. Voilà Tom Stevens, mon souffre-douleur à Eton (quel petit pleurnicheur ça faisait !), qui vient d’être nommé sous-secrétaire d’État. Pearson, dont je faisais tous les devoirs, est maintenant proviseur d’un collége ; il édite des tragédies grecques, et il est inscrit pour un évêché. Je vois d’après les journaux que Collier est très-haut placé dans la magistrature, et qu’Ernest Maltravers (mais lui, il avait quelque talent), s’est fait une grande réputation. Et me voici, moi, qui vaux tous ces gens-là réunis, n’ayant rien fait que dépenser la moitié de ma petite fortune, en dépit de toute mon économie. Pardieu ! il faut que cela finisse. Il est temps d’y songer ; avec cela que juste au moment où j’avais le plus besoin de son secours, ne voilà-t-il pas mon digne oncle qui se met en tête de se remarier ! Allons décidément j’étais trop bon pour ce monde-ci. »

Il en était là de sa rêverie lorsque soudain il se heurta violemment au contact d’un grand monsieur, qui portait très haut la tête, et ne paraissait pas s’apercevoir qu’il avait presque renversé notre philosophe distrait.

« Que diable, monsieur, qu’est-ce que cela signifie ? s’écria ce dernier.

— Je vous demande mille par… commençait à dire l’autre avec douceur, lorsque l’offensé lui saisit le bras et s’écria :

— Est-il possible, monsieur, est-ce bien vous que je vois ?

— Ah !… Lumley ?

— Lui-même ; et comment cela va-t-il, mon cher oncle ? Je ne savais pas que vous fussiez à Londres. Je n’y suis arrivé moi-même que d’hier au soir. Que vous avez donc bonne mine !

— Mais oui, grâce au ciel, je me porte assez bien.

— Et vous êtes heureux dans vos nouveaux liens ? Il faut me présenter à mistress Templeton.

— Hum ! fit M. Templeton, en s’éclaircissant la voix, et en souriant d’un air embarrassé, je n’aurais jamais pensé que je dusse me remarier.

— L’homme propose et Dieu dispose, dit Lumley Ferrers, car c’était lui.

— Tout doux, mon cher neveu, répondit M. Templeton, avec gravité ; de telles phrases sont tant soit peu sacriléges ; j’ai des idées arriérées à ce sujet, vous le savez.

— Je vous fais mille excuses.

— Une seule excuse suffira. Toutes ces hyperboles sont autant de péchés.

— Maudit cagot ! pensait Ferrers ; néanmoins, il s’inclina avec respect.

— Mon cher oncle, j’ai eu une jeunesse bien folle ; mais la réflexion vient avec les années ; aidé de vos conseils, si vous voulez bien me permettre cette espérance, je compte devenir meilleur et plus sage.

— C’est bien, Lumley, répondit l’oncle ; je suis de mon côté bien aise de vous voir revenir dans votre pays. Voulez-vous dîner avec moi demain ? Je demeure près de Fulham. Vous feriez bien d’apporter votre sac de nuit, et de passer quelques jours chez moi ; vous y serez très-certainement le bienvenu, surtout si vous pouvez vous arranger de manière à ne pas amener de domestique étranger. Les papistes m’inspirent une grande compassion, mais…

— Oh ! mon cher oncle, soyez sans crainte. Je ne suis pas assez riche pour avoir à mon service un domestique étranger ; et je n’ai pas parcouru les trois quarts du monde sans avoir appris qu’il est possible de se passer de valet.

— Pour ce qui est d’être assez riche, fit M. Templeton, d’un air de profond calculateur, un revenu de sept cent quatre-vingt-quinze livres et dix shillings[23] doit permettre à un homme de payer deux domestiques, si bon lui semble ; mais en tous cas, je suis content de voir que vous soyez économe. Nous nous verrons demain alors, à six heures.

Au revoir… je veux dire, Dieu vous bénisse !

— L’ennuyeux vieillard ! grommela Ferrers ; son accueil a été moins cordial qu’autrefois ; peut-être sa femme est-elle enceinte, et va-t-il me faire l’injustice d’avoir un autre héritier. Il faut que j’y fasse attention ; car sans fortune, il vaudrait mieux m’en retourner vivre au cinquième à Paris. »

Arrivé à cette conclusion, Lumley doubla le pas, et gagna Seamore-Place. Quelques instants après, il se trouvait dans une bibliothèque, bien pourvue de livres, et décorée de statues et de bustes sortis des ateliers de Canova et de Thorwaldsen.

« Mon maître va descendre à l’instant, monsieur, » dit le domestique qui l’avait fait entrer ; et Ferrers se jetant sur un canapé se mit à examiner l’appartement, d’un regard moitié envieux, moitié cynique.

Bientôt la porte s’ouvrit, et ces mots :

« Eh bien ! mon cher, comment vous portez-vous ? » furent rapidement échangés.

Après que les premières questions, les premières expressions de plaisir et de bienvenue eurent préparé les voies à une causerie plus générale :

« Eh bien ! Maltravers, dit Ferrers, nous voici donc réunis encore une fois, après tant d’années d’intervalle ! Tous deux plus vieux, c’est certain ; et vous, sans doute, plus sage. En tous cas on vous croit plus sage, et c’est là tout ce qu’il faut. Comment donc ! mon garçon, vous paraissez toujours aussi jeune ! Vous êtes seulement un peu plus pâle et un peu plus maigre. Mais moi, regardez moi donc ! je n’ai pas beaucoup plus de trente ans, et je suis presque un vieillard ; chauve autour des tempes, et la patte d’oie par-dessus le marché. Ah ! l’oisiveté vieillit diablement !

— Bah ! Lumley, je ne vous ai jamais vu si bonne mine. Et êtes-vous véritablement revenu en Angleterre pour vous y fixer ?

— Oui, si mes moyens veulent me le permettre. Mais après avoir vu tant de choses, cette vie de garçon obscure et oisive ne me satisfait plus. Je sens que l’opinion du monde, qu’autrefois je méprisais, me devient nécessaire. Je veux être quelque chose. Que puis-je être ? Ne vous effrayez pas, je ne veux pas rivaliser avec vous. La célébrité littéraire, je n’en doute pas, est une fort belle chose, mais je voudrais quelque distinction plus solide, plus positive. Vous connaissez bien votre pays. Donnez-moi une carte routière des chemins qui mènent au pouvoir.

— Au pouvoir ! Oh ! il n’y a que la magistrature, la politique, et l’opulence.

— Pour la magistrature, je suis trop vieux ; la politique peut-être pourrait me convenir ; mais l’opulence, mon cher Ernest… Ah ! je voudrais bien avoir de longs comptes chez mon banquier !

— Eh bien ! ayez patience et bon espoir. N’êtes-vous pas l’héritier d’un oncle fort riche ?

— Je n’en sais rien, dit Ferrers d’un ton dolent ; le vieux bonhomme s’est remarié, et pourrait bien avoir des enfants.

— Remarié ! et à qui ?

— À une veuve, m’a-t-on dit ; je ne sais rien de plus, sinon qu’elle avait déjà une fille ; ainsi vous voyez qu’elle a contracté la mauvaise habitude d’avoir des enfants. Et peut-être, d’ici à ce que j’aie quarante ans, verrai-je toute une nichée de chérubins s’envoler, en emportant sur leurs ailes toute la grande fortune de mon oncle Templeton !

— Ah ! ah ! votre désespoir aiguise votre esprit, Lumley. Mais pourquoi ne pas marcher sur les traces de votre oncle, et vous marier vous-même ?

— C’est ce que je compte faire dès que j’aurai trouvé une héritière. Si c’est là ce que vous vouliez dire, c’est une idée sensée et que je n’attendais pas d’un homme qui écrit des livres et surtout des poëmes ; votre conseil n’est pas à dédaigner. Car je veux être riche ; et puisque les pères (je ne veux pas dire les pères de l’Église, mais ceux dont parle Horace qui disaient à la jeune génération que la première chose à faire, c’est de vouloir être riche), la seconde doit être de considérer quels sont les moyens de le devenir.

— En attendant, Ferrers, vous serez mon commensal.

— Je dînerai aujourd’hui avec vous ; mais demain je vais à Fulham pour être présenté à ma tante. Ne la voyez-vous pas d’ici ? Une robe de gros de Naples gris ; une chaîne d’or avec un lorgnon ; un peu forte ; deux chiens carlins et un perroquet ! Ne vous effrayez pas ; c’est un portrait de fantaisie. Je n’ai pas encore vu ma respectable parente avec mes yeux physiques. Voyons, que mangerons-nous à dîner ? Laissez-moi choisir, car vous n’avez jamais été fort pour dresser un menu. »

En entendant Ferrers babiller de la sorte, Maltravers se sentait rajeunir ; les souvenirs du temps passé et des aventures d’autrefois lui revenaient en foule ; et les deux amis passèrent ensemble une journée fort agréable. Seulement, le lendemain matin, Maltravers, lorsqu’il repassa dans son esprit toutes leurs causeries de la veille, fut forcé de reconnaître, à contre-cœur, que l’inerte égoïsme de Lumley Ferrers s’était endurci en un système décidé d’absence de principes qui peut-être en ferait un homme dangereux, un véritable intrigant, les circonstances aidant.


CHAPITRE II.

Dauph. Monsieur, il faut que je vous parle. Je suis votre parent depuis longtemps méprisé.

Morose. Oh ! comme tu voudras, mon neveu.

(Épicène.)
Son silence est une dot ; sa voix est d’une douceur excessive ; économe de ses paroles, elle ne dépense que six mots par jour.
(Le même.)

La voiture déposa M. Ferrers à la grille d’une villa située à trois milles environ de la capitale. Le concierge se chargea de son sac de nuit, et Ferrers, les mains derrière le dos (c’était la place qu’il leur assignait de prédilection), s’achemina à travers un jardin charmant et entretenu avec le plus grand soin.

« C’est une fort jolie petite propriété (elle fait partie du douaire de sa femme, je pense). Je ne la lui envierais pas, ma parole, si seulement j’avais le reste ! Mais voici, si je ne me trompe, le premier échantillon qu’a donné madame de son savoir-faire, en fait d’enfants. »

Cette dernière pensée jaillit du cerveau contemplatif de M. Ferrers à la vue d’une ravissante petite fille qui, sans crainte, et en véritable enfant gâtée qu’elle était, courut vers lui, et après l’avoir considéré à son aise pendant un moment, s’écria :

« Êtes-vous venu pour voir papa, monsieur ?

— Papa !… Que diable ! pensa Lumley ; et qui est votre vrai papa, chère enfant ?

— Mais le mari de maman donc. Ce n’est pas mon vrai papa.

— Non, certainement non, ma chérie ; ce n’est pas votre papa ; je comprends.

— Hein ?

— Oui, je viens voir votre faux papa, M. Templeton.

— Ah ! alors venez par ici.

— Vous aimez beaucoup M. Templeton, mon petit ange ?

— Mais bien sûr que je l’aime. Vous n’avez pas vu le cheval à bascule qu’il va me donner ?

— Pas encore, ma charmante enfant ! Et comment se porte maman ?

— Ah ! ma pauvre chère maman, dit l’enfant, dont la voix s’altéra subitement, et dont les yeux s’emplirent de larmes. Oh ! elle ne va pas bien !

— Elle est enceinte, sans aucun doute ! grommela Ferrers, en gémissant ; mais voici mon oncle. Horrible nom ! Les oncles de tout temps ont été de vrais scélérats. Richard III et l’homme qui a fait je ne sais plus quoi aux petits enfants dans le bois, n’étaient rien en comparaison de ce vieil oncle sans cœur, qui m’a volé de complicité avec une veuve ! Vieillard sensuel, va !… Mon cher oncle, que je suis donc enchanté de vous voir ! »

M. Templeton, homme d’un abord très-froid, et qui regardait toujours ou par-dessus la tête des gens ou par terre, ne fit qu’effleurer la main que lui tendait son neveu, et, après lui avoir dit qu’il était le bienvenu, il remarqua qu’il faisait un fort beau temps.

« Très-beau. Quelle jolie propriété ! À propos, vous voyez que j’ai déjà fait connaissance avec ma charmante belle-cousine. Elle est fort jolie.

— Je le crois véritablement, » dit M. Templeton avec une certaine chaleur, et il regarda tendrement l’enfant occupée en ce moment à lancer en l’air des marguerites et à les rattraper.

Ferrers, au fond de son cœur, regrettait que ce ne fussent pas des tuiles.

« Ressemble-t-elle à sa mère ? demanda le neveu.

— À qui, monsieur ?

— À sa mère, mistress Templeton.

— Non, pas beaucoup ; il y a un certain air de famille peut-être, mais la ressemblance n’est pas très-grande. Ne désirez-vous pas aller dans votre chambre avant le dîner ?

— Je vous remercie. Ne pourrais-je d’abord être présenté à mistress Temp….

— Elle est à ses dévotions, monsieur Lumley, interrompit M. Templeton avec austérité.

— Vilaine hypocrite !… pensa Ferrers. Oh, dit-il, je suis en chanté que votre cœur pieux ait rencontré une compagne si bien assortie.

— C’est une grande bénédiction, et j’en suis très-reconnaissant. Voici le chemin de la maison. »

Lumley, officiellement installé dans une chambre à coucher d’aspect sérieux, avec des rideaux de basin, et un papier brun foncé parsemé d’étoiles brun clair, se jeta dans un fauteuil, où il bâilla et s’étira avec autant d’ardeur que s’il eût espéré, par là, devenir possesseur de la fortune de son oncle. Puis il se mit lentement à changer sa toilette du matin et à revêtir un simple costume noir ; et ce faisant, il remerciait le ciel de ce que, avec tous ses autres défauts, il n’avait jamais été dandy, et n’avait jamais porté un gilet coquet, dont la possession criminelle aurait, il le savait, décidément endurci la conscience de son oncle à son égard. Il resta dans sa chambre jusqu’à ce que le second coup de cloche l’eût averti qu’il fallait descendre. Lorsqu’il entra dans le salon, qui paraissait froid même au mois de juillet, il y trouva son oncle debout auprès de la cheminée, et une jeune et jolie petite femme, à demi ensevelie dans un fauteuil énorme, mais peu confortable.

« Votre tante, mistress Templeton… Madame, mon neveu, monsieur Lumley Ferrers, dit Templeton en les présentant du geste l’un à l’autre. John, servez !

— J’espère que je ne suis pas en retard ?

— Non, dit Templeton avec douceur, car il avait toujours eu de l’affection pour son neveu, et il commençait maintenant à se dégeler vis-à-vis de lui, en voyant que Lumley envisageait d’assez bonne grâce le nouvel état de choses. Non, mon cher enfant, non ; mais je considère que l’ordre et l’exactitude sont des vertus cardinales dans une famille bien réglée.

— Monsieur est servi, dit le sommelier en ouvrant les portes battantes à l’autre bout de la chambre.

— Permettez, dit Lumley en offrant le bras à sa tante. Quelle charmante résidence ! »

Mistress Templeton dit quelque chose en réponse, mais d’une voix si basse et si étouffée que Ferrers ne put comprendre.

« Elle est timide, pensa-t-il ; c’est drôle pour une veuve ! Mais voilà comme toutes ces ensevelisseuses de maris nous en font accroire ! »

Tout simple qu’était l’ameublement général de l’appartement, l’ostentation naturelle de M. Templeton se révélait dans l’argenterie massive et dans la multitude des serviteurs. Il était homme riche, et fier de ses richesses ; il savait qu’on est considéré lorsqu’on est riche, et il trouvait qu’il était moral d’être considéré.

Quant au dîner, Lumley connaissait assez son oncle pour savoir d’avance que les mets et les vins seraient tels que lui-même ne pourrait les dédaigner, tout gourmand raffiné qu’il pouvait être.

Quand il ne mangeait pas, M. Ferrers essayait de faire causer sa tante, mais en pure perte, malgré toute son habileté. Il y avait dans tous les traits de mistress Templeton une expression de mélancolie profonde mais calme, qui eût attristé presque tous ceux qui la regardaient, surtout chez une personne si jeune et si belle. C’était évidemment plus que de la timidité ou de la réserve qui la rendait silencieuse à ce point ; et pourtant, dans son silence même, il y avait tant de douceur et de grâce, que Ferrers ne pouvait attribuer sa manière d’être à de la hauteur ou au désir de repousser toute avance. Il était un peu désorienté. « Car, pensait-il avec assez de justesse, quoique mon oncle ne soit pas un jeune homme, il est fort riche ; et je ne puis comprendre pourquoi une veuve qui est remariée à un riche vieillard serait triste ! »

Templeton, comme pour détourner son attention de la taciturnité de sa femme, parla plus que de coutume. Il se lança dans la politique, regrettant de n’être pas au parlement dans un moment si critique.

« Si je possédais votre jeunesse et votre mérite, Lumley, je ne négligerais pas ma patrie. Le catholicisme nous menace.

— Moi aussi j’aimerais beaucoup à être au parlement, dit hardiment Lumley.

— Je le crois sans peine, répondit l’oncle sèchement. Cela coûte fort cher d’être au parlement, et il n’y a que les gens qui ont de grands intérêts de fortune dans le pays qui puissent y être. Servez du champagne à monsieur Ferrers. »

Lumley se mordit la lèvre et parla peu jusqu’à la fin du dîner. Cependant M. Templeton redevint gracieux lorsque le dessert fut servi ; il se mit à couper un ananas, en répétant plusieurs fois à Lumley qu’un jardin sans ananas ne signifiait rien.

« Quand vous vous fixerez à la campagne, mon neveu, ne manquez pas d’avoir des couches à ananas.

— Oh ! oui, dit Lumley presque avec amertume, ainsi qu’une meute, et un cuisinier français ; tout cela conviendra très-bien à ma fortune !

— Vous vous préoccupez des affaires pécuniaires plus qu’autrefois, dit l’oncle.

— Monsieur, répondit Ferrers d’un ton solennel, dans très-peu de temps, je vais être ce qu’on appelle un homme entre deux âges.

— Hum ! » fit l’hôte.

Il y eut encore un silence. Lumley, ainsi que nous l’avons déjà dit, ou donné à entendre, avait une profonde connaissance de la nature humaine, du moins telle qu’elle se présente d’ordinaire ; il se mit donc à retourner dans son esprit les différentes lignes de conduite qu’il serait sage de poursuivre à l’égard de son riche parent. Il vit que, dans l’escrime légère, son oncle avait sur lui l’avantage qu’a toujours un homme de haute taille sur un petit homme dans un assaut au fleuret ; en tenant son arme bien en garde, il tenait aussi son adversaire en respect à longueur de bras. Il y avait une réserve fière et une grande dignité chez l’homme qui avait quelque chose à donner, et Ferrers ne pouvait lui faire quitter la défensive, malgré toutes ses passes et le jeu brillant de sa rapière. Il se décida donc à adopter une nouvelle tactique, à laquelle la franchise de ses manières répondait admirablement. Au moment où il venait de s’arrêter à cette résolution, mistress Templeton se leva, et, avec un gracieux salut et un sourire doux quoique languissant, elle quitta la chambre. Les deux messieurs se rassirent, et Templeton passa la bouteille à Ferrers.

« Servez-vous, Lumley. Vos voyages semblent vous avoir enlevé votre gaieté ! vous êtes devenu pensif.

— Monsieur, dit soudainement Ferrers, je voudrais vous consulter.

— Ah ! jeune homme, vous vous êtes rendu coupable de quelque excès ; vous avez joué, vous avez…

— Je n’ai rien fait, monsieur, qui me rende moins digne de votre estime. Je vous le répète, je voudrais vous consulter. Les jours bouillants de ma jeunesse sont passés ; je commence maintenant à avoir conscience de ce que je dois à la société. J’ai des moyens, je le crois, et j’ai de la persévérance, je le sais. Je voudrais occuper dans le monde une position qui pût racheter mon indolence passée, et faire honneur à ma famille. Je prends votre exemple pour guide, monsieur, et je viens vous demander un conseil, bien décidé à le suivre. »

Templeton fut saisi ; il s’abrita en partie la figure derrière sa main, et il examina d’un regard scrutateur le front élevé et les yeux intrépides de son neveu.

« Je crois que vous parlez avec sincérité ? dit-il après un moment de silence.

— Vous avez raison de le croire, monsieur.

— Eh bien, j’y penserai. Une honorable ambition me plaît : non pas une ambition trop exagérée ; celle-là devient criminelle. Mais il est convenable de désirer occuper une position considérée ; et puis la fortune est un bienfait ; parce que, ajouta l’homme riche en prenant une autre tranche d’ananas, parce qu’elle nous met à même d’être utiles à nos semblables !

— Alors, monsieur, dit Ferrers avec une ardeur intrépide, alors je vous avouerai que mon ambition est précisément du genre de celle dont vous parlez. Je suis obscur, je voudrais être connu et considéré ; ma fortune est médiocre, je voudrais qu’elle fût grande. Je ne vous demande rien ; je connais la générosité de votre cœur ; mais je voudrais faire mon chemin par moi-même !

— Lumley, dit Templeton, je ne vous ai jamais estimé autant qu’en ce moment. Écoutez-moi ; je vais vous confier quelque chose. Je crois que le gouvernement m’a certaines obligations.

— Je le sais, s’écria Ferrers dont les yeux brillèrent à la perspective d’une sinécure : car dans ce temps-là il existait des sinécures !

— Et, poursuivit l’oncle, j’ai l’intention de demander une faveur en retour.

— Ah ! monsieur.

— Oui ; je crois, écoutez-bien, je crois qu’avec des ménagements et de l’adresse, je pourrai…

— Eh bien ! mon cher monsieur ?

— Je pourrai obtenir une baronie pour moi… et mes héritiers ; car j’ai l’espoir d’en avoir bientôt ! »

Si l’on eût donné à Lumley Ferrers un bon soufflet, il eût été moins atterré que lorsqu’il entendit le dénoûment des projets ambitieux de son oncle. Sa mâchoire ouverte retomba tristement, ses yeux se dilatèrent, il resta immobile et sans voix.

« Oui, continua M. Templeton, j’ai longtemps réfléchi à cela ; ma réputation est sans tache, ma fortune est considérable. J’ai toujours exercé mon influence parlementaire en faveur des ministres ; et dans ce pays commercial, nul homme n’a plus de droits que Richard Templeton aux honneurs que peut conférer un État vertueux, loyal, et religieux. Oui, mon garçon, votre ambition me plaît ; vous voyez que j’en ai une du même genre moi-même ; et puisque vous êtes sincère dans votre désir de marcher sur mes traces, je crois pouvoir vous faire admettre comme associé dans un établissement des plus recommandables. Voyons ; votre capital maintenant est de…

— Pardonnez-moi, monsieur, interrompit Lumley, qui malgré lui rougit d’indignation ; j’honore beaucoup le commerce, mais la position de ma famille paternelle m’interdit de songer aux affaires commerciales. Et permettez-moi d’ajouter, continua-t-il, saisissant avec une adresse rapide le côté faible que venait de lui découvrir son oncle, permettez-moi d’ajouter que cette famille, qui a toujours été bienveillante à mon égard, pourrait, si l’on s’y prenait bien, vous être d’un grand secours dans la réalisation de vos projets d’ambition. Lord Saxingham est toujours au ministère ; il est même du conseil privé.

— Hum, Lumley ! hum ! dit Templeton d’un ton rêveur, nous y réfléchirons, nous y réfléchirons ! Prenez-vous encore un peu de vin ?

— Non ; merci, monsieur.

— Alors je vais faire ma promenade du soir, et réfléchir à tout cela. Vous pouvez aller retrouver mistress Templeton. À propos, Lumley : je lis les prières à neuf heures. « N’oubliez jamais votre Créateur, et il ne vous oubliera pas… » Cette baronie sera une excellente chose, n’est-ce pas ? Pair d’Angleterre, oui… pair d’Angleterre ! C’est bien autre chose que tous vos misérables titres de comte à l’étranger ! »

Ce disant, M. Templeton fit demander son chapeau et sa canne, et sortit dans le jardin par la porte vitrée de la salle à manger.

« Le monde est mon huître : je veux l’ouvrir avec un sabre, » grommela Ferrers. Il me faut plier ce vieil égoïste à mes des seins ; car, puisque je n’ai pas assez de génie pour écrire, ni assez d’éloquence pour déclamer, je veux voir du moins si je n’ai pas assez d’adresse pour intriguer et de courage pour agir. Manœuvrer, manœuvrer, manœuvrer, voilà tout mon talent ! et qu’est-ce qu’une manœuvre, sinon la ligne droite qui mène du projet à l’exécution ? »

Tout en réfléchissant de la sorte, Ferrers se rendit auprès de mistress Templeton. Il ouvrit le battant de la porte très-doucement par précaution, car tous ses mouvements habituels étaient rapides et peu bruyants ; il aperçut sa tante assise à côté de la fenêtre, apparemment absorbée dans la lecture d’un livre qui était ouvert sur une petite table à ouvrage devant elle.

« Sans doute les conseils de Fordyce aux jeunes femmes mariées, je suppose. La fine matoise ! Mais, attention ! il ne faut pas que je m’en fasse une ennemie. »

Il s’approcha ; mistress Templeton ne l’observait toujours pas, et lui-même ne remarqua que lorsqu’il se trouva vis-à-vis d’elle les larmes qui inondaient son visage et tombaient sur son livre.

Il éprouva quelque embarras, et se tournant vers la fenêtre, il affecta de tousser ; puis il dit, sans regarder mistress Templeton :

« Je crains de vous avoir dérangée.

— Non, répondit la même voix basse et étouffée qui avait déjà répondu aux vains efforts de Lumley pour entrer en conversation ; non, je me livrais à une occupation mélancolique, et peut-être ai-je tort.

— Puis-je vous demander quel est l’auteur qui vous causait tant d’émotion ?

— Ce n’est qu’un volume de poésies, et je n’entends rien à la poésie ; mais il renferme des pensées qui… qui… »

Mistress Templeton s’arrêta subitement, et Lumley prit tranquillement le volume sur la table.

« Ah ! dit-il en regardant la page du titre, mon ami devrait se trouver bien flatté.

— Votre ami ?

— Oui je vois que cet ouvrage est d’Ernest Maltravers, l’un de mes plus intimes amis.

— J’aimerais bien le voir, s’écria mistress Templeton presque avec vivacité : je ne lis que fort peu ; c’est par hasard que j’ai mis la main sur un de ses livres, et il me semble, en le lisant, que j’entends la voix d’un ami bien cher qui me parle. Ah ! que j’aimerais à le voir !

— Vraiment, madame ! dit un troisième interlocuteur d’un ton austère et bourru ; je ne vois pas le bien que cela ferait à votre âme immortelle de voir un homme qui écrit des vers frivoles, des vers qui même me paraissent à moi fort immoraux. Je n’ai fait que jeter un coup d’œil sur ce livre ce matin, et je n’y ai trouvé que des absurdités, des sonnets d’amour et autres sornettes de ce genre. »

Mistress Templeton ne répondit pas, et Lumley, pour tourner la conversation, qui devenait trop conjugale selon son goût, dit un peu gauchement :

— Vous êtes revenu bien vite, monsieur.

— Oui ; je n’aime pas à me promener à la pluie.

— Mon Dieu ! il pleut donc ? c’est pourtant vrai ; je ne l’avais pas remarqué…

— Êtes-vous mouillé, monsieur ? Ne feriez-vous pas bien de… commençait timidement sa femme.

— Non, madame, je ne suis pas mouillé, je vous remercie. À propos, mon neveu ; ce nouvel auteur est de vos amis ? Je m’étonne qu’un homme de sa naissance s’abaisse à devenir auteur. Cela ne le mènera pas à grand’chose de bon. J’espère que vous cesserez de le fréquenter ; ce sont des connaissances fort peu recommandables, que les auteurs, j’en suis convaincu. J’espère ne plus voir les livres de M. Maltravers chez moi.

— Néanmoins, il est fort considéré dans le monde, monsieur, et il y fait une assez belle figure, dit bravement Lumley ; car il n’était pas disposé à abandonner un ami qui pouvait lui être tout aussi utile que M. Templeton lui-même.

— Qu’il y fasse figure ou non, peu m’importe ! De mon temps, moi, j’ai souvent eu affaire à des auteurs, et je m’en suis toujours repenti. Ils n’ont pas le jugement sain, monsieur, ils n’ont pas le jugement sain ; il leur manque toujours quelque chose. Mistress Templeton, ayez la bonté de me chercher mon livre de prières. Il faudra faire rembourrer le coussin de mon prie-Dieu : il est si dur que j’en ai mal aux genoux. Lumley, voulez-vous sonner, s’il vous plaît ? Votre tante est très-mélancolique. La véritable piété n’est pourtant jamais triste ; nous lirons un sermon sur le contentement.

— Bon, bon ! se dit M. Ferrers en se déshabillant le soir, je vois que mon oncle est assez mécontent de la figure pensive de ma tante ;… sans doute un peu de jalousie de la voir songer à autre chose que lui ; tant mieux ! Il faut que j’exploite cette découverte ; cela ne ferait pas mon affaire, s’ils étaient trop heureux ensemble. Et grâce à ce levier d’une part, et aux projets ambitieux de l’autre, je crois entrevoir le moyen de mettre les bonnes choses de ce monde un peu plus à la portée de Lumley Ferrers. »


CHAPITRE III.

À la fierté de sa démarche, lorsque légère elle courait sur la terre insensible, on eût dit qu’elle était née pour fouler un élément plus céleste.
(Moore. Les amours des Anges.)
Est-il possible que ces nobles instincts, que ces pensées élevées, qui resplendissent de leur beauté propre, ne m’aient été donnés que pour faire de moi la vile esclave de la vanité ?

. . . . . . . . . . . . . . .

N’est-elle pas trop belle même pour s’occuper du doux soin d’une jeune fille ? Entre sa bouche gracieuse et son front affligé quel contraste ?

(Erinna.)

Deux ou trois jours après les événements que nous venons de raconter au chapitre précédent, il y avait, dans une des plus grandes maisons de Londres, ce que les journaux nomment « une soirée d’élite ». Une jeune lady qui attirait tous les regards, et dont la beauté aurait pu servir de modèle à un peintre pour une Sémiramis ou une Zénobie (beauté plus majestueuse qu’il ne convenait à son âge, et d’une régularité tellement classique, tellement irréprochable qu’elle avait quelque chose de la froideur d’une statue), fendait la foule qui faisait entendre autour d’elle un murmure d’admiration. Cette jeune fille était Florence Lascelles, fille du comte de Saxingham, le noble parent de Lumley ; elle était réputée la plus riche héritière de l’Angleterre. Lord Saxingham arrêta sa fille au moment où elle passait auprès de lui.

« Florence, dit-il à voix basse, vous plaisez infiniment au duc de *** ; soyez gracieuse pour lui ; je vais vous le présenter. »

Ce disant, le comte se tourna à gauche vers un petit homme brun, à l’air empesé, qui avait environ vingt-huit ans, et il présenta le duc de *** à lady Florence Lascelles. Le duc n’était pas marié ; c’était donc une présentation entre le plus grand parti et la plus riche héritière de la noblesse anglaise.

« Lady Florence aime autant les chevaux que vous, duc, dit lord Saxingham, quoiqu’elle ne s’y connaisse pas aussi bien.

— Je l’avoue, j’aime beaucoup les chevaux, » dit le duc d’un air fin.

Lord Saxingham s’éloigna.

Lady Florence resta immobile et silencieuse ; ses grands yeux lancèrent un lumineux regard de dédain : sa lèvre se plissa légèrement ; elle tourna la tête à demi, et parut oublier complétement l’existence de sa nouvelle connaissance. Le duc, comme presque tous les grands personnages, ne prenait pas facilement la mouche, car il ne supposait même pas qu’on pût jamais avoir l’intention de faire le moindre affront au duc de ***. Pourtant il trouvait que lady Florence aurait bien dû entamer la conversation ; car lui-même, sans être timide, il était habituellement silencieux et accoutumé à ce qu’on lui épargnât la fatigue de défrayer les petites exigences de la société. Cependant, après un moment de silence, voyant que lady Florence se taisait toujours, il se décida à lui dire :

« Vous allez quelquefois à cheval dans le parc, lady Florence ?

— Bien rarement.

— En effet, il fait trop chaud pour monter à cheval en ce moment.

— Je n’ai pas dit cela.

— Hum ! j’avais cru. »

Un autre silence.

« Vous dites, lady Florence ?

— Moi ? rien.

— Oh ! je vous demande pardon ; je croyais… Lord Saxingham a bien bonne mine.

— Je suis charmée que vous soyez de cet avis.

— Votre portrait à l’exposition ne vous rend pas justice, lady Florence ; pourtant Laurence réussit généralement ses portraits.

— Vous êtes trop flatteur, » répondit lady Florence d’un ton de vive et visible impatience.

La jeune beauté était tout à fait gâtée par le monde ; et en ce moment tout le dédain de sa dédaigneuse nature s’était réveillé, en observant les regards curieux de la foule fixés sur la personne avec laquelle le duc de*** daignait causer. Si brillantes que fussent les ressources de sa conversation, elle ne voulut pas condescendre à les déployer. Elle était aristocrate de l’intelligence bien plus que de la naissance, et elle se mit en tête que le duc était un sot. Elle se trompait ; si seulement elle avait rompu la glace, elle aurait découvert que l’eau qui était dessous n’était pas sans profondeur. Le fait est que le duc, comme beaucoup d’autres Anglais, quoiqu’il ne voulût pas se donner la peine de se faire valoir, et quoiqu’il eût des dehors peu séduisants, était un homme instruit, qui avait beaucoup lu, et qui possédait un jugement sain, et un esprit droit ; cependant, il ne savait pas ce que c’était que d’avoir de l’affection pour qui que ce fût, ou de se soucier de quoi que ce fût, et il était à la fois complétement blasé et parfaitement content ; car l’apathie vient de la satiété et du contentement combinés.

Néanmoins Florence le jugeait comme toutes les personnes vives sont disposées à juger les personnes calmes ; d’ailleurs elle désirait proclamer devant lui et devant tout le monde combien peu elle se souciait des ducs ou des beaux partis. Elle le quitta donc, en lui faisant une légère inclination de la tête, et tendit la main à un jeune homme brun, qui la contemplait avec cette admiration respectueuse et évidente, que les femmes les plus fières ne sont jamais assez fières pour dédaigner.

« Ah ! signor, dit-elle en italien, je suis bien enchantée de vous voir ; c’est un véritable soulagement que de rencontrer le génie au milieu d’une foule de choses insignifiantes. »

Ce disant l’héritière s’assit sur l’un de ces canapés commodes qui ne tiennent que deux personnes, et fit signe à l’Italien de venir prendre place à ses côtés. Oh ! comme le cœur orgueilleux de Castruccio Cesarini se mit à battre ! Quelles visions d’amour, de rang, d’opulence voltigeaient déjà devant ses yeux éblouis !

« Il me semble presque, dit Castruccio, que je vois refleurir les anciens jours de la chevalerie, où les reines laissaient là les princes et les guerriers pour écouter un troubadour.

— Les troubadours sont plus rares de notre temps que les guerriers ou les princes, répondit Florence avec une vivacité pleine de gaieté, qui contrastait singulièrement avec la froideur qu’elle avait manifestée à l’égard du duc de***, et par conséquent, ce ne serait plus à présent un grand mérite chez une reine de fuir l’ennui et la monotonie, pour la poésie et l’esprit.

— Ah ! ne dites pas l’esprit, fit Cesarini ; l’esprit est incompatible avec le caractère sérieux des sentiments profonds ; incompatible avec l’enthousiasme et le culte ; incompatible avec les pensées que doit éveiller lady Florence Lascelles. »

Florence rougit, et ses sourcils se contractèrent légèrement ; mais l’immense distance qu’il y avait entre sa position et celle du jeune étranger, unie à son inexpérience de la vie réelle aussi bien que de la présomption des cœurs vaniteux, lui fit bientôt oublier une flatterie qui, venant d’un autre, l’aurait offensée. Cependant elle donna une direction différente à la conversation, et elle parla de la poésie italienne avec une chaleur et une éloquence dignes du sujet. Pendant qu’ils causaient tous deux ainsi, un nouvel invité venait d’arriver, qui, de la place où il se tenait en conversation avec lord Saxingham, fixait ses regards scrutateurs sur lady Florence et son interlocuteur.

« Lady Florence a énormément gagné, disait le nouveau venu. Je n’aurais jamais imaginé que l’Angleterre possédât une personne à beaucoup près aussi belle.

— Elle est certainement fort belle, mon cher Lumley ; c’est tout à fait la coupe de figure des Lascelles, répondit lord Saxingham, et puis elle est douée !… Elle est positivement savante : un vrai bas-bleu ! Je tremble de penser à la foule de poëtes et de peintres dont son enthousiasme va faire la fortune. Entre nous, Lumley, je voudrais la voir mariée à un homme de sens rassis, comme le duc de***, car le bon sens est précisément ce qui lui manque. Remarquez bien que, depuis une demi-heure, elle se laisse faire la cour par cet aventurier de tournure excentrique, un certain signor Cesarini, tout bonnement parce qu’il compose des sonnets, et qu’il s’habille comme un saltimbanque !

— C’est une des faiblesses de son sexe, mon cher lord, dit Lumley ; les femmes aiment à protéger, et elles adorent toutes les excentricités, depuis un magot en porcelaine de Chine jusqu’à un poëte timbré. Mais je m’imagine, d’après un coup d’œil inquiet qu’elle jette de temps à autre tout autour de la chambre, que ma belle cousine est tant soit peu coquette.

— Et vous ne vous trompez pas, Lumley, répondit lord Saxingham en riant, mais je ne lui chercherai pas querelle de ce qu’elle déchire le cœur et refuse la main de tout le monde, si elle veut seulement finir par se fixer à devenir la duchesse de***.

— Duchesse de*** répéta Lumley d’un ton distrait ; allons, je vais aller me présenter ; je vois qu’elle commence à se fatiguer du signor. Je sonderai le terrain quant à ses impressions ducales, mon cher lord.

— C’est cela ; moi, je n’ose pas, répondit le père. C’est une excellente fille, mais les héritières sont toujours contrariantes. C’est une grande sottise de m’avoir interdit toute autorité sur sa fortune. Revenez me voir bientôt, Lumley. Je présume que vous retournez à l’étranger ?

— Non, je vais me fixer en Angleterre ; mais nous reparlerons plus tard de mon avenir et de mes projets. »

En disant ces mots, Lumley se glissa tout doucement auprès de lady Florence. Il y avait en Ferrers quelque chose de remarquable par sa simplicité même. Ses traits nets et accentués, ses cheveux courts, son front élevé, la simplicité rigoureuse de son costume, la tranquillité, l’aisance de ses mouvements calmes et contenus, le faisaient contraster singulièrement avec le brillant Italien, à côté duquel il se tenait en ce moment. Florence leva les yeux vers lui, un peu étonnée de cette présentation indiscrète.

« Ah ! vous ne me reconnaissez pas ! dit Lumley, en riant de son rire le plus agréable. Inconstante Imogène, après tous vos serments de fidélité ! Vous voyez devant vous votre Alonzo !

Les vers y entraient, et les vers en sortaient !

« Ne vous souvenez-vous pas combien vous trembliez, quand je vous racontais cette véridique histoire, lorsque

Nous causions assis sur la verte pelouse ?

— Ah ! s’écria Florence, est-ce bien vous, mon cher cousin ? mon cher Lumley ! Il y a un siècle que nous ne nous sommes vus !

— Ne parlez pas de siècles ; ce mot-là résonne mal aux oreilles d’un homme de mon âge. Pardon, signor, si je vous dérange. »

Et ici Lumley fit un profond salut et s’insinua sans façon dans la place que Cesarini, qui avait eu la maladresse de se lever, venait de laisser vacante. Castruccio eut l’air tout déconcerté, mais Florence l’avait oublié dans le plaisir qu’elle éprouvait à revoir Lumley, et Cesarini s’éloigna fort mécontent, pour aller s’asseoir à quelque distance.

« Et je reviens, continua Lumley, pour trouver en vous une beauté accomplie, et une coquette achevée. Ne rougissez pas !

— Vraiment ! est-ce qu’on me trouve coquette ?

— Je crois bien ; une fois par hasard, le monde peut être juste.

— Il est possible que je mérite ce reproche. Oh ! Lumley, combien je méprise tout ce que je vois et tout ce que j’entends !

— Quoi, même le duc de*** ?

— Oui ; je crains que le duc de*** lui-même ne soit pas une exception !

— Votre père deviendrait fou, s’il vous entendait.

— Mon père ! mon pauvre père ! oui, il s’imagine que moi, Florence Lascelles, je ne suis bonne tout au plus qu’à porter une couronne ducale, et à donner les plus beaux bals de Londres.

— Et à quoi Florence Lascelles se croit-elle bonne, s’il vous plaît ?

— Ah ! je ne puis répondre à cette question-là : je crains qu’elle ne soit bonne qu’à être mécontente et ennuyée de tout.

— Vous êtes une énigme, mais je n’épargnerai pas mes peines, et je n’aurai pas de repos que je n’aie trouvé le mot.

— Je vous en défie.

— Merci, j’aime mieux votre défi que votre dédain.

— Oh ! il faudrait que vous fussiez étrangement changé pour que je puisse vous dédaigner, vous !

— Vraiment ! quels souvenirs avez-vous de moi ?

— Je me souviens que vous étiez franc, hardi, et par conséquent vrai, je pense ! Que vous scandalisiez mes tantes et mon père par le mépris où vous teniez les vulgaires hypocrisies de notre vie conventionnelle. Oh ! non ! je ne puis pas vous mépriser, vous. »

Lumley leva les yeux vers ceux de Florence ; il la regarda longtemps et sérieusement ; des espérances ambitieuses s’élevèrent rapidement dans son cœur.

« Ma belle cousine, dit-il d’un ton tout différent et presque grave, je vois qu’il y a dans vos sentiments quelque conformité avec les miens ; et je suis heureux que votre voix soit l’une des premières à confirmer les nouvelles résolutions que j’ai formées en revenant dans l’active Angleterre !

— Et ces résolutions sont ?…

— Dignes d’un Anglais ; elles sont énergiques et ambitieuses.

— Hélas, l’ambition ! Combien de faux portraits on fait de ce grand original ! »

Lumley croyait avoir trouvé un chemin qui allât au cœur de sa cousine, et il commença à discourir, avec une éloquence inusitée, sur la noblesse de ce péché téméraire qui avait fait perdre le ciel aux anges. Florence l’écouta avec attention, mais non avec sympathie. Lumley s’abusait. Son ambition n’était pas de nature à séduire cette idéaliste dédaigneuse, mais pleine de grandeur d’âme. L’égoïsme de sa nature perçait dans tous les sentiments où il se figurait qu’elle ne trouverait que de l’élévation. La position, le pouvoir, les titres, toutes ces choses paraissaient infimes et communes à celle qui les voyait tous les jours à ses pieds.

De loin, le duc de *** continuait à fixer de temps en temps son froid regard sur Florence. Il ne lui en voulait pas moins de ne pas paraître l’apprécier davantage. Il y avait dans sa nature quelque chose de généreux, et il pouvait la comprendre. Lorsqu’il s’en alla enfin, il pensait à faire de Florence sa femme ; non pas une femme qui fût sa compagne, ou son amie, ou son amante ; mais une femme qui fût capable de se charger pour lui des exigences du rang et de la représentation ; qui lui fît honneur, et lui donnât un héritier dont il pût se flatter d’être le père.

De son coin, Castruccio Cesarini aussi jetait les yeux sur le front de reine de la riche héritière, et faisait des rêves bien plus hardis encore. Oh ! oui, elle avait une âme ! Elle saurait dédaigner le rang et révérer le génie ! Quel triomphe sur de Montaigne, sur Maltravers, sur le monde entier, si lui, le poëte méconnu, il pouvait atteindre à cette main que les puissants de la terre brûlaient en vain d’obtenir ! Tout incorruptible, tout sublime qu’il se croyait, c’était pourtant son or et sa naissance que Cesarini adorait en Florence. Et Lumley, plus près du but peut-être que l’un ou l’autre, mais bien loin encore pourtant, continuait à parler, l’éloquence sur les lèvres et des éclairs dans les yeux, tandis que son cœur froid dictait chacune de ses paroles, chacun de ses regards, et dessinait d’avance (car les plus mondains sont souvent les plus visionnaires), les plans d’une route royale conduisant à la fortune. Quant à Florence Lascelles, sitôt que la foule des invités se fut dispersée, et qu’elle se retrouva seule dans sa chambre, elle les oublia tous trois ; et, plongée dans cette tristesse romanesque, qui accable souvent ceux que la destinée a le plus favorisés, elle se mit à rêver à l’image idéale de l’homme qu’elle aurait pu aimer : rêverie de jeune fille où l’imagination joue un grand rôle.


CHAPITRE IV.

In mea vesanas habui dispendia vires,

Et valui pœnas fortis in ipse meas.

(Ovide.)
Si l’on pouvait lire dans mon cœur, on y trouverait mille volumes écrits.
(Le comte de Sterling.)

Ernest Maltravers était à l’apogée de sa célébrité ; l’ouvrage qu’il regardait lui-même comme l’épreuve décisive qui devait confirmer ou détruire sa réputation, avait eu un succès plus brillant que tous ceux qu’il avait publiés jusque-là. Il est certain que le hasard le servit aussi bien que le mérite, comme il arrive d’ordinaire pour les ouvrages qui ont une popularité instantanée. On peut longtemps, à tour de bras et de bon cœur, frapper la cassette à coup de marteau, sans résultat ; puis un beau matin, un coup égaré a touché le clou magique, et l’on se trouve maître du trésor.

Vers cette époque Ernest Maltravers, dans la vigueur de la jeunesse, riche, adulé, respecté, recherché, tomba sérieusement malade. Ce n’était pas une maladie active ou visible, mais une irritation générale des nerfs, une langueur, un affaiblissement de tout son être. Peut-être ses travaux commençaient-ils à le fatiguer. Dans sa première jeunesse il avait l’activité d’un chasseur de chamois, et le violent exercice qu’il donnait à son corps neutralisait les effets d’un esprit inquiet et ardent. Ce changement d’une vie d’athlète à des habitudes sédentaires, cette tension perpétuelle de l’esprit, cette soif dévorante de savoir qui, nuit et jour, tenait ses facultés en éveil, tout cela faisait d’étranges ravages dans un tempérament naturellement robuste. Les pauvres auteurs ! Bien peu de gens savent les comprendre, les plaindre, et leur montrer de l’indulgence. L’auteur vend sa santé et sa jeunesse à un maître sans pitié. Et vous voudriez, ô monde aveugle et égoïste, qu’il eût un abord aussi facile, une humeur aussi charmante, un caractère aussi égal que si c’était la chose du monde la plus agréable que de passer sa vie à polir les rides de son esprit, ou à inventer une médecine pour calmer les nerfs du corps ! Mais ce n’était pas tout, l’auteur aimé du public avait à lutter contre une autre cause de malaise. Son but était trop solitaire. Il était privé des doux liens de la famille. Les relations et les amitiés qu’il formait, le stimulaient pendant un moment, mais ne possédaient pas le charme qui calme et qui console. Cleveland habitait presque toujours la campagne ; d’ailleurs son tempérament beaucoup plus calme, et son âge bien plus avancé faisaient que, malgré toute l’amitié qui les unissait, il n’y avait pas entre eux cet échange de confiance journalier et intime, que réclament les natures affectueuses, comme l’aliment même de la vie. Ernest voyait peu son frère, comme le lecteur l’aura deviné, en s’apercevant que nous ne le lui avons pas officiellement présenté. Le colonel Maltravers, un des hommes les plus brillants et les plus beaux de son temps, avait épousé une grande dame, et habitait presque toujours Paris, sauf quelques semaines au moment de la chasse, pendant lesquelles il remplissait sa maison de campagne de compagnons de plaisir qui n’avaient aucun point de sympathie avec Ernest. Les deux frères s’écrivaient régulièrement à chaque trimestre, et se voyaient une fois l’an, c’était là tout le commerce qu’ils avaient ensemble. Ernest se trouvait donc seul au milieu du monde, face à face avec ce spectre froid et inquiet, la Célébrité.

Il était tard. Devant une table chargée des monuments de l’érudition et de la pensée, était assis un jeune homme au visage pâle et fatigué. L’horloge qui se trouvait dans la chambre indiquait avec une netteté désespérante, chaque moment qui diminuait la longueur de ce voyage dont la tombe est le terme. Sur la figure de l’homme d’étude, il y avait une expression d’inquiétude et d’attente, et de temps en temps il regardait la pendule et grommelait entre ses dents. Était-ce la lettre d’une maîtresse adorée, la flatteuse louange de quelque grand arbitre des arts et des lettres, qu’attendait le jeune homme avec tant d’impatience ? Non ; le malade absorbait l’ambitieux. Ernest Maltravers attendait la visite de son médecin, qu’une pensée subite lui avait fait demander à cette heure avancée. Enfin il entendit frapper, et quelques instants après le médecin entra. C’était un homme qui connaissait à fond la pathologie particulière aux gens de cabinet, et il était bon aussi bien qu’habile.

« Mon cher monsieur Maltravers, qu’y a-t-il donc ? Comment allons-nous ? Nous ne sommes pas sérieusement malade, j’espère ? Pas de rechute ? Voyons : le pouls est faible et irrégulier, mais il n’y a pas de fièvre. Vous avez mal aux nerfs.

— Docteur, dit Maltravers, si je vous ai envoyé chercher à pareille heure, ce n’est pas par une crainte futile ou par un caprice inquiet de malade. Mais, lorsque je vous ai vu ce matin, vous avez laissé échapper quelques paroles qui m’ont poursuivi depuis. Il faut que je connaisse pleinement mon véritable état ; de cette connaissance dépendent beaucoup de choses dont l’âme et la conscience doivent se préoccuper sans retard. Si je vous ai bien compris, je n’ai peut-être que peu de temps à vivre ; est-il vrai ?

— Mais, vraiment, dit le docteur en détournant la tête, vous vous êtes exagéré le sens de mes paroles. Je n’ai pas dit que vous étiez en danger, selon l’expression technique.

— Est-il possible alors que je vive très-longtemps ? »

Le docteur toussa.

« C’est une chose incertaine, mon jeune ami, dit-il après un moment de silence.

— Parlez-moi franchement. Les projets que nous formons dans cette vie doivent être basés sur les calculs de sa durée probable, tels qu’il nous est raisonnablement permis de les faire. Ne croyez pas que je sois assez faible ou assez lâche pour trembler à la vue d’un abîme, dont je me suis approché sans le savoir ; je vous prie, je vous adjure, je vous ordonne même de vous expliquer clairement. »

Il y avait dans la voix et l’attitude du patient une dignité vraie et solennelle qui toucha profondément le bon docteur.

« Je vous répondrai franchement, dit-il ; vous épuisez, à force de travail, vos nerfs et votre cerveau : si vous ne vous reposez pas, vous vous exposerez à un mal chronique et à une mort prématurée. Il faudrait cesser tout travail littéraire pendant plusieurs mois, peut-être même pendant plusieurs années. Est-ce une sentence bien cruelle ? Vous êtes jeune et riche : jouissez de la vie tandis que vous le pouvez. »

Maltravers parut satisfait ; il changea de conversation et parla de choses indifférentes pendant quelques minutes. Les pensées qui bouillonnaient en lui n’éclatèrent que lorsque le médecin eut pris congé de lui.

« Ah ! s’écria-t-il à haute voix en se levant, et il se mit à arpenter la chambre à grands pas ; maintenant que je vois se dérouler devant moi un sentier large et lumineux, faut-il que je sois condamné à m’arrêter ou à me détourner de cette voie ? Un vaste empire se présente à mes regards, plus grand que celui des Césars ou des conquérants du monde ; un empire durable et universel sur les âmes des hommes ; un empire que le temps même ne saurait renverser ; et la mort marche côte à côte avec moi, et sa main de squelette me repousse dans le néant de la vile multitude ! »

Il s’arrêta auprès de la fenêtre ; il l’ouvrit, se pencha au de hors, et respira à longs traits. Le ciel était calme et pur, et l’aube fraîche et brillante commençait à faire pâlir les étoiles. Les lieux hantés par les gens de plaisir, pour y perdre leurs loisirs indolents, étaient déserts et silencieux. Tout dormait, hormis la nature.

« Ô étoiles ! murmura Maltravers du fond de son cœur ému : si j’eusse été insensible à votre solennelle beauté, si le ciel et la terre n’eussent été pour moi que de l’air et de l’argile, si je faisais partie des êtres inintelligents et aveugles, je pourrais continuer à vivre, et arriver à la tombe après avoir comblé la mesure de mes inutiles années. C’est parce que je brûle des grandes aspirations d’un être immortel que ma vie se dessèche, et se recroqueville comme une feuille de parchemin. Arrière ! Je ne veux pas prêter l’oreille à ces conseillers humains ou matériels, je ne veux pas admettre que la vie soit plus précieuse que les grandes choses pour lesquelles j’aimerais à vivre. Mon choix est fait : la gloire est plus persuasive que la tombe ! »

Il s’éloigna avec impatience de la fenêtre ; ses yeux flamboyaient, sa poitrine se soulevait, il foulait le sol avec la démarche d’un monarque. Tous les calculs de la prudence, tous les raisonnements froids et systématiques par lesquels il avait cherché, de temps en temps, à faire de l’homme impétueux une calme machine, s’évanouirent devant le débordement des passions orageuses et toutes-puissantes qui balayait son âme. Dites à un homme, au sommet de ses triomphes, qu’il porte la mort dans son sein, et voyez si la pensée peut éprouver une crise plus effrayante ou plus terrible !

Maltravers, ainsi que nous l’avons vu, s’était peu soucié de la gloire jusqu’au moment où la gloire s’était trouvée à sa portée ; dès lors, à chaque pas qu’il avait fait, des hauteurs imprévues, de nouvelles Alpes avaient surgi devant lui. Chaque conjecture nouvelle avait mis en lumière une vérité nouvelle, qu’il fallait soutenir ou défendre. La rivalité et la concurrence faisaient bouillonner son sang, et stimulaient ses facultés. Il avait l’ardeur généreuse, l’esprit d’émulation du cheval de course. Toujours en mouvement, toujours en progrès, encouragé par les sarcasmes de ses ennemis, plus encore que par les applaudissements de ses amis, le désir de la gloire était devenu un besoin de son existence. Quand on est lancé dans la carrière, peut-on s’arrêter avant le tombeau ? Où donc est le terme défini de cette ambition qui, semblable à l’oiseau oriental, paraît voler toujours sans jamais se reposer sur la terre ? Le nom de l’écrivain n’est jugé qu’après sa mort ; alors, s’il s’est arrêté en chemin, s’il n’a pas tenu les promesses de son jeune passé, les fantômes de ses œuvres deviennent d’éternels censeurs, des Némésis impitoyables. Le repos c’est l’oubli ; s’arrêter, c’est défaire la trame qu’on avait ourdie de ses mains, jusqu’à ce que la tombe se soit refermée sur l’aspirant à la gloire, et que les hommes justes, quand il est trop tard, aient prononcé entre lui et ses rivaux, en le jugeant, non par les moindres, mais par les plus grandes victoires qu’il ait remportées.

Oh ! quel accablant sentiment d’impuissance on éprouve, quand on sent que le corps n’a plus la force de soutenir l’esprit, que la main ne peut plus exécuter ce que l’âme, aussi active que jamais, conçoit et médite ! C’est l’être vivant enchaîné à un cadavre ; d’une part les idées qui, fraîches comme l’immortalité, surgissent abondantes et dorées, et de l’autre les nerfs brisés, les membres endoloris, les yeux fatigués ! L’esprit a soif de liberté, il voudrait s’élever jusqu’aux cieux, et l’on sait par une intuition accablante et odieuse, qu’on est emprisonné, muré dans un cachot, qui deviendra un sépulcre ! Ne parlez pas de liberté ! Il n’y a pas de liberté pour l’homme dont le corps est la prison, et les infirmités le bourreau de son génie.

Maltravers s’arrêta enfin, et fatigué, épuisé, il se jeta sur un canapé. Involontairement, et comme par un instinct machinal pour échapper aux stériles émotions qui le déchiraient, il ramassa plusieurs lettres qui depuis quelques heures étaient restées sur sa table sans avoir été décachetées. Chacune de celles qu’il ouvrit semblait railler l’état où il se trouvait, en attestant la félicité de son sort. Quelques-unes témoignaient de la sympathie des grands et des savants ; l’une d’entre elles lui offrait une brillante carrière dans la vie politique ; une autre (celle-là venait de Cleveland) était remplie de l’approbation fière et ravie d’un prophète dont les augures se sont enfin vérifiés. Après avoir lu cette lettre, Maltravers poussa un profond soupir et s’arrêta quelques moments avant de continuer sa lecture. La dernière missive qu’il ouvrit était d’une écriture qu’il ne connaissait point, et ne portait pas de signature. Comme presque tous les auteurs de quelque réputation, Maltravers recevait souvent des lettres anonymes d’éloges, de critiques, d’avis, d’exhortations, venant la plupart de jeunes demoiselles en pension, ou de vieilles dames à la campagne ; mais, dès les premières phrases de celle qu’il ouvrait en ce moment d’une main distraite, son attention fut enchaînée. C’était une écriture fine, mais admirable ; cependant les caractères en étaient plus nets et plus hardis qu’ils ne le sont en général dans la calligraphie féminine.

Cette singulière effusion commençait ainsi :

« Ernest Maltravers, vous êtes-vous bien examiné ? savez-vous de quoi vous êtes capable ? sentez-vous que vous pourriez atteindre à une réputation plus brillante que celle qui paraît vous satisfaire en ce moment ? Vous qui semblez pénétrer dans les recoins les plus intimes du cœur humain, et avoir scruté la nature comme avec une loupe ; vous dont les pensées se dressent hardies et intrépides comme des légions enrôlées pour la défense de la vérité, sans une tache sur leur armure étincelante, devez-vous à votre âge, et avec les avantages que vous possédez, vous ensevelir au milieu des livres et des parchemins ? Oubliez-vous que l’action est la noble carrière des hommes qui pensent comme vous ? Cette étude de mots, cette composition de tableaux ; les froids éloges des pédants, les louanges insignifiantes des oisifs littéraires, suffiront-ils aux aspirations de votre ambition ? Vous n’avez pas été créé seulement pour la solitude de votre cabinet ; les rêves du Pinde et des filles de Mémoire ne peuvent se prolonger dans le midi de la vie. Vous êtes trop pratique pour n’être qu’un poëte : et trop poétique pour vous livrer à la monotonie d’une vie de savant. Je ne vous ai jamais vu, et pourtant je vous connais : je lis votre âme dans les pages que vous écrivez. Cette aspiration vers quelque chose de meilleur et de plus grand encore que ce qui est grand et bon, cette aspiration, dis-je, qui colore toutes vos révélations de vous-même et des autres, ne peut se satisfaire d’images purement idéales. Vous ne pouvez vous contenter, comme le font presque tous les poëtes et les historiens, de ne devenir illustre qu’en dépeignant de grands hommes, qu’en imaginant de grands événements, qu’en décrivant une grande époque. N’est-il pas plus digne de vous d’être ce que vous imaginez ou ce que vous racontez ? Réveillez-vous, Maltravers ! Regardez dans votre cœur, et sentez-y votre destinée. Et qui suis-je pour vous parler ainsi ? Une femme dont vous remplissez l’âme ; une femme chez qui votre éloquence a réveillé, au milieu d’un monde vain et frivole, le sentiment d’une vie nouvelle ; une femme qui voudrait faire de vous-même l’idéal incarné de vos pensées et de vos rêves, et qui ne demanderait pas autre chose sur terre que de vous suivre avec les yeux du cœur sur le chemin de la gloire. Ne vous méprenez pas sur mon compte ; je vous répète que je ne vous ai jamais vu, et je ne désire pas vous voir ; vous pourriez n’être pas ce que j’imagine : je perdrais mon idole et mon culte. Je suis une espèce de visionnaire Rose-Croix : c’est un esprit que j’adore, non un être semblable à moi. Vous vous imaginez peut-être que j’ai quelque motif pour agir comme je le fais ; non, en caressant votre vanité je n’ai aucun but particulier ; et si je vous juge bien, cette lettre est de nature à vous flatter sans vous faire rougir. Oh ! l’admiration qui ne jaillit pas des sources profondes et sacrées de l’émotion, combien elle nous attriste ! combien elle nous répugne ! J’ai eu ma part des hommages vulgaires, et je ne m’en suis sentie que doublement seule. Je suis plus riche que vous ; je suis jeune, j’ai ce qu’on est convenu d’appeler de la beauté. Et ni la richesse, ni la jeunesse, ni la beauté ne m’ont jamais donné le bonheur profond et silencieux que j’éprouve lorsque je pense à vous. C’est là un culte qui pourrait, je le répète, donner de la vanité, même à vous. Je vous conjure de méditer ces paroles. Soyez digne, non de mes pensées, mais de la forme qu’elles vous prêtent ; et chaque rayon de gloire qui vous environnera éclairera aussi ma route, et m’inspirera une émulation sympathique. Adieu ! Il se peut que je vous écrive encore, mais vous ne saurez jamais qui je suis ; et je souhaite que nous ne nous rencontrions jamais dans cette vie ! »


CHAPITRE V.

Qu’Amri vienne ensuite sur la liste de nos nobles.
(Absalon et Achitophel.)
Sine me vacivum tempus ne quod Dem mihi

laboris.

(Ter.)

Un groupe de jeunes gens causaient près de la porte d’un club dans la rue de Saint-James.

« Je ne puis imaginer, dit l’un d’eux, ce qui est arrivé à Maltravers. Remarquez donc (c’est lui qui passe, là-bas… de l’autre côté du chemin), remarquez donc comme il est changé ? Il est courbé comme un vieillard, et c’est à peine s’il lève les yeux de terre. Il a certainement l’air triste et malade !

— C’est parce qu’il écrit des livres, je pense.

— Ou qu’il est marié secrètement.

— Ou qu’il devient trop riche ; les riches sont toujours malheureux.

— Ah ! Ferrers, comment vous portez-vous ?

— Comme-ci, comme-ça ! Quelles nouvelles ? répondit Ferrers.

— Rattler paye.

— Ah ! mais en politique ?

— Au diable la politique ! Est-ce que vous allez donner dans la politique ?

— À mon âge reste-t-il autre chose à faire ?

— C’est ce que je disais en voyant votre chapeau ; tous les hommes politiques portent des chapeaux excentriques. C’est fort extraordinaire, mais c’est là le grand symptôme de cette maladie.

— Mon chapeau ! est-ce qu’il est vraiment excentrique ? dit Ferrers en ôtant l’objet en question et en l’examinant d’un air sérieux.

— Mais, où donc a-t-on jamais vu un rebord pareil ?

— Je suis enchanté de ce que vous me dites.

— Pourquoi donc, Ferrers ?

— Parce qu’il est prudent dans ce pays-ci d’abandonner quelque bagatelle au ridicule. Si l’on peut éreinter votre chapeau ou votre voiture, ou la forme de votre nez, ou la verrue qui se trouve sur votre menton, on fera grâce à mille choses plus importantes. C’est la sagesse du chamelier, qui donne sa robe à fouler au chameau, afin de pouvoir se sauver lui-même.

— Que vous êtes drôle, Ferrers ! Allons, je vais entrer pour lire les journaux ; et vous ?

— Moi je vais faire des visites, et jouir de l’effet que produira mon chapeau.

— Bonjour ! À propos, votre ami Maltravers vient de passer ; il avait l’air préoccupé, et il parlait tout seul. Qu’a-t-il donc ?

— Il gémit peut-être de ne pas porter comme moi un chapeau excentrique qui puisse servir d’aliment à vos railleries, messieurs, afin que vous le laissiez tranquille sur tout le reste. Bonjour ! »

Ferrers continua son chemin, et se trouva bientôt dans le mail du Parc. Il y fut accosté par M. Templeton.

« Eh bien ! Lumley, dit ce dernier (et ici il est à propos de faire observer que M. Templeton témoignait maintenant plus de respect dans sa manière d’être vis-à-vis de son neveu, qu’il n’avait jugé nécessaire d’en montrer auparavant), eh bien ! Lumley, avez-vous vu lord Saxingham ?

— Oui, monsieur ; et j’ai le regret de vous dire…

— Je le pensais bien !… je le pensais bien ! interrompit Templeton : il n’y a pas de reconnaissance à espérer de la part des hommes publics. Nul désir, chez les gens au pouvoir, d’honorer la vertu.

— Pardonnez-moi ; lord Saxingham m’a déclaré qu’il serait enchanté de seconder vos desseins ; que nul homme ne mérite mieux que vous les honneurs de la pairie ; mais que…

— Oh ! oui ; toujours des « mais ! »

— Mais que, dans ce moment-ci, il y a tant de postulants auxquels il est impossible de faire droit ; et… et… mais je sens que je ne devrais pas aller plus loin.

— Continuez, monsieur, je vous en prie.

— Eh bien ! alors, lord Saxingham (je dois être franc) est un homme qui a beaucoup de considération pour sa famille. Votre mariage (source de la plus grande satisfaction pour moi, mon cher oncle) interdit toute chance probable que votre fortune et votre titre, si l’on vous en donnait un, puissent passer à…

— Vous ! fit Templeton, sèchement. Votre parent semble s’être rappelé pour la première fois que vos intérêts lui sont chers.

— Mon parent ne se soucie pas le moins du monde de moi personnellement, monsieur ; mais il tient infiniment à ce que tous les membres de sa famille soient riches et dans une haute position. Cela augmente l’étendue et l’influence de ses relations ; et lord Saxingham est un homme qui doit en partie sa grandeur à ses relations. À vous parler franchement, il ne veut pas s’occuper de cette affaire, parce qu’il ne voit pas le bien qui pourra en résulter pour son parent, ni l’avantage qui en reviendrait à sa maison.

— Voilà de la vertu publique ! s’écria Templeton.

— La vertu, mon cher oncle, est femme : tant qu’elle est propriété privée, elle est excellente ; mais la vertu publique, comme toute autre femme publique, n’est qu’une prostituée.

— Bah ! grogna Templeton, qui était de trop mauvaise humeur, pour faire à son neveu le sermon qu’il lui aurait autrement administré sur l’inconvenance de sa comparaison. Car M. Templeton était un de ces hommes qui trouvent qu’il est immoral de parler de l’immoralité, comme d’une chose qui existe dans le monde ; il était scandalisé quand on appelait les choses par leur nom.

— Mistress Templeton n’a-t-elle point quelques parents qui puissent vous être utiles ?

— Non, monsieur ! s’écria l’oncle d’une voix foudroyante.

— J’en suis fâché. Mais on ne peut pas s’attendre à tout avoir : vous avez fait un mariage d’amour ; vous avez un intérieur agréable, une femme charmante, et tout cela vaut mieux qu’un titre avec l’alliance d’une grande dame.

— Monsieur Lumley Ferrers, veuillez m’épargner vos consolations. Ma femme…

— Vous aime tendrement, je n’en doute pas, dit l’imperturbable neveu. Elle a beaucoup de sentiment, elle aime beaucoup la poésie. Oh ! oui, elle doit chérir l’homme qui a tant fait pour elle.

— Tant fait pour elle ! Que voulez-vous dire ?

— Mais avec votre fortune, votre position, votre légitime ambition, vous auriez pu épouser qui vous eussiez voulu ; et même, en ne vous remariant pas, vous vous seriez concilié tous mes parents intéressés et égoïstes comme ils sont ; que le diable les emporte ! Vous avez épousé une dame sans famille ; que pouviez-vous faire de plus pour elle ?

— Bah ! bah ! vous ne savez pas tout. »

Ici Templeton s’arrêta court, comme s’il craignait d’en dire trop, et son front se contracta ; puis, après un moment de silence, il reprit :

« Lumley, je me suis marié, c’est vrai. Vous ne serez peut-être pas mon héritier, mais je vous le revaudrai bien ; c’est-à-dire si vous vous rendez digne de mon affection.

— Mon cher onc…

— Ne m’interrompez pas, j’ai des projets pour vous. Que nos intérêts soient identiques. Le titre peut encore vous revenir. Il se peut que je n’aie point d’héritiers mâles. En attendant, tirez sur moi pour toute somme d’argent raisonnable dont vous pourrez avoir besoin ; les jeunes gens ont des dépenses à faire ! Mais soyez prudent, et si vous voulez faire votre chemin dans le monde, que le monde ne vous surprenne jamais en défaut. Voilà ; maintenant laissez-moi.

— Je vous remercie mille fois et du fond du cœur !

— Chut ! Voyez lord Saxingham et sondez encore le terrain ; il faut que je me passe cette fantaisie, je le veux. C’est ma marotte. »

En même temps Templeton fit de la main un salut d’adieu à son neveu, et, l’air tout préoccupé, continua sa route jusqu’à Hyde-Park-Corner, où sa voiture l’attendait. Au moment où il entrait dans ses domaines, il vit la fille de sa femme qui traversait en courant la pelouse pour venir à sa rencontre. Son cœur se ramollit ; il fit arrêter sa voiture et en descendit ; il se mit à la combler de caresses, jouant avec elle, riant comme elle. Un père n’eût pas été plus tendre.

« Lumley a des moyens qui me feraient honneur, se dit-il, mais j’ai peur que ses principes ne manquent de solidité. Néanmoins, des manières aussi franches sont à coup sûr les indices d’un bon cœur. »

Cependant Ferrers, à la joie de son cœur, s’achemina vers la maison d’Ernest. Son ami n’était pas chez lui, mais Ferrers n’avait jamais besoin de la présence d’un hôte pour se mettre tout à fait à son aise. Les livres abondaient autour de lui, mais Ferrers n’était pas homme à lire pour s’amuser. Il se jeta dans un fauteuil, et commença à ourdir de nouvelles trames d’ambition et d’intrigue. À la fin la porte s’ouvrit et Maltravers entra.

« Mon Dieu ! Ernest, comme vous avez l’air malade !

— J’ai été souffrant, mais maintenant je vais mieux. Les médecins recommandent aux patients ordinaires de changer d’air, et moi je vais essayer de changer d’habitudes. Il faut que je mène une vie active, l’activité est la première condition de mon existence ; mais je laisse de côté les livres pour le moment. Vous me voyez sous un nouvel aspect.

— Lequel ?

— Celui d’un homme politique ; je viens d’entrer au parlement.

— Vous m’étonnez ! J’ai lu les journaux ce matin. Je n’ai pas vu qu’il y eût un siége vacant, bien moins encore une élection.

— C’est mon notaire et mon banquier qui se sont chargés de toute l’affaire. En un mot, mon siége est un bourg clos.

— Sans l’ennui des électeurs. Je vous félicite. Vous me faites envie ; je voudrais bien être au parlement moi-même.

— Vous ! Je n’avais jamais cru que vous fussiez atteint de la manie politique.

— Politique ! non. Mais, avec un peu de chance, c’est la façon la plus recommandable de vivre aux dépens du public. Cela vaut mieux que l’escroquerie.

— C’est une manière ingénue d’envisager la chose. Mais je croyais qu’autrefois vous étiez presque benthamiste et que votre devise était « le plus grand bonheur du plus grand nombre ! »

— Le plus grand nombre à mes yeux c’est l’unité. Je suis de l’avis des pythagoriciens : l’unité est le principe parfait de la création. Sérieusement, comment pouvez-vous confondre les principes d’opinion avec les principes de conduite ? Comme logicien, je suis benthamiste et philanthrope ; mais du moment que je quitte mon cabinet pour rentrer dans le monde, je laisse de côté la philosophie aux autres, et j’agis pour moi-même.

— En tous cas vous êtes plus franc que prudent dans vos confessions.

— En cela vous vous trompez. C’est en affectant de valoir moins qu’on ne vaut réellement, que l’on devient populaire, et que l’on se fait passer pour un homme honnête et pratique. L’erreur de mon oncle, c’est d’être un hypocrite en paroles : c’est un moyen qui réussit rarement. Soyez franc en paroles, et personne ne soupçonnera que vous êtes hypocrite au fond. »

Maltravers regarda fixement Ferrers. Dans la facile sagesse de son vieil ami, il trouvait quelque chose qui répugnait et déplaisait à son platonisme élevé. Mais il sentit, presque pour la première fois, que Ferrers était homme à faire son chemin dans le monde ; et il soupira. J’espère que ce fut par compassion pour le monde.

Après quelques moments de conversation sur des sujets indifférents, on annonça Cleveland ; et Ferrers, qui ne pouvait tirer aucun parti de celui-là, se retira bientôt. Ferrers commençait à devenir économe de son temps.

« Mon cher Maltravers, dit Cleveland lorsqu’ils se trouvèrent seuls, je suis bien enchanté de vous voir ; car d’abord, je me réjouis d’apprendre que vous allez étendre votre sphère d’utilité.

— D’utilité ? Ah ! laissez-moi le croire ! La vie est si incertaine et si courte que nous ne saurions trop tôt apporter le peu que nous pouvons en tirer au grand trésor public du beau et de l’honnête, car l’un et l’autre appartiennent à l’utile et doivent en faire le fond. Mais en politique, et dans un état de choses aussi artificiel que le nôtre, combien de doutes nous entourent ! Quelles ténèbres nous environnent ! Si nous laissons passer les abus, nous nous faisons un jeu et de notre raison et de notre intégrité : si nous les attaquons, nous pouvons fatalement déranger cet ordre solennel et conventionnel, qui est le grand ressort de l’immense machine. Et puis que voulez-vous que fasse, dans cette atmosphère méphitique, un homme seul, mal préparé peut-être par ses aptitudes à cette voie rude et grossière !

— Il peut faire beaucoup, même sans éloquence et sans travail ; il peut faire beaucoup, quand ce ne serait que d’offrir l’exemple d’un homme honnête et impartial, au milieu d’une foule d’ambitieux égoïstes et de fanatiques ardents. Il peut faire plus encore s’il s’enrôle parmi les représentants de cette chose qui jusqu’ici n’a jamais été représentée, la littérature ; s’il rachète par une ambition au-dessus des honneurs et des récompenses la réputation de servilité que les poëtes de cour ont faite aux lettres ; s’il réussit à prouver que les études spéculatives ne sont pas incompatibles avec les exigences de la vie pratique ; s’il maintient la dignité de désintéressement qui doit être le propre du savoir. Mais le but d’une morale scientifique ce n’est pas seulement d’être utile aux autres, c’est aussi de se perfectionner soi-même. Notre âme est un dépôt sacré confié à notre vie. Vous allez ajouter à l’expérience que vous possédez déjà des motifs humains, et des hommes actifs ; et, quelque sagesse nouvelle que vous acquériez, elle deviendra aussi apparente, aussi utile, soit qu’elle se manifeste par des actions ou par des livres. Mais en voilà assez, mon cher Ernest. Je suis venu dîner avec vous, et vous prier de m’accompagner ce soir dans une maison où vous serez le bienvenu, et où je crois que vous vous plairez. Point d’excuses. J’ai promis à lord Latimer de lui faire faire votre connaissance, et c’est un des hommes les plus remarquables parmi ceux avec qui la vie politique va vous mettre en relation. »

Ainsi c’était un état de santé, qui, chez la plupart des hommes, eût été une excuse pour se livrer à l’indolence, qui avait décidé Maltravers à changer ainsi d’habitudes, et à passer de la solitude du cabinet à l’agitation du sénat. Mais il ne pouvait être inactif ; il avait dit la vérité à Ferrers : l’activité était la première condition de son existence. Si la pensée, avec sa fièvre et son énergie douloureuse avait été une maîtresse trop impitoyable pour les nerfs et le cerveau, les travaux vulgaires et simples de la politique pratique laisseraient l’imagination et l’intelligence au repos, tout en stimulant des qualités et des dons plus robustes, qui animent sans épuiser. C’est du moins ce qu’espérait Maltravers. Il se souvenait de cette maxime profonde d’un de ses auteurs allemands favoris : « Pour conserver la parfaite santé de l’esprit et du corps, il est nécessaire de se mêler, habituellement et de bonne heure, aux affaires ordinaires des hommes. »

Et sa correspondante anonyme ? Les exhortations avaient-elles eu quelque influence sur la décision d’Ernest ? Je n’en sais rien. Mais lorsque Cleveland le quitta, Maltravers ouvrit son pupitre, et relut la dernière lettre qu’il avait reçue de son inconnue. La dernière lettre ! oui, ces épîtres étaient maintenant devenues fréquentes.


CHAPITRE VI.

…Le brillant de votre esprit donne un si grand éclat à votre teint et à vos yeux, que quoiqu’il semble que l’esprit ne doive toucher que les oreilles, il est pourtant certain que le vôtre éblouit les yeux.
(Lettre de Mme de Sévigné.)

Chez lord Latimer se trouvaient rassemblées quelques centaines de ces personnes, qu’on voit rarement réunies dans la société de Londres ; car les affaires, la politique et la littérature absorbent presque tous les hommes éminents, et ne laissent guère aux maisons qui reçoivent que l’indolence titrée ou l’opulence fastueuse. Les jeunes hommes de plaisir eux-mêmes tournent le dos aujourd’hui aux soirées, et trouvent que la société est ennuyeuse comme la peste. Mais il y a pourtant environ une douzaine de maisons, dont les maîtres se tiennent à l’écart et au-dessous de la mode, et où les étrangers peuvent rencontrer, réunis sous le même toit, presque tous les hommes remarquables, de l’active, pensante et majestueuse Angleterre. Lord Latimer avait lui-même été ministre. Il s’était retiré des affaires publiques soi-disant à cause de sa mauvaise santé, mais en réalité parce que les inquiétudes et l’activité de la vie politique n’étaient pas sympathiques à un esprit doux et cultivé, un peu faible d’ailleurs. Grâce à sa haute réputation, et à un excellent cuisinier, il jouissait d’une grande popularité, non-seulement dans son parti, mais auprès du monde en général ; et il se trouvait le centre d’un cercle de connaissances restreintes, distinguées, qui buvaient le vin de Latimer, citaient les bons mots de Latimer, et aimaient Latimer d’autant mieux, que n’étant ni auteur ni ministre, il ne leur faisait point obstacle.

Lord Latimer reçut Maltravers avec une courtoisie, une déférence même très-marquée, et l’invita à s’asseoir à la table de whist, ce qui constituait l’hommage le plus délicat que pût offrir lord Latimer au mérite de Maltravers. Mais, dès que son commensal eut décliné cet honneur, le comte le repassa à la comtesse, le considérant çomme devenu la propriété des femmes ; et bientôt il se replongea au milieu des finesses du jeu.

Pendant que Maltravers causait avec lady Latimer, il leva par hasard les yeux, et vit en face de lui une jeune personne d’une beauté si remarquable, qu’il put à peine retenir un cri d’admiration.

« Quelle est cette dame ? demanda-t-il, dès qu’il eut recouvré son sang-froid. Il est singulier même pour moi, qui vais si peu dans le monde, que je sois obligé de demander le nom d’une personne que sa beauté doit avoir déjà rendue célèbre.

— C’est lady Florence Lascelles ; elle a fait son début dans le monde l’année dernière. En effet, elle est éblouissante, mais plus encore par son esprit et ses talents que par sa figure. Il faut que vous me permettiez de vous présenter. »

À cette proposition, Maltravers fut saisi d’une étrange timidité, et pour ainsi dire d’une répugnance défiante, espèce de pressentiment de danger et de malheur. Il se recula, et aurait voulu s’excuser, mais lady Latimer ne s’était pas aperçue de son embarras, et se trouvait déjà à côté de lady Florence Lascelles. Un instant après, elle fit signe à Maltravers de s’approcher et le présenta à la jeune lady. Il s’inclina, et s’assit à côté de sa nouvelle connaissance ; il ne put s’empêcher d’observer que ses joues se couvraient du plus vif incarnat, et qu’elle l’accueillait avec un embarras peu habituel, même aux dames qui viennent de faire leur entrée dans le monde, quand on leur présente une illustration. Ces témoignages, une émotion à peu près semblable à celle qu’il éprouvait lui-même, lui causèrent plus de perplexité que de satisfaction d’amour-propre ; et les premières phrases qu’ils échangèrent respiraient une certaine gêne et une certaine réserve. En ce moment, à la surprise, et peut-être au grand soulagement d’Ernest, ils furent abordés par Lumley Ferrers.

« Ah ! lady Florence, je vous baise les mains ; je suis charmé de voir que vous connaissez mon ami Maltravers.

— Et pourquoi monsieur Ferrers arrive-t-il si tard ce soir ? demanda la belle Florence, avec une subite aisance qui étonna un peu Maltravers.

— Un dîner ennuyeux, voilà tout ! je n’ai pas d’autre excuse. »

Et Ferrers se glissant dans un fauteuil vacant de l’autre côté de lady Florence, se mit à causer avec une volubilité sans fin, comme s’il cherchait à monopoliser son attention.

Ernest n’avait pas été aussi charmé des manières de Florence qu’il avait été frappé de sa beauté ; aussi la voyant, selon toute apparence, occupée d’un autre, il se leva et s’éloigna tranquillement. Il se trouva bientôt faire partie d’un groupe d’hommes qui discutaient sur les préoccupations importantes de cette époque ; et à mesure que, par degrés, ce sujet plein d’intérêt réveillait son éloquence naturelle et son jugement viril, les causeurs devinrent auditeurs, le groupe s’élargit autour de lui, et lui-même fut bientôt, à son insu, l’objet de l’attention et du respect général.

« Que pensez-vous de M. Maltravers ? demanda négligemment Ferrers ; est-il au niveau de votre attente ? »

Lady Florence était plongée dans la rêverie, et Ferrers dut répéter sa question.

« Il est plus jeune que je ne me le figurais, et… et…

— Et plus beau, vous voulez dire, je pense.

— Non ! il est plus calme, et il a moins de vivacité.

— Il ne paraît pas manquer de vivacité en ce moment, dit Ferrers ; mais votre conversation de demoiselle n’aura pas réussi à allumer l’étincelle de Prométhée. Appliquez sur votre âme ce baume consolant.

— Ah ! vous avez raison ; il a dû me trouver bien…

— Bien belle, sans doute.

— Belle ! je déteste ce mot-là, Lumley. Je voudrais bien n’être pas belle ; peut-être me saurait-on gré alors de mon intelligence.

— Hum ! fit Ferrers d’un ton significatif.

— Ah ! vous ne le croyez pas, sceptique ? dit Florence qui changea de ton, et secoua la tête en riant.

— Qu’importe ce que je crois, moi, dit Ferrers en essayant de prendre un ton sentimental, quand lord ceci et lord cela, et M. un tel et le comte je ne sais qui, se dirigent tous vers vous, et sont sur le point de me déposséder de mon précieux monopole. »

Tandis que Ferrers parlait, plusieurs oisifs s’étaient en effet groupés autour de Florence, et la conversation, dont elle était le centre d’attraction, devint enjouée et animée. Oh ! qu’elle était brillante cette incomparable Florence ! Avec quelle grâce vive et étincelante l’esprit, la sagesse, le génie même jaillissaient de ses lèvres de rubis ! Même Ferrers, avec tout son aplomb, sentait que son esprit subtil paraissait ordinaire et grossier à côté de celui de sa belle cousine, et cherchait involontairement à éviter, comme s’il en avait peur, les traits acérés de ses reparties prodiguées avec aisance. Car il y avait un fond d’ironie dans le caractère de Florence qui faisait que son esprit blessait plus souvent qu’il ne charmait. Instruite jusqu’à l’érudition, courageuse jusqu’à perdre quelque chose de sa grâce féminine, elle aimait à se faire un jeu de l’ignorance et de la prétention, même dans les plus hauts rangs ; et le rire qu’elle suscitait était comme le feu du ciel : nul ne pouvait deviner sur qui tomberait le prochain coup de tonnerre.

Mais Florence, quoique redoutée et peu aimée, était pourtant courtisée, adulée et fort en vogue. Pour cela, il y avait deux raisons ; premièrement c’était une coquette, et secondement c’était une héritière.

Les causeurs étaient donc partagés en deux groupes principaux, dont l’un était, pour ainsi dire, présidé par Maltravers, et l’autre par Florence. Au moment où le premier groupe se dispersait, Ernest fut accosté par Cleveland.

« Mon cher cousin, dit tout à coup Florence à voix basse, et en se tournant vers Ferrers, votre ami parle de moi, je le vois bien ! Allez, je vous en conjure, et rapportez-moi ce qu’il dit !

— Cette commission n’est guère flatteuse, dit Ferrers, d’un ton presque maussade.

— En vérité ! une commission qui doit satisfaire la curiosité d’une femme est toujours une des plus flatteuses ambassades qu’on puisse confier à un habile négociateur.

— Allons, il faut que j’obéisse à vos ordres, quoique je ne puisse y voir une faveur. »

Ferrers s’éloigna, et rejoignit Cleveland et Maltravers.

« Elle est véritablement bien belle ; je n’ai jamais vu de visage dont les contours soient si parfaits. C’est la seule que j’aie jamais rencontrée chez qui les traits aquilins me semblent plus classiques que ceux de la statuaire grecque elle-même.

— C’est donc là votre opinion de ma belle cousine ? s’écria Ferrers, vous voilà féru.

— Je le voudrais bien, dit Cleveland. Ernest est maintenant d’âge à s’établir, et il n’y a pas un parti plus brillant que lady Florence dans toute l’Angleterre ; elle est riche, noble, belle et instruite.

— Et qu’en dites-vous ? demanda Lumley à Maltravers, presque avec impatience.

— Je n’ai jamais vu personne qui pût m’inspirer plus d’admiration et moins d’amour, » répondit Ernest en quittant les salons.

Ferrers le suivit du regard, et grommela quelque chose entre ses dents ; puis il se rapprocha de Florence, qui bientôt se leva pour partir, et prenant le bras de Lumley, lui dit :

« Allons, je vois mon père qui me cherche, et, une fois par hasard, je vais prévenir son envie. Tenez, Lumley, allons le rejoindre ; je sais qu’il désire vous voir.

— Eh bien ! dit Florence, toute rouge et presque haletante, en traversant les salons qui commençaient à se dépeupler.

— Eh ! bien, ma cousine ?

— Vous me poussez à bout ! Eh bien ! alors, que disait votre ami ?

— Que votre beauté était à la hauteur de sa réputation, mais qu’elle n’était pas de son goût. Maltravers est amoureux, vous saurez.

— Amoureux !

— Oui, d’une jolie Française ! Un vrai roman ; un attachement qui dure depuis plusieurs années. »

Florence détourna la tête, et ne dit plus rien.

« Lumley, vous êtes un brave garçon, dit lord Saxingham ; mes yeux ne voient jamais Florence avec plus de plaisir qu’à une heure et demie du matin, heure où je l’associe dans ma pensée à des réminiscences d’un sommeil réparateur et de mes infortunés chevaux. À propos, je voudrais bien que vous pussiez dîner avec moi samedi prochain.

— Samedi ? Malheureusement je suis invité ce jour-là chez mon oncle.

— Ah ! Il se conduit bien à votre égard, alors ?

— Oui.

— Mistress Templeton se porte bien ?

— Je l’imagine.

— Aussi bien qu’une dame dans sa position, etc, etc… ? dit tout bas lord Saxingham.

— Non, Dieu merci !

— Eh ! si le vieux bonhomme voulait bien faire de vous son héritier, nous pourrions repenser à ce titre !

— Mon cher lord, arrêtez ! un service : écrivez-moi un mot pour insinuer la chose avec délicatesse.

— Non, non ! pas de lettres ; les lettres vont toujours aux journaux.

— Mais une lettre rédigée avec précaution ?… Il n’y a pas de danger qu’on la publie, sur mon honneur.

— J’y songerai… Bonsoir. »



LIVRE VII.


CHAPITRE PREMIER.


La dissimulation est la chaîne, forte mais souple, qui lie les uns aux autres tous les membres de la société ; duper ou être dupé, telle est l’alternative ; c’est le système du monde, et sans ce système toutes relations sociales cesseraient.
(Un auteur anonyme de 1772.)
Il était jeune d’années, mais vieux d’expérience.
(Shakspeare.)
Il court après les honneurs, et moi je cours après l’amour
(Le même.)


Lumley Ferrers était un de ces hommes rares qui agissent d’après un système organisé, profond, et mûrement considéré ; dès son enfance il en avait été ainsi. Quand il eut vingt et un ans, il se dit : « La jeunesse est la saison du plaisir : les triomphes de l’âge mûr, l’opulence de la vieillesse ne peuvent nous dédommager d’une jeunesse consacrée à des travaux insipides. » Conformément à cette maxime, il s’était décidé à n’embrasser aucune carrière. Comme il aimait à voyager, et qu’il était d’un caractère remuant, il s’était procuré à l’étranger toutes les jouissances que pouvait lui permettre son modeste revenu. Avec ce revenu, il était plus riche sur le continent qu’il ne l’eût été en Angleterre, et ce fut encore une des raisons qui lui firent prolonger ses voyages. À présent que les fantaisies et les passions de sa jeunesse étaient rassasiées, et que les facultés plus sérieuses de son esprit, mûries par une connaissance approfondie de l’humanité, s’étaient développées et concentrées en une ambition telle qu’il était dans sa nature d’en concevoir, il continua d’agir d’après la même tactique systématique et régulière, qu’il apportait aux détails de la vie. Il n’y avait rien en lui qui pût combattre ses froides théories par une pratique contradictoire ; car il n’était retenu par aucun principe, ni dominé par ses goûts ; et nos goûts sont souvent des freins aussi puissants que nos principes. Ferrers examina la société Anglaise et vit qu’à son âge, dans une position équivoque, et dans une situation à ne pouvoir rien risquer, il était nécessaire qu’il se dépouillât de tous les attributs caractéristiques du voyageur et du célibataire.

« Il n’y a rien de respectable, dans un appartement garni et une voiture de place, » se dit Ferrers à lui-même : car lui-même, c’était son grand confident. « Ce sont là les ressources d’une existence errante et vagabonde. On n’a jamais l’air de quelqu’un de recommandable, quand on ne paye pas d’imposition, et qu’on n’a pas un compte ouvert chez son boucher ! »

Donc, sans en dire un mot à qui que ce fût, Ferrers prit à bail une grande maison, située dans une de ces rues tranquilles qui semblent proclamer combien peu leurs propriétaires ont besoin, pour être considérés, d’habiter un quartier fashionable. Lorsqu’on prend une maison dans une de ces rues-là, chacun suppose qu’on en a les moyens. Il attacha beaucoup d’importance à ce que ce fût une rue bien famée ; son choix s’arrêta enfin sur Great-George-Street Westminster. Lumley Ferrers n’admit dans ses grands salons sombres aucun de ces bibelots ni de ces colifichets qu’on rencontre communément dans la maison d’un jeune célibataire ; point de meubles de Boule ou en marqueterie, point de porcelaines de Sèvres ni de tableaux de genre. Il acheta à très-bon compte tous les meubles de l’ancien locataire : des rideaux de perse brune, des chaises et des sofas, que la poussière de vingt-cinq années rendait vénérables et imposants. Il mit pourtant une sollicitude toute particulière à se procurer deux seules choses : une table de salle à manger fort longue, qui pût tenir vingt-quatre personnes, et un buffet neuf, en acajou. Quelqu’un lui demanda pourquoi il tenait tant à ces deux articles.

« Je n’en sais rien, répondit-il ; mais j’ai remarqué que tous les hommes établis et considérés y tiennent. Il doit y avoir quelque chose là-dessous : je finirai bien par trouver le mot de l’énigme. »

M. Ferrers s’installa donc dans cette maison avec deux servantes d’âge mûr et un domestique sans livrée, qu’il choisit parmi une multitude de candidats, principalement parce qu’il avait l’air bien nourri.

Quand il se fut convenablement établi et qu’il eut dit à tout le monde qu’il avait un bail de soixante-trois ans, Lumley fit un petit calcul de ses dépenses probables, et il trouva qu’avec de l’économie, elles dépasseraient son revenu d’un quart environ.

« Je prendrai le surplus sur mon capital, dit-il, et je tenterai cette expérience pendant cinq années ; si elle ne me réussit pas et ne me rapporte pas de gros bénéfices, alors c’est qu’il n’y a plus de gens aux dépens desquels on puisse vivre, ou il faudra donc que Lumley Ferrers soit un bien plus grand maladroit qu’il ne le pense ! »

M. Ferrers avait étudié à fond le caractère de son oncle comme un spéculateur étudie les qualités d’une mine quand il veut y placer ses capitaux ; et, dans tout ce qu’il venait de faire, il avait en vue cet oncle aussi bien que le monde. Il vit que si, au lieu de se faire une réputation brillante, mondaine, élégante, il s’attirait une bonne renommée, solide, substantielle, M. Templeton ne l’en jugerait qu’avec plus de faveur et n’en serait que plus disposé à le faire son héritier, pourvu que mistress Templeton ne substituât pas au parasite collatéral des rejetons indigènes. Cette dernière appréhension s’évanouit à mesure que le temps s’écoulait et que nul indice de fécondité ne se révélait. Par conséquent Ferrers crut qu’il pouvait, en toute prudence, risquer quelque chose de plus à un jeu dont les chances commençaient à lui inspirer quelque confiance. Il y avait cependant une circonstance qui le troublait beaucoup : M. Templeton, quoique dur et austère dans ses manières vis-à-vis de sa femme, lui était évidemment fort attaché ; et, par-dessus tout, il nourrissait la plus tendre affection pour sa belle-fille. Il s’inquiétait de sa santé, de son éducation, de ses petits plaisirs enfantins, avec autant de sollicitude que s’il eût été non-seulement son père, mais le père le plus tendre. Il ne pouvait souffrir qu’on la contrariât, ou qu’on lui refusât la moindre chose. M. Templeton qui n’avait, de sa vie, gâté quoi que ce fût, pas même une vieille plume (tant il était soigneux, prévoyant et systématique), faisait tous ses efforts pour gâter cette charmante enfant, sans avoir même la vaine satisfaction de penser que c’était lui qui avait donné au monde ce bel objet d’admiration. Cette petite fille était d’une exquise et suave beauté ; et chaque jour voyait s’accroître les charmes de sa personne et les grâces séduisantes de ses manières caressantes et enfantines. Son caractère était si doux et si docile que l’indulgence et les caresses, avec quelque absence de discernement qu’on les lui prodiguât, ne servaient qu’à développer l’excellence de son naturel tendre et reconnaissant. Peut-être une tendresse calculée et moins expansive eût-elle gâté davantage une enfant dont tous les instincts sollicitaient l’affection et la rendaient avec usure. C’était un cœur qui se serait refroidi et étiolé dans une atmosphère moins chaude. Mais exposée à un ciel sans nuages et aux doux rayons d’un soleil perpétuel, toute la riche végétation de son cœur, toute la suave douceur de son caractère se développaient à leur aise.

Tout le monde (même les gens qui généralement n’aimaient pas les enfants) raffolait de cette charmante petite créature, excepté pourtant M. Lumley Ferrers. Ce dernier, moins tendre que la Narcisse de Pope : « aurait volontiers fait bouillir l’enfant pour en faire un cosmétique. »

Il savait qu’il arrive souvent qu’un homme, marié dans un âge avancé, laisse tous ses biens à sa jeune veuve, et aux enfants de celle-ci par un premier mariage, lorsqu’il s’est une fois attaché à ces derniers. Il sentait aussi, fort judicieusement, qu’il n’avait pas beaucoup de prise sur Templeton par les affections. Il résolut donc de refroidir, autant que possible, son oncle à l’égard de sa jeune femme, espérant que, si l’influence de la femme s’affaiblissait, celle de l’enfant diminuerait dans la même proportion. Il chercha aussi, dans la vanité et l’ambition de Templeton, des alliés qui pussent suppléer en sa faveur à l’absence d’affection de son oncle pour lui. Il poursuivit cette double manœuvre avec une habileté consommée. Il chercha d’abord à gagner la confiance et l’amitié de la jeune mère, si triste et si douce ; comme elle était singulièrement confiante et inexpérimentée, il y réussit complétement. Grâce à la franchise de ses manières, à ses attentions respectueuses, à l’adresse avec laquelle il savait détourner loin d’elle la mauvaise humeur de M. Templeton, la pauvre dame se réjouissait de ses visites, et se fiait à son amitié. Peut-être était-elle contente de voir rompre son perpétuel tête-à-tête avec un mari sévère et peu sympathique, qui n’avait nulle compassion pour les chagrins, quels qu’ils fussent, qui accablaient sa femme, et qui considérait comme un devoir de moralité de trouver à redire toutes les fois que l’occasion s’en présentait.

Lumley poursuivit en second lieu sa tactique auprès de Templeton ; il arma la vanité du mari contre sa femme, en lui rappelant constamment les sacrifices qu’il avait faits par ce mariage, et en lui laissant l’assurance qu’il serait arrivé à la réalisation de ses vœux, s’il avait fait un choix plus prudent. À force de frotter habilement sur l’endroit malade, il finit, en quelque sorte par en fixer l’irritation dans le tempérament de Templeton, et cette irritation réagit sur toutes ses pensées ambitieuses ou domestiques. Pourtant, au grand étonnement et au grand courroux de Lumley, tout en se refroidissant à l’égard de sa femme, Templeton s’attachait tous les jours davantage à l’enfant. Lumley n’avait pas songé suffisamment à la soif d’affection qui existe dans presque tous les cœurs humains ; et Templeton, bien qu’il ne fût pas précisément un homme aimable, avait d’excellentes qualités. S’il s’était moins préoccupé de l’opinion du monde, il n’aurait ni contracté le jargon mystique de la fausse dévotion, ni soupiré après un titre ; son affectation de puritanisme et sa soif ardente des honneurs, provenaient d’une déférence excessive et exagérée pour l’opinion publique et d’un désir d’obtenir un rang et un respect qu’il ne se sentait pas en état d’acquérir par la seule force de son mérite. Mais, au fond, c’était un homme bien intentionné ; il était charitable envers les pauvres, il était bon pour ses domestiques, et il éprouvait ce besoin d’aimer et d’être aimé, ce ciment des âmes, ce principe d’harmonie qui rallie et confond les atomes de l’univers. Si mistress Templeton lui eût témoigné de l’affection, toute la diplomatie de Lumley Ferrers eût échoué contre lui ; il se serait consolé de la perte de quelques avantages mondains, fût devenu un bon mari, et même un mari fort épris. Mais évidemment, quoique ce fût une femme patiente, exemplaire et prévoyante, elle ne l’aimait pas, tandis que sa fille l’aimait véritablement, l’aimait autant qu’elle aimait sa mère, et cet homme ambitieux et sec n’aurait pas échangé contre un royaume cette petite source d’affection pure et consolante. Malgré sa sagesse et sa pénétration, Lumley ne put jamais bien comprendre cette faiblesse, ainsi qu’il l’appelait, car on ne connaît jamais entièrement les hommes, à moins d’avoir des sympathies complètes avec toutes les émotions naturelles à l’humanité, et la nature avait laissé quelque chose d’incomplet et d’inachevé dans son œuvre, quand elle avait fait Lumley Ferrers, en lui refusant la faculté d’aimer autre chose que lui-même.

Néanmoins, le moyen dont il s’était servi pour gagner l’estime et la considération de Templeton réussit parfaitement. Il veilla à ce que rien, dans l’administration de son propre ménage, ne parût extravagant ; tout y était modeste, sans prétentions et bien ordonné. Il prétendait qu’il s’était arrangé de manière à vivre sans dépasser son revenu ; et Templeton, ne recevant aucune demande d’argent, ne sachant pas non plus que sur le continent Ferrers avait épuisé une grande partie de sa fortune, crut ce qu’il lui disait. Ferrers donnait souvent à dîner ; mais il ne suivait pas ce système absurde, considéré comme un moyen de popularité par certaines gens qui prétendent connaître le monde : il n’avait pas la prétention de donner de meilleurs dîners que les autres. Il savait qu’à moins d’être un personnage très-riche ou très-haut placé, il n’y a pas de folie pareille à celle de croire qu’on peut attendrir le cœur de ses amis avec des potages à la bisque, et du johannisberg à une guinée la bouteille ! Ils s’en vont tous en disant : « De quel droit ce diable d’homme-là donne-t-il de plus beaux dîners que nous ? Quel mauvais goût ! Quelle présomption ridicule ! »

Non ; bien que Ferrers fût lui-même un savant disciple d’Épicure, et qu’il sût priser mieux que personne le luxe de sa table, il donnait à ses amis ce qu’il nommait « un honnête menu, » Sa cuisinière n’épargnait pas la farine dans la sauce aux huîtres ; il ne servait jamais d’autre poisson que de la morue fraîche ; et quatre entrées, sans saveur ni prétention, lui étaient ponctuellement fournies par le pâtissier, mais l’hôte se gardait bien d’y goûter. M. Ferrers n’affectait pas non plus de s’entourer de beaux esprits ou de brillants causeurs. Il s’en tenait à la société d’hommes solides et considérés, et généralement il avait soin d’être l’esprit le plus distingué de sa compagnie, et de diriger la conversation vers des questions sérieuses de politique, de fonds publics, de commerce ou de code criminel, qu’il avait étudiées pour la circonstance. Laissant de côté une partie de sa gaieté tout en conservant sa franchise, il cherchait à se faire une réputation d’homme bien élevé, laborieux, qui avait de l’avenir. Ses relations de famille, et un certain charme sans nom qu’il devait surtout à une physionomie agréable, à une candeur hardie mais engageante, et à une absence complète de hauteur ou de prétention, le mettaient à même de réunir autour de cette modeste table (qui ne blessait aucun amour-propre, si elle ne flattait pas le palais) un nombre d’hommes d’État de haut rang et de sommités financières suffisant pour servir ses desseins. Le voisinage qu’il avait choisi, si proche des chambres du parlement, était commode aux hommes politiques, et par degrés ses grands salons sombres devinrent pour eux un lieu de rendez-vous ; ils y discutaient ces mille intrigues souterraines par lesquelles tantôt on appuie, tantôt on attaque un parti. Ainsi, sans être dans les chambres, Ferrers s’associa peu à peu aux hommes et aux affaires du parlement ; et le parti ministériel dont il embrassa la politique le comblait de louanges, se servait de son crédit, et promettait, un jour ou l’autre, de faire quelque chose pour lui.

Tandis que la carrière de cet homme habile et peu scrupuleux se préparait ainsi (il va sans dire que ce ne fut pas l’affaire d’un jour), Ernest Maltravers gravissait, par un sentier rude, épineux, disputé, cette hauteur sur le sommet de laquelle s’élèvent pour les hommes les monuments de la gloire. Ses succès dans l’arène parlementaire ne furent ni brillants ni immédiats. Car, bien qu’il eût de l’éloquence et du savoir, il dédaignait les artifices oratoires ; et, en dépit de sa passion et de son énergie, on ne pouvait guère le regarder comme un partisan bien dévoué. Il excita beaucoup d’envieux, et rencontra beaucoup d’obstacles. La gracieuse et bouillante affabilité de son caractère et de ses manières, qui dans sa première jeunesse l’avait rendu l’idole de ses camarades de collége, avait depuis longtemps cédé la place à une réserve froide, calculée dont la dignité, malgré sa douceur, n’avait pas le pouvoir de charmer le grand nombre. Mais, bien qu’il parlât rarement et qu’il entendît souvent applaudir avec enthousiasme des hommes qui n’avaient pas la moitié de son mérite, il réussit néanmoins à éveiller l’attention et le respect. Il n’était pas le favori des coteries et des partis ; mais la conviction que ses intentions étaient droites, que son honneur était incorruptible, que ses opinions étaient justes et réfléchies, se répandait silencieusement et universellement parmi la masse de la nation, l’auditoire et le tribunal auquel Maltravers, dans la politique comme dans les lettres, en appelait toujours. Il sentait que son nom était un capital bien placé, quoique les rentrées en fussent lentes et modestes. Il se contentait d’attendre que son moment fût venu.

Chaque jour il s’attachait davantage à cette seule vraie philosophie, qui fait trouver à l’homme un monde en lui-même, autant que le monde extérieur veut bien le lui permettre ; et du haut d’une calme et sereine estime de lui-même, il sentait le soleil luire au-dessus de sa tête, lorsque des nuages malveillants s’amoncelaient sombres et menaçants au-dessous de lui. Il ne méprisait pas l’opinion ; il ne la froissait pas sciemment, mais il ne voulait pas non plus se courber devant elle et la flatter. Toutes les fois qu’il trouvait qu’on devait céder à l’opinion du monde, il y cédait ; mais toutes les fois qu’il trouvait qu’on devait la dédaigner, il la dédaignait. Bien souvent un individu honnête, éclairé, loyal et consciencieux, est meilleur juge que la multitude de ce qui est bien et de ce qui est mal : et, en pareil cas, il n’a aucune valeur morale s’il permet que la multitude, par son courroux ou ses flatteries, fasse violence à son jugement. Le public, quand on le gâte, est une détestable commère qui fourre son nez dans les affaires de tout le monde, dont elle n’a pas le droit de se mêler. Dans les choses où le public n’est pas compétent, Maltravers le méprisait et repoussait son intervention avec la même hauteur qu’il eût repoussé l’intrusion de tout membre insolent de cette masse insolente. C’était ce mélange d’amour sincère, de respect pour le peuple de tous les temps, et de dédain calme et froid pour ce capricieux charlatan, le public du moment, qui faisait d’Ernest Maltravers un penseur original et unique, et un acteur véritablement modeste et bienveillant, quoiqu’il pût paraître arrogant et insociable.

« Le paupérisme, disait-il souvent, par opposition à la pauvreté, c’est le droit qu’on s’attribue de mettre son existence à la charge des autres, au lieu de la devoir à ses propres efforts : et il y a une espèce de paupérisme moral chez l’homme qui demande aux autres ce soutien de la vie morale, le respect de soi-même. »

Plongé dans cette philosophie, il poursuivait fièrement son chemin solitaire, et il se sentait convaincu que, lorsque les préjugés et l’envie se seraient dissipés, il retrouverait au fond du cœur des hommes, de la sympathie pour ses motifs et pour sa carrière. Quant à sa santé, l’épreuve des travaux parlementaires lui avait parfaitement réussi. Ni le labeur des affaires, ni les veilles, ni l’ennui des longs discours, ne sauraient produire cet épuisement redoutable, qui suit tous les efforts de l’âme pour s’élever dans les hautes régions de la pensée austère et de l’imagination excitée. Les facultés qui, chez lui, avaient été surmenées, restaient maintenant en jachère ; et le corps retrouvait rapidement sa vigueur dans le repos. Quant au bien-être particulier et aux inspirations, Ernest y était presque étranger. Il finit même insensiblement par cesser presque de voir son vieil ami Ferrers, dont les habitudes avaient peu de rapport avec les siennes. Cleveland habitait de plus en plus sa campagne, et il était trop satisfait de la carrière et de la réputation croissante de son ancien élève, pour l’importuner de ses exhortations ou de ses conseils. Cesarini était devenu un lion littéraire, dont le génie était chaleureusement applaudi dans toutes les revues, d’après le même principe qui fait qu’on loue les chanteurs étrangers ou les morts ; car il faut bien vanter quelque chose, et l’on n’aime point à vanter ce qui nous gêne pour arriver. Par conséquent la vanité de Cesarini s’était prodigieusement développée ; il jurait que l’Angleterre était la seule patrie du véritable mérite, et il ne dissimulait plus la jalouse colère que lui faisait éprouver la célébrité plus généralement répandue de Maltravers. Ernest soupirait de compassion en lui voyant dissiper sa fortune, et prostituer ses talents à de frivoles succès de salon. Il chercha en vain à le mettre sur ses gardes ; Cesarini l’écouta avec tant d’impatience qu’il renonça au rôle de mentor. Il écrivit à de Montaigne, qui, de son côté, ne réussit pas mieux. Cesarini était décidé à jouer son va-tout. Et, sans métaphore, il avait fini réellement par se lancer dans les hasards du jeu. Son ardeur inquiète s’exhalait dans les émotions de rouge et noir, et ses dernières guinées disparaissaient rapidement.

Mais les lettres de de Montaigne consolaient Maltravers de la perte d’amis moins sympathiques. Le Français était devenu un homme éminent et illustre, dont l’approbation lui était plus douce que les applaudissements de la foule pendant tout ce temps ; aussi la correspondance suivie de son invisible Égérie flattait sa vanité et aiguisait sa curiosité. Cette correspondance (s’il est permis de donner ce nom à des lettres qui ne venaient que d’une main) durait depuis fort longtemps, et Maltravers était toujours dans l’impossibilité d’en découvrir l’auteur. Le ton, depuis quelque temps, en était changé, il était devenu plus triste et plus doux ; on lui parlait du vide aussi bien que des triomphes de la célébrité ; et avec un sentiment véritablement féminin, on donnait souvent à entendre qu’il est plus doux de consoler la tristesse que de partager la gloire. Il y avait dans toutes ces lettres des témoignages irrécusables d’une haute intelligence et d’un sentiment profond ; elles excitaient chez Maltravers un vif et puissant intérêt ; mais ce n’était pas un intérêt qui éveillât en lui le désir d’en connaître l’auteur, afin de pouvoir l’aimer. Elles respiraient trop, la plupart du temps, l’ironie et l’amertume d’un esprit masculin, pour charmer un homme qui regardait la douceur comme l’essence de la force des femmes. Ces lettres trahissaient le caractère, aussi bien que l’esprit et le cœur. mais ce n’était pas le genre de caractère que pouvait admirer un homme qui aimait que les femmes fussent franchement des femmes.

« J’entends souvent parler de vous, disait l’une de ces étranges missives, et je suis d’une colère presque égale quand des sots osent vous louer ou vous blâmer. Combien j’abhorre, combien je méprise le misérable monde où nous vivons !… Et pourtant je voudrais vous voir le servir et le maîtriser ! Contradiction pleine de faiblesse ! Paradoxe efféminé ! Oh ! mieux vaudrait pour vous, mille fois, fuir ses mesquines tentations, ses insuffisantes récompenses ! Si vous habitiez un désert, et que vous eussiez besoin de quelque esclave à vos ordres, je renoncerais volontiers à tout… à l’opulence, aux hommages, à ma réputation, à l’honneur même, pour aller vous servir.

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« Il fut un temps où je vous admirais pour votre génie. Mon mal est devenu chronique, et maintenant je vous adore pour vous-même. Je vous ai vu, Ernest Maltravers, je vous ai vu souvent, et, lorsque vous étiez loin de deviner que mes yeux étaient fixés sur vous. À présent que je vous ai vu, je vous comprends mieux. Nous ne pouvons juger des hommes par leurs écrits ou leurs actions. La postérité ne peut jamais bien connaître les hommes du passé. Mille volumes qui n’ont jamais été écrits, mille actions qui n’ont jamais été exécutées, sont dans les regards et la physionomie du petit nombre des hommes supérieurs à la multitude. Dans ce regard froid et abstrait, dans ce front pâle et hautain, je lis un dédain des obstacles, digne de celui qui a confiance en son but. Mais quand je vous contemple, mes yeux se remplissent de larmes ! Vous êtes triste, vous êtes seul ! Si les défaites ne vous humilient pas, le succès non plus ne peut point vous enorgueillir. Ah ! Maltravers, moi, quoique je sois femme, quoique je vive enfermée dans un cercle étroit, moi-même, je sais enfin qu’avoir des aspirations plus nobles, des vues plus augustes que les autres, c’est sacrifier la vie réelle à des rêves douloureux et tristes.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Allez davantage dans le monde, Maltravers ! Allez-y davantage, ou bien quittez-le tout à fait. Il faut faire face à vos ennemis ; ils se multiplient ; ils gagnent des forces. Vous êtes trop calme, trop lent à vous acheminer vers un triomphe certain pour satisfaire à mon impatience, pour contenter vos amis. Soyez moins difficile dans votre ambition, afin de pouvoir être plus immédiatement utile. Les pieds d’argile sont, en définitive, les plus légers pour la course. Lumley Ferrers lui-même vous dépassera, si vous n’y prenez garde.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Pourquoi vous dis-je toutes ces choses ? Vous… vous en aimez une autre ; et pourtant, vous n’en êtes pas moins l’idéal que je pourrais aimer… si je devais jamais aimer quelqu’un. Vous aimez… et pourtant !… Eh bien ? Qu’importe ! »


CHAPITRE II.

Mais, de cette façon, on n’est qu’un gentilhomme officiel. N’importe, on est toujours gentilhomme, et c’est là son but.
(Un auteur anonyme de 1772.)
La musique est le seul des talents qui jouisse de lui-même, tous les autres veulent des témoins.
(Marmontel.)

M. Templeton n’avait pas obtenu son titre, et bien qu’il n’eût éprouvé aucun refus direct, bien qu’il n’eût même adressé aucune demande directe au gouvernement, il commençait à être fort mécontent. Il avait une grande influence parlementaire ; non l’influence illégitime d’un bourg clos, mais une influence orthodoxe et fort avouable, due à son caractère, à sa fortune, etc. Il pouvait faire élire au moins un représentant d’une ville, il pouvait presque faire élire le représentant d’un comté, et un peu d’activité de sa part aurait pu même, dans trois circonscriptions électorales, faire pencher la balance d’une élection contestée. Le ministère était fort, mais pas assez pourtant pour perdre des partisans qui s’étaient montrés zélés jusque-là ; l’exemple de la désertion est contagieux. Dans la ville qu’avait autrefois représentée Templeton, et où il commandait presque aujourd’hui, une vacance s’offrit tout à coup. Un candidat de l’opposition se présenta et commença à solliciter les votes. À sa surprise et à l’effroi du ministre des finances, Templeton ne présenta personne, et ne fit aucun usage de son influence. Lord Saxingham se rendit, en toute hâte, chez Lumley.

« Mon cher, que veut dire tout ceci ? À quoi songe donc votre oncle ? Nous allons perdre l’appui de cette ville, l’une de nos forteresses. Les paris sont égaux.

— Oh ! c’est que, voyez-vous, vous avez très-mal agi vis-à-vis de mon oncle. J’en suis vraiment désolé, mais je n’y puis rien.

— Quoi ! serait-ce ce maudit titre ? on ne peut donc pas le contenter à moins ?

— C’est à prendre ou à laisser.

— Pardieu ! il faut qu’on le lui donne alors.

— Et encore, il sera peut-être trop tard.

— Ah ! croyez-vous ?

— Voulez-vous remettre l’affaire entre mes mains ?

— Certainement ; vous êtes un gaillard qui avez de l’esprit comme un diable, et nous vous estimons tous.

— Asseyez-vous, et écrivez ce que je vais vous dicter, mon cher lord.

— Bon ! dit lord Saxingham, en s’asseyant devant l’énorme bureau de Lumley : bon, allez !

« Mon cher monsieur Templeton

— C’est trop familier, dit lord Saxingham.

— Pas le moins du monde, continuez :

« Mon cher monsieur Templeton.

« Nous désirons vivement que votre influence parlementaire auprès de la ville de C*** s’exerce en faveur d’une candidature convenable, c’est-à-dire en faveur de votre famille, dans laquelle l’administration que vous honorez de votre appui a toujours trouvé ses plus courageux défenseurs. Nous voulons, en même temps, vous exprimer tout particulièrement notre confiance dans vos principes, et notre reconnaissance pour votre suffrage. Permettez-moi donc, en considération du lien de parenté qui existe entre nous, de vous prier d’appuyer immédiatement l’élection de M. Ferrers, notre parent à tous deux. »

Lord Saxingham jeta la plume, pour rire pendant deux minutes sans s’arrêter.

« Superbe, Lumley, superbe ! C’est drôle que je n’y eusse jamais pensé.

— Chacun pour soi et Dieu pour tous, dit gravement Lumley. Ayez l’obligeance de continuer, mon cher lord.

« Nous sommes convaincus que vous ne pourriez trouver un représentant qui réfléchît plus fidèlement vos opinions et nos intérêts. Un mot encore. Une création de pairs aura lieu probablement au printemps, et je suis persuadé que Sa Majesté serait fort satisfaite d’y ajouter votre nom ; il va sans dire que le titre passerait à vos fils, et, faute de ceux-ci, à votre neveu.

« Croyez-moi, monsieur, avec beaucoup d’estime et de respect,

« Votre tout dévoué,
Saxingham. »

— Là ; écrivez sur cette lettre « personnelle et confidentielle, » et envoyez-la par estafette à la maison de campagne de mon oncle.

— Il en sera fait ainsi, mon cher Lumley. Voilà une affaire qui me donne autant de satisfaction qu’à vous-même. Véritablement vous nous ferez honneur. Vous croyez que cela pourra s’arranger ?

— Sans aucun doute.

— Allons, bonjour. Venez me trouver, Lumley, quand cette affaire sera terminée. Florence est toujours contente de vous voir ; elle dit que personne ne l’amuse davantage. Et de sa part c’est un éloge très-flatteur, car c’est une drôle de fille : un vrai Timon en jupons. »

Lord Saxingham s’en alla.

« Florence est contente de me voir, dit Lumley, et il se mit à arpenter la chambre, les mains derrière le dos. L’intrigue numéro deux commence à me sourire derrière l’ombre grandissante de l’intrigue numéro un. Si je puis seulement réussir à écarter de ma belle cousine tous les autres soupirants, jusqu’à ce que je sois moi-même en position de demander sa main, il se pourrait faire que j’enlevasse le plus beau parti qui soit dans les trois royaumes. Courage, mon brave Ferrers, courage ! »

Ce soir-là il était tard quand Ferrers arriva chez son oncle. Il trouva mistress Tempieton dans le salon, assise au piano. Il entra doucement ; comme elle ne l’entendit pas, elle continua de chanter. Sa voix était si suave et si riche, son goût si pur, que Ferrers, qui était bon juge en musique, s’arrêta surpris et ravi. Bien qu’il fût venu fort souvent chez son oncle, qu’il y eût même demeuré, il n’avait jamais entendu mistress Templeton chanter autre chose que de la musique religieuse ; mais cette fois c’était une romance sentimentale fort en vogue. Il s’aperçut que, vers la fin, sa voix était altérée par l’émotion ; elle s’arrêta tout à coup, et lorsqu’elle se retourna, sa figure avait une expression d’attendrissement si éloquente que Ferrers en fut vivement frappé. Il n’était pas homme à éprouver de la curiosité pour ce qui ne le concernait pas immédiatement ; pourtant il ne put s’empêcher d’en ressentir au sujet de cette femme, si belle et si triste. Il y avait dans son aspect habituel ce regard inexprimable de profonde résignation, qui témoigne de la continuelle souvenance d’un passé douloureux. Dans ses yeux, dans son sourire, dans sa démarche languissante et sans gaieté on devinait un cœur prématurément brisé. Mais à la régularité calme et consciencieuse avec laquelle elle accomplissait la routine de ses tranquilles devoirs, on voyait que la douleur l’accablait plutôt qu’elle ne la troublait. Si son fardeau était lourd, l’habitude semblait l’aider à le porter sans murmurer ; et l’émotion que Ferrers lisait en ce moment sur ses traits doux et harmonieux était d’un genre qu’il n’y avait jamais aperçu qu’une seule fois : le premier jour qu’il avait vu mistress Templeton, ce jour où la poésie, qui est la clef de la mémoire, venait évidemment d’ouvrir dans son esprit la chambre noire hantée par des fantômes de souvenirs tristes et désolés.

« Ah ! chère madame, dit Ferrers, en s’avançant dès qu’il s’aperçut qu’il avait été vu, j’espère que je ne vous dérange pas ? Je sais que ce n’est pas l’heure des visites : mais j’ai besoin de voir mon oncle, où est-il ?

— Il a passé toute la matinée en ville, il m’a dit qu’il dînerait dehors, et maintenant je l’attends d’un instant à l’autre.

— Vous vous efforciez de charmer les ennuis de l’absence. Oserais-je vous prier de continuer ? J’entends bien rarement des voix aussi suaves et un chant aussi parfait. Vous avez dû étudier sous les meilleurs professeurs de l’Italie ?

— Non, dit mistress Templeton dont les joues délicates se couvrirent d’un léger incarnat ; j’ai appris dans ma jeunesse d’une personne qui aimait beaucoup la musique, et qui en avait le sentiment ; mais ce n’était pas un étranger.

— Voulez-vous me chanter encore cette romance ? Vous, donnez aux paroles un charme que je n’y avais jamais aperçu jusqu’à ce jour ; et pourtant elles sont (aussi bien que la musique) de mon pauvre ami que M. Templeton n’aime pas : Maltravers.

— Sont-elles vraiment de lui ? dit mistress Templeton, avec émotion ; c’est singulier, je n’en savais rien. J’ai entendu ce motif dans les rues, et il m’a vivement frappé. J’ai demandé le titre de la romance, et je l’ai achetée ; c’est fort étrange !

— Qu’est-ce qu’il y a d’étrange ?

— C’est qu’il y a une espèce de langage dans la musique et la poésie de votre ami qui me revient à la mémoire, comme des paroles que j’aurais entendues il y a bien longtemps ! Est-il jeune, ce monsieur Maltravers ?

— Il est jeune encore.

— Et… et… »

Ici mistress Templeton fut interrompue par l’entrée de son mari. Il tenait à la main la lettre de lord Saxingham qu’il n’avait pas encore ouverte. Il paraissait de mauvaise humeur ; mais ce n’était pas rare. Il donna froidement la main à Lumley, fit un signe de tête à sa femme, se plaignit du feu, et se jeta dans un fauteuil.

« Je crois, Lumley, dit-il, que j’ai fait une sottise de suivre votre avis, et de me tenir à l’écart pendant cette élection. Je vois par les journaux de ce soir qu’il va bientôt y avoir une nouvelle création de pairs. Si j’avais montré de l’activité en faveur du gouvernement, on aurait peut-être eu honte de me traiter avec ingratitude.

— Je crois au contraire que j’avais raison, répondit Lumley ; c’est la crainte, bien plus souvent que la honte, qui rend les hommes publics reconnaissants. Les votes favorables sont comme les vieux amis : on ne les estime jamais autant que lorsqu’on va les perdre. Mais qu’est-ce que cette lettre que vous avez dans la main ?

— Oh ! quelque pétition pour me soutirer de l’argent, je pense.

— Pardonnez-moi ; elle a un air officiel. »

Templeton mit ses lunettes, éleva la lettre au niveau de ses yeux, en examina l’adresse et le cachet, l’ouvrit précipitamment, et laissa échapper une exclamation qui ressemblait beau coup à un juron. Quand il eut achevé de lire :

« Donnez-moi la main, mon neveu, s’écria-t-il ; la chose est arrangée, j’aurai mon titre. Vous aviez raison ; ah ! ah !… ma chère femme, vous serez milady ; rien que ça ! N’êtes-vous pas contente ? pourquoi donc milady ne sourit-elle pas ? Où est l’enfant ? où est-elle, vous dis-je ?

— Elle est allée se coucher, dit mistress Templeton, presque avec frayeur.

— Se coucher ! Il faut que j’aille l’embrasser. Ah ! elle est allée se coucher ? Allumez cette bougie, Lumley. (Ici M. Templeton agite la sonnette.) John, dit-il, au moment où le domestique entrait, John, dites à Jacques d’aller demain de bon matin chez Baxter, pour lui commander de ne pas peindre ma voiture jusqu’à ce que je le lui fasse dire. Il faut que j’aille embrasser l’enfant. Oui, vraiment, je veux l’embrasser.

— La peste soit de l’enfant, grommela Lumley, lorsque, après avoir donné le flambeau à son oncle, il revint s’asseoir auprès du feu ; que diable a-t-elle de commun avec cette affaire ? C’est une charmante petite fille que la vôtre, madame ! Vous ne sauriez croire combien je l’aime ! Mon oncle en raffole ; cela ne m’étonne pas !

— En effet, il l’aime beaucoup, beaucoup ; et mistress Templeton poussa un soupir qui parut sortir des profondeurs de son cœur.

— L’avait-il prise en affection avant que vous fussiez mariés ?

— Oui, je le crois ; oh ! oui, certainement.

— S’il était son père, il ne pourrait l’aimer davantage. »

Mistress Templeton ne répondit rien ; elle alluma sa bougie, souhaita le bonsoir à Lumley, et se retira.

« Je voudrais bien savoir si ma grave tante et mon grave oncle n’auraient pas par hasard mordu à la pomme, avant d’avoir acheté la jouissance de l’arbre. Tout cela me paraît louche ; et pourtant, non, ce n’est pas possible ; il n’y a rien de séducteur ou de séduisant chez ce vieux bonhomme. Ce n’est pas probable ;… le voici. »

Templeton rentra ; ses yeux étaient humectés, et son front s’était éclairci.

« Et comment se porte le petit ange, monsieur ? demanda Ferrers.

— Elle m’a embrassée, quoique je l’eusse éveillée ; les enfants sont pourtant généralement maussades quand on les réveille.

— En vérité ? Pauvres chéris ! Eh bien ! monsieur, j’avais donc raison ; puis-je voir cette lettre ?

— La voici. »

Ferrers rapprocha sa chaise du feu, et lut son œuvre avec toute la satisfaction d’un auteur anonyme.

« Que de bonté ! que de prévoyance ! quels termes délicats ! Une double faveur ! Mais peut-être, en définitive, cela ne s’accorde-t-il pas avec votre désir ?

— En quoi ?

— Mais… mais… en ce qui me concerne.

Vous ! Il est donc question de vous ? Je n’ai pas remarqué cela ; voyons.

— Les oncles ne sont jamais égoïstes !… Prendre cela en note sur mon calepin ! pensa Ferrers. »

L’oncle fronça les sourcils en relisant la lettre.

— Cela ne se peut pas, Lumley, dit-il très-brièvement, quand il eut fini.

— Un siége au parlement est donc un trop grand honneur pour un pauvre neveu, monsieur ? dit Lumley d’un ton amer ; il n’éprouvait aucune amertume, mais ce ton-là était de mise en pareille circonstance. J’ai fait tout mon possible pour servir votre ambition, et vous ne voulez pas même me tendre la main pour m’aider à faire un pas de plus dans ma carrière. Mais pardonnez-moi, monsieur, je n’avais pas le droit de m’y attendre.

— Lumley ! répondit Templeton avec bonté, vous vous méprenez. J’ai une bien plus haute opinion de vous qu’autrefois ; bien plus haute. Vous avez certainement une conduite rangée et sérieuse qui est digne des plus grands éloges, et vous irez au parlement si vous le désirez ; mais vous ne représenterez pas la ville de C***. J’y appuierai de mon influence quelque autre protégé du gouvernement, et en revanche on pourra vous donner un bourg de la Trésorerie ! Cela reviendra au même pour vous. »

Lumley fut agréablement surpris ; il serra chaleureusement la main de son oncle, et le remercia de l’air le plus cordial. M. Templeton lui expliqua alors qu’il était incommode et dispendieux pour un membre du parlement de représenter un endroit où sa famille était connue, et Lumley souscrivit volontiers à tout.

« Quant à la succession du titre, tout cela s’arrangera pour le mieux, dit Templeton ; puis il s’abîma dans une rêverie profonde, qu’il interrompit gaiement tout à coup, en disant : Oui, tout cela va s’arranger pour le mieux. J’ai des projets, des intentions ; ceci peut les concilier tous. Rien ne saurait être plus avantageux. Après moi vous deviendrez lord… Mais, à propos, quel titre prendrons-nous ?

— Oh ! prenez un titre bien ronflant ; vous avez fort peu de propriétés territoriales, je crois, n’est-ce pas ?

— J’ai deux mille livres sterling de revenu, dans le comté de ***. J’ai acheté cela très-bon marché.

— Comment s’appelle cette terre ?

— Grubley.

— Lord Grubley ! baron Grubley, de Grubley, oh ! c’est atroce ! À qui appartenait cette terre, avant vous ?

— Je l’ai achetée à M. Sheepshanks ; une très-ancienne famille.

— Mais assurément, ce domaine a dû appartenir à quelque vieille famille normande, dans les temps reculés ?

— Normande ! mais oui ! Henri II la donna à son barbier, Bertram Courval.

— C’est cela ! c’est cela même ! Lord de Courval !… Singulière coïncidence !… un rejeton de la vieille souche ! Le collége héraldique aura bientôt fait d’arranger tout cela. Lord de Courval ! Rien ne saurait être plus ronflant ! Il doit y avoir, dans ce domaine, un village, ou un hameau qui porte encore le nom de Courval.

— Je crains bien que non. Il y a Coddle End !

— Coddle End ! Coddle End ! Voilà notre affaire, monsieur, voilà notre affaire ; c’est évidemment une corruption de Courval ! Lord Courval de Courval ! Superbe ! ah ! ah !

— Ah ! ah ! » Et Templeton rit comme il n’avait jamais ri de puis l’âge de trente ans.

Les deux parents restèrent longtemps ensemble, à causer familièrement. Ferrers passa la nuit chez son oncle, et dormit profondément ; car il se préoccupait peu de ses desseins une fois qu’ils étaient formés, et à demi exécutés. C’était la chasse qui le tenait en éveil, et, une fois le gibier abattu, il dormait comme un limier satisfait. Il n’en fut pas de même de Templeton qui ne ferma pas l’œil de la nuit.

« Oui, oui, pensait-il, il faut qu’en manœuvrant avec prudence je fasse passer la fortune et le titre dans la même main. Ferrers mérite bien ce que j’ai l’intention de faire pour lui. Il est franc, rangé, bon enfant, et il fera son chemin ; oui, oui, c’est bien cela. En attendant j’ai bien fait de l’empêcher de se faire porter candidat à la ville de C*** ; il aurait pu ramasser quelques bavardages sur mistress Tenipleton, et quelques autres encore qui ne seraient pas très-agréables. Ah ! je suis un vrai roué ! »


CHAPITRE III.

Lauzun. Voilà, marquis, voilà ! c’est fait.

Montespan. C’est fait ! oui ! une belle affaire !

(LA DUCHESSE DE LA VALLIÈRE.)

Lumley se hâta de battre le fer pendant qu’il était chaud. Le lendemain matin, il alla droit à la Trésorerie ; il vit le secrétaire d’administration, un homme fin et adroit, qui, comme Ferrers, dissimulait les manœuvres et l’intrigue sous des manières brusques, insouciantes et franches.

Ferrers lui annonça, qu’il allait se présenter pour la ville libre et considérée de C***, population de 2500 électeurs ; un poste éclatant, pour un membre du vieux temps antiréformiste ; c’était un bourg qu’on regardait comme parfaitement indépendant. Le secrétaire le félicita et le complimenta.

« Nous avons éprouvé dernièrement des pertes dans nos élections, parmi les grandes circonscriptions, dit Lumley.

— Mais oui vraiment. Nous avons perdu trois villes depuis six mois. Les membres meurent si mal à propos !

— Lord Staunch est-il casé ? » demanda Lumley. Or lord Staunch était un des grands chevaux de bataille populaires de l’administration ; il ne remplissait aucune fonction publique, mais il jouait un rôle éminemment utile à tous les gouvernements ; il appuyait la politique ministérielle de la manière la plus désintéressée. On savait qu’il avait refusé des places, et qu’il se piquait d’indépendance. Il aidait le gouvernement à franchir le saut périlleux, chaque fois que celui-ci se trouvait momentanément éclopé ; car c’était un homme d’une grande influence dans le pays. Lord Staunch avait inconsidérément renoncé à un bourg clos, pour briguer les suffrages d’une grande ville, et il avait échoué. Cet échec était cité partout comme une preuve de l’impopularité croissante du ministère.

« Mais il faut qu’il reprenne son ancien siége, répondit le secrétaire : les Trois-Chênes. C’est un bon petit endroit très-pacifique ; des électeurs très-recommandables : tous de la famille de Staunch.

— C’est bien ce qu’il lui faut ; pourtant c’est dommage qu’il n’ait pas attendu pour se présenter à C*** ; l’influence de mon oncle aurait assuré sa candidature.

— Eh oui ! J’y ai bien pensé dès le moment que le siége de C*** s’est trouvé vacant. Mais enfin, il est trop tard maintenant.

— Ce serait un véritable triomphe pour tout le monde, si lord Staunch pouvait faire voir qu’une grande circonscription s’est offerte à l’élire, sans frais.

— Sans frais ! Ah je crois bien ! Cela prouverait que la pureté des élections subsiste encore ; que les institutions britanniques se maintiennent toujours dans leur intégrité.

— Cela pourrait se faire, monsieur.

— Mais, je croyais que vous-même….

— Je devais me présenter ; c’est vrai ; et il sera difficile de faire entendre raison à mon oncle ; mais il m’aime beaucoup, vous savez que je suis son héritier ; je crois bien que je pour rai y réussir ; du moins si vous pensiez que ce serait très-avantageux au parti ministériel et très-utile au gouvernement.

— Mais en effet, monsieur Ferrers, ce serait l’un et l’autre.

— Et dans ce cas-là, je pourrais représenter Trois-Chênes.

— Je comprends ; oui ; précisément. Mais renoncer à une candidature aussi avantageuse !… C’est vraiment un sacrifice.

— N’en parlons plus, c’est chose faite. Une députation ira de suite trouver lord Staunch. Je vais voir mon oncle, et on enverra dès ce soir une dépêche à C*** ; du moins je l’espère, car il ne faut pas que j’y compte avec trop de certitude. Mon oncle est un vieillard ; il n’y a que moi qui puisse en venir à bout ; je vais y aller sur-le-champ.

— Vous pouvez être assuré que votre obligeance sera dignement appréciée. »

Lumley donna une cordiale poignée de main au secrétaire, et se retira. Le secrétaire n’était pas la dupe de Lumley, qui du reste s’en doutait bien. Mais le secrétaire se dit (et c’était précisément ce que voulait notre ami), que Lumley Eerrers était un homme qui recherchait des fonctions, et que s’il réussissait suffisamment bien au parlement, c’était un homme qu’il fallait pousser.

Très-peu de temps après, la Gazette annonça l’élection de lord Staunch pour la ville de C…, après une contestation vive, dont il était sorti victorieux. Les journaux ministériels entonnèrent des chants de victoire, les journaux de l’opposition adressèrent aux électeurs de C… toutes sortes d’invectives, et déclarèrent que M. Stout, l’adversaire de lord Staunch, ferait une pétition… qu’il ne fit jamais. Au milieu de tout ce bruit, M. Lumley Ferrers se glissa tranquillement et sans être remarqué dans la représentation des Trois-Chênes.

Le soir de son élection il se rendit chez lord Saxingham ; mais ce qui arriva en cette circonstance mérite un autre chapitre.


CHAPITRE IV.

Je connais des princes du sang, des princes étrangers, des grands seigneurs, des ministres d’État, des magistrats et des philosophes qui fileraient pour l’amour de vous. En pouvez-vous demander davantage ?
(Lettres de Mme de Sévigné.)
Lindore. — Je… je crois que cela va m’étouffer. Je suis amoureux… Maintenant taisez-vous. Taisez-vous, vous dis-je.

Dalner. — Vous, amoureux ! Ah ! ah !

Lindore. — Voilà qu’il rit !

Dalner. — Non ; j’en suis vraiment fâché pour vous.

(Comédie allemande. — La Fausse délicatesse.)
Qu’est-ce ?

De l’or.

(Shakspeare.)

Il arriva que ce soir-là, Maltravers, pour la première fois, avait accepté une des nombreuses invitations dont l’honorait lord Saxingham. Le comte et Maltravers appartenaient à des partis politiques opposés, et, sous bien d’autres rapports, il y avait entre eux peu de conformité. Lord Saxingham était un homme habile dans son genre, mais mondain, cité pour tel, même parmi les plus mondains. « L’homme, a-t-on dit, est né pour marcher le front levé et regarder les étoiles. » C’est là une éloquente illusion, que lord Saxingham aurait suffi à réfuter. Il semblait né pour marcher en deux ; et s’il regardait jamais des étoiles, c’étaient celles qui brillent au ruban de l’ordre de la Jarretière. Quoiqu’il descendît d’une famille illustre et historique ; quoiqu’il eût un haut rang, et quelque réputation personnelle, il avait toute l’ambition d’un parvenu. Il avait la plus haute estime pour les fonctions administratives. Ce n’était pas parce qu’il éprouvait une sublime affection pour cette chose sublime, l’autorité qu’elles donnent sur les destinées d’une nation ; mais c’était surtout parce que ces fonctions ajoutaient un peu à cette chose vulgaire, son importance personnelle dans sa coterie. Il regardait son uniforme de ministre du même œil qu’un bedeau regarde ses galons dorés. Il aimait aussi à protéger, à assurer de bonnes places à des parents éloignés, et il poussait à la fortune tous les membres de sa famille jusqu’au dernier degré de parenté ; en somme il était fort attaché aux choses terrestres. Il ne comprenait pas Maltravers ; et Maltravers, qui devenait tous les jours de plus en plus fier, le méprisait. Pourtant lord Saxingham entendait dire que c’était un homme d’avenir, et il jugeait à propos de faire bon accueil aux hommes d’avenir, à quelque parti qu’ils appartinssent. D’ailleurs il était flatteur pour son amour-propre. de s’entourer de gens qui faisaient parler d’eux. Il était trop affairé et trop grand personnage pour douter de la bonne foi de Maltravers, lorsque celui-ci lui déclarait dans ses lettres qu’il était désolé, ou qu’il regrettait beaucoup d’être privé de dîner chez lord Saxingham le, etc., etc. Par conséquent il continua ses invitations, jusqu’au jour où Maltravers, par l’effet de cette fatalité qui, sans aucun doute, nous régit et nous domine, accepta enfin la politesse qui lui était faite.

Il arriva tard : presque tous les invités étaient assemblés. Après avoir échangé quelques paroles avec le maître de la maison, Ernest se retira et se confondit avec la compagnie ; il se trouva tout près de lady Florence Lascelles. Cette dernière n’avait jamais beaucoup plu à Maltravers, car il n’aimait pas les femmes masculines, ni les héroïnes coquettes, et lady Florence lui paraissait cumuler ces deux titres ; aussi, quoiqu’il l’eût souvent rencontrée dans le monde, depuis le jour où il lui avait été présenté, il s’était toujours contenté de lui faire de loin un salut, ou de l’aborder avec quelque phrase convenue en passant. Mais cette fois, au moment où en se tournant il l’aperçut, par le plus grand des hasards elle était assise toute seule, et ses traits si nobles et si admirables portaient des traces de souffrance tellement visibles, qu’il en fut frappé et touché. En effet, toute belle qu’elle était de taille et de visage, il y avait quelque chose dans les yeux et dans la fraîcheur de lady Florence, qui aurait éveillé chez un habile médecin un regret prophétique. Et lorsque, de temps en temps une indisposition passagère faisait pâlir les roses de ses joues, et attristait le sourire de ses lèvres, un observateur superficiel même aurait songé à ce vieux proverbe bien connu : « beauté brillante, vie éphémère. » Ce fut peut-être quelque sentiment de ce genre qui éveilla en ce moment la sympathie de Maltravers. Il lui adressa la parole avec une courtoisie plus marquée que de coutume, et s’assit à côté d’elle.

« Vous avez été sans doute à la séance, monsieur Maltravers ? dit lady Florence.

— Oui, j’y suis allé un moment ; ce n’est pas une de nos soirées de bataille, on ne s’attendait pas à des débats sérieux ; et à l’heure qu’il est, je pense bien que la séance est levée.

— Aimez-vous cette carrière ?

— Elle a de l’entraînement, dit Maltravers d’une manière évasive.

— Et c’est un noble entraînement ?

— Pas trop, je le crains ; il se compose de tant de motifs bas et malveillants, de tant de jalousie entre amis, de tant d’injustice entre ennemis, de tant de précipitation à attribuer aux autres les plus lâches intentions, et à profiter soi-même des plus vils stratagèmes ! Le but peut être grand, mais les moyens sont fort équivoques.

— Je savais bien que vous penseriez ainsi, s’écria lady Florence, dont les joues se colorèrent.

— Vraiment ? dit Maltravers, avec un peu d’étonnement et d’intérêt naissant. Je ne me serais guère imaginé que vous daigneriez deviner des secrets aussi insignifiants.

— Je serais donc la seule à qui vous ne rendriez pas justice, répondit lady Florence ; et elle accompagna ses paroles d’un sourire fin, mais presque triste ; car…, mais j’allais dire une impertinence.

— Non, dites toujours.

— C’est que je ne vous crois pas sujet à ne pas vous rendre justice à vous-même.

— Oh ! vous me croyez présomptueux et arrogant ; mais c’est là l’opinion générale, et vous avez peut-être raison d’y croire.

— Ne sait-on pas toujours ce que l’on vaut ? demanda lady Florence, avec fierté. Ceux qui se défient d’eux-mêmes ont de bonnes raisons pour cela.

— Vous cherchez à guérir la blessure que vous venez de faire, répondit Maltravers en souriant.

— Non ; ce que j’ai dit là n’était qu’une excuse pour moi-même comme pour vous. Vous n’avez pas besoin de paroles pour vous défendre. Vous êtes un homme et vous pouvez appuyer toute votre arrogance de cette royale devise : Dieu et mon droit. Vos actions peuvent soutenir vos prétentions. Mais moi je suis femme ; ce fut une erreur de la nature !

— Mais est-il un seul triomphe de l’homme qui porte en lui une récompense aussi immédiate, aussi palpable que les victoires remportées par une femme belle et admirée, qui trouve un empire dans tous les salons, et des sujets dans tous les rangs de la société ?

— C’est une souveraineté méprisable.

— Quoi ?… Commander, vaincre, voir à ses pieds les plus grands, les plus puissants, et les plus austères ; avoir pour esclaves ceux en qui les hommes reconnaissent des maîtres, c’est là la puissance que vous trouvez méprisable ? Si c’était vrai, quelle est celle qui mériterait de faire envie ? »

Lady Florence se tourna vivement vers Maltravers, et fixa sur lui ses grands yeux noirs, comme si elle eût voulu lire jusqu’au fond de son cœur. Elle se détourna en rougissant, et son front se plissa légèrement.

« Il y a de la raillerie dans le pli de vos lèvres, dit-elle. »

Avant que Maltravers pût répondre, un ambassadeur étranger vint offrir le bras à lady Florence. Maltravers vit qu’il lui restait pour son lot une jeune demoiselle qui portait des avoines d’or dans ses cheveux très-blonds, et il descendit à la salle à manger, songeant plus à lady Florence qu’il n’y avait jamais songé auparavant.

Il se trouva assis en face de la jeune maîtresse de maison (lord Saxingham, le lecteur s’en souviendra, était veuf, et lady Florence était son unique enfant) ; or, Maltravers était ce jour-là dans l’une de ces dispositions heureuses où l’esprit va chercher, et fait, en quelque sorte, remonter à la surface les dons et les plus riches trésors de l’intelligence. Sa conversation fut variée et heureuse ; mais une fois en se tournant vers lady Florence pour en appeler à son avis sur quelque point en discussion, il rencontra son regard fixé sur lui avec une expression qui arrêta le courant de sa gaieté, et le plongea dans une rêverie singulière et confuse. Dans ce regard, il y avait une vive et cordiale admiration ; mais cette admiration était mêlée de tant de tristesse qu’elle perdait toute son éloquence, et que celui qui en était l’objet en fut plus attristé que flatté.

Après le dîner, lorsque Maltravers rentra dans les salons, il les trouva remplis de cette populace habituelle de la bonne société. Dans un coin, il aperçut Castruccio Cesarini qui jouait de la guitare ; son instrument était suspendu autour de son cou par un ruban bleu. L’Italien chantait bien ; plusieurs jeunes personnes se pressaient autour de lui, et parmi les autres Florence Lascelles. Maltravers, quoiqu’il aimât beaucoup la musique, vit avec répugnance que Cesarini s’offrît ainsi en spectacle. Il avait des idées chevaleresques au sujet de la dignité du talent ; et, bien qu’il possédât lui-même une science musicale et une voix qui auraient transporté en extase tous les auditeurs présents, il aurait aussi volontiers songé à se faire bateleur ou clown pour l’amusement de la société, qu’à briguer les applaudissements d’un salon. C’est parce que Maltravers était un des hommes les plus orgueilleux du monde, qu’il était aussi des moins vaniteux. Il ne se souciait aucunement des louanges qui s’adressent aux petites choses. Mais Cesarini aurait convoqué le monde entier pour le voir jouer aux jonchets, s’il s’était figuré qu’il y jouait avec adresse.

« C’est admirable ! C’est divin ! C’est charmant ! s’écrièrent les jeunes demoiselles, lorsque Cesarini eut fini. Maltravers remarqua que Florence le louait plus chaleureusement que les autres, et que les yeux noirs de Cesarini étincelaient, tandis que ses joues pâles se couvraient d’un éclat inusité. Florence se dirigea vers Maltravers ; l’Italien la suivait des yeux ; son front s’assombrit et se contracta.

— Vous connaissez signor Cesarini, dit Florence, en accostant Maltravers. C’est un jeune homme intéressant et distingué.

— Sans aucun doute. Je regrette de lui voir gaspiller son talent, le semer dans un terrain qui pourra produire quelques fleurs passagères, mais pas une plante utile, pas un fruit profitable.

— Il jouit de l’heure présente, monsieur Maltravers ; et quelquefois, quand je vois les mécomptes qui attendent un travail plus austère, je trouve qu’il a raison.

— Chut ! dit Maltravers ; il a les yeux sur nous : il écoute avec anxiété chacune de vos paroles. Je crains que, sans vous en douter, vous n’ayez fait la conquête d’un cœur de poëte ; et s’il en est ainsi, il achète à un prix effrayant la jouissance de cette heure passagère.

— Oh ! non, dit lady Florence, d’un ton indifférent, c’est un de ces hommes chez lesquels l’imagination remplace le cœur. Si je lui donne l’inspiration, peu lui importera que sa lyre soit accordée au diapason de l’espoir ou de la déception. La douceur de ses vers compensera pour lui toutes les amertumes de la vie réelle.

— Il y a deux genres d’amours, répondit Maltravers ; l’amour et l’amour-propre ; les blessures de celui-ci sont souvent plus incurables chez les hommes qui paraissent les moins vulnérables à l’amour. Ah ! lady Florence, si j’avais le droit de m’ériger en censeur auprès de vous, je me hasarderais à vous donner un avis, dussiez-vous en être offensée.

— Et cet avis ?

— C’est de renoncer à la coquetterie. »

Maltravers, en disant ces mots, sourit, mais ce fut avec gravité, et en même temps il s’éloigna doucement. Mais lady Florence lui posa sa main sur le bras.

« Monsieur Maltravers, dit-elle très-bas, et d’une voix presque défaillante, me pardonnez-vous de vous dire que je souhaite vivement votre estime ? Ne me jugez pas trop sévèrement. Je suis aigrie, mécontente, malheureuse. Je n’ai point de sympathies en commun avec le monde. Tous ces hommes que je vois autour de moi, que sont-ils ? Presque tous froids, hypocrites et égoïstes ; malveillants, mal élevés, bien habillés. Quant au petit nombre de ceux qu’on appelle des hommes distingués, leur ambition est si intéressée, ils ont si peu d’enthousiasme pour leur vocation ! Doit-on m’en vouloir si j’exerce quelquefois sur de tels hommes un pouvoir qui prouve moins ma vanité, que le dédain qu’ils m’inspirent ?

— Je n’ai pas le droit de discuter cette question avec vous.

— Mais si ; il faut discuter avec moi, me convaincre, me guider. Dieu sait si, tout impétueuse, tout orgueilleuse que je suis, j’ai besoin d’un guide ! »

Et les yeux de lady Florence s’emplirent de larmes. Les préjugés d’Ernest contre elle étaient fort ébranlés : il était même un peu ébloui par sa beauté, et touché de cette douceur inattendue ; mais pourtant son cœur restait impassible, et, après un moment de silence, il répondit presque froidement :

« Ma chère lady Florence, regardez autour de vous. Où voyez-vous quelqu’un qui soit plus digne d’envie ? Que de sources de bonheur et d’orgueil vous sont ouvertes ! Pourquoi alors vous créer des sujets de mécontentement ? Pourquoi mépriser ceux qui n’entravent pas votre route ? Pourquoi ne pas traiter avec charité les enfants de Dieu, moins bien doués que vous, si inférieurs à vous qu’ils puissent vous sembler ? Quelle satisfaction pouvez-vous éprouver à blesser le cœur ou la vanité d’autrui ? Croyez-vous par là vous grandir vous-même à vos yeux ? Vous affectez d’être supérieure à votre sexe ; et pourtant y a-t-il un caractère de femme que vous méprisiez plus que celui que vous avez adopté ? Sémiramis ne doit pas être une coquette ! Là ! maintenant que je vous ai offensée, il me reste de m’excuser d’avoir été si rude avec vous.

— Vous ne m’avez pas offensée, dit Florence, en renfonçant ses larmes ; et elle ajouta intérieurement : oh ! non ! je suis si heureuse au contraire ! »

Il y a telles lèvres auxquelles les femmes les plus orgueilleuses permettent volontiers certaines critiques qui leur prouvent qu’elles ne partent point de l’indifférence.

Ce fut en ce moment que Lumley Ferrers, échauffé par le succès de ses manœuvres et de ses projets, entra dans le salon ; son coup d’œil rapide découvrit, dans un coin de l’appartement, ce qui lui parut être certaines coquetteries très-dangereuses entre sa riche cousine et Ernest Maltravers. Il s’approcha, et, de son air de franchise habituelle, il tendit une main à chacun.

« Ah ! ma chère et belle cousine, félicitez-moi, et demandez-moi l’enveloppe de ma première lettre, pour la faire relier dans une collection d’autographes des sénateurs les plus distingués ; cela vaudra beaucoup d’argent un de ces jours. Votre très-humble, monsieur Maltravers ; comme nous allons rire sous cape l’un et l’autre aux dépens du charlatanisme politique, lors que vous et moi, les meilleurs amis du monde, nous nous trouverons assis sur des bancs opposés. Mais, lady Florence, pourquoi ne m’avez-vous jamais présenté à votre favori italien ? Allons ! je puis lui tenir tête sur Alfieri, par lequel il doit jurer, cela va sans dire, et dont les vers, soit dit en passant, sont taillés dans du buis, car c’est bien le bois le plus dur qu’on ait jamais pu inventer pour sculpter ce genre de produit mécanique. »

Ce disant, Ferrers réussit, très-adroitement, selon lui, à séparer deux êtres formés par la nature (il le craignait du moins) pour se rencontrer ; et à sa grande joie, Maltravers se retira peu de temps après.

Ferrers, avec cette heureuse facilité qui appartenait à son caractère souple et intrigant, mit bientôt Cesarini tout à fait à son aise avec lui ; et quelques expressions dédaigneuses dont se servit Ferrers en parlant de Maltravers, unies à quelques compliments exagérés adressés à l’Italien, lui gagnèrent complétement le cœur du poëte. La brillante Florence fut plus silencieuse, plus calme que de coutume ; et sa voix était plus douce, quoique plus grave, lorsqu’elle répondait aux éloquents appels de Castruccio. Ce dernier était un de ces hommes auxquels on donne le nom de beaux parleurs. Par degré, Lumley retomba dans le silence, et prêta l’oreille à ce qui se passait entre lady Florence et l’Italien, bien qu’il parût plongé dans la contemplation d’une série de « Vues du Rhin » étalées sur la table.

« Ah ! dit Cesarini dans sa douce langue maternelle ; si vous saviez avec quelle sollicitude j’épie toutes les nuances de cette physionomie qui est pour moi le ciel ! Est-elle voilée de nuages ? La nuit m’environne de toutes parts ! Est-elle radieuse ? Je suis comme le Persan qui contemple le soleil !

— Pourquoi me parlez-vous ainsi ? Savez-vous que si vous n’étiez pas poëte, je me fâcherais.

— Vous ne vous êtes point fâchée quand le poëte anglais, ce froid Maltravers, vous a parlé avec autant d’audace. »

Lady Florence redressa sa tête hautaine.

« Signor, dit-elle, en réprimant son premier mouvement, pour lui parler avec douceur : signor, de la part de M. Maltravers, il n’y a ni flatterie, ni…

— Présomption, vous alliez dire, fit Cesarini, en grinçant des dents. Mais, avec tout cela, il fut un temps où vous prêtiez une oreille moins glacée à l’expression de mon profond dévouement.

— Jamais, signor Cesarini, jamais ; je n’y ai toujours voulu voir que la banale galanterie de votre pays ; permettez que je continue à n’y rien voir de plus.

— Non, femme orgueilleuse, dit Cesarini avec violence, non ; écoutez la vérité ! »

Lady Florence se leva indignée.

« Écoutez-moi, continua-t-il, Moi !… moi, le pauvre étranger, le ménestrel méprisé, j’ose lever les yeux jusqu’à vous, je vous aime ! »

De sa vie Florence Lascelles n’avait été à ce point humiliée et confondue. Bien qu’elle eût pu s’amuser de la vanité de Cesarini, elle ne pensait pas lui avoir donné le droit de lui parler, à elle, la grande dame, recherchée en mariage par des ducs et des princes, de cette façon hardie. Elle croyait presque qu’il était devenu fou. Mais, en cet instant, elle se souvint des paroles de Maltravers, et elle sentit que sa punition commençait déjà.

« Vous voudrez bien penser et parler avec plus de calme, la prochaine fois que nous nous rencontrerons, monsieur ! »

Et, en disant ces mots, elle s’éloigna majestueusement.

Cesarini resta pétrifié ; sur sa sombre physionomie se reflétaient des passions telles qu’on en voit rarement sur la figure des hommes civilisés.

« Où demeurez-vous, signor Cesarini ? demanda la voix mielleuse et familière de Ferrers. Faisons une partie du chemin ensemble ;… c’est-à-dire quand vous serez las de la chaleur qu’il fait dans ces salons. »

Cesarini poussa un gémissement.

« Vous êtes malade, continua Ferrers, l’air va vous remettre, venez. »

Il s’échappa du salon, et l’Italien le suivit machinalement. Ils marchèrent ensemble quelques moments en silence, côte à côte ; c’était une soirée transparente et délicieuse ; il faisait clair de lune. À la fin :

« Pardonnez-moi, mon cher signor, dit Ferrers ; mais vous vous êtes peut-être déjà aperçu que je suis un drôle de garçon, très-franc, très-original. Je vois que vous vous êtes épris des charmes de mon inhumaine cousine. Puis-je vous être utile à quelque chose ? »

Un homme familiarisé le moins du monde avec la société où nous vivons se serait défié d’une pareille cordialité de la part du cousin d’une héritière, vis-à-vis d’un soupirant très-mal assorti. Mais Cesarini, comme beaucoup de poëtes médiocres (bien entendu que ce ne sont pas les bons poëtes), n’avait pas de sens commun. Il trouvait tout naturel qu’un homme qui avait pour sa poésie l’admiration que lui avait témoignée Lumley, prît un grand intérêt à son bonheur ; il répondit donc avec chaleur :

« Oh ! monsieur, je suis véritablement accablé par ce coup fatal ; j’avais rêvé qu’elle m’aimait ! Les paroles qu’elle m’adressait étaient toujours si flatteuses et si douces ! Déjà même je lui avais avoué mon amour en vers, et elle ne l’avait pas repoussé !

— Est-ce que vos vers lui déclaraient réellement et clairement votre amour, et en votre propre nom ?

— Mais… le sentiment était voilé peut-être ; je l’avais mis dans la bouche d’un personnage fictif, ou traduit par une allégorie.

— Oh ! fit Ferrers, pensant à part lui qu’il était très-probable que la brillante Florence, chantée par un millier de bardes, n’avait fait que jeter un rapide coup d’œil sur les vers qui avaient coûté au pauvre Cesarini tant de travail, et lui avaient inspiré une espérance si audacieuse. Oh ! et ce soir elle a été plus sévère ! Elle est terriblement coquette la belle Florence ! Mais vous avez peut-être un rival.

— Je le sens !… je l’ai vu ! je le sais.

— Qui soupçonnez-vous ?

— Ce maudit Maltravers ! C’est un obstacle que je retrouve toujours sur mon chemin ; mon esprit étonné pâlit devant le sien, toutes les fois que nous nous rencontrons. Je lis mon arrêt dans ses traits.

— Si c’est Maltravers, dit Ferrers avec gravité, le danger ne peut être grand. Florence ne l’a vu que fort peu, et il ne l’admire pas beaucoup ; mais c’est un fort beau parti que ma cousine, et Maltravers est ambitieux. Il faut nous mettre en garde sans perdre de temps, Cesarini ; car, sachez que je déteste Maltravers autant que vous le haïssez vous-même, et je vous aiderai volontiers dans tous les desseins que vous pourrez former pour renverser ses espérances de ce côté-là.

— Noble et généreux ami ! Et cependant il a plus de fortune et plus de naissance que moi.

— C’est possible ; mais dans une position comme celle de lady Florence, toutes les petites démarcations de rang entre ses soupirants sont à peu près au même niveau. Je ne vous dis pas qu’il ne me serait pas plus agréable de lui voir épouser un compatriote et un homme de son rang ; mais je vous ai pris en amitié, et je déteste Maltravers ; elle est très-romanesque ; elle aime passionnément la poésie ; elle écrit des vers elle-même, j’imagine. Oh ! vous lui convenez à merveille ; mais hélas ! comment la reverrez-vous ?

— La revoir ! que voulez-vous dire ?

— Mais ne lui avez-vous pas déclaré votre flamme ce soir ? j’ai cru vous avoir entendu. Pouvez-vous vous imaginer un seul instant qu’après un tel aveu lady Florence consente encore à vous recevoir ;… si toutefois elle a l’intention de repousser votre amour ?

— Quelle folie j’ai faite ! Mais non… il faut qu’elle me voie, il le faut !

— Croyez-moi : dans ce pays-ci la violence ne réussirait pas. Suivez mon conseil. Écrivez-lui une lettre d’excuses bien humble, reconnaissez votre erreur, invoquez sa pitié ; et, déclarant que vous renoncez à tout jamais au rôle d’amant, conjurez-la de vous accorder encore une fois le titre d’ami. Tenez-vous donc tranquille, et écoutez-moi jusqu’au bout. Je suis plus âgé que vous et je connais ma cousine ; elle sera piquée ; votre humilité calmera d’une part sa vanité, tandis que votre froideur la stimulera de l’autre. Pendant ce temps vous surveillerez Maltravers ; je serai à vos côtés ; et, entre nous deux, pour nous servir d’une phrase triviale, nous lui ferons son affaire. Alors vous aurez pour vous l’occasion, la place libre, et le bon droit. »

Cesarini se montra d’abord rebelle ; mais il finit pourtant par reconnaître la sagesse des avis de Lumley. Néanmoins celui-ci ne voulut pas le quitter avant de lui avoir fait adopter ses conseils. Il conduisit Cesarini à son club, lui dicta sa lettre à Florence, et se chargea de la faire parvenir. Ce ne fut pas tout.

« Il est nécessaire aussi, dit Lumley après un moment de réflexion, que vous écriviez à Maltravers.

— Et pourquoi ?

— J’ai mes raisons. Priez-le d’une manière franche et amicale, de vous dire son opinion de lady Florence ; dites-lui que vous croyez être aimé d’elle, et demandez-lui ingénument s’il pense que vous ayez des chances de bonheur dans une pareille union.

— Mais pourquoi cela ?

— Sa réponse pourra nous être utile, répondit Lumley d’un ton pensif. Attendez ; je vais vous dicter cette lettre. »

Cesarini surpris hésitait ; mais il y avait chez Lumley une puissance de volonté qui maîtrisait déjà l’esprit faible et passionné du poëte. Il écrivit donc sous la dictée de Lumley : sa lettre commençait par quelques doutes banals sur le bonheur qu’on peut trouver en général dans le mariage ; puis il s’excusait de sa froideur récente envers Maltravers, et lui demandait confidentiellement son opinion sur le caractère de lady Florence, et les chances de succès que lui (Cesarini), pouvait espérer auprès d’elle.

Lumley cacheta cette lettre, et s’en chargea comme de la première.

« Vous remarquez, dit-il brièvement à Cesarini, que le but de cette épître est d’amener Maltravers à faire un aveu franc et sincère de son aversion pour lady Florence ; nous pourrons nous servir avantageusement plus tard d’un pareil aveu, si nous trouvons en lui un rival. Maintenant allez chez vous vous reposer ; vous paraissez épuisé. Adieu, mon nouvel ami. »

« J’avais depuis longtemps un pressentiment que cette étrange fille s’était prise d’une fantaisie romanesque pour Maltravers, dit Lumley à son conseiller intime, c’est-à-dire à lui-même, en s’acheminant vers Great-George-Street. Mais je puis facilement empêcher qu’un pareil accident ne dégénère en une véritable catastrophe. En attendant, je me suis assuré d’un instrument qui pourra me servir au besoin. Pardieu ! que ce poëte est donc un sot animal ! Mais Cassio était de même, et cela n’empêchait pourtant pas Iago de s’en servir. Si Iago était né de notre temps, et qu’il eût renoncé à cette absurde manie de vengeance, c’eût été un gaillard bien remarquable ! Il serait devenu premier ministre tout au moins ! »

Castruccio Cesarini, pâle, défait, épuisé, après avoir parcouru une longue distance, arriva enfin à son pauvre logis, dans un faubourg de Chelsea. Sa fortune était maintenant dissipée, il l’avait dépensée à faire faire bien maigre chair à une vanité insatiable et imbécile ; il l’avait dépensée à paraître ce que la nature ne l’avait jamais destiné à être : un élégant libertin, un gracieux dissipé, le trouvère de la vie moderne ; il l’avait dépensée en chevaux, en bijoux, en vêtements élégants ; il l’avait dépensée au jeu, et à la publication de poëmes qui ne se vendaient pas, imprimés sur papier satiné et dorés sur tranches ! il l’avait dépensée afin d’être, non pas un plus grand homme, mais un homme plus à la mode qu’Ernest Maltravers ! Tel est le commun destin de ces pauvres aventuriers qui emprisonnent la gloire dans les étroites limites des boudoirs et des salons. Qu’ils soient poëtes ou dandys, riches parvenus ou cadets de l’aristocratie, peu importe ; tous apprennent à leurs dépens que, lorsqu’on se trompe de chemin pour arriver à la célébrité, on laisse, épars sur la route, les débris de la tranquillité, du bonheur, de la fortune, et trop souvent de l’honneur ! Et cependant ce pauvre jeune homme avait osé aspirer à la main de Florence Lascelles ! Il partageait l’idée communément accréditée parmi les étrangers que les jeunes filles en Angleterre se marient par amour, et sont très-romanesques ; que, dans la Grande-Bretagne, les héritières sont aussi nombreuses que les mûres sauvages ; et quant au reste, sa vanité avait été tellement caressée qu’elle s’était insinuée dans toutes les fibres de son système moral et intellectuel.

En arrivant à sa porte, Casarini regarda furtivement tout autour de lui, car il se figurait que, même dans ce coin obscur, il pouvait se trouver des gens curieux d’entrevoir le poëte célèbre. Il cachait soigneusement sa demeure à tous ; il mangeait un petit pain pour son dîner, lorsqu’il ne dînait pas dehors ; et il se faisait adresser ses lettres au club des Voyageurs. Il regarda assez furtivement autour de lui, et il observa un homme de haute taille, enveloppé d’un manteau, qui, du reste, l’avait suivi depuis les quartiers les plus fréquentés de la ville. Mais cet individu s’en retourna et disparut sur-le-champ. Cesarini monta au second. Vers le milieu du jour suivant, un messager laissa une lettre pour lui à la porte de la maison. C’était un billet de cent livres sterling[24] dans une enveloppe qui ne contenait pas un seul mot. Cesarini ne connaissait pas l’écriture de l’adresse ; son orgueil fut profondément blessé. Au milieu de toute sa pénurie, il n’avait jamais rien demandé à sa propre sœur. Était-ce elle ou de Montaigne qui lui envoyait cet argent ? Il se perdait en conjectures. Il mit de côté le billet pendant quelques jours, car il avait une certaine grandeur dans le caractère, le pauvre poëte ! Mais les créances devinrent pressantes, et la nécessité n’a pas de loi.

Deux jours après, Cesarini apporta à Ferrers la réponse qu’il avait reçue de Maltravers. Lumley avait prévu avec raison que la noblesse d’âme d’Ernest s’indignerait de la coquetterie qu’avait montrée Florence en faisant concevoir à l’Italien des espérances qui ne devaient jamais se réaliser, et qu’il se prononcerait à ce sujet franchement et chaleureusement. Il le fit néanmoins avec plus de modération que Lumley ne s’y attendait.

« Ce n’est pas tout à fait notre affaire, dit Ferrers après avoir relu la lettre deux fois ; cependant c’est un document qu’il pourra nous être utile plus tard d’avoir entre les mains ; nous conserverons cette lettre. »

Là-dessus, il enferma cette lettre dans son pupitre, et Cesarini en eut bientôt oublié l’existence.


CHAPITRE V.

Lorsque, pour la première fois, elle vint éblouir mes yeux ravis, je crus voir un mirage délicieux, une apparition charmante, envoyée sur la terre pour l’embellir un moment.
(Wordsworth.)

Pendant quelques semaines, Maltravers ne revit pas lady Florence ; en attendant, Lumley Ferrers fit son début au parlement. Rigoureusement fidèle à son système de suivre en tout une ligne de conduite préméditée, et trop judicieux pour s’exagérer son mérite, il ne se risqua pas, comme presque tous les nouveaux membres qui se croient de l’avenir, à l’épreuve douteuse d’un grand discours de début. Quoiqu’il eût la parole hardie, prompte et facile, il n’était pas éloquent, et il savait que, dans les grandes occasions, où il faut de grands discours, les gros canons aiment à faire à eux seuls les honneurs de l’affaire. Il ne tomba pas non plus dans l’autre erreur, commune aux jeunes membres qui ont de l’avenir, lesquels s’acharnent comme des sangsues après la première affaire à l’ordre du jour, et sont toujours à chicaner sur les détails ; tout cela pour gagner en échange de leurs peines le titre de personnages fastidieux qui ne feront jamais rien de bon. Mais il parlait fréquemment, courageusement, brièvement, et en assaisonnant ses discours d’une bonne dose de personnalité et de bonne humeur. C’était précisément l’homme qu’un ministre peut charger de dire la chose que d’autres ne voudraient pas dire ; et il le faisait avec une intrépidité de franchise qui faisait passer sur plus d’une infraction apparente aux lois du bon goût. Il devint bientôt un des orateurs favoris de la clique parlementaire, surtout auprès de ces messieurs qui se pressent en foule à la barre, et qui se soucient fort peu d’entendre les arguments du débat. Il existait maintenant un refroidissement évident entre lui et Maltravers, car ce dernier considérait son ancien ami (que ses principes de logique avaient conduit jusqu’au républicanisme, et qui jadis accusait souvent Maltravers de compromettre par des tergiversations la vérité elle-même, en hésitant à l’appliquer à un état de société artificiel) comme un aventurier hypocrite et sans convictions. De son côté, Ferrers, voyant qu’Ernest ne pouvait plus lui être utile à rien, ne demandait pas mieux que de planter là une intimité sans profit. Il pensait même que le meilleur moyen de bannir un rival supposé de la maison de son noble parent, lord Saxingham, ce serait de se faire quelque querelle avec lui, s’il était possible. Mais l’occasion ne s’en présenta pas, de sorte que Lumley tint en réserve une boutade toute prête, ou un sarcasme impromptu pour s’en servir au besoin.

La saison et la session touchaient l’une et l’autre à leur terme, lorsque Maltravers reçut de Cleveland une invitation pressante pour passer une semaine à sa villa, qu’il trouverait disait-il, pleine de personnes agréables ; et comme toutes les affaires qui pouvaient donner matière à des débats ou à des divisions étaient terminées, Maltravers fut heureux de pouvoir respirer un peu d’air frais et changer de lieux. Il expédia donc son bagage et ses livres favoris, et par une belle après-midi du mois d’août, il monta à cheval et s’achemina seul vers Temple-Grove. Son expérience de la vie publique lui avait causé beaucoup de mécontentement, et peut-être beaucoup de mécomptes ; aussi plus disposé encore que de coutume à juger sévèrement les défauts des autres, avec ses idées grandioses de délicatesse raffinée, il poussait la mauvaise humeur jusqu’à mêler à ses critiques des reproches qu’il s’adressait à lui-même, pour avoir trop cédé aux doutes et aux scrupules qui souvent éprouvent les esprits honnêtes et sincères, au début de leur carrière dans le tourbillon du monde politique, et qui ne manquent jamais d’énerver l’énergie de l’action en flétrissant ses robustes couleurs par le pâle reflet de la prudence.

Son esprit s’acheminait lentement vers ces conclusions qui métamorphosent quelquefois les théoristes les plus exaltés en praticiens consommés, et peut-être voyait-il devant lui la perspective agréable, présentée d’une manière si flatteuse à un autre homme d’État qui se plaignait d’être trop honnête pour la politique : « N’ayez pas peur, vous deviendrez un fort joli coquin, avec le temps. »

Depuis plusieurs semaines il n’avait pas eu de nouvelles de sa correspondante inconnue, et maintenant il en était venu à ne pouvoir plus se passer de ces lettres, qu’il recevait depuis plus de deux années et qui, avec leur mélange de lamentations, d’exhortations, de sombre découragement et d’enthousiasme déclamatoire, l’avaient souvent consolé dans ses moments de tristesse, et lui avaient souvent fait apprécier les joies du succès. Tandis que son esprit était préoccupé de ces pensées (car, d’une façon ou d’une autre, à tous ses rêves d’ambition se mêlaient toujours des pensées de curiosité au sujet de sa correspondante), il fut frappé de la beauté d’une petite fille, âgée d’environ onze ans, qui se promenait avec une bonne sur la chaussée, le long de la route. Je dis qu’il fut frappé de sa beauté, mais non, ce fut plutôt le charme de sa physionomie que la perfection de ses traits qui arrêta le regard de Maltravers ; charme étrange qui peut-être eût été nul pour d’autres, mais qui était pour lui d’une séduction inexprimable, et qui avait si peu de rapport avec la fascination vulgaire de la seule beauté, que son cœur en eût été également touché, s’il l’avait trouvé réuni à des traits incorrects et irréguliers, ou à un teint sans fraîcheur. Ce charme consistait en une expression de douceur d’une innocence indicible, qui rappelait le regard de la colombe. Nous nous faisons tous quelque image idéale du bel ange tutélaire que nous souhaitons sur terre, et, dans les caprices de notre imagination, nous mesurons et nous proportionnons notre admiration pour les êtres vivants, au plus ou moins de ressemblance qu’ils nous présentent avec ce beau idéal. La beauté qui n’est pas d’un caractère familier aux rêves de notre esprit obtiendra peut-être le froid hommage de notre raison, tandis qu’un regard, un trait, quelque chose qui réalise et qui évoque la vision de notre adolescence, qui s’assimile, même indistinctement, à l’image que nous portons en nous, recèle une beauté particulière à nos regards, et réveille une émotion qui semble presque appartenir au souvenir. C’est ce que devaient éprouver les platoniciens lorsqu’ils supposaient que les âmes entraînées l’une vers l’autre sur la terre avaient été précédemment unies dans une autre phase d’existence, et dans une sphère plus divine. Il y avait précisément dans la jeune figure que contemplait Ernest, cette ineffable conformité avec ses idées préconçues du beau. Plus d’une rêverie se réalisait pour lui dans ces yeux doux et souriants, d’un bleu foncé, dans cette expansion ingénue du front, dans les contours fins et bien dessinés de ces sourcils, dans ce nez où l’on ne voyait pas la régularité nette et accentuée qu’on admire dans le marbre, mais qui donne à la chair vivante un caractère dur et ferme, mieux approprié à un sexe plus fort ; non, ce nez n’avait ni la pureté grecque, ni la pureté du moule romain, mais il était petit, délicat, et, le plus légèrement du monde, retroussé vers le bout, ce qui ne s’apercevait que dans une seule position de la tête, comme pour donner quelque chose de plus spirituel à des lèvres gracieuses et flexibles, qui, dans la douceur de leur expression de repos, semblaient sourire sans le savoir, moins par l’effet d’une enfantine gaieté, que par suite d’une heureuse sécurité de tempérament. Telle était la physionomie de cette belle enfant, que Maltravers regardait plein d’un respect involontaire, avec une admiration extatique, du genre de celle qu’on ressent en contemplant une vierge de Raphaël, ou un soleil couchant de Claude Lorrain. La jeune fille ne paraissait pas éprouver de coquetterie prématurée en voyant l’admiration manifeste, quoique discrète, dont elle était l’objet. Son regard sans crainte et sans défiance rencontra ouvertement les yeux brillants et éloquents qui étaient fixés sur elle. Avec l’impulsion vive et sans contrainte d’une enfant, elle signalait du geste à sa compagne le crin noir et luisant, et le cou fier et gracieusement recourbé du superbe cheval arabe que montait Ernest.

Or il arriva, entre Maltravers et le jeune objet de son admiration, un petit incident qui servit peut-être à fixer dans la mémoire de la jeune fille cette passagère rencontre avec un étranger ; car il est certain que, bien des années après, elle se rappelait toutes les circonstances de cette rencontre, et les traits de Maltravers. Elle portait un de ces grands chapeaux de paille qui sont si jolis sur la tête des enfants ; la chaleur du jour lui fit dénouer les rubans qui l’attachaient. À un détour de la route où la campagne se trouvait plus découverte, une brise douce se leva et emporta soudain le chapeau presque sous les pieds du cheval d’Ernest. L’enfant, tout naturellement, s’élança en avant pour arrêter son déserteur, et son pied glissa sur le rebord du talus, un peu abrupt en cet endroit ; elle poussa un cri de douleur étouffé. Mettre pied à terre, ressaisir le chapeau, le rendre à qui de droit, ce fut pour Ernest l’affaire d’un moment ; la pauvre petite s’était foulé la cheville, et s’appuyait sur sa bonne pour ne pas tomber. Mais lorsqu’elle vit de l’inquiétude et presque de l’effroi sur le visage de l’étranger (car le cri de douleur de l’enfant lui avait littéralement glacé le cœur, tant était puissant l’intérêt inconcevable qu’elle avait éveillé chez lui), elle fit pour se maîtriser un effort bien rare à son âge, et, avec un sourire forcé, elle l’assura qu’elle ne s’était pas fait beaucoup de mal, que ce n’était rien, et que, du reste, elle était tout près de chez elle.

« Ah ! mademoiselle, dit la bonne, je suis sûre que vous vous êtes fait bien mal. Mon Dieu ! mon Dieu ! que monsieur va donc être en colère ! Ce n’était pas de ma faute ; n’est-ce pas, monsieur ?

— Oh ! non, ce n’était pas de votre faute, Marguerite ; n’ayez pas de crainte, papa ne vous grondera pas. Mais cela va beaucoup mieux à présent. »

En disant ces mots, elle essaya de marcher ; vain effort ! elle devint plus pâle encore, et quoiqu’elle s’efforçât de retenir un cri, des larmes involontaires coulèrent le long de ses joues.

Quelque singulier que cela puisse paraître, Maltravers n’avait jamais été plus touché ; ses yeux aussi se remplirent de larmes ; il brûlait de la porter dans ses bras, mais, tout enfant qu’elle fût, une étrange timidité nerveuse l’en empêchait. Marguerite s’y attendait peut-être, car elle le regarda fixement, avant de se charger d’un fardeau que, vu sa taille petite et frêle, elle n’était guère capable de porter. Cependant, après un moment d’hésitation, elle souleva l’enfant qui, honteuse de ses pleurs, et presque vaincue par sa douleur, se cacha la tête dans le sein de sa bonne ; Maltravers marchait à côté d’elle, tandis que son cheval docile et bien dressé le suivait à une petite distance, posant de temps à autre les pieds de devant sur le talus, pour arracher une bouchée de feuilles à la haie.

« Oh ! Marguerite, s’écria la pauvre blessée, je ne puis endurer cette douleur… je ne le puis vraiment ! »

Et Maltravers remarqua que Marguerite avait laissé pendre le pied blessé au lieu de le soutenir, de sorte qu’en effet, la douleur devait en être presque intolérable. Il ne put se contenir plus longtemps.

« Vous n’êtes pas assez forte pour la porter, dit-il vivement à la bonne, » et un instant après l’enfant était dans ses bras. Avec quelle tendresse inquiète il la portait ! Et qu’il fut heureux lorsqu’elle tourna son visage souriant vers lui, en lui disant qu’elle ne sentait presque plus de mal ! S’il était possible de devenir amoureux d’une enfant de onze ans, peu s’en fallait que Maltravers ne fût amoureux. Ses artères battaient, rien qu’à sentir la pure haleine de l’enfant sur sa joue, et ses beaux cheveux abondants, qui, soulevés par la brise, caressaient ses lèvres. Il baissa la voix pour lui murmurer toutes ces paroles affectueuses et consolantes, éloquence naturelle aux personnes qui aiment les enfants. Ernest Maltravers était adoré des enfants ; il les comprenait et il sympathisait avec eux ; il y avait beaucoup de la nature de l’enfant chez lui, sous l’enveloppe rude et froide de sa hautaine réserve. Ils arrivèrent enfin à la loge du parc, et Marguerite ayant demandé avec empressement si « Monsieur et Madame étaient à la maison », parut charmée lorsqu’on lui répondit qu’ils n’y étaient pas. Ernest, néanmoins voulut à toute force porter son doux fardeau à travers la pelouse jusqu’à la maison, qui, semblable en cela à presque toutes les maisons de campagne des environs de Londres, n’était qu’à une petite distance de la loge. Après avoir reçu la promesse la plus positive qu’on enverrait chercher un médecin immédiatement, force lui fut de se contenter d’étendre la blessée sur un canapé dans le salon. Elle le remercia avec tant de gentillesse, et l’assura avec tant d’amabilité qu’elle souffrait beaucoup moins, qu’il aurait donné le monde entier pour pouvoir l’embrasser. L’enfant avait achevé la conquête de Maltravers, en se montrant supérieure à cette faiblesse, ordinaire chez les enfants, d’exagérer leurs maux, afin de se faire plaindre, et d’augmenter par là leur importance et leur dignité. Elle était évidemment dépourvue d’égoïsme, et savait penser aux autres. Il l’embrassa : mais ce fut sa main qu’il baisa, et jamais chevalier n’a baisé avec plus de respect la main de sa dame ; alors pour la première fois l’enfant rougit ; alors pour la première fois elle pressentit que le jour viendrait où elle ne serait plus une enfant ! Pourquoi cela ? Peut-être parce que le premier témoignage d’une tendresse qui inspire le respect, et non la familiarité, est une ère dans la vie.

— Si jamais je pouvais redevenir amoureux, se dit Maltravers en continuant sa route, je crois vraiment que ce serait de cette ravissante petite fille. Le sentiment que j’éprouve ressemble plus à de l’amour à première vue, que toutes les émotions que m’ait jamais causées la beauté. Alice… ! Valérie… ! Non ; la première fois que je les ai vues je n’ai rien éprouvé de semblable ! Mais quelle folie ! Une enfant de onze ans ! et moi qui vais en avoir trente ! »

Pourtant, folie ou non, l’image de cette jeune fille poursuivit Maltravers pendant plusieurs jours ; jusqu’à ce que le changement de lieux, les distractions de la société, les graves préoccupations de l’homme fait, et surtout les circonstances entraînantes que nous allons raconter, eurent par degrés effacé cette étrange mais délicieuse impression. Il avait appris pourtant que M. Templeton était le propriétaire de la villa qu’habitait l’enfant. Il écrivit à Ferrers pour lui raconter l’incident et lui demander des nouvelles de la petite blessée. Peu de temps après il reçut une lettre de Lumley qui lui annonçait que l’enfant s’était remise de son accident, et qu’elle était allée à Brighton avec M. et Mme Templeton, pour changer d’air et prendre les bains de mer.



LIVRE VIII.


CHAPITRE PREMIER.


Notitiam primosque gradus vicinia fecit.
(Ovide.)


La ville de Cleveland était en effet pleine de ces personnes auxquelles on donne habituellement les qualifications d’agréables. Lady Florence Lascelles était du nombre. Le sage vieillard avait toujours conseillé à Maltravers de ne pas se marier trop jeune ; mais il ne voulait pas non plus qu’il différât cette époque importante de la vie, jusqu’à ce que toute jeunesse de cœur et d’émotion fût passée. Comme les anciens législateurs, il jugeait que l’âge de trente ans était l’heureux moment de former un lien, dans lequel on devrait peut-être apporter, avec la raison de l’âge mûr, la passion de la jeunesse. Il voyait peu d’hommes plus capables que Maltravers d’apprécier les jouissances vraies de la vie domestique. Depuis longtemps aussi, il pensait qu’il n’y avait personne qui pût mieux sympathiser avec les idées d’Ernest, et comprendre mieux les singularités de son caractère que l’intelligente et spirituelle Florence Lascelles. Cleveland se montrait tolérant envers toutes ses excentricités d’idée et de conduite, excentricités qui disparaîtraient promptement, pensait-il, sous l’influence de cet attachement qui produit en général un si grand changement chez les femmes, et qui sait assouplir, lorsqu’il est fort et sincère, les caractères les plus entiers, jusqu’à céder ou s’assimiler aux sentiments et aux habitudes de la personne qu’on aime.

La faculté pleine de dignité que Maltravers avait de se maîtriser lui-même, était précisément, selon Cleveland, la qualité la plus propre à donner aux hommes, à leur insu, de l’empire sur les pensées même de la femme dont ils ont conquis l’amour. Tandis que, d’un autre côté, il espérait que l’imagination et l’enthousiasme de Florence serviraient à aiguillonner et à rendre plus pratique une ambition qui, au calme point de vue de l’homme du monde, était disposée à se montrer trop délicate sur les moyens d’atteindre aux distinctions de la société, et trop portée au cui bono. D’ailleurs Cleveland savait apprécier dignement les avantages de fortune et de position. Il savait que le rang et la dot de Florence mettraient forcément Maltravers dans une position sociale qui exigerait de sa part le déploiement de facultés nouvelles ; et, selon lui, les facultés de Maltravers étaient plus propres à commander qu’à servir. Il reconnaissait chez Ferrers un homme qui parviendrait au pouvoir ; chez Maltravers un homme par qui le pouvoir, s’il y atteignait jamais, serait manié avec dignité et exercé en faveur de nobles objets. Il y avait donc chez Cleveland, un motif plus élevé que l’intérêt vulgaire de Maltravers dans son désir de lui voir obtenir le cœur et la main de la grande héritière ; et il s’imaginait que, quel que fût l’obstacle, il ne viendrait pas de la part de lady Florence. Néanmoins, il résolut prudemment de laisser les choses suivre leur cours naturel. Il ne parla de rien ni à l’un ni à l’autre. Il n’y a pas d’endroit où l’on devienne aussi facilement amoureux que dans une grande maison de campagne ; et il n’y a pas de moment plus propice aux amours, dans le grand monde indolent, que la fin de la saison de Londres, époque où, ennuyés par mille petits soucis, et dégoûtés des intimités superficielles, les gens les plus froids eux-mêmes soupirent après les témoignages d’une affection sincère, et le plaisir d’une émotion vraie.

Après les deux ou trois premiers jours il arriva que, d’une façon ou d’une autre, Ernest et Florence se trouvaient continuellement ensemble. Montait-elle à cheval, Maltravers était toujours à côté d’elle ; faisait-on des excursions sur l’eau, Maltravers, dans sa légère embarcation, se trouvait toujours assis sur la même banquette que Florence.

Souvent le soir les plus jeunes d’entre les hôtes de Temple-Grove, organisaient, avec le concours de quelques familles du voisinage, de petits bals, qui se donnaient dans un pavillon provisoire, annexé à la salle à manger. Ernest ne dansait jamais. Florence dans les premiers temps dansait volontiers. Mais une fois elle causait avec Maltravers, lorsqu’un brillant officier des gardes vint réclamer la valse qu’elle lui avait promise ; elle fut frappée de l’expression de gravité soudaine qui se peignit sur les traits d’Ernest.

« Ne valsez-vous jamais ? lui demanda-t-elle, pendant que l’officier cherchait un coin où il pût déposer son chapeau en toute sécurité.

— Non, dit-il ; et pourtant de ma part il n’y aurait pas d’inconvenance à valser.

— Vous voulez dire qu’il y en a de la mienne.

— Pardonnez-moi ; je n’ai pas dit cela.

— Mais vous le pensez.

— Non, au contraire, en y réfléchissant, je suis peut-être content que vous valsiez.

— Vos paroles sont mystérieuses.

— Eh ! bien, alors, je veux dire que vous êtes précisément la femme dont je ne pourrais jamais devenir amoureux. Et je sens que le danger est encore moins grand lorsque je vous vois détruire une de mes illusions, ou attaquer un de mes préjugés. »

Lady Florence rougit, mais l’officier et la musique ne lui laissèrent pas le temps de répondre. Cependant, à partir de ce soir-là, elle ne valsa plus. Elle était souffrante ; elle prétendit qu’il lui était ordonné de ne pas danser, et les quadrilles furent ainsi sacrifiés comme la valse.

Maltravers ne put s’empêcher d’être flatté et touché de ce respect pour son opinion ; mais lady Florence, en y assignant un autre motif, s’était arrangée de manière qu’il ne pût lui en témoigner son contentement. Un soir, le surlendemain de celui qui avait été signalé par la franchise impolie d’Ernest, ils se rencontrèrent par hasard dans la serre attenant à la salle de bal. Ernest s’arrêta pour lui demander des nouvelles de sa santé ; et il fut frappé de la tristesse languissante et découragée qui se révéla dans l’accent de sa voix et l’expression de sa figure lorsqu’elle lui répondit.

« Ma chère lady Florence, dit-il, je crains que vous ne soyez plus malade que vous ne voulez l’avouer. Il faut éviter les courants d’air comme celui-ci. Vous devez à vos amis de vous soigner davantage.

— Mes amis ! dit lady Florence, avec amertume. Je n’ai point d’amis ! Mon pauvre père lui-même ne s’absenterait pas d’un dîner ministériel une semaine après ma mort. Mais c’est là une condition de la vie publique, dont la flamme dévorante éteint toutes les lueurs des autres affections qui n’en sont pas moins saintes, pour être secondaires. Des amis ! Le destin, qui fit de Florence Lascelles une héritière recherchée, lui refuse des frères et des sœurs ; et l’heure de sa naissance lui a même coûté l’amour d’une mère ! Des amis ! Mais où voulez-vous que je les trouve ? »

Puis elle se tourna vers la fenêtre ouverte, et sortit sous la verandah ; au tremblement de sa voix, Ernest sentit qu’elle était sortie pour cacher ou étouffer ses larmes.

« Pourtant, dit-il en la suivant, il y a une classe d’amis moins rapprochés, dont lady Florence ne peut manquer de s’assurer l’attachement, bien qu’elle le dédaigne peut-être. Permettez-moi de me ranger parmi les plus humbles de cette catégorie. Voyons, j’usurpe le privilége de vous donner des conseils ; l’air du soir est un luxe dont vous ne devez pas abuser.

— Mais si ; l’air me rafraîchit et me calme. Vous vous méprenez ; mon mal n’est pas de ceux que peuvent augmenter un ciel tranquille ou des fleurs à demi closes. »

Évidemment Maltravers n’était pas amoureux de Florence ; mais il s’était trouvé récemment trop souvent sous l’influence des rares et nombreuses perfections intellectuelles et physiques dont elle était douée, pour ne pas éprouver pour elle un intérêt vif, et même affectueux. La franchise même avec laquelle il avait l’habitude de lui parler, et les nombreux liens de sympathie qui devaient nécessairement exister entre lui et un esprit si puissant par lui-même, si richement cultivé, avaient déjà établi entre eux une espèce d’intimité.

« Je n’ai aucune autorité sur vous, lady Florence, dit-il avec son demi-sourire, mais ma conscience ne me permet pas d’être votre complice. Je vais porter témoignage contre vous ; j’irai chercher lord Saxingham, et je vous l’enverrai. »

Lady Florence, dont la figure était tournée d’un autre côté, ne parut pas l’avoir entendu.

« Et vous, monsieur Maltravers, dit-elle en se retournant vivement, vous, avez-vous des amis ? Sentez-vous que vous avez des affections et des devoirs, je ne dirai pas publics, mais privés, qui font de la vie un dépôt, plutôt qu’une propriété ?

— Non, lady Florence ! j’ai des amis, il est vrai, et Cleveland est l’un des plus chers ; mais cette vie dans notre vie, ce second nous-même, à qui nous donnons des droits et une domination sur tout notre être, je ne le connais point. Mais, ajouta-t-il après un moment de silence, est-ce là une grande privation ? Peut-être est-ce un bonheur, au contraire. J’ai appris à m’appuyer sur mon âme, et à ne pas chercher ailleurs pour soutiens, des roseaux que le vent peut briser.

— Ah ! c’est là une froide philosophie, dont la sagesse peut vous satisfaire dans le monde, au milieu du bruit et du mouvement des hommes ; mais dans la solitude, avec la seule nature, oh ! non. Tant que votre esprit seul est occupé, l’orgueil du stoïcisme peut vous suffire ; mais il y a des moments où le cœur se réveille en sursaut, comme l’enfant s’éveille effrayé dans son berceau, de se sentir seul et dans l’obscurité. »

Ernest se tut, et Florence continua d’une voix altérée :

« Voici une singulière conversation, et vous devez me croire, en vérité, une personne égarée par la lecture des romans ; c’est comme cela qu’on me juge fréquemment dans le monde. Mais si je vis, je… bah ! la vie refuse l’ambition aux femmes !

— Si une femme telle que vous, lady Florence, aime jamais, ce sera quelqu’un dont la carrière pourra vous inspirer la plus noble de toutes les ambitions, l’ambition que les femmes seules sont capables d’éprouver : l’ambition pour un autre !

— Ah ! mais je n’aimerai jamais ! dit lady Florence, et son visage éclairé par la lueur des étoiles devint encore plus pâle : pourtant, ajouta-t-elle, je pourrai peut-être connaître les bienfaits de l’amitié. Voyons (et ici elle s’approcha de Maltravers, et lui posa la main sur le bras avec une gracieuse franchise), voyons, pourquoi ne serions-nous pas l’un pour l’autre comme si ce que vous appelez l’amour était une chose bannie de la terre, et que l’amitié en tînt lieu ? Il n’y a pas de danger que nous devenions amoureux l’un de l’autre. Vous n’avez pas assez de vanité pour vous y attendre de ma part, et moi, vous le savez, je suis une coquette. Soyons des amis, des confidents, du moins jusqu’au jour où vous vous marierez, ou bien où je donnerai à un autre le droit de diriger mes amitiés, et de monopoliser mes secrets. »

Maltravers tressaillit ; ce que Florence lui disait, il l’avait dit lui-même un jour à Valérie, presque dans les mêmes termes.

« Le monde, dit-il, en baisant la main qui se posait toujours sur son bras, le monde dira…

— Oh ! vous autres hommes ! Le monde, toujours le monde ! Tout ce qui est doux, tout ce qui est pur, tout ce qui est noble, grand, élevé et saint doit être souillé, rogné et mutilé selon la règle et la mesure du monde ! Le monde ! en êtes-vous donc aussi l’esclave ! Ne méprisez-vous pas son jargon insignifiant, son hypocrisie systématique ?

— De tout mon cœur, dit Ernest Maltravers presque avec violence. Nul homme ne méprisa jamais comme moi ses faux dieux et ses niaises croyances, son hostilité contre les faibles, et sa servilité vis-à-vis des puissants, son ingratitude pour ses bienfaiteurs, sa sordide alliance avec la médiocrité contre le mérite. Oui, dans la même proportion que j’aime l’humanité, je méprise et je déteste cette oligarchie, pire que celle de Venise, que l’humanité s’est donnée pour maîtresse, et qu’elle appelle « le Monde. »

Et alors, échauffé par le réveil des sentiments comprimés, qu’il avait longtemps et soigneusement cachés à tous les yeux, cet homme, ordinairement si calme et si contenu, laissa déborder, avec feu et avec passion, ces pensées tumultueuses et presque gigantesques, qui se cachent au fond de toutes les âmes, quelque effort qu’on fasse pour les régler, les maîtriser ou les dissimuler, et qui sont les semences de guerre éternelle entre l’homme naturel et l’homme artificiel, entre le génie primitif et les conventions sociales : ces pensées qui de temps à autre éclatent, pour trahir de vaines et inutiles révoltes, des luttes impuissantes contre le sort ; ces pensées que les hommes sages et honnêtes hésitent à proclamer et à propager, car elles sont un feu qui brûle aussi bien qu’il éclaire, et qui se communique de cœur en cœur, comme une étincelle dans du chanvre ; ces pensées qui règnent avec le plus d’empire dans les natures les plus élevées, mais qui relèvent des vérités dangereuses que la vertu n’ose pas proférer tout haut. Et pendant que Maltravers parlait, ses yeux étincelaient d’un feu presque éblouissant, sa poitrine se soulevait, sa stature se dilatait ; jamais aux yeux de Florence Lascelles, il ne s’était revêtu de tant de grandeur. Les chaînes qui liaient les membres vigoureux de son esprit semblaient s’être rompues, pour laisser voir en plein son âme victorieuse, comme un être qui s’est échappé de l’esclavage, qui dresse la tête vers le ciel, et qui se sent rendu à sa liberté.

Ce soir-là vit un nouveau traité d’alliance entre ces deux âmes ; jeunes, beaux, et de sexes différents, ils convinrent d’être amis, rien de plus ! les insensés !


CHAPITRE II.

Idem velle, et idem nolle, ea demum firma amicitia est.
(Salluste.)
Carlos. — Cette lettre !

La princesse Eboli. — Oh ! je me meurs ! Rendez-la moi sur-le-champ.

(Schiller. Don Carlos.)

Le pacte qu’avaient formé Maltravers et lady Florence semblait avoir fait disparaître tout l’embarras et toute la réserve qui existaient auparavant entre eux. Ils causaient à présent avec une aisance et une liberté peu communes chez des personnes de sexe différent avant d’avoir passé la grande époque climatérique. Ernest, comme presque tous les hommes à émotions ardentes et à imagination puissante, était, dans la vie ordinaire, d’un abord sinon taciturne, du moins concentré. Lorsqu’il eut trouvé une personne qui pût le comprendre, et le comprendre d’autant mieux à mesure qu’il dévoilait davantage le fond de sa pensée, il lui sembla qu’un poids avait été soulevé de dessus sa poitrine. Son éloquence, sa poésie, son enthousiasme brûlant et comprimé trouvèrent une voix. Il pouvait parler à quelqu’un comme il eût écrit au public ; bonheur rare pour les écrivains !

Florence parut renaître à la santé et à la gaieté comme par miracle. Pourtant elle était plus douce, plus contenue qu’auparavant ; elle cherchait moins à briller ; elle manifestait moins d’indifférence à heurter les sentiments d’autrui. Les personnes qui la voyaient pour la première fois s’étonnaient qu’on la craignît dans la société. Mais, par moments, une grande irritabilité naturelle de caractère, une vive défiance des motifs de ceux qui l’entouraient, une véhémence de volonté impérieuse et obstinée, se laissaient voir encore à Maltravers, et servaient peut-être à protéger son cœur. Il la regardait avec les yeux de l’intelligence, non avec ceux des passions ; il ne pensait pas à elle comme à une femme ; ses talents, la grandeur de ses idées, la puissance de sa volonté, tout en le charmant dans la conversation, empêchaient son imagination de songer à sa beauté. Il la considérait comme une personne à part dans son sexe ; une créature radieuse à laquelle il ne manquait que de n’être pas une femme. Il le lui dit un jour en riant, et Florence estima que c’était un compliment. Pauvre Florence ; son mépris de son sexe vengeait son sexe, en lui ravissant sa destinée légitime.

Cleveland observait silencieusement leur intimité, et écoutait avec un calme sourire les bavards qui lui parlaient de tête-à-tête sur la terrasse, de promenades sur la pelouse, et qui prédisaient comment tout cela finirait. Lord Saxingham était aveugle. Mais sa fille était majeure, en possession de sa fortune princière, et depuis longtemps elle lui avait fait accepter l’indépendance de son caractère. Néanmoins, lord Saxingham méconnaissait complétement la nature d’un tel orgueil, et il était pleinement convaincu qu’elle n’épouserait pas moins qu’un duc ; quant à ses coquetteries, il trouvait que c’étaient des distractions toutes naturelles, et parfaitement innocentes. D’ailleurs, il ne passait pas beaucoup de temps à Temple-Grove. Tous les matins, après avoir déjeuné dans sa chambre, il partait pour Londres ; il revenait dîner, jouait au whist, et badinait gaiement avec Florence dans sa chambre de toilette, pendant les trois minutes qui s’écoulaient entre l’absorption de son verre de vin et d’eau, et l’apparition de son valet de chambre. Quant aux hôtes de Cleveland, ce n’était pas leur affaire de s’occuper d’autre chose que de bavarder ensemble ; Florence et Maltravers obéissaient donc à leurs fantaisies sans être molestés, mais non sans être observés. Comme Maltravers n’était pas lui-même amoureux de lady Florence ; il ne s’imaginait pas que lady Florence le fût de lui, ni qu’elle courût aucun danger de l’aimer un jour. C’est là une erreur que les hommes commettent souvent, les femmes jamais. Une femme, lorsqu’elle est aimée, le sait toujours ; bien qu’elle se figure souvent l’être quand elle ne l’est pas. Florence n’était pas heureuse, car le bonheur est un sentiment calme. Mais elle était animée par une émotion vague, étrange, enivrante.

Elle avait appris de Maltravers lui-même que Ferrers l’avait mal informée, et que nulle autre n’avait de droits sur son cœur. Qu’il l’aimât ou non, pour le moment ils étaient tout l’univers l’un pour l’autre. Elle ne vivait que pour l’heure présente, et ne voulait pas songer au lendemain.

Depuis cette maladie grave qui avait tant contribué à donner une direction nouvelle à la vie d’Ernest, il ne s’était plus présenté au public comme auteur. Récemment pourtant, cette ancienne habitude lui était revenue. Grâce à l’oisiveté comparative des dernières années, les idées et les sentiments qui, une fois qu’on s’y est livré, se pressent en si grand nombre chez une nature poétique, s’étaient accumulés en lui avec une exubérance qui demandait à se répandre au dehors. Car pour quelques-uns, écrire n’est pas un vague désir, c’est une impérieuse destinée. Le feu est allumé, il faut qu’il éclate ; les plumes sont poussées, il faut que l’oiseau quitte son nid. La communication de la pensée est enracinée comme un instinct dans le cœur de ceux auxquels le ciel a confié les solennelles missions du génie. En composant ce nouvel ouvrage, Maltravers consulta Florence ; cette confiance l’enchanta ; c’était un hommage qu’elle savait apprécier. Cette œuvre était étrange, ardente, passionnée : la rapide création d’un jour de loisir, le plus jeune et le mieux aimé des enfants de son cerveau. Et à mesure que chaque jour le brillant dessin se formait, et que la pensée et l’imagination se trouvaient des « habitations locales, » il semblait à Florence qu’elle était admise dans le palais des génies, initiée au mécanisme de ces charmes et de ces enchantements, dont les puissances surnaturelles de l’esprit se servent pour composer la magie du monde. Ah ! combien il y avait loin de ce commerce et de cet échange d’idées entre Ernest Maltravers et une femme, qui était presque son égale en capacités et en connaissances, à ce pont de sympathies vagues et indistinctes que l’enthousiaste adolescent avait jadis jeté entre sa poésie du savoir et la poésie d’amour d’Alice.

Par une après-midi de la fin du mois de septembre, le soleil déclinait lentement à l’occident, lorsque lady Florence descendit au jardin, après être restée toute la matinée dans sa chambre, afin de solder, disait-elle, l’ennuyeux arriéré de sa correspondance, plutôt pour la satisfaction de lord Saxingham que pour la sienne ; car il exigeait minutieusement de sa part les plus scrupuleux égards vis-à-vis de ses cousins éloignés jusqu’au cinquantième degré de parenté, pourvu qu’ils eussent de la fortune, du mérite, une position, ou en somme une importance quelconque) : c’était donc par une après-midi du mois de septembre que lady Florence se promenait dans le jardin en compagnie de Cleveland. Les messieurs étaient à la chasse dans les chaumes, les dames étaient allées faire des promenades en voiture ; Cleveland et lady Florence se trouvaient seuls.

L’occupation épistolaire de Florence fit tomber la conversation sur ce genre charmant de littérature, qui unit à la vérité de l’histoire l’intérêt du roman : les mémoires et les lettres des écrivains de la France. C’était une branche de littérature que Cleveland connaissait familièrement.

« Que ces conteurs agréables et brillants, dit-il, savaient bien introduire la nature dans l’art ! Tout ce qui est artificiel, semble chez eux si naturel ! Ils sentent même, avec la précision d’une horloge qui semble fonctionner, mieux encore que le cœur lui-même. Que ces jolis sentiments, ces délicates galanteries de Mme de Sévigné à sa fille sont aimables ! Mais, je ne sais comment il se fait que tout cela ne me paraît pas le moins du monde maternel. Quelle singulière terminaison à la lettre d’une mère que cet élégant compliment : « Songez que de tous les cœurs où vous régnez, il n’y en a aucun où votre empire soit si bien établi que dans le mien. » Je ne puis guère me figurer lord Saxingham vous écrivant ainsi, lady Florence.

— Non, vraiment, répondit-elle, en souriant. Ni les papas, ni les mamans en Angleterre, ne cultivent beaucoup le compliment. Mais j’avoue que j’aime à conserver une espèce de courtoisie même dans nos relations les plus familières ; pourquoi ne pas associer également notre imagination à toutes les affections ?

— Je ne saurais trop vous dire pourquoi, répondit Cleveland ; mais je crois que cela détruirait la réalité. Je suis un peu de la vieille école. Si j’avais une fille, et que je lui demandasse de m’aller chercher mes pantoufles, je craindrais de trouver fort ennuyeux en les recevant d’avoir à lui faire de belles phrases de remercîment. »

Tandis qu’ils causaient ainsi, et que lady Florence continuait à défendre sa manière de voir, ils passèrent à travers un petit bois conduisant à un bras de la rivière qui ornait le parc ; ce massif, par ses ombrages et son silence, était destiné à faire contraste avec les aspects plus riants du domaine. Tout à coup ils se trouvèrent vis-à-vis de Maltravers. Il se promenait sur le bord du ruisseau, et paraissait absorbé dans ses rêves.

Ce ne fut que lorsqu’il sentit la main de lady Florence trembler sur son bras, que Cleveland s’arrêta court au milieu d’un commentaire animé sur le portrait du cardinal de Retz, par La Rochefoucauld, et qu’il jeta les yeux autour de lui.

« Ah ! Jacques le rêveur ! dit-il ; quelle nouvelle doctrine méditais-tu dans notre forêt des Ardennes ?

— Oh ! je suis bien content de vous voir ; je voulais vous consulter, Cleveland. Mais d’abord, lady Florence, pour vous convaincre, ainsi que notre hôte, que mes pérégrinations n’ont pas été complétement sans fruit, et que je n’ai pu marcher de Dan à Beershebah, sans rencontrer autre chose que la stérilité sur mon chemin, acceptez mon offrande : une rose sauvage que j’ai trouvée au plus épais du bois. Ce n’est pas une rose civilisée. À présent, Cleveland, un mot s’il vous plaît.

— Et maintenant, monsieur Maltravers, je suis de trop, dit lady Florence.

— Pardonnez-moi, je n’ai pas de secret pour vous dans cette affaire, ou plutôt dans ces affaires ; car il y en a deux à discuter. Premièrement, lady Florence, ce pauvre Cesarini ; vous le connaissez, et vous avez de l’amitié pour lui… Mais allons, ne rougissez pas.

— Ai-je rougi ? Alors c’est au souvenir d’un reproche que vous m’avez une fois adressé.

— Vous rougissiez de l’avoir trouvé juste, peut-être ! Allons, peu importe. Cesarini m’a toujours inspiré un vif intérêt. Son caractère malheureux même ne fait qu’accroître l’inquiétude que m’inspire son avenir. J’ai reçu une lettre de de Montaigne, son beau-frère, qui paraît sérieusement inquiet au sujet de Castruccio. Il voudrait qu’il quittât l’Angleterre immédiatement ; c’est le seul moyen, dit-il, de rétablir sa fortune délabrée. De Montaigne a l’occasion de lui procurer des fonctions diplomatiques ; cette occasion ne se représentera peut-être plus, et… Mais vous connaissez l’homme ! Que faire ? Je suis convaincu qu’il ne voudra pas m’écouter ; il me considère comme un envieux, un rival de gloire,

— Pensez-vous que j’aie une éloquence plus puissante ? dit Cleveland. Non, car je suis auteur aussi. Voyons, je crois que c’est lady Florence qui doit se charger des négociations.

— Il a du génie, il a du mérite, dit Maltravers, d’un ton persuasif, il ne lui faut que du temps et de l’expérience pour se guérir de ses travers. Voulez-vous essayer de le sauver, lady Florence ?

— Allons ! il ne faut pas être inflexible ; je le verrai quand j’irai à Londres. Il est digne de vous, monsieur Maltravers, de témoigner tant d’intérêt en faveur d’un homme qui…

— Qui ne m’aime pas, voudriez-vous dire ; mais il me rendra justice un jour ou l’autre. D’ailleurs je lui dois beaucoup de reconnaissance. Parmi ses faiblesses, j’en ai vu beaucoup dont tout homme littéraire, qui ne se surveillerait pas sévèrement, pourrait bien se rendre coupable ; et je dois ajouter aussi que sa famille a des droits à toute ma gratitude.

— Vous croyez à l’excelleace de son cœur, et à l’intégrité de son honneur ? demanda Cleveland.

— Certainement, j’y crois. Ce sont là, ce doivent être là les qualités qui rachètent les fautes des poetes. »

Maltravers parlait avec chaleur ; et, telle était, à cette époque, son influence sur lady Florence, que ses paroles décidèrent (hélas ! trop fatalement !) l’opinion qu’elle se forma du caractère de Castruccio ; opinion qui, d’abord, avait été favorable au poëte, mais que la présomption de celui-ci avait récemment ébranlée. Elle l’avait vu trois ou quatre fois dans l’intervalle qui s’était écoulé entre la réception de la lettre d’excuses qu’il lui avait écrite, et sa visite chez Cleveland, et il lui avait paru plus dépité qu’humilié. Mais elle éprouvait de la compassion pour une vanité qu’elle-même avait blessée.

« Et maintenant, continue Maltravers, passons à mon second sujet de consultation. Mais c’est de la politique ; cela va peut-être vous ennuyer, lady Florence ?

— Oh ! non. Les questions politiques ne me trouvent jamais indifférente ; elles m’inspirent toujours du mépris ou de l’admiration, selon les motifs des hommes qui les agitent. Parlez, je vous en prie.

— Eh bien, dit Cleveland, il suffit d’un confident à la fois ; vous m’excuserez, car j’aperçois mes hôtes qui traversent la pelouse, et il vaut mieux que je fasse une diversion en votre faveur. Ernest pourra me consulter à tout autre moment. »

Cleveland s’éloigna ; mais l’intimité qui existait entre Maltravers et Florence était d’une nature si franche, que la pensée d’un tête-à-tête ne les embarrassa aucunement, ni l’un ni l’autre.

« Lady Florence, dit Maltravers, il n’y a personne au monde en qui je me confie aussi volontiers qu’en vous. Je suis presque content de l’absence de Cleveland ; car, malgré toutes ses bonnes et aimables qualités, le monde a trop d’importance à ses yeux, et nous ne discutons pas d’après les mêmes principes. Pardonnez-moi ce préambule, et parlons de la position où je me trouve. J’ai reçu une lettre de M. ***. Cet homme d’État, que nul ne peut comprendre et apprécier à moins de connaître la noblesse chevaleresque de son caractère, voit se dérouler devant lui une des plus brillantes carrières qui se soient jamais présentées dans ce pays à un homme public, étranger par sa naissance à l’aristocratie. Il me demande de faire partie de la nouvelle administration qu’il va créer. La place qu’on m’offre est au-dessus de ce que je mérite ; elle n’est pas proportionnée à ce que j’ai déjà fait, quoiqu’elle le soit peut-être à ce que je pourrai faire plus tard. Pardonnez-moi cette réserve ; vous savez, ajouta Ernest avec un sourire plein de fierté, que j’ai grande confiance en moi-même.

— Vous acceptez alors cette proposition ?

— Mais non ; ne dois-je pas plutôt la repousser ? Nos opinions politiques ne sont les mêmes que par occasion ; les objets que nous avons en vue diffèrent essentiellement. Pour servir M. ***, il faut que je fasse un compromis inégal ; que j’abandonne neuf opinions pour en produire une seule. N’est-ce pas une capitulation de la part de cette grande citadelle, la conscience ? Nul homme ne me trouvera inconséquent ; car, dans la vie publique, si l’on s’accorde avec un autre sur une question de parti, c’est tout ce que l’on vous demande ; on ne devine pas les mille questions, qui ne sont pas mûres encore, et qui restent cachées dans les limbes de l’avenir ; on ne s’en préoccupe pas ; mais j’avoue que je m’estimerais moi-même plus qu’inconséquent. Car voici le dilemme où je me trouve : si je me sers de ce noble esprit simplement pour atteindre à un seul objet, et que je le quitte en route, je suis traître envers lui ; si je le suis, après avoir atteint un seul des buts que je me propose, je suis traître envers moi-même. Telles sont mes conclusions. C’est avec douleur que j’y arrive, car mon cœur avait commencé d’abord par palpiter d’une ambition égoïste.

— Vous avez raison ; vous avez raison, s’écria Florence, le visage animé ; comment pouvais-je douter de vous ? Je comprends le sacrifice que vous faites ; car c’est une belle victoire que de prendre son essor au-dessus des prédictions de nos ennemis, dans cette route de l’honneur, que les yeux obtus du monde ne peuvent voir, et que son cœur froid et aride ne peut apprécier. Mais c’est une plus belle victoire encore de sentir qu’on n’a jamais fait, pour atteindre le but, un pas dont on voudrait révoquer le souvenir. Non, mon ami ; attendez que votre heure soit venue, avec la confiance qu’elle devra venir, cette heure où la conscience et l’ambition pourront s’acheminer côte à côte, où les vastes projets d’une large et lumineuse politique s’étaleront devant vous comme une carte, et où vous pourrez calculer chacun des pas que vous ferez dans la voie, sans danger de perdre votre chemin. Ah ! qu’on dise si l’on veut que la noblesse des motifs et la candeur de l’âme sont des rêves de théoricien ; s’il en est ainsi, l’idéal vaut mieux que la pratique. Votre position, d’un autre côté, n’est pas de celles qu’il faille compromettre légèrement. Vous avez devant vous ce trône littéraire que vous devez conquérir d’une main pure et hardie, si vous possédez, comme je le crois, la force d’esprit nécessaire pour y parvenir. C’est une ambition à laquelle vous devrez, il est vrai, renoncer, si vous trouvez qu’une carrière plus pénible peut mieux accomplir ces grands objets publics que les lettres comme la politique doivent toujours avoir pour but. Mais c’est une ambition qu’il ne faut pas sacrifier pour les agréments d’une place ou les faveurs de la cour. »

Tandis qu’elle exprimait ces sentiments si nobles et si émouvants, Florence Lascelles se revêtit soudain aux yeux d’Ernest d’une splendeur de beauté qu’il ne lui avait jamais vue auparavant.

« Ah ! bénie soit l’heure où vous m’avez donné votre amitié ! dit-il en portant par une impulsion soudaine la main de Florence à ses lèvres. Voilà les pensées que je brûlais d’entendre articuler par une bouche humaine, lorsque j’étais tenté de croire que le patriotisme n’était qu’une illusion, et que la vertu n’était qu’un mot. »

Lady Florence l’entendit, et tout son aspect parut changé. Ce n’était plus la sibylle majestueuse, c’était la femme aimante, craintive, heureuse.

Il arriva que dans son trouble, lady Florence laissa échapper de sa main la fleur que Maltravers lui avait donnée ; et involontairement, seulement afin de trouver un prétexte pour cacher son visage, elle se baissa pour la ramasser. Ce mouvement fit tomber une lettre de son sein, et Maltravers, au moment où il s’élançait pour devancer son intention, vit que cette lettre lui était adressée, et reconnut l’écriture de sa correspondante inconnue. Il saisit la lettre, et, flatté, ravi, immobile d’étonnement, il regarda alternativement l’écriture et l’auteur enfin révélé. Florence devint d’une pâleur mortelle, elle se couvrit le visage de ses mains, et fondit en larmes.

« Oh ! insensé que j’étais, s’écria Ernest dans la passion du moment, de ne pas savoir, de ne pas avoir senti qu’il n’y avait pas deux Florences au monde ! Mais si cette pensée m’était venue, je n’aurais pas osé la nourrir un seul instant.

— Allez-vous-en ; allez-vous-en, dit Florence en sanglotant ; laissez-moi ! par pitié laissez-moi !

— Non, je ne vous quitterai pas, jusqu’à ce que vous m’ordonniez e me relever, » dit Ernest avec une émotion presque égale à celle de Florence, et il tomba à ses genoux.

Est-il besoin que je dise le reste ? Lorsqu’ils quittèrent ce lieu, un doux aveu avait été fait ; des serments solennels avaient été échangés ; Ernest Maltravers était le fiancé de Florence Lascelles.


CHAPITRE III.

Cent autres pères vous diraient à ma place que, puisque vous êtes de noble extraction, vous devez épouser un noble. Mais moi, je ne vous dis pas cela. Je ne veux pas sacrifier mon enfant à un préjugé.
(Kotzebue. — Les Serments d’amoureux.)
Prenez-y garde, mylord ; notre salut à tous dépend de la perte de cet homme astucieux.
(Shakspeare. Henri VI.)
Oh ! combien le printemps de l’amour rappelle la splendeur capricieuse d’un jour d’avril, où le soleil se montre d’abord dans tout son éclat, puis se cache bientôt derrière un nuage !
(Shakspeare. Les Deux gentilshommes de Vérone.)

Lorsque Maltravers se retrouva seul dans sa chambre, il lui sembla qu’il rêvait. Il avait obéi à une impulsion, irrésistible peut-être, mais qui ne satisfaisait pas la conscience de son cœur. Une voix lui disait tout bas : « Tu l’as trompée, et tu t’es trompé toi-même ; tu ne l’aimes pas ! » En vain il se rappelait la beauté, la grâce, le génie, la passion étrange et enthousiaste de Florence pour lui ; la voix lui répondait toujours : « Tu n’aimes pas. Dis adieu à jamais à tous les beaux rêves d’une vie plus heureuse que celle des mortels. Calypso et son île d’or ont disparu éternellement pour toi de l’océan orageux de l’avenir. Tu ne pourras plus peindre sur la toile nuageuse de tes désirs l’image de celle avec qui tu voudrais vivre toujours. Tu as été infidèle à ton idéal ; tu t’es donné pour toujours et toujours à une autre ; tu as renoncé à l’espérance ; il te faut vivre désormais dans une prison, côte à côte avec un être à qui tu n’es pas uni par la sympathie de l’amour. »

« N’importe, dit Maltravers, presque effrayé, et en se levant pour secouer ces pensées, je suis fiancé à une femme qui m’aime ; ce serait folie et déshonneur de me repentir et de regretter. J’ai passé les plus belles années de ma jeunesse sans trouver l’Égérie avec qui j’aimerais mieux partager une grotte qu’un trône. Pourquoi descendre au tombeau, inutile visionnaire, à la poursuite d’une nymphe ? Dans le monde réel pouvais-je faire un plus noble choix ? »

Tandis que Maltravers méditait ainsi, lady Florence entrait dans la chambre de toilette de son père, pour y attendre son retour de Londres. Elle savait qu’il était dominé tout entier par les idées du monde ; elle connaissait aussi la fierté de son fiancé, et elle sentait que seule elle pouvait être médiatrice entre eux deux.

Lord Saxingham revint enfin, affairé, remuant, important, et de bonne humeur comme d’habitude.

« Eh bien ! Florette, eh bien ? enchanté de vous voir ; vous êtes fraîche comme une rose, ma parole ! Je ne vous ai jamais vu de si belles couleurs ; vous me ressemblez singulièrement, c’est certain. Nous avons tous de beaux teints et de beaux yeux dans notre famille. Mais je suis un peu en retard ; la première cloche a sonné. Nous autres ci-devant jeunes hommes, il nous faut du temps pour notre toilette ; et je vois que vous n’êtes pas encore habillée vous-même.

— Mon cher père, je désirerais vous entretenir d’une affaire très-importante.

— Vraiment ? Quoi ! sur-le-champ ?

— Oui.

— Voyons, qu’est-ce ? Votre propriété de Slingsby, sans doute ?

— Non, mon cher père. Ayez la bonté de vous asseoir, et de m’écouter avec patience. »

Lord Saxingham commençait à éprouver autant de frayeur que de curiosité ; il s’assit en silence et regarda avec inquiétude la figure de sa fille.

« Vous avez toujours été très-indulgent à mon égard, commença Florence, en souriant à demi, et j’ai toujours fait mes volontés plus que les jeunes filles ne le font d’ordinaire. Croyez-moi, mon cher père, je vous suis bien reconnaissante, non-seulement de votre affection, mais de votre estime. J’ai été une fille étrange, excentrique et volontaire, mais maintenant je vais m’amender ; et tout d’abord, je viens vous demander votre consentement pour prendre un précepteur et un guide….

— Un quoi ? s’écria lord Saxingham.

— En d’autres mots, je suis sur le point de… de… Allons, il faut que la vérité éclate ; je suis sur le point de me marier.

— Le duc de*** est donc venu ici, aujourd’hui ?

— Non, je ne crois pas. Mais ce n’est pas au duc que j’ai promis ma main. Une dignité plus rare et plus noble a séduit mon ambition. M. Maltravers a….

M. Maltravers !… M. le diable ! Vous êtes folle !… Ne m’en parlez pas, enfant, je ne consentirai pas à une chose aussi absurde. Un gentilhomme de province ! très-recommandable, beaucoup de mérite, et tout ce qui s’ensuit, je le veux bien, mais ce n’est pas la peine d’en parler : je suis décidé. Et avec la fortune que vous avez, encore !

— Mon cher père, je ne me marierai jamais sans votre consentement, quoique je régisse seule ma fortune, et que je sois majeure.

— Vous êtes une bonne fille ; et maintenant laissez-moi m’habiller. Nous serons en retard.

— Non, pas encore, dit lady Florence, en jetant négligemment les bras autour du cou de son père ; j’épouserai M. Maltravers, mais ce sera avec votre consentement. Réfléchissez un seul instant ; si j’épousais le duc de***, il s’attendrait à ce que je lui apportasse toute ma fortune, telle qu’elle est. Il y a dix mille livres sterling[25] de revenu qui sont à ma disposition : si j’épouse M. Maltravers, je les placerai sur votre tête, j’en ai toujours eu l’intention. C’est si peu de chose en retour de votre bonté, de votre indulgence ; mais enfin cela vous fera voir que votre petite Florette n’est pas une ingrate.

— Je ne veux pas en entendre parler.

— Arrêtez… écoutez la raison ! Vous n’êtes pas riche ; si jamais vous vous démettez de vos fonctions, vous n’avez droit qu’à une modique pension ; et vos appointements officiels, je vous l’ai souvent entendu dire, ne vous empêchent pas d’être quelquefois gêné. À qui une fille donnerait-elle son superflu, si ce n’est à son père ? De qui un père recevrait-il, si ce n’est de sa fille, sa fille qui ne pourra jamais assez reconnaître son affection ? Ah ! tout cela n’est rien ; mais vous, vous qui ne lui avez jamais refusé le moindre de ses caprices, vous ne voudrez pas détruire toutes les espérances de bonheur de votre Florence à jamais. »

Florence pleurait ; et lord Saxingham, qui était fort ému, laissa échapper quelques larmes aussi. Dire que le côté pécuniaire de l’arrangement qui lui était proposé le subjugua entièrement, ce serait peut-être aller trop loin ; néanmoins, la manière dont la chose lui était présentée attendrit son cœur. Il pensa peut-être qu’il valait mieux avoir une fille bonne et reconnaissante, qui fût la femme d’un gentilhomme de province, qu’une fille maussade et ingrate qui deviendrait duchesse. Quoi qu’il en soit, il est certain que, avant de commencer sa toilette, lord Saxingham promit de ne point mettre d’entraves au mariage de sa fille ; tout ce qu’il demanda en échange, ce fut qu’un intervalle de trois mois (espace de temps qu’exigeraient du reste les hommes d’affaires) s’écoulât avant qu’il fût célébré. Lorsque ceci fut bien convenu, Florence le quitta rayonnante et joyeuse, comme Flore elle-même, lorsque le soleil du printemps fait de la terre un jardin. Sa beauté ne l’avait jamais préoccupée si peu, et pourtant n’avait jamais paru si radieuse que ce bienheureux soir-là. Mais Maltravers était pâle et rêveur, et Florence chercha en vain à rencontrer son regard pendant le dîner, qui lui parut d’une longueur intolérable. Après, néanmoins, ils se rapprochèrent, et causèrent à l’écart pendant tout le restant de la soirée ; et la beauté de Florence commença à produire son effet naturel sur le cœur d’Ernest ; enfin ce soir-là… ah ! comme Florence garda précieusement le souvenir de chaque heure, de chaque minute qui s’écoulèrent !

Il eût été amusant d’assister au court entretien qui eut lieu entre lord Saxingham et Maltravers, lorsque ce dernier alla trouver le soir le comte dans sa chambre. Au grand étonnement de lord Saxingham, Maltravers ne fit aucune allusion à l’énormité de ses prétentions en aspirant à la main de lady Florence. Il fit la demande froidement, sèchement, presque avec hauteur « comme si (dit plus tard lord Saxingham à Ferrers) cet homme me faisait le plus grand honneur du monde, de me débarrasser de ma fille, la plus jolie femme de Londres, avec une dot de cinquante mille livres[26] de revenu ! » Mais c’était bien là Maltravers ! S’il avait recherché en mariage la fille d’un pasteur de village, n’ayant pas six sous de dot, il eût été humble parmi les humbles. Le comte se sentait embarrassé et décontenancé ; la physionomie à la Siddons[27], et l’air de Coriolan de son futur gendre lui en imposaient ; il n’osa souffler mot du compromis qu’il avait fait avec sa fille par rapport à l’époque du mariage. Il pensa qu’il valait mieux laisser lady Florence arranger cette affaire-là. Ils échangèrent une froide poignée de main et se séparèrent. Maltravers alla ensuite dans la chambre de Cleveland, et fit part de son mariage au vieillard ravi, dont les félicitations furent si chaleureuses, que Maltravers sentit qu’il serait coupable de ne pas se trouver l’homme le plus heureux du monde. Le soir même, il écrivit pour refuser la place qu’on lui avait offerte. Le lendemain, lord Saxingham se rendit à son ministère, comme d’habitude, et lady Florence et Ernest trouvèrent l’occasion d’errer seuls à travers le parc.

Ce fut là que furent échangés ces aveux, aussi doux à faire qu’à entendre. Alors Florence parla de ses années d’enfance ; de son esprit qui s’était formé lui-même, dans l’isolement ; de ses rêves et de ses rêveries de jeunesse. Ne trouvant rien autour d’elle pour éveiller son intérêt, ou son admiration, ni les qualités plus romanesques, plus élevées, plus tendres de sa nature, elle s’était tournée vers la contemplation et la lecture. C’est la combinaison des facultés avec les affections, lorsque les unes et les autres se trouvent privées de mouvement, et qu’elles n’ont pas d’issue active et réelle, qui produit la Poésie, cette fille de la passion et de la pensée. Voilà pourquoi les jeunes gens mieux doués et plus isolés que leurs semblables sont, avant que les soucis réels de l’existence les aient absorbés, presque toujours poëtes ; et Florence était poëte. Chez des esprits ainsi disposés, le premier livre qui leur semble personnifier et représenter leurs sensations et leurs idées les plus chères, les plus intimes, éveille toujours un enthousiasme profond et respectueux. L’âme solitaire, mélancolique et fière de Maltravers, qui se laissait deviner dans toutes ses productions, révéla Florence à elle-même, avec tous les secrets de sa riche nature. Elle conçut pour l’homme dont l’esprit exerçait un si puissant empire sur le sien, un intérêt immense et mystérieux. Elle chercha à connaître ses occupations, sa vie ; elle crut trouver de la symétrie, de l’harmonie entre l’être réel et le souffle de son génie ; elle crut comprendre ce qui semblait obscur aux autres. L’homme qu’elle n’avait jamais vu devint pour elle un ami toujours présent. Son ambition, sa réputation lui semblèrent être quelque chose qui lui appartenait. En sorte que, dans la démence de son jeune enthousiasme, elle finit par lui écrire, et sans songer qu’on pût découvrir son secret, sans en calculer les suites, la jouissance à laquelle elle s’était livrée une fois devint une habitude nécessaire, comme la publicité devient un besoin pour un auteur, étouffé par la surabondance de ses pensées. Un jour enfin elle le vit, et ses illusions ne furent pas détruites. Peut-être, si elle l’eût trouvé tout prêt à brûler de l’encens à ses pieds, eût-elle secoué cet enchantement. Le mélange de réserve et de franchise, franchise de paroles et réserve de manières, qui distinguait Maltravers, la piqua. Elle trouva dans sa propre vanité un nouvel auxiliaire à son imagination. Enfin ils se rencontrèrent chez Cleveland, leurs relations devinrent plus intimes, leur amitié fut établie, et elle découvrit qu’elle avait volontairement compromis son bonheur en s’abandonnant à ses rêves ; pourtant elle croyait, même alors, que Maltravers l’aimait, en dépit de son silence sur la question d’amour. Ses manières, sa voix, décelaient de l’intérêt pour elle ; mais sa voix était toujours douce lorsqu’il parlait aux femmes ; car il avait pour leur sexe beaucoup du respect et de la tendresse de l’ancienne chevalerie. Cette disposition générale chez lui, il était naturel qu’elle l’interprétât comme un hommage personnel, elle qui n’avait traversé le monde que pour séduire et vaincre. Il lui semblait probable que sa grande fortune et sa position sociale imposaient une entrave à la fierté délicate de Maltravers. Elle l’espérait, elle le croyait ; pourtant elle sentait son danger, et sa fierté finit par s’en effrayer. Dans un moment pareil, elle avait repris son rôle de correspondante inconnue ; elle avait écrit à Maltravers ; elle lui avait adressé cette dernière lettre chez lui, et elle avait l’intention d’aller le lendemain à Londres, la jeter à la poste. Dans cette lettre, elle lui avait parlé de son séjour chez Cleveland, de sa position vis-à-vis d’elle. Elle l’exhortait, s’il l’aimait, à se déclarer, ou sinon, à la fuir. Elle avait écrit avec art et avec éloquence ; elle avait hâte de connaître son sort. Puis, cachant cette lettre dans son sein, elle avait rencontré Maltravers ; le lecteur sait le reste. Maintenant l’heureuse Florence lui révéla, en rougissant, une partie de tout ce mystère ; et lorsqu’elle termina sa confession en murmurant cette douce crainte de femme d’avoir été trop hardie, est-il surprenant que Maltravers, en la pressant sur son sein, éprouvât une reconnaissance et une fierté pleine de ravissements, qu’il prit lui-même pour de l’amour ? En effet, les sentiments de ce genre se métamorphosent avec une rapidité si délicieuse en amour, quand le destin et les circonstances le permettent !

Maintenant ils se trouvaient au bord de l’eau, et le soleil se couchait lentement comme le jour précédent. C’était à peu près la même heure, la plus belle d’un jour d’automne ; il n’y avait personne près d’eux ; le penchant de la colline leur cachait la maison. Au fond d’un désert ils n’eussent pas été plus seuls. Tandis qu’ils étaient assis sur un banc, et que les larges branches d’un grand hêtre déployaient au-dessus de leurs têtes le dais tremblant de leurs feuilles, ce n’était pas le silence qui respirait autour d’eux, c’étaient les murmures de la vivante nature, plus doux que le silence lui-même ; c’était le gazouillement des oiseaux, le tintement de la clochette des troupeaux qui paissaient sur l’autre rive, les soupirs du vent dans les arbres, et le doux bruit des ondes argentées, qui se brisaient à leurs pieds contre les roseaux odorants et les nénufars. Depuis quelques instants, tous deux se taisaient ; soudain Florence rompit le silence, mais ses accents avaient quelque chose de plus doux que de coutume.

« Ah ! dit-elle, en se tournant vers lui, les heures que nous passons ainsi, sont plus heureuses que celles qu’il nous faudra donner au monde actif, où votre destinée nous appelle. Pour moi, il semble que l’ambition n’existe plus. J’ai trouvé tout ce que je cherchais ; je ne suis plus tourmentée du désir d’atteindre à un vague je ne sais quoi, à un empire nuageux qu’on nomme la gloire ou la puissance. La seule pensée qui trouble le calme de mon âme, c’est la crainte de perdre une parcelle du riche trésor que j’ai gagné.

— Puissiez-vous n’avoir jamais que des craintes aussi mal fondées !

— Et vous m’aimez véritablement ? Je me répète à tout moment cette phrase unique. Il fut un temps où j’aurais pu supporter de vous perdre ; maintenant j’en mourrais. Je désespérais d’être jamais aimée pour moi-même ; ma fortune était un don fatal. Je soupçonnais, qu’il y avait de la cupidité dans tous les hommages, et j’entrevoyais le vil intérêt caché au fond de tous les cœurs, qui s’offraient à moi. Mais vous, Ernest, je sens que vous n’auriez jamais pu mettre mon or dans la balance et que si vous m’aimez, vous m’aimez pour moi-même.

— Et chaque jour je t’aimerai davantage !

— Je n’en sais trop rien : je crains que vous ne m’aimiez moins quand vous me connaîtrez mieux. J’ai peur que vous ne me trouviez exigeante ; je suis jalouse déjà. J’étais même jalouse de lady T… lorsque je vous vis à côté d’elle, ce matin. Je voudrais posséder toute seule chacun de vos regards, chacune de vos paroles. »

Cet aveu ne fit pas autant de plaisir à Maltravers, qu’il aurait pu lui en faire, s’il eût été plus amoureux. La jalousie chez une femme d’une nature aussi ardente et aussi impérieuse était en effet une passion redoutable.

« Ne parlez pas ainsi, chère Florence, dit-il avec un sourire très-sérieux ; car la confiance implicite est à la fois le lien et la nature même de l’amour ; tandis que la jalousie, c’est le doute, et le doute c’est la mort de l’amour. »

Une ombre passa sur le visage trop expressif de Florence, et elle poussa un profond soupir.

En ce moment Maltravers leva les yeux, et vit Lumley Ferrers, qui venait de l’autre côté de la terrasse et qui se dirigeait vers eux ; au même instant un sombre nuage se déroula sur le ciel ; les eaux de la rivière semblèrent s’assombrir et la brise s’arrêta. Un froid et étrange pressentiment de malheur fit tressaillir le cœur d’Ernest ; comme bien d’autres son imagination le rendait, à son insu, superstitieux à l’endroit des pressentiments.

« Nous ne sommes plus seuls, dit-il, en se levant. Votre cousin a sans doute appris votre prochain mariage, et il vient féliciter votre futur.

— Dites-moi, continua-t-il d’un ton rêveur, pendant qu’ils s’acheminaient ensemble au-devant de Ferrers, avez-vous une opinion très-favorable de Lumley ? Que pensez-vous de lui ? J’avoue moi, que j’ai de la peine à le comprendre. Quelquefois je me figure qu’il a changé, depuis que nous nous sommes quittés en Italie ; d’autres fois j’imagine qu’il n’a pas changé, qu’il a seulement mûri.

— Je connais Lumley depuis mon enfance, répondit Florence, et je vois en lui beaucoup de choses que j’admire et que j’aime. J’admire son intrépidité, sa franchise, son mépris des petitesses et des mensonges du monde. J’aime sa bonne humeur, sa gaieté, et je suppose que son cœur est meilleur que ne le croirait un observateur superficiel.

— Pourtant il me fait l’effet d’être égoïste, et de manquer de principes.

— C’est par suite de son fier mépris pour les vices et les folies des hommes qu’il a contracté l’habitude de ne consulter que son énergique volonté ; et comme il croit que tout ce qui se fait sur cette scène bruyante n’est qu’artifice, il a plié son ambition à la mode du jour. Quoiqu’il ne possède pas ce qu’on est convenu d’appeler du génie, il arrivera à des honneurs et à un pouvoir que les hommes de génie n’atteignent pas toujours.

— Parce que le génie est essentiellement honnête, dit Maltravers. Néanmoins vous m’apprenez à regarder Ferrers avec plus d’indulgence. Je suspecte toujours la franchise réelle des gens que je connais pour des hypocrites dans la vie publique ; mais je les juge peut-être avec trop de sévérité.

— Un tiers est rarement de trop à la campagne, dit Ferrers, en les accostant ; et je me flatte d’être précisément ce qui manquait à ce beau paysage, pour en compléter le charme.

— Vous êtes toujours modeste, mon cousin.

— C’est mon faible, je le sais ; mais avec le temps et de la sagesse, je me corrigerai. Qu’en dites-vous, Maltravers ? et Ferrers prit amicalement le bras d’Ernest.

— À propos, je ne veux pas être plus longtemps indiscret. Savez-vous que je suis descendu d’un cran dans le monde ? Les gens de vieille lignée comme vous vont se rire de moi. Me voici l’héritier présomptif d’une pairie manufacturière toute neuve. Pardieu, je me sens déjà un peu encanaillé !

— Quoi ! M. Templeton serait-il… ?

M. Templeton n’est plus ; il est défunt ; il est éteint et de ces cendres s’élève un phénix, lord Vargrave. Nous avions songé à un titre plus ronflant ; de Courval résonne plus noblement, mais mon brave oncle n’a rien qui rappelle le gentilhomme normand ; de sorte que nous avons renoncé à la particule. Vargrave est un nom euphonique et motivé, puisque mon oncle a un château de ce nom, baron Vargrave de Vargrave.

— Ah ! je vous félicite.

— Merci. Lady Vargrave détruira peut-être encore toutes mes espérances. Mais qui ne risque rien n’a rien. La nomination de mon oncle sera officiellement annoncée aujourd’hui. Pauvre homme ! il en sera ravi ; et comme c’est en grande partie à moi qu’il doit d’avoir réussi, il me sera, je pense, très-reconnaissant, à moins qu’il ne me haïsse à tout jamais dorénavant ; c’est une chance à courir. Un service rendu est une chose complétement risquée entre le pouce de l’orgueil et l’index de l’affection. Pile ou face ! haine ou reconnaissance ! Là ! voilà une image dans le goût des anciens écrivains ; pur anglais sans alliage ! Hum !

— Ainsi cette adorable enfant est la fille de mistress Templeton, ou plutôt de lady Vargrave, par un premier mariage ? dit Maltravers tout distrait.

— Oui ; c’est étonnant à quel point mon oncle la chérit. Une jolie petite fille, quoique diablement rusée. Mais à propos, Maltravers, nous avons eu un orage inattendu la dernière nuit de la session, une forte division ; les ministres ont été vivement attaqués. J’ai vraiment bien parlé pour eux. Pourtant je pense que nous aurons quelque changement ; les modérés vont arriver au pouvoir. Peut-être aurai-je à vous féliciter à la prochaine session. »

Ferrers en parlant regarda attentivement Maltravers. Mais Ernest répondit d’une manière froide et évasive, et en ce moment un groupe d’oisifs, qui se promenaient sur la pelouse, en attendant la première cloche du dîner, les rejoignit. Cleveland était en grande consultation pour savoir à quel endroit il serait préférable de placer une nouvelle fontaine ; et il appela Maltravers pour donner son avis et décider s’il serait mieux qu’elle jaillît du milieu d’un parterre de fleurs ou qu’elle coulât sous l’ombrage d’un grand saule pleureur. Pendant cette intéressante discussion, Ferrers tira sa cousine à l’écart, et lui serrant affectueusement la main, il lui dit d’une voix douce et tendre :

« Ma chère Florence (dans un pareil moment permettez-moi cette familiarité), lord Saxingham, que j’ai rencontré à Londres, m’a appris que vous étiez fiancée à Maltravers. Malgré toutes mes occupations, je n’ai pu résister au désir de venir vous offrir mes vœux les plus affectueux et les plus sincères pour votre bonheur. Je puis paraître un homme indifférent, je sais qu’on me regarde comme assez égoïste ; mais j’ai du cœur pour les gens que j’aime véritablement. Et jamais frère n’offrit pour le bonheur d’une sœur chérie de prières mieux senties, plus ferventes, que celles qu’adresse au ciel pour Florence Lascelles, le pauvre Lumley Ferrers. »

Florence fut surprise et touchée ; les manières et l’accent de Lumley ressemblaient si peu à ses habitudes ! Elle pressa chaleureusement la main qu’il lui tendait, et le remercia par quelques paroles brèves, mais émues.

« Il n’y a personne qui soit assez grand, assez bon pour être digne de vous, Florence, continua Ferrers ; personne. Mais j’admire le choix généreux et désintéressé que vous avez fait. Maltravers et moi, nous n’avons pas été très-bons amis dans ces derniers temps, mais je le respecte, comme tout le monde doit le respecter. Il a de nobles qualités, et une haute ambition. En sus de l’amour ardent et profond que vous ne pouvez manquer de lui inspirer, il vous devra une éternelle reconnaissance. Dans un pays aristocratique comme celui-ci, votre main lui assure les plus brillants succès, la plus noble carrière. On va dorénavant apprécier ses capacités dans une toute autre mesure. Son mérite ne sera pas contraint de passer par des grades subalternes, il arrivera d’un bond aux emplois les plus élevés ; et comme il est encore plus fier qu’ambitieux, il doit bénir celle qui l’élève, sans effort, à une position si haute.

— Oh ! il ne pense pas aux avantages du monde ; il a l’âme trop pure, trop élevée, dit Florence, d’une voix tremblante de conviction. Il n’y a rien de cupide, rien de mercenaire dans son caractère !

— Non ; vous lui rendez justice ; il n’y a pas, en effet, l’ombre de bassesse dans son esprit. Ce n’est pas non plus ce que je voulais dire. La grandeur même de ses aspirations, son orgueil plein d’indignation et de dédain, l’élèvent trop haut pour qu’il puisse priser votre fortune et votre rang… autrement que comme des moyens d’atteindre à un but.

— Vous vous méprenez encore, dit Florence, avec un faible sourire, mais en pâlissant.

— Non, reprit Ferrers, parlant comme s’il ne l’eût pas entendue, et comme s’il poursuivait le fil de sa pensée, j’ai toujours prédit que Maltravers ferait un grand mariage. Il ne se permettrait pas d’aimer une femme pauvre et sans naissance. Ses affections sont autant dans son orgueil que dans son cœur. C’est un homme bien remarquable ; vous avez fait un choix fort sage. Que le ciel vous bénisse ! »

En disant ces mots, Ferrers la quitta, et lorsqu’elle descendit pour dîner, le front de Florence était voilé et préoccupé. Ferrers passa trois jours chez Cleveland. Il témoignait beaucoup de cordialité à Maltravers, et parlait peu à Florence. Mais les quelques mots qu’il lui adressait ne manquaient jamais de laisser dans son esprit une irritation inquiète et jalouse, à laquelle elle cédait avec une facilité maladive. Pour bien comprendre Florence Lascelles, il faut se rappeler que, malgré toutes ses brillantes qualités, elle n’avait pas ce qu’on appelle un caractère aimable. Une certaine sécheresse de naturel l’avait empêchée, même enfant, de s’attacher le cœur des personnes qui l’environnaient. Privée des soins d’une mère, n’ayant que peu ou point de relations avec d’autres enfants de son âge, élevée entre une institutrice très-roide et des parentes pauvres et fières, elle n’avait pas contracté cette douceur de manières, que produit ordinairement l’échange réciproque des affections du foyer. Avec l’orgueilleuse assurance de ses moyens, de sa naissance, de sa position, avantages dont on l’entretenait sans cesse, elle avait grandi solitaire, insociable et impérieuse. Son père trouvait en elle un sujet d’orgueil plutôt que d’affection ; ses domestiques ne l’aimaient pas ; elle avait trop peu d’égards pour les autres, trop peu d’affabilité et de douceur pour se faire chérir de ses inférieurs ; elle était trop savante et trop sérieuse pour trouver du plaisir à la conversation des jeunes filles de son âge : elle n’avait donc pas d’amis. Or, comme elle avait réellement un cœur très-affectueux, elle sentait le vide qui l’environnait, mais elle en éprouvait plus de ressentiment que de douleur ; elle avait soif d’affection, et cependant elle ne cherchait pas à en inspirer. Il lui semblait que c’était son destin de n’être pas aimée, et c’était le destin qu’elle en accusait, au lieu de s’accuser elle-même.

Quand, dans toute la sincérité fière, pure et généreuse de sa nature, elle fit à Ernest l’aveu de son amour, elle s’attendait naturellement à une réciprocité ardente et passionnée ; elle ne pouvait se contenter de moins. Mais l’habitude et l’expérience de son passé la confirmaient dans l’éternel soupçon de n’être pas aimée. La pensée que Maltravers eût jamais pu considérer ses avantages de fortune autrement que comme des obstacles à ses prétentions, et des entraves à sa passion, empoisonnait son existence. Peu lui importait que ce fût la plus vile cupidité ou la plus noble ambition qui eût animé son amant, si son cœur avait été mû par un autre sentiment que l’amour. Ferrers, qui connaissait à fond tous les travers de Florence, savait comment s’y prendre pour que les éloges qu’il faisait d’Ernest éveillassent contre celui-ci toutes les exigeantes jalousies de sa belle fiancée, et tous ses doutes ombrageux.

« C’est singulier, dit-il un soir en causant avec elle, à quel point la victoire que vous avez remportée sur Ernest est complète et triomphante ! Le croiriez-vous ? il avait conçu de la prévention contre vous, la première fois qu’il vous vit ; il est allé même jusqu’à dire que vous étiez faite pour être admirée, mais non pour être aimée.

— Ah ! il a dit cela ? C’est vrai, c’est vrai ; il m’a presque dit la même chose à moi-même.

— Mais à présent combien il doit vous aimer ! Assurément il en a tous les signes.

— Et quels sont ces signes, savant docteur Lumley ? dit Florence en s’efforçant de sourire.

— Mais d’abord vous observerez sans aucun doute qu’il ne vous quitte jamais des yeux ; n’importe avec qui il cause, quelle que soit son occupation, ses yeux inquiets et malheureux errent de tous côtés jusqu’à ce qu’ils aient rencontré votre regard. »

Florence soupira et leva les yeux ; à l’autre bout du salon son amant causait avec Cleveland, et son regard ne la cherchait point du tout.

Ferrers ne parut pas s’apercevoir de cette contradiction flagrante avec sa théorie, et il continua :

« Puis, assurément, tout son caractère est changé ; ce front a perdu son calme majestueux, cette voix pénétrante n’a plus le même accent assuré et tranquille. N’est-il pas devenu humble, embarrassé, chagrin ? Il ne vit que de votre sourire, il s’attriste si vous en regardez un autre, se désespère si votre lèvre est moins souriante. C’est maintenant un être plein de doutes, de craintes et de tremblante inquiétude, l’esclave d’une ombre. Ce n’est plus un des maîtres souverains de la création ; je reconnais bien là l’amour, l’amour que vous devez inspirer, celui dont Maltravers est capable, car je le lui ai vu déjà témoigner à une autre. Mais, ajouta Lumley, avec précipitation, comme s’il craignait d’en avoir trop dit, lord Saxingham me cherche pour compléter sa table de whist. Je m’en vais demain. Quand serez-vous à Londres ?

— D’ici à huit jours, » dit machinalement la pauvre Florence, et Lumley s’éloigna.

Un instant après, Maltravers, plus observateur qu’il ne le paraissait, vint s’asseoir à côté d’elle.

« Chère Florence, dit-il avec tendresse, vous êtes pâle ; je crains que vous ne soyez plus souffrante ce soir.

— N’affectez pas un intérêt que vous ne sentez pas, je vous en prie, dit Florence, la lèvre ironique, mais les yeux pleins de larmes.

— Que je ne sens pas, Florence !

— C’est la première fois du moins que vous observez si je me porte bien ou mal. Mais n’importe !

— Ma chère Florence, pourquoi ce ton ? En quoi vous ai-je offensée ? Lumley vous aurait-il dit….

— Rien qui ne vous soit favorable. Oh ! soyez sans crainte, vous êtes un de ces hommes dont on ne dit que du bien. Mais que je ne vous retienne pas ici ! allons rejoindre notre hôte ; vous l’avez laissé seul. »

Lady Florence n’attendit pas de réponse, et du reste, Maltravers n’essaya pas de la retenir. Il parut blessé, et lorsqu’elle se retourna, dans l’espoir de rencontrer son regard plein de reproches, il était parti. Lady Florence devint inquiète, agitée ; elle parlait sans savoir ce qu’elle disait, et riait convulsivement. Néanmoins Cleveland s’abusa au point de croire qu’elle était d’une gaieté folle.

Bientôt elle se leva et traversa tous les salons : son cœur était avec Maltravers ; pourtant elle ne l’apercevait nulle part. À la fin elle entra dans la serre, et là, par les portes ouvertes, elle le vit qui se promenait lentement, les bras croisés, sur la pelouse éclairée par les rayons de la lune. Il y eut dans son cœur une courte lutte entre son orgueil de femme et son amour de femme ; c’est le dernier qui triompha : Florence s’approcha de Maltravers.

« Pardonnez-moi Ernest, dit-elle en lui tendant la main, c’est moi qui ai tort. »

Ernest baisa cette jolie main, et répondit d’une voix touchante :

« Florence, vous possédez le pouvoir de me faire souffrir, usez-en avec clémence. Dieu sait que je ne voudrais pas, pour satisfaire au vain désir de montrer l’empire que j’ai sur vous, vous infliger la moindre douleur. Ah ! ne vous imaginez pas qu’il y ait dans les querelles d’amoureux un charme qui puisse en compenser l’amertume.

— Je vous ai dit, Ernest, que j’étais trop exigeante. Je vous ai dit que vous ne m’aimeriez pas lorsque vous me connaîtriez mieux.

— Et vous étiez une fausse prophétesse. Florence, de jour en jour, d’heure en heure, je vous aime davantage, plus que je n’aurais jamais cru pouvoir vous aimer.

— Alors, s’écria la fantasque jeune fille, empressée de se déchirer elle-même le cœur, alors il fut un temps où vous ne m’aimiez pas ?

— Florence, je serai franc ; non, je ne vous ai pas toujours aimée. Mais maintenant vous obtenez rapidement sur moi un empire plus grand que ma raison ne devrait le permettre. Seulement prenez garde ! Si vous désirez réellement posséder mon amour, prenez garde de ne pas armer ma raison contre vous. Florence, je suis fier. Si je suis un amant moins humble que d’autres ne l’eussent été, c’est précisément parce que je sais que vous auriez pu former des alliances plus splendides. Je ne serais pas digne de vous, si je gardais moins scrupuleusement le respect de moi-même.

— Ah ! dit Florence, que ces mots touchèrent au cœur, pardonnez-moi cette fois encore. Moi, je ne me pardonnerai pas de sitôt. »

Ernest la pressa contre son cœur, et il sentit que, malgré tous ses défauts, cette femme qu’il craignait de ne pas rendre aussi heureuse qu’elle le méritait par tous ses sacrifices pour lui, lui devenait bien chère. Au fond de son cœur il savait qu’elle n’était pas faite pour le rendre heureux, lui ; mais ce n’était pas là sa pensée ou sa crainte. L’amour que lui témoignait Florence avait arraché de ce cœur généreux toute préoccupation personnelle. Toute son inquiétude était de ne pas assez la récompenser de son amour.

Ils foulaient le gazon, tous les deux silencieux et rêveurs, Florence était triste quoique bien heureuse.

« Ce ciel pur, ces astres admirables, dit enfin Maltravers, ne nous prêchent-ils pas la philosophie de la paix ? Ne nous disent-ils pas que le calme appartient à la dignité de l’homme et à la sublime essence de l’âme. Les mesquines préoccupations, les soucis qu’on se donne soi-même ne sont pas dignes de notre véritable nature ; le trouble qu’ils nous causent est à lui seul une preuve qu’ils sont hostiles à nos sentiments. Ah ! ma douce Florence, que ces cieux, au-dessus desquels, selon la croyance des poëtes de l’antiquité, planaient les ailes de l’Amour primitif et céleste, nous enseignent ce que devrait être l’amour terrestre : une chose aussi pure que la lumière, aussi paisible que l’immortalité, qui veille sur le monde orageux auquel elle survivra, et qui plane bien au-dessus des nuages et des vapeurs de la terre. Laissons les petits esprits profaner par l’amertume et le tumulte de la vie ordinaire la plus sainte des affections ! Mais nous, il faut aimer comme des êtres qui seront un jour habitants des étoiles ! »


CHAPITRE IV.

Un fripon souple et glissant, toujours épiant les occasions propices ; dont l’œil est prêt pour toute trahison.
(Shakspeare. Othello.)
On ne connaît le véritable visage de ta four berie que lorsqu’on en fait usage.
(Le même.)

« Vous voyez, mon cher Lumley, dit lord Saxingham, lorsque le lendemain les deux parents se trouvèrent sur la route de Londres dans la voiture du comte ; vous voyez que le mariage de Florette est, tout au moins, une fort ennuyeuse affaire.

— Mais, en effet, ce n’est pas un mariage avantageux. Maltravers est gentilhomme et homme de génie ; mais il ne manque pas de gentilshommes, et son génie n’est qu’un désavantage de plus pour nous, puisqu’il n’est pas de notre bord en politique.

— Précisément. Mon gendre qui voterait contre moi !

— Un homme pratique et raisonnable changerait de bord ; mais Maltravers n’en fera rien. Et toutes les propriétés territoriales, toute l’influence, toute la fortune qui aurait dû épauler la famille et le parti, sortiront de la famille et se tourneront contre le parti. Vous avez raison, mon cher lord, c’est une fort ennuyeuse affaire.

— Elle qui aurait pu épouser le duc de ***, un homme qui a 100 000 livres sterling[28] de rente ! C’est par trop ridicule. Et puis Maltravers !… c’est un être diablement désagréable, hein ?

— Il est roide et cérémonieux ; il a bien changé à son désavantage depuis quelques années ; il est devenu fat et faiseur d’embarras.

— Savez-vous, Lumley, que, de vous deux, c’est encore vous que j’aurais préféré pour gendre. »

Lumley tressaillit légèrement.

« Vous plaisantez, milord ! je n’ai pas la fortune d’Ernest, je ne pourrais rien apporter à ma femme ; ma famille aussi, du moins du côté de ma mère, est moins ancienne.

— Oh ! quant aux apports, la fortune de Florette peut bien s’en passer, et, en comparaison de cette fortune, qu’est-ce que M. Maltravers aurait la prétention de lui reconnaître ? Ni ma fille, ni les enfants qu’elle pourra avoir, n’auront besoin de ses quatre mille livres sterling de rente[29], quand même il les leur reconnaîtrait en entier. Quant à la naissance, les relations, de nos jours, valent mieux qu’une vieille souche normande ; et, pour le reste, il est probable que vous serez l’héritier du vieux Templeton, que vous serez pair (et en pareil cas une grosse somme d’argent comptant est toujours utile) ; vous faites votre chemin au parlement, vous êtes des nôtres, vous serez bientôt fonctionnaire, et, flatterie à part, vous êtes, par-dessus le marché, un excellent garçon. Oh ! j’aimerais mille fois mieux que Florette se fût amourachée de vous ! »

Lumley Ferrers s’inclina, mais ne répondit rien. Il tomba dans une profonde rêverie ; lord Saxingham prit son porte-feuille officiel, dont le contenu l’absorba bientôt si complètement qu’il oublia le mariage de sa fille.

Lumley arrêta le cocher au moment où la voiture débouchait dans Pall-Mall, et se fit descendre au Club des Voyageurs. Tandis que lord Saxingham continuait sa route pour aller régler les affaires de la nation, lui qui ne savait pas régler celles de sa famille, Ferrers demandait l’adresse de Castruccio Cesarini. Le concierge ne put la lui donner. L’Italien venait généralement tous les jours chercher ses lettres, mais personne au club ne savait où il demeurait. Ferrers écrivit un mot à Cesarini pour le prier de venir le voir le plus tôt possible ; il pria le concierge de le lui remettre, et s’achemina vers sa demeure dans Great-George-Street. Il alla droit à sa bibliothèque, ouvrit son pupitre, et en retira la lettre (le lecteur ne l’a pas oubliée), que Maltravers avait écrite à Cesarini, et dont Lumley s’était emparé. Il lut deux fois cette épître attentivement ; la seconde fois son visage s’éclaircit, et ses yeux étincelèrent. Le moment est venu de faire connaître cette lettre au lecteur, la voici :

« (Personnelle et confidentielle.)
« Mon cher Cesarini,

« L’assurance que vous me donnez de vos sentiments d’amitié m’est on ne peut plus agréable. Je suis porté, bien qu’à regret, à me ranger en grande partie à votre avis, relativement au mariage. Quant à lady Florence elle-même, il y a peu de personnes plus faites pour éblouir, peut-être même pour séduire. Mais est-elle capable de rendre un intérieur heureux ? de donner de la sympathie là où elle a été habituée à régner ? de comprendre la bizarrerie et les susceptibilités de notre race fantasque et maladive, et d’y céder ? de se contenter de l’hommage d’un seul cœur ? Je ne la connais pas assez pour décider cette question ; mais je la connais assez pour que votre bonheur m’inspire une profonde sollicitude et une vive inquiétude, s’il doit dépendre d’une nature aussi impérieuse et aussi arrogante. Mais sa fortune, son rang, me direz-vous ; ne sont-ce pas là les sources auxquelles un esprit ambitieux peut puiser le bonheur ? Hélas ! L’homme qui épousera lady Florence devra, en effet, je le crains, borner ses rêves de bonheur à ces sèches et décevantes réalités. Mais, Cesarini, ce ne sont pas là les paroles que je vous adresserais si nous étions plus intimes. Je doute de la sincérité de cet attachement que vous lui attribuez, et dont vous vous croyez l’objet. Il est évident qu’elle aime à faire des conquêtes. Elle se fait un jeu de ses victimes. Sa vanité trompe les autres… peut-être pour être enfin trompée à son tour. Je ne vous en dirai pas davantage.

« Tout à vous,
« Ernest Maltravers. »

« Bravo ! » s’écria Ferrers, qui laissa tomber la lettre, et se frotta les mains de plaisir. « Lorsque je manœuvrais pour lui faire écrire cette épître, je ne me doutais guère que le hasard me la rendrait d’une utilité aussi inappréciable. Il y a moins à changer que je ne pensais ; le plus maladroit griffonnement du monde en viendrait à bout. Voyons cela encore une fois. Hum !… hum… la première phrase à changer est celle-ci « je la connais assez pour que votre bonheur m’inspire une sérieuse sollicitude et une vive inquiétude, s’il doit dépendre d’une nature aussi impérieuse et aussi arrogante. » Il faut effacer « votre » et mettre « mon. » Tout le reste va bien… bien… jusqu’à ces mots : « cet attachement que vous lui attribuez et dont vous vous croyez l’objet, » au lieu de « vous vous croyez, » il faut « vous me croyez. » Le reste ira bien. Maintenant la date, il faut la changer ; datons-la du présent mois, et le tour est fait. Je voudrais bien que cet imbécile d’Italien arrivât. Si je pouvais seulement amener une brouille irréconciliable entre elle et Maltravers, je ne pourrais manquer, je crois, de le supplanter. Florence, dans son dépit et son ressentiment, s’empresserait, pour se venger, de prendre le premier qui se présenterait. Et, par Jupiter, quand même je ne réussirais pas (comme je suis sûr de le faire), ce sera toujours quelque chose que de conserver Florence à un duc de notre parti. Je gagnerais beaucoup à une pareille alliance ; tandis que je perds tout, sans rien gagner, à ce qu’elle épouse Maltravers ; un homme qui nous est opposé en politique encore ! et que je commence à haïr comme le poison ! Mais le duc ne l’aura pas. Florence Ferrers ! la seule allitération qui m’ait jamais plu ; quoique peu harmonieuse en poésie. »

Lumley tira tranquillement vers lui son encrier.

« Pas de canif ! Ah ! c’est vrai, je ne retaille jamais mes plumes ; quel défaut d’ordre et d’économie ! Il faut que j’en envoie chercher un. »

Il agita la sonnette et commanda qu’on lui achetât un canif ; le domestique n’était pas encore revenu lorsqu’on entendit frapper à la porte ; un instant après Cesarini entra.

« Ah ! dit Lumley en prenant un air mélancolique, je suis content que vous soyez arrivé. Vous m’excuserez de vous avoir écrit d’une façon si peu cérémonieuse. Vous avez reçu mon billet ? Asseyez-vous, je vous en prie. Et comment vous portez-vous ? Vous paraissez souffrant ; puis-je vous offrir quelque chose ?

— Du vin, répondit laconiquement Cesarini, du vin. Votre climat exige qu’on boive du vin. »

En ce moment le domestique apporta le canif, et on lui commanda de servir du vin et des sandwiches. Lumley se mit à causer légèrement de choses et d’autres en attendant qu’on eût apporté le vin ; il fut un peu surpris d’observer que Cesarini se versait coup sur coup, et buvait avec l’avidité d’un homme qui cherche un stimulant. Quand il en eut assez, il fixa ses yeux noirs sur Ferrers et lui dit :

« Vous avez quelque chose de nouveau à me communiquer, je le vois à votre figure. Je suis prêt, maintenant, à tout entendre.

— Eh bien, alors, écoutez-moi. Vos soupçons ne vous ont pas trompé ; la jalousie devine toujours juste. Pour moi, il est hors de doute qu’Othello avait raison, et que Desdémone ne valait pas grand’chose. Maltravers a demandé ma cousine en mariage, et il est agréé. »

Cesarini devint d’une pâleur mortelle ; tout son corps trembla comme une feuille ; pendant un moment il eut l’air d’un épileptique.

« Malédiction ! dit-il enfin, les dents serrées, et en respirant avec peine. Malédiction sur lui, du fond de ce cœur qu’il a brisé !

— Et après la lettre qu’il vous a écrite ! Vous en souvient-il ? La voici. Vous mettre en garde contre lady Florence, et puis vous supplanter après ; n’est-ce pas là une trahison ?

— Une trahison plus noire que l’enfer ! Je suis Italien ! s’écria Cesarini en se levant soudain ; et toutes les passions de son brûlant climat se reflétèrent sur son visage : je veux me venger ! Ma fortune est perdue, mes espérances sont détruites, mon cœur est anéanti ; mais il me reste le plaisir des dieux, la consolation des désespérés : la vengeance !

— Iriez-vous lui envoyer un cartel ? demanda Lumley d’un ton pensif et calme. Est-ce que vous ne manquez jamais votre homme ? S’il en est ainsi, cela vaut la peine d’y penser ; sinon, c’est une dérision ; vous le manquez, il fait feu en l’air, les témoins s’interposent, et vous vous en allez tous les deux, diablement contents d’en être quittes à si bon marché. Le duel est une bêtise.

M. Ferrers, dit Cesarini avec colère, ce n’est pas ici le moment de plaisanter.

— Je ne plaisante pas ; et, qui plus est, Cesarini, dit Ferrers avec une énergie concentrée bien plus imposante que la fureur de l’Italien… qui plus est, je déteste tant Maltravers, je suis si irrité de sa froide supériorité, si froissé de ses succès, la pensée de cette alliance me révolte tellement, que je me couperais volontiers la main pour faire manquer ce mariage ! Je ne plaisante pas, jeune homme ; mais il y a du calcul et du bon sens dans ma haine ; c’est notre manière, à nous antres Anglais. »

Cesarini jeta à Ferrers un regard sombre, serra les poings, et arpenta la chambre à pas rapides en grommelant.

« Vous voulez vous venger ; moi aussi. Maintenant, de quels moyens nous servirons-nous pour cela ? dit Ferrers.

— Je le poignarderais,… je le…

— Trêve à vos airs tragiques. Voyons, ne me regardez pas ainsi, et ne frappez pas du pied ; asseyez-vous et soyez raisonnable, ou bien allez-vous-en, et faites ce que vous voudrez.

— Monsieur, dit Cesarini, avec un regard qui aurait pu faire trembler un homme moins déterminé que Ferrers, prenez garde ! Ne vous faites pas un jeu de mon malheur.

— Vous êtes malheureux, et vous refusez toute consolation ; vous êtes ruiné de fortune, et vous extravaguez comme un poëte, au lieu de deviser et d’intriguer pour obtenir une opulence inouïe. La vengeance et l’ambition sont à notre portée ; mais il faut un pas furtif pour y atteindre, et une main hardie pour s’en emparer.

— Que voudriez-vous que je fisse ? Pourrais-je prendre moins que sa vie pour assouvir ma haine ?

— Prenez sa vie si vous le pouvez ! Cela m’est bien égal ; allez la prendre. Seulement je vous ferai observer, que si vous manquez votre coup, ou que s’il est plus fort que vous, et qu’il vous terrasse, on vous enfermera dans un hospice d’aliénés pendant deux ou trois ans au moins ; et ce n’est pas là que moi j’aimerais à passer l’hiver, à votre place ; après ça, faites comme vous voudrez.

— Vous ! vous ! mais qu’êtes-vous donc pour moi, vous ? Je veux y aller. Bonjour, monsieur.

— Arrêtez, dit Ferrers lorsqu’il vit que Cesarini était effectivement sur le point de partir ; attendez un instant ; asseyez-vous et écoutez-moi. Cela vaudra mieux !… »

Cesarini hésita, puis il obéit machinalement.

« Lisez cette lettre que vous avez reçue, dans le temps, de Maltravers… Vous avez fini ? Bon ! maintenant, écoutez bien : si Florence voit cette lettre, elle n’épousera pas, elle ne peut pas épouser l’homme qui l’a écrite. Il faut que vous la lui fassiez voir.

— Ah ! mon ange gardien, je vois, je vois ! Oui, il se trouve dans cette lettre des paroles qu’une femme aussi fière ne pourra jamais pardonner. Rendez-la moi ; j’irai sur-le-champ.

— Bah ! vous vous pressez trop. Vous n’avez pas fait attention que cette lettre a été écrite il y a cinq mois, avant que Maltravers fût très-lié avec lady Florence. Il lui a lui-même avoué qu’il ne l’aimait pas alors ; elle n’en serait que plus fière de sa victoire. Cette lettre ferait sourire Florence, et elle se dirait : « Ah ! il me juge bien autrement, à présent. »

— Avez-vous juré de me rendre fou ? Que signifie tout ceci ? Ne m’avez-vous pas dit tout à l’heure que, si elle voyait cette lettre, elle n’épouserait jamais celui qui l’a écrite ?

— Oui, oui ; mais il y a des changements à y faire. Il faut que nous en effacions la date, et que nous la dations d’aujourd’hui ; aujourd’hui… Maltravers revient aujourd’hui. Il faut que nous supposions qu’elle a été écrite, non en réponse à une lettre où vous lui demandiez son avis sur votre mariage avec lady Florence, mais en réponse à une lettre où vous le félicitiez de son prochain mariage avec ma cousine. Grâce à une substitution de pronoms dans deux endroits seulement, la lettre se lit aussi bien d’une façon que de l’autre. Relisez-la, et voyez vous-même ; ou plutôt, attendez ; je vais vous en faire la lecture. »

Ici Ferrers lut la lettre, qui, par suite de la légère substitution dont il parlait, avait, en effet, le caractère qu’il désirait lui donner.

« La lumière commence-t-elle à se faire dans votre esprit ? dit Ferrers. Vous sentez-vous capable de vous charger d’un rôle qui exigera de l’habileté, de la souplesse, de la délicatesse et surtout du sang-froid ? Ce sont là des qualités qui sont les attributs ordinaires de vos compatriotes.

— Je ferai tout ce qu’il faudra, soyez sans crainte. Que ce soit une lâcheté, une infamie ; peu m’importe. Je ne veux pas être dominé, éclipsé par Maltravers en toutes choses.

— Où demeurez-vous ?

— Pourquoi ? Je demeure dans les faubourgs de la ville.

— Venez loger chez moi pendant quelques jours. Je ne veux pas vous perdre de vue. Envoyez chercher vos effets ; j’ai une chambre à votre service. »

Cesarini refusa d’abord ; mais quand un homme s’est décidé à commettre un crime, la solitude lui fait peur, et il sent la nécessité d’avoir quelqu’un à qui parler. Il alla lui-même chercher ses bagages, et promit de revenir dîner.

« Je dois avouer, se dit Lumley en se rasseyant devant son pupitre, que c’est bien la plus vilaine affaire dont je me sois jamais sali les mains ; mais une fin aussi belle justifie des moyens indignes. En définitive, ce ne sont là que les préjugés de mon éducation de gentilhomme. »

En quelques secondes, avec le secours du canif pour gratter et de la plume pour corriger, Ferrers eut achevé sa tâche, à l’exception du changement de date ; toute réflexion faite, il crut préférable de réserver ce point, afin de se régler d’après les circonstances.

« J’ai, dit-il, fort bien imité ses m et ses n, ce me semble, pour un homme surtout qui ne s’est jamais exercé dans ce genre de métier. Mais en y regardant de près, on s’apercevrait de la correction. Il faut que Cesarini lui lise cette lettre, et puis, si elle veut la relire ensuite, elle aura les yeux obscurcis et la tête troublée. Par-dessus tout, il ne faut pas qu’il la lui laisse, et il doit lui faire promettre le secret le plus absolu. Elle est loyale, elle tiendra parole. Et maintenant, voilà une affaire réglée. J’ai tout juste le temps de trotter jusque chez mon oncle, pour lui faire mes compliments, à ce vieux bonhomme ! »


CHAPITRE V.

Et puis mon seigneur a beaucoup de choses à vous dire pour votre avantage.
(Crabbe. Contes du cœur.)

Lord Vargrave était assis tout seul dans sa bibliothèque ; ses livres de comptes étaient ouverts devant lui. Il additionnait soigneusement les diverses sommes qui, placées dans différentes entreprises, augmentaient son revenu. Le résultat lui parut satisfaisant, et l’homme riche jeta sa plume d’un air triomphant.

« Je placerai cent vingt mille livres sterling en terres ; seulement cent vingt mille livres[30]. Je ne veux pas céder à la tentation d’en placer davantage. Je veux avoir une belle maison ; une maison digne d’un grand seigneur ; une belle vieille maison de la renaissance ; une maison d’un intérêt historique. Il faut que j’aie des bois et des lacs, et un parc aux daims par-dessus tout. C’est très comme il faut les daims ; très comme il faut ! On va vendre le domaine de Clifford, je le sais ; on le met à trop haut prix, mais peut-être se laissera-t-on tenter par de l’argent comptant. Je pourrai marchander, marchander ; je suis très-habile à marchander. Si j’avais toujours donné aux gens ce qu’ils me demandaient, serais-je à cette heure lord baron de Vargrave ? Je doublerai mes souscriptions en faveur des sociétés bibliques, philanthropiques et de construction d’églises nouvelles. Il ne sera pas dit que Richard Templeton ne mérite pas sa grandeur. Je… Entrez ! Qui est là ? entrez ! »

La porte s’ouvrit doucement ; le doux visage de la nouvelle pairesse se montra.

« Je vous dérange… Je vous demande pardon… Je…

— Entrez, ma chère, entrez ; je voudrais vous parler ; je voudrais vous parler, milady ; asseyez-vous, je vous prie. »

Lady Vargrave obéit.

« Voyez-vous, ma chère, dit le baron, en croisant les jambes, et en caressant son pied gauche de ses deux mains, tandis qu’il se balançait majestueusement dans sa chaise ; voyez-vous, l’honneur qui m’est conféré va produire un grand changement dans notre manière de vivre, mistress Temple… je veux dire, lady Vargrave. Cette villa est assez gentille ; ma maison de campagne n’est pas mal pour un gentilhomme campagnard, mais maintenant, il faut nous montrer dignes de notre rang. La propriété territoriale que je possède déjà reviendra avec le titre à Lumley. J’achèterai une autre terre dont je puisse disposer ; une terre où je me sentirai tout à fait chez moi. Ce sera un domaine magnifique, lady Vargrave.

— Cette maison-ci est magnifique à mes yeux, dit timidement lady Vargrave.

— Cette maison ! Quelle absurdité ! Il faut adopter des idées plus grandioses, lady Vargrave ; vous êtes jeune, vous pouvez facilement contracter de nouvelles habitudes, plus facilement peut-être que moi. Vous êtes naturellement distinguée, quoi qu’il ne m’appartienne peut-être pas de le dire ; vous avez bon goût, vous ne parlez pas beaucoup, vous ne faites pas voir votre ignorance ; et vous avez raison. Il faut que vous soyez présentée à la cour, lady Vargrave. Il faut que nous donnions de grands dîners, lady Vargrave. Les bals sont un péché, et l’Opéra aussi, du moins je le crains ; pourtant il serait convenable qu’une femme de votre rang eût sa loge à l’Opéra, lady Vargrave.

— Mon cher M. Templeton…

— Lord Vargrave, s’il vous plaît, milady.

— Je vous demande pardon. Puissiez-vous vivre longtemps pour jouir de vos honneurs ! Mais moi, mon cher lord, je ne suis pas digne de les partager ; c’est seulement dans la vie tranquille que nous menons ici que je puis oublier ce que… ce que j’étais. Vous m’épouvantez, quand vous me parlez d’aller à la cour… de…

— Bah ! lady Vargrave ! Bah ! on s’accoutume à ces choses-là. Ai-je l’air d’un homme qui s’est tenu derrière un comptoir ? Le rang est un gant qui s’adapte à la main qui le porte. Et l’enfant, la chère enfant, la chère Éveline, elle sera l’admiration de Londres, la beauté, l’héritière, la… oh ! elle me fera honneur !

— J’en suis sûre, j’en suis sûre ! » s’écria lady Vargrave, et des larmes jaillirent de ses yeux.

Lord Vargrave fut touché.

« Jamais mère n’eut plus de titres à la reconnaissance de son enfant, que vous n’en avez à celle d’Éveline.

— J’espère avoir fait mon devoir, dit lady Vargrave en séchant ses pleurs.

— Papa, papa ! s’écria une voix pleine d’impatience, et une petite main frappa aux carreaux. Venez jouer, papa ! Venez jouer à la balle, papa ! »

Et là, debout auprès de la fenêtre, se trouvait la belle enfant, rayonnante de santé et de gaieté ; ses cheveux blonds étaient rejetés en arrière, et sa jolie bouche s’épanouissait en joyeux sourires.

« Allez sur la pelouse, ma chérie ; ne vous fatiguez pas trop ; vous n’êtes pas encore bien remise de cette vilaine entorse. Je vais aller vous rejoindre tout de suite. Que Dieu vous bénisse !

— Venez bientôt, papa ; personne ne joue aussi bien que vous ; » et la petite fée, riant et sautant de joie, partit en courant.

Lord Vargrave se tourna vers sa femme.

« Que pensez-vous de mon neveu ; de Lumley ? dit-il brusquement.

— Il me paraît aimable, franc et bon. »

Le front de lord Vargrave devint rêveur.

« C’est aussi mon avis, dit-il après un moment de silence ; et j’espère que vous approuverez ce que j’ai l’intention de faire. Lumley, voyez-vous, a été élevé dans l’idée de devenir un jour mon héritier ; je lui dois quelque chose de plus que le pauvre domaine qui accompagne mon titre, mais qui ne pourra jamais le soutenir dignement. Il faut avoir égard à l’honneur de la famille, au rang héréditaire. Mais cette chère enfant, je lui léguerai la plus grande partie de ma fortune. Ne pourrions-nous pas réunir la fortune et le titre ? De cette façon, le rang lui serait assuré, et tous mes désirs, tous mes devoirs se trouveraient accomplis.

— Mais, dit lady Vargrave avec une surprise évidente, si je vous comprends bien, la disproportion d’âge…

— Et qu’est-ce que cela fait, lady Vargrave, qu’est-ce que cela fait ? N’y a-t-il pas une disproportion d’âge entre nous deux, plus grande que celle qui existe entre Lumley et cette grande fille-là ? Lumley n’est encore qu’un jeune homme ; il a trente-cinq ans. Il n’aura guère plus de quarante ans lorsqu’il se mariera ; j’avais de cinquante à soixante ans lorsque je vous ai épousée, lady Vargrave. Je n’aime pas les mariages entre petits garçons et petites filles ; il faut qu’un homme soit plus âgé que sa femme. Mais vous êtes si romanesque, lady Vargrave ! D’ailleurs Lumley est très-gai, très-joli garçon, et il ne porte pas son âge. Il a été sur le point de former un autre attachement, mais j’espère qu’il n’y pense plus à l’heure qu’il est. Il faudra qu’ils s’aiment. Vous ne vous opposerez pas à mon désir, lady Vargrave, et si quelque chose m’arrivait, car la vie est incertaine…

— Ah ! ne parlez pas ainsi, mon ami, mon bienfaiteur !

— Mais, en effet, je me porte très-bien, Dieu merci, reprit lord Vargrave avec douceur ; je me sens plus jeune que jamais. Néanmoins, la vie est incertaine ; et si vous me survivez, vous ne soulèverez pas d’obstacles à mon grand projet, n’est-ce pas ?

— Moi ! non, non ; il va sans dire que vous avez tous les droits possibles sur sa destinée. Mais elle est si jeune, elle a le cœur si tendre ; et s’il se trouvait par hasard qu’elle aimât quelqu’un en rapport d’âge avec elle…

— Aimer ! bah ! L’amour ne pousse pas tout seul dans la tête des jeunes filles, il faut qu’on l’y mette. Nous l’élèverons de manière qu’elle aime Lumley. Et puis, j’ai une autre raison ; une raison majeure : notre secret ! On pourrait le lui confier, à lui ; cela ne sortirait pas de la famille. Car, même dans la tombe, je ne pourrais reposer en paix s’il y avait une tache à mon honorabilité, à mon nom. »

Lord Vargrave dit ces mots d’un accent solennel et chaleureux ; puis grommelant tout bas :

« Oui, c’est pour le bien de tous, » il prit son chapeau et quitta la chambre. Il alla rejoindre sa belle-fille sur la pelouse. Il courut avec elle, il joua avec elle, cet homme roide et imposant ! Il riait plus fort qu’elle, et courait presque aussi vite. Et lorsqu’elle fut fatiguée et hors d’haleine, il la fit asseoir à côté de lui dans un petit bosquet, et, passant la main sur ses cheveux en désordre, il lui dit :

« Vous me mettez sur les dents, mon enfant ; je deviens trop vieux pour jouer avec vous. Il faudra que Lumley prenne ma place. Vous aimez Lumley ?

— Oh ! beaucoup ; il est si gai, si bon ; il m’a donné une si belle poupée, avec des yeux !… ah !…

— Vous serez sa petite femme ; vous aimeriez bien à vous marier avec lui, hein ?

— Me marier ! Mais, ma pauvre maman est mariée, et elle n’est pas aussi heureuse que moi.

— Votre maman a une mauvaise santé, ma chère, dit lord Vargrave un peu décontenancé ; mais c’est une belle chose que d’être mariée, et que d’avoir une voiture à soi, et une belle maison, et des bijoux, et beaucoup d’argent, et enfin d’être sa maîtresse ; et Lumley vous aimera tendrement.

— Oh ! oui ; j’aimerais bien tout cela.

— Et vous aurez un protecteur, mon enfant, quand je ne serai plus ! »

L’accent, plutôt que les paroles de son beau-père, fit tressaillir douloureusement ce cœur d’enfant. Éveline leva les yeux, le regarda fixement, puis lui jetant les bras autour du cou, elle fondit en larmes.

Lord Vargrave s’essuya les yeux, et la couvrit de baisers.

« Oui, vous serez la femme de Lumley, sa femme respectée et considérée, héritière de mon rang aussi bien que de ma fortune.

— Je ferai tout ce que papa voudra.

— Alors vous serez lady Vargrave, et Lumley sera votre mari, dit le beau-père avec solennité. Pensez bien à ce que je viens de vous dire. Maintenant, allons retrouver maman. Mais, voilà Lumley en personne. Néanmoins, le moment n’est pas encore venu de le sonder… J’espère qu’il n’a pas de chances auprès de cette lady Florence. »


CHAPITRE VI.

Belle rencontre de deux affections bien rares.
(Shakspeare. La Tempête.)

Cependant les fiancés étaient en route pour revenir à Londres. L’air embaumé et serein d’une belle journée les avait décidés à faire ce petit voyage à cheval. On a dit quelque part que les amants ne sont jamais si beaux que lorsqu’ils sont ensemble, et Florence et Maltravers n’avaient jamais si bonne mine que quand ils étaient à cheval. Il y avait quelque chose dans la dignité et dans la grâce de tous deux, quelque chose même dans la silhouette de leurs traits aquilins, et dans la courbe hautaine de leur encolure, qui établissait une espèce de ressemblance entre eux quoiqu’il y eût une grande différence dans le degré relatif de leurs avantages physiques ; la beauté de Florence défiait toute comparaison. Lorsqu’ils s’éloignèrent de la porte de la ville de Cleveland, où les autres commensaux étaient assemblés pour leur dire adieu, il y avait dans tous les esprits une conviction du bonheur réservé aux deux fiancés, une impression générale que, moralement et physiquement, ils étaient admirablement assortis l’un à l’autre. La position réciproque où ils se trouvaient est toujours intéressante, même quand il s’agit de gens plus ordinaires, et dans ce moment-là ils étaient tout à fait en faveur auprès de ceux qui les suivaient des yeux. Lorsque le bon Cleveland se retira, les larmes aux yeux, et murmura : « Que Dieu les bénisse ! » il n’y avait pas une seule personne de la société qui eût hésité à se joindre à cette prière.

Florence éprouva un abattement inexplicable en quittant ce lieu consacré par de si chers souvenirs.

« Qui sait si nous serons jamais aussi heureux ? dit-elle doucement, en se retournant pour contempler le paysage qui tout brillant de fleurs, de feuillage et de riante verdure anglaise, s’épanouissait derrière eux comme un jardin.

— Nous ferons en sorte que mon vieux château et ses sombres ombrages nous fassent ressouvenir de ces lieux charmants, ma Florence.

— Ah ! décrivez-moi votre domaine. C’est là que nous demeurerons principalement, n’est-ce pas ? je suis sûre que j’aimerai bien mieux cette habitation que Marsden-Court ; c’est le nom de la gigantesque masse d’arches et de colonnes, échantillon le plus lourd du goût de Vaubrugh, qui vous appartiendra bientôt.

— Je crains que nous ne puissions jamais loger votre nombreuse suite, valets de chambre, laquais patagoniens, et Dieu sait qui encore, dans les coins et recoins de Burleigh, dit Ernest en souriant. »

Puis il se mit à décrire son vieux château, avec un peu de l’orgueil naturel à un gentilhomme campagnard de bonne maison. Florence l’écoutait, et tous deux ils devisaient, changeaient, ajoutaient, embellissaient, faisaient mille projets pour l’avenir. Quand ils eurent épuisé ce sujet, ils en abordèrent un autre, qui intéressait également Florence. Le dernier ouvrage de Maltravers était terminé, se trouvait-il déjà entre les mains de l’imprimeur, et Florence s’amusait à conjecturer les critiques qu’il allait susciter. Elle était sûre que tout ce qui lui plaisait le plus serait peu apprécié de la multitude. Elle se refusait à croire que d’autres qu’elle pussent comprendre Maltravers. Le temps s’écoula ainsi jusqu’au moment où ils passèrent à l’endroit où avait eu lieu l’aventure d’Ernest avec la fille de mistress Templeton. Ce site réveilla des pensées et des réminiscences chez Ernest, qui lui firent brusquement couper court au milieu d’une de ses éloquentes périodes, et jeter aux alentours un regard inquiet. Mais la gracieuse apparition ne se montra pas ; et quelle que fût l’impression que la vue de ce lieu avait produite, elle se dissipa par degrés lors qu’ils se trouvèrent dans les faubourgs de la grande capitale. Deux autres messieurs et une demoiselle de trente-trois ans les accompagnaient (je les avais presque oubliés). Mais ces personnes eurent la délicatesse de se tenir à distance pendant la plus grande partie du chemin, et la demoiselle, qui était spirituelle et coquette, sut occuper l’attention de ses deux cavaliers.

« Viendrez-vous chez nous ce soir, demanda timidement Florence.

— Je crains de ne le pouvoir pas. J’ai plusieurs affaires à régler avant mon départ pour Burleigh, où il faut que j’aille la semaine prochaine. Trois mois, chère Florence, suffiront à peine pour rendre Burleigh digne de sa nouvelle maîtresse. J’ai déjà convoqué en consultation les grands magiciens modernes de la draperie et de l’or moulu, pour savoir comment nous pourrons disposer convenablement le palais d’Aladin pour la réception de la nouvelle princesse. Et puis, les hommes d’affaires ! En somme, je prévois que je serai fort occupé. Mais demain, à trois heures, je serai chez vous, et nous pourrons faire une promenade à cheval, s’il fait beau.

— À coup sûr c’est bien signor Cesarini que j’aperçois là-bas, dit Florence. Qu’il est pâle et changé ! »

Maltravers regarda du côté que lui indiquait Florence, et vit Cesarini qui tournait le coin d’une ruelle, suivi d’un porte-faix chargé de quelques livres et d’une malle. L’Italien qui parlait tout seul, en gesticulant, n’aperçut point les deux fiancés.

« Pauvre Castruccio ! pensa Maltravers, il quitte sans doute son logement. À l’heure qu’il est, je crains qu’il n’ait dépensé la dernière somme que je lui ai fait parvenir ; il faut que je me souvienne de découvrir sa demeure pour rafraîchir ses ressources. Florence, n’oubliez pas de voir Cesarini, dit-il à haute voix, et de le décider à accepter la place dont nous avons parlé.

— Je ne l’oublierai pas ; je le verrai demain avant votre visite. Pourtant c’est une tâche pénible, Ernest.

— Je le reconnais. Hélas ! Florence, ne lui devez-vous pas quelque dédommagement ? Il est hors de doute que, pendant un moment il s’est cru le droit de former des espérances, dont sa qualité d’étranger et son ignorance de notre société anglaise l’empêchaient de voir la folie.

— Croyez-moi, je ne lui ai jamais donné le droit de nourrir de pareilles espérances.

— Mais vous ne les découragiez pas assez. Ah ! Florence, ne traitez jamais légèrement les angoisses que causent les espérances déçues, l’amour dédaigné.

— Elles sont horribles ! dit Florence en frémissant. C’est singulier, jamais ma conscience ne m’avait fait tant de reproches. Depuis que j’aime, je sais, pour la première fois, combien il est criminel d’être…

— Une coquette ! interrompit Maltravers. Eh ! bien ne pensons plus à ce qui est passé. Mais s’il est en notre pouvoir de rendre à un homme bien doué, et dont la jeunesse promettait beaucoup, une honorable indépendance, avec la santé de l’esprit, faisons-le. Pour moi, Cesarini ne me pardonnera jamais ; il croira toujours que je lui ai enlevé votre cœur. Mais nous autres hommes, la femme que nous avons une fois aimée, même quand elle nous a repoussés, conserve toujours de l’empire sur nous ; et votre éloquence, qui m’a si souvent ranimé, ne pourra pas manquer d’influencer une nature encore plus impressionnable que la mienne. »

Maltravers, dès qu’il eut quitté Florence à sa porte, alla chez lui, fit appeler son domestique de confiance, lui donna l’adresse de Cesarini à Chelsea, et lui enjoignit de s’informer du lieu où il était allé demeurer, dans le cas où il aurait quitté son logement ; il le chargea de laisser chez lui ou, s’il ne pouvait découvrir sa résidence au « Club des voyageurs », une enveloppe contenant un billet de banque d’une valeur assez considérable, dont il fit écrire l’adresse par son domestique. Si le lecteur se demande pourquoi Maltravers se constituait ainsi le bienfaiteur inconnu de l’Italien, je dois bien lui dire qu’il ne comprend pas Maltravers. Cesarini n’était pas le seul homme de lettres dont il plaignît les égarements, dont il soulageât les besoins. Quoique son nom brillât rarement sur la liste orgueilleuse des souscriptions publiques, quoiqu’il dédaignât de jouer le rôle de Mécène ou de protecteur, il sentait la fraternité humaine, et il éprouvait une espèce de reconnaissance pour ceux qui aspirent à élever où à charmer leurs semblables. Auteur lui-même, il savait apprécier la dette immense que le monde contracte vis-à-vis des auteurs, quoi qu’il ne l’acquitte guère que par la calomnie, et de stériles lauriers après la mort. Celui qui a le culte du beau ne réussit que grâce aux sympathies. La charité et la compassion sont des vertus qu’on enseigne difficilement à des hommes ordinaires ; mais pour le véritable génie, ce sont des instincts naturels qui le guident vers la destinée qu’il doit accomplir. Le génie, sublime missionnaire, part de l’intelligence sereine de l’écrivain pour aller vivre des besoins, des douleurs, des infirmités d’autrui, afin d’en apprendre le langage ; et comme sa plus haute victoire est le pathétique, sa nécessité la plus indispensable est la pitié !


CHAPITRE VII.

Don Jean. — Comment pourras-tu empêcher ce mariage ?

Borachio. — Je ne le pourrai pas ouvertement, milord ; mais j’agirai si secrètement qu’on ne soupçonnera pas ma loyauté, milord.

(Shakspeare. Beaucoup de bruit à propos de rien.)

Ferrers et Cesarini étaient encore à table, et tous deux gardaient le silence, car ils avaient épuisé le seul sujet de conversation qu’ils eussent en commun, lorsqu’on apporta à Lumley un billet de lady Florence.

« Voici un heureux hasard ! dit-il en le lisant ; lady Florence désire vous voir, et m’envoie sous ce pli un billet qu’elle me charge de vous faire parvenir. Tenez. »

Cesarini prit le billet d’une main tremblante ; il était très-laconique, et il exprimait simplement le désir de le voir le lendemain à deux heures.

« Qu’est-ce que cela veut dire ? s’écria-t-il ; voudrait-elle me faire des excuses, me donner des explications ?

— Non, non, non ! Florence ne fera pas cela. Mais d’après certaines paroles qu’elle a laissées échapper en me parlant de vous, je devine qu’elle a quelque chose à vous proposer pour améliorer votre position. Ah ! à propos, il me vient une idée. »

Lumley agita précipitamment la sonnette.

« Le domestique de lady Florence attend-il la réponse ?

— Oui, monsieur.

— Très-bien. Qu’il ne s’en aille pas. Maintenant, Cesarini, nous sommes doublement sûrs de notre affaire. Venez dans la chambre voisine. Là ; asseyez-vous devant mon pupitre, et écrivez ce que je vais vous dicter, à Maltravers.

— Moi !

— Oui, vous ; allons remettez-vous donc avec confiance entre mes mains. Écrivez, écrivez. Quand vous aurez fini je vous expliquerai la chose. »

Cesarini obéit, et écrivit ce qui suit :

« Mon cher Maltravers,

« J’ai appris votre prochain mariage avec lady Florence Lascelles. Permettez-moi de vous féliciter. Quant à moi, j’ai vaincu une vaine et folle passion ; et je puis contempler votre bonheur sans un soupir de regret.

« J’ai passé en revue toutes mes anciennes préventions contre le mariage, et je crois que c’est un état qui n’est tolérable qu’à la condition d’y trouver une parfaite conformité de caractères, de goûts, et d’esprit. Combien une semblable harmonie est rare ! pour vous elle existe probablement. Sans aucun doute les affections de cette adorable femme sont ardentes… et elles vous appartiennent !

« Écrivez-moi un mot par le porteur pour me prouver que vous croyez à ma sincérité.

« Tout à vous,
C. Cesarini. »

« Copiez cette lettre, j’ai besoin de l’avoir en double : vite ! Maintenant cachetez votre duplicata, et mettez-y l’adresse,… continua Ferrers ; c’est bien. Allez dans l’antichambre, donnez vous-même cette lettre au domestique de lady Florence, et priez-le de la porter à Seamore-Place, d’attendre la réponse et de vous la rapporter ; d’ici-là vous tiendrez une lettre prête pour lady Florence. Dites-lui que j’en donnerai avis à milady, et remettez-lui une demi-couronne[31]. Voilà ; allez vite.

— Je ne comprends rien à tout ceci, dit Cesarini, lorsqu’il revint ; voulez-vous me donner quelques explications ?

— Certainement. Je montrerai ce soir la copie de votre lettre à lady Florence, comme une preuve de la générosité de votre cœur, et de l’empire que vous avez su prendre sur vos sentiments. Remarquez qu’elle est rédigée de manière que l’ancienne lettre de votre rival semble en être la réponse immédiate. Demain une allusion quelconque à cette lettre amènera facilement l’exécution de notre dessein ; et, si vous suivez bien mes instructions, vous n’aurez pas l’air de vouloir montrer spontanément la lettre de Maltravers à lady Florence, comme nous en avions d’abord l’intention ; mais plutôt de consentir à la lui laisser voir, par suite d’une impulsion généreuse, d’un désir irrésistible de l’arracher à un époux indigne d’elle et à un sort déplorable. La fortune elle-même nous a distribué les cartes, et nous a donné l’as d’atout. Il y a trois à parier contre un que nous ferons la levée. De plus, Maltravers ne sort pas ce soir. J’ai passé chez lui en revenant de voir mon oncle, et j’ai appris qu’il ne bougerait pas de la soirée.

La réponse d’Ernest arriva bientôt ; elle était courte et écrite à la hâte ; mais elle respirait toute la bonté de sa généreuse nature. Il exprimait l’admiration et le plaisir que lui avait fait éprouver le ton de la lettre de Cesarini ; il rétractait toutes ses anciennes préventions contre lady Florence ; il reconnaissait la sévérité et l’erreur de ses premières impressions ; il se servait de tous les raisonnements délicats qui pouvaient consoler et relever Cesarini ; et il terminait par des protestations d’amitié et des offres de service, si pleins de cordialité et de franchise, si dénués de toute affectation de ton protecteur, que Cesarini lui-même, quoique à demi fou de colère, en fut presque touché. Lumley aperçut le changement qui s’opéra sur sa physionomie ; il lui arracha la lettre, la lut, la jeta dans le feu, en disant :

« Il faut nous mettre en garde contre les accidents ! »

Puis il ajouta, en frappant amicalement sur l’épaule de l’Italien :

« À présent vous ne devez plus avoir de remords, car je n’ai jamais lu une tirade plus jésuitique, plus insultante, plus hypocrite. Où est votre billet pour lady Florence ? Vous lui présentez vos hommages, et vous serez chez elle à deux heures. Là ; maintenant la répétition est terminée, la mise en scène est réglée, je vais aller m’habiller et commencer pour vous la pièce, par un prologue. »


CHAPITRE VIII

xxxxxxxxxxxxxxÆstuat ingens
Imo in corde pudor, mixtoque insania luctu
Et furiis agitatus amor, et conscia virtus.

(Virgile.)

Le lendemain, exact au rendez-vous, Cesarini se rendit à son entrevue critique avec lady Florence. Le visage de celle-ci (comme celui de toutes les personnes qui ne savent pas maîtriser leur caractère), exprimait toujours trop fidèlement ses sentiments intérieurs ; il était plus coloré que d’habitude. Lumley avait laissé échapper quelques paroles et quelques insinuations, qui avaient chassé le sommeil de son chevet et le repos de son esprit.

Lorsque Cesarini entra et lui fit un grave salut, elle se leva avec une agitation nerveuse. Après un court moment de silence embarrassé, elle recouvra néanmoins son sang-froid, et avec le tact adroit et délicat d’une femme, elle représenta à l’Italien l’avantage qu’il y aurait pour lui à accepter la carrière honorable et indépendante qu’on lui offrait.

« Vous avez des moyens, dit-elle en terminant, vous avez des amis, vous avez la jeunesse ; profitez de ces dons de la nature et de la fortune, et embrassez une carrière, ajouta lady Florence en souriant, que Dante ne jugeait pas incompatible avec la poésie.

— Je ne puis repousser aucune carrière, dit Cesarini avec effort, qui puisse servir à m’éloigner d’un pays désormais dénué de charmes pour moi. Je vous remercie de votre bonté ; je vous obéirai. Puissiez-vous être heureuse ; et pourtant…. non, oh ! non… vous devez être heureuse ! Lui-même, tôt ou tard, vous verra avec les mêmes yeux que moi.

— Je sais, répondit Floreuce, dont la voix tremblait, que vous avez sagement et généreusement vaincu une illusion passée. M. Ferrers m’a permis de voir la lettre que vous avez écrite à Er…, à M. Maltravers. Je l’ai trouvée digne de vous ; elle m’a touchée profondément ; mais j’espère que vous ne conserverez pas vos préventions contre…

— Arrêtez ! interrompit Cesarini ; Ferrers vous a-t-il communiqué la réponse à cette lettre ?

— Non, vraiment.

— J’en suis bien aise.

— Pourquoi ?

— Oh ! n’importe. Que le ciel vous bénisse. Adieu !

— Non ; je vous en conjure, ne partez pas encore ! Qu’y avait-il dans cette lettre qui pût m’affliger ? Lumley a laissé échapper quelques insinuations obscures, mais il a refusé de s’expliquer. Ayez plus de franchise que lui.

— Je ne le puis ; ce serait une trahison vis-à-vis de Maltravers, une cruauté vis-à-vis de vous. Et cependant, serait-ce réellement de la cruauté ?…

— Non, oh ! non ! ce serait de la générosité, de la compassion. Montrez-moi cette lettre ; vous l’avez sur vous.

— Vous ne sauriez supporter un tel coup. Vous me haïriez à cause de la douleur que je vous aurais infligée. Laissez-moi partir.

— Malheureux, vous insultez Maltravers. Je le vois bien maintenant. Vous voudriez calomnier dans l’ombre celui que vous n’osez diffamer ouvertement. Partez !… J’ai eu tort de vous écouter ; partez !

— Lady Florence, prenez garde ! Ne me poussez pas à vous détromper. Voici la lettre : c’est bien son écriture ; voulez-vous en prendre connaissance ? Je ne vous le conseille pas.

— Je ne veux croire qu’au témoignage de mes yeux ; donnez-la moi !

— Attendez alors : à deux conditions seulement. La première c’est que vous me promettez sur votre honneur de ne pas dire à Maltravers, sans mon consentement, que vous avez vu cette lettre. Ne croyez pas que je craigne sa colère. Non ! Mais dans la rencontre mortelle qui s’ensuivrait nécessairement, si vous me trahissez, votre réputation souffrirait aux yeux du monde ; et moi-même, mon excuse n’étant pas connue, je paraîtrais avoir manqué à l’honneur en accédant à votre désir, et en vous avertissant, tandis qu’il en était encore temps, de ne pas échanger l’amour contre la cupidité. Promettez-moi.

— Je vous le promets, je vous le promets solennellement.

— En second lieu, jurez-moi que vous ne demanderez pas à garder cette lettre, mais que vous me la rendrez immédiatement.

— Je vous le jure ; allons, donnez vite !

— Tenez ; la voici. »

Florence saisit ce document fatal et falsifié, et le lut rapidement. La tête lui tournait, ses yeux étaient obscurcis, ses oreilles étaient assourdies comme par un bruit de cataracte. l’émotion lui donna le vertige ; mais elle en lut assez. Cette lettre avait donc été écrite en réponse à celle que Castruccio avait envoyée la veille au soir ; Maltravers y confessait son aversion pour le caractère de Florence ; il y niait la sincérité de son amour pour lui ; il y insinuait clairement la nature mercenaire de ses propres sentiments. Oui, pour celui même à qui elle avait consacré tous les trésors de son cœur, elle n’était pas Florence, la femme belle et aimée ; mais Florence la riche et noble héritière. Cet univers qu’elle s’était élevé dans son esprit sur le cœur fidèle de Maltravers s’écroulait à ses pieds. La lettre tomba de ses mains ; tout son être sembla s’affaisser et se replier sur lui-même ; ses dents étaient serrées, son visage avait la pâleur du marbre.

« Oh ! mon Dieu ! s’écria Cesarini, saisi de remords. Parlez-moi, parlez-moi, Florence ! je fus coupable ; oubliez cette maudite lettre ! Je vous ai trompée… trompée !

— Ah ! trompée ?… Dites-moi cela encore !… Mais non… non ; je me souviens qu’il m’a dit, lui, lui qui sait juger les hommes avec tant de sagesse et de pénétration, qu’il se ferait garant de votre loyauté… que votre honneur et votre cœur étaient incorruptibles ! Vous avez dit vrai ; je vous remercie ; vous m’avez arrachée à un sort affreux !

— Ô lady Florence, chère, trop chère encore, je voudrais… » Hélas ! elle ne m’écoute pas, murmura Cesarini. Lady Florence, les mains pressées contre ses tempes, marchait à grands pas en long et en large ; à la fin elle s’arrêta en face de Cesarini, le regarda fixement, lui rendit la lettre sans prononcer un mot, et du geste lui montra la porte.

« Non, non, ne m’ordonnez pas de vous quitter encore, s’écria Cesarini, tremblant de repentir et d’émotion, et pourtant presque fou de rage en voyant à quel point Florence aimait son rival.

— Partez, mon ami, dit Florence, d’une voix étrangement calme et douce. N’ayez point de craintes à mon sujet ; j’ai encore plus de fierté que d’amour ; mais il y a, dans le cœur d’une femme certains combats qu’elle ne peut laisser voir à personne… à personne, hormis à une mère. Moi, je n’en ai plus ! Que Dieu me vienne en aide ! Partez ; la première fois que nous nous reverrons, je serai calme. »

En disant ces mots, elle lui tendit la main. L’Italien mit un genou en terre, baisa convulsivement cette main, et craignant de se trahir s’il restait davantage, s’enfuit précipitamment.

Il était parti depuis peu, lorsque Maltravers arriva dans la rue. En descendant de cheval, il leva les yeux vers la fenêtre, et envoya un baiser à lady Florence qui s’y tenait debout, attendant son arrivée, avec des sentiments bien différents de ceux dont il la croyait animée. Il entra dans le salon, le cœur léger et joyeux,

Florence ne fit point un pas pour aller à sa rencontre. Il s’approcha et lui prit la main ; elle la retira en frémissant.

« Êtes-vous malade, Florence ?

— Je ne suis pas malade ; je suis guérie.

— Que voulez-vous dire ? Pourquoi vous détournez-vous de moi. »

Lady Florence fixa sur lui les yeux, des yeux flamboyants ; ses lèvres tremblaient de mépris.

« Monsieur Maltravers, à la fin je vous connais. Je comprends maintenant les sentiments qui vous ont fait rechercher mon alliance. Ô mon Dieu ! pourquoi, pourquoi m’avez-vous accablée de ce fléau des richesses ; pourquoi avez-vous fait de moi un objet de trafic, de cupidité, de sordide ambition ? Prenez ma fortune, monsieur Maltravers, prenez-la, puisque c’est elle que vous convoitez. Dieu sait que j’en ferais volontiers le sacrifice. Mais quittez l’infortunée que vous avez si longtemps trompée, et qui à présent, toute misérable qu’elle est, vous repousse et vous méprise !

— Lady Florence, vous ai-je bien entendue ? Qui donc m’a accusé auprès de vous ?

— Personne, monsieur, personne ; je n’aurais cru personne. Qu’il vous suffise de savoir que notre union, j’en suis convaincue, ne peut nous rendre heureux ni l’un ni l’autre : ne me demandez rien de plus ; tous liens sont brisés à jamais entre nous !

— Arrêtez ! dit Maltravers d’un accent solennel et froid ; un mot de plus et l’abîme sera devenu infranchissable. Arrêtez !

— N’affectez pas cette arrogante supériorité, s’écria la malheureuse femme, blessée par un langage qu’elle prenait pour la hardiesse d’une hypocrisie endurcie ; je n’en suis plus la dupe. Tant que je vous aimais j’étais votre esclave : ce lien est brisé. Je suis libre et je vous hais, je vous méprise ! Mercenaire et sordide comme vous l’êtes, la bassesse de votre âme rétablit la différence de rangs entre nous. Désormais, monsieur Maltravers, je suis lady Florence Lascelles, et par ce titre seul vous devez me connaître ! Partez, monsieur ! »

Tandis qu’elle parlait ainsi, les traits bouleversés par la colère, toute sa beauté disparut comme par enchantement aux yeux de l’orgueilleux Maltravers. L’ange semblait s’être transformée en furie ; et le regard qu’il fixa sur cette physionomie défigurée était froid, amer et méprisant.

« Écoutez-moi bien, lady Florence Lascelles, dit-il d’une voix très-calme ; vous venez de prononcer des paroles que vous ne pourrez jamais révoquer. Jamais Ernest Maltravers n’a oublié ni pardonné, de la part d’un homme ou d’une femme, un mot qui attaquât son honneur. Je vous dis un éternel adieu ; et mes dernières paroles vous condamnent au plus triste de tous les destins, aux remords qui viennent trop tard ! »

Il s’éloigna lentement ; et, au moment où la porte se refermait sur cette imposante et hautaine figure, Florence sentit que la malédiction commençait déjà à s’accomplir pour elle. Elle s’élança vers la fenêtre. Elle l’aperçut qui s’éloignait rapidement au galop de son cheval. Ah ! quand donc se reverront-ils ?


CHAPITRE IX.

Et maintenant je vis. Oh ! pourquoi faut-il que je vive encore ? J’aurais voulu mourir de cette angoisse.
(Wordsworth.)

Le soir même, il était environ neuf heures, et Maltravers se trouvait seul dans sa chambre. Sa voiture était à la porte, ses domestiques chargeaient les bagages, il allait partir pour Burleigh. Londres, la société, le monde, lui étaient devenus odieux. Son âme froissée et indignée réclamait la solitude. En ce moment Lumley Ferrers entra précipitamment.

« Vous me pardonnez mon indiscrétion, dit ce dernier, avec sa franchise habituelle, mais…

— Mais quoi, monsieur ? Je suis occupé.

— Je ne vous retiendrai qu’un instant. Maltravers, nous sommes de vieux amis. Je conserve pour vous de l’estime et de l’affection, quoique la différence de nos habitudes nous aient, dans ces derniers temps, éloignés l’un de l’autre. Je viens vous trouver de la part de ma cousine ; de Florence. Il y a eu quelque malentendu entre vous. Je suis allé la voir aujourd’hui, après que vous étiez parti ; son chagrin m’a touché. Je viens de la quitter. Quelque mauvaise langue lui a rapporté je ne sais quel conte ; les femmes sont des créatures folles et crédules. Détrompez-la, et, sans aucun doute, tout cela s’arrangera.

— Ferrers, si un homme m’avait parlé comme l’a fait lady Florence, il aurait fallu que le sang de l’un de nous deux coulât. Et pensez-vous que je puisse pardonner, de la part de la femme que j’avais rêvée pour compagne, des paroles qui, proférées par un homme, m’auraient poussé à commettre le crime d’homicide ? jamais !

— Bah ! bah ! des paroles de femme, autant en emporte le vent ! Ne renoncez pas à une si belle alliance pour une pareille bagatelle.

— Est-ce que vous aussi, monsieur, vous oseriez m’imputer des motifs mercenaires ?

— Le ciel m’en préserve ! Vous savez bien que je ne suis pas un lâche ; mais en vérité, je ne veux pas me battre avec vous. Voyons, soyez raisonnable.

— Je ne doute pas que vous ayez de bonnes intentions ; mais cette rupture est définitive ; toute allusion à ce sujet serait pénible et superflue. Il faut que je vous souhaite le bonsoir.

— Vous êtes tout à fait décidé ?

— Tout à fait.

— Même si lady Florence vous faisait amende honorable ?

— Lady Florence ne pourrait rien faire qui ébranlât ma résolution. La femme qu’un homme honorable, un gentilhomme anglais, prend pour compagne de sa vie, ne doit jamais prêter l’oreille à un mot flétrissant pour l’honneur de son mari ; cet honneur est le sien ; et si les lèvres qui devraient le consoler des attaques de la médisance, ne servent qu’à propager la calomnie contre lui, en vain elle serait belle, douée, riche, noble, c’est une malédiction qu’il prend entre ses bras. J’ai échappé à cette malédiction.

— Et je dois dire cela à ma cousine ?

— Comme vous voudrez. Et maintenant arrêtez, Lumley Ferrers, et écoutez-moi. Je ne vous accuse, ni ne vous soupçonne ; je ne désire pas pénétrer au fond de votre cœur, et, dans la circonstance actuelle, je ne puis sonder vos motifs ; mais s’il est arrivé que vous ayez, en quoi que ce soit, alimenté les opinions injurieuses à ma foi et à mon honneur qu’a laissé échapper lady Florence, vous vous êtes chargé d’une lourde responsabilité, et tôt ou tard nous aurons un compte à régler ensemble.

— Monsieur Maltravers, la réputation de ma cousine ne peut être un sujet de querelle entre nous, autrement nous ne nous séparerions pas maintenant sans nous préparer à une rencontre moins amicale ; je saurai supporter vos paroles. Moi aussi, quoique je ne sois pas un philosophe, je sais pardonner. Voyons, mon ami, vous êtes échauffé, c’est très-naturel ; séparons-nous sans rancune ; votre main.

— Si vous pouvez me toucher la main, Lumley, vous n’êtes point coupable et j’ai été injuste à votre égard. »

Lumley sourit, et serra cordialement la main de son ancien ami.

Il descendit l’escalier ; Maltravers le suivit, et au moment où Lumley tournait le coin de Curzon-Street, une voiture passa rapidement à côté de lui, et à la lueur des réverbères il aperçut le pâle et sévère visage de Maltravers.

Il tombait une petite pluie fine et serrée ; c’était une de ces soirées malsaines, fréquentes à Londres vers la fin de l’automne ; Ferrers néanmoins, insensible au mauvais temps, s’acheminait lentement, l’air pensif, vers la demeure de sa cousine. Il jouait gros jeu, et jusqu’alors la fortune lui avait été favorable ; pourtant il se sentait troublé, mal à l’aise ; la légèreté, qui faisait le fond de son caractère mettait sa conscience à l’abri de tout remords, et (une fois Maltravers éloigné) il se fiait à la connaissance du cœur humain, et à la perfidie insinuante de ses manières éprouvées pour conquérir enfin, avec la main de lady Florence, l’objet de son ambition. Il n’attendait rien de l’affection de sa cousine ; mais il attendait tout de son dépit et de son ressentiment.

« Quand une femme se croit dédaignée par l’homme qu’elle aime, le premier qui se présente doit être un soupirant bien maladroit s’il ne la subjugue pas. »

Ainsi raisonnait Ferrers, et pourtant il était inquiet, troublé. Il faut tout dire : quoiqu’il fût habile, intrépide, entreprenant et orgueilleux, son esprit tremblait devant celui de Maltravers. Il craignait d’exaspérer ce lion. Il avait dans le caractère quelque chose de celui de la femme, mais d’une femme ambitieuse habile, astucieuse, sans principes ; et dans le caractère de Maltravers, austère, simple et mâle, il reconnaissait la dignité supérieure des maîtres de la création. L’appréhension d’une colère et d’une vengeance bien méritées, qui pourraient, il le craignait, devenir mortelles, le remplissait d’épouvante.

Néanmoins son esprit recouvrait par degrés son élasticité habituelle à mesure qu’il se rapprochait de la maison de lord Saxingham. Soudain, au détour d’une rue, quelqu’un lui saisit le bras ; à son étonnement indicible dans la personne qui l’accostait ainsi, il reconnut, malgré les voiles dont elle était enveloppée, lady Florence Lascelles.

« Grands dieux ! s’écria-t-il, est-ce possible ? Vous, seule dans les rues, à cette heure, et par une pareille nuit encore ! Vous avez tort ; quelle imprudence !

— Ne me dites rien ; je suis déjà presque folle ! Je ne pouvais rester en place ; je ne pouvais braver le silence de la solitude ; encore moins la figure de mon père ; je ne le pouvais pas ! Mais vite ! Que dit-il ? quelle excuse a-t-il faite ? Dites-moi tout ! Je me rattacherai à un brin d’herbe.

— Est-ce bien là l’orgueilleuse Florence Lascelles ?

— Non, c’est Florence Lascelles vaincue, humiliée. J’ai laissé l’orgueil de côté ; parlez-moi donc !

— Ah ! quel trésor qu’un cœur pareil ! Comment peut-il le repousser !

— Est-ce qu’il nie ?

— Il ne nie rien ; il prétend qu’il se réjouit d’avoir échappé (telle est son expression) à un mariage où son cœur n’a jamais été engagé. Il est indigne de vous ; oubliez-le ! »

Florence frissonna, et Ferrers, en prenant son bras pour le passer dans le sien, toucha sa main nue ; cette main était glacée.

« Que vont penser les domestiques ? quelle excuse donnerons-nous ? » dit Ferrers, lorsqu’ils s’arrêtèrent sous le portique.

Florence ne répondit pas ; mais au moment où la porte s’ouvrait, elle dit, d’une voix étouffée :

« Je me sens mal… mal… » Et elle s’appuya sur Ferrers avec cette pesanteur et cet affaissement, indices précurseurs d’un évanouissement.

La lumière l’environnait ; le visage de chaque laquais exprimait un étonnement manifeste. Par un violent effort, Florence maîtrisa sa défaillance, car elle n’avait pas encore rompu avec l’orgueil ; elle traversa le vestibule du même pas majestueux que d’habitude, elle monta lentement le grand escalier, et elle gagna la solitude de sa chambre, pour y tomber roide et inanimée sur le parquet.



LIVRE IX.


CHAPITRE PREMIER.


L’action se présente sous son véritable aspect.

. . . . . . . . . . . . . . .

Eh bien ! après ? que reste-t-il ? Essayez de la repentance !

(Shakspeare. Hamlet.)
Je crains qu’il ne soit mort avant que j’arrive.
(Shakspeare. Le roi Jean.)


Par une belle après-midi du mois de décembre, Lumley Ferrers s’éloignait de la maison de lord Saxingham. Les marteaux de porte étaient enveloppés pour en amortir le bruit ; les volets du troisième étage étaient clos. La maladie s’était abattue sur cette maison.

La figure de Lumley avait une expression de gravité inusitée, de tristesse même.

« Si jeune !… si belle !… murmurait-il. Ah ! si j’ai jamais aimé une femme, je crois bien que j’aimais celle-là : que cet amour soit mon excuse !… Je regrette ce que j’ai fait ; mais je ne pouvais prévoir qu’une simple ruse d’amour aurait de pareils résultats. Il avait bien raison, ce métaphysicien qui a dit : « On ne peut avoir de sympathie que pour les sentiments qu’on éprouve soi-même ? » Moi, je n’aurais pas beaucoup souffert d’être un peu désappointé en amour ; il est diablement singulier qu’elle en souffre tant, elle. En somme, je n’ai pas de chance. Ce vieux Templeton… je lui demande mille pardons : lord Vargrave (par parenthèse, en voilà un qui devient tous les jours de plus en plus robuste ! Quel tempérament !) me fait mauvaise mine. L’idée de mon mariage avec lady Florence ne lui revenait pas ; et, à l’époque où je croyais pouvoir réaliser ce rêve, il m’a donné à entendre que je dérangeais ses projets ; je ne puis deviner ce qu’il voulait dire. Et puis, encore, le gouvernement qui a offert cette place à Maltravers, au lieu de me l’offrir, à moi. Le fait est que mon étoile décline. Mais cette pauvre Florence ! je donnerais bien des choses pour la savoir rendue à la santé ! J’ai fait une vilaine action, quand je croyais faire seulement un trait d’esprit. Mais, ma foi ! le regret est bon pour les imbéciles. Par Jupiter ! à propos d’imbéciles, voici venir Cesarini. »

Pâle, amaigri, l’œil hagard, le chapeau rabattu sur les yeux, le costume en désordre, l’air désespéré et farouche, Cesarini traversa la rue, et accosta Lumley par ces mots :

« Nous l’avons assassinée, Ferrers ; et son ombre vengeresse nous poursuivra jusqu’au tombeau !

— Parlez en prose ; vous savez que je ne suis pas poëte. Que voulez-vous dire ?

— Elle va plus mal aujourd’hui, gémit Cesarini d’une voix creuse. J’erre comme une âme en peine autour de cette maison ; j’interroge tous ceux qui en sortent. Dites-moi, oh ! dites-moi s’il y a de l’espoir ?

— Je le souhaite sincèrement, dit Ferrers avec ferveur. Le mal a récemment pris une tournure inquiétante. Ce n’était d’abord qu’un rhume violent qu’elle avait contracté en s’exposant imprudemment, un soir, à la pluie. Maintenant on craint que les poumons ne soient attaqués ; mais si nous pouvions la faire changer de climat, elle se rétablirait probablement.

— Vous le croyez vraiment ?

— Oui, je le crois. Courage, mon ami ; ne vous faites pas de reproches ; nous n’y sommes pour rien. Elle est malade d’un rhume, et non d’une lettre !

— Non, non ; je juge son cœur d’après le mien. Oh ! que ne puis-je révoquer le passé ! Regardez-moi ; je suis le fantôme de ce que j’étais. Nuit et jour le souvenir de ma perfidie m’accable de remords.

— Bah ! Nous irons en Italie ensemble, et dans votre belle patrie, l’amour remplacera l’amour !

— Je suis presque décidé, Ferrers.

— Ah !… À quoi faire ?

— À lui écrire ; à lui tout révéler. »

Le visage rubicond de Ferrers devint livide ; son front s’assombrit d’une expression effrayante.

« Faites-le, et le lendemain vous périrez de ma main. Pour des causes plus futiles je n’ai jamais manqué mon homme.

— Osez-vous me menacer ?

— Oseriez-vous me trahir ? trahir un homme qui, s’il est coupable, n’est coupable que pour vous, à cause de vous ? Un homme qui aurait voulu vous donner la plus belle fiancée, et la plus riche dot de l’Angleterre ; et dont tout le crime envers vous est de ne pouvoir commander à la vie et à la santé ?

— Pardonnez-moi, dit l’Italien, fort ému ; pardonnez-moi, et comprenez ce que je veux dire. Je ne vous aurais pas trahi, vous ; il y a de l’honneur parmi les scélérats. Je n’aurais avoué que mon crime ; je n’aurais jamais dévoilé le vôtre. Pourquoi vous aurais-je dénoncé ? Cela ne servirait à rien.

— Est-ce sérieux ? Parlez-vous en toute sincérité ?

— Oui, sur mon âme !

— Alors, en vérité, vous êtes digne de mon amitié. Vous vous chargerez seul de toute la responsabilité de cette œuvre de faussaire (un vilain mot, mais il épargne les circonlocutions) ; seul, n’est-ce pas ?

— Oui ! »

Ferrers se tut pendant un instant, puis il s’arrêta court.

« Vous me le jurez ?

— Par tout ce qu’il y a de plus sacré !

— Alors, écoutez-moi, Cesarini : demain, si lady Florence va plus mal, je ne mettrai plus d’obstacle à votre révélation, dans le cas où vous vous décideriez à la faire. Je me servirai même de cette influence que vous me laissez conserver, pour atténuer votre faute, pour obtenir votre pardon. Et pourtant, renoncer à vos espérances, livrer une femme, que vous aimez tant, aux bras de ce rival détesté, c’est magnanime, c’est noble, ce serait au-dessus de mes forces ! Faites ce que vous voudrez. »

Cesarini allait répondre, lorsqu’un domestique à cheval tourna soudain l’angle de la rue, presque au grand galop. Son regard tomba sur Lumley ; il arrêta son cheval, et mit pied à terre.

« Oh ! monsieur Ferrers, dit-il tout hors d’haleine, je viens de chez vous ; on m’a dit que je vous trouverais peut-être chez lord Saxingham, et j’y allais justement…

— C’est bien, c’est bien ; qu’y a-t-il donc ?

— Mon pauvre maître, monsieur, je veux dire milord….

— Qu’est-ce qui lui est arrivé ?

— Il a eu une attaque, monsieur. Les médecins sont auprès de lui. Milady (car milord ne peut plus parler) m’a envoyé vous chercher bien vite.

— Prêtez-moi votre cheval. Là ; allongez un peu les étriers. »

Tandis que le groom était occupé à rajuster la selle du cheval, Ferrers se tourna vers Cesarini.

« Ne faites rien trop précipitamment, dit-il. Je dirais même, si j’osais, ne faites rien sans m’avoir consulté ; mais souvenez-vous, dans tous les cas, que je compte sur votre promesse, sur votre serment.

— Vous pouvez vous y fier, dit Cesarini d’un ton sombre.

— Adieu donc, » dit Lumley, en sautant en selle. Quelques moments après il avait disparu.


CHAPITRE II.

Ô monde ! tu étais la forêt de ce cerf…

. . . . . . . . . . . . . . .

Est-il donc vrai que tu gis ici ?

(Shakspeare. Jules César.)

Quand Lumley descendit de cheval à la porte de son oncle, il fut très-frappé du désordre et du mouvement qui régnaient dans cette maison, où d’habitude l’œil sévère du maître maintenait une tranquillité et un silence aussi complets que si les affaires de la vie s’y faisaient par mécanisme. Les vieilles femmes qu’on occupait à ratisser les allées et à en arracher les mauvaises herbes, étaient rassemblées en groupe sur la pelouse unie, et hochaient de concert leurs têtes d’un air prophétique, en chuchotant confusément leurs commentaires. Dans le vestibule, la fille de chambre (c’était la première fois que Lumley en apercevait une dans cette maison, tant étaient invisibles les rouages qui faisaient mouvoir la machine domestique), la fille de chambre s’appuyait sur son balai, et écoutait, la bouche béante, les nouvelles que lui donnait le laquais. On eût dit qu’au premier relâchement d’un frein rigide, la nature humaine s’affranchissait du flegme conventionnel qui avait toujours pesé sur ses mouvements dans cette roide et cérémonieuse maison.

« Comment va-t-il ?

— Milord va mieux, monsieur ; il a parlé, à ce qu’il paraît. »

En ce moment un jeune visage, les traits gonflés et rougis à force de pleurer, se pencha par-dessus la rampe de l’escalier ; un instant après, Éveline accourait haletante dans le vestibule.

« Oh ! montez, montez, mon cousin Lumley ; il ne peut pas mourir en votre présence ! C’est impossible ; vous paraissez toujours si plein de vie ! Il ne mourra pas, n’est-ce pas ? Vous ne croyez pas qu’il mourra ? Oh ! emmenez-moi avec vous ; on ne veut pas me laisser aller auprès de lui !

— Chut ! ma chère petite fille, chut ! Suivez-moi tout doucement ; c’est bien. »

Lumley gagna la chambre de son oncle ; il frappa à la porte, et il entra ; l’enfant s’y glissa aussi, sans qu’on l’observât, ou du moins sans qu’on l’en empêchât. Lumley souleva le rideau du lit ; le nouveau lord y était étendu, la tête soutenue par des oreillers ; ses yeux grands ouverts avaient une fixité vitreuse, mais semblaient conserver l’intelligence ; ses traits étaient horriblement décomposés. Lady Vargrave était agenouillée de l’autre côté du lit ; son mari tenait l’une de ses mains entre les siennes ; de l’autre elle lui baignait les tempes et ses larmes coulaient rapides et abondantes, sans bruit ni sanglot, le long de ses joues pâles et blanches.

Deux médecins conféraient ensemble dans l’embrasure d’une fenêtre ; un apothicaire préparait des médicaments sur une table ; et deux des plus vieilles servantes de la maison se tenaient à peu de distance des médecins, dans l’espoir d’entendre ce qu’ils disaient.

« Mon cher, mon excellent oncle, comment vous sentez-vous ? demanda Lumley.

— Ah ! vous êtes donc venu ? dit le mourant d’une voix faible mais claire ; c’est bien. J’ai beaucoup de choses à vous dire.

— Mais pas à présent… pas à présent ! Vous êtes trop faible, » dit sa femme d’un ton suppliant.

Les médecins s’approchèrent du lit. Lord Vargrave agita sa main, et leva la tête.

« Messieurs, dit-il, je sens la mort s’avancer à grands pas ; il est très-urgent, pendant que j’ai encore ma connaissance, que je m’entretienne avec mon neveu. Le moment actuel vous semble-t-il propice ? Si j’attends, êtes-vous sûrs que j’en trouverai un autre ? »

Les médecins se regardèrent.

« Milord, dit l’un d’eux, peut-être cet entretien avec votre neveu soulagera-t-il et calmera-t-il votre esprit. Vous pourrez après dormir plus facilement.

— Seulement, prenez ce cordial, » dit l’autre docteur.

Le malade obéit. Un des médecins s’approcha de Lumley et le tira à l’écart.

« Enverrons-nous chercher le notaire de milord ? lui dit-il tout bas.

— C’est moi qui suis son héritier légitime, pensa Lumley. Mais… non, mon cher monsieur, dit-il ; non, je ne pense pas que cela soit nécessaire, à moins qu’il n’en exprime le désir ; sans aucun doute mon pauvre oncle a déjà réglé toutes ses affaires. Que pensez-vous de son état ? »

Le docteur hocha la tête.

« Je voudrais vous parler, monsieur, aussitôt que vous aurez quitté lord Vagrave.

— Que faites-vous donc-là ? s’écria le patient d’une voix aigre et chagrine. Quittez tous la chambre ; je voudrais être seul avec mon neveu. »

Les médecins se retirèrent ; les vieilles femmes le suivirent à regret ; en ce moment la petite Eveline se montra soudain, et s’élança sur le sein du mourant, en sanglotant comme si son cœur allait se briser.

« Ma pauvre enfant ! ma chère enfant ! ma bien-aimée chérie ! dit lord Vargrave d’une voix entrecoupée, et il enlaça l’enfant de ses faibles bras ; que Dieu vous bénisse ! que Dieu vous bénisse ! Et, assurément, il vous bénira ! Ma femme, ajouta-t-il avec beaucoup plus de tendresse que Lumley n’en avait jamais remarqué dans son accent, lorsqu’il parlait à lady Vargrave, ma femme, si les paroles que je prononce en ce moment doivent être les dernières que je vous adresse, puissent-elles du moins vous exprimer toute la reconnaissance que j’éprouve vis-à-vis de vous, pour des devoirs que nul n’aurait pu remplir plus religieusement. Vous ne m’aimiez pas, c’est vrai ; et, au comble de la santé et de l’orgueil, cette conviction m’a souvent rendu injuste à votre égard. Je fus sévère ; vous avez eu beaucoup à supporter : pardonnez-moi !

— Oh ! ne parlez pas ainsi ; vous avez été plus noble, plus généreux pour moi que je ne le méritais. Que ne vous dois-je pas ? Combien j’ai peu fait pour vous en récompenser ?

— Je ne puis souscrire à ces paroles ; laissez-moi, ma chère, laissez-moi. Je puis vivre encore ! J’espère vivre… je ne souhaite pas de mourir ! Le calice s’éloignera peut-être de mes lèvres. Partez !… partez !… et vous aussi, mon enfant.

— Ah ! laissez-moi rester. »

Lord Vargrave embrassa, avec une tendresse passionnée, la petite créature qui se cramponnait autour de son cou ; puis il la remit entre les bras de sa mère, et retomba épuisé sur son oreiller. Lumley, tenant son mouchoir à ses yeux, ouvrit la porte à lady Vargrave, qui sanglotait amèrement ; puis il la referma avec soin, et vint reprendre sa place auprès de son oncle.

Lorsque Lumley quitta le chevet du malade, sa physionomie était plutôt sombre et agitée que triste. Il se dirigea précipitamment vers la chambre qu’il occupait d’habitude, pendant que son oncle dormait d’un long et profond sommeil. Mais la mère et l’enfant ( maintenant réintégrées dans la chambre du malade) ne cessèrent pas de veiller.

Une heure environ avant minuit, le plus âgé des deux médecins alla chercher le neveu.

« Votre oncle vous demande, monsieur Ferrers, et je crois qu’il est de mon devoir de vous dire que ses derniers moments sont proches. Nous avons fait tout ce que l’on pouvait faire.

— Connaît-il bien le danger de sa position ?

— Oui, monsieur, et il a consacré à la prière les deux heures qui viennent de s’écouler. C’est le lit de mort d’un chrétien, monsieur.

— Hum ! » fit Ferrers, et il suivit le médecin.

La chambre était obscure, une seule lampe, dont la lumière était soigneusement voilée, éclairait une table, sur laquelle se trouvait le livre de vie et de mort ; la douleur et l’effroi se peignaient sur le visage de la mère et de l’enfant, agenouillées à côté du lit.

« Venez ici, Lumley, balbutia le mourant, qui s’éteignait rapidement. Il n’y a personne ici que vous trois, que les trois êtres que je chéris le plus, n’est-ce pas ?… C’est bien. Alors, Lumley, vous savez tout… Ma femme, il sait tout. Mon enfant, donnez la main à votre cousin… Ainsi, vous êtes maintenant fiancés. Quand vous serez grande, Éveline, vous saurez que mon dernier vœu et ma dernière prière ont été que vous fussiez la femme de Lumley Ferrers. En vous donnant cet ange, Lumley, je vous dédommage de tout ce qui pourrait vous paraître injuste de ma part. Et vous, mon enfant, je vous assure ce rang et ces honneurs que j’ai eu tant de peine à atteindre, et dont il m’est défendu de jouir. Soyez bon pour elle, Lumley…, vous avez un cœur généreux et loyal ; qu’elle puisse y trouver un abri… On ne lui a jamais adressé une parole dure. Que Dieu vous bénisse tous, et qu’il me pardonne… priez pour moi. Lumley, demain vous serez lord Vargrave, et vous, plus tard (ici un sourire funèbre mais triomphant passa sur son visage), plus tard vous serez milady… lady Vargrave. Lady… oui… oui… lady Var… »

Les paroles s’éteignirent sur ses lèvres tremblantes ; il se retourna, et bien qu’il continuât à respirer pendant plus d’une heure, lord Vargrave n’articula pas une syllabe de plus.


CHAPITRE III.

La crainte et l’espérance se dressent épouvantées, et se penchent par-dessus la rive étroite de la vie, pour regarder… quoi ? un abîme sans fond.
(Young.)
Adieu, mépris, fierté de jeune fille, adieu !
(Shakspeare. Beaucoup de bruit à propos de rien.)

La blessure qu’avait reçue Maltravers était grave et douloureuse à un très-haut degré. Il est vrai qu’il n’avait jamais été ce qui s’appelle éperdument amoureux de Florence Lascelles. Mais, dès le moment où le hasard et les circonstances l’avaient revêtu du rôle de soupirant accepté, il était conforme à son caractère loyal et scrupuleux de ne voir que le beau côté des facultés et des qualités de Florence, et de chercher à éprendre son imagination reconnaissante de la beauté du génie, de la tendresse de sa future épouse. Il avait ainsi forcé et accoutumé ses pensées et ses espérances à se concentrer sur un seul objet ; Florence et l’avenir étaient devenus des mots indissolubles, qui n’avaient qu’un seul et même sens pour son esprit. Peut-être les accusations inattendues et écrasantes dont elle l’avait accablé, exprimées d’ailleurs en termes si peu mérités, l’avaient-elles blessé plus amèrement, parce qu’elles tombaient plutôt sur son orgueil que sur son affection, et qu’elles n’étaient pas adoucies par ces mille excuses qu’aurait inventées un amour passionné ni par ces mille souvenirs qu’il aurait évoqués. C’était un sentiment profond et concentré d’injustice et d’insulte, qui endurcissait et aigrissait tout son être ; sentiment d’amour-propre froissé, d’orgueil froissé, d’honneur froissé. Et encore ce coup l’accablait au moment où il était le plus mécontent de tout ce qui l’environnait. Il était dégoûté de la petitesse des instruments et des ressorts de la vie politique ; il était en proie à une lassitude pleine de mépris, que lui inspirait la stérilité de la gloire littéraire. À trente ans il avait nécessairement perdu l’ardeur et l’élasticité de la première jeunesse, et il avait déjà brisé un grand nombre de ces hochets, que les affaires et l’ambition donnent comme de vains jouets, pour amuser la maturité de la vie. Chaque nouvel exemple de bassesse dans les hommes ou dans les choses affligeait ou révoltait un esprit, qui exigeait toujours un but trop pur et trop exalté pour la vie humaine, et qui était encore trop difficile pour ce calme consentement du monde, tel qu’il est, contentement que doivent posséder tous ceux qui veulent rendre leur philosophie pratique, et leur génie aussi fertile pour la moisson, qu’il a été prodigue à la floraison. Orgueilleux, solitaire et insociable, Ernest Maltravers n’avait pas les ressources ordinaires des hommes froissés déçus. Complétement séquestré dans la retraite de sa maison de campagne, il passait les journées à errer mélancoliquement ; et le soir il se tournait vers les livres, l’esprit plein de dédain et de lassitude. Il avait déjà tant appris, que les livres lui enseignaient peu de choses qu’il ne connût déjà. D’ailleurs les biographies des auteurs, ces espèces de fantômes, qui semblent n’avoir eu d’existence que dans l’ombre de leurs pensées impérissables, refroidissait l’inspiration qu’il aurait pu trouver dans leurs œuvres. Ces esclaves de la lampe, ces vers à soie du cabinet, combien ils ont peu joui ; combien ils ont peu vécu ! Condamnés par le destin ordinaire du monde à un sort mystérieux, ils ne semblent naître que pour travailler et fournir des pensées à la multitude, puis pour mourir quand ils ont laborieusement et obscurément accompli leur tâche, et que dans leur épuisement ils ne peuvent plus rien produire. Vivants, ce n’étaient que des noms, et dans la mort comme dans la vie ils restent éternellement des noms, des fantômes insaisissables et immatériels. Vers cette époque, Maltravers eut la fantaisie de tourner ses regards curieux vers les philosophies obscures et à demi éteintes du monde antique. Il compara les stoïciens aux épicuriens, qui avaient prêté une acception de leur choix à la simple et frugale doctrine d’utilité de leur maître. Il se de manda lequel était le plus sage : aiguiser la douleur ou engourdir le plaisir ; tout souffrir ou jouir de tout. Par une réaction naturelle et fréquente dans la vie, cet homme jusque-là si convaincu, si actif d’esprit, si résolu aux grandes choses, commença à soupirer après les plaisirs nonchalants de l’indolence. Le Jardin d’Académus lui devint plus attrayant que le Portique. Il médita sérieusement cette antique alternative du demi-dieu grec. Il se demanda s’il ne serait pas plus sage de renoncer aux graves objets auxquels il s’était jusque-là consacré, de détrôner le sévère mais auguste idéal de son cœur, de cultiver les amours légères et les passe-temps voluptueux de la multitude et de planter de myrtes et de roses le court intervalle de jeunesse qu’il lui restait encore à parcourir. Comme l’onde qui roule sur l’onde, les systèmes chassaient les systèmes dans son esprit, balayant toutes les impressions passagères, et laissant la surface propre également à recevoir et à oublier. Tel est l’état ordinaire des hommes d’imagination, dans ces crises de la vie où quelque grande révolution de projets et d’espérances vient bouleverser des éléments trop sensibles à tous les changements du vent. C’est ainsi que les faibles sont anéantis ; tandis que les forts, après quelques convulsions terribles mais inconnues, retombent dans cette harmonie et cet ordre solennels que Dieu et le destin font concourir au service de l’humanité.

Maltravers fut tiré de cette lutte incertaine entre des principes contraires par la lettre suivante de Florence Lascelles :

« Pendant trois jours et trois nuits d’insomnie, je me suis demandé si je devais ou non vous écrire. Ernest ! si j’étais comme jadis, au comble de la santé et de l’orgueil, je pourrais craindre que, malgré votre générosité, vous ne méconnussiez ma prière ; mais maintenant cela n’est pas possible. Notre union n’aura jamais lieu ; et toutes mes espérances se bornent à un seul espoir doux et triste : que vous écarterez de mes derniers moments l’ombre froide et sombre de votre ressentiment. Tous deux nous avons été cruellement trompés et trahis. J’ai découvert, il y a trois jours, la perfidie dont nous avions été victimes. Et alors, oh ! alors ! au milieu de toute la faible angoisse humaine que je ressentis de l’avoir découverte trop tard (votre malédiction s’est accomplie, Ernest !) j’ai éprouvé du moins un moment de fier et pur ravissement. Ernest Maltravers, le héros de mes rêves, m’apparaissait noble et grand comme autre fois : un être qu’il n’était pas indigne de moi d’aimer, de regretter, pour lequel je pouvais mourir sans honte. On m’avait montré une lettre écrite par vous, mais dénaturée, falsifiée à ce qu’il paraît ; hélas ! je ne m’aperçus point de l’imposture. C’était vous, vous seul, dont on avait fait un faux témoin, un terrible accusateur contre vous-même ! Pouviez-vous penser que tout autre témoignage, que les paroles, les serments des autres, eussent pu vous accuser à mes yeux ? Ah ! vous m’avez mal jugée ; mais je le méritais. J’avais juré de garder le secret ; le sceau n’est brisé sur mes lèvres, que pour être placé sur ma tombe. Ernest, mon bien-aimé Ernest, aimé jusqu’à mon dernier souffle, jusqu’au dernier battement de mon cœur !… Écrivez-moi un mot de consolation et de pardon. Vous croirez, je le sais, ce que je vous écris en termes bien imparfaits ; car vous, vous avez toujours eu confiance dans ma loyauté ; même quand vous avez blâmé mes torts. Maintenant je suis comparativement heureuse ; un mot de vous me transporterait au comble du bonheur. Le sort a été probablement plus miséricordieux envers nous deux, que nous ne pouvons le croire, avec l’aveuglement et les regrets de notre pauvre nature humaine. Car maintenant que ma force est abattue, et que dans la solitude de ma chambre je puis humblement conférer avec mon cœur, je vois le véritable aspect de ces fautes, que je prenais autrefois pour des vertus ; et je sens que si nous avions été unis, moi, tout en vous aimant toujours, je ne vous aurais peut-être pas rendu heureux, et qu’alors j’aurais connu la douleur de perdre votre amour. Puisse celui qui vous réserve à une destinée glorieuse encore inachevée, vous soutenir lorsque mes yeux ne pourront plus briller de la joie de vos triomphes, ni pleurer de vos moindres afflictions ! Vous allez poursuivre votre large et splendide carrière. Quelques années encore et mon souvenir ne vous aura laissé que l’impression d’un rêve. Mais… mais… je ne puis en écrire davantage. Que Dieu vous bénisse ! Adieu ! »


CHAPITREIV.

Oh ! mettez un frein à ce courant impétueux de votre bonté ; mon âme est trop faible pour y résister.
(Dryden. Sébastien et Doras.)

L’obséquieux médecin avait fait sa visite du soir ; lord Saxingham s’était rendu à un dîner ministériel, car il faut toujours que la vie marche côte à côte avec la mort ; Lady Florence Lascelles était seule. Elle se trouvait dans une pièce attenante à sa chambre à coucher ; c’était là que dans les beaux jours de la brillante et fantasque héritière, elle s’était plu à déployer son goût capricieux et original. C’était là qu’elle avait été habituée à rêver, à écrire, à étudier ; c’était là que cette lumière nouvelle, dont brillaient les pensées nobles et neuves d’Ernest, l’avait pour la première fois éblouie ; c’était là que lui était venue l’idée de ce roman de jeune fille, qui l’avait poussée à correspondre avec lui sans se faire connaître ; c’était là, qu’elle s’était d’abord avoué, et que l’imagination avait ensuite fait éclore l’amour ; c’était là, qu’elle avait parcouru seule la marche rapide et épuisante de cet amour plein d’émotions ; qu’elle en avait éprouvé les doutes, les espérances, les extases, les revers, la terreur, le douloureux accablement, le désespoir plein d’angoisses ! Et maintenant elle y attendait tristement et avec patience les progrès de l’inévitable destruction. Des livres, des tableaux, des instruments de musique, des bustes en marbre, à demi cachés dans l’ombre formée par des draperies classiques et toutes les délicates élégances du goût féminin, conservaient encore à cet appartement une grâce aussi riante que si la jeunesse et la beauté devaient en être à jamais les hôtes, et qu’une fosse sombre et horrible ne fût pas la seuls demeure durable pour des créatures d’argile et de boue.

Florence Lascelles se mourait ; mais ce n’était pas uniquement de ce mal fréquent, bien que mystique, qu’on appelle « un cœur brisé. » Sa santé, toujours délicate, parce qu’elle était toujours travaillée par un esprit nerveux, irritable et inquiet, avait été progressivement et invisiblement ébranlée, avant même qu’Ernest lui eût déclaré son amour. Au rayonnement étrange de ses larges prunelles, à la riche transparence de son admirable teint, les gens d’expérience auraient pu, dès longtemps, apercevoir les germes de la mort. Le soir où son cœur, plein de trouble et de délire, l’avait si imprudemment poussée à devancer le retour de Lumley (qu’elle avait envoyé auprès de Maltravers, sans savoir elle-même ni dans quel but, ni dans quel espoir), ce soir-là, elle était déjà en proie à une fièvre ardente. La pluie et le froid fécondèrent le mal qui germait dans son sein ; son agitation le nourrit ; le délire survint. Par suite de cette erreur médicale, la plus effrayante et la plus fatale de toutes, qui prive le corps, lorsqu’il a le plus besoin de forces, du principe même de la vie, on la saigna pour obtenir un calme momentané, mais pour la jeter dans une faiblesse incurable et permanente. La phthisie s’empara de sa victime. Elle était soignée par les premiers médecins de Londres, et lord Saxingham était fermement persuadé qu’elle ne courait aucun danger. Il n’était pas dans ses idées de croire que la mort pût se permettre d’enlever une personne comme lady Florence Lascelles, quand il y avait tant de pauvres gens dans le monde qu’elle pouvait supprimer sans inconvenance. Mais Florence connaissait son état, et sa grande âme ne tremblait pas à l’approche du danger. Pourtant lorsque Cesarini, torturé par l’horreur du remords, lui écrivit pour lui avouer la part qu’il avait prise à la fatale perfidie dont elle avait été victime (bien que, fidèle à sa promesse, il cachât le nom de son complice), alors, oui alors, elle pleura sur son sort. Oh ! combien elle aurait voulu contempler, en ce moment, la surface de cette belle terre que nous habitons, avec les yeux de l’amour et du bonheur ! Mais la souffrance du corps réveille ordinairement une puissance et une philosophie de l’âme, endormies jusque-là, et qu’on ne peut connaître tant qu’on a la santé. Dieu, dans sa miséricorde, a voulu qu’en général dans la nature, à mesure qu’on décline vers le tombeau, la pente devienne plus douce et plus facile ; et chaque jour, à mesure que les écailles d’argile tombent des yeux, la mort perd l’aspect menteur du spectre, et l’on descend enfin dans ses bras, comme un enfant fatigué qui s’endort sur le sein de sa mère.

Lady Florence, le cœur découragé, écoutait le tictac monotone de l’horloge qui l’avertissait de la fuite des instants peu nombreux, mais peu précieux aussi, qu’il lui restait encore à vivre. La figure cachée dans ses mains, et penchée sur la petite table qui se trouvait à côté de son sofa, elle s’abandonnait à ses tristes pensées. Le front hautain, la taille majestueuse qui jadis semblaient avoir été créés pour commander, s’inclinaient maintenant sans force. Pas d’amis autour d’elle, car Florence ne s’était jamais fait d’amis. Sa jeunesse avait été solitaire, et ses dernières heures étaient solitaires aussi.

Tandis qu’assise ainsi elle rêvait, le bruit des roues d’une voiture ébranla légèrement la chambre ; le bruit cessa… la voiture s’était arrêtée à la porte. Florence leva la tête.

« Non, non, ce n’est pas possible ! murmura-t-elle ; et pourtant ses joues pâles et amaigries se colorèrent d’un incarnat faible et passager, et sa poitrine haletante se souleva sous les plis de sa robe, infiniment trop large pour son corps amaigri. Il y eut un silence qui lui parut interminable ; elle détourna la tête avec un profond soupir, et un froid serrement lui étreignit le cœur.

En ce moment, sa femme de chambre entra d’un air significatif et troublé.

« Je vous demande pardon, milady… mais…

— Mais quoi ?

M. Maltravers vient d’arriver et il a demandé à parler à milady ; de sorte que M. Burton m’a envoyé chercher, et j’ai dit que milady était trop malade pour voir n’importe qui. Mais M. Maltravers n’a pas voulu se contenter de ce refus ; il attend dans la bibliothèque de milord, et il a voulu à toute force que je vinsse l’annoncer, milady. »

Or, les paroles de mistress Shinfield n’étaient pas euphoniques, et sa voix n’était point mélodieuse ; mais Florence n’avait jamais entendu d’éloquence qui lui fît tant d’effet. La jeunesse, l’amour, la beauté ressuscitèrent tout à coup pour elle, éclairant ses yeux et ses joues, et illuminant cette noble ruine d’une lumière soudaine et trompeuse.

« Eh bien, dit-elle, après un moment de silence, faites monter M. Maltravers.

— Monter, milady ? Mon Dieu !… laissez-moi arranger un peu vos cheveux ; c’est que milady est vraiment tout à fait en déshabillé !

— Peu importe, Shinfield ; il excusera bien tout cela. Allez. »

Mistress Shinfield haussa les épaules et partit. Encore quelques instants… un pas sur l’escalier… le bruit d’une porte qui s’ouvre… et Maîtravers et Florence se retrouvent seuls, face à face. Il s’arrêta immobile sur le seuil. Elle s’était involontairement levée ; ils se tenaient debout, l’un vis-à-vis de l’autre, et la lampe éclairait en plein le visage de Florence. Oh ! ciel ! quand ce spectacle cessera-t-il de tourmenter le cœur de Maltravers ! quand cette figure flétrie ne se dressera-t-elle plus comme un spectre devant ses yeux ! La voilà toujours, fidèle et accusatrice, dans la solitude comme au milieu de la foule ; il la voit aux rayons du soleil du midi ; le soir, elle passe devant ses yeux, pâle et indistincte à la lueur des étoiles ; elle s’était réfléchie dans son cœur, et y avait laissé son image ineffaçable, pour toujours et toujours ! Ces joues, naguère si gracieusement arrondies, étaient maintenant creuses et tirées ; une teinte sombre et livide entourait ses yeux ; ses lèvres étaient blanches ; une expression âpre, inquiète, fatiguée avait remplacé ce regard clair et radieux, où rayonnait jadis toute la vitalité du génie, tout le charmant orgueil d’une femme belle et aimée, où se lisait clairement, non-seulement l’intelligence de l’âme, mais son éternité !

Maltravers restait là immobile, saisi d’épouvante et d’effroi. Enfin, un gémissement étouffé s’échappa de ses lèvres ; il s’élança vers Florence, se jeta à genoux à côté d’elle, et saisissant ses deux mains, il les couvrit, en sanglotant, de baisers. Tout l’airain de sa forte nature était brisé ; et ses émotions, si longtemps comprimées, mais devenues maintenant indisciplinables et irrésistibles, étaient terribles à voir !

« Ne pleurez pas… ne pleurez pas ainsi, murmura lady Florence, effrayée de cette véhémence ; je suis bien changée, mais la faute en est à moi, Ernest, à moi seule. Oh ! mon bien-aimé, si bon, si affectueux, si doux, comment ai-je pu être insensée à ce point ! Vous me pardonnez, n’est-ce pas ? Je suis, encore une fois, à vous… à vous pendant un peu de temps. Ah ! ne pleurez pas lorsque je suis si heureuse ! »

Tandis qu’elle parlait, ses larmes (ces larmes-là ne jaillissaient pas de la même source où les pleurs de Maltravers puisaient leur angoisse brûlante et intolérable) tombaient doucement sur la tête penchée de son amant, et sur les mains qui étreignaient convulsivement les siennes. Maltravers leva avec égarement les yeux vers elle, et il frémit en voyant l’effort qu’elle fit pour sourire. Il se leva précipitamment, se jeta sur une chaise, et se couvrit le visage de ses mains. Il cherchait, par un violent effort, à se maîtriser ; mais sa poitrine haletante, sa respiration entrecoupée, trahissaient la lutte orageuse qui se passait au dedans de lui.

Florence le regarda un instant, avec un sentiment de repentir amer, et presque de regret intéressé.

« Et c’est là l’homme, pensa-t-elle, qui me paraissait si insensible aux émotions douces ; c’est là le cœur que j’ai foulé sous mes pieds ; c’est là la nature dont je me défiais ! »

Elle s’approcha de lui à pas tremblants et faibles ; elle posa la main sur son épaule ; la tendresse de l’amour inondait son cœur, quand elle l’enlaça de ses bras.

« C’est notre destinée… c’est ma destinée, dit enfin Maltravers, d’une voix creuse, mais calme, comme s’il se réveillait après un rêve affreux ; nous sommes les jouets du destin et sa roue nous a écrasés. Cette vie humaine est un effrayant état d’existence ! À quoi servent la sagesse, la vertu, la loyauté envers les hommes, la piété envers le Ciel, la culture que nous donnons à notre esprit, notre désir d’atteindre à une sphère plus élevée, si nous devons être ainsi les jouets du moindre hasard, les victimes de la plus misérable infamie ; et si notre existence, nos sens même, peut-être, doivent être à la merci du premier traître ou du premier insensé venu ? »

Il y avait quelque chose dans la voix d’Ernest, aussi bien que dans ses réflexions, d’un calme et d’une profondeur tellement surnaturelles, que Florence en fut plus émue de frayeur qu’elle ne l’avait été de sa première véhémence. Il se leva et se mit à arpenter la chambre, en se parlant à voix basse, comme s’il eût ignoré la présence de Florence ; et en effet il l’avait oubliée. Tout à coup il s’arrêta, et fixant les yeux sur elle, il dit presque à voix basse, et avec un accent qui la fit frissonner :

« Maintenant, le nom du traître qui nous a perdus ?

— Non Ernest, non, jamais ! À moins que vous ne me juriez de renoncer au dessein que je lis dans vos yeux. Il a fait l’aveu de sa faute, il se repent, je lui ai pardonné ; vous ferez de même, n’est-ce pas ?

— Son nom ? répéta Maltravers, et sa figure qui jusque-là avait été colorée, devint d’une pâleur étrange.

— Vous lui pardonnez ? jurez-le moi !

— Son nom, vous dis-je, son nom ?

— Calmez-vous, vous m’épouvantez… Vous me tuerez ! balbutia Florence qui retomba épuisée sur le sofa. Ses nerfs, affaiblis par la maladie, étaient complétement ébranlés par l’ardeur d’Ernest ; elle se mit à pleurer, en se lamentant et en se tordant les mains.

— Vous ne voulez pas me dire son nom ? dit Maltravers, avec douceur. Comme vous voudrez. Je ne vous le demanderai plus. Je saurai le découvrir moi-même. Le sort vengeur me le révélera. »

À cette pensée il devint plus calme, et en voyant pleurer Florence, la violence inusitée de ses sentiments impétueux s’apaisa ; il s’assit à côté d’elle, et lui dit tout ce qu’il put imaginer pour la calmer, la réconforter, la consoler. Bientôt en effet Florence fut consolée ! Et, tandis qu’au-dessous de leurs têtes l’inexorable squelette déployait le drap funéraire, ils échangèrent une fois encore leurs serments, et, avec des sentiments plus tendres encore que naguère, ils parlèrent d’amour !


CHAPITRE V.

Erichto alors lui fait entendre ses funestes murmures qui lui enjoignent de porter ses malfaisants secrets aux esprits des ténèbres.
(Marlow.)

Ce soir-là, Maltravers monta l’escalier de sa solitaire demeure d’un pas appesanti et accablé ; il se laissa tomber, en gémissant, sur la première chaise qui se présenta.

Il faisait un froid vif. Pendant sa longue entrevue avec lady Florence, son domestique avait pris la précaution de se rendre à Seamore-Place, et de faire à la hâte quelques préparatifs pour le retour du maître de la maison. Mais les chambres à coucher paraissaient nues et peu confortables ; on avait descendu les rideaux, on avait enlevé les tapis (la femme de charge d’un garçon est toujours extraordinairement prévoyante, pour ces sortes de choses. Aussitôt que son maître a le dos tourné, elle se remue, elle déplace, elle triomphe : elle va donc enfin pouvoir mettre les choses en ordre !) Le feu même n’était pas bon, une flamme sombre et capricieuse jaillissait par boutades du combustible étouffé. C’était une grande chambre, et les lumières qui s’y trouvaient l’éclairaient imparfaitement. Sur la table étaient épars des documents parlementaires, des brochures, des bills, et des livres offerts par de jeunes auteurs, indices de l’activité productrice de la machine incessante du monde. Mais Maltravers ne voyait, ne sentait même rien ; la gelée de l’hiver n’engourdissait pas son sang brûlé par la fièvre. Son domestique, qui l’aimait, comme toutes les personnes qui avaient des relations fréquentes avec lui, allait et venait avec inquiétude dans la chambre, attisait le feu rebelle, étalait la chaude robe de chambre, plaçait du vin sur la table, faisait des questions qui restaient sans réponse, et des offres de service qui passaient inaperçues. Les petits rouages de la vie continuent à fonctionner, même quand le grand ressort est paralysé ou brisé. Maltravers était, si je puis me servir de cette expression, dans une espèce de léthargie mentale. Les émotions qu’il avait ressenties l’avaient laissé dans un état d’épuisement complet. Il éprouvait cette torpeur qui suit ou précède une grande douleur. Enfin il se trouva seul, et la solitude lui rendit, presque malgré lui, le sentiment de sa profonde angoisse. Car il est à observer que, lorsqu’on est frappé d’un malheur intime, la présence d’un être quelconque semble s’interposer entre le souvenir et le cœur. Éloignez l’importun, et le marteau suspendu retombe immédiatement sur l’enclume ! Il se leva au moment où la porte se refermait sur son domestique : il se leva en tressaillant, et il écarta brusquement son chapeau de ses sourcils contractés. Pendant quelques instants, il marcha en long et en large ; l’air de la chambre, tout glacial qu’il était, semblait le suffoquer.

Il y a des moments, quand la flèche frémit dans la blessure, où tout espace paraît trop étroit ; comme le cerf blessé on voudrait fuir, fuir toujours. On éprouve un vague désir de s’échapper, une envie presque insensée de sortir de soi : l’âme s’efforce de s’envoler sur les ailes du matin.

À la fin Maltravers ouvrit avec impatience sa fenêtre ; elle donnait sur un balcon saillant, d’où l’on embrassait la perspective étendue que présente le parc, à une certaine élévation. Il sortit sur le balcon, et découvrit sa poitrine au souffle glacé de l’air. L’herbe recouverte de givre, les branches spectrales des arbres semblables à des squelettes, s’étendaient sous un ciel gris et froid. Tous les objets du dehors rapprochaient de plus en plus son âme des pensées du tombeau, de l’anéantissement de l’être, de la destruction de la beauté. Dans l’étreinte palpable de l’hiver, la mort elle-même semblait l’enlacer de ses bras de squelette. Et, tandis que, las de lutter contre les émotions amères qui tordaient et lacéraient son cœur, il s’y abandonnait sans résistance, il n’entendit pas le bruit qui se fit à la porte d’entrée, ni le retentissement des pas sur l’escalier ; il ne s’aperçut pas de la présence d’une autre personne dans la chambre, jusqu’au moment où il sentit une main se poser sur son épaule, et où, en se retournant, il vit le visage pâle et livide de Castruccio Cesarini.

« Voici une triste nuit et une heure solennelle, Maltravers, dit l’Italien, avec un sourire contracté, c’est bien la nuit et l’heure qui conviennent à mon entrevue avec vous.

— Arrière ! dit Maltravers avec impatience. Je ne suis pas disposé à écouter vos tirades tragiques.

— Ah ! mais vous m’entendrez jusqu’au bout. J’ai guetté votre arrivée ; j’ai compté les heures que vous avez passées auprès d’elle ; je vous ai suivi jusque chez vous. Si vous avez des passions humaines, l’humanité elle-même doit être tarie en vous, et la bête fauve dans sa tanière ne doit pas être plus redoutable à rencontrer. C’est pour cela, que moi je vous cherche, et que je vous brave. Restez tranquille. Florence vous a-t-elle révélé le nom de l’homme qui vous a calomnié, et qui l’a livrée elle-même à la mort ?

— Ah ! dit Maltravers en pâlissant affreusement, et en fixant les yeux sur Cesarini ; vous n’êtes pas cet homme ; mes soupçons sont tombés sur un autre.

— C’est moi. Fais ce que tu voudras. »

À peine ces mots étaient-ils prononcés, que Maltravers, en poussant un cri de rage, se jeta sur l’Italien, l’enleva, l’étreignit dans ses bras comme un enfant, et le brandit en l’air au tour de sa tête ; dans ce paroxysme de folie, au milieu de cette lutte des éléments de la vengeance et de la raison, il tint peut-être à un cheveu que Maltravers ne précipitât le criminel de cette élévation effrayante où ils se trouvaient. Enfin la tentation s’éloigna. Un instant après Cesarini s’appuyait à la muraille sain et sauf, mais presque évanoui de rage et de frayeur.

Il était seul ; Maltravers l’avait quitté, il avait fui, fui dans sa chambre, fui pour chercher un refuge contre les passions humaines sous l’aile de celui qui voit tout, qui est toujours présent.

« Mon père ! dit-il en gémissant, et en se jetant à genoux, soutiens-moi, sauve-moi, sans toi je suis perdu ! »

Cesarini revint lentement à lui, et rentra dans l’appartement. Déjà les premières atteintes de la folie s’emparaient de son cerveau, et il revenait, sournois et farouche, exaspérer le lion qui avait épargné sa vie. Maltravers s’était relevé après avoir achevé sa courte prière. Le visage rigide et contracté, les bras croisés sur sa poitrine, il faisait face à l’Italien qui s’avançait vers lui le regard menaçant, le bras levé, mais qui s’arrêta involontairement à la vue de l’attitude imposante de son rival.

« Alors donc, dit enfin Maltravers à voix basse et avec un calme surnaturel, alors, c’est vous qui êtes le traître ? Parlez ; de quels artifices vous êtes-vous servi ?

— D’une lettre de votre main ! Lorsque, il y a quelques mois, je vous écrivis pour vous communiquer les espérances que j’avais conçues, et vous demander votre opinion sur celle que j’aimais, comment m’avez-vous répondu ? Par des doutes, par des critiques, par un dédain caché et poli de la femme même, que, par une froide trahison, vous avez ensuite arrachée à mon amour, à mon culte, à mon adoration. J’ai falsifié cette lettre ; j’ai fait en sorte que les craintes que vous exprimiez pour mon bonheur parussent être les craintes que vous inspirait votre bonheur à vous-même. J’ai changé les dates, de manière que la lettre semblât écrite, non à l’époque où vous aviez fait connaissance avec Florence, mais après que vos serments d’amour avaient été échangés et acceptés. Votre écriture même vous accusait de lâches soupçons et de motifs sordides. Tels sont les artifices dont je me servis.

— Ils sont très-nobles. Vous en repentez-vous ?

— Pour ce que je t’ai fait à toi, je n’ai nul repentir. Je te regarde même encore comme l’agresseur. Tu m’as arraché le cœur de celle qui était l’univers entier pour moi, et, quelles que soient les raisons qui te servent de justification, je te hais d’une haine qui ne peut s’éteindre, qui abjure le titre abject de remords ! Je me réjouis de tes angoisses. Mais pour elle, elle frappée au cœur… elle mourante ! Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! Le coup est retombé sur ma tête !

— Mourante ! dit lentement Maltravers, qui tressaillit. Non, non ; elle n’est pas mourante… ou bien que serais-tu, toi ? Son assassin ! Et que devrais-je être alors, moi ? Son vengeur ! »

Vaincu par la violence des passions qui le déchiraient, Cesarini se laissa tomber à terre, et se couvrit la figure de ses mains jointes. Maltravers marchait à grands pas d’un air sombre. Il se fit quelques moments de silence.

À la fin Maltravers s’arrêta devant Cesarini, et lui parla ainsi :

« Vous êtes venu ici, moins pour avouer le crime le plus lâche dont un homme puisse se rendre coupable, que pour triompher de ma douleur, pour me braver et me pousser à venger mon injure. Partez, misérable, partez ; pour le moment vous ne courez aucun danger. Tant qu’elle vivra, ma vie ne m’appartient pas : je ne dois pas la risquer. Si elle renaît à la santé, je saurai vous plaindre et vous pardonner. Pour moi, votre trahison, bien qu’infâme, est au-dessous de mon mépris. Ce sont les conséquences de ce crime, en ce qui touche à… à… votre noble victime, qui peuvent seules élever ce qui est méprisable à la hauteur de ce qui est tragique, et me faire considérer votre vie comme un holocauste juste et nécessaire, offert non à la vengeance, mais à la justice. Vie pour vie, victime pour victime ! C’est l’antique loi ; et elle est équitable.

— Je ne vous reconnais pas le droit, avec votre maudit sang-froid, de disposer ainsi de moi, de vous arroger l’alternative de me frapper ou de m’épargner ! Non, continua Cesarini, en frappant du pied, non ! Loin de chercher auprès de vous de l’indulgence, je vous brave, je vous défie ! Vous croyez que je vous ai fait injure, et moi, au contraire, je considère que c’est vous qui êtes coupable envers moi. Sans vous, elle m’eût peut-être aimé, elle m’eût appartenu. Mais n’importe. Sans vous, du moins, il est certain que je n’aurais pas souillé mon âme d’une lâche action, je n’aurais pas précipité la plus belle des créatures humaines dans la tombe. Si elle meurt, c’est moi peut-être qui ai commis ce meurtre, mais c’est vous qui en êtes la cause ; vous êtes l’esprit du mal qui m’a soufflé la tentation du crime. Je vous brave, je vous crache au visage. Il ne reste plus en moi aucun sentiment de douceur ; c’est du feu qui coule dans mes veines… Mon cœur a soif de sang, Vous… vous… il vous reste encore le privilége de la voir, de la bénir, de la soigner ; tandis que moi qui l’aimais tant, moi qui aurais baisé la terre qu’avait foulée ses pas, moi… Allons, allons, il n’importe. Je vous hais !… je vous insulte !… je vous jette au visage les noms d’infâme et de lâche ! J’invoque les lois de l’honneur, et je vous demande ce combat que vous ne pouvez ni différer, ni me refuser !

— Va-t’en chez toi, insensé, va-t’en chez toi ; va tomber à genoux, et prier le ciel qu’il te pardonne ; règle tes comptes avec Dieu, et ne regrette pas les jours qui te sont laissés pour laver ton âme de cette noire souillure. Car, tandis que je te parle, je prévois trop bien que ses jours sont comptés ; et à la trame de sa vie la tienne est entrelacée. À peine aura-t-elle rendu le dernier soupir, que nous nous reverrons ; mais à présent je suis de glace et de pierre ; tu ne pourras m’émouvoir. Le crépuscule de sa vie ne sera pas assombri par la vue du sang ; par la pensée du sacrifice qu’exige cette vie qu’elle va perdre. Va-t’en, ou mes domestiques te jetteront loin de ma porte ; tes lèvres sont trop viles pour respirer l’air que respirent d’honnêtes gens. Va-t’en, te dis-je, va-t’en ! »

Quoique le visage imposant de Maltravers fût à peine agité par le mouvement d’un seul muscle, quoique nulle contraction n’assombrît son front majestueux, quoique son œil calme et méprisant ne lançât aucune étincelle, il y avait une autorité royale dans son aspect, dans son bras étendu, dans sa tête hautaine, dans la puissance et l’ampleur de sa voix austère, qui maîtrisa et fit trembler le malheureux Cesarini, déjà épuisé et énervé par la violence de ses passions. Il s’efforça de lancer à Maltravers mépris pour mépris, mais ses lèvres tremblaient, et sa voix s’éteignait en inintelligibles murmures, au fond de sa poitrine. Maltravers le considéra d’un regard de dédain profond et écrasant. L’Italien plein de honte et de rage se débattait contre lui-même, mais en vain : cet œil froid, fixé sur lui, était un exorcisme auquel ne pouvait résister le démon qui était en lui. Il se dirigea machinalement vers la porte ; puis il se retourna, brandit son poing fermé, et faisant retentir la maison d’un éclat de rire sauvage, insensé, il s’élança au dehors.


CHAPITRE VI.

L’âme qui s’en va se repose sur un sein aimé.
(Gray.)

Maltravers ne s’absentait pas un seul jour du chevet de Florence. Il arrivait de bonne heure, il s’en allait tard. Il reprit son ancien rôle de prétendant agréé sans avoir eu un seul mot d’explication avec lord Saxingham. Florence se chargea de cette tâche. Sans doute elle l’accomplit bien, car son père parut satisfait quoique grave et presque, pour la première fois de sa vie, triste. Maltravers ne faisait jamais allusion à la cause de leur malheureuse mésintelligence. À partir du premier soir, il ne s’abandonna plus aux émotions douloureuses et violentes qu’il éprouvait. Il n’affectait pas de s’adresser des reproches ; il ne déplorait pas avec un inutile désespoir leur séparation prochaine. Quelque chose qu’il lui en coûtât, il se renfermait contenu et stoïque dans la force absolue de son empire sur lui-même. Il n’avait plus qu’un but, qu’un désir, qu’une espérance ; épargner tout chagrin aux derniers moments de Florence Lascelles, embellir et aplanir son chemin sur le pont solennel qui unit la vie à la mort. Sa prévoyance, sa présence d’esprit, sa sollicitude, sa tendresse, qui ne lui firent pas défaut un seul instant, allaient au delà des attributs d’un homme et entraient dans ces mille détails délicats et indescriptibles qui, dans la souffrance et la douleur, font de la femme un ange consolateur. On eût dit qu’il avait fortifié toute sa nature et qu’il l’avait entièrement consacrée à un seul devoir, comme s’il était encore plus dévoué à l’empire de ce devoir qu’à celui de l’affection elle-même, résolu à ce que Florence ne se ressouvînt pas qu’elle n’avait plus de mère !

Ah ! combien alors Florence l’aimait ! Combien cet amour, dans sa tendresse reconnaissante et dévouée, était plus ardent que le feu jaloux et impétueux qu’elle avait éprouvé naguère ! Son caractère, comme il arrive souvent dans une maladie de langueur, devenait infiniment plus doux et plus souple, à mesure que les ombres de la mort se pressaient davantage autour d’elle. Elle se plaisait à faire lire Maltravers, à causer avec lui, et toute sa poésie d’autrefois se transfigurait en quelque sorte en piété. C’était encore de la poésie ; mais une poésie d’un vol plus hardi !… Il y avait un monde au delà de la tombe, il y avait une vie après le sommeil de la chrysalide, où tous deux seraient réunis un jour. Maltravers, qui avait une foi solennelle et ardente dans la grande espérance, ne dédaignait pas la plus pure et la plus haute de toutes les sources de consolation.

Souvent dans cette chambre silencieuse, au sein de cette fastueuse maison, qui avait été le théâtre de tant de projets vains et mondains ; de tant de coquetteries, de fêtes, de réunions politiques, de dîners ministériels et de toutes ces bagatelles, qui flottent à la surface de la vague passagère, souvent, dis-je, ces deux jeunes gens, dont la position réciproque avait été si soudainement et si étrangement changée, s’entretenaient de ces choses, grandes et divines, qui sont les fiançailles de la terre et du ciel.

« Combien je suis heureuse, disait un jour Florence, que mon choix soit tombé sur un homme qui pense comme vous pensez ! Combien vos paroles m’élèvent et m’exaltent ! et cependant il fut un temps où je ne songeais même pas à vous demander votre croyance sur ces questions. C’est dans le chagrin et la maladie que nous apprenons pourquoi la foi a été donnée aux hommes comme consolatrice ; la foi, qui est l’espérance sous un nom plus divin ; une espérance qui ne connaît ni la déception ni la mort. Ah ! que vos paroles sont pleines de sagesse, quand vous prêchez la philosophie de la foi ! C’est en effet la télescope à travers lequel les étoiles semblent grandir à nos yeux. Et je vous laisse à vous, Ernest, mon bien-aimé, à la fin compris et connu, je vous laisse, pour le moment où je ne serai plus là, cette conseillère, cette amie ; vous connaîtrez vous-même ce que vous m’avez enseigné. Et lorsque vous contemplerez non-seulement le ciel, mais l’espace infini, la création sans bornes, vous saurez que je suis là ! Car l’esprit habite partout où s’étend la présence universelle de Dieu. Qui sait à combien de phases différentes d’existences, de missions, de devoirs, de tâches actives et glorieuses nous sommes réservés dans d’autres sphères ; peut-être devons-nous les connaître ensemble et les partager ; peut-être devons-nous d’âge en âge monter plus haut dans l’échelle des êtres. Car assurément dans les cieux il ne doit y avoir ni halte ni langueur ; on ne doit pas s’y livrer à un repos calme et uniforme. Le mouvement et le progrès y resteront la loi et la condition de l’existence. Et il y aura pour nous des tâches et des devoirs à remplir là-haut, comme il y en a eu ici-bas. »

C’était dans cette doctrine, partagée par Maltravers, que le caractère de Florence, sa surabondance de vie, son activité de pensées, ses aspirations, son ambition se révélaient encore. Son regard contemplait sans trembler, moins le calme et le repos de la tombe, que la lumière et la gloire d’une existence renouvelée et progressive.

Tandis qu’ils causaient ainsi un jour, et que la voix touchante d’Ernest (tranquille, mais un peu tremblante pourtant de l’émotion qu’il cherchait à réprimer) calmait quelquefois, et quelquefois élevait encore davantage les pensées de Florence, on annonça lord Vargrave. Lumley Ferrers, qui maintenant avait hérité de ce titre, entra. C’était la première fois que Florence le voyait depuis la mort de son oncle ; la première fois que Maltravers le voyait depuis cette soirée si fatale à Florence. Ils tressaillirent tous deux. Maltravers se leva et se rapprocha de la fenêtre. Lord Vargrave prit la main de sa cousine et la baisa silencieusement, tandis que ses lèvres trahissaient une émotion qui, pour cette fois, était vraie.

« Vous me voyez résignée, Lumley, dit Florence avec un doux sourire. Je suis résignée et heureuse. »

Lumley jeta les yeux du côté de Maltravers, et rencontra un regard froid, scrutateur, perçant, qui l’embarrassa, et auquel il s’empressa de se soustraire. Il se remit sur-le-champ.

« Je suis content, ma cousine, je suis bien content, dit-il d’un accent pénétré, de revoir ici Maltravers. Espérons maintenant que tout ira bien. »

Maltravers s’avança froidement vers Lumley.

« Me prendrez-vous encore la main, à présent ? dit-il d’un ton très-significatif.

— Plus volontiers que jamais, dit Lumley ; et il ne manifesta aucune émotion en disant ces mots.

— Je suis satisfait, » reprit Maltravers après un moment de silence, et d’un accent plus expressif encore que ses paroles.

Il y a dans certaines natures un fonds de générosité tellement abondant, que leur pénétration en est émoussée. Maltravers ne pouvait croire que la franchise pût n’être qu’un masque ; c’était une hypocrisie dont il ne se doutait pas. Lui-même il n’était pas incapable de commettre de grands crimes, si les circonstances l’y avaient poussé ; en ce moment même, le projet sinistre et sombre d’une action criminelle se déroulait au fond de son cœur ; car il avait certaines passions qui, chez un caractère aussi résolu, étaient susceptibles de produire des effets funestes et terribles, dès que le vent d’orage en aurait déchaîné la fureur. À l’âge de trente ans, il était encore incertain si Ernest Maltravers deviendrait un homme exemplaire ou dangereux. Mais il aurait plus volontiers étranglé un ennemi que touché la main d’un homme qu’il aurait trahi.

« J’aime à penser que vous êtes amis, dit Florence, en les regardant affectueusement ; et pour vous du moins, Lumley, une telle amitié doit être un bienfait. Je vous ai toujours bien et tendrement aimé, Lumley ; je vous ai aimé comme un frère, quoique nos caractères ne s’accordassent pas toujours. »

Lumley tressaillit.

« Au nom du ciel, s’écria-t-il, ne me parlez pas si tendrement ; je ne puis l’endurer ; je ne puis vous regarder, et penser…

— Que je me meurs. Les bonnes paroles conviennent d’autant mieux, à mesure qu’on s’approche de la dernière qui doit quitter nos lèvres. Mais parlons d’autre chose. J’ai bien pris part à la perte que vous venez de faire.

— Mon pauvre oncle ! dit vivement Lumley, empressé de changer de conversation ; c’est un choc bien inattendu ; et de tristes devoirs m’ont tellement absorbé jusqu’à ce jour, que je n’ai pu même venir vous voir. Ce qui me tranquillisait néanmoins, c’était d’apprendre, lorsque j’envoyais tous les jours demander de vos nouvelles, qu’Ernest était auprès de vous. Pour ma part, dit-il avec un léger sourire, on m’a légué des devoirs aussi bien que des honneurs. Je suis tuteur d’une héritière, et fiancé à une enfant.

— Que voulez-vous dire ?

— Mon pauvre oncle chérissait si tendrement la fille de sa femme, qu’il lui a laissé la plus grande partie de sa fortune. Il n’y a qu’une petite propriété de deux mille livres[32] sterling à peine par an, qui me revienne avec le titre (un titre neuf encore, qui exigerait le double pour le faire accepter, et en faire passer le chrysocale pour de l’or). Néanmoins, afin d’atteindre à un double résultat, c’est-à-dire d’assurer à sa protégée son titre bien-aimé, et de dédommager son neveu de la perte de ses richesses ; il m’a requis, par ses dernières volontés, d’épouser la jeune demoiselle dont il m’a confié la tutelle, lorsqu’elle aurait dix-huit ans. Hélas ! à cette époque, j’aurai passé la quarantaine ! S’il ne lui sourit pas alors de prendre un mari aussi mûr, elle perdra trente mille livres[33], seulement trente mille, sur les deux cent mille livres[34] qui lui sont laissées ; voilà la dragée qu’il me laisse pour me faire avaler cette pilule amère, en cas de refus de la jeune demoiselle. Maintenant vous savez tout. À sa veuve, une jeune femme véritablement exemplaire, il a laissé une rente de quinze cents livres[35], et sa villa. Ce n’est pas grand’chose, mais elle s’en contente. »

La légèreté de ton du nouveau pair indigna Maltravers, et il se détourna avec impatience. Mais lord Vargrave, décidé à ne pas laisser la conversation retomber sur des sujets affligeants, qu’il détestait par-dessus tout, se retourna vers Ernest et lui dit :

« Eh bien ! mon cher Ernest, je vois par les journaux que vous êtes nommé aux fonctions laissées vacantes par N***, C’est une position qui vous mènera loin. Je vous en félicite.

— J’ai refusé, dit sèchement Maltravers.

— Refusé !… maintenant ! Et pourquoi ? »

Ernest se mordit les lèvres, et ses sourcils se froncèrent, mais son regard erra, à son insu, du côté de Florence, et Lumley crut avoir trouvé la véritable réponse à sa question ; il se tut.

La conversation, après cela, devint embarrassée et languissante. Lumley se retira aussitôt qu’il le put, et lady Florence ce soir-là eut une crise violente ; elle ne put quitter son lit le jour suivant. Elle avait lutté jusqu’au dernier moment contre la nécessité de s’aliter ; mais, dès lors, cette nécessité devint chaque jour plus inévitable et plus pressante. La mort hâtait le pas. Les yeux de lord Saxingham s’ouvrirent enfin à la triste vérité ; il prit sa place au chevet du lit de sa fille, et oublia qu’il était ministre d’État.


CHAPITRE VII.

Éloignez-vous, mes amis ; pourquoi vous donner tant de peine à connaître ce que vous indiquera bientôt un beau marbre dans une église ?
(Crabbe.)

Ceci peut paraître étrange ; mais jamais Maltravers n’avait aimé lady Florence comme il l’aimait à présent. Était-ce par cette contradiction de la nature humaine, qui nous rend les choses mortelles plus chères à mesure qu’elles s’éloignent de nous, comme des oiseaux dont les brillantes couleurs ne se déroulent à nos regards que lorsqu’ils s’envolent et disparaissent dans la nue ? Ou bien était-ce qu’il avait toujours adoré plus les charmes de l’esprit que ceux du corps, et que ceux-là s’épanouissaient à mesure que ceux-ci se flétrissaient ? Un être qu’il faut calmer, consoler, protéger ! Oh ! combien il devient cher à l’orgueil de l’homme ! La femme hautaine qui peut se soutenir seule, qui n’a pas besoin de s’appuyer sur notre cœur, perd la magie de son sexe.

J’omets ces phases du déclin de la vie, gratuitement douloureuses à décrire, et, dans cette circonstance, je n’ai pas une plume assez froide, assez technique pour les raconter. À la fin arriva l’époque où les médecins peuvent, à quelques jours près, préciser le moment de la délivrance. Depuis quelque temps les insignifiantes pruderies du rang avaient été laissées de côté ; Maltravers restait fidèlement, pendant plusieurs heures tous les jours, auprès du lit auquel Florence Lascelles, si brillante, si admirée jadis, était maintenant presque toujours condamnée. Mais son âme élevée et héroïque la soutenait jusqu’au bout. Jusqu’à la fin elle savait souffrir, aimer et espérer. Un jour, au moment où Maltravers quittait son poste, elle le conjura, d’un accent plus solennel que d’habitude, de revenir le soir. Elle fixa l’heure précise où elle voulait qu’il arrivât, et poussa un profond soupir lorsqu’il se retira. Maltravers s’arrêta dans le vestibule, pour s’entretenir avec le médecin, qui sortait, au moment même, de la bibliothèque de lord Saxingham ; il lui parla quelques instants avec calme, et ne trahit son émotion que par un tremblement presque imperceptible des lèvres !

« Il ne faut pas que je pleure encore sur elle ! » murmura-t-il en s’éloignant.

Il se rendit chez un gentilhomme de son âge, avec qui il avait formé ce genre de relations qui ne va pas jusqu’à l’intime amitié, mais qui se fonde sur le respect réciproque, et qui souvent dispose mieux à rendre des services mutuels que l’amitié déclarée. Le colonel Danvers siégeait habituellement à côté de Maltravers au parlement ; ils votaient ensemble, et ils partageaient les mêmes opinions sur la politique et sur l’honneur. Ils se seraient mutuellement prêté des sommes considérables, sans écrit ni billet ; et si l’un d’eux était attaqué en son absence, il n’avait jamais besoin de l’indignation chaleureuse d’un avocat officiel pour prendre sa défense, lorsque l’autre était présent. Pourtant il n’y avait pas de conformité dans leurs goûts et leurs habitudes ; et lorsqu’ils se rencontraient dans les rues, ils ne se disaient jamais, comme ils l’auraient souvent dit à des connaissances moins estimées : « Allons passer notre journée ensemble ! » Des relations de ce genre ne sont pas rares, entre des gens honorables, dont les habitudes et les liaisons sont déjà formées, et ne peuvent être sacrifiées, même à l’amitié. Le colonel Danvers n’était pas chez lui ; on le croyait à son club, dont Ernest était membre aussi. Maltravers s’y rendit aussitôt. En arrivant au club, il apprit que Danvers venait de le quitter une heure auparavant, en disant qu’il reviendrait bientôt. Maltravers entra et s’assit tranquillement. La salle était pleine d’oisifs, comme d’habitude ; mais il n’évitait pas la foule, il ne la voyait même pas. Il n’éprouvait pas le besoin de la solitude ; car il portait en lui la solitude même. Quelques personnages haut placés s’y trouvaient, groupés autour du feu, avec plusieurs des satellites et des parasites de la vie politique ; ils parlaient tous avec ardeur et avec vivacité, car c’était un moment de conflit entre les partis. Tout singulier que cela puisse paraître, quoique Maltravers entendît à peine alors leur conversation, elle revint plus tard clairement et fidèlement à sa mémoire, dans ses premières heures de réflexion au sujet de ses projets d’avenir, et servit à augmenter et à consolider son dégoût du monde. On discutait le caractère d’un grand homme d’État, dont ces gens-là étaient incapables de comprendre les motifs, dictés par les sentiments les plus nobles et les plus élevés. Leurs grossiers soupçons, leurs basses jalousies, leurs calculs de patriotisme d’après le tarif des places à obtenir, tout ce qui, en somme, dépouille de son fard cette belle prostituée, l’ambition politique ; tout cela s’imprima, comme avec un fer chaud, dans son âme. Un monsieur, le voyant assis seul et silencieux, le chapeau sur les yeux, lui tendit poliment le journal qu’il lisait.

« C’est la seconde édition ; vous y trouverez la dernière dépêche française.

— Merci ! » dit Maltravers ; et l’homme poli tressaillit en entendant cette laconique réponse ; il y avait un accablement, un désespoir inexprimables dans l’accent dont il la prononça.

Le regard de Maltravers parcourut machinalement les colonnes du journal, et s’arrêta à la vue de son nom. L’ouvrage qu’il s’était plu à composer au fond de la charmante retraite de Temple-Grove, où, dans chaque page, dans chaque pensée, se retrouvaient les conseils de Florence, œuvre à laquelle son image se trouvait associée d’une manière inséparable, et qui était illuminée par l’éclat d’un génie sympathique, cet ouvrage venait d’être publié. Depuis longtemps il était terminé, mais l’éditeur, par quelque excellente raison de son métier, l’avait jusque-là, empêché de paraître. Maltravers en ignorait la publication ; depuis peu, d’autres pensées avaient tout chassé de sa mémoire ; il avait oublié l’existence de son livre. Et maintenant, dans toute la pompe, dans tout le faste d’un nom d’auteur connu, il se révélait au monde ! Maintenant, maintenant, que c’était une indécente raillerie au lit de mort, un sacrilége, une impiété ! Il y a un désaccord effrayant entre l’auteur et l’homme ; entre la vie de l’auteur et la vie de l’homme. L’ère du triomphe apparent est souvent celle de la plus insupportable angoisse qui n’est souvent ni connue ni même devinée. L’ouvrage qu’on a composé avec tant de bonheur, paraît quelquefois à l’heure où toutes choses, sous le soleil, sont sans joie. Ce livre avait été l’œuvre de prédilection d’Ernest Maltravers. Elle avait été composée dans une heure de noble ambition ; elle avait été exécutée avec cette poursuite ardente de la vérité qui, sous l’influence du génie, devient de l’art. Combien, dans les heures solitaires qu’il dérobait au sommeil, il avait peu songé à lui-même, et à ce salaire du travailleur qu’on appelle la gloire ! Avec quelles délices il avait songé au contraire qu’il promulguait des secrets qui devaient rendre ses semblables meilleurs, plus sages, et leur montrer les seuls vrais, les seuls grands mobiles de l’existence ! Et Florence, Florence seule, avait compris les battements de son cœur, à chaque page qu’il écrivait ! Et maintenant… Il se trouvait par hasard dans le journal qu’il tenait une critique de son ouvrage ; ce n’était pas seulement une critique hostile, c’était une diatribe personnelle, insultante, remplie de grossières invectives. Tous les motifs qui peuvent noircir ou salir la réputation d’un homme lui étaient imputés. Le lâche dépit de quelque Zoïle inconnu le couvrait de ses éclaboussures. Si l’auteur de cet article avait su le coup terrible qui menaçait Maltravers à cette époque, il aurait fallu qu’il ne fût pas un homme pour ne pas frémir à la pensée de jeter lâchement ce fiel sur sa blessure ; mais, comme je l’ai déjà dit, il y a un abîme entre l’auteur et l’homme. Le premier est toujours à la merci de tous ; l’autre on ne le connaît pas. Dans un pareil moment ces piqûres ne pouvaient inspirer à Maltravers ni le mépris qu’éprouve une âme orgueilleuse, ni le courroux qu’éprouve une âme vaniteuse. Il ne pouvait rien sentir qu’une vague aversion du monde et de tous les buts, de tous les objets qu’il avait poursuivis si longtemps, ou plutôt il n’en avait pas alors le sentiment. Il était comme dans un rêve ; mais de même qu’on se souvient le matin d’un rêve de la nuit, de même, lorsqu’il se réveilla plus tard, il prit en horreur ses aspirations d’autrefois, et en dégoût leur vil salaire. C’était la première fois, de puis la première année d’inexpérience où il avait écrit, que l’invective avait eu la puissance de le tourmenter un seul instant.

Mais en cette circonstance c’était la goutte de plus, qui faisait déborder la coupe déjà trop pleine. Le grand pilier qui soutenait sa vie passée lui faisait défaut ; il lui semblait que tout s’écroulait autour de lui.

Le colonel Danvers arriva enfin. Maltravers le tira à l’écart, et ils quittèrent ensemble le club.

« Danvers, dit Ernest, le moment est proche où je dois, ainsi que je vous en ai prévenu, réclamer vos services. Je voudrais vous voir ce soir, si c’est possible.

— Certainement : je serai à la Chambre jusqu’à onze heures. Après cette heure-là vous me trouverez chez moi.

— Je vous remercie.

— Est-ce que cette affaire ne peut s’arranger à l’amiable ?

— Non, c’est une querelle de vie et de mort.

— Pourtant le monde devient vraiment trop éclairé pour admettre ces vieilles façons de combat singulier.

— Il y a des cas où la nature humaine et ses profonds ressentiments l’emporteront toujours sur le monde et sa philosophie. Le duel et la guerre appartiennent au même principe ; l’un et l’autre sont condamnables, si l’on y a recours sous un prétexte frivole ou insuffisant. Mais il n’est point criminel pour un soldat de défendre sa patrie contre l’invasion, ni pour un homme qui possède véritablement un cœur honnête, de venger la foi et l’honneur aux dépens de sa vie. La loi me permet de tuer le voleur qui me prend mon argent ; le voleur qui m’arrache des trésors que rien ne peut remplacer, doit-il donc rester impuni ? Telles sont les inconséquences d’une pseudo-morale, à laquelle nous ne pourrons jamais souscrire, tant que nous serons de chair et d’os.

— Pourtant, dit Danvers en souriant, les anciens avaient des passions aussi violentes que nous, et ils n’avaient jamais recours au duel.

— Parce qu’ils avaient recours à l’assassinat ! répondit Maltravers en contractant ses sourcils d’un air sombre. De même que dans les révolutions, toutes les lois sont suspendues, de même il y a certains événements orageux, certaines offenses irrémissibles, qui sont les révolutions de la vie des individus. Mais, assez ! ce n’est pas le moment de discuter la question comme des savants. Quand nous nous reverrons, vous apprendrez tout, et vous jugerez les choses comme moi. Bonjour !

— Quoi ! vous me quittez déjà ? Maltravers, vous paraissez malade, votre main est brûlante ; vous devriez consulter un médecin. »

Maltravers sourit : mais ce n’était pas de son sourire habituel. Il secoua négativement la tête et s’éloigna rapidement.

Neuf heures venaient de sonner à trois horloges de Londres, successivement, au moment où un homme de stature haute et imposante remontait la rue qui conduisait à l’hôtel Saxingham. À cinq maisons de distance de l’hôtel, il y a une chaussée pavée en travers de la rue, et sur cette chaussée se trouvait un jeune homme ; sur son visage la jeunesse même semblait flétrie et sans séve. On était au mois de mars, le 3 mars ; le temps était extraordinairement froid, même pour ce mois rigoureux. Il avait neigé le matin, et la neige s’étendait blanche et triste le long de la rue, en longues lignes coupées par les ornières. Mais la brise n’avait pas ce souffle calme et glacé d’un temps de gelée ; au contraire, un vent d’ouragan gémissait et hurlait dans les rues désertes, et la flamme des réverbères vacillait à chaque rafale impétueuse. Peut-être ce vent meurtrier augmentait-il la pâleur d’aspect, l’air défait du jeune homme qui se trouvait là. Les cheveux, beaucoup plus longs qu’on ne les porte habituellement, étaient rejetés en arrière, et laissaient à découvert des joues horriblement creuses, amaigries et livides ; son corps frêle et mince semblait à peine en état de résister au souffle de la tempête.

Au moment où l’homme de haute taille (qui par sa mâle stature, et une certaine grandeur indescriptible dans la démarche et le maintien, contrastait fortement avec le jeune homme dont nous parlons), arriva au carrefour des deux rues ; il s’arrêta brusquement.

« Vous voilà encore une fois ici, Castruccio Cesarini ; c’est bien ! dit la voix profonde mais sonore d’Ernest Maltravers. Ce ne sera pas, je crois, notre dernière entrevue ce soir.

— Je vous demande, monsieur, dit Cesarini d’un accent où l’orgueil luttait contre l’émotion, je vous demande de me dire comment elle va ; si vous savez… je ne puis parler…

— Votre œuvre est presque consommée, répondit Maltravers. Quelques heures encore, et votre victime, car c’est vous qui l’avez tuée, portera ses griefs au grand tribunal de Dieu. Meurtrier que vous êtes, tremblez ! car votre heure approche aussi.

— Elle se meurt, et je ne puis la voir ! et il vous est permis, à vous, de contempler une dernière fois cette perfection humaine ; vous, qui ne l’avez jamais aimée comme moi ; vous… que je hais, que je déteste ! vous… »

Cesarini s’arrêta ; sa voix s’éteignit, étouffée par ses efforts convulsifs pour respirer.

Maltravers le regarda du haut de sa stature droite et majestueuse, d’un œil inexorable ; car, de ce côté, Maltravers avait fermé son âme à la pitié.

« Lâche criminel ! dit-il, écoutez-moi, je vous ai prodigué de l’indulgence, de l’amitié, une sollicitude tendre et inquiète. Quand vos folies vous ont précipité dans la misère, c’est ma main invisible qui vous a arraché à la faim ou à la prison. Je me suis efforcé de vous racheter, de vous sauver, de vous relever, de faire naître dans votre âme méprisable le désir et les moyens de mener une vie d’honneur et d’indépendance. Florence Lascelles se chargea d’être mon intermédiaire près de vous ; vous nous avez dignement récompensés ! par une fraude, par un faux infâme, qui attachait une accusation déshonorante à mon nom, qui lui apportait, à elle, le désespoir et la mort. À la fin votre conscience vous a reproché votre crime ; vous l’avez révélé à Florence ; une dernière étincelle de courage vous a poussé à me l’avouer aussi. Quoique, dans ce moment-là, je fusse encore sous l’impression du spectacle de votre œuvre de destruction, je maîtrisai l’impulsion qui me poussait à étouffer dans votre sein le souffle de l’existence. Je vous dis que vous pouviez continuer à vivre jusqu’à ce que la vie l’eût quittée. Si elle se guérit, vous ai-je dit, je pourrai pardonner ; si elle meurt, je dois la venger. Nous avons fait un pacte solennel, et, dans quelques heures d’ici, il nous faudra sceller cet engagement par le sang de l’un de nous deux. Castruccio Cesarini, il y a une justice au ciel. Ne vous abusez pas ; vous périrez par ma main. Quand votre heure sera venue vous aurez de mes nouvelles. Laissez-moi passer ; je n’ai plus rien à vous dire. »

Chaque mot de ce discours fut prononcé avec une clarté pénétrante, comme si la voix révélait les profondeurs du cœur. Mais Cesarini ne pouvait pas en comprendre le sens. Il saisit Maltravers par le bras, et fixa sur son visage un regard menaçant et hagard.

« M’avez-vous dit qu’elle se mourait ? dit-il. Je vous adresse cette question : pourquoi ne me répondez-vous pas ? Oh ! il paraît que vous me menacez de votre vengeance, n’est-ce pas ? Ne savez-vous pas que je brûle de me trouver face à face avec vous, dans une rencontre mortelle ? Ne vous l’ai-je pas dit ? N’ai-je pas essayé d’émouvoir votre sang glacé, de vous pousser, par mes insultes, à un combat qui aurait fait ma joie ? Pourtant, alors vous étiez de marbre.

— Parce que je pouvais pardonner mon injure, et que la sienne… Il y avait encore alors de l’espoir que la sienne ne demanderait pas l’expiation. Arrière ! »

Maltravers se débarrassa de l’étreinte de l’Italien, et passa outre. Un cri de désespoir sauvage et aigu retentit derrière lui, et résonna à son oreille pendant qu’il montait le long es calier sombre et solitaire qui conduisait au lit de mort de Florence Lascelles.

Il entra dans la pièce contiguë à celle où reposait la malade : cette même pièce toujours gaie et riante, hélas ! où avait eu lieu sa première entrevue avec Florence, depuis leur réconciliation.

Il y trouva le médecin assoupi dans un fauteuil. Lady Florence dormait depuis deux ou trois heures. Lord Saxingham était dans son appartement ; il s’y livrait à une douleur profonde et bruyante ; car on ne pensait pas que Florence pût passer la nuit.

Maltravers s’assit en silence. Plusieurs livres richement reliés se trouvaient épars sur une table devant lui ; machinalement il en ouvrit un. À chaque page ses yeux tombèrent sur la belle écriture italienne de Florence. Son esprit actif et fertile, sa passion pour la poésie, sa soif d’apprendre, l’habitude des pensées sérieuses, se révélaient à chaque page comme les ombres d’elle-même. Il y rencontra bon nombre d’extraits de ses propres ouvrages, souvent accompagnés d’annotations qui témoignaient de l’approbation de Florence, et quelquefois aussi de réflexions qui n’étaient pas inférieures en vérité et en profondeur aux siennes. Il trouva aussi des fragments de poésies étranges, et toujours inachevées, d’une puissance et d’une énergie supérieures à la grâce délicate qui distingue ordinairement la poésie des femmes ; puis des critiques concises et vigoureuses sur des ouvrages d’une portée plus sérieuse que les études qui occupent communément les loisirs de son sexe ; des aphorismes ironiques et indignés sur le monde réel, à côté d’aspirations nobles et tristes après le monde idéal. Toutes les richesses capricieusement répandues dans ces volumes témoignaient des rares facultés dont cette singulière jeune fille était douée ; c’était en quelque sorte un herbier de fleurs fanées, qui eussent peut-être porté des fruits d’or. Et quelquefois, au milieu de ces effusions de l’intelligence trop pleine, et du cœur trop chargé, se trouvaient des allusions à lui, si tendres et si touchantes ! la silhouette de ses traits, crayonnés de souvenir, sous mille aspects différents ; des notes, rappelant une entrevue ou une conversation avec lui, dont la date et l’heure étaient marquées avec le soin tendre et minutieux d’une femme ! Toutes ces preuves de génie et d’amour prenaient une voix pour lui dire :

« Et cet être charmant est perdu à jamais pour toi ! et tu ne l’as apprécié que lorsque l’heure de son départ était irrévocablement fixée ! »

Maltravers poussa un douloureux gémissement ; tout le passé lui revint soudain à la mémoire. La passion de Florence pour un homme qu’elle ne connaissait pas encore ; l’intérêt qu’elle avait pris à sa gloire ; le zèle qu’elle mettait à défendre la vie de sa vie, son nom noble et sans tache. Il lui semblait qu’avec elle la Gloire et l’Ambition se mouraient aussi, et que désormais il ne lui resterait plus sur la terre qu’une argile vulgaire et des motifs sordides.

Avec quelle effrayante soudaineté ce coup était venu le frapper ! À la vérité, il y avait eu une absence de quelques mois, pendant laquelle le changement s’était opéré. Mais l’absence n’est qu’un vide, un intervalle de non-existence. Lorsqu’il l’avait quittée, elle avait toutes les apparences de la santé, elle était au comble de la prospérité et de l’orgueil. Il l’avait revue frappée, abattue de corps et d’esprit ; plus douce, plus humble, mourante. Et cette femme, si radieuse et si grande, combien elle l’avait chéri ! Il n’avait jamais été aimé ainsi, excepté dans ce songe d’un matin, traversé par la vision indistincte de cette Alice, qu’il avait perdue. Plus jamais, en ce monde, il ne serait aimé ainsi. L’air et l’aspect de toute cette chambre lui devinrent pénibles et accablants. Tout y parlait d’elle ! Là se trouvait la harpe, qui s’harmonisait si bien avec sa taille de Muse, qu’elle était inséparable de son image ! Là des peintures brillantes et fraîches encore, comme si elles sortaient de ses mains ; partout la grâce, l’harmonie, le goût simple et classique !

Rousseau nous a laissé une immortelle peinture de l’amant qui attend les premiers embrassements de sa maîtresse. Mais attendre avec la même ardeur fiévreuse, le même vertige, son dernier regard ; attendre le moment du désespoir, non du bonheur ; sentir d’une manière aussi palpable la triste lenteur du temps, comme un poids sur le cœur, et pourtant avoir peur de son impatience et souhaiter que l’angoisse du suspens puisse durer toujours, voilà, oh ! voilà un tableau de passion profonde, de réalité vivante, d’une des rares et solennelles époques de notre mystérieuse existence, qui eût été plus digne du génie de « l’Apôtre de la Douleur. »

À la fin la porte s’ouvrit ; la femme de chambre favorite de Florence parut.

« Monsieur Maltravers est-il là ? Ah ! monsieur, milady est réveillée, et elle désire vous voir. »

Maltravers se leva ; mais ses pieds restaient attachés au sol, son cœur navré cessait de battre, une terreur mortelle s’était emparée de lui. Il poussa un profond soupir, secoua l’engourdissement qui l’accablait, et passa au chevet du lit de Florence.

Elle était sur son séant, soutenue par des oreillers ; il se jeta à genoux à côté d’elle, et s’empara de sa main pâle et transparente ; elle le regarda avec un sourire de compassion et d’amour.

« Vous avez été bon, bien bon pour moi, dit-elle, après un moment de silence, et d’une voix dont l’accent était encore altéré depuis la dernière fois qu’il l’avait entendue. Vous m’avez rendu ce moment de la vie, que la nature humaine envisage avec tant d’effroi, le plus heureux, le plus beau de ma courte et inutile existence. Mon bien-aimé Ernest… que le Ciel vous récompense ! »

Quelques larmes de reconnaissance jaillirent de ses yeux, et tombèrent sur la main qu’elle se pencha pour toucher de ses lèvres.

« Ce n’est pas en ces lieux, parmi les rues et les bruyantes demeures des hommes tout entiers aux affaires de ce monde, ce n’est pas non plus dans cette rude et triste saison que j’aurais voulu jeter mon dernier regard à la terre. Si j’avais pu contempler la face de la nature, si j’avais pu voir une fois encore le soleil d’été, dans ces lieux charmants que nous aimions tant, la mort eût été semblable au sommeil. Mais qu’importe ? Auprès de vous, l’été et la nature sont partout ! »

Maltravers leva la tête, et leurs yeux se rencontrèrent en silence ; ils échangèrent un long regard, qui en disait bien plus que n’auraient pu faire des paroles. La tête de la mourante retomba sur l’épaule d’Ernest, et y resta passive et immobile pendant quelques moments. Un pas furtif se glissa dans la chambre ; c’était celui du malheureux père. Il se plaça de l’autre côté du lit de sa fille, et se mit à pousser des sanglots convulsifs.

Elle se souleva, et, même au milieu des ombres de la mort, ses joues se colorèrent.

« Mon bon, mon cher père, quelle consolation ce sera pour vous, plus tard, de vous rappeler à quel point vous avez été indulgent pour votre Florence ! »

Lord Saxingham ne put répondre ; il la pressa contre son cœur, et l’inonda de ses larmes. Puis il s’arracha soudain de cet embrassement, et la regarda en frémissant.

« Oh ! mon Dieu ! s’écria-t-il, elle est morte, elle est morte ! »

Maltravers tressaillit. Le médecin s’approcha avec intérêt, prit la main de lord Saxingham, et le fit sortir de la chambre ; il se laissa conduire, silencieux et obéissant comme un enfant.

Mais la lutte entre la vie et la mort n’était pas encore terminée. Florence rouvrit les yeux, et Maltravers poussa un cri de joie. Seulement les ombres de la mort voilaient rapidement ces yeux, qui cherchaient toujours, à travers les brouillards et l’obscurité croissante, son visage bien-aimé, penché sur elle, comme pour communiquer un souffle de vie à cette existence qui s’éteignait. Deux fois ses lèvres s’agitèrent, mais la voix lui manqua ; elle secoua tristement la tête.

Maltravers porta précipitamment aux lèvres de la mourante un cordial qui se trouvait tout préparé sur la table ; mais à peine y avait-elle trempé les lèvres, qu’Ernest sentit le corps de son amie s’appesantir de plus en plus entre ses bras. La tête de Florence retomba sur le sein de son fiancé : trois fois elle fit un effort désespéré pour respirer, et à la fin, elle leva la main vers le ciel et le dernier rayon mourant de vie se débattit un instant contre la mort.

« Là… là haut !… Ernest… Ernest !… »

Oui ce nom fut le dernier qu’elle prononça ; elle avait évidemment la conscience de sa dernière pensée, car au moment sa voix s’éteignit, un sourire doux et calme, un sourire tel qu’on n’en voit jamais que sur la figure des mourants et des morts, sourire emprunté à une lumière qui n’est pas de ce monde, se répandit sur son front, sur ses lèvres, sur tout son visage ; elle continua à respirer encore quelques instants, mais de plus en plus faiblement. À la fin sans un murmure, sans un son, sans un effort, sa respiration s’éteignit ; sa tête glissa de dessus le sein de Maltravers ; son corps échappa à son étreinte… tout était fini !


CHAPITRE VIII.

Est-ce-là la fin qu’on nous promettait ?
(Shakspeare. Le roi Jean.)

Deux heures s’écoulèrent avant que Maltravers quittât la maison de lord Saxingham. Il était une heure du matin. Tandis qu’il traversait les rues et que les rafales du vent hurlaient autour de lui, on eût dit qu’une vie étrange et magique avait passé dans son être et le soutenait : c’était une espèce d’existence endormie, inerte. Il marchait comme un somnambule, insensible aux objets et aux circonstances extérieures. Pourtant ses pas étaient fermes et libres. Une seule pensée s’était emparée de tout son être ; toute son intelligence semblait s’y être concentrée ; cette pensée qui n’était ni fougueuse, ni véhémente, mais calme, austère et solennelle, c’était la pensée de la vengeance, qui semblait en quelque sorte s’être incorporée à son âme elle-même. Il s’arrêta à la porte du colonel Danvers, monta l’escalier et au moment où son ami s’avançait au-devant de lui, il lui dit avec calme :

« Maintenant l’heure est venue.

— Mais que voulez-vous faire à présent ?

— Venez avec moi et vous l’apprendrez.

— Très-bien. Ma voiture est en bas. Voulez-vous dire aux domestiques où nous allons ? »

Maltravers fit un signe de tête affirmatif, donna ses ordres au laquais insouciant, et bientôt les deux amis parcouraient les régions moins connues et moins noblement habitées de la gigantesque cité. Ce fut alors que Maltravers raconta brièvement à Danvers l’action frauduleuse de Cesarini.

« Vous allez m’accompagner maintenant chez lui, dit Maltravers en terminant. Pour lui rendre justice, je dois dire qu’il n’est pas poltron ; il n’a pas hésité à me donner son adresse, et n’hésitera pas à m’accorder l’expiation que je lui demande. J’attendrai en bas, tandis que vous ferez les arrangements nécessaires à notre rencontre ; ce sera pour demain au petit jour. »

Danvers fut étonné et même épouvanté de la révélation qui lui était faite. Il y avait quelque chose d’insolite, d’étrange dans toute cette affaire. Mais ni son expérience ni ses principes d’honneur ne pouvaient lui suggérer d’autre alternative que ce qui lui était proposé. Car bien qu’il ne regardât pas le sujet de la querelle sous le même jour que Maltravers, et qu’il écartât toute question relative au droit que s’arrogeait ce dernier de se constituer le champion de sa fiancée et le vengeur de la mort, néanmoins il paraissait clair à l’esprit du soldat qu’un homme, dont la lettre confidentielle avait été faussée et défigurée par un autre, dans le but de le calomnier et de salir son honneur, n’avait d’autre alternative que le mépris ou la seule satisfaction (toute misérable qu’elle soit) que les coutumes des classes élevées accordent à ceux qui vivent sous leur juridiction. Mais le mépris pour une offense suivie d’une douleur si tragique… cette alternative-là était-elle possible à la philosophie humaine ?

La voiture s’arrêta enfin devant une porte, dans une ruelle étroite, au fond d’un obscur faubourg. Quoique toutes les maisons environnantes fussent plongées dans les ténèbres, on voyait circuler des lumières à l’étage supérieur de la maison qu’habitait Cesarini ; et à peine le bruyant coup de marteau du laquais eut-il retenti dans cette obscure région, que la porte s’ouvrit. Danvers mit pied à terre et s’avança dans le corridor, qui servait d’entrée à la maison.

« Oh ! monsieur ! Je suis si contente que vous soyez venu, dit une vieille femme pâle et tremblante ; si vous saviez comme il se démène !

— Il y a quelque erreur sans doute dit Danvers en s’arrêtant, n’est-ce pas ici que demeure un Italien du nom de Cesarini ?

— Oui, monsieur ; le pauvre homme ! Je vous ai envoyé chercher pour venir auprès de lui : car, que je dis à mon garçon, que je lui dis…

— Mais pour qui me prenez-vous donc ?

— Mais mon Dieu, monsieur, vous êtes le docteur, n’est-ce pas ? »

Danvers ne répondit pas ; il avait une triste opinion du courage d’un homme qui pouvait agir d’une façon déloyale ; il crut qu’il y avait là de la part de Cesarini l’intention de se dérober à la vengeance de son ami ; il monta donc l’escalier, en faisant signe à la vieille femme de le précéder.

Quelques minutes après il se présenta à la porte de la voiture.

« Allons-nous-en Maltravers, dit-il ; cet homme n’est pas en état de vous rendre raison.

— Ah ! s’écria Maltravers, dont le front se contracta et s’assombrit ; et son indignation, si longtemps étouffée, s’élança comme du feu dans toutes les veines de son corps. Ah ! se refuserait-il à l’expiation. »

Il écarta Danvers avec impatience, sauta à bas de la voiture et s’élança dans l’escalier.

Danvers le suivit.

Échauffé, exaspéré, furieux, Ernest Maltravers se précipita dans une chambre étroite et misérable ; la lumière qui brillait à travers les crevasses nombreuses de la porte fermée lui avait indiqué que Cesarini s’y trouvait. Et les yeux de celui-ci, flamboyant d’un feu sinistre, furent le premier spectacle qui s’offrit à ses regards. Maltravers s’arrêta immobile, comme s’il se fût changé en pierre.

« Ah ! ah ! ah ! s’écria avec un affreux ricanement une voix aiguë et stridente, contrastant horriblement avec la douce langue toscane qui servait de véhicule à ces paroles incohérentes ; qui vient là, les vêtements pleins de sang ? Vous ne pouvez pas m’accuser, moi… car le coup que j’ai porté n’a point fait couler le sang ; il a frappé droit au cœur… il n’a pas déchiré les chairs en passant ; nous autres Italiens, nous empoisonnons nos victimes ! Où es-tu… où es-tu, Maltravers ? Je suis prêt. Lâche, pourquoi ne viens-tu pas ? Oh ! oui, oui, te voilà… des pistolets !… non je ne veux pas me battre ainsi. Je suis une bête sauvage. Déchirons-nous l’un l’autre avec nos dents et nos griffes ! »

Accroupi sur lui-même, comme un amas de membres confus et épars, le malheureux gisait dans un coin de la chambre, fou furieux. Deux hommes le tenaient sous leur ferme étreinte, qu’il secouait néanmoins de temps à autre, avec la force gigantesque qui appartient à la démence, pour retomber aussitôt épuisé et sans connaissance. Ses yeux dilatés et injectés de sang semblaient sortir de leur orbite, ses lèvres se couvraient d’écume, ses cheveux noirs se dressaient sur sa tête, ses traits délicats et symétriques grimaçaient et se contractaient ; son visage présentait l’aspect hideux d’une tête de Gorgone. La rencontre de ces deux ennemis était certes un spectacle effrayant et sublime, plein d’une terrible et solennelle morale ! Ici se dressait Maltravers, fort au delà de la force ordinaire des hommes, plein de santé, de puissance, d’une supériorité dont il avait conscience ; tout entier à ses projets de vengeance ; rempli de sagesse et de génie ; toutes ses facultés mûres, développées, sous sa dépendance ; on voyait en lui l’homme complet, armé de toutes pièces, préparé à la défense ou à l’attaque contre tout adversaire ; un homme qui, lorsqu’une fois il embrassait une querelle juste, n’aurait pas tremblé devant une armée ; et là, devant lui, gisait son dessein inexorable et sombre arraché de son âme et anéanti à ses pieds. En présence de cet insensé frappé par les foudres d’un plus grand châtiment que la colère humaine n’en a jamais inventé, il sentit le néant de l’homme et du courroux humain. Dans son horrible affliction, le criminel triomphait du vengeur !

« Oui ! oui ! criait Cesarini ; on me dit qu’elle est mourante. Mais il est auprès d’elle, lui !… qu’on l’en arrache… il ne faut pas qu’il touche sa main… il ne faut pas qu’elle le bénisse !… Elle est à moi… si je l’ai tuée, du moins je l’ai arrachée de ses bras… Elle m’appartient dans la mort ! Laissez-moi entrer vous dis-je…, je veux entrer… je le veux, je veux la voir et je veux l’étrangler, lui, à ses pieds ! »

En disant ces mots, il s’arracha par un effort surhumain à l’étreinte des hommes qui le tenaient, et d’un bond soudain et triomphant, il s’élança à l’autre bout de la chambre et se trouva face à face avec Maltravers. Cet homme si fier et si brave pâlit et recula d’un pas.

« C’est lui ! c’est lui ! » hurla le fou et il sauta comme un tigre à la gorge de son rival. Maltravers saisit rapidement le bras et fit tourner l’insensé sur lui-même. Cesarini alla tomber pesamment sur le parquet, silencieux, sans connaissance, en proie à de violentes convulsions.

« Mystérieuse Providence ! murmura Maltravers, tu as humilié avec justice le mortel qui a cru pouvoir s’arroger ton privilège de vengeance. Pardonne à ce pécheur, ô mon Dieu, comme je lui pardonne, comme tu enseignes à mon cœur endurci à pardonner, comme pardonna celle qui est maintenant auprès de toi, une sainte bienheureuse dans le ciel ! »

Lorsque, quelques minutes après, le médecin, qu’on avait envoyé chercher, arriva, la tête du patient reposait sur les genoux de son rival ; c’était la main de Maltravers qui essuyait l’écume qui blanchissait ses lèvres, c’était la voix de Maltravers qui s’efforçait de le calmer ; c’étaient les larmes de Maltravers qui tombaient sur ce front brûlant.

« Soignez-le, monsieur, soignez-le comme s’il était mon frère, dit Maltravers en se cachant le visage, et en cédant sa place au médecin. Qu’on lui donne tout ce qui pourra le soulager et le guérir ; qu’on le transporte dans une demeure plus convenable ; qu’on se procure les conseils les plus éclairés. Guérissez-le, et… et… »

Il ne put en dire davantage, et il se retira précipitamment.

On apprit plus tard que Cesarini était resté dans la rue, après sa courte entrevue avec Ernest ; qu’à la fin il avait frappé à la porte de lord Saxingham, à l’heure même où la mort avait réclamé sa victime. On lui annonça cette triste nouvelle ; il voulut de force pénétrer auprès de la morte ; on le jeta à la porte. Nul ne savait ce qu’il était devenu, jusqu’au moment où il était arrivé chez lui, une heure avant Danvers et Maltravers, dans un état de frénésie furieuse. Peut-être, grâce à un de ces ternes et capricieux rayons de lumière, qui traversent les ténèbres de la démence, avait-il conservé quelque faible souvenir de son pacte avec Maltravers ; et c’était ce souvenir qui avait sans doute ramené ses pas jusqu’à sa demeure.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Deux mois s’étaient écoulés. Par une belle matinée du dimanche au commencement du mois de mai, Lumley, maintenant lord Vargrave, était assis tout seul dans le fauteuil de feu son oncle, à côté d’une fenêtre de la villa de feu son oncle. Ses yeux se fixaient d’un air pensif vers la verte pelouse qui s’étendait devant les fenêtres, ou plutôt vers deux personnes assises sur un banc rustique, au milieu de la pelouse. L’une d’elles était la veuve, en grand deuil ; l’autre, sa belle et gracieuse enfant, destinée à devenir la femme du nouveau lord. Les mains de la mère et de la fille étaient entrelacées. Il y avait de la tristesse sur le visage de l’une et de l’autre. Une tristesse plus profonde, quoique plus résignée chez la plus âgée, car l’enfant cherchait à consoler sa mère, et la douleur effleure l’enfance avec l’aile d’un papillon. Lumley les considérait toutes deux ; mais l’enfant plus particulièrement.

« Elle est bien jolie, disait-il, et elle sera bien riche. Somme toute, je ne suis pas trop à plaindre. Je suis pair, et j’ai de quoi vivre pour le moment. Je ferai mon chemin. Notre parti manquait de pairs. Il y a six mois, lorsque j’étais membre actif et zélé de la Chambre des communes, je n’aurais guère obtenu qu’une place subalterne au conseil de la Trésorerie ; maintenant que je suis lord, et que je possède ce qu’on appelle un intérêt foncier dans le pays, je n’ai qu’à ouvrir la bouche, et… que le bon Dieu me bénisse ! je ne sais pas toutes les bonnes choses qui pourront y tomber ! Mon oncle était plus sage que je ne pensais lorsqu’il briguait ce titre qu’il a obtenu, et dont je jouis ! Et puis, plus tard, juste à l’âge où je voudrai me marier, et où il me faudra un héritier (en pareil cas une jolie femme vous épargne beaucoup de peine), je trouverai là deux cent mille livres sterling[36], et une jeune beauté ! Allons, allons, j’ai d’excellentes cartes entre les mains ; il s’agit de les jouer à propos. Il faudra qu’elle devienne éperdument amoureuse de moi. Je m’en charge ; je connais le sexe, et je n’ai jamais échoué, excepté avec… Ah ! cette pauvre Florence ! Allons ! à quoi servent les regrets ? Comme les artistes prévoyants, il faut effacer le tableau qui ne se vend pas, et créer des images plus fortunées sur la même toile ! »

En ce moment la méditation de lord Vargrave fut interrompue par l’entrée d’un domestique, qui lui apportait les lettres et les journaux, qu’on venait d’envoyer de sa maison de ville. Lord Vargrave avait parlé à la Chambre des pairs le vendredi précédent, et il était inquiet de savoir ce que disaient de son discours les journaux du dimanche. Il en parcourut donc un des plus influents, avant d’ouvrir ses lettres. Ses yeux tombèrent sur deux paragraphes proches l’un de l’autre : voici ce que disait l’un ;

« Le célèbre M. Maltravers vient soudainement de se désister de son mandat à la Chambre des communes ; il a quitté Londres hier, pour entreprendre un long voyage sur le continent. On fait mille conjectures dans le monde au sujet d’un exil volontaire aussi singulier et aussi inattendu de la part de cet homme distingué, qui était au zénith même de sa carrière. »

« Ah ! il a donc abandonné la partie ! murmura lord Vargrave ; c’est un homme qui n’a jamais été pratique ; je suis content qu’il ne soit plus sur mon chemin. Mais que dit-on ici de moi ? « Nous apprenons que des changements importants vont avoir lieu dans le gouvernement ; on dit que les ministres reconnaissent enfin la nécessité de fortifier leur cause en s’assurant le concours de talents nouveaux. Parmi les nominations, dont on parle avec certitude dans les réunions le mieux informées, nous apprenons que lord Vargrave doit avoir la place de… Cette nomination obtiendra l’assentiment général. Lord Vargrave n’est pas un orateur qui éblouit ; ce n’est pas un rhétoricien déclamateur. C’est un homme qui a des vues saines et pratiques, qui possède l’entente des affaires, et qui jouissait d’une grande considération à la Chambre des communes. Il possédait aussi l’art de s’attacher des amis, et son caractère mâle et franc ne peut manquer de produire un bon effet sur l’esprit du public anglais. Nos lecteurs trouveront dans une autre colonne de ce journal la reproduction entière de l’excellent discours de réception qu’il a prononcé à la Chambre des lords, vendredi dernier. Les sentiments qui y sont exprimés font le plus grand honneur au patriotisme et au jugement de lord Vargrave »

« Voilà qui est bien !… très-bien, vraiment ! » dit Lumley en se frottant les mains. Il revint à ses lettres, et son attention fut attirée par l’une d’elles, revêtue d’un énorme cachet, et portant ces mots : « personnelle et confidentielle. » Il savait, sans l’ouvrir, qu’elle contenait l’offre de la nomination dont parlait le journal. Il la lut, et se leva d’un air triomphant. Il passa dans le jardin, pour aller rejoindre lady Vargrave et Évelyn sur la pelouse. Là, tandis qu’il souriait à la mère et caressait l’enfant, cette scène et ce groupe formaient un charmant tableau du bonheur domestique d’un intérieur anglais.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ici se termine la première partie de cet ouvrage ; elle a pour bornes l’horizon qu’on aperçoit, lorsqu’on regarde le monde pratique avec les yeux extérieurs plutôt qu’avec ceux de l’esprit, et que l’on considère une vie dont la justice n’est point satisfaite : car la vie ne se voit ainsi que par fragments ; l’influence de la destinée semble bien peu de chose sur l’homme qui n’a que des torts d’égoïste, et qui sait toujours faire tourner le mal lui-même à son profit personnel. Mais le destin jette une ombre bien vaste sur le cœur qui ne s’égare qu’en se hasardant au dehors, et ne trouve que dans les autres les sources de la douleur et de la joie.

Va ! Maltravers, va seul, sans amis, loin de ta patrie, toi dont le présent est un désert, et le passé une ruine ; va au-devant de l’avenir ! Va ! Ferrers, va ! léger cynique ; satisfait, triomphant, marche avec la foule ; tu n’as point de nuage sur la conscience, car tu ne vois jamais que le soleil et la fortune, va au-devant de l’avenir !

On compare la vie humaine à un cercle. Cette comparaison est-elle juste ? Toutes les lignes qui rayonnent du centre pour arriver à la circonférence sont égales de par la loi du cercle. Mais les lignes qui partent du cœur de l’homme, et qui atteignent à la limite de sa destinée, sont-elles égales chez tous ? Hélas ! il y en a qui semblent bien courtes, et d’autres qui s’allongent sans fin.


[Suite : Alice, ou les Mystères]



TYPOGRAPHIE DE CH. LAHURE ET Cie
Imprimeurs du Sénat et de la Cour de Cassation
rue de Vaugirard, 9

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)

 1
 71
 102
 137
 189
 234
 274
 314
 370
  1. Il entretenait avec une dame une galante conversation.
  2. Cette ignorance, et, en somme, toute l’esquisse du caractère d’Alice, est dessinée d’après nature ; et il n’est pas rare, ainsi qu’en peuvent témoigner les rapports de notre police, que cette ignorance soit accompagnée d’un sentiment instinctif et intuitif du bien et du mal. Dans The Examiner année 1835, je crois, se trouve le cas d’une jeune fille maltraitée par son père, dont les réponses, à l’interrogatoire du magistrat, sont assez semblables à celles que fait Alice aux questions de Maltravers.
  3. Pipe d’écume de mer.
  4. Guinées.
  5. Les shillings.
  6. Officiers de police.
  7. Appartements réservés pour élever les enfants dans la famille.
  8. Le capitaine William Locke, du régiment des Lifeguards (fils unique d’un gentleman distingué, M. Locke de Norbury Parh), remarquable par un caractère des plus aimables, et par une beauté physique qui égalait certainement, si elle ne surpassait pas, le plus beau chef-d’œuvre de la sculpture grecque. Il revenait en bateau de la ville de Côme, et se dirigeait vers sa villa située sur les bords du lac, lorsqu’un de ces mystérieux courants sous-marins, qui rendent ce lac si dangereux, fit chavirer sa barque, il fut noyé sous les yeux de sa fiancée, qui, de la terrasse de leur demeure, guettait son retour.
  9. Sir Philippe Sidney.
  10. À l’époque de cette conversation l’école plus récente, illustrée par Victor Hugo, lequel avec des doctrines sur l’art essentiellement fausses, est pourtant un homme d’un génie extraordinaire, n’avait pas encore atteint son apogée.
  11. La Nursery est l’appartement réserve à la première éducation des enfants dans les familles.
  12. Espèce de petit pouding.
  13. Officiers de police.
  14. Prison de Londres.
  15. Mesure anglaise.
  16. Cent mille francs.
  17. Petit poisson qu’on ne trouve, dit-on, qu’à l’embouchure de la Tamise.
  18. Horace.
  19. Quelle est la résolution formée sous d’aussi heureux auspices que vous n’ayez pas à vous repentir et du vœu et de son succès ?
  20. Sept millions et demi de francs.
  21. 3000 francs.
  22. 200 000 à 225 000 francs.
  23. 19 887 fr. 50 c.
  24. 2500 francs.
  25. 250 000 francs.
  26. 250 000 francs.
  27. Tragédienne anglaise.
  28. 2 500 000 francs.
  29. 100 000 francs.
  30. 3 000 000 de francs.
  31. 3 francs 10 centimes.
  32. 50 000 francs.
  33. 750 000 francs.
  34. 5 000 000 de francs.
  35. 37 500 francs.
  36. 5 000 000 francs.