Traduction par Mlle  Collinet.
Hachette (p. 137-188).


LIVRE IV.


CHAPITRE PREMIER.


Hélas ! je n’ai vécu sur cette terre que quelques tristes années ; et le destin cruel a voulu qu’un père empoisonnât l’aurore de ma vie, et flétrît les espérances de ma jeunesse.
(Cenci.)


Après avoir suivi Maltravers dans la marche silencieuse de son éducation mentale, nous le quitterons un moment pour revenir à Alice Darvil, à qui la destinée réservait des épreuves plus rudes et plus cruelles. Sur son chemin la poésie ne semait pas de fleurs, et ses pas solitaires vers ce pèlerinage lointain où elle devait enfin trouver le repos, n’étaient pas éclairés par la lampe mystique de la science, ou guidés par ces mille étoiles, qui brillent éternellement dans les cieux pour ces yeux favorisés, dont le génie et l’imagination ont, en partie, fait tomber les voiles terrestres. Les pas découragés de l’enfant de la misère et de la douleur n’erraient pas dans ces sentiers éthérés et élevés, qui serpentent bien au-dessus des habitations et des travaux du vulgaire, parmi les Alpes solitaires de la philosophie spirituelle. Sur les grandes routes battues et pierreuses de la vie commune, le cœur navré, et les pieds saignants, elle poursuivait sa triste route. Mais ce but, qui est le grand secret de la vie, le Summum arcanum de toute philosophie pratique ou idéale, n’était peut-être pas plus difficile à atteindre pour cette humble fille, que pour le pas élastique et le cœur ambitieux de celui qui avait soif du grand, et qui croyait presque à l’impossible.

Revenons à cette nuit fatale où Alice avait été arrachée au toit de son amant. Elle fut longtemps à recouvrer la conscience de ce qui s’était passé, et à bien comprendre la terrible révolution qui avait bouleversé sa destinée. L’aube d’une matinée triste et grise commençait à luire ; et la grossière charrette couverte qui l’emportait, cahotait dans les ornières profondes d’une route peu fréquentée, serpentant au milieu de ces landes incultes et montagneuses, qui annoncent généralement en Angleterre le voisinage de la mer. Alice regarda tout autour d’elle en frémissant ; Walters, le complice de son père, était étendu à ses pieds, et sa lourde respiration indiquait qu’il dormait profondément. Darvil stimulait le cheval maigre et fatigué, et son large dos était tourné vers Alice ; il était placé de telle façon que la couverture en toile de la charrette le protégeait mal contre la pluie, qui égouttait des larges bords de son chapeau rabattu. Lorsqu’il se retourna, et que son regard sombre et sinistre s’arrêta sur la figure d’Alice, son ignoble physionomie, à laquelle la lueur froide et crue de cette triste matinée prêtait encore quelque chose de plus repoussant, compléta ce tableau de misère criminelle et révoltante.

« Ah ! bon ! Alice, vous avez donc repris vos sens, dit-il, avec une espèce de sourire sans gaieté. J’en suis bien aise, car je ne peux pas m’embarrasser de belles dames qui se trouvent mal. Vous avez eu de longues vacances, Alice ; il faudra maintenant vous remettre à travailler pour votre pauvre père. Ah ! vous avez été diablement rusée ; mais ne parlons plus du passé ; je vous le pardonne. Il ne faut plus vous enfuir sans ma permission. Si vous aimez les amants, je ne vous contrarierai pas ; mais il faut que votre vieux père partage les bénéfices, Alice. »

Alice ne put en entendre davantage : elle se couvrit la figure avec le manteau qu’on avait jeté sur elle, et quoiqu’elle ne s’évanouît pas, ses sens étaient comme paralysés. Peu de temps après, Walters s’éveilla, et les deux hommes causèrent de leurs projets, sans se préoccuper de sa présence. Par degrés, elle se ranima suffisamment pour écouter, dans l’espoir instinctif qu’un moyen de fuite quelconque lui serait suggéré. Mais tout ce qu’elle put comprendre des projets divers et incohérents qui furent discutés, au milieu d’altercations continuelles, entremêlées d’affreuses imprécations et d’argot presque inintelligible, ce fut qu’ils étaient résolus dans tous les cas à quitter le canton où ils se trouvaient ; quant au point de leur destination, rien ne paraissait encore décidé à cet égard. La charrette s’arrêta enfin devant une cabane de très-pauvre apparence, que l’enseigne décorait du titre d’auberge, offrant bon gîte aux voyageurs ; à cette déclaration se trouvait annexé le distique suivant :

Le vieux Tom est un gin excellent plein d’attraits ;
Buvez-en une fois, et vous y reviendrez.

Cette chaumière était si éloignée de toute autre habitation, la lande qui l’entourait était si dénuée d’arbres, ou même de broussailles, qu’Alice comprit combien serait chimérique tout espoir de fuite en un pareil endroit. Pour rendre cette impossibilité encore plus absolue, Darvil lui-même la fit descendre de la charrette, lui fit monter un escalier dégradé et mal éclairé, la poussa rudement dans une espèce de grenier, ferma la porte à double tour, et redescendit. Il faisait froid ; l’humidité livide tachait les murailles, et il n’y avait ni feu, ni cheminée. Mais bien qu’elle fût légèrement vêtue, n’ayant guère que son manteau et son châle pour tous vêtements, Alice ne s’apercevait pas de la rigueur de la température, car son cœur était étreint d’un froid plus mortel que celui de l’atmosphère. À midi, une vieille femme lui apporta à manger ; ces aliments, qui consistaient en poisson et en gibier, fruit du braconnage, étaient meilleurs qu’on ne s’y serait attendu en pareil lieu ; c’eût été un festin, sous le toit de son père. Avec un regard significatif, la vieille lui montra un pot d’étain, rempli de genièvre pur, qu’on avait joint aux provisions, et, d’une voix chevrotante et avinée, elle lui déclara que « le vieux Tom était un ami plus fidèle que tous les jeunes gens ! » Après cette interruption, Alice resta seule jusqu’à la tombée du jour ; Darvil alors entra avec un paquet de vêtements, tels que les portent les paysans de ce canton primitif de l’Angleterre.

« Tenez, Alice, dit-il, mettez ces hardes chaudes ; les beaux atours ne conviendraient pas en ce moment. Il ne faut pas qu’on puisse suivre nos traces ; les chiens sont à notre piste, ma petite fleur. Voici une bonne robe de laine, et un manteau rouge qui effaroucherait un dindon. Quant à cet autre manteau et au châle, soyez tranquille ; ils n’iront pas chez la revendeuse ; nous en prendrons soin jusqu’à ce que nous arrivions dans quelque grande ville, où nous trouverons de jeunes gaillards qui ont les poches bien garnies ; car vous avez déjà découvert, à ce qu’il paraît, Alice, que votre figure c’est votre fortune. Voyons, dépêchez-vous ; il faut se mettre en route. Je reviendrai vous chercher dans dix minutes. Bah ! ne faites donc pas la bête ; voyons, prenez un peu de genièvre ; prenez-en donc, vous dis-je. Comment ! vous ne voulez pas ? Eh bien ! à votre santé, et je vous souhaite meilleur goût à l’avenir ! »

Lorsque la porte se referma sur Darvil, des larmes vinrent pour la première fois soulager Alice. Ce fut une faiblesse de femme qui lui valut cette consolation de femme. Ces vêtements… ils lui avaient été donnés par Ernest ; Ernest les avait choisis ; c’étaient les dernières reliques de cette existence délicieuse qui semblait avoir fui pour toujours. Elle allait donc perdre à jamais toutes traces de cette vie enchanteresse ; toutes traces de lui, son amant, son protecteur, son adoré : toutes traces d’elle-même telle que l’amour l’avait régénérée. Il lui semblait subir (ainsi qu’elle l’avait lu quelque part, dans les petits volumes élémentaires auxquels se bornait toute sa connaissance de l’histoire) cette dernière cérémonie fatale par laquelle les malheureux condamnés à perpétuité aux mines de la Sibérie sont revêtus de la livrée de l’esclavage ; de sorte que le nom qu’ils ont porté, les annales de leur vie passée sont effacées à jamais, et eux-mêmes ensevelis au fond de vastes déserts, d’où la miséricorde même du despotisme, si jamais elle se réveillait, ne pourrait les rappeler ; car tout témoignage de leur existence, toute individualité, toute marque qui puisse les distinguer du reste des humains est à jamais rayée du calendrier du monde. Elle sanglotait encore, en proie à une crise de douleur véhémente et irrésistible, lorsque Darvil rentra.

« Comment ? vous n’êtes pas encore habillée ? s’écria-t-il, d’une voix de brutale impatience. Je ne veux pas de ça, entendez-vous. Si dans deux minutes vous n’êtes pas prête, je vous enverrai John Walters pour vous aider ; et il n’a pas la main douce, je vous en réponds. »

En entendant cette menace Alice revint à elle.

« Je ferai ce que vous voudrez, dit-elle, avec douceur.

— Alors dépêchez-vous, dit Darvil ; on est en train d’atteler. Et faites attention, petite ; on poursuit en ce moment votre père pour le faire pendre, et dans une situation pareille on n’est pas bien scrupuleux. Si vous essayez de vous enfuir, si vous faites ou si vous dites quelque chose qui puisse nous dénoncer, par le diable et l’enfer (s’il est vrai qu’il y ait un enfer et un diable) mon couteau et votre gorge feront connaissance. Ainsi faites attention ! »

Tel était le père, telle était la position de celle dont l’oreille, depuis plusieurs mois, n’avait recueilli d’autres sons que les murmures flatteurs de l’amour, les accents de la passion articulés par les lèvres de la poésie !

Ils continuèrent leur voyage jusqu’à minuit ; ils arrivèrent alors à une auberge qui différait peu de la dernière ; mais ici Alice ne fut plus reléguée dans la solitude. Dans une longue salle enfumée, vingt ou trente misérables étaient assis autour d’une table, sur laquelle, par un mélange formidable, à côté de pots et de brocs remplis de boissons ardentes, se trouvaient dispersés des sabres et des pistolets. Walters et Darvil furent reçus avec acclamations ; on commençait à se presser autour d’Alice avec fort peu de cérémonie, lorsque son père, dont la férocité brutale et sans frein était bien connue et le faisait respecter dans une pareille assemblée, dit rudement :

« À bas les mains, camarades, et faites de la place à côté du feu pour ma petite fille ; c’est du gibier pour vos maîtres, ça. »

Ce disant, il poussa Alice dans un vaste fauteuil au coin de la cheminée, s’assit près d’elle au bout de la table, et se hâta de parler d’autre chose.

« Eh bien ! capitaine, dit-il, s’adressant à un petit homme maigre, assis à l’autre bout de la table, voilà que moi et Walters nous nous sommes sauvés pour tout de bon. L’air de la terre ne nous vaut rien, et nous avons besoin de respirer un peu le vent de mer pour guérir la fièvre de la corde. De sorte que, sachant que vous êtes de service cette nuit, nous avons fait force de voiles, et nous voici. Il faudra que vous vous embarrassiez de cette petite, quoique vous n’aimiez guère ce genre de bagage, je le sais ; mais nous prendrons terre aussi tôt que possible.

— Elle ne paraît pas bien embarrassante, répondit le capitaine ; et d’ailleurs, nous ferions davantage pour rendre service à un vieil ami comme vous. Dans une demi-heure la lune aura mis son bonnet de nuit, et il faudra partir.

— Le plus tôt sera le mieux. »

Les hommes parurent oublier la présence d’Alice qui, épuisée de fatigue et de besoin (car elle avait eu le cœur trop serré pour toucher aux aliments qu’on lui avait apportés, dans la première auberge), regardait le feu d’un œil distrait. Avant le départ, son père lui fit avaler quelques morceaux de biscuit de mer qui semblaient l’étouffer ; puis on l’enveloppa d’un épais manteau de matelot, et on la déposa dans une petite embarcation solidement construite. Tandis que le vent de mer soufflait autour d’elle, le froid présent et les fatigues passées engourdirent son triste cœur dans les bras d’un sommeil compatissant.


CHAPITRE II.

Vous êtes libre encore une fois ; voyez : je romps vos liens.
(La coutume du pays.)

Que d’épreuves il lui fallut subir, pauvre enfant ! Il serait impossible d’en rendre fidèlement compte, dût ce livre se multiplier en volumes plus nombreux que n’en écrivit jamais moine sur la vie d’un saint ou d’un martyr (bien que l’histoire de deux années seulement de la vie de saint Antoine ait rempli cent volumes). Il fait bon parler de la véracité des livres, mais il n’est pas d’homme qui, en écrivant sa biographie, n’ait été forcé d’omettre neuf dixièmes des matériaux les plus importants. Que sont trois volumes ?… six même ? Nous vivons six volumes en une journée ! Combien la pensée, l’émotion, la joie, la douleur, l’espérance, la crainte, seraient prolixes, si elles pouvaient raconter leur histoire de chaque heure ! La vie humaine elle-même est un court résumé de ce qui est infini et éternel ; et les confessions les plus détaillées des hommes ne sont que le maigre abrégé d’un sommaire rapide et confus !

Ce ne fut que trois mois environ après la nuit où Alice s’était endormie en pleurant au milieu de ces rudes compagnons, qu’elle réussit à tromper la vigilance de son père, et à s’échapper. Ils se trouvaient alors sur la côte d’Irlande. Darvil s’était séparé de Walters et de ses autres compagnons de voyage ; il avait dépensé la plus grande partie de l’argent qu’il avait acquis par ses crimes ; il commença sérieusement à s’efforcer de mettre à exécution son horrible dessein de tirer ses moyens d’existence de la vente de sa fille. On aurait pu façonner Alice à une vie d’ignominie avant qu’elle eût connu Maltravers ; mais, à partir de ce moment, sa faute même la rendit vertueuse. Dès l’instant qu’elle avait aimé, elle avait compris ce que signifie l’honneur des femmes ; et par une subite révélation, en se livrant elle-même, elle avait acquis en échange la pudeur, la pureté de la pensée et de l’âme. Notre code de morale, relativement au premier faux pas de la femme (prudent et raisonnable d’ailleurs comme système), nous entraîne souvent, ainsi que nous le savons tous, à de grossières erreurs, quant aux exceptions individuelles. Plus d’une femme qui a commis cette première faute par l’entraînement d’un amour pur et confiant est restée vertueuse après, au milieu de tentations sans nombre. Les malheureuses qui fourmillent dans nos rues et nos théâtres doivent rarement leur première chute à l’amour ; c’est la misère, c’est la contagion des circonstances et de l’exemple qui les ont corrompues. C’est une sotte phrase de jargon que de les appeler les victimes de la séduction ; ce sont les victimes de la faim, de la vanité, de la curiosité, des mauvais conseils d’autres femmes ; mais il est bien rare que la séduction de l’amour conduise à une vie d’infamie. Une fois qu’une femme a véritablement aimé, l’objet de son amour élève une barrière impénétrable entre elle et les autres hommes ; leurs avances l’épouvantent et la révoltent ; elle aimerait mieux mourir que d’être infidèle même à un souvenir. L’homme aime le sexe ; mais la femme n’aime que l’individu ; et plus elle l’aime, plus elle est froide pour toute son espèce. Car la passion d’une femme est dans le sentiment, dans l’imagination, dans le cœur. Il est rare qu’elle ait quelque chose de commun avec les grossières images qui flattent les adolescents ou les vieillards, les inexpérimentés et les blasés.

Mais quoique le sang d’Alice se glaçât dans ses veines en écoutant le langage de son terrible père, elle vit, dans cette ouverture même, une perspective de fuite. Dans une heure d’ivresse il la mit à la porte de la maison qu’il habitait, et se plaça de manière à la surveiller ; c’était dans la ville de Cork.

En un instant la résolution d’Alice fut arrêtée ; elle tourna l’angle d’une rue étroite et s’enfuit à toutes jambes. Darvil s’efforça en vain de la suivre ; l’ivresse troublait ses yeux et rendait ses pas chancelants. Elle entendit mourir au loin l’écho de sa dernière imprécation ; la crainte lui prêta des ailes, elle se trouva enfin dans les faubourgs de la ville. Elle s’arrêta épuisée et mourante de fatigue ; et alors, pour la première fois, elle sentit une existence nouvelle et étrange s’agiter en elle.

Elle savait, depuis longtemps, qu’elle portait dans son sein l’enfant de Maltravers, et cette pensée l’avait aidée à lutter et à vivre. Mais maintenant cet enfant futur s’était éveillé au mouvement, il s’agitait, il en appelait à elle ; c’était une chose invisible, inconnue ; mais pourtant c’était un être vivant qui en appelait à sa mère. Ah ! quel frisson, moitié d’ineffable tendresse, moitié de mystérieuse terreur, elle éprouva en ce moment ! Quel chapitre nouveau de la vie d’une femme s’ouvrait devant elle ! Désormais elle aurait à veiller sur elle-même, à se mettre en garde contre la fatigue, à maîtriser son désespoir. Il lui était confié un dépôt sacré, la vie d’une autre créature, l’enfant du bien-aimé. C’était une soirée d’été ; elle s’assit sur une pierre grossière. D’un côté s’élevait la ville, éclairée par ses lumières et ses réverbères ; au delà, s’étendaient les champs blanchis ; la lune et les étoiles brillaient au-dessus. Elle leva vers le ciel ses yeux inondés de larmes, et il lui sembla que Dieu, le Dieu protecteur, lui souriait, du haut des cieux limpides. Après s’être reposée un moment et avoir adressé au ciel une prière silencieuse, elle se leva et se remit en marche. Quand elle se trouva fatiguée, elle se glissa sous un hangar dans la cour d’une ferme, et s’endormit, pour la première fois, depuis bien des semaines, du calme sommeil de la sécurité et de l’espérance.


CHAPITRE III.

Elle revient comme un enfant prodigue, les flancs battus par la tempête, les voiles déchirées.
(Shakspeare. Le Marchand de Venise.)
Mer. Quels sont ces hommes ?

L’Oncle. Ce sont les locataires.

(Beaumont et Fletcher. De l’esprit et pas d’argent.)

Deux années s’étaient écoulées depuis la nuit où Alice avait été arrachée au cottage. En ce moment Maltravers errait parmi les ruines de l’antique Égypte ; et sur cette pelouse qu’Alice et son amant, la main dans la main, avaient tant de fois foulée, une troupe joyeuse d’enfants et de jeunes gens était rassemblée. Le cottage avait été acheté par un opulent fabricant retiré des affaires. Il avait élevé le toit de chaume d’un étage, des ardoises bleues avaient remplacé le chaume, et les jolies vérandahs revêtues de plantes grimpantes avaient été enlevées, attendu que mistress Hobbs trouvait qu’elles assombrissaient la maison. Le petit porche rustique avait été remplacé par quatre colonnes, d’ordre ionique, en stuc, et on avait ajouté une aile à la maisonnette, pour y construire une nouvelle salle à manger, longue de vingt-deux pieds sur dix-huit de large ; enfin au-dessus de la nouvelle salle à manger on avait construit un nouveau salon. Le pauvre cottage avait pris les airs grandioses d’une villa. On avait supprimé la fontaine parce qu’elle donnait de l’humidité à la maison, et l’on avait fait une large route pour les voitures depuis la grille jusqu’à la façade. Car la porte d’entrée n’était plus une modeste porte de bois, peinte en vert, toujours entre-bâillée et facile à ouvrir ; c’était maintenant une grande grille en fonte, avec une forte serrure, située entre deux piliers semblables à ceux du portique. De l’un des côtés de la grille se trouvait une plaque en cuivre, sur laquelle on avait gravé ces mots : « Hobbs Lodge. Sonnez, S. V. P. » Tous les Hobbs, depuis le plus petit jusqu’au plus grand, étaient sur la pelouse, quelques-uns arrivant de la pension, car c’était le demi-congé du samedi. Il y avait de la gaieté, du bruit, des cris, des huées et les respectables époux regardaient tranquillement ce qui se passait. Hobbs, le père, fumait sa pipe (hélas ! ce n’était pas le meerschaum tant aimé !), Hobbs, la mère, énumérait à sa fille (une belle jeune femme, mariée depuis trois mois, par amour, à un homme pauvre) combien de jours devait durer un gigot de mouton, du poids de dix livres.

« Ma chère, ayez toujours de gros rôtis ; c’est ce qu’il y a de plus économique. Voyons… que de bruit font ces garçons ! Non, mon enfant votre balle n’est pas ici.

— Maman, elle est sous vos jupons.

— Mon Dieu, le méchant enfant !

— Holà ! dites donc, là-bas ! c’est mon tour maintenant ?

— Attendez, Brigitte ! Les filles n’ont pas de tour ; les filles ne comptent pas dans le jeu.

— Robert, vous trichez.

— Papa, Édouard dit que je triche.

— C’est très-probable, mon cher, puisque vous devez être un homme de loi.

— Où en étais-je, ma chère ? reprit mistress Hobbs, en se rasseyant et en rajustant ses jupons envahis. Ah ! nous parlions de gigot de mouton ! Oui, les gros rôtis sont ce qu’il y a de mieux ; le second jour on en fait un bon ragoût, avec des dumplings[1], le troisième on fait bouillir le manche à la bourgeoise ; votre mari doit bien sûr aimer cela ! Et puis, on garde les restes pour le pâté du samedi. Vous le savez, ma chère, votre père et moi, nous étions plus pauvres que vous quand nous avons commencé. Mais à présent nous vivons à gogo ; il n’y a rien de tel que l’économie. Les pâtés du samedi sont fort bons, et puis vous avez un rôti frais le dimanche. Une bonne ménagère comme vous ne devrait jamais négliger les pâtés du samedi.

— Oui, dit tristement la jeune mariée ; mais M. Tiddy n’aime pas les pâtés.

— Il n’aime pas les pâtés ! C’est bien singulier. M. Hobbs aime les pâtés, lui ; vous ne faites peut-être pas votre croûte assez épaisse. Dans tous les cas il pourrait se rattraper sur le pouding. Une femme doit toujours consulter les goûts de son mari ; qu’est-ce que la vie domestique sans l’amour ? Mais c’est égal, un mari ne devrait pas être exigeant, et refuser de manger du pâté le samedi !

— Holà ! dites donc, maman, voyez-vous cette bohémienne là-bas ! je vais aller me faire dire la bonne aventure.

— Et moi aussi !… et moi aussi !

— Seigneur ! Ne voilà-t-il pas une mendiante ! s’écria M. Hobbs, qui se leva avec indignation ; à quoi pensent les autorités de la paroisse ? »

L’objet de ces dernières remarques, filiales et paternelles, était une jeune femme enveloppée d’un manteau usé et déguenillé, et qui, la figure pressée contre les barreaux de la grille, regardait avec anxiété (et quelle anxiété !…) à l’intérieur du jardin. Les enfants coururent vers elle avec empressement, mais en s’approchant d’elle ils ralentirent involontairement leur course, car évidemment elle n’était pas ce qu’ils avaient cru. Ses joues pâles, amaigries et délicates n’avaient pas les tons cuivrés des visages bohémiens ; le regard bohémien ne se cachait pas dans ses grands yeux bleus inondés de larmes ; son front candide et enfantin n’affichait pas l’effronterie bohémienne. En apercevant ce visage pressé avec une avidité convulsive contre les froids barreaux de fer, les enfants sentirent la contagion de cette tristesse inexprimable et à demi craintive les gagner ; ils s’approchèrent presque avec respect.

« Demandez-vous quelque chose ici ? dit le plus âgé et le plus hardi des garçons.

— Je… je… c’est bien sûr ici Dale Cottage ?

— C’était autrefois Dale Cottage, mais c’est à présent Hobbs Lodge ; ne savez-vous pas lire ? dit l’héritier des Hobbs, qui perdit dans le mépris que lui inspira l’ignorance de la jeune fille, son premier sentiment de sympathie.

— Et… et… M. Butler, est-il donc parti aussi ? »

Pauvre enfant ! Elle parlait comme si le cottage eût été parti, et non pas embelli ; les colonnes ioniques du portique n’avaient pas de charmes pour elle !

« Butler !… Il n’y a personne de ce nom ici. Papa, savez-vous où demeure M. Butler ? »

Le papa faisait avancer en ce moment, vers le lieu de la conférence, la lente artillerie de son gros ventre rond et de ses imposants mollets.

« Butler ? Non. Je ne connais personne de ce nom-là ; il n’y a pas de M. Butler ici. Allez-vous-en ; n’êtes-vous pas honteuse de mendier ?

— Pas de M. Butler ! dit la jeune fille, en respirant avec effort, et en s’attachant à la grille pour ne pas tomber. En êtes-vous sûr, monsieur ?

— Si j’en suis sûr ! Je crois bien ! Que lui voulez-vous donc ?

— Oh ! papa, elle paraît épuisée ! dit l’une des filles, d’un accent de reproche ; faites-lui donner quelque chose à manger, je suis sûre qu’elle a faim. »

M. Hobbs prit un air courroucé ; il avait souvent été dupé, et d’ailleurs l’homme riche n’aime pas les mendiants. En général, l’homme riche a raison. Mais en cet instant M. Hobbs regarda le visage affligé de la mendiante, puis celui de la jolie enfant qui plaidait sa cause, et son bon ange murmura quelque chose à son cœur. Après un moment de silence, il dit :

« À Dieu ne plaise que nous manquions de compassion vis-à-vis d’une pauvre créature moins heureuse que nous ! Entrez, ma fille, et venez manger un morceau. »

La jeune fille ne paraissait pas l’avoir entendu ; il répéta son invitation et s’approcha pour ouvrir la grille.

« Non, monsieur, dit-elle ; non, je vous remercie. Je ne pourrais entrer maintenant. Je ne pourrais manger ici. Mais dites-moi, monsieur, je vous en conjure, ne pouvez-vous pas me donner le moindre indice pour m’aider à trouver M. Butler ?

« Butler, dit mistress Hobbs, que la curiosité avait attirée. Je me souviens que c’était le nom du monsieur qui avait loué cette maison, et qui fut volé.

— Volé ! dit M. Hobbs en se reculant et en refermant la grille ; et la nouvelle théière qui vient d’arriver, murmura-t-il à part. Voyons, allez-vous-en ; jeune fille, allez-vous-en ; nous ne connaissons pas votre monsieur Butler. »

La jeune fille le regarda d’un air égaré, jeta un rapide coup d’œil sur ce lieu si changé, puis elle frissonna comme si le vent eût soufflé trop rudement sur ses membres délicats, serra son manteau autour de ses épaules, et sans articuler un mot de plus, elle s’éloigna. La famille assemblée la regarda descendre la route à pas chancelants, et tous éprouvèrent ce mouvement de honte, commun au cœur humain, à la vue d’une douleur qu’il n’a pas cherché à soulager. Mais ce sentiment se dissipa subitement chez M. et mistress Hobbs, lorsqu’ils virent la jeune fille s’arrêter là où un angle de la route lui permettait encore d’apercevoir la grille, et qu’ils découvrirent ce que le manteau déguenillé leur avait caché jusque-là, que la pauvre jeune femme portait un petit enfant dans ses bras. Elle s’arrêta, et jeta sur le cottage un long regard de tendresse. Même à cette distance, le désespoir qui remplissait ses yeux était visible ; et lorsqu’elle pressa ses lèvres sur le front de son enfant, ils entendirent un sanglot convulsif ; ils la virent se tourner pour s’éloigner ; un instant après elle avait disparu !

« Eh bien ! sur ma parole… dit mistress Hobbs.

— De belles nouvelles pour sa paroisse, dit M. Hobbs, et si jeune encore !… quelle honte !

— Les filles de ce voisinage tournent bien mal de nos jours, Jenny, dit la mère à la jeune mariée.

— Je comprends maintenant ce qu’elle voulait à M. Butler, dit Hobbs avec un clignement d’œil significatif ; la petite malheureuse était venue pour prêter serment ! »

C’était donc pour en venir là qu’Alice avait gardé ses forces et son courage pendant les cruelles douleurs de l’enfantement ; pendant une maladie accablante et dangereuse, qui l’avait étendue durant les mois qui suivirent son accouchement sur le lit d’un paysan (objet de la charité grossière mais compatissante d’un laboureur irlandais) ! C’était donc pour en arriver là que, jour après jour, elle s’était dit tout bas : « Je me rétablirai et je marcherai, mendiant mon pain sur la route, jusqu’à ce que j’arrive au cottage ; et là je le retrouverai, je mettrai mon petit enfant dans ses bras, et nous serons tous heureux encore une fois. » C’était donc pour cela que, aussitôt qu’elle avait pu marcher seule, elle était partie à pied de cette terre lointaine ; pour cela que, presque avec l’instinct d’un chien (car elle ne savait de quel côté elle devait se diriger ; elle ignorait dans quel comté se trouvait le cottage ; elle ne connaissait que le nom de la ville voisine ; et, bien que ce fût une ville populeuse, ce nom avait un son étranger aux oreilles de ceux à qui elle demandait son chemin, et souvent, bien souvent on l’avait mal renseignée) ; c’était pour cela, que, presque avec l’instinct fidèle d’un chien, malgré le froid et malgré la chaleur, malgré la faim et malgré la soif, elle avait poursuivi, jusqu’à la demeure de son ancien maître, son chemin solitaire et désolé ! Trois fois la fatigue l’avait vaincue, et elle avait dû à la pitié des pauvres un lit où reposer sa tête alourdie et son corps brisé par la fièvre. Une fois aussi, son enfant, son trésor, sa vie, avait été malade, avait failli mourir, et elle n’avait pu bouger jusqu’à ce que l’enfant (c’était une fille) fût rétabli, et pût lui sourire. De cette manière bien des mois s’étaient écoulés depuis le jour où elle avait entrepris son pèlerinage, jusqu’à celui où elle était arrivée au terme de son voyage. Mais jamais, excepté lorsque l’enfant avait été malade, elle n’avait perdu le courage et l’espérance. Elle le reverrait, et il embrasserait son enfant ! Et maintenant… non, je ne puis décrire la violence de ce coup terrible ! elle ne connaissait pas, elle n’imaginait pas toutes les tendres précautions qu’avait prises Maltravers ; et lui, il n’avait pas suffisamment tenu compte de sa complète ignorance du monde. Comment pouvait-elle deviner qu’à moins d’un mille de là, le magistrat aurait pu lui dire ce qu’elle voulait savoir ? Si elle avait seulement pu rencontrer le jardinier ou la vieille servante, tout eût été bien ! Pourtant elle eut la prévoyance de s’enquérir de ces derniers. Mais la femme était morte, et le jardinier avait pris du service dans un comté éloigné. Ainsi s’éteignit sa dernière lueur d’espoir. Si seulement quelqu’une des personnes qui se souvenaient des recherches de Maltravers, l’eût rencontrée et reconnue ! Mais peu de gens l’avaient vue ; et d’ailleurs la jeune fille si fraîche et si rayonnante était cruellement changée ! Sa carrière n’était pas fournie ; et la barque avait encore à braver plus d’un vent contraire sur les flots orageux, avant de trouver le port.


CHAPITRE IV.

La patience et la douleur rivalisaient à qui la ferait valoir le mieux.
(Shakspeare.)
Je la plains, je la blâme, et je suis son appui.
(Voltaire.)

Dès lors Alice comprit que dans le vaste monde elle était seule, avec son enfant ; qu’elle ne devait plus être protégée, mais protectrice ; et après les premiers jours d’angoisse, elle se sentit animée d’une nouvelle force, puisée non pas dans l’espérance, mais dans la résignation. Ses pèlerinages solitaires n’ayant que Dieu pour guide, avaient beaucoup contribué à élever et à confirmer de plus en plus la noblesse de son caractère. Elle avait une ferme confiance dans la mystérieuse miséricorde du Tout-Puissant, et puis elle comprenait toute la responsabilité d’une mère. Livrée depuis tant de mois à ses propres ressources, même pour se procurer le pain de chaque jour, son intelligence s’était développée à son insu, et l’habitude d’une courageuse patience avait donné de la force à sa nature primitivement douce et toute féminine. Elle résolut d’aller dans quelque autre pays, car elle ne pouvait ni endurer les pensées que lui rappelait ce voisinage, ni envisager sans effroi et sans horreur la possibilité du retour de son père. Elle se remit donc en marche, et après une semaine de voyage elle se trouva dans un petit village. La charité est si commune en Angleterre, elle surgit si spontanément partout, comme la bonne semence le long du chemin, qu’elle avait rarement manqué du strict nécessaire. L’humilité de ses manières, sa voix douce et mélodieuse, dépourvue de ce nasillement habituel aux mendiants, avaient généralement du charme même pour les plus durs. Aussi obtenait-elle presque toujours de quoi acheter du pain, et se procurer un gîte pour la nuit ; et si quelquefois elle n’y réussissait pas, elle savait supporter la faim, et ne craignait pas de se glisser sous un hangar, ou même quand elle se trouvait au bord de la mer, dans quelque grotte protectrice. Son enfant prospérait aussi, car à brebis tondue Dieu mesure le vent ! Mais désormais, quant aux privations physiques, ses plus cruelles épreuves étaient passées.

Il arriva qu’Alice, épuisée, se traînait avec difficulté à l’entrée du village qui devait borner son voyage de ce jour-là, lorsqu’une dame d’un certain âge la rencontra. La compassion se lisait si clairement dans la physionomie de cette dame, qu’Alice ne voulut pas lui tendre la main ; elle avait un singulier sentiment de délicatesse ou de fierté, et elle s’adressait plutôt aux personnes qui la regardaient avec sévérité qu’à celles qui la regardaient avec bienveillance ; elle n’aimait pas à s’abaisser ainsi aux yeux de ces dernières. La dame s’arrêta.

« Où allez-vous ainsi, ma pauvre enfant ?

— Où il plaît à Dieu de me conduire, madame, dit Alice.

— Ah ?… et cet enfant est-il à vous ? Vous n’êtes guère qu’une enfant vous-même ?

— Oui, il est à moi, madame, dit Alice en regardant l’enfant avec amour ; c’est tout ce que je possède !

La voix de la dame s’altéra.

— Êtes-vous mariée ? demanda-t-elle.

— Mariée !… Oh ! non, madame ! » répondit Alice innocemment et sans rougir ; car elle n’avait jamais su qu’elle eût été coupable en aimant Maltravers.

La dame se recula, mais ce ne fut pas d’horreur ; non, ce fut par un sentiment de compassion encore plus profond qu’auparavant ; car cette dame était réellement vertueuse, et elle savait que les fautes de son sexe sont suffisamment punies, pour permettre à la vertu de les plaindre, sans péché.

« J’en suis fâchée, dit-elle, d’un ton plus grave pourtant. Êtes-vous à la recherche du père de l’enfant ?

— Ah ! madame ! je ne le reverrai plus jamais ! » Et Alice fondit en larmes.

« Quoi ! il vous a abandonnée ? Si jeune et si jolie ! ajouta la dame tout bas.

— Abandonnée !… Oh ! non, madame ; mais c’est une longue histoire. Bonsoir, madame ! Je vous remercie beaucoup de votre compassion. »

Les yeux de la dame se mouillèrent.

« Arrêtez, dit-elle ; dites-moi franchement où vous allez, et quel est votre but.

— Hélas ! madame, je vais n’importe où, car je n’ai pas d’abri ; mais je voudrais vivre, je voudrais gagner ma vie, afin que mon enfant ne manquât de rien. Je voudrais bien pouvoir me suffire à moi-même : il disait, lui, que je le pourrais.

— Lui !… Vos manières et votre langage ne sont pas ceux d’une paysanne. Que pouvez-vous faire ? Que savez-vous ?

— La musique et l’ouvrage, et… et…

— La musique !… C’est fort singulier ! Qu’étaient vos parents ? »

Alice tressaillit et se cacha la figure dans les mains.

L’intérêt de la dame était maintenant complétement éveillé en sa faveur.

« Elle a péché, se disait-elle ; mais à cet âge, peut-on la traiter avec rigueur ? On ne peut la jeter au milieu du monde et laisser le péché dégénérer en habitude. Suivez-moi, dit-elle après un moment de silence : et sachez que vous avez une amie. »

La dame tourna l’angle de la grande route, descendit un vert sentier qui conduisait à la grille d’un parc. Elle entra dans la loge du gardien ; et après un moment de conversation avec la personne qui l’habitait, elle fit signe à Alice de s’approcher.

« Jeannette, dit la nouvelle protectrice d’Alice à une femme avenante et d’une figure agréable, voici la jeune femme. Vous en prendrez bien soin ainsi que de son enfant. Demain je lui enverrai des vêtements convenables, et d’ici-là je songerai à ce qu’il y a de mieux à faire pour son bien à venir. »

En disant ces mots, la dame adressa un doux sourire à Alice, qui avait le cœur trop plein pour parler. La porte de la maisonnette se referma, et aux yeux d’Alice le jour sembla s’être assombri.


CHAPITRE V.

Croyez-moi, elle a gagné ma compassion. Hélas ! sa douce nature n’était pas faite pour lutter contre l’adversité.
(Rowe.)
Il était réservé et grave depuis sa tendre

enfance ; grand observateur des formes, mais encore plus préoccupé de la vérité ; il portait toujours des habits gris clair, et son expression de sérénité trahissait la placidité de son âme.

. . . . . . . . . . . . . . .

Pourtant, en observant bien, on apercevait dans son œil étincelant de la perspicacité et de la finesse ; ses amis trouvaient son regard pénétrant, ses ennemis le trouvaient faux ; mais ni ennemis ni amis ne pouvaient citer une faute qu’il eût commise, car ses actions étaient aussi irréprochables que ses discours. On disait qu’il était chaste, sobre, sérieux et pieux ; il l’était en effet, et n’en éprouvait pas de honte.

(Crabbe.)
Il faut que je sonde ce mystère.
(Beaumont et Fletcher.)

Mistress Leslie, la dame dont le lecteur a fait la connaissance au chapitre précédent, était une femme chez qui la plus haute intelligence s’alliait au cœur le plus tendre ; combinaison qui n’est pas rare. Elle écouta l’histoire d’Alice avec une admiration mêlée de compassion. L’innocence et l’honnêteté naturelles de la jeune mère prêtaient tant d’éloquence à ses paroles et à ses regards, que mistress Leslie, en écoutant son récit, trouva beaucoup moins à pardonner qu’elle ne s’y était attendue. Néanmoins elle crut devoir ouvrir les yeux d’Alice sur ce qu’il y avait de criminel dans la liaison qu’elle avait formée. Mais sur ce point, Alice était singulièrement obtuse ; elle écoutait avec une patience résignée les observations de mistress Leslie ; mais il était évident qu’elles faisaient fort peu d’effet sur elle. Elle n’avait pas assez vu l’état social pour corriger ses premières impressions de l’état naturel. Elle ne put répondre autre chose à mistress Leslie que ces mots :

« Tout cela peut être très-vrai, madame, mais je suis bien meilleure depuis que je l’ai connu ! »

Quoique Alice reçût avec humilité le blâme qui lui était personnel, elle ne voulait pas prêter l’oreille à une seule insinuation contre Maltravers. Quand, dans un mouvement d’indignation très-naturel, mistress Leslie l’accusa d’être un suborneur de l’innocence (car mistress Leslie ne pouvait connaître toutes les circonstances atténuantes de sa faute), Alice se leva précipitamment, les yeux flamboyants et la poitrine haletante ; elle aurait fui le seul abri qu’elle eût dans le monde entier, elle serait plutôt morte, elle aurait plutôt vu mourir son enfant, que de faire à l’idole de son âme, qu’elle plaçait seul sur un piédestal entre le ciel et la terre, l’injure de l’entendre accuser. Mistress Leslie eut de la peine à la retenir, et encore plus à l’apaiser et à la consoler. La pétulance de la jeune fille, qui, aux yeux de beaucoup de gens, aurait passé pour de l’insolence ou de l’ingratitude, lui attacha encore davantage le cœur de femme de mistress Leslie. Plus elle voyait Alice, et mieux elle comprenait son histoire et son caractère ; plus le roman dont la belle enfant avait été l’héroïne la remplissait d’étonnement, et plus l’avenir d’Alice lui causait de perplexités.

Lorsque, cependant, elle put juger du talent d’Alice pour la musique, talent qui n’était certainement pas ordinaire, ce fut pour elle un trait de lumière. C’était là la source de son indépendance à venir. Maltravers, qu’on s’en souvienne, était un musicien d’une science profonde aussi bien que d’un goût parfait, et les dispositions naturelles d’Alice pour cet art l’avaient fait arriver, dans l’espace de quelques mois, à un degré de perfection que d’autres n’atteignent, que l’intelligent Maltravers lui-même n’avait atteint qu’après plusieurs années de travail. Mais on apprend si vite quand on a pour professeur l’objet de son amour ! D’ailleurs, il est à observer que moins on a de connaissances, moins on a peut-être même de génie, plus on a de facilité pour la musique, qui est une jalouse maîtresse de l’esprit. Mistress Leslie résolut de lui faire perfectionner son talent, et de la mettre à même d’enseigner aux autres. La ville de C***, située à trente milles environ de la demeure de mistress Leslie, bien que dans le même comté, possédait une société assez nombreuse de personnes riches et intelligentes ; car c’était une ville cathédrale, et le clergé résidant y attirait une espèce d’aristocratie de province. Comme dans presque toutes les villes de province en Angleterre, la musique y était fort cultivée, autant dans la haute société que dans la moyenne. On y donnait des concerts d’amateurs, on y avait fondé des sociétés chorales et des souscriptions pour la musique d’église ; et tous les cinq ans il y avait le grand festival de C***. Mistress Leslie installa Alice dans cette ville. Elle la plaça dans la maison d’un ci-devant professeur de musique qui, s’étant retiré, ne nourrissait plus de jalousies contre ses rivaux, et que des conditions fort avantageuses décidèrent à recevoir Alice chez lui, afin de compléter son éducation musicale. C’était un intérieur fort recommandable, qui offrait beaucoup de bien-être ; le vieux maître de musique et sa femme étaient bons et bienveillants.

Trois mois d’une persévérance énergique et incessante, que secondaient la merveilleuse facilité et les dons naturels d’Alice, suffirent pour en faire la meilleure élève que le bon musicien eût jamais formée ; et lorsque trois autres mois se furent écoulés, mistress Leslie la présenta à plusieurs familles de la ville, Alice fut installée chez elle. Bientôt, grâces à ses leçons régulières et à des soirées musicales qu’elle donnait de temps à autre, elle fut à même de se faire, ainsi que le lui avait prédit avec raison son professeur, une position très-convenable.

Or, dans ces arrangements (ici il faut que nous revenions un peu sur nos pas), il y avait eu à surmonter une difficulté gigantesque ; difficulté de conscience d’un côté et de sentiment de l’autre. Mistress Leslie comprit tout d’abord que, si l’on ne cachait point la faute d’Alice, toutes les vertus et tous les talents du monde ne pourraient lui faire pardonner ce premier faux pas. Mistress Leslie était une femme d’une grande véracité et d’une stricte droiture ; et elle se trouva placée dans une pénible alternative, entre les exigences et les suites cruelles de la vérité. Elle n’osa prendre sur elle la responsabilité d’agir ; et, après beaucoup de réflexions, elle résolut de confier ses scrupules à un homme qui possédait, plus que tous ceux qu’elle connaissait, une haute réputation de vertu et de piété. Ce monsieur, veuf depuis peu, demeurait sur les confins de la ville qu’on avait choisie pour être la résidence à venir d’Alice, et à cette époque il était en visite dans le voisinage de mistress Leslie. C’était un homme opulent, un banquier ; à une époque il avait représenté la ville de C*** au parlement ; mais n’aimant ni les travaux nocturnes, ni les fatigues onéreuses, même d’une chambre des Communes non réformée, il avait renoncé à son mandat ; pourtant il continuait à exercer de l’influence sur les élections de l’un, sinon des deux membres qui représentaient la ville de C***. Il se servait toujours de cette influence pour raffermir ses intérêts auprès du pouvoir, et pour parvenir à réaliser certains projets ambitieux (car à sa manière il avait de l’ambition et de l’ostentation), qui lui semblaient plus faciles à atteindre par procuration, que par ses votes et son éloquence personnelle dans le parlement, atmosphère où il ne brillait pas. Or le banquier possédait une adresse merveilleuse à appuyer d’une part le gouvernement, et à se concilier de l’autre les whigs et les non-conformistes de son voisinage, par l’expression fréquente de ses opinions libérales. À cette époque les partis politiques et religieux n’étaient pas aussi irréconciliables qu’ils le sont maintenant. Dans tout le comté il n’y avait personne qui fût aussi respecté que cet influent personnage, et pourtant il n’avait pas un mérite éclatant, quoique ce fût un homme d’affaires laborieux et énergique. C’était uniquement et entièrement la puissance de son caractère moral qui lui faisait sa position dans la société. Il le sentait bien ; il en était fier jusqu’à la susceptibilité ; il veillait avec une sollicitude pénible à ne pas perdre un atome d’une distinction qui demandait une vigilance continuelle. C’était un caractère très-remarquable, et pourtant (s’il nous était donné de pénétrer les cœurs) peut-être ne dirions-nous pas un caractère très-rare, que ce banquier ! D’une origine comparativement obscure, et d’une position de fortune médiocre, il s’était élevé par un austère et scrupuleux respect des convenances dans sa conduite extérieure. Il associait, par conséquent, inséparablement toutes ses idées de prospérité et d’honneur mondain à ce respect des convenances. Ainsi, bien qu’il fût loin d être un mauvais homme, il avait été en quelque sorte amené par sa position à une espèce d’hypocrisie. Tous les ans il devenait plus rigide et plus dévot. C’était le gardien de la conscience de toute la ville ; et il est prodigieux combien de gens osaient à peine faire leur testament, ou souscrire en faveur d’une œuvre de charité, sans l’avoir consulté. Comme c’était un homme fort habile dans les affaires temporelles, aussi bien qu’un conseiller accrédité dans les affaires spirituelles, ses avis étaient précisément de nature à concilier la conscience et l’intérêt ; et c’était une espèce de négociateur dans la diplomatie réciproque de la terre et du ciel. Cependant notre banquier avait de la charité vraie, de la bienveillance, et une foi sincère. Comment, alors, était-ce un hypocrite ? simplement parce qu’il prétendait être beaucoup plus charitable, plus bienveillant, et plus pieux qu’il ne l’était véritablement. Sa réputation était arrivée à ce degré de pureté immaculée que le moindre souffle, qui n’aurait pas même terni la renommée d’un autre, aurait marqué la sienne d’une tache ineffaçable. Il affectait plus de sévérité que les hommes d’église, et par tous ceux qui accusaient ces derniers de tiédeur, il était considéré comme un oracle ; de sorte que sa conduite était sous la jalouse surveillance de tout le clergé orthodoxe de la cathédrale, composé indubitablement d’hommes excellents, mais qui n’avaient pas la prétention de passer pour des saints, et qui étaient jaloux de se voir éclipsés d’une façon aussi éclatante par un laïque, faisant autorité parmi les sectaires. D’un autre côté l’hommage profond, le culte presque, qu’il recevait de ses admirateurs, tenait sa vertu tendue, sinon au delà de la puissance humaine, du moins au delà de la sienne. Car « l’admiration (ainsi que l’a dit je ne sais plus qui) est une espèce de superstition qui veut des miracles. » Ce banquier avait reçu de la nature une part exorbitante de penchants matériels ; il avait de fortes passions, et un tempérament sensuel. Il aimait la bonne chère et le vin ; il aimait les femmes. Ces deux premiers bienfaits de la vie charnelle ne sont pas incompatibles avec la canonisation ; mais saint Antoine a prouvé que les femmes, quelque angéliques qu’elles soient, n’appartiennent pas précisément à cet ordre d’anges que les saints peuvent fréquenter sans danger. Par conséquent, s’il cédait jamais aux tentations de la chair, il le faisait avec une grande prudence et un profond mystère ; et sa main droite ne savait pas ce que faisait sa main gauche.

Ce monsieur avait épousé une femme beaucoup plus âgée que lui, mais dont la fortune avait été un des marchepieds nécessaires à sa carrière. Sa conduite exemplaire vis-à-vis de cette dame, laide aussi bien que vieille, avait beaucoup contribué à accroître son odeur, de sainteté. Elle mourut d’une fièvre, et le veuf respecta la vraisemblance, en n’affichant pas une douleur trop profonde.

« Que la volonté de Dieu soit faite ! dit-il, c’était une bonne femme, mais il ne faut pas s’attacher trop fortement aux créatures périssables du Seigneur ! »

Ce fut tout ce qu’on lui entendit jamais dire à ce sujet. Il prit une dame âgée, sa parente éloignée, pour tenir sa maison et présider à sa table ; et on pensait qu’il n’était pas impossible que le veuf se remariât, quoiqu’il eût passé la cinquantaine.

Tel était l’homme qu’appela mistress Leslie (qui, partageant ses opinions religieuses, le connaissait et le respectait depuis longtemps), pour décider les affaires d’Alice et diriger sa propre conscience.

Comme l’influence de cet homme sur la destinée d’Alice Darvil ne fut ni faible ni passagère, nous répéterons intégralement ses avis sur le point en discussion.

« Et maintenant, dit mistress Leslie en achevant l’histoire d’Alice, vous devez comprendre, mon cher monsieur, que cette pauvre jeune femme a été moins coupable qu’elle ne le paraît. À en juger par les progrès extraordinaires qu’elle a faits en musique dans un espace de temps qui, d’après son récit, a dû être fort restreint, je suis tentée de croire que son lâche séducteur était un artiste, un musicien. Il n’est pas tout à fait impossible qu’ils se rencontrent un jour, et qu’il l’épouse, car la différence de leurs rangs ne doit pas être bien disproportionnée. Assurément il ne pourrait rien faire de mieux ou de plus sage, car elle ne l’aime que trop tendrement, en dépit du tort qu’il lui a fait. Dans cette conjoncture, serait-ce une… une… une déception bien criminelle que de la faire passer pour une femme mariée, séparée de son mari, et de lui donner le nom de son séducteur ? Sans cette précaution, vous devez voir, monsieur, que tout espoir de lui faire une position honorable, toute chance de lui procurer d’honnêtes moyens d’existence est impossible. Tel est le dilemme qui m’embarrasse. Quel est votre avis ? Agréable ou non, je le suivrai ! »

La physionomie grave et sérieuse du banquier exprima un certain embarras, quand ce cas de conscience lui fut soumis. Il se mit à enlever avec le revers de sa manche quelques grains de poussière qui s’étaient attachés à son pantalon gris ; et, après un court intervalle de silence, il répondit :

« Ma foi, chère dame, c’est là véritablement une question fort délicate ; je ne sais trop si nous autres hommes nous sommes bons juges en pareille matière. Le tact et l’instinct de votre sexe, dans un cas semblable, valent mieux, infiniment mieux que notre sagacité. Il faut écouter les conseils de votre cœur ; car le Seigneur daigne communiquer sa volonté à ceux qui sont dans sa grâce, par des inspirations spirituelles et des révélations intérieures.

— S’il en est ainsi, mon cher monsieur, la chose est toute décidée ; car mon cœur me dit que ce léger écart de la vérité est une action moins criminelle que l’abandon d’une créature aussi jeune, j’allais presque dire aussi innocente, au milieu des dangers du monde. Votre opinion me servira de sanction.

— Pourtant, je ne vais pas jusqu’à dire cela, dit le banquier avec un léger sourire. On ne peut s’écarter de la vérité sans manquer, à un degré quelconque, à la stricte observation du devoir.

— Il n’y a pas de cas exceptionnels ? Hélas, je le craignais ! dit mistress Leslie avec découragement.

— Des cas exceptionnels ?… Oh ! pourtant il peut s’en trouver ! Mais ne vaudrait-il pas mieux que je visse cette jeune femme, afin de m’assurer que votre cœur bienveillant ne vous a pas trompée ?

— J’en serais bien aise, si vous le voulez bien, dit mistress Leslie ; elle est à la maison en ce moment. Je vais la faire appeler.

— Ne serait-il pas préférable que nous fussions seuls ?

— Certainement ; je vous laisserai seuls ensemble. »

On envoya chercher Alice, qui parut bientôt.

« Voici un monsieur fort pieux qui désire causer avec vous quelques instants, mon enfant, dit mistress Leslie. Soyez sans crainte, c’est le meilleur des hommes. »

En disant ces paroles encourageantes, la bonne dame disparut, et Alice vit devant elle un homme brun, de haute taille, dont la tête chauve sur le front était beaucoup plus grosse par derrière que par devant ; ses yeux vifs et pénétrants brillaient derrière ses lunettes, et d’après le contour de ses traits on voyait qu’il avait dû être beau dans sa jeunesse.

« Ma jeune amie, dit le banquier en s’asseyant, après avoir examiné à loisir la charmante physionomie qui rougissait sous son regard, mistress Leslie et moi, nous nous entretenions tout à l’heure au sujet de votre bien temporel. Vous avez été malheureuse, mon enfant ?

— Ah !… oui.

— C’est bon, c’est bon, vous êtes très-jeune ; il faut de l’indulgence pour la jeunesse. Vous ne le ferez plus jamais, n’est-ce pas ?

— Je ne ferai plus quoi, monsieur ?

— Quoi ! hum ! Je veux dire que vous serez plus rigide, plus circonspecte. Les hommes sont trompeurs ; il faut vous mettre en garde contre eux. Vous êtes belle, mon enfant, très-belle ; c’est bien dommage ! »

Le banquier prit la main d’Alice, et la pressa avec beaucoup d’onction. Alice le regarda avec gravité et retira instinctivement sa main.

Le banquier abaissa ses lunettes et la regarda par-dessus ; ses yeux étaient encore beaux et expressifs.

« Comment vous nommez-vous ? demanda-t-il.

— Alice ; Alice Darvil, monsieur.

— Eh bien ! Alice, nous étions en train de discuter ce qu’il valait mieux que vous fissiez. Vous désirez gagner votre vie, et peut-être vous marier plus tard à quelque honnête homme ?

— Me marier, monsieur ? Jamais ! dit Alice avec chaleur, et ses yeux s’emplirent de larmes.

— Et pourquoi ?

— Parce que je ne le reverrai plus jamais sur la terre, lui, et qu’on ne se marie pas au ciel. »

Le banquier fut touché, car il n’était pas plus mauvais que ses semblables, bien qu’il s’efforçât de leur faire croire qu’il était meilleur.

« C’est bon, il sera toujours temps de s’occuper de cela ; mais en attendant vous aimeriez à gagner votre vie ?

— Oui, monsieur. Son enfant ne doit être à charge à personne, ni moi non plus. Pendant un moment j’ai souhaité mourir ; mais alors qui aurait aimé ma petite fille ? À présent je voudrais vivre.

— Mais quel genre de travail préféreriez-vous ? Voudriez-vous entrer dans une famille en capacité de… non, pas de domestique, vous êtes trop délicate pour cela ?

— Oh ! non… non !

— Mais encore pourquoi ? demanda le banquier d’un ton bienveillant quoique surpris.

— Parce que, répondit Alice d’un ton presque solennel, il y a des moments où je sens qu’il faut que je sois seule. Je crains quelquefois qu’il ne me manque quelque chose là (et elle se toucha le front). On m’appelait l’idiote avant que je l’eusse connu, lui ! Non, je ne saurais vivre chez les autres, car je ne puis pleurer que lorsque je suis seule avec mon enfant ! »

Ces paroles furent dites avec une simplicité si naïve, et par cela même si pathétique, que le banquier se sentit fort ému. Il se leva, tisonna le feu, se rassit, et dit d’un ton emphatique :

« Alice, je veux être votre ami. J’aime à croire que vous en serez digne. »

Alice inclina sa tête gracieuse, et s’apercevant qu’il était tombé dans un silence rêveur, elle pensa qu’il était temps de se retirer.

« En effet, elle est charmante, dit presque à haute voix le banquier lorsqu’il se trouva seul ; et la vieille dame a raison, elle est aussi innocente que si elle n’avait jamais failli. Je voudrais bien savoir si… »

Il s’arrêta tout court, se dirigea vers la glace placée au-dessus de la cheminée, et il y examinait encore ses traits lorsque mistress Leslie revint.

« Eh bien ! monsieur ? » dit-elle un peu étonnée de cette apparence de vanité chez un homme aussi pieux.

Le banquier tressaillit.

« Madame, dit-il, votre pénétration vous fait autant d’honneur que votre charité. Je crois qu’il y a tant à craindre si on laisse connaître la faute passée de cette jeune femme, que, tout en n’osant pas vous le conseiller, je ne puis vous blâmer de la cacher.

— Mais, monsieur, vos paroles m’ont produit une profonde impression. Vous avez dit qu’on ne pouvait s’écarter de la vérité sans manquer à son devoir.

— Assurément ; mais il y a des exceptions. Le monde est un monde méchant, nous sommes nés dans le péché, et nous sommes des enfants de colère. Nous ne disons pas aux petits enfants toute la vérité, quand ils nous font des questions dont les réponses vraies ne serviraient qu’à les égarer au lieu de les éclairer. Dans certaines choses tous les hommes sont de petits enfants. La science même du gouvernement est la science de cacher la vérité ; il en est de même du système commercial. Nous ne pouvons blâmer le commerçant de ce qu’il ne dit pas au public que, si toutes ses dettes rentraient à la fois, il ferait banqueroute.

— Et peut-être l’épousera-t-il, après tout, ce monsieur Butler.

— À Dieu ne plaise !… le misérable ! Eh bien ! madame, je m’occuperai de cette pauvre jeune femme. Elle ne restera pas sans guide.

— Le ciel vous récompense ! Dire qu’il y a des gens assez méchants pour vous accuser de sévérité !

— Je sais supporter cette accusation avec une humble résignation, madame. Bonjour.

— Bonjour, monsieur. Vous vous souviendrez que notre entretien a été strictement confidentiel.

— Je n’en soufflerai pas un mot. Demain je vous enverrai quelques ouvrages de piété bien consolants. Que le Seigneur vous bénisse ! »

Une fois cette difficulté aplanie, mistress Leslie découvrit, à son grand étonnement, qu’elle en avait à vaincre une autre, soulevée par Alice elle-même. Car Alice se figura premièrement que changer de nom et garder son secret, c’était équivalent à reconnaître qu’elle devait être plus honteuse que fière de son amour pour Ernest ; et elle trouvait que c’était là une bien grande ingratitude vis-à-vis de lui ! Et, secondement, prendre son nom et passer pour sa femme ! Quelle présomption ! Il aurait certes le droit de s’en offenser ! Ces scrupules faillirent faire perdre patience à mistress Leslie, et le banquier fut fort surpris d’être de nouveau appelé en consultation. Nous avons dit que c’était un conseiller habile et expérimenté, ce qui suppose le don de la persuasion. Il découvrit bientôt le moyen d’ébranler l’entêtement d’Alice : l’intérêt de sa petite fille. Il le lui représenta si énergiquement, il lui montra l’avenir de son enfant dépendant tellement, non-seulement de la bonne conduite de sa mère, mais aussi de son apparente honnêteté, qu’il finit par la persuader. Peut-être un seul argument, dont il se servit incidemment, produisit-il autant d’effet sur son esprit que tout le reste.

« Ce monsieur Butler, s’il est encore en Angleterre, peut traverser notre ville, peut se trouver en visite parmi nous, peut entendre parler de vous sous un nom semblable au sien, et la curiosité alors pourrait le pousser à s’enquérir de vous. Prenez son nom, et vous porterez toujours un signe honorable par lequel vous pourrez mutuellement vous retrouver et vous reconnaître. D’ailleurs, quand vous serez dans une position convenable, respectée, gagnant honnêtement votre vie, peut-être ne sera-t-il pas trop fier pour vous épouser. Mais gardez votre nom, révélez votre histoire, et non-seulement votre enfant sera rejeté comme un paria, non-seulement vous serez vous-même une mendiante, ou tout au plus vouée à une abjecte servitude, mais vous perdrez toute chance de retrouver jamais l’objet de votre trop profonde affection. »

Alice se laissa donc convaincre. Dès ce moment elle devint réservée et peu communicative. Mistress Leslie avait sagement fait choix d’une ville assez éloignée de sa demeure pour empêcher toute révélation de la part de ses domestiques. Sous le nom de mistress Butler, Alice s’attira la sympathie et le respect universel par ses talents, ses manières douces et modestes, et sa conduite irréprochable. En découvrant la sagesse de la dissimulation, elle fit un grand pas dans la connaissance du monde. Bien qu’elle fût adulée et courtisée par les jeunes oisifs de C*** elle sut mener sa barque avec tant d’adresse qu’elle ne fut jamais persécutée. Il y a peu d’hommes qui fassent des avances là où ils ne trouvent pas d’encouragement.

Le banquier observait sa conduite avec une vigilance silencieuse. Il la rencontrait souvent ; il allait la voir fréquemment. Il était reçu dans l’intimité de certaines familles où elle allait pour enseigner ou faire de la musique. Il lui prêtait des livres pieux ; il lui donnait des conseils ; il l’exhortait. Alice commença à se fier à lui, à le regarder comme une fille de village, dans un pays catholique, regarde un prêtre bon et bienveillant. Et lui, quel était son but ? Il était impossible de le deviner à cette époque-là, mais il devint rêveur et distrait.

Un jour une vieille fille et un vieil ecclésiastique se rencontrèrent dans la grande rue de C***.

« Comment vous portez-vous, madame ? dit l’ecclésiastique ; et votre rhumatisme ?

— Cela va mieux, je vous remercie, monsieur. Y a-t-il quel que chose de nouveau ? »

L’ecclésiastique sourit, et ce quelque chose erra sur ses lèvres, mais il se tut.

« Étiez-vous chez mistress Macnab hier au soir ? reprit la vieille fille. On y a fait de la musique délicieuse.

— Délicieuse, en effet ! Que cette mistress Butler est jolie, et quelle humilité ! Elle connaît son rang, ce qui est rare chez les artistes.

— Oui, vraiment ! Que d’égards un certain banquier lui a témoignés !

— Hi ! hi ! hi ! mais oui ; il est très-paternel ; très-paternel !

— Il se remariera peut-être ; il parle toujours du saint état de mariage. Il est possible que ce soit un saint état, mais Dieu sait que sa pauvre femme n’en a pas fait un état bien agréable pour lui.

— Il pouvait y avoir pour cela des raisons que nous ne connaissons pas, dit le ministre d’un ton mystérieux. Je ne voudrais pas manquer de charité, mais….

— Mais quoi ?

— Ah ! quand il était jeune, notre grand homme, j’imagine, n’avait pas des mœurs aussi austères qu’à présent.

— C’est ce que j’ai entendu dire tout bas ; mais on n’a jamais rien su qui lui fût défavorable.

— Hum ! c’est fort étrange !

— Qu’est-ce qui est fort étrange ?

— Eh bien !… mais c’est un secret. Je pense bien qu’il n’y a pas de mal au fond de tout cela.

— Oh ! je n’en soufflerai pas un mot. Allez-vous à la cathédrale ? Que je ne vous empêche pas de continuer votre chemin. Maintenant veuillez achever.

— Eh bien ! hier j’étais en tournée dans un village, à plus de vingt milles d’ici ; j’y restai à dîner, et pendant qu’on donnait à manger à mon cheval, j’errai sur la place du village.

— Eh bien ? eh bien ?

— Et je vis, à la porte d’une chaumière, un monsieur, enveloppé d’un grand manteau, et portant un chapeau à large bord rabattu sur son visage ; il tenait un petit enfant dans ses bras, et il l’embrassait avec plus de tendresse qu’on n’embrasse généralement les enfants des autres, quelque bon qu’on soit. Puis il le donna à une paysanne qui se tenait debout à côté de lui, il monta sur son cheval qui était attaché à la porte, et partit au trot en passant à côté de moi ; et qui pensez-vous que ce fût ?

— Ma foi, je ne puis deviner.

— Eh bien, c’était notre pieux banquier. Je le saluai, et je vous assure, madame, qu’il devint aussi rouge que le ruban de votre ceinture.

— Dieu !

— Quand il se fut éloigné, j’entrai dans la chaumière, car j’avais soif, et je demandai un verre d’eau ; alors je vis l’enfant. Je vous déclare que je ne voudrais pas manquer de charité, mais je trouvai qu’il ressemblait singulièrement à… vous savez à qui ?

— En vérité ! est-ce possible !

— Je demandai à la femme s’il était à elle ? » elle me répondit sèchement : « Non ! » et rien de plus.

— Mon Dieu ! il faut vraiment que je découvre tout ! Quel est le nom du village ?

— Covedale.

— Ah ! je connais, je connais.

— Pas un mot de tout ceci ! je pense bien qu’au fond il n’y a rien de mal. Mais je ne suis guère en faveur des nouvelles doctrines.

— Ni moi non plus. Qu’y a-t-il de mieux que la bonne vieille Église anglicane ?

— Madame, vos sentiments vous font honneur. Je puis compter que vous ne direz rien au sujet de notre petit mystère ?

— Pas un mot ! »

Deux jours après, trois vieilles filles firent une excursion au village de Covedale. Elles trouvèrent la chaumière en question fermée, la femme et l’enfant partis. Les gens du village ne savaient rien qui les concernât, n’avaient rien vu d’extraordinaire dans la femme ou dans l’enfant ; avaient toujours supposé que c’étaient la mère et la fille. Quant au monsieur que l’inquisiteur ecclésiastique avait reconnu pour être le banquier, on ne l’avait vu qu’une seule fois dans le village.

« Oh ! le méchant vieux prêtre, dit la plus vieille des trois vieilles filles. Noircir ainsi la réputation d’un aussi excellent homme ! Et la voiture nous coûtera une livre et deux shillings, sans compter le picotin. »


CHAPITRE VI.

J’étais dans cette disposition d’esprit, lorsqu’en mettant un jour ma tête à la fenêtre pour prendre l’air, j’aperçus une espèce de paysan qui me regardait fort attentivement.
(Gil Blas.)

Une soirée d’été, dans une ville de province éloignée, a quelque chose de triste. On y retrouve les rues d’une capitale, moins leur bruit et leur mouvement ; on y retrouve le silence de la campagne, moins ses oiseaux et ses fleurs. Que le lecteur s’imagine une rue tranquille, dans la tranquille ville de C***, par une tranquille soirée du tranquille mois de juin. Ce n’est pas un tableau bien égayant ; deux jeunes chiens jouent dans la rue ; un vieux chien, assis à côté d’une porte fraîchement peinte, les regarde. Quelques dames d’âge mûr marchent sans bruit le long du trottoir, rentrant chez elles prendre leur thé ; elles portent des robes de mousseline blanche, des spencers verts un peu fanés, et des chapeaux de paille étroits, avec des voiles de gaze verte ou brune. Deux à deux et trois à trois, elles ont successivement disparu sur le seuil des petites maisons proprettes, environnées de petites grilles, encadrant de petits parterres de verdure. Le seuil, la maison, la grille et le parterre sont aussi semblables les uns aux autres que ces petites tables des bosquets, dans les restaurants de la banlieue, qui présentent à l’œil ébloui la répétition invariable, multipliée comme dans les fragments d’un miroir brisé, d’un seul et même individu, monté sur quatre pieds. Paradise Place était une série de tables à bosquets.

Il avait passé dans la rue une vache suivie d’une laitière ; puis deux jeunes commis de magasin endimanchés, amateurs de demoiselles, y avaient fait une reconnaissance infructueuse, et s’en étaient allés découragés. Le crépuscule s’avançait tout doucement ; et quoique les étoiles commençassent à poindre, il faisait encore clair. Alice Darvil était assise à la fenêtre ouverte d’une des petites maisons de la rue. Elle avait été occupée à un travail d’aiguille (ce gracieux prétexte qu’ont les femmes pour penser) mais, à mesure que ses rêveries se multipliaient, et que l’obscurité croissait, elle avait machinalement laissé tomber son ouvrage et ses mains sur ses genoux. Son profil était tourné vers la rue, et sans bouger la tête, sans changer d’attitude, elle jetait de temps en temps un regard sur la petite fille qui, fatiguée de jouer, était venue s’accroupir par terre à côté d’elle, et qui, étonnée peut-être de n’être pas encore couchée, paraissait aussi tranquille que la jeune mère elle-même. Quelquefois les yeux d’Alice s’emplissaient de larmes, et alors elle soupirait comme pour faire sécher ses pleurs. Mais si la pauvre Alice s’affligeait, sa douleur était une affliction silencieuse et résignée.

La rue était complétement déserte lorsqu’un homme passa sur le trottoir, de l’autre côté du chemin. Ses vêtements grossiers et simples tenaient le milieu entre le costume d’un ouvrier et d’un fermier ; mais pourtant il y avait une certaine affectation d’élégance dans le flamboyant mouchoir de soie écarlate, attaché à la façon d’un matelot ou d’un contrebandier autour de son cou nerveux. Le chapeau était posé gaillardement de côté, et une chaîne de montre, ornée de cachets, et qui jurait d’une manière assez équivoque avec le reste du costume, brillait et s’étalait sur un gilet à rayures voyantes. Ce passant était couvert de poussière ; et comme la rue en question se trouvait dans un faubourg touchant à la grande route, et formant une des entrées de la ville, il arrivait probablement, après une longue journée de marche, à sa destination pour ce soir-là. La physionomie de l’étranger avait un air inquiet, agité, troublé. Dans sa démarche et son aspect fanfaron, il y avait l’insolente insouciance d’un vagabond de profession ; mais dans ses yeux vigilants, observateurs et soupçonneux, on voyait l’expression suspecte de l’appréhension et de la crainte. C’était un homme sur lequel le crime semblait avoir imprimé sa marque significative, et qui d’un œil voyait une bourse et de l’autre la potence. Alice ne l’avait pas remarqué avant qu’elle eût elle-même attiré et concentré toute l’attention de l’étranger. Il s’arrêta brusquement en apercevant son visage, s’abrita les yeux derrière sa main, comme pour mieux voir, et enfin jeta une exclamation de surprise et de plaisir. En ce moment Alice se retourna, et son regard rencontra celui du passant. Le regard du basilic n’étourdit, ne paralyse pas plus vite sa victime, que l’œil de cet étranger ne fascina d’épouvante et d’effroi les yeux et l’âme d’Alice Darvil. Sa figure devint soudain contractée et rigide, ses lèvres blanches comme du marbre ; ses yeux dilatés sortaient de leurs orbites ; ses mains se crispèrent convulsivement, elle tressaillit, et pourtant elle resta immobile. L’homme lui fit un signe de tête, se mit à rire, traversa froidement la rue, gagna la porte, et frappa bruyamment. Alice restait toujours sans mouvement. Le sentiment semblait l’avoir abandonnée. Bientôt la voix sonore et rude de l’étranger se fit entendre au-dessous, en réponse aux accents de l’unique servante qu’Alice avait à son service ; et un instant après ses pas lourds et retentissants ébranlèrent le frêle escalier. Alice se leva alors comme par instinct, saisit son enfant dans ses bras, et se dressa roide et immobile devant la porte ; la porte s’ouvrit, et le père et la fille se trouvèrent face à face, sous le même toit.

« Eh bien, Alice, comment vous portez-vous, ma belle ? Enchantée de revoir votre vieux père, j’en suis bien sûr ? Pas de cérémonies ! Asseyez-vous. Ah ! ah ! c’est gentil ici, très-gentil. Nous allons mener une existence charmante ensemble. Vous faites vos affaires pour votre compte, hein ? Petite rusée ! Mais allons, il ne faut pas abandonner votre pauvre vieux père. Voyons, donnez-moi quelque chose à manger et à boire. »

Ce disant, Darvil, de l’air d’un homme décidé à se mettre tout à son aise, se jeta tout de son long sur le petit canapé propre, coquet, recouvert de perse.

Alice le regardait en tremblant de tous ses membres, mais elle ne disait toujours rien ; sa voix l’avait complétement abandonnée.

« Allons donc, pourquoi ne vous remuez-vous pas ? J’imagine qu’il faudra me servir moi-même ! Jolies manières ! Eh ! mais, voici une sonnette, pardieu ! Que de luxe ! Faites pas attention ; j’ai l’habitude de demander moi-même ce qu’il me faut. »

Il tira le frêle cordon de sonnette qui fit retentir d’un perçant carillon la moitié de la longue rangée de maisons en bois et en plâtre de Paradise Place. L’instrument de tout ce bruit resta dans la main de celui qui l’avait produit.

La servante, vieille femme « pointilleuse et très-respectable, arriva sur-le-champ.

« Dites donc, la vieille ! cria Darvil ; apportez-moi à manger. Ce que vous aurez de mieux. Je ne suis pas difficile ; pourvu qu’il y en ait beaucoup. Et dites donc, une bouteille d’eau-de-vie. Voyons, ne restez pas là à me regarder comme une bête curieuse. Remuez-vous donc. Par l’enfer et les furies ! ne m’entendez vous pas ? »

La servante se retira comme si on lui avait mis un pistolet sur la gorge, et Darvil, riant aux éclats, se rejeta sur le canapé. Alice le regarda, et toujours sans articuler une parole, elle se glissa hors de la chambre, tenant son enfant dans ses bras. Elle descendit précipitamment, et dans le vestibule rencontra sa domestique. Cette dernière, qui était fort attachée à sa maîtresse, fut effrayée en la voyant sur le point de quitter la maison.

« Mais, madame, où allez-vous donc ? mon Dieu ! et sans chapeau encore ! Qu’y a-t-il ? Quel est cet homme ?

— Oh ! s’écria Alice, avec angoisse ; que faire ?… où fuir ? »

La porte au-dessus s’ouvrit. Alice l’entendit, tressaillit, et un instant après elle était dans la rue. Haletante, éperdue, elle courait comme une insensée. Et en effet, sa raison l’avait momentanément abandonnée ; si une rivière s’était trouvée sur son chemin, elle s’y serait plongée pour échapper à un monde qui semblait trop étroit pour contenir un père et son enfant. Mais au moment où elle tournait le coin d’une rue qui conduisait aux quartiers plus fréquentés, elle se sentit saisir le bras, et une voix l’appela par son nom, d’un ton surpris et effrayé.

« Grand Dieu ! mistress Butler ! Alice ! que vois-je ? Qu’y a-t-il ?

— Ah ! monsieur, sauvez-moi !… vous êtes bon… vous êtes puissant… sauvez-moi !… il est revenu !

— Il est revenu !… Qui donc ? M. Butler ? dit le banquier (car c’était lui) d’une voix altérée et tremblante.

— Non, non !… Ah ! ce n’est pas lui !… je n’ai pas dit que c’était lui ! j’ai dit que c’était mon père… mon… mon… Ah ! regardez derrière moi, regardez !… Vient-il ?

— Calmez-vous, ma jeune amie ; il n’y a personne auprès de nous. J’irai parler à votre père. Personne ne vous fera de mal ; je vous protégerai, moi. Retournez chez vous, retournez chez vous, je vous suivrai ; il ne faut pas qu’on nous voie ensemble.

— Non, non, dit Alice, qui devint encore plus pâle, je ne puis m’en retourner.

— Eh bien alors, suivez-moi jusqu’à la porte. Votre servante vous donnera votre chapeau et vous conduira chez moi, où vous attendrez jusqu’à ce que je revienne. Pendant ce temps là je verrai votre père, et je vous débarrasserai, j’espère, de sa présence. »

Le banquier, qui parlait précipitamment et même d’un ton impatienté, n’attendit pas de réponse, et se dirigea vers la maison d’Alice. Alice ne le suivit pas, et resta dans l’endroit même où il l’avait quittée ; sa servante l’y rejoignit bientôt, et la conduisit à la demeure de l’homme riche… Mais l’esprit d’Alice ne pouvait se remettre de la secousse qui l’avait ébranlé, et l’égarement de ses idées avait quelque chose d’effrayant.


CHAPITRE VII.

Miramont. — Écument-ils de colère ?

André. — Comme si on les eût frottés de savon, monsieur. Tantôt ils jurent tout haut et tantôt ils se calment, c’est un vrai carillon de cloches agitées par le vent. Puis ils délibèrent ensemble pour décider ce qu’il faut faire, et puis ils se disputent encore à ce sujet.

(Beaumont et Fletcher.)

Le banquier et le gueux assis ensemble dans ce petit salon, face à face, l’un sur un fauteuil, l’autre sur le sofa, offraient un curieux tableau de la nature humaine ! Darvil, encore aux prises avec de la viande froide, faisait la grimace en avalant de l’eau-de-vie très-médiocre, que la vieille servante, intimidée par ses menaces, avait été lui chercher à la taverne la plus voisine. Assis en face de lui, l’homme considéré, hautement considéré, l’homme des convenances et du cérémonial, l’homme du respect humain et du charlatanisme, examinait gravement cet abject et hardi coquin. D’un côté l’opulent hypocrite, de l’autre le vaurien sans le sou, l’homme qui avait tout à perdre, l’homme qui ne possédait au monde que sa vile et scélérate existence, une montre d’or, avec sa chaîne et ses cachets, qu’il avait volée la veille, et trois shillings, trois pence et demi dans la poche gauche de son pantalon.

L’homme d’opulence ne connaissait que fort imparfaitement la nature de l’animal qu’il avait devant les yeux. Mistress Leslie lui avait fait connaître (ainsi que nous l’avons dit), l’esquisse de l’histoire d’Alice, et il en avait conclu que le père de leur protégée était un misérable. Mais il ne s’attendait à trouver, en la personne de M. Darvil, qu’un vaurien stupide et abruti, un grossier coquin, un rustre épais, sans cervelle, et sans l’effronterie qui en tient lieu. Mais Luc Darvil était un gaillard intelligent, qui avait reçu une certaine éducation. Il ne péchait pas par ignorance, car il possédait assez d’esprit pour avoir de mauvais principes, et il était aussi insolent que s’il eût passé sa vie dans la meilleure société. Les culottes grises et l’air solennel du banquier ne lui en imposaient pas du tout ! Luc Darvil n’aurait pas eu peur du duc de Wellington, à moins que le général eût eu des constables[2] pour aides de camp.

Le banquier se trouva tout déconcerté.

« Dites donc, monsieur je ne sais qui ! dit Darvil en avalant un verre d’alcool pur comme si c’eût été de l’eau ; ne vous figurez pas que vous allez m’en faire accroire. Que diable vous importe au fond la considération ou le bien-être de ma fille, et tout ce qui s’ensuit, malgré votre air grave, vieux finaud ! C’est ma fille elle-même que vous flairez ! et, sur ma foi, mon Alice est une fort jolie fille ; fort jolie, mais bizarre comme un clair de lune. Allez, vous ferez un bien meilleur marché avec moi qu’avec elle. »

Le banquier devint cramoisi ; il se mordit la lèvre, et mesura de la tête au pied son compagnon (qui s’étalait sur le sofa) comme s’il réfléchissait aux moyens de le jeter du haut en bas de l’escalier. Mais Luc Darvil aurait assommé le banquier et tous ses clercs par-dessus le marché. Son corps était comme un faisceau de nerfs et de muscles que dame nature avait eu le soin d’emballer aussi serré que possible. Un boxeur y aurait réfléchi à deux fois avant d’en venir aux prises avec un pareil adversaire. Le banquier était un homme prudent jusqu’à l’excès, et il recula sa chaise de quelques pouces, en achevant son examen.

« Monsieur, dit-il alors très-tranquillement, ne nous méprenons pas. Votre fille n’a rien à craindre de votre part. Si vous l’inquiétez, la loi la protégera…

— Elle n’est pas majeure, dit Darvil. À votre santé, mon vieux !

— Qu’elle soit majeure ou non, dit le banquier sans faire attention à la politesse contenue dans cette dernière phrase, il m’importe fort peu. Je connais assez la loi pour savoir que, comme elle a des amis riches dans cette ville et que vous n’en avez pas, elle sera protégée, tandis qu’on vous enverra au moulin de discipline.

— Voilà qui est parlé en sage, dit Darvil, qui témoigna pour la première fois une espèce de respect. Vous commencez à envisager les choses sous un aspect pratique, comme nous disions autrefois au club.

— Je vais vous dire ce que je ferais si j’étais à votre place, monsieur Darvil. Je quitterais ma fille et cette ville demain matin, et je promettrais de n’y jamais revenir, de ne jamais l’inquiéter, à condition qu’elle m’accorderait une certaine somme sur ses gains, payable tous les trois mois.

— Et si je préférais vivre avec elle ?

— Dans ce cas-là, moi, comme magistrat de cette ville, je vous en ferais expulser comme vagabond, ou arrêter…

— Ah !

— Arrêter sous prévention d’avoir volé cette chaîne d’or et ces cachets, que vous portez avec tant d’ostentation.

— Par Dieu ! mais vous êtes un habile gaillard, dit Darvil involontairement ; vous connaissez la nature humaine. »

Le banquier sourit ; ceci peut paraître singulier, mais ce compliment lui fit plaisir.

« Mais, dit Darvil en se servant une autre tranche de bœuf, vous feriez fausse route : car si vous vous souciez le moins du monde de l’honneur de ma fille, vous n’irez pas enfermer son père sous prévention de vol ; ainsi je vous rends la monnaie de votre pièce, mon vieux !

— Je nierai que vous soyez son père, monsieur Darvil, et je crois que vous trouverez difficile de prouver le fait dans une ville où je suis magistrat.

— Par Dieu ! quel fin voleur vous auriez fait ! Vous êtes pénétrant comme une vrille. Bien sûr vous avez été élevé à Old Bailey[3] !

— Monsieur Darvil, laissez-vous conduire. Vous me faites l’effet d’un homme qui sait entendre la raison ; et je vous demande si, dans n’importe quelle ville de ce pays, un homme pauvre, dans une situation suspecte, peut entrer en lutte avec un homme riche, dont la réputation est établie ? Peut-être avez-vous raison au fond ; cela ne me regarde pas. Mais je vous dis que vous quitterez cette maison dans une demi-heure, et gare à vous si vous y rentrez jamais ; car remettez-y les pieds, et dix minutes après vous serez dans la prison de la ville. Ce n’est plus une lutte entre vous et votre fille sans défense, c’est une lutte entre…

— Entre un vagabond vêtu de futaine et un gentilhomme qui roule en équipage, dit Darvil en riant avec amertume, mais aux éclats. Charmant ! charmant ! »

Le banquier se leva.

« Je trouve que vous avez fait là une définition très-juste. dit-il. Une demi-heure. Souvenez-vous-en. Bonsoir.

— Arrêtez, dit Darvil ; vous êtes le premier homme que j’aie rencontré depuis bien des années, qui me revienne. Asseyez-vous, asseyez-vous, vous dis-je ; causons un peu, et je suis sûr que nous nous entendrons bientôt. Là ; c’est bien. Dieu ! que j’aimerais à vous tenir sur la grande route, au lieu de vous avoir entre ces quatre murs de carton. Ah ! ah ! ah ! j’aurais tous les arguments de mon côté alors ! »

Le banquier n’était pas brave, et sa couleur changea légèrement en entendant exprimer ce souhait obligeant. Darvil le regardait de travers en riant sans cesse.

L’homme riche reprit :

« Peut-être que oui, et peut-être que non, monsieur Darvil, selon que j’aurais ou non des pistolets sur moi. Mais revenons à la question. Quittez cette maison sans autre discussion, sans bruit, sans parler à qui que ce soit de vos droits sur la personne qui y demeure…

— Eh bien ! et en retour !

— Dix guinées à présent ; et la même somme chaque trimestre, tant que la jeune personne demeurera dans cette ville, et que vous ne l’inquiéterez ni personnellement, ni par lettres.

— Ça fait quarante guinées par an. Ce n’est pas assez pour vivre.

— Votre entretien coûtera moins que cela dans la maison de correction, monsieur Darvil.

— Voyons, dites cent livres. Alice est encore un bon marché à ce prix-là.

— Pas un liard de plus, dit le banquier en boutonnant la poche de son pantalon d’un air décidé.

— Allons, faites voir vos jaunets.

— Promettez-vous, oui ou non ?

— Je promets.

— Voici vos dix guinées. Si dans une demi-heure vous n’êtes pas parti.

— Eh bien, alors….

— Alors vous m’avez volé dix guinées, et il vous faut subir les conséquences ordinaires du vol. »

Darvil bondit sur pieds ; ses yeux flamboyaient ; il saisit le couteau à découper qui se trouvait devant lui.

« Vous avez de la hardiesse, dit tranquillement le banquier, mais à quoi bon ? Vous ferez une mauvaise affaire en m’assassinant ; et je suis un homme dont l’absence serait très-certainement remarquée. »

Darvil se laissa retomber sur son siége d’un air morose et terrassé. L’honnête homme avait l’avantage sur le vaurien.

« Si vous aviez été aussi pauvre que moi, pardieu ! vous auriez été un fameux escroc !

— Je ne le pense pas, dit le banquier ; je crois que l’escroquerie est d’une très-mauvaise politique. J’ai peut-être été aussi pauvre que vous, mais je ne suis jamais devenu escroc.

— Mais vous ne vous êtes jamais trouvé dans les mêmes circonstances que moi, répondit Darvil d’un air sombre. Je suis fils de gentilhomme. Voyons ! je veux vous raconter mon histoire. Mon père était bien né, mais il épousa une servante lorsqu’il était au collége ; sa famille le ruina, et le laissa mourir de faim. Il succomba dans cette lutte contre une misère à laquelle il n’avait pas été habitué, et ma mère rentra en service ; elle devint femme de charge d’un vieux garçon, et m’envoya en pension. Mais ma mère eut des enfants avec le vieux garçon, et l’on me retira de pension pour me mettre dans le commerce. Tous me haïssaient, car j’étais laid ; malédiction sur eux tous ! Ma mère m’envoya promener ; j’avais besoin d’argent. Je volai le vieux garçon. On me mit en prison, et j’y appris à voler mieux dorénavant. Ma mère mourut ; je me trouvai seul au monde. Le monde était mon ennemi ; je ne pus me raccommoder avec le monde, ainsi nous nous déclarâmes la guerre. Vous comprenez, mon vieux ? J’épousai une femme pauvre et jolie. Ma femme me rendit jaloux ; j’avais appris à soupçonner tout le monde. Alice naquit ; je ne croyais pas qu’elle m’appartînt ; elle ne me ressemblait pas ; peut-être était-ce l’enfant d’un gentilhomme. Je hais, j’abhorre les gentilshommes. Un soir je me grisai. Je donnai un coup de pied dans le ventre à ma femme trois semaines après son accouchement. Ma femme mourut. J’allai en cour d’assises. On m’acquitta. Je me rendis dans un autre comté. Ayant eu une espèce d’éducation, et étant intelligent, je trouvai du travail comme ouvrier. Je haïssais le travail comme je haïssais les gentilshommes, car n’étais-je pas gentilhomme par le sang ? c’était là mon malheur. Alice grandit ; je ne la considérai jamais comme de ma chair et de mon sang. Sa mère était une… Pourquoi ne serait-elle pas de même ? Là, en voilà assez pour excuser, j’espère, tout ce que j’ai jamais fait. Je maudis le monde ! je maudis la fortune ! je maudis la beauté ! je maudis… je maudis tout !

— Vous avez été un homme très-maladroit, dit le banquier ; il me semble que vous avez eu de très-bonnes cartes entre les mains, si vous aviez seulement su les jouer. Enfin, c’est votre affaire. Il n’est pas encore trop tard pour vous repentir ; la vieillesse s’avance. Souvenez-vous, malheureux, qu’il est un autre monde. »

Le banquier prononça ces derniers mots d’un ton d’adjuration solennelle et même digne.

« Vous croyez ça, vous, n’est-ce pas ? dit Darvil en le regardant insolemment.

— Du fond de mon âme, je le crois.

— Alors vous n’avez pas autant de bon sens que je le croyais, répondit sèchement Darvil. J’aimerais à causer avec vous à ce sujet. »

Mais notre homme pieux, quelque sincère que fût d’ailleurs sa foi, ne possédait aucunement le pouvoir de chasser le désespoir et l’angoisse d’une âme luttant contre le doute. Il avait des paroles réconfortantes pour les gens religieux, mais il n’en avait pas pour les sceptiques ; il savait consoler, mais non convertir. C’était un don qui lui manquait. D’ailleurs il ne voyait pas grand honneur à faire la conversion de Luc Darvil. Il se leva donc avec quelque précipitation, en lui disant :

« Non, monsieur ; je crains que ce ne soit inutile, et je n’ai pas de temps à perdre ; ainsi une fois encore je vous souhaite le bonsoir.

— Mais nous ne sommes pas convenus comment et où ma pension devait m’être envoyée.

— Ah ! c’est vrai. Je vous la garantirai. Trouvez-vous que mon nom soit une garantie suffisante ?

— Dans tous les cas, c’est la meilleure que je puisse avoir, répondit négligemment Darvil ; et après tout je n’ai pas fait une trop mauvaise journée. Mais je ne puis vraiment vous dire où m’envoyer l’argent, je ne connais pas un homme qui ne fût prêt à me le voler.

— Très-bien ; alors la meilleure marche à suivre (je parle en homme d’affaires) sera de tirer sur moi pour la somme de dix guinées chaque trimestre. En quelque lieu que vous soyez, vous pourrez vous adresser à n’importe quel banquier pour cela. Mais faites attention que si jamais vous tirez pour une somme plus forte, vous n’obtiendrez plus rien.

— Je comprends, dit Darvil ; et aussitôt que j’aurai fini cette bouteille, je m’en irai.

— Vous ferez bien, » répondit le banquier en ouvrant la porte.

L’homme riche s’en retourna chez lui précipitamment.

« Ainsi, Alice, après tout, a du sang noble dans les veines, pansait-il. Mais ce père ! Non, c’est impossible. Je voudrais bien qu’il fût pendu et que personne n’en sût rien. J’aimerais bien à arranger cette affaire sans épouser ; mais alors, le scandale !… le scandale !… le scandale ! Après tout il vaut mieux que je n’y pense plus. Elle est admirablement belle et si… Bah ! je ne deviendrai donc jamais vieux ! »


CHAPITRE VIII.

Il commença à tourner ses regards pleins d’admiration vers elle, à voir son air touchant et ses qualités, à se représenter continuellement leur charme séduisant, à en faire l’aliment habituel de ses pensées de chaque jour.
(Leigh Hunt.)

Il devait y avoir chez Alice Darvil un charme secret singulièrement séduisant, pour la conserver pure et charmante, en dépit des associations sordides et criminelles qui l’environnaient, aux yeux d’un homme épris de l’idéal comme l’était Ernest Maltravers, ainsi qu’à ceux d’un homme aussi influencé par les conventions et les théories du monde que l’était l’habile banquier de C***. Cette belle fleur avait crû au milieu des choses les plus abominables et les plus repoussantes, comme pour conserver l’origine céleste et la grâce inhérentes à la nature humaine, et proclamer l’œuvre de Dieu là où la nature humaine avait été le plus avilie par les arts corrupteurs de la société, là où la lumière même de Dieu s’était le plus obscurcie. Ceux qui ont sérieusement examiné les arides déserts de la vie avoueront que de tels contrastes existent, quoique rarement et comme par hasard. J’ai peint Alice Darvil scrupuleusement d’après nature, et je puis jurer que dans ce portrait je n’ai exagéré ni une teinte ni une ligne. Je ne pense pas, d’accord avec notre ami le banquier, qu’elle dût quelque chose, à moins que ce ne fût une plus grande délicatesse de formes et de traits, au mélange de noble sang qui coulait dans ses veines. Mais, d’une façon ou d’une autre, dans son organisation primitive, il y avait cette heureuse tendance des plantes vers ce qui est pur et radieux. Car, en dépit d’Helvétius, l’expérience vulgaire nous apprend que, quoique l’éducation et les circonstances puissent pétrir la masse, la nature elle-même forme quelquefois l’individu, et jette dans la matière ou dans l’esprit une certaine quantité de beauté ou de difformité telle que rien ne peut ensuite complétement anéantir les éléments primitifs du caractère. Du miel l’un tire du poison ; tandis que du poison un autre n’extrait que du miel. Mais moi qui ai souvent et sérieusement réfléchi à l’histoire psychologique d’Alice Darvil, je pense que si elle échappa à la contagion du vice qui environna son enfance, elle le dut principalement au développement long et tardif de ses facultés intellectuelles. Que ce fût ou non la brutale violence de son père qui, dans son enfance, avait réagi par les nerfs sur son cerveau, il est certain que jusqu’à l’époque où elle connut Maltravers, jusqu’à l’époque où elle aima, où elle fut aimée, son intelligence avait paru engourdie et bornée. Il est vrai que Darvil ne lui avait rien enseigné, qu’il n’avait jamais consenti à ce qu’elle apprît quelque chose ; mais cette ignorance seule n’eût pas été un préservatif pour un esprit vif et observateur. C’était l’insensibilité obtuse des sens eux-mêmes qui formait comme une armure entre son âme et les choses abjectes qui l’environnaient, semblable à la grossière et sombre enveloppe de la chrysalide faite de manière à résister à un rude contact et à la dure saison d’hiver, afin que le papillon puisse en sortir ailé et radieux, quand le printemps sera venu. Si Alice avait été une enfant intelligente, elle serait probablement devenue une femme dépravée et sans mœurs ; mais elle n’avait pas compris grand’chose, jusqu’au jour où elle trouva son inspiration dans ce sentiment qui sait ennoblir les animaux comme les hommes ; qui fait du chien (dans son état naturel, l’un des êtres les plus sauvages de la race animale) le compagnon, le gardien, le défenseur de l’homme, et élève l’instinct presque au niveau de la raison.

Le banquier avait une profonde affection pour Alice, et lorsqu’il rentra chez lui, il éprouva beaucoup de chagrin en apprenant qu’elle était en proie à une fièvre violente. Elle resta sous son toit cette nuit-là, et reçut les soins de la vieille dame, parente et gouvernante du vieux gentleman. Ce dernier dormit peu, et le lendemain matin son visage était plus pâle que d’ordinaire.

Vers le point du jour, Alice s’endormit d’un sommeil profond et réparateur ; et lorsque, en s’éveillant, elle apprit par un mot que lui écrivit son hôte, que son père était parti et qu’elle pouvait rentrer chez elle en sûreté et sans crainte, une violente crise de larmes, suivie d’une longue prière pleine de reconnaissance, contribua à calmer son esprit et ses nerfs. Quelque imparfaite que fût la connaissance du bien et du mal chez cette jeune femme, elle comprenait pourtant les droits qu’un père (quelque criminel qu’il soit) a sur son enfant, car ses sentiments étaient si vrais et si justes qu’ils suppléaient en elle à l’absence de principes. Elle savait qu’elle ne pouvait vivre sous le même toit que ce terrible père ; mais pourtant elle éprouvait une espèce de remords à penser qu’il eût été chassé de ce toit dans l’indigence et le besoin. Elle se hâta de s’habiller et de demander une entrevue à son protecteur. Celui-ci apprit avec admiration et plaisir qu’il n’avait fait que devancer le projet spontané et instinctif d’Alice, en accordant une pension à Darvil. Il lui fit part alors de l’arrangement qu’il avait fait avec son père ; elle pleura en lui baisant la main, et résolut secrètement de travailler courageusement afin d’augmenter la somme. Ah ! si par son travail elle pouvait affranchir son père de la nécessité de chercher des ressources plus coupables ! Hélas ! quand le crime s’est érigé en habitude, c’est comme le jeu ou la boisson, c’est un stimulant qui devient nécessaire. Si Luc Darvil eût hérité de l’opulence d’un Rothschild, il n’en serait pas moins resté un franc coquin d’une façon ou d’une autre ; ou bien l’ennui aurait réveillé sa conscience, et le changement d’habitudes l’aurait tué.

La beauté morale d’Alice faisait toujours plus d’impression sur notre banquier que sa beauté physique. Par exemple, son amour pour son enfant le touchait profondément, et il la contemplait toujours d’un regard plus doux quand il la voyait caresser ou soigner la petite créature privée de père, dont la santé était maintenant faible et précaire. Il est difficile de dire s’il était positivement amoureux d’Alice ; ce mot est trop fort peut-être pour l’appliquer à un homme qui avait passé la cinquantaine, et qui avait traversé trop d’émotions et d’épreuves pour avoir pu conserver la jeunesse du cœur. En somme, ses sentiments vis-à-vis d’Alice, les projets qu’il nourrissait à son égard, étaient très-compliqués dans leur nature, et le lecteur sera peut-être très-longtemps avant de les comprendre parfaitement. Il reconduisit Alice chez elle ce jour-là, mais il parla peu en chemin, peut-être parce que, pour sauver les apparences, il avait voulu que sa parente les accompagnât. Il trouva pourtant le moyen de recommander brièvement à Alice de ne dire à personne, sous aucun prétexte, que c’était son père qui était venu chez elle. Du reste la réminiscence de cette visite paraissait trop l’épouvanter pour qu’elle eût envie d’en parler. Le banquier jugea à propos aussi de mettre la servante d’Alice dans la confidence ; il la prit même à l’écart pour lui dire que l’étranger, arrivé si mal à propos la veille, était un parent très-éloigné de mistress Butler, qui, par suite de ses habitudes d’ivrognerie, était tombé dans la misère et le désordre. Le banquier ajouta d’un air dévot qu’il espérait par sa conversation un peu sérieuse avoir ramené le pauvre homme à de meilleurs sentiments, et qu’il s’en était retourné vers sa famille dans un état d’esprit tout différent.

« Mais, ma bonne Anna, ajouta-t-il, je sais que vous êtes une personne supérieure, et fort au-dessus du vulgaire péché de bavarder avec le premier venu ; ainsi ne parlez à personne de ce qui est arrivé ; cela ne peut pas faire de bien à mistress Butler, et cela peut faire du tort à cet homme qui est dans une position honorable, meilleure qu’on ne pourrait le supposer ; espérons qu’avec le secours de la grâce divine, il pourra devenir sincèrement repentant ; et puis d’ailleurs cela me mécontenterait beaucoup : mais ceci est sans importance. À propos, Anna, je pourrai faire entrer votre petit-fils à l’école gratuite. »

Le banquier avait assez de finesse pour s’apercevoir qu’il avait gagné son procès : et il s’en retournait chez lui, satisfait en somme de la tournure qu’avaient prise les affaires, lorsqu’il rencontra un magistrat de ses collègues.

Ah ! s’écria ce dernier, comment vous portez-vous, mon cher monsieur ? Savez-vous que les officiers de police de Bow Street sont venus ici à la recherche d’un scélérat de notoriété infâme, qui s’est échappé de prison ? C’est un des plus hardis et des plus habiles voleurs de toute l’Angleterre, et les agents de police l’ont poursuivi jusque dans notre ville. Ses vols mêmes ont servi d’indices pour suivre sa trace. Avant-hier il a volé la montre d’un monsieur qu’il a laissé pour mort sur la route ; et cela à moins de trente milles d’ici.

— En vérité ! s’écria le banquier avec émotion ; et quel est le nom de ce misérable ?

— Ma foi, il a autant de noms qu’un grand d’Espagne ; mais je crois que le dernier nom qu’il a pris est Pierre Watts.

— Ah ! dit notre ami rassuré ; et les agents l’ont-ils trouvé ?

— Non, mais ils sont sur sa trace. Un homme répondant à son signalement a été vu ce matin, au point du jour, par le péager de la barrière sur la route de F***. Les agents sont à sa poursuite.

— J’espère qu’il n’échappera pas au châtiment qu’il mérite ; le crime ne reste jamais impuni, même dans ce monde. Faites bien mes compliments à votre dame ; et votre petit Jean, comment va-t-il ? Bien ? J’en suis charmé. C’est un bel enfant que votre petit Jean ! Bonjour.

— Bonjour, mon cher monsieur… Quel digne homme ! »


CHAPITRE IX.

Mais que vois-je ici ? pensa-t-il ; un vil démon animé de mauvaises intentions et parlant un langage trivial ; on l’appelle Hammond ; on peut donner des noms d’hommes à des diables. Pourquoi suis-je si pusillanime ? Pourquoi ne pas écraser cette vipère ?

— La peur répondit : Surveille-le pendant quelque temps et mets sa force à l’épreuve.

(Crabbe.)

Le lendemain matin, après déjeuner, le banquier monta son cheval, une haquenée aux oreilles courtes et au trot rapide ; et faisant dire simplement qu’il allait à la campagne pour affaires et qu’il ne rentrerait pas dîner, il tourna le dos aux clochers de C***.

Il allait lentement, car il faisait chaud ce jour-là. D’autres auraient pu ralentir leur allure pour admirer la campagne qui était belle et souriante. Mais notre homme du monde, sec et positif, était plus influencé par la température que par le charme du paysage. Il ne regardait pas la nature avec les yeux de l’imagination. Peut-être un chemin de fer, s’il y en avait eu alors en cet endroit, l’eût-il charmé bien plus que les coteaux boisés, les vallées ombreuses, et la capricieuse rivière qui, de temps à autre, tantôt d’un côté de la route, tantôt de l’autre, embellissait le paysage. Mais, après tout, il y a beaucoup d’hypocrisie dans l’admiration qu’on affecte en général pour la nature ; et je ne pense pas qu’il y ait une personne sur cent qui se soucie de ce qui se voit sur les côtés de la route, pourvu que la route elle-même soit bonne et bien nivelée, et que les droits de péage soient légers.

Il était midi, et le banquier avait fait bien des milles de chemin lorsqu’il tourna dans une verte avenue et accéléra le pas de son cheval. Au bout d’environ trois quarts d’heure, il arriva à une petite auberge isolée, à l’enseigne du « Pêcheur à la ligne ; » il fit mettre son cheval à l’écurie, commanda son dîner pour six heures, emprunta un panier pour mettre le poisson qu’il allait prendre ; et on put voir alors clairement qu’une assez longue canne qu’il avait apportée était susceptible de se métamorphoser, par extension, en ligne à pêche. Il en adapta les articulations avec soin, comme pour s’assurer que l’instrument n’avait éprouvé aucun accident en route ; il examina attentivement le contenu d’une boîte noire renfermant les fils à pêcher et les amorces ; il suspendit le panier derrière son dos ; et tandis que son cheval penchait la tête, agitait la queue, et se livrait à ces mille coquetteries sans nom que les chevaux prodiguent aux palefreniers, notre digne confrère de la ligne traversa rapidement plusieurs prairies, gagna le bord de la rivière, et commença à pêcher de l’air d’un homme qui prend le plus grand plaisir à ce passe-temps. Déjà il avait attrapé une truite (on eût dit que c’était accidentellement, car le poisson étonné avait été harponné sur le côté de la mâchoire, non pas dans le moment où il mordait, mais dans celui où il regardait l’hameçon) lorsqu’il devint mécontent de l’endroit qu’il avait choisi ; après avoir regardé tout autour de lui comme pour s’assurer qu’il n’était pas exposé à être dérangé ou observé (chose que redoutent fort les pêcheurs à la ligne), il descendit rapidement le long de la berge, et enfin, quittant définitivement le bord de l’eau, il prit un sentier, qui après une bonne marche de près d’une heure l’amena à la porte d’une chaumière. Il frappa deux fois, puis il entra ; et lorsque le banquier reprit le chemin de l’auberge, le soleil était près de son déclin. Il eut bientôt achevé le frugal dîner que les gens de l’auberge, étonnés de sa longue absence, et dans l’attente du poisson qu’il devait rapporter pour faire frire, avaient retardé. On lui amena son cheval, et les nuages rouges à l’occident signalaient déjà la fin du jour, lorsqu’il s’éloigna à la vitesse de quatorze milles à l’heure, sur sa haquenée au trot rapide.

— « Ce monsieur-là a un joli pur sang, dit le palefrenier en se grattant l’oreille.

— Mais oui ; qui est-ce donc ? dit un flâneur dans l’écurie.

— Je n’en sais rien. Il est déjà venu deux fois ici, et il ne prend jamais de poisson pour la peine ; à coup sûr, il faut qu’il aime joliment la pêche. »

Cependant le banquier franchissait l’espace ; la route fuyait sous les pas de son bon cheval qui trottait vaillamment, presque sans déranger un seul de ses crins. Mais la nuit s’épaississait de plus en plus, et il commença à tomber une de ces pluies fines et persistantes qui mouillent jusqu’aux os, avant qu’on ait eu le temps de s’en apercevoir. Un homme qui a passé la cinquantaine, et qui a une certaine tendresse pour sa personne, n’aime pas à se laisser mouiller. Le banquier était sujet aux rhumatismes, et la pluie lui inspira l’idée de raccourcir la route, en prenant à travers champs. Il y avait une ou deux haies peu élevées à franchir par ce chemin de traverse, mais le banquier y était venu au printemps et connaissait parfaitement le terrain. Le cheval sautait sans difficulté, l’écuyer montait bien, et ces deux milles de moins pouvaient justement lui épargner le rhumatisme qui le menaçait. Notre ami ouvrit donc la barrière d’un champ, et s’élança au travers des prairies sans se demander seulement s’il prenait un parti bien prudent. Il arriva au premier obstacle ; le sommet de la haie se laissait apercevoir indistinctement dans la demi-obscurité. De l’autre côté de la haie, à droite, se trouvait une meule de foin, et c’était près de cette meule que s’offrait l’endroit le plus favorable pour franchir l’obstacle. Or, depuis que le banquier était venu en ce lieu, on avait creusé au pied de la haie, de l’autre côté, un fossé profond servant au drainage du champ ; ni le cheval ni l’écuyer ne s’en doutaient, de sorte que le saut était bien plus périlleux qu’ils ne s’y attendaient. Donc, le banquier ne connaissant pas ce nouveau piège, mit son cheval au galop. Il était suspendu en l’air, les reins cambrés, les rênes desserrées, la main droite élevée savamment, lorsque le cheval s’effraya d’un objet étendu près de la meule de foin, se rejeta de côté, plongea au beau milieu du fossé, et lança son cavaliers à deux ou trois pas en avant. Le banquier se releva plus tôt qu’on n’aurait pu s’y attendre ; et se trouvant sain et sauf, bien qu’un peu ébranlé et contusionné il se hâta de se rapprocher de son cheval. Mais le pauvre animal ne s’était pas si bien tiré d’affaire que son maître ; il avait l’épaule gauche disloquée ou sérieusement démise. Il était parvenu à se tirer du fossé, et il se tenait auprès de la haie, tout triste, et aussi éclopé que l’un des arbres, qui, à des distances irrégulières, rompaient la symétrie de la haie. Lorsqu’il découvrit toute l’étendue de son malheur le banquier devint fort inquiet. La pluie augmentait ; il était encore à plusieurs milles de distance de chez lui ; il se trouvait au beau milieu des champs ; pas une maison en vue, un nouvel obstacle à franchir devant lui, et il ne connaissait pas d’autre issue pour regagner la grande route. Tandis que ces pensées lui traversaient l’esprit, il s’aperçut soudain qu’il n’était pas seul. La masse noire qui avait effrayé son cheval sortit lentement du chaud renfoncement qu’elle avait occupé sur le côté de la meule de foin, et une voix rude, qui fit frissonner le banquier jusqu’à la moelle des os, s’écria :

« Holà ! qui diable êtes-vous donc ? »

Tout boiteux qu’était son cheval, le banquier mit à l’instant le pied dans l’étrier, mais avant qu’il fût monté, une lourde main se posa sur son épaule, et en se retournant de l’air le plus féroce qu’il put prendre, il vit (ce que le son de la voix lui avait déjà présagé) les traits sinistres et ignobles de Luc Darvil.

« Ah ! ah ! mon vieux rentier, mon savant philosophe ! Comment cela va-t-il, mon vieux camarade, donnez-nous la main. Qui aurait jamais pensé vous rencontrer par une nuit pluvieuse, auprès d’une meule de foin isolée, à côté d’un fossé profond, et pas un tuyau de cheminée en vue ? Mais, mon vieux, moi, Luc Darvil, moi le vagabond, moi que vous auriez voulu envoyer au moulin de discipline, parce que j’étais pauvre et que je venais voir ma propre fille, moi, je suis aussi riche que vous ici ! et aussi grand ; et aussi fort et aussi puissant ! »

Et tout en parlant, Luc Darvil, qui, en réalité, était un homme de petite taille, semblait grandir et se dilater, si bien qu’il avait l’air d’avoir la tête de plus que le banquier tremblant, qui mesurait cinq pieds onze pouces[4] sans ses souliers.

« Hum ! dit l’homme riche, en toussant pour éclaircir sa voix, qui lui semblait extraordinairement enrouée ; je ne sais si j’ai insulté à votre indigence, mon cher monsieur Darvil ; j’espère qu’il n’en est rien. Mais ce n’est guère ici le moment de causer ; laissez-moi monter je vous prie, et…

— Pas le moment de causer ! interrompit Darvil avec colère ; c’est précisément le moment qui me convient. Voyons, que je réfléchisse ; ah ! oui, je vous ai dit que, lorsque nous nous rencontrerions sur la route, ce serait mon tour à avoir les arguments de mon côté.

— C’est bien possible, c’est bien possible, mon brave.

— Ne m’appelez pas mon brave, entendez-vous ! Cela ne me convient pas en ce moment ! je vous dis que c’est moi qui ai l’avantage ici ; un contre un ; je vous vaux bien.

— Mais pourquoi me quereller ? dit le banquier d’un ton persuasif ; je n’ai jamais eu l’intention de vous faire du tort, et je suis sûr que vous ne pouvez me vouloir de mal.

— Non ? et pourquoi ? demanda froidement Darvil. Pourquoi pensez-vous que je ne puis vous vouloir de mal ?

— Parce que votre pension dépend de moi.

— Bien dit ! Nous allons discuter ce point-là. Ma vie ne vaut pas grand’chose ; elle ne vaut pas le revenu d’une année ; maintenant supposons que vous ayez quarante livres sur vous, ce serait une meilleure affaire pour moi de vous couper la gorge que d’attendre le jour d’échéance, et de toucher dix livres à la fois. Vous voyez que c’est simplement une affaire de calcul, mon cher monsieur je ne sais qui !

— Mais, répondit le banquier qui se mit à claquer des dents, mais je n’ai pas quarante livres sur moi.

— Comment puis-je savoir cela ? C’est vous qui le dites. Dans la ville, là-bas, votre parole vaut mieux que la mienne ; je ne vous ai pas contredit quand vous me l’avez dit, n’est-ce pas ? Mais ici à côté de cette meule de foin, ma parole vaut mieux que la vôtre ; et si je vous dis qu’il faut que vous ayez quarante livres sur vous, voyons si vous oserez me contredire !

— Faites attention, Darvil, dit le banquier en rassemblant toute son énergie et toute son intelligence, car sa puissance morale commençait à venir au secours de sa lâcheté physique, et il parlait avec calme, même avec bravoure, quoique son cœur battît avec force contre sa poitrine, et qu’on eût pu le renverser avec une plume ; faites attention, les agents de police de Londres sont sur vos traces en ce moment même.

— Ha !… Vous mentez !…

— Sur mon honneur, je vous dis la vérité ; j’en ai appris la nouvelle hier au soir. Ils vous ont suivi jusqu’à L… ils vous ont traqué au dehors de la ville : un mot de moi vous aurait livré entre leurs mains. Je n’ai rien dit ; vous êtes en sûreté ; vous pouvez encore échapper à leurs poursuites. Je vous aiderai même à fuir ce pays, et à attendre le terme naturel de votre existence en sécurité et en paix.

— Vous ne disiez pas cela l’autre jour, dans le joli petit salon de là-bas ; vous voyez que c’est moi qui ai l’avantage maintenant ; avouez-le.

— Je l’avoue, dit le banquier. »

Darvil ricana et se frotta les mains.

L’homme d’opulence recommença à sentir son importance, et continua.

« Voilà un des côtés de la question. De l’autre côté, supposons que vous me voliez mon argent, et que vous m’assassiniez ; pensez-vous que ma mort diminuera l’ardeur de la poursuite dont vous êtes l’objet ? Tout le pays sera en armes, et avant quarante-huit heures d’ici vous serez traqué comme un chien enragé. »

Darvil garda le silence, comme s’il réfléchissait ; au bout de quelques instants il répondit :

« Eh ! bien, vous êtes un finaud, après tout. Qu’avez-vous sur vous ? Vous savez que vous m’avez fait le marché bien dur l’autre jour ; maintenant c’est moi qui fais le marché. La bure est en hausse ; le drap est en baisse.

— Tout ce que j’ai sur moi vous appartiendra, dit le banquier avec empressement.

— Donnez, alors.

— Voilà ! dit le banquier, en remettant sa bourse et son portefeuille entre les mains de Darvil.

— Et la montre ?

— La montre ?… Allons, la voici !

— Qu’est-ce que cela ? »

Les sens du banquier étaient aiguisés par la peur ; mais son ouïe n’était pas encore si fine que celle de Darvil ; il n’entendait rien, hormis la pluie dans les feuilles, et le murmure de l’eau dans le fossé voisin. Darvil se pencha pour écouter ; puis il se releva, respira longuement, et dit :

« Je crois qu’il y a des rats dans la meule ; ils vont courir sur moi pendant que je dormirai ; mais ce sont de petits êtres folâtres, que je ne déteste pas trop. Et maintenant, mon cher monsieur, je crains d’être obligé de mettre un terme à votre existence !

— Au nom du ciel ! que voulez-vous dire ? Comment ?

— Malheureux, souvenez-vous qu’il est un autre monde ! dit le brigand en contrefaisant l’accent solennel du banquier, lors de leur première entrevue. Tant mieux pour vous ! Dans ce monde-là on ne fait pas de révélations.

— Je vous jure que je ne vous trahirai jamais !

— En vérité ? jurez-le alors.

— Par toutes mes espérances sur la terre et dans le ciel !

— Quel fameux poltron vous faites ! dit Darvil en riant ironiquement. Allez-vous-en ; vous n’avez rien à craindre. J’ai retrouvé ma bonne humeur. Je triomphe de vous, car nul homme ne saurait me faire trembler, moi. Et, tout scélérat que je vous parais, puisque je vous fais peur, vous ne pouvez me mépriser ; vous me respectez. Allez-vous-en, vous dis-je, allez.

Le banquier était sur le point d’obéir, lorsque soudain, du côté de la meule, un large rayon de lumière rouge vint inonder les deux interlocuteurs, et presque instantanément Darvil était saisi par derrière, et luttait sous l’étreinte d’un homme presque aussi fort que lui. La lumière qui provenait d’une lanterne sourde placée sur le sol révéla la présence d’un paysan en blouse, et de deux hommes robustes, armés de pistolets, outre celui qui luttait avec Darvil.

Toute cette scène avait éclaté avec la rapidité de l’éclair, comme un coup de théâtre, comme un effet de fantasmagorie, aux yeux étonnés du banquier. Il s’était arrêté stupéfait, la main sur la bride, le pied dans l’étrier. Au même moment, Darvil avait précipité son antagoniste à terre ; debout à une petite distance, la figure illuminée par la lueur rouge de la lanterne, faisant face à ses assaillants, il offrait aux regards le spectacle de la plus féroce des bêtes sauvages, un homme désespéré aux abois ! Il avait déjà réussi à saisir ses pistolets et il en tenait un de chaque main ; ses yeux flamboyaient sous ses sourcils contractés, et se tournaient rapidement d’un assaillant à l’autre ! À la fin ces yeux terribles s’arrêtèrent sur l’homme qui venait d’être bien malgré lui le compagnon de sa solitude.

« Ainsi c’est vous qui m’avez trahi, dit-il très-lentement, et il dirigea son pistolet vers la tête du cavalier démonté.

— Non, non ! s’écria l’un des officiers, car tels étaient les assaillants de Darvil ; tirez de ce côté-ci, camarade ; nous sommes payés pour cela, le monsieur n’en savait rien du tout.

— Rien, j’en jure Dieu ! dit le banquier, à qui la peur faisait oublier sa pusillanimité habituelle.

— Alors, je ménage ma poudre, dit Darvil, et faites attention que le premier qui approche est un homme mort. »

Il se trouvait que le voleur et les officiers étaient à une distance trop grande pour qu’un coup de pistolet fût d’un effet sûr, et de part et d’autre ils sentaient que la prudence était nécessaire.

— Votre temps est venu, mon beau gaillard ! s’écria le chef du détachement ; vous avez eu votre règne, et il me semble qu’il a été long ; il faut maintenant baisser pavillon, jetez vos pistolets, ou bien il faudra que nous vous abattions et que nous volions la potence. » Darvil ne répondit pas, et les officiers accoutumés à faire bon marché de leur vie, s’avancèrent tenant leurs pistolets armés et dirigés vers lui.

Darvil fait feu ; l’un des hommes chancelle et tombe. Par une sorte d’instinct, Darvil a visé l’homme avec lequel il vient de lutter à la vie à la mort. Le brigand n’attendit pas les autres ; il tourna les talons, et s’enfuit à travers champs.

— Par l’enfer ! il est parti ! s’écrient les deux autres, et ils s’élancent à sa poursuite. Moment de suspens… un coup de feu… un autre… une imprécation… un gémissement… et tout redevient silencieux.

— C’est fini de lui, maintenant ! dit l’un des agents dans le lointain ; il meurt crânement. »

À ces mots, le paysan, qui jusqu’alors s’était tenu caché derrière la meule de foin, saisit la lanterne qui se trouvait à terre, et courut à l’endroit d’où venaient les voix. Le banquier le suivit involontairement.

Luc Darvil était étendu sur l’herbe, encore vivant, mais présentant un spectacle horrible, effrayant.

Une balle lui avait traversé la poitrine, l’autre lui avait emporté la mâchoire. Il roulait les yeux d’une manière épouvantable, et déchirait le gazon avec ses mains.

Les officiers le regardaient froidement.

« C’était un gaillard adroit ! dit l’un.

— Et qui nous a donné bien de la peine, dit l’autre ; voyons à nous occuper de Guillaume.

— Mais il n’est pas encore mort, dit le banquier en frémissant.

— Monsieur, il n’a pas une minute à vivre. Darvil se dressa tout debout ; il brandit son poing fermé au visage de ses vainqueurs, et un hurlement affreux et confus, que la nature de sa blessure ne lui permit pas d’articuler en imprécation, s’échappa de son sein ; il retomba sur-le-champ à plat sur le dos… ce n’était plus qu’un cadavre.

— Je crois, monsieur, dit le plus vieux des officiers en s’en allant, que vous l’avez échappé belle ; mais comment vous êtes-vous trouvé ici ?

— C’est plutôt à vous qu’il faut demander ça.

— C’est ce brave Hodge, là-bas, avec la lanterne, qui, en allant tendre des pièges à lapins, a remarqué notre homme caché derrière la meule de foin. Il avait vu le signalement que nous avions publié de Watts, et il savait que nous étions dans un cabaret à quelques milles d’ici. Il est venu nous chercher, il nous a conduits où vous voyez, nous avons entendu des voix, nous avons découvert la lanterne, et nous avons vu notre homme.

— Hodge, vous êtes un bon sujet, et vous aimez la justice.

— Oui, et j’aurai la récompense, n’est-ce pas ? dit Hodge en montrant les dents.

— Nous parlerons de cela plus tard, dit l’officier. Guillaume, comment cela va-t-il, mon garçon ?

— Mal, » dit le pauvre agent de police avec un gémissement, et un flot de sang lui sortit par la bouche en même temps.

Il se passa plusieurs jours avant que l’ex-représentant de la ville de C*** eût recouvré suffisamment le calme de son esprit pour penser à Alice ; quand il y pensa, il éprouva beaucoup de satisfaction en réfléchissant que Darvil n’était plus, et que le brigand décédé n’était connu dans le voisinage que sous le nom de Pierre Watts.


  1. Espèce de petit pouding.
  2. Officiers de police.
  3. Prison de Londres.
  4. Mesure anglaise.