Traduction par Mlle  Collinet.
Hachette (p. 189-233).


LIVRE V.


CHAPITRE PREMIER.


Mon génie étend les ailes, et s’envole aux lieux où la brise du printemps caresse l’occident, la Grande-Bretagne ......

Je vois passer les maîtres de l’humanité, l’orgueil dans le maintien, le défi dans les yeux, tout préoccupés de grands projets.

(Goldsmith.)


Je n’ai pas de respect pour un Anglais qui rentre à Londres, après un long séjour à l’étranger, sans que son pouls batte plus vite, sans que son cœur palpite plus fort. Les édifices publics y sont peu nombreux, et, pour la plupart, mesquins ; les monuments de l’antiquité n’y sont pas comparables à ceux qu’offre la moindre ville d’Italie ; les palais y sont d’une triste médiocrité ; les demeures de nos nobles et de nos princes sont de laids et informes monceaux de briques. Mais qu’importe tout cela ? L’esprit de Londres est dans ses rues, dans sa population ! Quelle opulence ! Quelle propreté ! Quel ordre ! Quel mouvement ! Combien la sève de vie qui coule dans ses myriades d’artères est imposante, et pourtant combien elle est ardente ! Et quand le soir, le gaz rayonne de toutes parts et que, l’une après l’autre, les rues disparaissent sous les roues de la voiture qui vous entraîne, chacune d’elles si régulière dans sa symétrie, si égale dans sa civilisation, semble vous dire : C’est ici la Cité des hommes libres !

Oui, Maltravers sentit son cœur se gonfler d’orgueil, tandis que les chevaux de poste entraînaient sa poudreuse voiture sur le pont de Westminster, tout du long de White-Hall, à travers Regent-Street, vers un de ces hôtels meublés à l’aspect tranquille, qui ressemblent à des maisons particulières et qui sont clair-semés aux abords de Grosvenor-Square.

Ernest était attendu. Il avait écrit de Paris pour annoncer son arrivée à Cleveland, et Cleveland, dans sa réponse, lui avait appris qu’il avait retenu pour lui un appartement chez Shivart. Les garçons d’hôtel, avec leur sourire officiel, le firent entrer dans une chambre spacieuse et bien aérée ; déjà on avait roulé un fauteuil au coin du feu, et sur la table se trouvaient éparses une vingtaine de lettres, ainsi que deux ou trois journaux du soir. Combien ces journaux du soir attestaient éloquemment l’activité de l’Angleterre ! Un étranger même n’aurait pas éprouvé le besoin d’entendre une voix amie lui souhaiter la bienvenue, car la chambre tout entière semblait la lui souhaiter en souriant.

Maltravers commanda son dîner et ouvrit ses lettres ; elles n’avaient pas grande importance. L’une était de son intendant, une autre de son banquier, une troisième avait rapport aux courses de chevaux de son comté, une quatrième venait d’un homme dont il n’avait jamais entendu parler, qui sollicitait le vote et l’influence puissante de M. Maltravers pour le comté de B***, dans le cas où le bruit d’une dissolution prochaine du parlement se réaliserait ; ce candidat inconnu se recommandait, auprès de M. Maltravers, de son caractère public bien connu. Ernest se détourna avec impatience de ces épîtres, et aperçut un petit billet triangulaire que, jusque-là, il n’avait point observé. Cleveland lui mandait qu’il se trouvait en ville, que sa santé l’empêchait encore de sortir, mais qu’il espérait voir son cher Ernest aussitôt après son arrivée.

Maltravers fut charmé de l’idée de passer la soirée aussi agréablement ; il eut bientôt achevé son dîner et la lecture de ses journaux : puis il s’achemina, à cette lueur brillante que jette le gaz par une belle et froide soirée du commencement de décembre à Londres, vers la demeure de son ami, située dans Curzon-Street. C’était une maison de petites dimensions, simple d’aspect, et bien appropriée pour un célibataire. Car Cleveland dépensait presque entièrement dans sa maison de campagne sa fortune, qui était modeste quoique suffisante à ses besoins. Ernest aperçut à la porte le visage bien connu du vieux valet de chambre, et ne s’arrêta que pour apprendre que la santé de son tuteur était presque complétement rétablie ; un instant après il était dans le joli salon du bienveillant Cleveland, échangeant avec ce dernier une cordiale poignée de main, puisqu’il est convenu que les Anglais ne s’embrassent pas.

« Eh bien, mon cher Ernest, dit Cleveland, après avoir épuisé les questions et les réponses préliminaires, vous voilà donc enfin ! Le ciel en soit loué ! Que vous avez bonne mine ; et combien vous avez changé à votre avantage ! Le moment est parfaitement choisi pour faire vos débuts à Londres. J’aurai le temps de vous présenter à plusieurs personnes avant que le tourbillon de la saison commence.

— Mais, je pensais partir pour ma terre de Burleigh. Je ne l’ai pas visitée depuis mon enfance.

— Non, non ! Vous avez assez joui de la solitude à Côme, si j’en crois votre lettre ; il faut maintenant vous mêler au grand monde de Londres et votre terre de Burleigh ne vous en sera que plus agréable cet été.

— J’imagine que ce grand monde de Londres me procurera fort peu de plaisir ; cela peut être assez amusant pour des jeunes gens qui viennent de quitter le collége. Mais vos bruyantes salles de bal, vos clubs monotones ne donneront que de l’ennui à un homme qui est blasé avant le temps. J’ai vécu beaucoup en peu d’années. Dans ma jeunesse j’ai tiré à trop gros intérêts sur le capital de l’existence, pour être bien charmé de la parcimonie orgueilleuse avec laquelle nos grands personnages économisent leurs plaisirs.

— Ne vous prononcez pas avant d’en avoir fait l’expérience, dit Cleveland. Il y a quelque chose qu’on ne saurait mépriser dans l’opulente splendeur, dans la magnificence soutenue, que les chefs du beau monde en Angleterre savent répandre dans les amusements même les plus insipides. D’ailleurs il n’est pas absolument obligatoire que vous viviez parmi les papillons. Il y a bon nombre d’abeilles qui seront charmées de faire votre connaissance. Ajoutez à cela, mon cher Ernest, le plaisir de devenir un… de devenir un homme d’importance dans votre patrie, car vous êtes jeune, bien né, et suffisamment beau pour être regardé comme un objet d’intérêt par les mères et les filles ; tandis que votre nom, votre fortune et la cupidité du monde vous feront courtiser par des hommes qui voudront vous emprunter de l’argent, et se servir de votre influence dans votre comté. Non, Maltravers, restez à Londres ; amusez-vous la première année, et décidez de vos occupations et de votre carrière l’année suivante. Mais surtout reconnaissez le terrain avant de livrer bataille.

Maltravers n’avait pas de répugnance à suivre l’avis de son ami, puisque c’était d’ailleurs le moyen de profiter de ses conseils et de sa société. De plus, il jugeait que ce serait sage et raisonnable de voir face à face les hommes éminents de l’Angleterre, avec lesquels, s’il tenait la promesse qu’il avait faite à de Montaigne, il devait entrer en noble rivalité. Il consentit donc à ce que lui proposait Cleveland.

« Et n’avez-vous jamais, dit-il, avec hésitation, en s’arrêtant à la porte, lorsque le dernier coup de minuit l’eut averti qu’il était temps de se retirer, n’avez-vous jamais eu de nouvelles de ma… ma… de l’infortunée Alice Darvil ?

— Qui cela ?… Ah !… cette pauvre jeune femme ; je m’en souviens !… Non, pas un mot. »

Maltravers soupira et partit.


CHAPITRE II.

Je trouve que c’est une folie de vouloir étudier le monde en simple spectateur… Dans l’école du monde, comme dans celle de l’amour, il faut commencer par pratiquer ce qu’on veut apprendre.
(Rousseau.)

Ernest Maltravers voguait maintenant à pleines voiles sur le vaste océan de Londres. Entre autres propriétés, il possédait une maison dans Seamore-Place, cette rue tranquille quoique centrale, où l’on peut jouir de l’air du parc, sans en avaler la poussière. Elle avait été louée jusqu’alors ; mais le locataire ayant quitté fort à propos à cette époque, Maltravers fut charmé de s’approprier une résidence aussi agréable ; car il était encore assez romanesque pour mieux aimer la vue des arbres et de la verdure, que celle des maisons et des briques. Il ne se permit que deux genres de luxe : sa passion pour la musique le décida à prendre une loge à l’opéra, et il avait ce sentiment anglais, qui s’enorgueillit de posséder de beaux chevaux ; or ce sentiment-là le poussa à un luxe d’écurie qui défiait l’imitation et excitait l’envie de bien des hommes plus riches que lui. Mais un homme seul, qui ne joue pas, et qui est trop philosophe pour se créer des besoins superflus, peut aller bien loin avec quatre mille livres sterling[1] de revenu.

Le monde se plut à doubler sa fortune, à faire de sa vieille maison de campagne un château superbe, et découvrit que son frère aîné, qui n’avait que deux ou trois ans de plus que lui, n’avait pas d’enfants. Le monde fit fort bonne mine à Ernest Maltravers.

C’était, comme l’avait dit Cleveland, le moment de l’année où les gens ont le plus de loisir pour faire de nouvelles connaissances. On n’avait encore commencé à recevoir que dans quelques salons dont l’accès était le plus difficile ; mais toutes les portes furent ouvertes au pupille distingué d’un homme aussi généralement aimé que Cleveland. Ernest fut présenté à des auteurs, à des hommes d’État, à des orateurs, à des philosophes ; il plut à tous, et devint un homme à la mode, avant de s’être même aperçu de cette distinction. Mais il ne s’était pas trompé dans ses prévisions. Il avait commencé la vie trop tôt ; il fut désappointé. Il rencontra quelques hommes qui lui inspirèrent de l’admiration, quelques autres qui lui plurent, mais il n’en trouva pas un seul avec lequel il pût se lier d’intimité, ou pour lequel il pût même éprouver de l’intérêt. Ni son cœur, ni son imagination ne furent touchés ; tous lui paraissaient des machines artificielles ; il fut mécontent de n’y trouver que le semblant de la vie, auquel il manquait toujours quelque chose pour être la vie même. Le souvenir de la brillante et gracieuse Valérie de Ventadour, qui savait communiquer tant de charme aux réunions les plus frivoles, lui revint plus que jamais à l’esprit ; il regretta même Castruccio, avec sa vanité obstinée et fantasque. Ce poëte médiocre lui semblait, dans tous les cas, moins médiocre que les esprits mondains dont il était entouré. Et même la bonne humeur égoïste, et la sèche pénétration de Lumley Ferrers lui eussent paru préférables à la politesse monotone, et à l’égoïsme caché des beaux esprits jaloux et des politiques de parti.

« Si ce sont là les fleurs de parterre, que doivent donc en être les mauvaises herbes ? » se dit un soir Maltravers, en revenant d’une réunion où il avait rencontré une dizaine des lions les mieux posés.

Il commença à éprouver les douloureux ennuis de la satiété.

Mais l’hiver s’écoula, la saison commença, et Maltravers fut entraîné avec les autres dans le tourbillon rapide des plaisirs frivoles.


CHAPITRE III.

Et la foule commençant à devenir pour lui un tourment, la retraite lui offrit ses charmes.
(Shenstone.)

Nul doute que pour la tanche, l’étang où elle vit constitue le grand monde. Il n’y a pas de lieu, si stagnant qu’il soit, qui ne constitue le grand monde aux yeux des créatures qui s’y agitent. Bien des gens qui ont passé toute leur vie dans un village, parlent pourtant du monde, comme s’ils l’avaient jamais vu ! La vieille femme qui habite la plus pauvre masure ne met pas le nez à la porte le dimanche sans s’imaginer qu’elle va se mêler aux pompes et aux vanités du grand monde. Ergo le grand monde pour nous tous est le petit cercle où nous vivons. Mais comme ce sont les classes élevées qui donnent le ton, le cercle des classes élevées est appelé le grand monde par excellence. Ce grand monde n’est pas une trop mauvaise chose quand on le comprend à fond ; et le grand monde de Londres en vaut bien au moins un autre. Mais on le comprend mal (comme on comprend mal bien d’autres choses) dans les beaux jours de la vie ; car, si ces jours-là sont quelquefois les plus charmants de l’existence, ce sont souvent aussi les plus mélancoliques et les plus arides. Maltravers n’avait encore rencontré ni une société qui pût lui plaire, ni un genre d’amusement qui sût l’amuser. Par conséquent il se laissait entraîner au courant de ce vaste tourbillon, faisant beaucoup d’amis, fréquentant les bals et les dîners, et s’ennuyant des uns et des autres, comme tous les hommes qui n’ont pas de but dans la société. Or le moyen de jouir de la société, c’est d’avoir une occupation, un métier quelconque, et d’aller dans le monde, soit pour faire de ce but individuel un plaisir social, soit pour y trouver le délassement de travaux fatigants. Ainsi, si vous êtes homme politique, la politique constitue à la fois votre occupation dans la solitude de votre cabinet, et un lien social entre vous et les autres dans le monde. On peut en dire autant de la littérature, bien qu’à un moindre degré, et quoiqu’il soit plus difficile, en pareil cas, de choisir ses connaissances, attendu que bien des personnes se soucient moins de littérature que de politique. Si vous êtes très-jeune, vous aimez la danse ; si vous êtes très-mauvais sujet, peut-être aimez-vous à faire la cour à la femme de votre ami. Ce sont-là, chacun dans son genre, des buts réels ; mais ils ne peuvent suffire longtemps, et même pour les plus frivoles, ce ne sont pas des occupations qui puissent satisfaire entièrement l’esprit et le cœur, où se trouvent généralement des aspirations vers quelque chose d’utile. Ce n’est pas sa vanité seule qui pousse l’homme à la mode à inventer un nouveau genre de mors, ou à donner son nom à un nouveau genre de voiture ; c’est l’influence de cette soif mystique de l’utile, qui forme un des principaux liens entre l’individu et son espèce.

Maltravers n’était pas heureux ; cela n’est pas rare ; mais en outre il ne s’amusait pas ; et c’est là une chose bien plus insupportable. Il perdit beaucoup de sa sympathie pour Cleveland, car lorsqu’un homme ne s’amuse pas, il éprouve un mépris involontaire pour les gens qui s’amusent. Il se figure que ceux-ci se plaisent à des bagatelles que sa sagesse supérieure lui fait dédaigner. Cleveland était à cet âge où l’on commence généralement à aimer le monde ; car, à force de se frotter longtemps et souvent, au contact de la grande pierre aimantée de la société, on finit, de mille côtés, par posséder certains points d’attraction en commun avec ses semblables. Leurs petites peines, leurs joies éphémères, leurs objets d’intérêt ou d’occupation ont été les nôtres à une époque quelconque de notre vie. On amasse ainsi une immense quantité de petite monnaie morale et mentale ; et l’on trouve rarement une intelligence si pauvre qu’on ne puisse, d’une façon ou d’une autre, trafiquer avec elle. Mais dans le temps de la jeunesse on est égoïste et sentimental, et Maltravers appartenait à cette confrérie d’individus qui ont le cœur tout rempli de passion, et l’esprit de poésie.

À la fin, juste au moment où Londres commence à devenir le plus agréable, où les propos galants tournent au sentiment, et où les parties de bateau deviennent plus nombreuses ; au moment où les oiseaux gazouillent dans les bosquets de Richmond, et où l’homme d’État se régale de whitebait[2] sur les rivages de Greenwich, Maltravers abandonna précipitamment la joyeuse capitale, et arriva, par une belle soirée du mois de juillet, devant le portique couvert de lierre de sa maison de Burleigh.

C’était une soirée douce, fraîche, délicieuse ! Il était descendu de voiture près de la loge du gardien, et il suivait son équipage seul et à pied à travers un parc petit, mais pittoresque. Il n’avait pas revu cette terre depuis son enfance, et il en avait complétement oublié l’aspect. Il se demandait maintenant comment il avait pu vivre ailleurs. Les arbres ne s’alignaient pas en majestueuses avenues, et le bois des cerfs ne se montrait pas au-dessus des sombres fougères ; ce n’était pas le domaine d’un grand seigneur, mais celui d’un simple squire anglais, de longue et vieille lignée. L’antiquité se révélait dans les palissades revêtues de mousse, dans les massifs épais, dans les pignons pointus, et les lourds entablements des fenêtres de la maison, qu’on apercevait à la base d’une colline boisée, cachée en partie par les buissons d’un jardin abandonné, séparé du parc par l’invisible Ha-Ha ! La surface limpide de l’étang oblong, avec ses vieux saules à chaque bout, réfléchissait les dernières lueurs du crépuscule ; ici se trouvait le cadran solaire monastique en pierre grise et de forme bizarre ; plus loin la longue terrasse ornée de vases décolorés et brisés, que le jardinier, en l’honneur de l’arrivée de son maître, avait garnis d’orangers et d’aloës, tirés de la serre chaude un peu délabrée. Les témoignages d’abandon, l’herbe qui envahissait la route et en cachait presque la trace, touchèrent Maltravers et lui firent éprouver une espèce d’affection, mêlée de compassion et de remords, pour cette résidence calme et isolée. Sa démarche n’était pas aussi fière, sa tête aussi haute que de coutume, lorsqu’il passa devant la haie formée par ses domestiques, pour se rendre du portique à la bibliothèque solitaire. Les deux ou trois vieux serviteurs appartenant à la maison ne le connaissaient pas, et n’avaient pas de sourire sur les lèvres pour saluer la venue du maître qui n’était pour eux qu’un étranger.


CHAPITRE IV.

Lucien. — Celui qui est né pour être homme, ne doit et ne peut être rien de plus noble, de plus grand, de meilleur qu’un homme.

Peregrinus. — Mais, mon bon Lucien, par la raison même qu’il ne peut devenir moins qu’un homme, il devrait toujours tâcher d’être plus.

(Wieland. Peregrinus Proteus.)

Deux années s’étaient écoulées, depuis la date du dernier chapitre, avant que Maltravers eût reparu dans le monde. Ces deux années avaient suffi pour produire une révolution dans sa destinée. Ernest Maltravers avait perdu les droits heureux de l’homme privé ; il s’était donné au public ; il avait livré son nom à la discussion des autres, et il était devenu une chose que tout le monde avait le droit de louer, de blâmer, d’examiner, d’espionner. Ernest Maltravers était devenu auteur.

Que nul homme ne tente Dieu et les Colonnes[3], sans avoir bien pesé les conséquences de cette expérience. Celui qui publie un livre, et qui obtient un honnête succès, a franchi là une formidable barrière. Bien souvent il lui arrivera de regretter en soupirant le pays qu’il a quitté à tout jamais. La belle et décente obscurité du foyer n’est plus. Il ne doit plus éprouver la juste indignation d’une mâle fierté lorsqu’on le raille ou qu’on l’injurie. Il s’est séparé de l’ombre qui protégeait sa vie. On a le droit de dénaturer les motifs qui le font agir, de noircir sa réputation : ses manières, sa personne, son costume, sa démarche même, sont devenus les aliments légitimes de la médisance et de la raillerie. Il ne peut plus rétrograder, il ne peut même pas s’arrêter. Il a choisi la voie qu’il voulait parcourir, et tous les sentiments naturels, qui forment les nerfs et les muscles de l’être actif, le poussent à continuer. S’arrêter c’est une défaite. Il a annoncé au monde qu’il voulait se faire un nom ; et sous peine de passer pour un imposteur, il faut qu’il tienne parole. Cependant Maltravers n’avait pas songé à tout cela, lorsque, enivré par ses rêves et ses aspirations, il avait voulu faire du monde son confident ; lorsqu’il avait cherché à faire surgir de la vivante nature, du savoir des livres, des résultats combinés de l’étude intérieure et de l’observation extérieure, quelque chose qui pût enlacer son nom à certaines associations agréables chez ses semblables. Grâce à sa fortune aisée, et à sa solitude, il pouvait se livrer à ses pensées et à ses contemplations ; elles inondèrent son esprit ; et son esprit déborda enfin sur le papier, ce détroit qui relie la source isolée au vaste océan des connaissances humaines. Ainsi que nous l’avons vu, le tempérament de Maltravers n’était ni irritable ni craintif. Il se forma lui-même, comme un sculpteur forme sa statue, avec un modèle sous les yeux, et un idéal dans le cœur. Il essaya, à force de travail et de patience, de se rapprocher de plus en plus, à chaque nouvel effort, de ce degré de perfection qu’il jugeait être à la portée d’une ambition raisonnable ; et lorsque enfin il fut satisfait, il livra son œuvre avec une tranquille confiance à un tribunal plus impartial.

Son premier ouvrage eut du succès ; peut-être par la raison qu’il portait l’empreinte de l’honnête et du vrai. Il ne racontait pas ce qu’il n’avait jamais vu, il ne s’étendait pas sur des sentiments qu’il n’avait jamais éprouvés. Observateur silencieux et réfléchi de la vie, ses descriptions étaient d’autant plus vivantes que ses impressions n’étaient pas encore usées. L’expérience qu’il avait acquise avait pénétré profondément, non sur le sol aride de l’âge mûr, mais dans la terre fraîche des jeunes émotions. Une autre raison pour laquelle son ouvrage eut du succès, ce fut peut-être parce qu’il avait des connaissances plus variées et plus étendues que les jeunes auteurs ne jugent nécessaire en général d’en acquérir. Il ne cherchait pas, comme Cesarini, à faire un grand étalage de mots sur un mince capital d’idées. Que son style fût éloquent ou simple, c’était toujours chez lui la fidèle transcription d’une pensée mûrement pesée. Une troisième raison (et si j’insiste sur ce point c’est moins pour faire connaître la carrière de Maltravers, que pour donner quelques aperçus utiles à d’autres), une troisième raison pour laquelle Maltravers obtint du public un accueil prompt et favorable, ce fut qu’il n’avait pas vulgarisé ses particularités de style et de pensée dans les colonnes d’un journal, la pire école pour un apprenti littéraire. Les écrits périodiques forment un excellent moyen de communication entre le public et un auteur déjà connu, qui a perdu le charme de la nouveauté, mais qui a acquis la prépondérance d’une réputation acceptée, et qui, dans la politique ou dans la critique, cherche des occasions fréquentes et continues de faire prévaloir les thèses et les doctrines qui lui sont particulières. Mais ce moyen de communication, s’il est trop longtemps continué, est très-défavorable au jeune écrivain, en ce qu’il nuit à la fois à ses succès dans l’avenir, à son goût et à son style dans le présent. D’une part il familiarise le public avec sa manière (et tout auteur digne d’être lu a une manière qui lui est propre) sous une forme à laquelle le susdit public n’est pas disposé à attacher beaucoup d’importance. Il devance, dans l’espace de quelques mois, le triste résultat qui ne vient d’ordinaire qu’après plusieurs années d’épreuve ; il a bientôt fatigué un monde qui se lasse si vite du pâté d’anguilles. Pour satisfaire ces appétits blasés, il cherche dans sa manière d’écrire des effets de circonstance ; son style et ses idées se ressentent de ce faux brillant : son ambition ne va plus au delà du trente du mois ; il s’attend à se voir payer dès le lendemain le prix de son labeur ; il recule devant « le long espoir » des compositions sérieuses, sur lesquelles l’opinion publique est lente à se prononcer. Dans les écrits, comme dans la réputation d’un homme de talent, qui commence de bonne heure à travailler pour les journaux, et qui s’adonne pendant longtemps à ce genre de littérature, il y a généralement quelque chose d’inachevé, d’incomplet. Il devient l’oracle des petites coteries ; et rarement on se défait à son égard de l’idée préconçue que c’est une gloire de clinquant, une réputation de clique. Ce sont leurs articles périodiques qui ont écrasé d’hypothèques le vaste héritage de renommée solide auquel le talent d’Haylitt et de bien d’autres leur assurait sans cela les droits les plus sérieux. Mais j’en parle bien à mon aise ; à bien des gens, le besoin, le res angustæ domi ne laisse pas d’alternative. Et, comme disent Aristote et le proverbe grec, nous ne pouvons pas tailler toutes les plumes avec le canif du coutelier de Delphes.

Le second ouvrage que publia Maltravers, après un intervalle de dix-huit mois, avait un caractère plus sérieux et plus élevé : il servit à confirmer sa réputation ; et c’est là tout le succès nécessaire à un second ouvrage, qui sert généralement de Pons asinorum à un auteur. L’homme qui, après le triomphe d’un premier livre, ne mécontente pas le public dans le second, a toute chance d’acquérir une place fixe dans la littérature. Mais dès lors commencèrent pour Maltravers les douleurs et les périls de la récidive. Le premier effort d’un auteur lui suscite rarement des ennemis. Ses collègues ne sont pas encore disposés à le considérer comme un rival ; s’il est suffisamment riche, ils espèrent malgré eux, qu’il ne deviendra pas auteur régulier, ou, selon leur expression, auteur de profession ; il a publié quelque chose pour faire parler de lui ; il n’écrira peut-être plus, ou bien son second ouvrage peut ne pas réussir. Mais quand ce second ouvrage paraît, et qu’il réussit, alors ils regardent autour d’eux. L’envie se dresse, la méchanceté s’éveille. Toute l’ancienne école, composée d’écrivains émérites qui vivent en retraite sur leurs pensions de renommée, le regarde comme un intrus ; puis viennent la raillerie, et la malveillance, et l’ironie mordante, et la critique amère, et la louange insidieuse. Le novice commence à croire qu’il est plus loin du but que lors de son premier pas.

Maltravers était en somme doué d’un assez heureux caractère ; mais il était fier, et il avait l’âme susceptible d’un gentilhomme, courageux, pointilleux, plein d’honneur. Il trouvait singulier que la société le forçât, comme gentilhomme, à tuer son meilleur ami, si cet ami l’offensait par une parole injurieuse, et pourtant que comme auteur, le premier imbécile, ou le premier menteur venu pût couvrir des rames entières de papier des plus violentes invectives personnelles contre lui, et cela avec garantie d’une impunité complète.

Un soir, au commencement de l’été, Ernest, l’esprit préoccupé de doutes et de pensées inquiètes, arpentait tristement la terrasse de son jardin, contemplant d’un regard rêveur le coucher du soleil, lorsqu’il aperçut une voiture poudreuse, qui passa sur la route près de la haie du jardin, et à la portière une main s’agita en signe de reconnaissance. Maltravers recevait si peu de monde, il avait un si petit nombre d’amis, qu’il ne put deviner quel était le visiteur qui lui arrivait. Il savait que son frère était à Londres ; Cleveland, dont il avait eu des nouvelles le jour même, était à sa maison de campagne ; Ferrers s’amusait à Vienne. Qui était-ce donc ? On peut dire ce qu’on voudra de la solitude ; mais après deux années d’isolement, voir quelqu’un c’est une diversion bien agréable. Maltravers revint sur ses pas, rentra dans sa maison, et arriva juste à temps pour se trouver dans les bras de de Montaigne.


CHAPITRE V.

Quid tam dextro pede concipis ut te
Conatus non pœniteat, votique peracti[4] ?

(Juv.)

« Oui, disait de Montaigne, à ma manière, moi aussi j’accomplis ma destinée. Je suis membre de la chambre des Députés, et je suis venu en Angleterre pour quelques affaires commerciales. Je me suis trouvé dans votre voisinage, et naturellement, je n’ai pu résister à la tentation de vous voir ; ainsi il faut que vous me donniez l’hospitalité pendant quelques jours.

— Je vous félicite sincèrement de vos honneurs parlementaires. J’ai déjà entendu citer votre nom comme un nom qui sera célèbre.

— Et je vous renvoie vos compliments avec la même chaleur. Vous êtes entrain de réaliser mes prédictions. J’ai lu vos ouvrages, et je suis devenu de plus en plus fier de notre amitié. »

Maltravers soupira et détourna la tête.

« Le désir de s’illustrer, dit-il, après un moment de silence, s’empare de nous et finit par devenir une maladie. L’enfant qui est né avec la vocation de marin rit de joie quand sa barque de papier effleure la surface d’une flaque d’eau. Plus tard, pour le satisfaire, il lui faudra un vaisseau et l’Océan. L’écrivain est semblable à l’enfant.

— J’aime votre comparaison, dit de Montaigne en souriant. Ne la gâtez pas, mais continuez votre raisonnement. »

Maltravers continua :

« À peine a-t-on gagné l’approbation d’un moment, qu’on ressuscite le passé, qu’on anticipe sur l’avenir. On ne se contente plus de l’émulation de ses contemporains, du jugement de son siècle. On évoque les morts, comme ses seuls rivaux véritables ; on en appelle à la postérité comme au seul tribunal qui puisse nous rendre justice. Est-ce vanité ? C’est possible. Pourtant une pareille vanité donne de l’humilité. C’est alors seulement qu’on apprend toute la différence qui existe entre la Renommée et la Gloire, entre Aujourd’hui et l’Immortalité.

— Pensez-vous, répliqua de Montaigne, que les morts n’aient pas éprouvé la même chose, au premier pas qu’ils ont fait dans la voie qui conduit à cette vie au delà de la vie ? Continuez à cultiver votre esprit, à développer par l’exercice votre génie, à vous efforcer de charmer ou d’instruire vos semblables ; et en supposant même que vous n’atteigniez à la hauteur d’aucun des modèles que vous vous proposez de suivre, en supposant que votre nom périsse avec vous, pourtant vous aurez plus noblement passé votre vie que la foule des oisifs. En admettant que vous n’obteniez pas ce glorieux hasard d’un nom ici-bas, comment savez-vous si vous ne vous êtes pas préparé à une haute destinée, à un noble emploi dans le monde non des hommes, mais des esprits ? Les puissances de l’intelligence sont des choses qui ne peuvent être moins immortelles que le simple sentiment de l’identité ; leurs conquêtes nous suivent dans notre marche éternelle ; et peut-être atteignons-nous, plus tard, à un grade plus ou moins élevé, selon que, par le développement de nos facultés, nous sommes plus ou moins aptes à comprendre et à exécuter les solennels décrets de Dieu. L’homme sage est plus proche des anges que l’insensé. C’est-là peut-être un dogme apocryphe, mais ce n’est pas une théorie impossible.

— Mais il se peut aussi que nous sacrifiions les solides jouissances de la vie réelle à la poursuite d’une espérance qui, vous le reconnaissez avec justice vous-même, peut n’être qu’apocryphe ; et il est possible que notre savoir ne compte pour rien aux yeux de celui qui connaît toutes choses.

— Très-bien, dit de Montaigne en souriant ; mais répondez-moi franchement. En vous livrant à votre ambition intellectuelle, faites-vous véritablement le sacrifice des solides jouissances de la vie ? S’il en est ainsi, le système que vous poursuivez n’est pas bon. Vos occupations intellectuelles ne devraient que vous faire jouir davantage de ces plaisirs qui sont les véritables délassements de la vie. Et ceci s’applique à vous tout particulièrement, puisque vous êtes assez heureux pour ne pas être réduit à chercher dans la littérature des moyens de subsistance ; s’il en était autrement je vous conseillerais plutôt de vous faire savetier qu’auteur. Nul homme ne doit tenter les hautes régions de l’esprit et de l’art pour y trouver le pain de chaque jour ; non-seulement en littérature, mais en toute autre chose du même ordre. Il ne doit être ni homme d’État, ni orateur, ni philosophe pour gagner de l’argent : et c’est ce qu’en général tous les hommes, excepté le poëte pauvre, finissent insensiblement par reconnaître vrai.

— Tout cela est fort beau en paroles, dit Maltravers, mais vous pouvez être assuré que la carrière littéraire est une carrière en dehors des intérêts ordinaires de l’existence, et qu’il est impossible d’en combiner les jouissances avec les autres dont vous parlez.

— Je ne suis pas du même avis, dit de Montaigne ; mais ce n’est pas dans une terre située à quatre-vingts milles de la capitale, sans femme, sans société, sans amis qu’on peut en faire loyalement l’expérience. Allons, Maltravers, je vois devant vous une belle carrière, et je ne puis pas vous permettre de vous arrêter au début.

— Vous ne voyez pas toutes les calomnies auxquelles je suis déjà en butte, sans compter toutes les déclarations (faites souvent par des hommes de mérite), que je ne suis capable de rien !

— Dennis était un homme de mérite, et il en a dit autant de votre Pope. Mme de Sévigné, était une femme de mérite, ce qui ne l’a pas empêchée de croire que Racine ne serait jamais célèbre. Dans les premiers essais de Dryden, Milton ne trouvait rien qui lui fît prévoir que Dryden dût jamais être autre chose qu’un rimailleur. Aristophane était bon juge en poésie, et pourtant comme il jugea mal Euripide ! Ce sont là des lieux communs, sans doute, mais vous avancez des arguments auxquels il faut bien répondre par un lieu commun en témoignage contre vous-même.

— Mais vous m’avouerez qu’il n’est pas agréable de ne pas rendre attaques pour attaques, de ne pas se venger de ses ennemis.

— Eh bien, alors, répondez aux attaques et vengez-vous de vos ennemis.

— Mais serait-ce sage ?

— Si cela vous fait plaisir ! moi, cela ne me plairait pas.

— Allons, de Montaigne, vous raisonnez socratiquement. Je vous demanderai clairement et simplement, si vous conseilleriez à un auteur de déclarer la guerre à ses assaillants littéraires, ou de les dédaigner ?

— Je lui conseillerais de faire l’un et l’autre ; qu’il n’en attaque qu’un petit nombre, et rarement encore. Mais il est d’une sage politique qu’il fasse voir qu’il ne fait pas bon à le persécuter. L’écrivain a toujours le monde de son côté contre les critiques, s’il sait choisir son moment. Et il faut qu’il se souvienne toujours qu’il est par lui-même un état qui doit savoir quelquefois aller en guerre, ne fût-ce que pour avoir la paix. Quant au moment de faire la guerre ou la paix, c’est ce qu’il faut laisser décider à la diplomatie et à la sagesse de l’État.

— Vous voudriez faire de nous des machines politiques.

— Je voudrais que la conduite de chaque homme fût plus ou moins mécanique ; car l’organisation systématique, c’est le triomphe de l’esprit sur la matière ; le juste équilibre de toutes les facultés et de toutes les passions peut ressembler à du mécanisme. Soit ! La nature a voulu que le monde, la création, l’homme même, fussent des machines.

— Vous verrez que la colère sera aussi réglée par une mécanique comme le reste, s’il fallait en croire vos théories.

— L’homme qui n’est pas en colère quelquefois est un pauvre être ; mais c’est un être très-injuste et très-insensé, si sa colère se trompe d’objet et qu’elle choisisse tout de travers le lieu, le temps et les moyens. Mais en voilà assez, il commence à se faire tard.

— Et quand madame viendra-t-elle en Angleterre ?

— Oh ! pas encore de longtemps, je crains. Mais vous verrez Cesarini à Londres cette année, ou l’année prochaine. Il est persuadé que vous ne vous êtes pas occupé de faire rendre justice à ses poésies, et il compte venir ici, aussitôt que son indolence le lui permettra, pour proclamer votre perfidie dans la mordante préface de quelque satire édentée.

— Une satire !

— Oui, plus d’un poëte chez vous a fait son chemin grâce à une satire, et Cesarini est convaincu qu’il en fera autant. Castruccio n’a pas la vue aussi longue que son homonyme, le prince de Lucques. Bonsoir, mon cher Ernest. »


CHAPITRE VI.

Quand, avec beaucoup de peine, on a acquis ce savoir tant vanté, c’est un affront pour ceux qui ne l’ont pas.
(Churchill. L’Auteur.)

Il y avait quelque chose dans la conversation de de Montaigne qui, sans flatterie positive, réconciliait Maltravers avec lui-même et avec sa carrière. Son esprit en était peut-être moins stimulé, que calmé et fortifié. De Montaigne n’eût jamais rendu un homme téméraire, mais il eût rendu bien des hommes énergiques et persévérants. Les deux amis avaient certains points de ressemblance ; cependant Maltravers avait bien plus de la prodigalité d’une nature exubérante et passionnée ; il avait plus de chair et de sang ; mais s’il en avait les avantages il en avait aussi les défauts. De Montaigne tenait tant à sa doctrine favorite de l’équilibre moral, que dans beaucoup de choses il était parvenu à faire de lui-même une espèce de mécanisme d’horloge. Comme les impulsions se forment d’après les habitudes, il s’ensuit que la régularité des habitudes de de Montaigne rendait ses impulsions vertueuses et justes ; et il y cédait aussi souvent qu’aurait pu le faire un caractère ardent ; mais aussi ces impulsions ne le précipitaient jamais dans une entreprise hasardeuse ni téméraire. De Montaigne ne pouvait aller au delà d’un certain cercle d’action défini. Il n’avait aucune sympathie pour les raisonnements basés purement sur les hypothèses de l’imagination : il ne pouvait souffrir Platon, et il était sourd aux murmures éloquents de tout ce qu’il y avait de raffiné dans la poésie, ou de mystique dans la sagesse.

Maltravers, au contraire, sans dédaigner la raison, cherchait toujours à lui prêter le secours de l’imagination, et considérait que toute philosophie qui borne ses recherches aux limites de ce qui est connu et certain, est incomplète et laisse à désirer. Il aimait le procédé de l’induction ; mais il s’étendait à la conjecture aussi bien qu’au fait. Il soutenait que c’est par une hardiesse d’esprit de ce genre qu’ont été accomplis tous les triomphes de la science comme de l’art ; que Newton et Copernic n’auraient rien fait s’ils n’avaient pas imaginé aussi bien que raisonné, deviné aussi bien que prouvé. Il avait la plus implicite confiance dans les opérations d’un esprit et d’un cœur bien faits, et il estimait que, chez des hommes suffisamment préparés par l’expérience et par l’étude, les excès mêmes de l’émotion et de la pensée peuvent amener de grands et utiles résultats. Mais l’âge plus avancé et le caractère singulièrement pratique des opinions de de Montaigne lui donnaient sur Maltravers une supériorité d’argumentation, à laquelle ce dernier se soumettait involontairement ; tandis que de son côté, de Montaigne sentait en secret que son jeune ami raisonnait d’après une base plus large, qu’il embrassait une circonférence plus étendue ; et que s’il était par cela même plus sujet aux égarements et à l’erreur, il était aussi plus capable de nouvelles découvertes et de conquêtes intellectuelles. Mais comme les routes qu’ils suivaient tous deux dans le monde étaient diverses, il n’y avait pas de collision entre eux ; et de Montaigne, qui s’intéressait sincèrement à la destinée d’Ernest, se contentait de fortifier l’esprit de son ami contre les obstacles qu’il devait rencontrer, laissant le reste à l’expérience et à la Providence. Ils allèrent jusqu’à Londres ensemble, et de Montaigne s’en retourna à Paris. Maltravers reparut dans les réunions du grand monde et les assemblées de plaisir. Il sentit que son nouveau rôle avait grandement changé sa position. On ne le courtisait plus, on ne le flattait plus, comme avant, pour les mêmes causes fortuites et vulgaires de la fortune, de la naissance et de la position, mais pour d’autres raisons qui ne lui semblaient guère plus flatteuses. On ne le recherchait pas pour son mérite, son intelligence, son savoir ; mais pour sa célébrité momentanée. Il avait la vogue, et on courait après lui, comme on aurait couru après toute autre chose à la mode. On l’invitait moins pour causer avec lui, que pour le regarder. Son caractère était beaucoup trop fier, son ambition beaucoup trop pure, pour que sa vanité fût flattée de partager l’enthousiasme excité par un prince allemand, ou par une puce savante. Par conséquent il repoussa bientôt les avances qu’on lui faisait ; il se montra réservé et froid vis-à-vis des belles dames ; il ne voulut pas être la bête curieuse du moment, et perdit toute popularité parmi les exclusifs de la littérature. Ces derniers, mécontents de l’auteur, commencèrent à dénigrer ses ouvrages. Mais Maltravers avait assis ses observations et ses expériences sur la masse du public en général. Il avait appelé comme témoins et comme juges, le peuple entier de sa patrie et des autres pays ; aussi toutes les coteries du monde auraient perdu leur temps contre lui. Il était dans une position semblable à celle du représentant d’une vaste circonscription électorale, qui peut impunément offenser les individus, tant qu’il sait ménager la masse des électeurs. Mais, tout en fuyant la société des ennuyeux et des oisifs, il prit soin de ne pas se séparer complétement du monde. Il se forma un entourage selon ses goûts : il prit plaisir aux mâles et intéressants événements de son époque, il développa son esprit d’observation, il étendit sa sphère d’auteur en se mêlant comme citoyen hardiment et librement à toutes les classes. La littérature fut pour lui ce que l’art est à l’artiste, ce que la maîtresse est à l’amant, une joie absorbante et passionnée. Il en fit sa divine et glorieuse profession ; il l’aima par vocation, il dévoua à ses travaux et à ses honneurs, sa jeunesse, ses soins, ses rêves, son esprit, son cœur, et son âme. Dans le sacerdoce qu’il avait embrassé, ce fut un enthousiaste silencieux, mais convaincu. Il croyait que c’était de la littérature qu’était venu tout ce qui avait éclairé les nations, et rendu les hommes plus humains. Et ce qui lui faisait le mieux aimer la littérature c’est que ses honneurs ne sont pas ceux du monde ; c’est qu’elle ne distribue ni des rubans, ni des crachats, ni des places brillantes, à son choix. Un nom voué à la profonde reconnaissance et au plaisir héréditaire des hommes, tel est le seul titre qu’elle donne. Elle est la grande église primitive du monde, sans papes, ni muftis, sans sinécures, ni bénéfices, ni hiérarchies. Comme les grands prophètes des temps passés, ses desservants en parlant à la terre ne lui demandent qu’une chose : c’est qu’on les entende et qu’on les croie. Le cœur plein de ce fanatisme, Ernest Maltravers poursuivait son chemin dans la grande procession de ceux qui se dirigent, le myrte en main, vers des autels sacrés. Il portait le thyrse, et il avait foi dans le dieu. Par degrés son fanatisme le conduisit à cette philosophie que de Montaigne aurait voulu qu’il dût à la froide raison ; il devint indifférent aux épines du chemin, aux orages du ciel. Il apprit à mépriser et l’inimitié qu’il provoquait, et les calomnies qui venaient l’assaillir. Quelquefois il gardait le silence, mais quelquefois aussi il répondait aux attaques ; semblable au soldat qui sert une cause, il croyait que, lorsque cette cause était insultée en sa personne, il pouvait, sans crainte et sans reproche, se servir des armes confiées à ses mains. Peu à peu on apprit à le craindre aussi bien qu’à le connaître ; bien des gens l’injuriaient, mais nul ne pouvait le mépriser.

Il ne serait pas dans le plan de cet ouvrage de suivre Maltravers pas à pas dans sa carrière. Je ne fais que décrire les principaux événements, et non les petits détails de sa vie intellectuelle. Quant au caractère de ses ouvrages, il suffira de dire que, quels qu’en fussent les défauts, ils étaient originaux ; ils étaient bien de lui. Il ne copiait pas en écrivant, et ne compilait pas d’après des œuvres banales. Il était artiste c’est vrai ; car le génie lui-même n’est-il pas de l’art ? Mais il puisait les règles, l’harmonie, l’ordre de ses compositions dans le grand code de la vérité et de la nature ; code infini qui exige une étude sérieuse et sans relâche, quoique les premiers principes en soient simples et peu nombreux. Maltravers ne recula pas devant cette étude. C’était un ardent amour pour la vérité qui faisait de lui un subtil et profond analyste, même dans les sujets que le monde inintelligent regarde comme des bagatelles ; car il savait qu’en fait de littérature, il n’y a pas de bagatelles, et que souvent il n’y a que l’épaisseur d’un cheveu entre une niaiserie et une découverte. Il était original parce qu’il recherchait le vrai plutôt que le nouveau. Il n’y a pas deux esprits qui soient semblables ; ainsi tout homme qui énonce clairement et franchement le résultat de ses impressions, dégagé des servilités de l’imitation, est original. Mais ce n’était pas à son originalité, qui était pourtant son mérite capital, que Maltravers devait sa réputation ; car son originalité n’était pas de ce genre qui éblouit généralement le vulgaire. Elle n’était ni extravagante, ni bizarre : il n’affectait ni système, ni école. Aux yeux des gens superficiels bien des auteurs contemporains semblaient plus nouveaux, plus uniques. La composition, lorsqu’elle est d’une nature profonde et durable, procède par gradations fines et subtiles ; elle n’a jamais recours à ces soubresauts et à ces saccades, à ces convulsions et à ces violences, qui sont le propre, non d’une littérature saine et vigoureuse, mais d’une littérature épileptique et maladive.


CHAPITRE VII.

Quand je me vis hors de la ville, mon premier soin fut de laisser ma mule faire à sa tête.
(Gil. Blas.)

Quoique le caractère de Maltravers devînt par degrés plus ferme et plus sévère ; quoique, à mesure que sa raison prenait plus de nerf, son imagination perdît un peu de sa fraîcheur primitive ; quoiqu’il fût déjà bien différent de cet ardent adolescent qui avait enflammé la jeunesse d’une université allemande, et changé en palais de l’indolence le petit cottage habité par la poésie et par Alice, il conservait pourtant plusieurs de ses anciennes habitudes. Il se plaisait fréquemment à disparaître du tourbillon du monde, à planter là les livres, les amis, le luxe et la fortune, pour faire des excursions solitaires, tantôt à pied, tantôt à cheval, dans ce charmant jardin qu’on appelle l’Angleterre.

Par une tiède soirée du mois de mai, ayant entrepris une excursion de ce genre, il suivait au pas de son cheval un des verts sentiers du comté de ***. Son manteau et sa valise composaient tout son bagage, et il avait l’univers devant lui « pour y choisir un lieu de repos. » Le sentier qu’il suivait débouchait sur la grande route, et au moment où il y arrivait, il se rencontrait avec une joyeuse cavalcade.

En tête des cavaliers, une dame, vêtue d’une amazone vert foncé, montait un cheval anglais pur sang, qu’elle conduisait avec tant d’aisance et de grâce, que Maltravers, involontairement, saisi d’admiration, s’arrêta. Ernest était un écuyer consommé, et il éprouvait une sympathie spontanée pour ceux qui possédaient le même talent. Il pensait, en regardant la dame, qu’il n’avait jamais vu qu’une seule femme, dont l’air et la tournure à cheval fussent empreints au même degré de cette grâce sans nom que donnent, dans tous les arts, l’adresse et le courage ; cette femme c’était Valérie de Ventadour. Un instant après, à son grand étonnement, la dame se sépara de ses compagnons, s’avança vers Maltravers, et lui dit d’une voix que d’abord il ne reconnaissait pas bien :

« Est-il possible ? Est-ce bien monsieur Maltravers que je vois ? »

Elle s’arrêta un moment, puis elle rejeta son voile en arrière, et Ernest vit… Valérie de Ventadour ! En cet instant, un monsieur grand et mince rejoignit la Française.

« Madame a-t-elle rencontré quelqu’un de sa connaissance ? dit-il et, s’il en est ainsi, veut-elle me permettre de partager son plaisir ? »

Cette interruption parut soulager Valérie ; elle sourit et rougit.

« Permettez-moi de vous présenter à M. Maltravers. Monsieur Maltravers, voici mon hôte, lord Doningdale. »

Les deux gentilshommes s’inclinèrent ; les autres cavaliers s’étaient rassemblés autour d’eux, et lord Doningdale d’un ton de courtoisie cérémonieuse, mais franche, invita Maltravers à revenir, avec toute sa société, à sa maison située environ à quatre milles de là. Comme on le supposera sans peine, Ernest accepta volontiers cette invitation. La cavalcade se remit en mouvement, et Maltravers s’empressa de demander à Valérie une explication, qui lui fut bientôt donnée. Madame de Ventadour avait une sœur plus jeune qu’elle, qui venait d’épouser un fils de lord Doningdale. Le mariage avait été célébré à Paris, et depuis une semaine, M. et Mme de Ventadour étaient en visite chez le noble Anglais.

Cette rencontre avait été si soudaine et si inattendue que ni l’un ni l’autre n’avaient pu recouvrer assez de sang-froid pour une conversation suivie. Quand elle eut donné cette explication, Valérie retomba dans un silence rêveur, et Maltravers se tint à côté d’elle également taciturne, réfléchissant à ce singulier hasard qui, après un intervalle de plusieurs années, les avait, pour ainsi dire, heurtés l’un contre l’autre.

Lord Doningdale, qui s’était tenu auprès de ses autres visiteurs, rejoignit bientôt Valérie et Maltravers, qui fut frappé de la noblesse et de la distinction de ses manières, et de l’élégance singulière quoique un peu recherchée de son ton et de ses expressions. Bientôt ils entrèrent dans un parc majestueux, un vrai parc anglais, qui attestait pourtant beaucoup plus de soins qu’on n’en consacre habituellement à de pareils domaines. Partout de jeunes plantations faisaient contraste à de vénérables massifs ; des cottages neufs d’une architecture pittoresque, ornaient la lisière du parc ; des obélisques et des colonnes imitées de l’antique, mais évidemment élevées depuis peu, leur apparaissaient à mesure qu’ils s’approchaient du manoir. La maison elle-même était un vaste édifice du temps de la reine Anne, dont l’architecture avait été changée par des toits à la française et des fenêtres dans le goût de celles des Tuileries, qu’on y avait rapportées.

« Je suis sûr que vous devez beaucoup habiter la campagne, milord ? dit Maltravers.

— Oui, répondit lord Doningdale, d’un air pensif, ces lieux me sont très-chers. C’est ici que Sa Majesté le roi Louis XVIII, lorsqu’il était en Angleterre, m’honorait d’une visite annuelle. Par égard pour lui je cherchai à donner à ma pauvre maison une humble ressemblance avec son royal palais, afin qu’il sentît le moins possible l’absence des droits qu’il avait perdus. Les appartements qu’il y occupait étaient meublés exactement comme ceux qu’il avait habités aux Tuileries. Oui, ces lieux me sont très-chers !… Je suis fier d’y évoquer ces souvenirs du passé. C’est quelque chose d’avoir abrité un Bourbon dans le malheur.

— Ces embellissements ont coûté beaucoup d’argent à milord, dit madame de Ventadour, en regardant Maltravers avec malice.

— Ah ! oui, dit le vieux lord, et son visage qui, un instant auparavant, était rayonnant, se rembrunit ; près de trois cent mille livres Sterling[5] : mais qu’est-ce que cela fait ? Les souvenirs, Madame, sont sans prix !

— Êtes-vous allé à Paris depuis la restauration, lord Doningdale ? » demanda Maltravers.

Lord Doningdale lui lança un regard pénétrant, puis tourna les yeux vers Mme de Ventadour.

« Non, dit Valérie en riant, ce n’est pas moi qui lui ai suggéré cette question.

— Oui, dit lord Doningdale, je suis allé à Paris.

— Sa Majesté a dû être enchantée de pouvoir vous rendre votre hospitalité. »

Lord Doningdale parut éprouver quelque embarras. Il ne répondit pas, et mit son cheval au trot.

« Vous avez froissé involontairement notre hôte, dit Valérie en souriant. Louis XVIII et ses amis ont vécu ici aussi longtemps qu’ils l’ont voulu, et aussi somptueusement qu’ils l’ont pu ; leurs visites ruinèrent à demi le châtelain, qui est le type du gentilhomme et du preux chevalier. Il alla à Paris pour être témoin de leur triomphe ; je m’imagine qu’il s’attendait à être décoré de l’ordre du Saint-Esprit. Lord Doningdale a du sang royal dans les veines. Sa Majesté l’invita une fois à dîner, et, au moment où il prenait congé, lui dit : « Nous sommes heureux, lord Doningdale, d’avoir pu ainsi nous acquitter de nos obligations vis-à-vis de vous. » Lord Doningdale s’en retourna chez lui fort mécontent ; et pourtant il se vante encore de ses souvenirs, pauvre homme !

— Les princes ne sont pas reconnaissants, ni les républiques non plus, dit Maltravers.

— Ah ! qui donc est reconnaissant, répondit Valérie, si ce n’est un chien ou une femme ? »

On conduisit Maltravers dans une vaste chambre de toilette, et un valet de chambre français l’avertit qu’à la campagne lord Doningdale dînait à six heures, et que la première cloche sonnerait dans l’espace de quelques minutes. Pendant que le valet parlait encore, lord Doningdale lui-même entra dans la chambre. Il avait appris, dans l’intervalle, que Maltravers appartenait à la grande et ancienne famille non titrée, dont il portait le nom, et dont son frère était l’héritier et le représentant. De plus, il avait appris que c’était le même M. Maltravers qui, par ses écrits, occupait toutes les bouches, soit pour la louange, soit pour la critique. Lord Doningdale possédait les deux particularités d’un parfait gentilhomme de la vieille école, le respect pour la naissance, et le respect pour le talent ; il témoigna donc une courtoisie marquée à Ernest, et l’engagea avec tant de cordialité à passer quelques jours chez lui, que Maltravers ne put faire autrement que d’y consentir. Sa garde-robe de voyage était restreinte, mais il n’avait pas grand souci de sa toilette.


CHAPITRE VIII.

C’est l’âme qui voit ; les yeux du corps représentent l’objet ; mais c’est l’âme qui le signale ; et c’est d’elle que vient l’enchantement, le dégoût ou la froide indifférence.
(Crabbe.)

Quand Maltravers entra dans l’immense salon tendu de damas, et orné de lourdes décorations et de meubles massifs dans le goût du siècle de Louis XIV (le plus prétentieux et le plus barbare de tous les goûts, qui n’a rien de gracieux, rien de pittoresque, et que, de nos jours, bien des gens, qui devraient en être revenus, imitent avec une risible servilité), il y trouva seize personnes assemblées. Son hôte sortit du groupe qui l’environnait, et présenta officiellement son nouveau convive à la société. Maltravers fut frappé de la ressemblance qui existait entre la sœur de Valérie, et Valérie elle-même ; mais c’était une ressemblance affaiblie ; sa figure moins belle, moins frappante. Mistress George Herbert (tel était le nom qu’elle portait maintenant) était une jeune fille, jolie, timide, et craintive, qui aimait beaucoup son mari, mais qui avait une peur terrible de son beau-père. Maltravers s’assit à côté d’elle et la fit causer. Il ne put s’empêcher de plaindre la pauvre dame lorsqu’il apprit qu’elle allait demeurer entièrement à Doningdale-Park, loin de tous les amis et de toutes les habitudes de son enfance, seule, du moins quant aux affections, avec un jeune mari qui aimait passionnément la chasse, et qui, d’après les quelques paroles qu’Ernest avaient échangées avec lui, n’avait que trois idées : ses chiens, ses chevaux, et sa femme. Hélas ! c’est cette dernière qui aurait bientôt le moins d’importance à ses yeux ! C’est une triste position que celle d’une jeune et vive Française, ensevelie au fond d’une terre en Angleterre ! Les mariages entre personnes de nationalités différentes sont rarement heureux ! Mais l’attention d’Ernest fut bientôt distraite de la sœur par l’entrée de Valérie elle-même, appuyée sur le bras de son mari. Jusque-là il n’avait pas très-minutieusement observé le changement que le temps avait opéré en elle ; peut-être avait-il un peu peur. Il la considéra maintenant avec une curiosité pleine d’intérêt. Valérie était encore extrêmement belle, mais ses traits étaient devenus plus accentués, ses formes plus maigres et plus anguleuses ; dans ses yeux, et dans les plis de sa lèvre, il y avait une certaine expression mécontente, inquiète, presque chagrine : cette expression enfin qui se voit trop souvent sur la physionomie des personnes nées pour l’amour, mais condamnées à l’indifférence. La petite sœur, des deux, était la plus digne d’envie ; quelque chose qu’il advînt, elle aimait son mari tel qu’il était, et son cœur, s’il devait souffrir, ne serait toujours pas resté vide.

M. de Ventadour se glissa bientôt auprès de Maltravers…. son nez était plus long que jamais.

« Hein… hein !… Comment vous portez-vous ? Charmé de vous voir… Vous avez vu madame avant moi ?… hein… hein !… J’ai mes soupçons, j’ai mes soupçons…

— Monsieur Maltravers, voulez-vous offrir le bras à Mme de Ventadour ? dit lord Doningdale, en se dirigeant vers la salle à manger, avec une duchesse au bras.

— Et vous avez quitté Naples, dit Maltravers ; est-ce définitivement ?

— Nous ne pensons pas y retourner.

— Quelle charmante ville ! Combien je l’aimais ! Je me la rappelle comme si j’y étais. »

Ernest parlait avec calme, ce n’était qu’une observation générale.

Valérie soupira doucement.

Pendant le dîner la conversation entre Maltravers et Mme de Ventadour fut vague et contrainte. Ernest n’en était plus amoureux ; cette fantaisie de sa jeunesse lui avait passé. Elle avait exercé de l’influence sur lui : les nouvelles influences qu’il s’était créées avaient chassé son image. Telle est la vie. Les longues absences éteignent toutes les lumières fausses, mais non pas les vraies. Les lampes, dans la salle de festin d’hier, sont éteintes ; mais, dans mille ans, les étoiles que nous regardons ce soir brilleront du même éclat. Maltravers n’était plus amoureux de Valérie. Mais Valérie… Ah ! elle, peut-être… avait aimé véritablement !

Maltravers fut étonné lorsqu’il en vint à examiner l’état de ses sentiments ; il fut étonné de découvrir que son pouls ne battait pas plus vite au toucher de celle dont le regard naguère le faisait tressaillir jusqu’au fond de l’âme ; il en fut étonné, mais il s’en réjouit. Il ne recherchait plus l’émotion, il la fuyait, et son caractère était meilleur et plus élevé que du temps où il foulait les rivages de Naples.


CHAPITRE IX.

D’où venait cette douce voix, ce murmure du cœur, qui parlait des temps passés ?
(Wordsworth.)

Ernest resta plusieurs jours chez lord Doningdale, et tous les jours il faisait avec Valérie des promenades à cheval ; mais c’était en nombreuse société. Et tous les soirs il causait avec elle ; mais le monde entier aurait pu écouter ce qu’ils se disaient. Le fait est que la sympathie qui avait jadis existé entre le jeune rêveur et la femme fière et désenchantée, sur beaucoup de points s’était évanouie. Maltravers n’était plus un rêveur ; il s’était éveillé à de vastes et grandes ambitions. Valérie s’était accoutumée à cette vie frivole qui naguère lui répugnait tant, et elle avait fini par se conformer aux usages et aux pensées ordinaires du monde. Elle n’avait plus sur Maltravers la supériorité de la sagesse positive ; et lui, il avait modéré l’éloquence de sa poésie, et n’y prêtait plus qu’une oreille distraite. Pourtant Valérie lui inspirait toujours un profond intérêt ; et de son côté elle paraissait fière des succès de Maltravers.

Un soir qu’il s’était rapproché d’un groupe que Mme de Ventadour, plus animée encore que de coutume, présidait, et auquel, avec une grâce charmante, féminine et tout à fait française, elle dictait ses opinions sur cent sujets à la fois : la philosophie, la poésie, la porcelaine de Sèvres, l’équilibre des pouvoirs en Europe, Ernest l’écoutait avec délices, mais il n’était plus sous le charme comme autrefois. Valérie, de son côté, n’était pas naturelle ce soir-là ; elle parlait avec un entrain factice.

« Eh bien ! dit enfin Mme de Ventadour, fatiguée peut-être du rôle qu’elle venait de jouer, et terminant soudain une description animée de la cour de France ; eh bien ! voyez si nous ne devrions pas être honteux ; notre causerie a positivement interrompu la musique. Avez-vous vu comme lord Doningdale l’a fait cesser, en m’adressant un salut, comme pour me dire, par un reproche courtois : « Elle ne vous gênera pas davantage, madame ! Je ne veux plus être complice d’un délit contre le bon goût ! »

En disant ces mots, la Française se leva, et, fendant le groupe qui l’environnait, elle se retira à l’autre bout de la chambre : Ernest la suivit des yeux. Tout à coup elle lui fit signe de venir ; il s’approcha, et s’assit à côté d’elle.

« M. Maltravers, dit Valérie dont la voix avait une grande douceur, je ne vous ai pas encore exprimé tout le bonheur que j’ai ressenti de votre génie. Pendant l’absence, vous m’avez permis de causer avec vous ; vos livres ont été pour moi des amis bien chers. Comme nous allons bientôt nous séparer de nouveau, permettez-moi de vous dire cela franchement et sans flatterie ! »

Ces mots préparèrent les voies à une conversation qui se rapprochait plus des frontières du passé que toutes celles qu’ils avaient eues ensemble jusque-là. Mais Ernest était sur ses gardes et Valérie épiait toutes ses paroles, tous ses regards, avec un intérêt qu’elle ne pouvait dissimuler : un intérêt qui tenait du désappointement.

« Il y a de l’entraînement à gravir une montagne, dit Valérie, quoiqu’il y ait de la fatigue, et quoique, arrivés au sommet, les nuages puissent nous voiler la perspective ; c’est un entraînement qui cause un plaisir universel ; il semble que ce soit le résultat d’un instinct naturel à l’homme, qui le pousse à s’élever, à sortir des ornières communes, du niveau ordinaire de la vie. C’est un plaisir de ce genre que doit vous faire éprouver l’ambition intellectuelle, dans laquelle l’esprit est comme un voyageur qui gravit la montagne.

— Le plaisir ne vient pas de l’ambition, répondit Maltravers, il vient de la satisfaction qu’on éprouve à suivre un sentier conforme à ses goûts, et qui devient bientôt cher par la puissance de l’habitude. Les moments où l’on regarde au delà de son œuvre, et où l’on se voit assis à l’ombre du laurier immortel, sont rares. C’est l’œuvre elle-même, que ce soit œuvre d’action ou de littérature, qui intéresse et stimule. Et, à la fin, la sécheresse du travail disparaît sous la familière douceur de l’habitude. Mais, dans le labeur intellectuel, il y a un autre charme, on y devient plus intime avec sa propre nature. Le cœur et l’âme, en quelque sorte, deviennent amis, et les affections s’unissent aux aspirations. De cette façon, on n’est jamais sans société, on n’est jamais seul ; tout ce qu’on a lu, appris, découvert, tient compagnie. C’est un grand bonheur, ajouta Maltravers, pour ceux qui n’ont pas de liens d’affection dans le monde extérieur.

— Et est-ce là votre cas ? demanda Valérie avec un timide sourire.

— Hélas, oui ! et depuis que j’ai pu vaincre un attachement, madame de Ventadour, je crains d’avoir perdu la faculté d’aimer. Je crois que, lorsqu’on cultive avec excès la raison ou l’imagination, nos jeunes sentiments s’émoussent, et perdent, jusqu’à un certain point, la perception des impressions gracieuses de la vie réelle. L’oisiveté, dit le vieux poëte romain, est l’huile dont l’amour nourrit sa torche.

— Vous êtes trop jeune pour parler ainsi.

— Je parle d’après ce que je sens. »

Valérie ne dit plus rien.

Quelques instants après, lord Doningdale s’approcha et leur proposa de faire le lendemain une excursion pour visiter les ruines d’une vieille abbaye, située à quelques milles de distance.


CHAPITRE X.

Si je te revoyais après de longues années d’absence, comment te saluerais-je ?
(Byron.)

Le lendemain, la cavalcade, moins nombreuse que de coutume, ne se composait que de lord Doningdale, son fils George Herbert, Valérie et Ernest. Ils s’en revenaient, après avoir visité les ruines, et le soleil qui commençait à descendre lentement vers l’occident, jetait ses rayons obliques sur les jardins et les maisons d’une petite ville, ou plutôt d’un village pittoresque situé sur la grande route du Nord. Cette ville ou ce village est un des plus jolis endroits de l’Angleterre, et possède une vieille auberge excellente, environnée d’un grand jardin, dessiné dans l’ancien goût. Notre petite cavalcade suivait lentement les détours irréguliers de la longue rue du village, lorsque le ciel s’assombrit soudain, et quelques gros grêlons qui commencèrent à tomber, annoncèrent un orage prochain.

« Je vous avais bien dit que le temps se gâterait avant la fin du jour, dit George Herbert. Nous allons la gober !

— George, quelle expression triviale » ! dit lord Doningdale, en boutonnant son habit. Au moment où il parlait, un éclair éblouissant sembla jaillir de la route même qu’ils suivaient, et le ciel devint de plus en plus sombre.

« Nous ferions aussi bien de nous arrêter à l’auberge, dit Maltravers ; l’orage s’amoncelle rapidement de toutes parts, et madame de Ventadour…

— Vous avez raison, » interrompit lord Doningdale, et il mit bientôt son cheval au trot.

Ils arrivèrent bientôt à la porte du vieil hôtel. Les sonnettes carillonnèrent, les chiens aboyèrent, les palefreniers accoururent. Devant la porte se trouvait une chaise de poste, simple et de couleur foncée ; attirée peut-être par le bruit qui se faisait au-dessous, une dame qui se trouvait au « no 2, premier étage, » s’approcha de la fenêtre. C’était à cette dame qu’appartenait la chaise de poste, et, pour le moment, elle était seule dans son appartement. Elle regardait avec indifférence les nouveaux arrivants, lorsque ses yeux s’arrêtèrent sur l’un d’eux ; elle pâlit, jeta un faible cri, et tomba sans mouvement sur le plancher.

Cependant on avait fait entrer lord Doningdale et ses amis dans la chambre voisine de celle qu’occupait la dame. De fait, les deux chambres ne formaient qu’une seule grande pièce, destinée aux bals et aux assemblées du comté, et elle était coupée en deux par une mince cloison, qu’on pouvait enlever à volonté. La grêle tombait fort et serré, les arbres gémissaient, le tonnerre grondait bruyamment ; et dans cette grande et triste chambre, on sentait un froid palpable, une absence de bien-être accablante. Valérie grelottait ; on alluma du feu, et la Française s’en approcha.

« Vous êtes mouillée, ma chère dame, dit lord Doningdale. Vous devriez ôter votre amazone, pour qu’on la fasse sécher.

— Oh ! non ; qu’importe ? dit Valérie d’un ton amer et presque impoli.

— Il importe beaucoup, dit Ernest ; laissez-vous persuader, je vous en prie.

— Vous vous souciez donc de moi ? murmura Valérie.

— Pouvez-vous me faire une pareille question ? répondit Ernest, du même ton, et avec une chaleur affectueuse et amicale. »

Pendant ce temps, le vieux lord avait fait venir la femme de chambre, et, avec l’aimable exigence d’un père, il força Valérie à quitter la chambre. Les trois messieurs, abandonnés à eux-mêmes, parlèrent de l’orage, firent des conjectures sur sa durée probable, et délibérèrent pour savoir s’il ne serait pas à propos d’envoyer à Doningdale chercher la voiture. Pendant qu’ils causaient, la grêle s’arrêta subitement, quoique, à l’horizon lointain, les nuages s’amoncelassent, tout prêts à revenir à la charge. George Herbert, qui était le plus impatient des mortels, surtout par un temps de pluie et hors de chez lui, saisit cette occasion, et voulut à toute force s’en retourner à Doningdale, pour ramener la voiture.

« Un groom pourrait y aller comme vous, George, dit le père.

— Non, mon cher père ; le maraud me ferait trop envie. Je m’ennuie à mourir ici. Marie va s’inquiéter de nous. Brown Bess me ramènera en vingt minutes. Je suis un gaillard qui n’a pas peur, vous le savez bien. Adieu ! »

Le jeune chasseur était déjà parti, et deux minutes après ils le virent s’élancer gaiement sur son cheval, et quitter l’auberge bride abattue.

« C’est bien singulier que moi, j’aie un fils comme celui-là, dit lord Doningdale d’un ton rêveur ; un fils qui ne peut pas s’amuser à la maison deux minutes de suite. Et pourtant, j’ai beaucoup soigné son éducation. C’est étrange qu’il y ait des gens si las d’eux-mêmes, qu’ils ne puissent envisager la perspective de passer quelques minutes à réfléchir, et pour lesquels une averse et les seules ressources de leur pensée soient des maux si insupportables. C’est vraiment fort étrange. Mais il est certain aussi que nous avons un abominable climat. Je voudrais bien savoir quand le temps s’éclaircira. »

Tout en grommelant de la sorte, lord Doningdale arpentait la chambre, les mains dans les poches de sa redingote, et son fouet sortant perpendiculairement de sa poche droite. En ce moment, le garçon d’auberge vint le prévenir que son groom était dehors, et désirait beaucoup le voir. Lord Doningdale eut alors le plaisir d’apprendre que sa jument grise, qu’il montait de prédilection, hiver comme été, depuis quinze ans, venait d’être saisie de frissons, et, selon l’expression du groom, semblait avoir « le choléra dans les entrailles ! »

Lord Doningdale pâlit et s’empressa de se rendre à l’écurie sans dire un mot.

Maltravers qui, plongé dans ses réflexions, n’avait pas entendu la rapide conférence à demi-voix entre le maître et le groom, resta seul, assis à côté du feu, la tête penchée sur sa poitrine, et les bras croisés.

Cependant, la dame qui occupait la chambre voisine s’était lentement remise de son évanouissement. Elle porta les deux mains à son front, comme pour rassembler ses idées. Elle avait une figure délicate, innocente, presque enfantine ; en ce moment un sourire l’illumina ; et il y avait quelque chose de si suave, de si touchant dans la joie que ce sourire répandit sur sa physionomie, qu’on n’aurait pu la regarder sans éprouver un intérêt puissant et presque pénible. Car c’était la joie d’une personne qui a connu la douleur. Soudain, elle se leva et dit :

« Non !… alors, ce n’est point un rêve. Il est revenu…, il est ici… Nous pourrons encore être heureux ! Ah ! c’est sa voix. Oh ! qu’il soit béni ! c’est sa voix ! »

Elle s’arrêta, mit un doigt sur ses lèvres, et pencha la tête pour écouter. Un murmure indistinct et confus parvint jusqu’à son oreille tendue, à travers la porte mince qui la séparait de Maltravers. Elle écoutait de toutes ses oreilles, mais elle ne pouvait entendre ce qui se disait. Son cœur battait violemment.

« Il n’est pas seul ! murmura-t-elle tristement. J’attendrai jusqu’à ce que je n’entende plus de bruit, et puis je me hasarderai à entrer ! »

Et quelle était la conversation qui s’échangeait dans l’autre chambre ? Revenons à Ernest. Il était toujours assis, dans la même attitude rêveuse, lorsque Mme de Ventadour revint. La Française rougit en se trouvant seule avec Ernest, et lui-même ne se sentit pas à l’aise.

« Herbert est allé à Doningdale commander la voiture, et lord Doningdale a disparu je ne sais trop où. J’espère que la pluie ne vous a pas incommodée ?

— Non, dit Valérie.

— Avez-vous quelques commissions que je puisse exécuter à Londres ? demanda Maltravers, j’y retourne demain.

— Sitôt ! et Valérie soupira. Ah ! ajouta-t-elle après un moment de silence, nous ne nous reverrons peut-être pas d’ici à bien des années. M. de Ventadour doit être nommé ambassadeur à la cour de***, et ainsi… et ainsi… Allons ! il importe peu. Qu’est devenue l’amitié que naguère nous nous sommes jurée l’un à l’autre ?

— Elle est ici, dit Maltravers, en posant la main sur son cœur. Ici, du moins, subsiste encore cette moitié d’amitié qui avait été confiée à ma garde ; et il y a là plus que de l’amitié, Valérie de Ventadour ! il y a du respect, de l’admiration, de la reconnaissance. À une époque de la vie où la passion et l’imagination, dans leur plus grande force, auraient pu faire de moi un voluptueux, un oisif, un homme sans valeur, vous m’avez convaincu qu’il y a de la vertu dans le monde, et que la femme est une créature trop noble pour être notre jouet ; l’idole d’aujourd’hui, la victime de demain. Votre influence, Valérie, a fait de moi un penseur plus sérieux, et, je l’espère, un homme meilleur.

— Ah ! soyez béni pour ce que vous venez de me dire ! fit madame de Ventadour, fort émue ; vous ne pouvez savoir, vous ne pouvez deviner ce que vos paroles ont de douceur pour moi. Maintenant je vous reconnais. Oh ! combien, combien ma résolution m’a coûté ! Mais à présent je suis récompensée. »

Ernest se sentit attendri par l’émotion de Valérie et par les souvenirs qu’elle venait de réveiller en lui. Il lui prit la main, et la pressant avec une tendresse franche et respectueuse :

« Je ne pensais pas, Valérie, dit-il, quand je récapitulais le passé, je ne pensais pas que vous m’eussiez aimé ; je n’avais pas assez de vanité pour le croire. Mais, s’il en était ainsi, combien la noblesse de votre caractère vous élève encore à mes yeux ! Que votre vertu fut prévoyante ! Qu’elle fut sage ! Nos sentiments actuels l’un pour l’autre sont bien meilleurs, bien plus heureux pour tous deux que si nous eussions cédé à un court et criminel rêve de passion, en guerre avec tout ce qui laisse la passion sans remords, et le bonheur sans mélange. Maintenant….

— Maintenant, interrompit Valérie vivement, et en fixant sur lui ses yeux noirs, maintenant vous ne m’aimez plus ! Eh bien ! il vaut mieux qu’il en soit ainsi ! Je reprendrai ma vie triste et froide, et je tâcherai d’oublier encore une fois que le ciel m’avait donné un cœur !

— Ah ! Valérie ! vous que j’estime, que je révère, que j’aime toujours, non pas, il est vrai, de l’amour brûlant d’autrefois, mais avec une profonde, une éternelle, une sainte tendresse, ne me parlez pas ainsi. Ne me laissez pas croire que vous êtes malheureuse ; laissez-moi penser que, remplie de sagesse, d’intelligence et de charmes comme vous l’êtes, vous avez employé tous ces dons à vous réconcilier avec le sort commun qui vous est échu en partage. Que je puisse élever mes regards vers vous, lorsque je me sens saisi de mépris pour la société au milieu de laquelle vous vivez, et me dire : sur ce piédestal il est encore un autel auquel je puis porter les offrandes de mon âme !

— C’est en vain… c’est en vain que je lutte, dit Valérie, à demi suffoquée par l’émotion, et joignant les mains avec délire. Ernest, je vous aime toujours… je suis navrée de penser que vous ne m’aimez plus. Je ne voudrais rien vous donner ; et pourtant j’exige tout ! Ma jeunesse se passe… ma beauté se flétrit… mon intelligence même s’étiole dans la vie que je mène ; et pourtant je vous demande de me rendre ce que votre jeune cœur éprouvait jadis pour moi ! Méprisez-moi, Maltravers, je ne suis pas ce que vous pensiez… je suis une hypocrite !… Méprisez-moi !

— Non, dit-Ernest, en ressaisissant la main de Valérie, et en mettant un genoux en terre à côté d’elle. Non, Valérie : ô vous que je n’oublierai jamais, vous que je respecterai toujours, écoutez-moi.

En parlant il baisait la main qu’il tenait, tandis que Valérie se couvrait le visage de l’autre main, et pleurait amèrement, mais en silence. Ernest attendit jusqu’à ce que cette violente émotion fût calmée, tenant toujours la main de Valérie dans la sienne, et la réchauffant de ses baisers : baisers plus purs que n’en déposa jamais chevalier sur la main de sa souveraine.

En ce moment la porte qui communiquait avec l’autre chambre s’ouvrit doucement : une femme,… une femme plus jeune et plus belle que Valérie de Ventadour entra ; le silence l’avait trompée ; elle croyait trouver Maltravers tout seul. Elle était entrée le cœur sur les lèvres ; l’amour, un amour confiant, un amour plein d’espoir, faisait battre ses artères, inondait sa pensée ; elle était entrée, rêvant que, lorsqu’elle aurait franchi le seuil de cette porte, une vie nouvelle allait luire pour elle, que tout dans son existence allait redevenir radieux comme au temps où l’air même qu’elle respirait était plein d’enivrements. Elle était entrée… et maintenant elle restait là debout, immobile de terreur, le regard fixe, le visage pâle comme la mort, sentant que sa vie s’était pétrifiée, que sa jeunesse, ses espérances, son bonheur étaient perdus à tout jamais ! Elle ne vit qu’une chose ; Ernest aux genoux d’une autre femme ! C’était donc pour en venir-là qu’elle lui était restée fidèle au milieu des tempêtes et de la désolation ; c’était donc pour en venir là qu’elle avait espéré, rêvé, vécu ! Ils ne la virent pas, ils ne l’entendirent pas. Et Ernest, qui serait allé pieds nus jusqu’au bout du monde pour la retrouver, était dans la même chambre qu’elle et ne le savait pas !

« Dites-moi encore que vous m’aimez ! dit Valérie, très-bas.

— Ô ma bien aimée Valérie, écoutez-moi. »

Ces mots suffirent à celle qui écoutait ; elle se retira sans bruit : son cœur, avec toute son humilité, était fier en même temps. La porte se referma sur elle ; elle avait obtenu le vœu de tout son être ; le ciel avait entendu sa prière ; elle avait revu l’amant de sa jeunesse, et désormais tout était nuit et ténèbres autour d’elle. Que lui importait dorénavant ce qu’elle deviendrait ? Quelle influence un moment a quelquefois sur la destinée de bien des années ! Un seul moment ! La vertu, le crime, la gloire, la honte, la douleur, l’allégresse, dépendent d’un moment ! La mort même n’est qu’un seul moment, et pourtant l’éternité lui succède.

« Écoutez-moi ! continua Ernest, sans se douter de ce qui venait de se passer, écoutez-moi ; soyons, ce que la nature humaine, et les conventions du monde permettent rarement que soient deux personnes de sexe différents ; soyons amis l’un de l’autre, et soyons amis de la vertu aussi. Soyons amis malgré le temps et l’absence, amis en dépit des vicissitudes de la vie, de ces amis dont l’affection n’est jamais ternie par la honte ni le remords, de ces amis qui doivent se retrouver plus tard. Oh ! il n’y a pas d’attachement plus vrai, de lien plus sacré que celui qui est fondé sur la vieille chevalerie de la loyauté et de l’honneur ; c’est là ce que serait l’amour, si le cœur et l’âme étaient dégagés de l’argile terrestre. »

Il y avait dans la physionomie d’Ernest, une expression si noble, dans sa voix une inflexion si pénétrante, que Valérie fut ramenée sur-le-champ à la nature qu’avait vaincue un moment de faiblesse. Elle le considéra d’un regard plein d’admiration et de reconnaissance, et lui dit avec calme, mais presque à demi-voix :

« Ernest, je vous comprends ; oui, votre amitié m’est plus précieuse que votre amour. »

En ce moment ils entendirent la voix de lord Doningdale sur l’escalier ; Valérie se détourna. Maltravers, en se levant, lui tendit la main ; elle la pressa avec chaleur, et dès ce moment le charme fut rompu, la tentation vaincue, l’épreuve passée. Lord Doningdale entra, et au même instant la calèche dans laquelle se trouvait Herbert, s’arrêta à la porte de l’auberge. Quelques minutes après ils étaient tous en voiture. Au moment où ils s’éloignaient, les palefreniers attelaient les chevaux à la chaise de poste vert-foncé. De la fenêtre du premier, un regard triste et plein d’angoisse considérait le brillant équipage du grand seigneur ; Maltravers aurait donné toute sa fortune pour rencontrer ce regard. Mais il ne leva pas les yeux ; Alice Darvil se retira ; ce moment avait décidé de son sort.


CHAPITRE XI.

J’ai connu d’étranges moments de passion, et j’oserai les avouer.

La préméditation est l’aliment de l’espérance.

(Wordsworth.)

Maltravers quitta Doningdale le jour suivant. Il n’eut plus d’autre entretien avec Valérie ; mais lorsqu’il prit congé d’elle, elle lui mit dans la main une lettre qu’il lut, en chevauchant lentement à travers les avenues de hêtres du parc. Elle contenait ce qui suit : « D’autres me mépriseraient à cause de la faiblesse dont j’ai fait preuve ; mais vous, vous ne me mépriserez pas ! C’est l’unique faiblesse de toute ma vie. Nul ne peut savoir ce que j’ai souffert, nul ne peut connaître mes heures de découragement et de sombre tristesse ; moi, que tant de gens envient ! Mieux vaudrait être une paysanne aimée qu’une reine dont la vie n’est qu’un ennuyeux mécanisme. Vous, Maltravers, je ne vous ai jamais oublié dans l’absence, et votre image me rendait ces choses qui m’entouraient encore plus insipides, encore plus monotones. Les années se passèrent, et soudain votre nom fut dans toutes les bouches. Partout où j’allais, j’entendais parler de vous ; je ne pouvais vous bannir de ma mémoire. Il me semblait que votre célébrité vous ramenait causer à côté de moi. Nous nous revîmes enfin tout à coup, quand nous ne nous y attendions pas. Je vis que vous ne m’aimiez plus, et cette pensée terrassa toutes mes résolutions : l’angoisse dompte les nerfs de l’esprit, comme la maladie dompte ceux du corps. Et ainsi, je m’oubliai, je m’humiliai, et j’aurais pu me perdre. Des pensées plus justes et meilleures se sont réveillées en moi, et quand nous nous reverrons, je serai digne de votre respect. Je vois combien sont dangereux ces écarts de la pensée, ce péché du mécontentement, auxquels je m’étais abandonnée. Je rentre dans la vie, résolue de vaincre tout ce qui peut nuire à ses droits et à ses devoirs. Le ciel vous conduise et vous conserve, Ernest ! Souvenez-vous de moi comme d’une personne que vous ne rougirez pas d’avoir aimée ; que vous ne rougirez pas de présenter un jour à votre femme, car avec tant de tendresse et de grandeur dans le caractère, vous n’avez pas été créé comme moi… pour vivre seul.

Adieu ! »

Maltravers lut et relut cette lettre ; et quand il arriva chez lui, il la serra soigneusement parmi les souvenirs auxquels il attachait le plus de prix. Il la plaça à côté d’une boucle de cheveux d’Alice, et il ne pensait pas que l’une ni l’autre fût déshonorée par ce contact.

Il retourna, quoiqu’il lui en coûtât un effort, vers ces relations sévères, mais élevées qui unissent la littérature à la vie réelle. Peut-être y avait-il un certain trouble inquiet dans son cœur qui le poussait à tenir son esprit continuellement occupé. Cette année-là fut une des plus laborieuses de sa vie ; celle où il fit le plus pour aiguiser la jalousie, et confirmer sa réputation.


CHAPITRE XII.

En effet, il entra dans mon appartement.
(Gil Blas.)
Je m’étonne, dit-il, du caprice de la fortune, qui se plaît quelquefois à accabler de ses faveurs un auteur exécrable, tandis qu’elle laisse les bons écrivains périr de besoin.
(Le même.)

Une année s’était écoulée depuis sa dernière entrevue avec Valérie, et Mme de Ventadour avait depuis longtemps quitté l’Angleterre, lorsqu’un matin que Maltravers se trouvait seul dans son, cabinet de travail, on annonça Castruccio Cesarini.

« Ah ! mon cher Castruccio, comment vous portez-vous ? s’écria Maltravers, au moment où la porte en s’ouvrant lui laissa apercevoir l’Italien.

— Monsieur, dit Castruccio, avec beaucoup de roideur et parlant français, selon son habitude, lorsqu’il voulait tenir les gens à distance ; monsieur, je ne viens pas pour renouveler notre ancienne connaissance ; vous êtes un grand homme (avec une ironie amère), moi, je ne suis qu’un homme obscur (ici Castruccio se redressa) ; je viens seulement pour m’acquitter d’une dette que j’ai contractée vis-à-vis de vous, d’après ce que je viens d’apprendre.

— Pourquoi cette façon de parler, Castruccio ? et de quelle dette voulez-vous parler ?

— À mon arrivée dans cette ville hier, dit le poëte, d’un ton solennel, je suis allé trouver l’homme que vous aviez chargé du soin de publier mon petit volume, afin de lui de mander compte de son succès, et j’appris qu’il avait coûté cent vingt[6] livres sterling, en déduisant le produit de quarante neuf exemplaires qui ont été vendus. Vos livres à vous, se vendent par milliers, me dit-on. C’est une affaire bien combinée, le mien est mort en naissant, personne ne s’en est occupé ; n’importe (et Cesarini fit de la main un geste d’indifférence), vous avez acquitté cette dette, je viens vous la rembourser. Voici un bon pour la somme que je vous dois. J’ai fini, monsieur. Je vous souhaite le bonjour, et une bonne sauté pour jouir de votre réputation.

— Mais, Cesarini, c’est de la folie !

— Monsieur…

— Oui, c’est de la folie ; car il n’y a pas de folie plus grande que de repousser l’amitié, dans un monde où l’amitié est si rare. Vous avez l’air de croire que c’est à moi qu’il faut s’en prendre si votre ouvrage a souffert de quelque négligence. Votre éditeur pourra vous dire au contraire que je me suis plus inquiété de votre livre, que je ne l’ai jamais fait des miens.

— Et la preuve, c’est qu’on en a vendu quarante-neuf exemplaires !

— Asseyez-vous Castruccio ; asseyez-vous et écoutez la raison. »

Et Maltravers se mit à expliquer, à encourager, à consoler. Il rappela au pauvre poëte que ses vers étaient écrits dans une langue étrangère ; que même les poëtes anglais de grande réputation vendaient difficilement leurs ouvrages ; qu’il était impossible de faire acheter à un public avare des choses auxquelles un public stupide ne s’intéresse pas ; en somme il se servit de tous les arguments qui s’offraient naturellement à lui comme les plus propres à convaincre et à apaiser Castruccio ; et il le fit avec tant de sympathie et de bonté, qu’à la fin l’Italien ne pouvait plus justifier son ressentiment. Une réconciliation s’opéra, sincère de la part de Maltravers, politique de la part de Cesarini ; car l’auteur désappointé ne pouvait pardonner les succès de l’auteur en vogue.

« Et combien de temps comptez-vous rester à Londres ?

— Quelques mois.

— Envoyez chercher votre bagage, et soyez mon hôte.

— Non ; j’ai loué un logement qui me convient. Je suis né pour la solitude.

— Néanmoins, pendant votre séjour ici vous irez dans le monde ?

— Oui, j’ai plusieurs lettres de recommandation, et on m’a dit que les Anglais savent honorer le mérite, même chez un Italien.

— On vous a dit vrai, et dans tous les cas, il sera amusant pour vous de voir nos hommes éminents. On vous recevra avec la plus grande hospitalité. Vous me permettrez de vous servir de cicérone.

— An ! mais votre temps est si précieux !

— Il est tout à votre disposition ; mais où allez-vous ?

— C’est aujourd’hui dimanche, et je suis curieux d’entendre un prédicateur célèbre, M***, dont on parle à Londres, m’a-t-on dit, plus que de n’importe quel auteur.

— On vous a dit vrai ; j’irai avec vous. Moi-même, je ne l’ai pas encore entendu, et j’avais justement l’intention d’y aller aujourd’hui.

— N’êtes-vous pas jaloux d’un homme dont on parle tant ?

— Jaloux ! moi ! Mais je n’ai jamais eu la prétention d’être prédicateur à la mode ! Ce n’est pas mon métier.

— Si j’étais auteur en vogue, je serais jaloux qu’on parlât même des chiens savants.

— Non, mon cher Cesarini ; je suis sûr qu’il n’en serait rien. Vous êtes un peu irrité en ce moment par un désappointement fort naturel ; mais l’homme qui a autant de succès qu’il en mérite, n’éprouve pas cette jalousie maladive, même vis-à-vis d’un rival dans sa partie. L’absence de succès aigrit ; mais un rayon de soleil dissipe bientôt les nuages. Allons, venez ; nous n’avons pas de temps à perdre. »

Maltravers prit son chapeau, et les deux jeunes gens se dirigèrent vers la chapelle. Cesarini avait toujours son singulier costume, mais composé maintenant des plus belles étoffes, et porté avec plus de fatuité et de prétention. Il avait beaucoup gagné physiquement ; on l’avait admiré à Paris, et on lui avait dit qu’il avait l’air d’un homme de génie ; le fait est qu’avec ses longues boucles noires flottant sur ses épaules, avec sa longue moustache, son large chapeau espagnol et son habillement excentrique, il ne ressemblait pas à tout le monde. Le costume simple de son compagnon le faisait sourire de dédain.

« Je vois, dit-il, que vous suivez la mode, et que vous avez l’air de passer votre vie parmi les élégants, plutôt que parmi les hommes d’étude. Je m’étonne que vous puissiez vous conformer à des choses aussi puériles qu’un chapeau ou un habit à la mode.

— Ce serait bien plus puéril d’afficher l’originalité des chapeaux et des habits, du moins dans la grave Angleterre. Je suis né gentilhomme, et j’habille ma personne comme tous les gens de ma classe. Pourquoi affecterais-je d’être différent des autres parce que je suis écrivain ?

— Je vois, dit Cesarini, que vous n’êtes pas au-dessous de la faiblesse de votre compatriote Congrève, qui croyait plus beau d’être gentilhomme qu’auteur.

— J’ai toujours pensé que cette anecdote-là n’était pas bien authentique. Seulement, à mon avis, Congrève faisait preuve d’une fierté mâle et bien placée, lorsqu’il répugnait à l’idée qu’on vînt le regarder comme une bête curieuse.

— Mais croyez-vous politique de laisser le monde s’apercevoir qu’un auteur ressemble à un autre homme ? Ne produirait-il pas un intérêt personnel plus profond, s’il montrait que, même extérieurement, il diffère du commun des mortels ? Il ne devrait se faire voir que rarement, pour tenir en haleine la curiosité publique, et recourir enfin à ces artifices qui appartiennent à la royauté de l’intelligence, aussi bien qu’à la royauté de la naissance.

— Il est probable que, par un peu de charlatanisme de ce genre, un auteur ferait parler davantage de lui, qu’il serait peut-être plus adoré dans les pensionnats, et qu’il aurait à l’exposition un portrait plus pittoresque. Mais je crois que s’il a de la noblesse dans l’esprit, à chaque nouvel acte de charlatanisme, il perdra un peu le respect de lui-même ; et j’ai pour principe qu’il vaut mieux se respecter soi-même que d’acquérir toute la gloire du monde. »

Cesarini fit un sourire ironique et haussa les épaules ; il était évident que les deux auteurs n’avaient nulle sympathie d’opinion.

Ils arrivèrent enfin à la chapelle, et avec quelque difficulté, ils parvinrent à trouver des places. Bientôt le service commença. Le prédicateur était un homme d’un talent incontestable, et d’une éloquence brûlante ; mais ses artifices théâtraux, la singularité de son costume, son ton et ses gestes étudiés, et surtout les momeries fanatiques qu’il introduisait dans la maison de Dieu, déplurent à Maltravers, tandis que Cesarini en fut ravi, fasciné, ému de respect. L’un ne voyait qu’un comédien et un imposteur, où l’autre reconnaissait un grand artiste et un prophète inspiré.

Mais au moment où le discours touchait à sa fin, au moment où le prédicateur était au milieu d’une de ses périodes les plus éloquentes, et préludait par des oh ! et des ah ! à une péroraison pathétique, les yeux et les pensées rêveuses de Maltravers furent enchaînés par la silhouette d’une femme assise à quelque distance. La chapelle était obscure, quoiqu’il fît grand jour ; et la figure de la personne qui attirait son attention était cachée par son chapeau et son voile. Mais cette courbe du cou, si gracieuse dans sa simplicité, si modeste dans son humilité, ne rappelait à son cœur qu’une seule image. Tout le monde a peut-être observé qu’il y a une physionomie de la forme (qu’on me pardonne cette expression), aussi bien que de la figure, laquelle appartient rarement à deux personnes en commun ; et cette physionomie, le plus souvent, se retrouve surtout dans le tour de la tête, dans le contour des épaules, et dans ce quelque chose d’indéfinissable qui caractérise chaque individu au repos. Plus Ernest la regardait, et plus il se confirmait dans la conviction qu’il avait devant les yeux la maîtresse perdue, mais jamais oubliée de son adolescence, le premier amour de son cœur. À côté de la dame en question, était assis un monsieur d’un certain âge, dont les yeux étaient fixés sur le prédicateur ; de l’autre côté se trouvait une charmante petite fille, dont les longues boucles blondes, et les traits pleins d’une délicatesse exquise, empreints d’une douceur expressive, avaient ce caractère auquel les peintres et les poëtes donnent le nom d’angélique. Ces trois personnes paraissaient appartenir à la même famille. Maltravers tremblait littéralement d’impatience et d’agitation. Et pourtant la toilette de celle qu’il supposait être Alice, l’apparence des personnes avec lesquelles elle se trouvait, étaient évidemment tellement au-dessus d’un rang vulgaire, qu’il osait à peine prêter l’oreille à la voix de son cœur. Était-il possible que la fille de Luc Darvil, jetée seule au milieu du monde, eût pu s’élever à ce point ? Le moment vint enfin de pouvoir résoudre ses doutes, le discours était achevé ; la prière improvisée était terminée, la congrégation se dispersa, et Maltravers se fit jour, aussi bien qu’il le put, au travers de la foule compacte et serrée. Mais à chaque instant, quelque obstacle contrariant, sous la forme d’un gros monsieur, ou d’un trio de dames, lui interceptait le chemin. Au milieu de la profusion des grands chapeaux et des plumes ondoyantes, il perdit de vue les personnes qu’il cherchait. À la fin, haletant, et pâle comme la mort (tant était grande l’émotion qu’il éprouvait), il gagna la porte de la chapelle. Il arriva à temps pour voir s’éloigner une voiture d’un goût simple, avec des laquais en petites livrées grises, et il entrevit, dans la voiture, les boucles dorées de l’enfant. Il s’élança devant la voiture, il se jeta presque sous les pieds des chevaux. Le cocher tira les rênes, et avec une exclamation de colère qui ressemblait beaucoup à un juron, il fit faire une courbe à son attelage, et repartit. Mais ce court moment d’arrêt avait suffi.

« C’est elle… c’est bien elle ! Ô ciel, c’est Alice ! » murmura Maltravers.

Tout semblait tourner autour de lui ; épuisé, presque sans connaissance, il s’appuya à la colonne d’un réverbère qui se trouvait près de là pour ne pas tomber. Mais tout à coup son cœur frémit à la pensée soudaine qu’il allait la perdre de vue pour jamais, et par un effort plein d’angoisse il recouvra l’usage de ses sens. Il s’élança comme un insensé à la poursuite de la voiture. Mais il y avait un grand nombre d’autres équipages, sans compter une foule immense de piétons : car les grands et les riches se rendaient en foule à cette église ; c’était une diversion fashionable à la monotonie du dimanche. Après une course fatigante et périlleuse, pendant laquelle il avait failli être écrasé trois fois, Maltravers s’arrêta enfin, épuisé et désespéré. Pendant plusieurs mois, il alla tous les dimanches à la même chapelle, mais en vain. Vainement aussi, il fréquenta tous les rendez-vous du plaisir et de l’opulence. Il ne revit plus Alice Darvil !


CHAPITRE XIII.

Dites-moi, monsieur, avez-vous fait le compte de votre fortune, avez-vous évalué vos terres, et trouvez-vous que vous puissiez supporter cette charge ?
(Le noble gentilhomme.)

Par degrés, à mesure que se calmait chez Maltravers le premier ébranlement de cette rencontre inattendue, et le désappointement prolongé qui la suivit, il sentit une espèce de bonheur ou de contentement étrange s’emparer de lui. Alice n’était pas dans la misère ; elle ne mangeait pas le pain amer du vice ; elle ne gagnait pas le pénible salaire de la pénurie laborieuse. Il la voyait dans une position honnête, et même opulente. Un fardeau, qui comme un cauchemar douloureux, au milieu des plaisirs de la jeunesse et des triomphes de la littérature, avait souvent pesé sur son cœur, en était à présent soulevé. Il respirait plus librement ; il pouvait dormir en paix. Sa conscience ne lui dirait plus : Celle qui a dormi sur ton sein est maintenant errante sur la face de la terre, exposée à toutes les tentations, périssant peut-être de besoin. Cette seule vue d’Alice avait été comme l’apparition des morts offensés, évoqués à Héraclée, dont la vue apaisait l’agresseur, et exorcisait les spectres du remords. Il s’était réconcilié avec lui-même, et s’avançait vers l’avenir la tête plus haute, et d’un pas plus ferme. Était-elle mariée à ce personnage d’un aspect si calme et si grave qu’il avait vu à côté d’elle ? Cette enfant était-elle le fruit de leur union ? Il l’espérait presque ! Il aurait mieux valu la perdre que la retrouver déshonorée. Pauvre Alice ! qui lui eût jamais dit, lorsque, assise aux pieds de Maltravers, elle plongeait son regard dans ses yeux, qu’un jour viendrait où il rendrait grâce au ciel, de pouvoir la croire heureuse avec un autre !

Ernest se sentit régénéré ; le soulagement de sa conscience influa sur les efforts de son génie. Une ardeur plus vive, plus élastique les anima comme d’une seconde jeunesse.

Cependant Cesarini s’était lancé dans le monde fashionable, et il était lui-même surpris de s’y voir fêté et caressé. Le fait est que Cesarini était précisément le genre d’homme à attirer la vogue. Les lettres de recommandation qu’il avait apportées de Paris, étaient adressées à quelques-uns de ces grands personnages anglais, par des personnages également importants en France, hommes entre lesquels la politique établit un pont de communication. Ils accueillirent Cesarini comme un jeune homme de talent, beau-frère d’un membre distingué de la chambre des Députés. D’un autre côté, Maltravers le présenta aux dilettanti littéraires, admirateurs de tout auteur en qui ils ne voient pas un rival. Le singulier costume de Cesarini, qui aurait soulevé la réprobation de tout le monde chez un Anglais, ravissait chez un Italien. Il avait l’air, disait-on, d’un poëte. Les dames aiment qu’on leur adresse des vers, et Cesarini, qui parlait fort peu, s’en vengeait en griffonnant éternellement. La tête du jeune homme s’échauffa bientôt par de continuels rapprochements qu’il faisait entre lui-même à Londres, et Pétrarque à Avignon. S’étant toujours imaginé que les grands seigneurs et les grandes dames étaient les dispensateurs de la gloire, et ne tenant aucun compte de la masse du public, il se croyait déjà illustre. L’un de ses plus profonds sentiments était la jalousie que lui inspirait Maltravers ; aussi fut-il enchanté lorsqu’on lui dit qu’il était bien plus intéressant que ce fier personnage, qui portait une cravate comme tout le monde, et ne possédait pas même ces deux attributs indispensables du génie : des boucles noires, et un ricanement ironique. La haute société qui, ainsi que le dit avec justesse Mme de Staël, déprave un esprit frivole, et raffermit un esprit vigoureux, acheva de détruire ce qu’il y avait encore de viril dans l’intelligence de Cesarini. Il apprit bientôt à borner sa soif de renommée et de distinction, à faire de l’effet dans un salon doré ; sa vanité se contenta de ces miettes et de ces débris de succès, que dédaigne le cœur de lion de la véritable ambition. Mais ce n’était pas tout. Cesarini était envieux de l’opulence comparative de Maltravers, car sa fortune à lui consistait en un petit capital de huit à neuf mille livres sterling[7] ; mais, lancé au milieu de la société la plus riche de l’Europe, il ne pouvait se résigner à sacrifier le moindre titre à la considération de cette société. Il commença à parler de la satiété des richesses, et les jeunes personnes l’écoutèrent avec le plus vif intérêt ; il se fit une réputation d’opulence, et il avait trop de vanité pour n’en être pas enchanté. Il s’efforça de la maintenir en se jetant dans les excès ruineux et la prodigalité du monde où il se trouvait. Il acheta des chevaux ; il donna des bijoux ; il fit la cour à une marquise de quarante-deux ans, qui avait des bontés pour lui, et qui aimait passionnément l’écarté ; il joua ; en un mot, il prit la grand’route de perdition.


  1. Cent mille francs.
  2. Petit poisson qu’on ne trouve, dit-on, qu’à l’embouchure de la Tamise.
  3. Horace.
  4. Quelle est la résolution formée sous d’aussi heureux auspices que vous n’ayez pas à vous repentir et du vœu et de son succès ?
  5. Sept millions et demi de francs.
  6. 3000 francs.
  7. 200 000 à 225 000 francs.