Traduction par Mlle  Collinet.
Hachette (p. 274-313).


LIVRE VII.


CHAPITRE PREMIER.


La dissimulation est la chaîne, forte mais souple, qui lie les uns aux autres tous les membres de la société ; duper ou être dupé, telle est l’alternative ; c’est le système du monde, et sans ce système toutes relations sociales cesseraient.
(Un auteur anonyme de 1772.)
Il était jeune d’années, mais vieux d’expérience.
(Shakspeare.)
Il court après les honneurs, et moi je cours après l’amour
(Le même.)


Lumley Ferrers était un de ces hommes rares qui agissent d’après un système organisé, profond, et mûrement considéré ; dès son enfance il en avait été ainsi. Quand il eut vingt et un ans, il se dit : « La jeunesse est la saison du plaisir : les triomphes de l’âge mûr, l’opulence de la vieillesse ne peuvent nous dédommager d’une jeunesse consacrée à des travaux insipides. » Conformément à cette maxime, il s’était décidé à n’embrasser aucune carrière. Comme il aimait à voyager, et qu’il était d’un caractère remuant, il s’était procuré à l’étranger toutes les jouissances que pouvait lui permettre son modeste revenu. Avec ce revenu, il était plus riche sur le continent qu’il ne l’eût été en Angleterre, et ce fut encore une des raisons qui lui firent prolonger ses voyages. À présent que les fantaisies et les passions de sa jeunesse étaient rassasiées, et que les facultés plus sérieuses de son esprit, mûries par une connaissance approfondie de l’humanité, s’étaient développées et concentrées en une ambition telle qu’il était dans sa nature d’en concevoir, il continua d’agir d’après la même tactique systématique et régulière, qu’il apportait aux détails de la vie. Il n’y avait rien en lui qui pût combattre ses froides théories par une pratique contradictoire ; car il n’était retenu par aucun principe, ni dominé par ses goûts ; et nos goûts sont souvent des freins aussi puissants que nos principes. Ferrers examina la société Anglaise et vit qu’à son âge, dans une position équivoque, et dans une situation à ne pouvoir rien risquer, il était nécessaire qu’il se dépouillât de tous les attributs caractéristiques du voyageur et du célibataire.

« Il n’y a rien de respectable, dans un appartement garni et une voiture de place, » se dit Ferrers à lui-même : car lui-même, c’était son grand confident. « Ce sont là les ressources d’une existence errante et vagabonde. On n’a jamais l’air de quelqu’un de recommandable, quand on ne paye pas d’imposition, et qu’on n’a pas un compte ouvert chez son boucher ! »

Donc, sans en dire un mot à qui que ce fût, Ferrers prit à bail une grande maison, située dans une de ces rues tranquilles qui semblent proclamer combien peu leurs propriétaires ont besoin, pour être considérés, d’habiter un quartier fashionable. Lorsqu’on prend une maison dans une de ces rues-là, chacun suppose qu’on en a les moyens. Il attacha beaucoup d’importance à ce que ce fût une rue bien famée ; son choix s’arrêta enfin sur Great-George-Street Westminster. Lumley Ferrers n’admit dans ses grands salons sombres aucun de ces bibelots ni de ces colifichets qu’on rencontre communément dans la maison d’un jeune célibataire ; point de meubles de Boule ou en marqueterie, point de porcelaines de Sèvres ni de tableaux de genre. Il acheta à très-bon compte tous les meubles de l’ancien locataire : des rideaux de perse brune, des chaises et des sofas, que la poussière de vingt-cinq années rendait vénérables et imposants. Il mit pourtant une sollicitude toute particulière à se procurer deux seules choses : une table de salle à manger fort longue, qui pût tenir vingt-quatre personnes, et un buffet neuf, en acajou. Quelqu’un lui demanda pourquoi il tenait tant à ces deux articles.

« Je n’en sais rien, répondit-il ; mais j’ai remarqué que tous les hommes établis et considérés y tiennent. Il doit y avoir quelque chose là-dessous : je finirai bien par trouver le mot de l’énigme. »

M. Ferrers s’installa donc dans cette maison avec deux servantes d’âge mûr et un domestique sans livrée, qu’il choisit parmi une multitude de candidats, principalement parce qu’il avait l’air bien nourri.

Quand il se fut convenablement établi et qu’il eut dit à tout le monde qu’il avait un bail de soixante-trois ans, Lumley fit un petit calcul de ses dépenses probables, et il trouva qu’avec de l’économie, elles dépasseraient son revenu d’un quart environ.

« Je prendrai le surplus sur mon capital, dit-il, et je tenterai cette expérience pendant cinq années ; si elle ne me réussit pas et ne me rapporte pas de gros bénéfices, alors c’est qu’il n’y a plus de gens aux dépens desquels on puisse vivre, ou il faudra donc que Lumley Ferrers soit un bien plus grand maladroit qu’il ne le pense ! »

M. Ferrers avait étudié à fond le caractère de son oncle comme un spéculateur étudie les qualités d’une mine quand il veut y placer ses capitaux ; et, dans tout ce qu’il venait de faire, il avait en vue cet oncle aussi bien que le monde. Il vit que si, au lieu de se faire une réputation brillante, mondaine, élégante, il s’attirait une bonne renommée, solide, substantielle, M. Templeton ne l’en jugerait qu’avec plus de faveur et n’en serait que plus disposé à le faire son héritier, pourvu que mistress Templeton ne substituât pas au parasite collatéral des rejetons indigènes. Cette dernière appréhension s’évanouit à mesure que le temps s’écoulait et que nul indice de fécondité ne se révélait. Par conséquent Ferrers crut qu’il pouvait, en toute prudence, risquer quelque chose de plus à un jeu dont les chances commençaient à lui inspirer quelque confiance. Il y avait cependant une circonstance qui le troublait beaucoup : M. Templeton, quoique dur et austère dans ses manières vis-à-vis de sa femme, lui était évidemment fort attaché ; et, par-dessus tout, il nourrissait la plus tendre affection pour sa belle-fille. Il s’inquiétait de sa santé, de son éducation, de ses petits plaisirs enfantins, avec autant de sollicitude que s’il eût été non-seulement son père, mais le père le plus tendre. Il ne pouvait souffrir qu’on la contrariât, ou qu’on lui refusât la moindre chose. M. Templeton qui n’avait, de sa vie, gâté quoi que ce fût, pas même une vieille plume (tant il était soigneux, prévoyant et systématique), faisait tous ses efforts pour gâter cette charmante enfant, sans avoir même la vaine satisfaction de penser que c’était lui qui avait donné au monde ce bel objet d’admiration. Cette petite fille était d’une exquise et suave beauté ; et chaque jour voyait s’accroître les charmes de sa personne et les grâces séduisantes de ses manières caressantes et enfantines. Son caractère était si doux et si docile que l’indulgence et les caresses, avec quelque absence de discernement qu’on les lui prodiguât, ne servaient qu’à développer l’excellence de son naturel tendre et reconnaissant. Peut-être une tendresse calculée et moins expansive eût-elle gâté davantage une enfant dont tous les instincts sollicitaient l’affection et la rendaient avec usure. C’était un cœur qui se serait refroidi et étiolé dans une atmosphère moins chaude. Mais exposée à un ciel sans nuages et aux doux rayons d’un soleil perpétuel, toute la riche végétation de son cœur, toute la suave douceur de son caractère se développaient à leur aise.

Tout le monde (même les gens qui généralement n’aimaient pas les enfants) raffolait de cette charmante petite créature, excepté pourtant M. Lumley Ferrers. Ce dernier, moins tendre que la Narcisse de Pope : « aurait volontiers fait bouillir l’enfant pour en faire un cosmétique. »

Il savait qu’il arrive souvent qu’un homme, marié dans un âge avancé, laisse tous ses biens à sa jeune veuve, et aux enfants de celle-ci par un premier mariage, lorsqu’il s’est une fois attaché à ces derniers. Il sentait aussi, fort judicieusement, qu’il n’avait pas beaucoup de prise sur Templeton par les affections. Il résolut donc de refroidir, autant que possible, son oncle à l’égard de sa jeune femme, espérant que, si l’influence de la femme s’affaiblissait, celle de l’enfant diminuerait dans la même proportion. Il chercha aussi, dans la vanité et l’ambition de Templeton, des alliés qui pussent suppléer en sa faveur à l’absence d’affection de son oncle pour lui. Il poursuivit cette double manœuvre avec une habileté consommée. Il chercha d’abord à gagner la confiance et l’amitié de la jeune mère, si triste et si douce ; comme elle était singulièrement confiante et inexpérimentée, il y réussit complétement. Grâce à la franchise de ses manières, à ses attentions respectueuses, à l’adresse avec laquelle il savait détourner loin d’elle la mauvaise humeur de M. Templeton, la pauvre dame se réjouissait de ses visites, et se fiait à son amitié. Peut-être était-elle contente de voir rompre son perpétuel tête-à-tête avec un mari sévère et peu sympathique, qui n’avait nulle compassion pour les chagrins, quels qu’ils fussent, qui accablaient sa femme, et qui considérait comme un devoir de moralité de trouver à redire toutes les fois que l’occasion s’en présentait.

Lumley poursuivit en second lieu sa tactique auprès de Templeton ; il arma la vanité du mari contre sa femme, en lui rappelant constamment les sacrifices qu’il avait faits par ce mariage, et en lui laissant l’assurance qu’il serait arrivé à la réalisation de ses vœux, s’il avait fait un choix plus prudent. À force de frotter habilement sur l’endroit malade, il finit, en quelque sorte par en fixer l’irritation dans le tempérament de Templeton, et cette irritation réagit sur toutes ses pensées ambitieuses ou domestiques. Pourtant, au grand étonnement et au grand courroux de Lumley, tout en se refroidissant à l’égard de sa femme, Templeton s’attachait tous les jours davantage à l’enfant. Lumley n’avait pas songé suffisamment à la soif d’affection qui existe dans presque tous les cœurs humains ; et Templeton, bien qu’il ne fût pas précisément un homme aimable, avait d’excellentes qualités. S’il s’était moins préoccupé de l’opinion du monde, il n’aurait ni contracté le jargon mystique de la fausse dévotion, ni soupiré après un titre ; son affectation de puritanisme et sa soif ardente des honneurs, provenaient d’une déférence excessive et exagérée pour l’opinion publique et d’un désir d’obtenir un rang et un respect qu’il ne se sentait pas en état d’acquérir par la seule force de son mérite. Mais, au fond, c’était un homme bien intentionné ; il était charitable envers les pauvres, il était bon pour ses domestiques, et il éprouvait ce besoin d’aimer et d’être aimé, ce ciment des âmes, ce principe d’harmonie qui rallie et confond les atomes de l’univers. Si mistress Templeton lui eût témoigné de l’affection, toute la diplomatie de Lumley Ferrers eût échoué contre lui ; il se serait consolé de la perte de quelques avantages mondains, fût devenu un bon mari, et même un mari fort épris. Mais évidemment, quoique ce fût une femme patiente, exemplaire et prévoyante, elle ne l’aimait pas, tandis que sa fille l’aimait véritablement, l’aimait autant qu’elle aimait sa mère, et cet homme ambitieux et sec n’aurait pas échangé contre un royaume cette petite source d’affection pure et consolante. Malgré sa sagesse et sa pénétration, Lumley ne put jamais bien comprendre cette faiblesse, ainsi qu’il l’appelait, car on ne connaît jamais entièrement les hommes, à moins d’avoir des sympathies complètes avec toutes les émotions naturelles à l’humanité, et la nature avait laissé quelque chose d’incomplet et d’inachevé dans son œuvre, quand elle avait fait Lumley Ferrers, en lui refusant la faculté d’aimer autre chose que lui-même.

Néanmoins, le moyen dont il s’était servi pour gagner l’estime et la considération de Templeton réussit parfaitement. Il veilla à ce que rien, dans l’administration de son propre ménage, ne parût extravagant ; tout y était modeste, sans prétentions et bien ordonné. Il prétendait qu’il s’était arrangé de manière à vivre sans dépasser son revenu ; et Templeton, ne recevant aucune demande d’argent, ne sachant pas non plus que sur le continent Ferrers avait épuisé une grande partie de sa fortune, crut ce qu’il lui disait. Ferrers donnait souvent à dîner ; mais il ne suivait pas ce système absurde, considéré comme un moyen de popularité par certaines gens qui prétendent connaître le monde : il n’avait pas la prétention de donner de meilleurs dîners que les autres. Il savait qu’à moins d’être un personnage très-riche ou très-haut placé, il n’y a pas de folie pareille à celle de croire qu’on peut attendrir le cœur de ses amis avec des potages à la bisque, et du johannisberg à une guinée la bouteille ! Ils s’en vont tous en disant : « De quel droit ce diable d’homme-là donne-t-il de plus beaux dîners que nous ? Quel mauvais goût ! Quelle présomption ridicule ! »

Non ; bien que Ferrers fût lui-même un savant disciple d’Épicure, et qu’il sût priser mieux que personne le luxe de sa table, il donnait à ses amis ce qu’il nommait « un honnête menu, » Sa cuisinière n’épargnait pas la farine dans la sauce aux huîtres ; il ne servait jamais d’autre poisson que de la morue fraîche ; et quatre entrées, sans saveur ni prétention, lui étaient ponctuellement fournies par le pâtissier, mais l’hôte se gardait bien d’y goûter. M. Ferrers n’affectait pas non plus de s’entourer de beaux esprits ou de brillants causeurs. Il s’en tenait à la société d’hommes solides et considérés, et généralement il avait soin d’être l’esprit le plus distingué de sa compagnie, et de diriger la conversation vers des questions sérieuses de politique, de fonds publics, de commerce ou de code criminel, qu’il avait étudiées pour la circonstance. Laissant de côté une partie de sa gaieté tout en conservant sa franchise, il cherchait à se faire une réputation d’homme bien élevé, laborieux, qui avait de l’avenir. Ses relations de famille, et un certain charme sans nom qu’il devait surtout à une physionomie agréable, à une candeur hardie mais engageante, et à une absence complète de hauteur ou de prétention, le mettaient à même de réunir autour de cette modeste table (qui ne blessait aucun amour-propre, si elle ne flattait pas le palais) un nombre d’hommes d’État de haut rang et de sommités financières suffisant pour servir ses desseins. Le voisinage qu’il avait choisi, si proche des chambres du parlement, était commode aux hommes politiques, et par degrés ses grands salons sombres devinrent pour eux un lieu de rendez-vous ; ils y discutaient ces mille intrigues souterraines par lesquelles tantôt on appuie, tantôt on attaque un parti. Ainsi, sans être dans les chambres, Ferrers s’associa peu à peu aux hommes et aux affaires du parlement ; et le parti ministériel dont il embrassa la politique le comblait de louanges, se servait de son crédit, et promettait, un jour ou l’autre, de faire quelque chose pour lui.

Tandis que la carrière de cet homme habile et peu scrupuleux se préparait ainsi (il va sans dire que ce ne fut pas l’affaire d’un jour), Ernest Maltravers gravissait, par un sentier rude, épineux, disputé, cette hauteur sur le sommet de laquelle s’élèvent pour les hommes les monuments de la gloire. Ses succès dans l’arène parlementaire ne furent ni brillants ni immédiats. Car, bien qu’il eût de l’éloquence et du savoir, il dédaignait les artifices oratoires ; et, en dépit de sa passion et de son énergie, on ne pouvait guère le regarder comme un partisan bien dévoué. Il excita beaucoup d’envieux, et rencontra beaucoup d’obstacles. La gracieuse et bouillante affabilité de son caractère et de ses manières, qui dans sa première jeunesse l’avait rendu l’idole de ses camarades de collége, avait depuis longtemps cédé la place à une réserve froide, calculée dont la dignité, malgré sa douceur, n’avait pas le pouvoir de charmer le grand nombre. Mais, bien qu’il parlât rarement et qu’il entendît souvent applaudir avec enthousiasme des hommes qui n’avaient pas la moitié de son mérite, il réussit néanmoins à éveiller l’attention et le respect. Il n’était pas le favori des coteries et des partis ; mais la conviction que ses intentions étaient droites, que son honneur était incorruptible, que ses opinions étaient justes et réfléchies, se répandait silencieusement et universellement parmi la masse de la nation, l’auditoire et le tribunal auquel Maltravers, dans la politique comme dans les lettres, en appelait toujours. Il sentait que son nom était un capital bien placé, quoique les rentrées en fussent lentes et modestes. Il se contentait d’attendre que son moment fût venu.

Chaque jour il s’attachait davantage à cette seule vraie philosophie, qui fait trouver à l’homme un monde en lui-même, autant que le monde extérieur veut bien le lui permettre ; et du haut d’une calme et sereine estime de lui-même, il sentait le soleil luire au-dessus de sa tête, lorsque des nuages malveillants s’amoncelaient sombres et menaçants au-dessous de lui. Il ne méprisait pas l’opinion ; il ne la froissait pas sciemment, mais il ne voulait pas non plus se courber devant elle et la flatter. Toutes les fois qu’il trouvait qu’on devait céder à l’opinion du monde, il y cédait ; mais toutes les fois qu’il trouvait qu’on devait la dédaigner, il la dédaignait. Bien souvent un individu honnête, éclairé, loyal et consciencieux, est meilleur juge que la multitude de ce qui est bien et de ce qui est mal : et, en pareil cas, il n’a aucune valeur morale s’il permet que la multitude, par son courroux ou ses flatteries, fasse violence à son jugement. Le public, quand on le gâte, est une détestable commère qui fourre son nez dans les affaires de tout le monde, dont elle n’a pas le droit de se mêler. Dans les choses où le public n’est pas compétent, Maltravers le méprisait et repoussait son intervention avec la même hauteur qu’il eût repoussé l’intrusion de tout membre insolent de cette masse insolente. C’était ce mélange d’amour sincère, de respect pour le peuple de tous les temps, et de dédain calme et froid pour ce capricieux charlatan, le public du moment, qui faisait d’Ernest Maltravers un penseur original et unique, et un acteur véritablement modeste et bienveillant, quoiqu’il pût paraître arrogant et insociable.

« Le paupérisme, disait-il souvent, par opposition à la pauvreté, c’est le droit qu’on s’attribue de mettre son existence à la charge des autres, au lieu de la devoir à ses propres efforts : et il y a une espèce de paupérisme moral chez l’homme qui demande aux autres ce soutien de la vie morale, le respect de soi-même. »

Plongé dans cette philosophie, il poursuivait fièrement son chemin solitaire, et il se sentait convaincu que, lorsque les préjugés et l’envie se seraient dissipés, il retrouverait au fond du cœur des hommes, de la sympathie pour ses motifs et pour sa carrière. Quant à sa santé, l’épreuve des travaux parlementaires lui avait parfaitement réussi. Ni le labeur des affaires, ni les veilles, ni l’ennui des longs discours, ne sauraient produire cet épuisement redoutable, qui suit tous les efforts de l’âme pour s’élever dans les hautes régions de la pensée austère et de l’imagination excitée. Les facultés qui, chez lui, avaient été surmenées, restaient maintenant en jachère ; et le corps retrouvait rapidement sa vigueur dans le repos. Quant au bien-être particulier et aux inspirations, Ernest y était presque étranger. Il finit même insensiblement par cesser presque de voir son vieil ami Ferrers, dont les habitudes avaient peu de rapport avec les siennes. Cleveland habitait de plus en plus sa campagne, et il était trop satisfait de la carrière et de la réputation croissante de son ancien élève, pour l’importuner de ses exhortations ou de ses conseils. Cesarini était devenu un lion littéraire, dont le génie était chaleureusement applaudi dans toutes les revues, d’après le même principe qui fait qu’on loue les chanteurs étrangers ou les morts ; car il faut bien vanter quelque chose, et l’on n’aime point à vanter ce qui nous gêne pour arriver. Par conséquent la vanité de Cesarini s’était prodigieusement développée ; il jurait que l’Angleterre était la seule patrie du véritable mérite, et il ne dissimulait plus la jalouse colère que lui faisait éprouver la célébrité plus généralement répandue de Maltravers. Ernest soupirait de compassion en lui voyant dissiper sa fortune, et prostituer ses talents à de frivoles succès de salon. Il chercha en vain à le mettre sur ses gardes ; Cesarini l’écouta avec tant d’impatience qu’il renonça au rôle de mentor. Il écrivit à de Montaigne, qui, de son côté, ne réussit pas mieux. Cesarini était décidé à jouer son va-tout. Et, sans métaphore, il avait fini réellement par se lancer dans les hasards du jeu. Son ardeur inquiète s’exhalait dans les émotions de rouge et noir, et ses dernières guinées disparaissaient rapidement.

Mais les lettres de de Montaigne consolaient Maltravers de la perte d’amis moins sympathiques. Le Français était devenu un homme éminent et illustre, dont l’approbation lui était plus douce que les applaudissements de la foule pendant tout ce temps ; aussi la correspondance suivie de son invisible Égérie flattait sa vanité et aiguisait sa curiosité. Cette correspondance (s’il est permis de donner ce nom à des lettres qui ne venaient que d’une main) durait depuis fort longtemps, et Maltravers était toujours dans l’impossibilité d’en découvrir l’auteur. Le ton, depuis quelque temps, en était changé, il était devenu plus triste et plus doux ; on lui parlait du vide aussi bien que des triomphes de la célébrité ; et avec un sentiment véritablement féminin, on donnait souvent à entendre qu’il est plus doux de consoler la tristesse que de partager la gloire. Il y avait dans toutes ces lettres des témoignages irrécusables d’une haute intelligence et d’un sentiment profond ; elles excitaient chez Maltravers un vif et puissant intérêt ; mais ce n’était pas un intérêt qui éveillât en lui le désir d’en connaître l’auteur, afin de pouvoir l’aimer. Elles respiraient trop, la plupart du temps, l’ironie et l’amertume d’un esprit masculin, pour charmer un homme qui regardait la douceur comme l’essence de la force des femmes. Ces lettres trahissaient le caractère, aussi bien que l’esprit et le cœur. mais ce n’était pas le genre de caractère que pouvait admirer un homme qui aimait que les femmes fussent franchement des femmes.

« J’entends souvent parler de vous, disait l’une de ces étranges missives, et je suis d’une colère presque égale quand des sots osent vous louer ou vous blâmer. Combien j’abhorre, combien je méprise le misérable monde où nous vivons !… Et pourtant je voudrais vous voir le servir et le maîtriser ! Contradiction pleine de faiblesse ! Paradoxe efféminé ! Oh ! mieux vaudrait pour vous, mille fois, fuir ses mesquines tentations, ses insuffisantes récompenses ! Si vous habitiez un désert, et que vous eussiez besoin de quelque esclave à vos ordres, je renoncerais volontiers à tout… à l’opulence, aux hommages, à ma réputation, à l’honneur même, pour aller vous servir.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Il fut un temps où je vous admirais pour votre génie. Mon mal est devenu chronique, et maintenant je vous adore pour vous-même. Je vous ai vu, Ernest Maltravers, je vous ai vu souvent, et, lorsque vous étiez loin de deviner que mes yeux étaient fixés sur vous. À présent que je vous ai vu, je vous comprends mieux. Nous ne pouvons juger des hommes par leurs écrits ou leurs actions. La postérité ne peut jamais bien connaître les hommes du passé. Mille volumes qui n’ont jamais été écrits, mille actions qui n’ont jamais été exécutées, sont dans les regards et la physionomie du petit nombre des hommes supérieurs à la multitude. Dans ce regard froid et abstrait, dans ce front pâle et hautain, je lis un dédain des obstacles, digne de celui qui a confiance en son but. Mais quand je vous contemple, mes yeux se remplissent de larmes ! Vous êtes triste, vous êtes seul ! Si les défaites ne vous humilient pas, le succès non plus ne peut point vous enorgueillir. Ah ! Maltravers, moi, quoique je sois femme, quoique je vive enfermée dans un cercle étroit, moi-même, je sais enfin qu’avoir des aspirations plus nobles, des vues plus augustes que les autres, c’est sacrifier la vie réelle à des rêves douloureux et tristes.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Allez davantage dans le monde, Maltravers ! Allez-y davantage, ou bien quittez-le tout à fait. Il faut faire face à vos ennemis ; ils se multiplient ; ils gagnent des forces. Vous êtes trop calme, trop lent à vous acheminer vers un triomphe certain pour satisfaire à mon impatience, pour contenter vos amis. Soyez moins difficile dans votre ambition, afin de pouvoir être plus immédiatement utile. Les pieds d’argile sont, en définitive, les plus légers pour la course. Lumley Ferrers lui-même vous dépassera, si vous n’y prenez garde.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Pourquoi vous dis-je toutes ces choses ? Vous… vous en aimez une autre ; et pourtant, vous n’en êtes pas moins l’idéal que je pourrais aimer… si je devais jamais aimer quelqu’un. Vous aimez… et pourtant !… Eh bien ? Qu’importe ! »


CHAPITRE II.

Mais, de cette façon, on n’est qu’un gentilhomme officiel. N’importe, on est toujours gentilhomme, et c’est là son but.
(Un auteur anonyme de 1772.)
La musique est le seul des talents qui jouisse de lui-même, tous les autres veulent des témoins.
(Marmontel.)

M. Templeton n’avait pas obtenu son titre, et bien qu’il n’eût éprouvé aucun refus direct, bien qu’il n’eût même adressé aucune demande directe au gouvernement, il commençait à être fort mécontent. Il avait une grande influence parlementaire ; non l’influence illégitime d’un bourg clos, mais une influence orthodoxe et fort avouable, due à son caractère, à sa fortune, etc. Il pouvait faire élire au moins un représentant d’une ville, il pouvait presque faire élire le représentant d’un comté, et un peu d’activité de sa part aurait pu même, dans trois circonscriptions électorales, faire pencher la balance d’une élection contestée. Le ministère était fort, mais pas assez pourtant pour perdre des partisans qui s’étaient montrés zélés jusque-là ; l’exemple de la désertion est contagieux. Dans la ville qu’avait autrefois représentée Templeton, et où il commandait presque aujourd’hui, une vacance s’offrit tout à coup. Un candidat de l’opposition se présenta et commença à solliciter les votes. À sa surprise et à l’effroi du ministre des finances, Templeton ne présenta personne, et ne fit aucun usage de son influence. Lord Saxingham se rendit, en toute hâte, chez Lumley.

« Mon cher, que veut dire tout ceci ? À quoi songe donc votre oncle ? Nous allons perdre l’appui de cette ville, l’une de nos forteresses. Les paris sont égaux.

— Oh ! c’est que, voyez-vous, vous avez très-mal agi vis-à-vis de mon oncle. J’en suis vraiment désolé, mais je n’y puis rien.

— Quoi ! serait-ce ce maudit titre ? on ne peut donc pas le contenter à moins ?

— C’est à prendre ou à laisser.

— Pardieu ! il faut qu’on le lui donne alors.

— Et encore, il sera peut-être trop tard.

— Ah ! croyez-vous ?

— Voulez-vous remettre l’affaire entre mes mains ?

— Certainement ; vous êtes un gaillard qui avez de l’esprit comme un diable, et nous vous estimons tous.

— Asseyez-vous, et écrivez ce que je vais vous dicter, mon cher lord.

— Bon ! dit lord Saxingham, en s’asseyant devant l’énorme bureau de Lumley : bon, allez !

« Mon cher monsieur Templeton

— C’est trop familier, dit lord Saxingham.

— Pas le moins du monde, continuez :

« Mon cher monsieur Templeton.

« Nous désirons vivement que votre influence parlementaire auprès de la ville de C*** s’exerce en faveur d’une candidature convenable, c’est-à-dire en faveur de votre famille, dans laquelle l’administration que vous honorez de votre appui a toujours trouvé ses plus courageux défenseurs. Nous voulons, en même temps, vous exprimer tout particulièrement notre confiance dans vos principes, et notre reconnaissance pour votre suffrage. Permettez-moi donc, en considération du lien de parenté qui existe entre nous, de vous prier d’appuyer immédiatement l’élection de M. Ferrers, notre parent à tous deux. »

Lord Saxingham jeta la plume, pour rire pendant deux minutes sans s’arrêter.

« Superbe, Lumley, superbe ! C’est drôle que je n’y eusse jamais pensé.

— Chacun pour soi et Dieu pour tous, dit gravement Lumley. Ayez l’obligeance de continuer, mon cher lord.

« Nous sommes convaincus que vous ne pourriez trouver un représentant qui réfléchît plus fidèlement vos opinions et nos intérêts. Un mot encore. Une création de pairs aura lieu probablement au printemps, et je suis persuadé que Sa Majesté serait fort satisfaite d’y ajouter votre nom ; il va sans dire que le titre passerait à vos fils, et, faute de ceux-ci, à votre neveu.

« Croyez-moi, monsieur, avec beaucoup d’estime et de respect,

« Votre tout dévoué,
Saxingham. »

— Là ; écrivez sur cette lettre « personnelle et confidentielle, » et envoyez-la par estafette à la maison de campagne de mon oncle.

— Il en sera fait ainsi, mon cher Lumley. Voilà une affaire qui me donne autant de satisfaction qu’à vous-même. Véritablement vous nous ferez honneur. Vous croyez que cela pourra s’arranger ?

— Sans aucun doute.

— Allons, bonjour. Venez me trouver, Lumley, quand cette affaire sera terminée. Florence est toujours contente de vous voir ; elle dit que personne ne l’amuse davantage. Et de sa part c’est un éloge très-flatteur, car c’est une drôle de fille : un vrai Timon en jupons. »

Lord Saxingham s’en alla.

« Florence est contente de me voir, dit Lumley, et il se mit à arpenter la chambre, les mains derrière le dos. L’intrigue numéro deux commence à me sourire derrière l’ombre grandissante de l’intrigue numéro un. Si je puis seulement réussir à écarter de ma belle cousine tous les autres soupirants, jusqu’à ce que je sois moi-même en position de demander sa main, il se pourrait faire que j’enlevasse le plus beau parti qui soit dans les trois royaumes. Courage, mon brave Ferrers, courage ! »

Ce soir-là il était tard quand Ferrers arriva chez son oncle. Il trouva mistress Tempieton dans le salon, assise au piano. Il entra doucement ; comme elle ne l’entendit pas, elle continua de chanter. Sa voix était si suave et si riche, son goût si pur, que Ferrers, qui était bon juge en musique, s’arrêta surpris et ravi. Bien qu’il fût venu fort souvent chez son oncle, qu’il y eût même demeuré, il n’avait jamais entendu mistress Templeton chanter autre chose que de la musique religieuse ; mais cette fois c’était une romance sentimentale fort en vogue. Il s’aperçut que, vers la fin, sa voix était altérée par l’émotion ; elle s’arrêta tout à coup, et lorsqu’elle se retourna, sa figure avait une expression d’attendrissement si éloquente que Ferrers en fut vivement frappé. Il n’était pas homme à éprouver de la curiosité pour ce qui ne le concernait pas immédiatement ; pourtant il ne put s’empêcher d’en ressentir au sujet de cette femme, si belle et si triste. Il y avait dans son aspect habituel ce regard inexprimable de profonde résignation, qui témoigne de la continuelle souvenance d’un passé douloureux. Dans ses yeux, dans son sourire, dans sa démarche languissante et sans gaieté on devinait un cœur prématurément brisé. Mais à la régularité calme et consciencieuse avec laquelle elle accomplissait la routine de ses tranquilles devoirs, on voyait que la douleur l’accablait plutôt qu’elle ne la troublait. Si son fardeau était lourd, l’habitude semblait l’aider à le porter sans murmurer ; et l’émotion que Ferrers lisait en ce moment sur ses traits doux et harmonieux était d’un genre qu’il n’y avait jamais aperçu qu’une seule fois : le premier jour qu’il avait vu mistress Templeton, ce jour où la poésie, qui est la clef de la mémoire, venait évidemment d’ouvrir dans son esprit la chambre noire hantée par des fantômes de souvenirs tristes et désolés.

« Ah ! chère madame, dit Ferrers, en s’avançant dès qu’il s’aperçut qu’il avait été vu, j’espère que je ne vous dérange pas ? Je sais que ce n’est pas l’heure des visites : mais j’ai besoin de voir mon oncle, où est-il ?

— Il a passé toute la matinée en ville, il m’a dit qu’il dînerait dehors, et maintenant je l’attends d’un instant à l’autre.

— Vous vous efforciez de charmer les ennuis de l’absence. Oserais-je vous prier de continuer ? J’entends bien rarement des voix aussi suaves et un chant aussi parfait. Vous avez dû étudier sous les meilleurs professeurs de l’Italie ?

— Non, dit mistress Templeton dont les joues délicates se couvrirent d’un léger incarnat ; j’ai appris dans ma jeunesse d’une personne qui aimait beaucoup la musique, et qui en avait le sentiment ; mais ce n’était pas un étranger.

— Voulez-vous me chanter encore cette romance ? Vous, donnez aux paroles un charme que je n’y avais jamais aperçu jusqu’à ce jour ; et pourtant elles sont (aussi bien que la musique) de mon pauvre ami que M. Templeton n’aime pas : Maltravers.

— Sont-elles vraiment de lui ? dit mistress Templeton, avec émotion ; c’est singulier, je n’en savais rien. J’ai entendu ce motif dans les rues, et il m’a vivement frappé. J’ai demandé le titre de la romance, et je l’ai achetée ; c’est fort étrange !

— Qu’est-ce qu’il y a d’étrange ?

— C’est qu’il y a une espèce de langage dans la musique et la poésie de votre ami qui me revient à la mémoire, comme des paroles que j’aurais entendues il y a bien longtemps ! Est-il jeune, ce monsieur Maltravers ?

— Il est jeune encore.

— Et… et… »

Ici mistress Templeton fut interrompue par l’entrée de son mari. Il tenait à la main la lettre de lord Saxingham qu’il n’avait pas encore ouverte. Il paraissait de mauvaise humeur ; mais ce n’était pas rare. Il donna froidement la main à Lumley, fit un signe de tête à sa femme, se plaignit du feu, et se jeta dans un fauteuil.

« Je crois, Lumley, dit-il, que j’ai fait une sottise de suivre votre avis, et de me tenir à l’écart pendant cette élection. Je vois par les journaux de ce soir qu’il va bientôt y avoir une nouvelle création de pairs. Si j’avais montré de l’activité en faveur du gouvernement, on aurait peut-être eu honte de me traiter avec ingratitude.

— Je crois au contraire que j’avais raison, répondit Lumley ; c’est la crainte, bien plus souvent que la honte, qui rend les hommes publics reconnaissants. Les votes favorables sont comme les vieux amis : on ne les estime jamais autant que lorsqu’on va les perdre. Mais qu’est-ce que cette lettre que vous avez dans la main ?

— Oh ! quelque pétition pour me soutirer de l’argent, je pense.

— Pardonnez-moi ; elle a un air officiel. »

Templeton mit ses lunettes, éleva la lettre au niveau de ses yeux, en examina l’adresse et le cachet, l’ouvrit précipitamment, et laissa échapper une exclamation qui ressemblait beau coup à un juron. Quand il eut achevé de lire :

« Donnez-moi la main, mon neveu, s’écria-t-il ; la chose est arrangée, j’aurai mon titre. Vous aviez raison ; ah ! ah !… ma chère femme, vous serez milady ; rien que ça ! N’êtes-vous pas contente ? pourquoi donc milady ne sourit-elle pas ? Où est l’enfant ? où est-elle, vous dis-je ?

— Elle est allée se coucher, dit mistress Templeton, presque avec frayeur.

— Se coucher ! Il faut que j’aille l’embrasser. Ah ! elle est allée se coucher ? Allumez cette bougie, Lumley. (Ici M. Templeton agite la sonnette.) John, dit-il, au moment où le domestique entrait, John, dites à Jacques d’aller demain de bon matin chez Baxter, pour lui commander de ne pas peindre ma voiture jusqu’à ce que je le lui fasse dire. Il faut que j’aille embrasser l’enfant. Oui, vraiment, je veux l’embrasser.

— La peste soit de l’enfant, grommela Lumley, lorsque, après avoir donné le flambeau à son oncle, il revint s’asseoir auprès du feu ; que diable a-t-elle de commun avec cette affaire ? C’est une charmante petite fille que la vôtre, madame ! Vous ne sauriez croire combien je l’aime ! Mon oncle en raffole ; cela ne m’étonne pas !

— En effet, il l’aime beaucoup, beaucoup ; et mistress Templeton poussa un soupir qui parut sortir des profondeurs de son cœur.

— L’avait-il prise en affection avant que vous fussiez mariés ?

— Oui, je le crois ; oh ! oui, certainement.

— S’il était son père, il ne pourrait l’aimer davantage. »

Mistress Templeton ne répondit rien ; elle alluma sa bougie, souhaita le bonsoir à Lumley, et se retira.

« Je voudrais bien savoir si ma grave tante et mon grave oncle n’auraient pas par hasard mordu à la pomme, avant d’avoir acheté la jouissance de l’arbre. Tout cela me paraît louche ; et pourtant, non, ce n’est pas possible ; il n’y a rien de séducteur ou de séduisant chez ce vieux bonhomme. Ce n’est pas probable ;… le voici. »

Templeton rentra ; ses yeux étaient humectés, et son front s’était éclairci.

« Et comment se porte le petit ange, monsieur ? demanda Ferrers.

— Elle m’a embrassée, quoique je l’eusse éveillée ; les enfants sont pourtant généralement maussades quand on les réveille.

— En vérité ? Pauvres chéris ! Eh bien ! monsieur, j’avais donc raison ; puis-je voir cette lettre ?

— La voici. »

Ferrers rapprocha sa chaise du feu, et lut son œuvre avec toute la satisfaction d’un auteur anonyme.

« Que de bonté ! que de prévoyance ! quels termes délicats ! Une double faveur ! Mais peut-être, en définitive, cela ne s’accorde-t-il pas avec votre désir ?

— En quoi ?

— Mais… mais… en ce qui me concerne.

Vous ! Il est donc question de vous ? Je n’ai pas remarqué cela ; voyons.

— Les oncles ne sont jamais égoïstes !… Prendre cela en note sur mon calepin ! pensa Ferrers. »

L’oncle fronça les sourcils en relisant la lettre.

— Cela ne se peut pas, Lumley, dit-il très-brièvement, quand il eut fini.

— Un siége au parlement est donc un trop grand honneur pour un pauvre neveu, monsieur ? dit Lumley d’un ton amer ; il n’éprouvait aucune amertume, mais ce ton-là était de mise en pareille circonstance. J’ai fait tout mon possible pour servir votre ambition, et vous ne voulez pas même me tendre la main pour m’aider à faire un pas de plus dans ma carrière. Mais pardonnez-moi, monsieur, je n’avais pas le droit de m’y attendre.

— Lumley ! répondit Templeton avec bonté, vous vous méprenez. J’ai une bien plus haute opinion de vous qu’autrefois ; bien plus haute. Vous avez certainement une conduite rangée et sérieuse qui est digne des plus grands éloges, et vous irez au parlement si vous le désirez ; mais vous ne représenterez pas la ville de C***. J’y appuierai de mon influence quelque autre protégé du gouvernement, et en revanche on pourra vous donner un bourg de la Trésorerie ! Cela reviendra au même pour vous. »

Lumley fut agréablement surpris ; il serra chaleureusement la main de son oncle, et le remercia de l’air le plus cordial. M. Templeton lui expliqua alors qu’il était incommode et dispendieux pour un membre du parlement de représenter un endroit où sa famille était connue, et Lumley souscrivit volontiers à tout.

« Quant à la succession du titre, tout cela s’arrangera pour le mieux, dit Templeton ; puis il s’abîma dans une rêverie profonde, qu’il interrompit gaiement tout à coup, en disant : Oui, tout cela va s’arranger pour le mieux. J’ai des projets, des intentions ; ceci peut les concilier tous. Rien ne saurait être plus avantageux. Après moi vous deviendrez lord… Mais, à propos, quel titre prendrons-nous ?

— Oh ! prenez un titre bien ronflant ; vous avez fort peu de propriétés territoriales, je crois, n’est-ce pas ?

— J’ai deux mille livres sterling de revenu, dans le comté de ***. J’ai acheté cela très-bon marché.

— Comment s’appelle cette terre ?

— Grubley.

— Lord Grubley ! baron Grubley, de Grubley, oh ! c’est atroce ! À qui appartenait cette terre, avant vous ?

— Je l’ai achetée à M. Sheepshanks ; une très-ancienne famille.

— Mais assurément, ce domaine a dû appartenir à quelque vieille famille normande, dans les temps reculés ?

— Normande ! mais oui ! Henri II la donna à son barbier, Bertram Courval.

— C’est cela ! c’est cela même ! Lord de Courval !… Singulière coïncidence !… un rejeton de la vieille souche ! Le collége héraldique aura bientôt fait d’arranger tout cela. Lord de Courval ! Rien ne saurait être plus ronflant ! Il doit y avoir, dans ce domaine, un village, ou un hameau qui porte encore le nom de Courval.

— Je crains bien que non. Il y a Coddle End !

— Coddle End ! Coddle End ! Voilà notre affaire, monsieur, voilà notre affaire ; c’est évidemment une corruption de Courval ! Lord Courval de Courval ! Superbe ! ah ! ah !

— Ah ! ah ! » Et Templeton rit comme il n’avait jamais ri de puis l’âge de trente ans.

Les deux parents restèrent longtemps ensemble, à causer familièrement. Ferrers passa la nuit chez son oncle, et dormit profondément ; car il se préoccupait peu de ses desseins une fois qu’ils étaient formés, et à demi exécutés. C’était la chasse qui le tenait en éveil, et, une fois le gibier abattu, il dormait comme un limier satisfait. Il n’en fut pas de même de Templeton qui ne ferma pas l’œil de la nuit.

« Oui, oui, pensait-il, il faut qu’en manœuvrant avec prudence je fasse passer la fortune et le titre dans la même main. Ferrers mérite bien ce que j’ai l’intention de faire pour lui. Il est franc, rangé, bon enfant, et il fera son chemin ; oui, oui, c’est bien cela. En attendant j’ai bien fait de l’empêcher de se faire porter candidat à la ville de C*** ; il aurait pu ramasser quelques bavardages sur mistress Tenipleton, et quelques autres encore qui ne seraient pas très-agréables. Ah ! je suis un vrai roué ! »


CHAPITRE III.

Lauzun. Voilà, marquis, voilà ! c’est fait.

Montespan. C’est fait ! oui ! une belle affaire !

(LA DUCHESSE DE LA VALLIÈRE.)

Lumley se hâta de battre le fer pendant qu’il était chaud. Le lendemain matin, il alla droit à la Trésorerie ; il vit le secrétaire d’administration, un homme fin et adroit, qui, comme Ferrers, dissimulait les manœuvres et l’intrigue sous des manières brusques, insouciantes et franches.

Ferrers lui annonça, qu’il allait se présenter pour la ville libre et considérée de C***, population de 2500 électeurs ; un poste éclatant, pour un membre du vieux temps antiréformiste ; c’était un bourg qu’on regardait comme parfaitement indépendant. Le secrétaire le félicita et le complimenta.

« Nous avons éprouvé dernièrement des pertes dans nos élections, parmi les grandes circonscriptions, dit Lumley.

— Mais oui vraiment. Nous avons perdu trois villes depuis six mois. Les membres meurent si mal à propos !

— Lord Staunch est-il casé ? » demanda Lumley. Or lord Staunch était un des grands chevaux de bataille populaires de l’administration ; il ne remplissait aucune fonction publique, mais il jouait un rôle éminemment utile à tous les gouvernements ; il appuyait la politique ministérielle de la manière la plus désintéressée. On savait qu’il avait refusé des places, et qu’il se piquait d’indépendance. Il aidait le gouvernement à franchir le saut périlleux, chaque fois que celui-ci se trouvait momentanément éclopé ; car c’était un homme d’une grande influence dans le pays. Lord Staunch avait inconsidérément renoncé à un bourg clos, pour briguer les suffrages d’une grande ville, et il avait échoué. Cet échec était cité partout comme une preuve de l’impopularité croissante du ministère.

« Mais il faut qu’il reprenne son ancien siége, répondit le secrétaire : les Trois-Chênes. C’est un bon petit endroit très-pacifique ; des électeurs très-recommandables : tous de la famille de Staunch.

— C’est bien ce qu’il lui faut ; pourtant c’est dommage qu’il n’ait pas attendu pour se présenter à C*** ; l’influence de mon oncle aurait assuré sa candidature.

— Eh oui ! J’y ai bien pensé dès le moment que le siége de C*** s’est trouvé vacant. Mais enfin, il est trop tard maintenant.

— Ce serait un véritable triomphe pour tout le monde, si lord Staunch pouvait faire voir qu’une grande circonscription s’est offerte à l’élire, sans frais.

— Sans frais ! Ah je crois bien ! Cela prouverait que la pureté des élections subsiste encore ; que les institutions britanniques se maintiennent toujours dans leur intégrité.

— Cela pourrait se faire, monsieur.

— Mais, je croyais que vous-même….

— Je devais me présenter ; c’est vrai ; et il sera difficile de faire entendre raison à mon oncle ; mais il m’aime beaucoup, vous savez que je suis son héritier ; je crois bien que je pour rai y réussir ; du moins si vous pensiez que ce serait très-avantageux au parti ministériel et très-utile au gouvernement.

— Mais en effet, monsieur Ferrers, ce serait l’un et l’autre.

— Et dans ce cas-là, je pourrais représenter Trois-Chênes.

— Je comprends ; oui ; précisément. Mais renoncer à une candidature aussi avantageuse !… C’est vraiment un sacrifice.

— N’en parlons plus, c’est chose faite. Une députation ira de suite trouver lord Staunch. Je vais voir mon oncle, et on enverra dès ce soir une dépêche à C*** ; du moins je l’espère, car il ne faut pas que j’y compte avec trop de certitude. Mon oncle est un vieillard ; il n’y a que moi qui puisse en venir à bout ; je vais y aller sur-le-champ.

— Vous pouvez être assuré que votre obligeance sera dignement appréciée. »

Lumley donna une cordiale poignée de main au secrétaire, et se retira. Le secrétaire n’était pas la dupe de Lumley, qui du reste s’en doutait bien. Mais le secrétaire se dit (et c’était précisément ce que voulait notre ami), que Lumley Eerrers était un homme qui recherchait des fonctions, et que s’il réussissait suffisamment bien au parlement, c’était un homme qu’il fallait pousser.

Très-peu de temps après, la Gazette annonça l’élection de lord Staunch pour la ville de C…, après une contestation vive, dont il était sorti victorieux. Les journaux ministériels entonnèrent des chants de victoire, les journaux de l’opposition adressèrent aux électeurs de C… toutes sortes d’invectives, et déclarèrent que M. Stout, l’adversaire de lord Staunch, ferait une pétition… qu’il ne fit jamais. Au milieu de tout ce bruit, M. Lumley Ferrers se glissa tranquillement et sans être remarqué dans la représentation des Trois-Chênes.

Le soir de son élection il se rendit chez lord Saxingham ; mais ce qui arriva en cette circonstance mérite un autre chapitre.


CHAPITRE IV.

Je connais des princes du sang, des princes étrangers, des grands seigneurs, des ministres d’État, des magistrats et des philosophes qui fileraient pour l’amour de vous. En pouvez-vous demander davantage ?
(Lettres de Mme  de Sévigné.)
Lindore. — Je… je crois que cela va m’étouffer. Je suis amoureux… Maintenant taisez-vous. Taisez-vous, vous dis-je.

Dalner. — Vous, amoureux ! Ah ! ah !

Lindore. — Voilà qu’il rit !

Dalner. — Non ; j’en suis vraiment fâché pour vous.

(Comédie allemande. — La Fausse délicatesse.)
Qu’est-ce ?

De l’or.

(Shakspeare.)

Il arriva que ce soir-là, Maltravers, pour la première fois, avait accepté une des nombreuses invitations dont l’honorait lord Saxingham. Le comte et Maltravers appartenaient à des partis politiques opposés, et, sous bien d’autres rapports, il y avait entre eux peu de conformité. Lord Saxingham était un homme habile dans son genre, mais mondain, cité pour tel, même parmi les plus mondains. « L’homme, a-t-on dit, est né pour marcher le front levé et regarder les étoiles. » C’est là une éloquente illusion, que lord Saxingham aurait suffi à réfuter. Il semblait né pour marcher en deux ; et s’il regardait jamais des étoiles, c’étaient celles qui brillent au ruban de l’ordre de la Jarretière. Quoiqu’il descendît d’une famille illustre et historique ; quoiqu’il eût un haut rang, et quelque réputation personnelle, il avait toute l’ambition d’un parvenu. Il avait la plus haute estime pour les fonctions administratives. Ce n’était pas parce qu’il éprouvait une sublime affection pour cette chose sublime, l’autorité qu’elles donnent sur les destinées d’une nation ; mais c’était surtout parce que ces fonctions ajoutaient un peu à cette chose vulgaire, son importance personnelle dans sa coterie. Il regardait son uniforme de ministre du même œil qu’un bedeau regarde ses galons dorés. Il aimait aussi à protéger, à assurer de bonnes places à des parents éloignés, et il poussait à la fortune tous les membres de sa famille jusqu’au dernier degré de parenté ; en somme il était fort attaché aux choses terrestres. Il ne comprenait pas Maltravers ; et Maltravers, qui devenait tous les jours de plus en plus fier, le méprisait. Pourtant lord Saxingham entendait dire que c’était un homme d’avenir, et il jugeait à propos de faire bon accueil aux hommes d’avenir, à quelque parti qu’ils appartinssent. D’ailleurs il était flatteur pour son amour-propre. de s’entourer de gens qui faisaient parler d’eux. Il était trop affairé et trop grand personnage pour douter de la bonne foi de Maltravers, lorsque celui-ci lui déclarait dans ses lettres qu’il était désolé, ou qu’il regrettait beaucoup d’être privé de dîner chez lord Saxingham le, etc., etc. Par conséquent il continua ses invitations, jusqu’au jour où Maltravers, par l’effet de cette fatalité qui, sans aucun doute, nous régit et nous domine, accepta enfin la politesse qui lui était faite.

Il arriva tard : presque tous les invités étaient assemblés. Après avoir échangé quelques paroles avec le maître de la maison, Ernest se retira et se confondit avec la compagnie ; il se trouva tout près de lady Florence Lascelles. Cette dernière n’avait jamais beaucoup plu à Maltravers, car il n’aimait pas les femmes masculines, ni les héroïnes coquettes, et lady Florence lui paraissait cumuler ces deux titres ; aussi, quoiqu’il l’eût souvent rencontrée dans le monde, depuis le jour où il lui avait été présenté, il s’était toujours contenté de lui faire de loin un salut, ou de l’aborder avec quelque phrase convenue en passant. Mais cette fois, au moment où en se tournant il l’aperçut, par le plus grand des hasards elle était assise toute seule, et ses traits si nobles et si admirables portaient des traces de souffrance tellement visibles, qu’il en fut frappé et touché. En effet, toute belle qu’elle était de taille et de visage, il y avait quelque chose dans les yeux et dans la fraîcheur de lady Florence, qui aurait éveillé chez un habile médecin un regret prophétique. Et lorsque, de temps en temps une indisposition passagère faisait pâlir les roses de ses joues, et attristait le sourire de ses lèvres, un observateur superficiel même aurait songé à ce vieux proverbe bien connu : « beauté brillante, vie éphémère. » Ce fut peut-être quelque sentiment de ce genre qui éveilla en ce moment la sympathie de Maltravers. Il lui adressa la parole avec une courtoisie plus marquée que de coutume, et s’assit à côté d’elle.

« Vous avez été sans doute à la séance, monsieur Maltravers ? dit lady Florence.

— Oui, j’y suis allé un moment ; ce n’est pas une de nos soirées de bataille, on ne s’attendait pas à des débats sérieux ; et à l’heure qu’il est, je pense bien que la séance est levée.

— Aimez-vous cette carrière ?

— Elle a de l’entraînement, dit Maltravers d’une manière évasive.

— Et c’est un noble entraînement ?

— Pas trop, je le crains ; il se compose de tant de motifs bas et malveillants, de tant de jalousie entre amis, de tant d’injustice entre ennemis, de tant de précipitation à attribuer aux autres les plus lâches intentions, et à profiter soi-même des plus vils stratagèmes ! Le but peut être grand, mais les moyens sont fort équivoques.

— Je savais bien que vous penseriez ainsi, s’écria lady Florence, dont les joues se colorèrent.

— Vraiment ? dit Maltravers, avec un peu d’étonnement et d’intérêt naissant. Je ne me serais guère imaginé que vous daigneriez deviner des secrets aussi insignifiants.

— Je serais donc la seule à qui vous ne rendriez pas justice, répondit lady Florence ; et elle accompagna ses paroles d’un sourire fin, mais presque triste ; car…, mais j’allais dire une impertinence.

— Non, dites toujours.

— C’est que je ne vous crois pas sujet à ne pas vous rendre justice à vous-même.

— Oh ! vous me croyez présomptueux et arrogant ; mais c’est là l’opinion générale, et vous avez peut-être raison d’y croire.

— Ne sait-on pas toujours ce que l’on vaut ? demanda lady Florence, avec fierté. Ceux qui se défient d’eux-mêmes ont de bonnes raisons pour cela.

— Vous cherchez à guérir la blessure que vous venez de faire, répondit Maltravers en souriant.

— Non ; ce que j’ai dit là n’était qu’une excuse pour moi-même comme pour vous. Vous n’avez pas besoin de paroles pour vous défendre. Vous êtes un homme et vous pouvez appuyer toute votre arrogance de cette royale devise : Dieu et mon droit. Vos actions peuvent soutenir vos prétentions. Mais moi je suis femme ; ce fut une erreur de la nature !

— Mais est-il un seul triomphe de l’homme qui porte en lui une récompense aussi immédiate, aussi palpable que les victoires remportées par une femme belle et admirée, qui trouve un empire dans tous les salons, et des sujets dans tous les rangs de la société ?

— C’est une souveraineté méprisable.

— Quoi ?… Commander, vaincre, voir à ses pieds les plus grands, les plus puissants, et les plus austères ; avoir pour esclaves ceux en qui les hommes reconnaissent des maîtres, c’est là la puissance que vous trouvez méprisable ? Si c’était vrai, quelle est celle qui mériterait de faire envie ? »

Lady Florence se tourna vivement vers Maltravers, et fixa sur lui ses grands yeux noirs, comme si elle eût voulu lire jusqu’au fond de son cœur. Elle se détourna en rougissant, et son front se plissa légèrement.

« Il y a de la raillerie dans le pli de vos lèvres, dit-elle. »

Avant que Maltravers pût répondre, un ambassadeur étranger vint offrir le bras à lady Florence. Maltravers vit qu’il lui restait pour son lot une jeune demoiselle qui portait des avoines d’or dans ses cheveux très-blonds, et il descendit à la salle à manger, songeant plus à lady Florence qu’il n’y avait jamais songé auparavant.

Il se trouva assis en face de la jeune maîtresse de maison (lord Saxingham, le lecteur s’en souviendra, était veuf, et lady Florence était son unique enfant) ; or, Maltravers était ce jour-là dans l’une de ces dispositions heureuses où l’esprit va chercher, et fait, en quelque sorte, remonter à la surface les dons et les plus riches trésors de l’intelligence. Sa conversation fut variée et heureuse ; mais une fois en se tournant vers lady Florence pour en appeler à son avis sur quelque point en discussion, il rencontra son regard fixé sur lui avec une expression qui arrêta le courant de sa gaieté, et le plongea dans une rêverie singulière et confuse. Dans ce regard, il y avait une vive et cordiale admiration ; mais cette admiration était mêlée de tant de tristesse qu’elle perdait toute son éloquence, et que celui qui en était l’objet en fut plus attristé que flatté.

Après le dîner, lorsque Maltravers rentra dans les salons, il les trouva remplis de cette populace habituelle de la bonne société. Dans un coin, il aperçut Castruccio Cesarini qui jouait de la guitare ; son instrument était suspendu autour de son cou par un ruban bleu. L’Italien chantait bien ; plusieurs jeunes personnes se pressaient autour de lui, et parmi les autres Florence Lascelles. Maltravers, quoiqu’il aimât beaucoup la musique, vit avec répugnance que Cesarini s’offrît ainsi en spectacle. Il avait des idées chevaleresques au sujet de la dignité du talent ; et, bien qu’il possédât lui-même une science musicale et une voix qui auraient transporté en extase tous les auditeurs présents, il aurait aussi volontiers songé à se faire bateleur ou clown pour l’amusement de la société, qu’à briguer les applaudissements d’un salon. C’est parce que Maltravers était un des hommes les plus orgueilleux du monde, qu’il était aussi des moins vaniteux. Il ne se souciait aucunement des louanges qui s’adressent aux petites choses. Mais Cesarini aurait convoqué le monde entier pour le voir jouer aux jonchets, s’il s’était figuré qu’il y jouait avec adresse.

« C’est admirable ! C’est divin ! C’est charmant ! s’écrièrent les jeunes demoiselles, lorsque Cesarini eut fini. Maltravers remarqua que Florence le louait plus chaleureusement que les autres, et que les yeux noirs de Cesarini étincelaient, tandis que ses joues pâles se couvraient d’un éclat inusité. Florence se dirigea vers Maltravers ; l’Italien la suivait des yeux ; son front s’assombrit et se contracta.

— Vous connaissez signor Cesarini, dit Florence, en accostant Maltravers. C’est un jeune homme intéressant et distingué.

— Sans aucun doute. Je regrette de lui voir gaspiller son talent, le semer dans un terrain qui pourra produire quelques fleurs passagères, mais pas une plante utile, pas un fruit profitable.

— Il jouit de l’heure présente, monsieur Maltravers ; et quelquefois, quand je vois les mécomptes qui attendent un travail plus austère, je trouve qu’il a raison.

— Chut ! dit Maltravers ; il a les yeux sur nous : il écoute avec anxiété chacune de vos paroles. Je crains que, sans vous en douter, vous n’ayez fait la conquête d’un cœur de poëte ; et s’il en est ainsi, il achète à un prix effrayant la jouissance de cette heure passagère.

— Oh ! non, dit lady Florence, d’un ton indifférent, c’est un de ces hommes chez lesquels l’imagination remplace le cœur. Si je lui donne l’inspiration, peu lui importera que sa lyre soit accordée au diapason de l’espoir ou de la déception. La douceur de ses vers compensera pour lui toutes les amertumes de la vie réelle.

— Il y a deux genres d’amours, répondit Maltravers ; l’amour et l’amour-propre ; les blessures de celui-ci sont souvent plus incurables chez les hommes qui paraissent les moins vulnérables à l’amour. Ah ! lady Florence, si j’avais le droit de m’ériger en censeur auprès de vous, je me hasarderais à vous donner un avis, dussiez-vous en être offensée.

— Et cet avis ?

— C’est de renoncer à la coquetterie. »

Maltravers, en disant ces mots, sourit, mais ce fut avec gravité, et en même temps il s’éloigna doucement. Mais lady Florence lui posa sa main sur le bras.

« Monsieur Maltravers, dit-elle très-bas, et d’une voix presque défaillante, me pardonnez-vous de vous dire que je souhaite vivement votre estime ? Ne me jugez pas trop sévèrement. Je suis aigrie, mécontente, malheureuse. Je n’ai point de sympathies en commun avec le monde. Tous ces hommes que je vois autour de moi, que sont-ils ? Presque tous froids, hypocrites et égoïstes ; malveillants, mal élevés, bien habillés. Quant au petit nombre de ceux qu’on appelle des hommes distingués, leur ambition est si intéressée, ils ont si peu d’enthousiasme pour leur vocation ! Doit-on m’en vouloir si j’exerce quelquefois sur de tels hommes un pouvoir qui prouve moins ma vanité, que le dédain qu’ils m’inspirent ?

— Je n’ai pas le droit de discuter cette question avec vous.

— Mais si ; il faut discuter avec moi, me convaincre, me guider. Dieu sait si, tout impétueuse, tout orgueilleuse que je suis, j’ai besoin d’un guide ! »

Et les yeux de lady Florence s’emplirent de larmes. Les préjugés d’Ernest contre elle étaient fort ébranlés : il était même un peu ébloui par sa beauté, et touché de cette douceur inattendue ; mais pourtant son cœur restait impassible, et, après un moment de silence, il répondit presque froidement :

« Ma chère lady Florence, regardez autour de vous. Où voyez-vous quelqu’un qui soit plus digne d’envie ? Que de sources de bonheur et d’orgueil vous sont ouvertes ! Pourquoi alors vous créer des sujets de mécontentement ? Pourquoi mépriser ceux qui n’entravent pas votre route ? Pourquoi ne pas traiter avec charité les enfants de Dieu, moins bien doués que vous, si inférieurs à vous qu’ils puissent vous sembler ? Quelle satisfaction pouvez-vous éprouver à blesser le cœur ou la vanité d’autrui ? Croyez-vous par là vous grandir vous-même à vos yeux ? Vous affectez d’être supérieure à votre sexe ; et pourtant y a-t-il un caractère de femme que vous méprisiez plus que celui que vous avez adopté ? Sémiramis ne doit pas être une coquette ! Là ! maintenant que je vous ai offensée, il me reste de m’excuser d’avoir été si rude avec vous.

— Vous ne m’avez pas offensée, dit Florence, en renfonçant ses larmes ; et elle ajouta intérieurement : oh ! non ! je suis si heureuse au contraire ! »

Il y a telles lèvres auxquelles les femmes les plus orgueilleuses permettent volontiers certaines critiques qui leur prouvent qu’elles ne partent point de l’indifférence.

Ce fut en ce moment que Lumley Ferrers, échauffé par le succès de ses manœuvres et de ses projets, entra dans le salon ; son coup d’œil rapide découvrit, dans un coin de l’appartement, ce qui lui parut être certaines coquetteries très-dangereuses entre sa riche cousine et Ernest Maltravers. Il s’approcha, et, de son air de franchise habituelle, il tendit une main à chacun.

« Ah ! ma chère et belle cousine, félicitez-moi, et demandez-moi l’enveloppe de ma première lettre, pour la faire relier dans une collection d’autographes des sénateurs les plus distingués ; cela vaudra beaucoup d’argent un de ces jours. Votre très-humble, monsieur Maltravers ; comme nous allons rire sous cape l’un et l’autre aux dépens du charlatanisme politique, lors que vous et moi, les meilleurs amis du monde, nous nous trouverons assis sur des bancs opposés. Mais, lady Florence, pourquoi ne m’avez-vous jamais présenté à votre favori italien ? Allons ! je puis lui tenir tête sur Alfieri, par lequel il doit jurer, cela va sans dire, et dont les vers, soit dit en passant, sont taillés dans du buis, car c’est bien le bois le plus dur qu’on ait jamais pu inventer pour sculpter ce genre de produit mécanique. »

Ce disant, Ferrers réussit, très-adroitement, selon lui, à séparer deux êtres formés par la nature (il le craignait du moins) pour se rencontrer ; et à sa grande joie, Maltravers se retira peu de temps après.

Ferrers, avec cette heureuse facilité qui appartenait à son caractère souple et intrigant, mit bientôt Cesarini tout à fait à son aise avec lui ; et quelques expressions dédaigneuses dont se servit Ferrers en parlant de Maltravers, unies à quelques compliments exagérés adressés à l’Italien, lui gagnèrent complétement le cœur du poëte. La brillante Florence fut plus silencieuse, plus calme que de coutume ; et sa voix était plus douce, quoique plus grave, lorsqu’elle répondait aux éloquents appels de Castruccio. Ce dernier était un de ces hommes auxquels on donne le nom de beaux parleurs. Par degré, Lumley retomba dans le silence, et prêta l’oreille à ce qui se passait entre lady Florence et l’Italien, bien qu’il parût plongé dans la contemplation d’une série de « Vues du Rhin » étalées sur la table.

« Ah ! dit Cesarini dans sa douce langue maternelle ; si vous saviez avec quelle sollicitude j’épie toutes les nuances de cette physionomie qui est pour moi le ciel ! Est-elle voilée de nuages ? La nuit m’environne de toutes parts ! Est-elle radieuse ? Je suis comme le Persan qui contemple le soleil !

— Pourquoi me parlez-vous ainsi ? Savez-vous que si vous n’étiez pas poëte, je me fâcherais.

— Vous ne vous êtes point fâchée quand le poëte anglais, ce froid Maltravers, vous a parlé avec autant d’audace. »

Lady Florence redressa sa tête hautaine.

« Signor, dit-elle, en réprimant son premier mouvement, pour lui parler avec douceur : signor, de la part de M. Maltravers, il n’y a ni flatterie, ni…

— Présomption, vous alliez dire, fit Cesarini, en grinçant des dents. Mais, avec tout cela, il fut un temps où vous prêtiez une oreille moins glacée à l’expression de mon profond dévouement.

— Jamais, signor Cesarini, jamais ; je n’y ai toujours voulu voir que la banale galanterie de votre pays ; permettez que je continue à n’y rien voir de plus.

— Non, femme orgueilleuse, dit Cesarini avec violence, non ; écoutez la vérité ! »

Lady Florence se leva indignée.

« Écoutez-moi, continua-t-il, Moi !… moi, le pauvre étranger, le ménestrel méprisé, j’ose lever les yeux jusqu’à vous, je vous aime ! »

De sa vie Florence Lascelles n’avait été à ce point humiliée et confondue. Bien qu’elle eût pu s’amuser de la vanité de Cesarini, elle ne pensait pas lui avoir donné le droit de lui parler, à elle, la grande dame, recherchée en mariage par des ducs et des princes, de cette façon hardie. Elle croyait presque qu’il était devenu fou. Mais, en cet instant, elle se souvint des paroles de Maltravers, et elle sentit que sa punition commençait déjà.

« Vous voudrez bien penser et parler avec plus de calme, la prochaine fois que nous nous rencontrerons, monsieur ! »

Et, en disant ces mots, elle s’éloigna majestueusement.

Cesarini resta pétrifié ; sur sa sombre physionomie se reflétaient des passions telles qu’on en voit rarement sur la figure des hommes civilisés.

« Où demeurez-vous, signor Cesarini ? demanda la voix mielleuse et familière de Ferrers. Faisons une partie du chemin ensemble ;… c’est-à-dire quand vous serez las de la chaleur qu’il fait dans ces salons. »

Cesarini poussa un gémissement.

« Vous êtes malade, continua Ferrers, l’air va vous remettre, venez. »

Il s’échappa du salon, et l’Italien le suivit machinalement. Ils marchèrent ensemble quelques moments en silence, côte à côte ; c’était une soirée transparente et délicieuse ; il faisait clair de lune. À la fin :

« Pardonnez-moi, mon cher signor, dit Ferrers ; mais vous vous êtes peut-être déjà aperçu que je suis un drôle de garçon, très-franc, très-original. Je vois que vous vous êtes épris des charmes de mon inhumaine cousine. Puis-je vous être utile à quelque chose ? »

Un homme familiarisé le moins du monde avec la société où nous vivons se serait défié d’une pareille cordialité de la part du cousin d’une héritière, vis-à-vis d’un soupirant très-mal assorti. Mais Cesarini, comme beaucoup de poëtes médiocres (bien entendu que ce ne sont pas les bons poëtes), n’avait pas de sens commun. Il trouvait tout naturel qu’un homme qui avait pour sa poésie l’admiration que lui avait témoignée Lumley, prît un grand intérêt à son bonheur ; il répondit donc avec chaleur :

« Oh ! monsieur, je suis véritablement accablé par ce coup fatal ; j’avais rêvé qu’elle m’aimait ! Les paroles qu’elle m’adressait étaient toujours si flatteuses et si douces ! Déjà même je lui avais avoué mon amour en vers, et elle ne l’avait pas repoussé !

— Est-ce que vos vers lui déclaraient réellement et clairement votre amour, et en votre propre nom ?

— Mais… le sentiment était voilé peut-être ; je l’avais mis dans la bouche d’un personnage fictif, ou traduit par une allégorie.

— Oh ! fit Ferrers, pensant à part lui qu’il était très-probable que la brillante Florence, chantée par un millier de bardes, n’avait fait que jeter un rapide coup d’œil sur les vers qui avaient coûté au pauvre Cesarini tant de travail, et lui avaient inspiré une espérance si audacieuse. Oh ! et ce soir elle a été plus sévère ! Elle est terriblement coquette la belle Florence ! Mais vous avez peut-être un rival.

— Je le sens !… je l’ai vu ! je le sais.

— Qui soupçonnez-vous ?

— Ce maudit Maltravers ! C’est un obstacle que je retrouve toujours sur mon chemin ; mon esprit étonné pâlit devant le sien, toutes les fois que nous nous rencontrons. Je lis mon arrêt dans ses traits.

— Si c’est Maltravers, dit Ferrers avec gravité, le danger ne peut être grand. Florence ne l’a vu que fort peu, et il ne l’admire pas beaucoup ; mais c’est un fort beau parti que ma cousine, et Maltravers est ambitieux. Il faut nous mettre en garde sans perdre de temps, Cesarini ; car, sachez que je déteste Maltravers autant que vous le haïssez vous-même, et je vous aiderai volontiers dans tous les desseins que vous pourrez former pour renverser ses espérances de ce côté-là.

— Noble et généreux ami ! Et cependant il a plus de fortune et plus de naissance que moi.

— C’est possible ; mais dans une position comme celle de lady Florence, toutes les petites démarcations de rang entre ses soupirants sont à peu près au même niveau. Je ne vous dis pas qu’il ne me serait pas plus agréable de lui voir épouser un compatriote et un homme de son rang ; mais je vous ai pris en amitié, et je déteste Maltravers ; elle est très-romanesque ; elle aime passionnément la poésie ; elle écrit des vers elle-même, j’imagine. Oh ! vous lui convenez à merveille ; mais hélas ! comment la reverrez-vous ?

— La revoir ! que voulez-vous dire ?

— Mais ne lui avez-vous pas déclaré votre flamme ce soir ? j’ai cru vous avoir entendu. Pouvez-vous vous imaginer un seul instant qu’après un tel aveu lady Florence consente encore à vous recevoir ;… si toutefois elle a l’intention de repousser votre amour ?

— Quelle folie j’ai faite ! Mais non… il faut qu’elle me voie, il le faut !

— Croyez-moi : dans ce pays-ci la violence ne réussirait pas. Suivez mon conseil. Écrivez-lui une lettre d’excuses bien humble, reconnaissez votre erreur, invoquez sa pitié ; et, déclarant que vous renoncez à tout jamais au rôle d’amant, conjurez-la de vous accorder encore une fois le titre d’ami. Tenez-vous donc tranquille, et écoutez-moi jusqu’au bout. Je suis plus âgé que vous et je connais ma cousine ; elle sera piquée ; votre humilité calmera d’une part sa vanité, tandis que votre froideur la stimulera de l’autre. Pendant ce temps vous surveillerez Maltravers ; je serai à vos côtés ; et, entre nous deux, pour nous servir d’une phrase triviale, nous lui ferons son affaire. Alors vous aurez pour vous l’occasion, la place libre, et le bon droit. »

Cesarini se montra d’abord rebelle ; mais il finit pourtant par reconnaître la sagesse des avis de Lumley. Néanmoins celui-ci ne voulut pas le quitter avant de lui avoir fait adopter ses conseils. Il conduisit Cesarini à son club, lui dicta sa lettre à Florence, et se chargea de la faire parvenir. Ce ne fut pas tout.

« Il est nécessaire aussi, dit Lumley après un moment de réflexion, que vous écriviez à Maltravers.

— Et pourquoi ?

— J’ai mes raisons. Priez-le d’une manière franche et amicale, de vous dire son opinion de lady Florence ; dites-lui que vous croyez être aimé d’elle, et demandez-lui ingénument s’il pense que vous ayez des chances de bonheur dans une pareille union.

— Mais pourquoi cela ?

— Sa réponse pourra nous être utile, répondit Lumley d’un ton pensif. Attendez ; je vais vous dicter cette lettre. »

Cesarini surpris hésitait ; mais il y avait chez Lumley une puissance de volonté qui maîtrisait déjà l’esprit faible et passionné du poëte. Il écrivit donc sous la dictée de Lumley : sa lettre commençait par quelques doutes banals sur le bonheur qu’on peut trouver en général dans le mariage ; puis il s’excusait de sa froideur récente envers Maltravers, et lui demandait confidentiellement son opinion sur le caractère de lady Florence, et les chances de succès que lui (Cesarini), pouvait espérer auprès d’elle.

Lumley cacheta cette lettre, et s’en chargea comme de la première.

« Vous remarquez, dit-il brièvement à Cesarini, que le but de cette épître est d’amener Maltravers à faire un aveu franc et sincère de son aversion pour lady Florence ; nous pourrons nous servir avantageusement plus tard d’un pareil aveu, si nous trouvons en lui un rival. Maintenant allez chez vous vous reposer ; vous paraissez épuisé. Adieu, mon nouvel ami. »

« J’avais depuis longtemps un pressentiment que cette étrange fille s’était prise d’une fantaisie romanesque pour Maltravers, dit Lumley à son conseiller intime, c’est-à-dire à lui-même, en s’acheminant vers Great-George-Street. Mais je puis facilement empêcher qu’un pareil accident ne dégénère en une véritable catastrophe. En attendant, je me suis assuré d’un instrument qui pourra me servir au besoin. Pardieu ! que ce poëte est donc un sot animal ! Mais Cassio était de même, et cela n’empêchait pourtant pas Iago de s’en servir. Si Iago était né de notre temps, et qu’il eût renoncé à cette absurde manie de vengeance, c’eût été un gaillard bien remarquable ! Il serait devenu premier ministre tout au moins ! »

Castruccio Cesarini, pâle, défait, épuisé, après avoir parcouru une longue distance, arriva enfin à son pauvre logis, dans un faubourg de Chelsea. Sa fortune était maintenant dissipée, il l’avait dépensée à faire faire bien maigre chair à une vanité insatiable et imbécile ; il l’avait dépensée à paraître ce que la nature ne l’avait jamais destiné à être : un élégant libertin, un gracieux dissipé, le trouvère de la vie moderne ; il l’avait dépensée en chevaux, en bijoux, en vêtements élégants ; il l’avait dépensée au jeu, et à la publication de poëmes qui ne se vendaient pas, imprimés sur papier satiné et dorés sur tranches ! il l’avait dépensée afin d’être, non pas un plus grand homme, mais un homme plus à la mode qu’Ernest Maltravers ! Tel est le commun destin de ces pauvres aventuriers qui emprisonnent la gloire dans les étroites limites des boudoirs et des salons. Qu’ils soient poëtes ou dandys, riches parvenus ou cadets de l’aristocratie, peu importe ; tous apprennent à leurs dépens que, lorsqu’on se trompe de chemin pour arriver à la célébrité, on laisse, épars sur la route, les débris de la tranquillité, du bonheur, de la fortune, et trop souvent de l’honneur ! Et cependant ce pauvre jeune homme avait osé aspirer à la main de Florence Lascelles ! Il partageait l’idée communément accréditée parmi les étrangers que les jeunes filles en Angleterre se marient par amour, et sont très-romanesques ; que, dans la Grande-Bretagne, les héritières sont aussi nombreuses que les mûres sauvages ; et quant au reste, sa vanité avait été tellement caressée qu’elle s’était insinuée dans toutes les fibres de son système moral et intellectuel.

En arrivant à sa porte, Casarini regarda furtivement tout autour de lui, car il se figurait que, même dans ce coin obscur, il pouvait se trouver des gens curieux d’entrevoir le poëte célèbre. Il cachait soigneusement sa demeure à tous ; il mangeait un petit pain pour son dîner, lorsqu’il ne dînait pas dehors ; et il se faisait adresser ses lettres au club des Voyageurs. Il regarda assez furtivement autour de lui, et il observa un homme de haute taille, enveloppé d’un manteau, qui, du reste, l’avait suivi depuis les quartiers les plus fréquentés de la ville. Mais cet individu s’en retourna et disparut sur-le-champ. Cesarini monta au second. Vers le milieu du jour suivant, un messager laissa une lettre pour lui à la porte de la maison. C’était un billet de cent livres sterling[1] dans une enveloppe qui ne contenait pas un seul mot. Cesarini ne connaissait pas l’écriture de l’adresse ; son orgueil fut profondément blessé. Au milieu de toute sa pénurie, il n’avait jamais rien demandé à sa propre sœur. Était-ce elle ou de Montaigne qui lui envoyait cet argent ? Il se perdait en conjectures. Il mit de côté le billet pendant quelques jours, car il avait une certaine grandeur dans le caractère, le pauvre poëte ! Mais les créances devinrent pressantes, et la nécessité n’a pas de loi.

Deux jours après, Cesarini apporta à Ferrers la réponse qu’il avait reçue de Maltravers. Lumley avait prévu avec raison que la noblesse d’âme d’Ernest s’indignerait de la coquetterie qu’avait montrée Florence en faisant concevoir à l’Italien des espérances qui ne devaient jamais se réaliser, et qu’il se prononcerait à ce sujet franchement et chaleureusement. Il le fit néanmoins avec plus de modération que Lumley ne s’y attendait.

« Ce n’est pas tout à fait notre affaire, dit Ferrers après avoir relu la lettre deux fois ; cependant c’est un document qu’il pourra nous être utile plus tard d’avoir entre les mains ; nous conserverons cette lettre. »

Là-dessus, il enferma cette lettre dans son pupitre, et Cesarini en eut bientôt oublié l’existence.


CHAPITRE V.

Lorsque, pour la première fois, elle vint éblouir mes yeux ravis, je crus voir un mirage délicieux, une apparition charmante, envoyée sur la terre pour l’embellir un moment.
(Wordsworth.)

Pendant quelques semaines, Maltravers ne revit pas lady Florence ; en attendant, Lumley Ferrers fit son début au parlement. Rigoureusement fidèle à son système de suivre en tout une ligne de conduite préméditée, et trop judicieux pour s’exagérer son mérite, il ne se risqua pas, comme presque tous les nouveaux membres qui se croient de l’avenir, à l’épreuve douteuse d’un grand discours de début. Quoiqu’il eût la parole hardie, prompte et facile, il n’était pas éloquent, et il savait que, dans les grandes occasions, où il faut de grands discours, les gros canons aiment à faire à eux seuls les honneurs de l’affaire. Il ne tomba pas non plus dans l’autre erreur, commune aux jeunes membres qui ont de l’avenir, lesquels s’acharnent comme des sangsues après la première affaire à l’ordre du jour, et sont toujours à chicaner sur les détails ; tout cela pour gagner en échange de leurs peines le titre de personnages fastidieux qui ne feront jamais rien de bon. Mais il parlait fréquemment, courageusement, brièvement, et en assaisonnant ses discours d’une bonne dose de personnalité et de bonne humeur. C’était précisément l’homme qu’un ministre peut charger de dire la chose que d’autres ne voudraient pas dire ; et il le faisait avec une intrépidité de franchise qui faisait passer sur plus d’une infraction apparente aux lois du bon goût. Il devint bientôt un des orateurs favoris de la clique parlementaire, surtout auprès de ces messieurs qui se pressent en foule à la barre, et qui se soucient fort peu d’entendre les arguments du débat. Il existait maintenant un refroidissement évident entre lui et Maltravers, car ce dernier considérait son ancien ami (que ses principes de logique avaient conduit jusqu’au républicanisme, et qui jadis accusait souvent Maltravers de compromettre par des tergiversations la vérité elle-même, en hésitant à l’appliquer à un état de société artificiel) comme un aventurier hypocrite et sans convictions. De son côté, Ferrers, voyant qu’Ernest ne pouvait plus lui être utile à rien, ne demandait pas mieux que de planter là une intimité sans profit. Il pensait même que le meilleur moyen de bannir un rival supposé de la maison de son noble parent, lord Saxingham, ce serait de se faire quelque querelle avec lui, s’il était possible. Mais l’occasion ne s’en présenta pas, de sorte que Lumley tint en réserve une boutade toute prête, ou un sarcasme impromptu pour s’en servir au besoin.

La saison et la session touchaient l’une et l’autre à leur terme, lorsque Maltravers reçut de Cleveland une invitation pressante pour passer une semaine à sa villa, qu’il trouverait disait-il, pleine de personnes agréables ; et comme toutes les affaires qui pouvaient donner matière à des débats ou à des divisions étaient terminées, Maltravers fut heureux de pouvoir respirer un peu d’air frais et changer de lieux. Il expédia donc son bagage et ses livres favoris, et par une belle après-midi du mois d’août, il monta à cheval et s’achemina seul vers Temple-Grove. Son expérience de la vie publique lui avait causé beaucoup de mécontentement, et peut-être beaucoup de mécomptes ; aussi plus disposé encore que de coutume à juger sévèrement les défauts des autres, avec ses idées grandioses de délicatesse raffinée, il poussait la mauvaise humeur jusqu’à mêler à ses critiques des reproches qu’il s’adressait à lui-même, pour avoir trop cédé aux doutes et aux scrupules qui souvent éprouvent les esprits honnêtes et sincères, au début de leur carrière dans le tourbillon du monde politique, et qui ne manquent jamais d’énerver l’énergie de l’action en flétrissant ses robustes couleurs par le pâle reflet de la prudence.

Son esprit s’acheminait lentement vers ces conclusions qui métamorphosent quelquefois les théoristes les plus exaltés en praticiens consommés, et peut-être voyait-il devant lui la perspective agréable, présentée d’une manière si flatteuse à un autre homme d’État qui se plaignait d’être trop honnête pour la politique : « N’ayez pas peur, vous deviendrez un fort joli coquin, avec le temps. »

Depuis plusieurs semaines il n’avait pas eu de nouvelles de sa correspondante inconnue, et maintenant il en était venu à ne pouvoir plus se passer de ces lettres, qu’il recevait depuis plus de deux années et qui, avec leur mélange de lamentations, d’exhortations, de sombre découragement et d’enthousiasme déclamatoire, l’avaient souvent consolé dans ses moments de tristesse, et lui avaient souvent fait apprécier les joies du succès. Tandis que son esprit était préoccupé de ces pensées (car, d’une façon ou d’une autre, à tous ses rêves d’ambition se mêlaient toujours des pensées de curiosité au sujet de sa correspondante), il fut frappé de la beauté d’une petite fille, âgée d’environ onze ans, qui se promenait avec une bonne sur la chaussée, le long de la route. Je dis qu’il fut frappé de sa beauté, mais non, ce fut plutôt le charme de sa physionomie que la perfection de ses traits qui arrêta le regard de Maltravers ; charme étrange qui peut-être eût été nul pour d’autres, mais qui était pour lui d’une séduction inexprimable, et qui avait si peu de rapport avec la fascination vulgaire de la seule beauté, que son cœur en eût été également touché, s’il l’avait trouvé réuni à des traits incorrects et irréguliers, ou à un teint sans fraîcheur. Ce charme consistait en une expression de douceur d’une innocence indicible, qui rappelait le regard de la colombe. Nous nous faisons tous quelque image idéale du bel ange tutélaire que nous souhaitons sur terre, et, dans les caprices de notre imagination, nous mesurons et nous proportionnons notre admiration pour les êtres vivants, au plus ou moins de ressemblance qu’ils nous présentent avec ce beau idéal. La beauté qui n’est pas d’un caractère familier aux rêves de notre esprit obtiendra peut-être le froid hommage de notre raison, tandis qu’un regard, un trait, quelque chose qui réalise et qui évoque la vision de notre adolescence, qui s’assimile, même indistinctement, à l’image que nous portons en nous, recèle une beauté particulière à nos regards, et réveille une émotion qui semble presque appartenir au souvenir. C’est ce que devaient éprouver les platoniciens lorsqu’ils supposaient que les âmes entraînées l’une vers l’autre sur la terre avaient été précédemment unies dans une autre phase d’existence, et dans une sphère plus divine. Il y avait précisément dans la jeune figure que contemplait Ernest, cette ineffable conformité avec ses idées préconçues du beau. Plus d’une rêverie se réalisait pour lui dans ces yeux doux et souriants, d’un bleu foncé, dans cette expansion ingénue du front, dans les contours fins et bien dessinés de ces sourcils, dans ce nez où l’on ne voyait pas la régularité nette et accentuée qu’on admire dans le marbre, mais qui donne à la chair vivante un caractère dur et ferme, mieux approprié à un sexe plus fort ; non, ce nez n’avait ni la pureté grecque, ni la pureté du moule romain, mais il était petit, délicat, et, le plus légèrement du monde, retroussé vers le bout, ce qui ne s’apercevait que dans une seule position de la tête, comme pour donner quelque chose de plus spirituel à des lèvres gracieuses et flexibles, qui, dans la douceur de leur expression de repos, semblaient sourire sans le savoir, moins par l’effet d’une enfantine gaieté, que par suite d’une heureuse sécurité de tempérament. Telle était la physionomie de cette belle enfant, que Maltravers regardait plein d’un respect involontaire, avec une admiration extatique, du genre de celle qu’on ressent en contemplant une vierge de Raphaël, ou un soleil couchant de Claude Lorrain. La jeune fille ne paraissait pas éprouver de coquetterie prématurée en voyant l’admiration manifeste, quoique discrète, dont elle était l’objet. Son regard sans crainte et sans défiance rencontra ouvertement les yeux brillants et éloquents qui étaient fixés sur elle. Avec l’impulsion vive et sans contrainte d’une enfant, elle signalait du geste à sa compagne le crin noir et luisant, et le cou fier et gracieusement recourbé du superbe cheval arabe que montait Ernest.

Or il arriva, entre Maltravers et le jeune objet de son admiration, un petit incident qui servit peut-être à fixer dans la mémoire de la jeune fille cette passagère rencontre avec un étranger ; car il est certain que, bien des années après, elle se rappelait toutes les circonstances de cette rencontre, et les traits de Maltravers. Elle portait un de ces grands chapeaux de paille qui sont si jolis sur la tête des enfants ; la chaleur du jour lui fit dénouer les rubans qui l’attachaient. À un détour de la route où la campagne se trouvait plus découverte, une brise douce se leva et emporta soudain le chapeau presque sous les pieds du cheval d’Ernest. L’enfant, tout naturellement, s’élança en avant pour arrêter son déserteur, et son pied glissa sur le rebord du talus, un peu abrupt en cet endroit ; elle poussa un cri de douleur étouffé. Mettre pied à terre, ressaisir le chapeau, le rendre à qui de droit, ce fut pour Ernest l’affaire d’un moment ; la pauvre petite s’était foulé la cheville, et s’appuyait sur sa bonne pour ne pas tomber. Mais lorsqu’elle vit de l’inquiétude et presque de l’effroi sur le visage de l’étranger (car le cri de douleur de l’enfant lui avait littéralement glacé le cœur, tant était puissant l’intérêt inconcevable qu’elle avait éveillé chez lui), elle fit pour se maîtriser un effort bien rare à son âge, et, avec un sourire forcé, elle l’assura qu’elle ne s’était pas fait beaucoup de mal, que ce n’était rien, et que, du reste, elle était tout près de chez elle.

« Ah ! mademoiselle, dit la bonne, je suis sûre que vous vous êtes fait bien mal. Mon Dieu ! mon Dieu ! que monsieur va donc être en colère ! Ce n’était pas de ma faute ; n’est-ce pas, monsieur ?

— Oh ! non, ce n’était pas de votre faute, Marguerite ; n’ayez pas de crainte, papa ne vous grondera pas. Mais cela va beaucoup mieux à présent. »

En disant ces mots, elle essaya de marcher ; vain effort ! elle devint plus pâle encore, et quoiqu’elle s’efforçât de retenir un cri, des larmes involontaires coulèrent le long de ses joues.

Quelque singulier que cela puisse paraître, Maltravers n’avait jamais été plus touché ; ses yeux aussi se remplirent de larmes ; il brûlait de la porter dans ses bras, mais, tout enfant qu’elle fût, une étrange timidité nerveuse l’en empêchait. Marguerite s’y attendait peut-être, car elle le regarda fixement, avant de se charger d’un fardeau que, vu sa taille petite et frêle, elle n’était guère capable de porter. Cependant, après un moment d’hésitation, elle souleva l’enfant qui, honteuse de ses pleurs, et presque vaincue par sa douleur, se cacha la tête dans le sein de sa bonne ; Maltravers marchait à côté d’elle, tandis que son cheval docile et bien dressé le suivait à une petite distance, posant de temps à autre les pieds de devant sur le talus, pour arracher une bouchée de feuilles à la haie.

« Oh ! Marguerite, s’écria la pauvre blessée, je ne puis endurer cette douleur… je ne le puis vraiment ! »

Et Maltravers remarqua que Marguerite avait laissé pendre le pied blessé au lieu de le soutenir, de sorte qu’en effet, la douleur devait en être presque intolérable. Il ne put se contenir plus longtemps.

« Vous n’êtes pas assez forte pour la porter, dit-il vivement à la bonne, » et un instant après l’enfant était dans ses bras. Avec quelle tendresse inquiète il la portait ! Et qu’il fut heureux lorsqu’elle tourna son visage souriant vers lui, en lui disant qu’elle ne sentait presque plus de mal ! S’il était possible de devenir amoureux d’une enfant de onze ans, peu s’en fallait que Maltravers ne fût amoureux. Ses artères battaient, rien qu’à sentir la pure haleine de l’enfant sur sa joue, et ses beaux cheveux abondants, qui, soulevés par la brise, caressaient ses lèvres. Il baissa la voix pour lui murmurer toutes ces paroles affectueuses et consolantes, éloquence naturelle aux personnes qui aiment les enfants. Ernest Maltravers était adoré des enfants ; il les comprenait et il sympathisait avec eux ; il y avait beaucoup de la nature de l’enfant chez lui, sous l’enveloppe rude et froide de sa hautaine réserve. Ils arrivèrent enfin à la loge du parc, et Marguerite ayant demandé avec empressement si « Monsieur et Madame étaient à la maison », parut charmée lorsqu’on lui répondit qu’ils n’y étaient pas. Ernest, néanmoins voulut à toute force porter son doux fardeau à travers la pelouse jusqu’à la maison, qui, semblable en cela à presque toutes les maisons de campagne des environs de Londres, n’était qu’à une petite distance de la loge. Après avoir reçu la promesse la plus positive qu’on enverrait chercher un médecin immédiatement, force lui fut de se contenter d’étendre la blessée sur un canapé dans le salon. Elle le remercia avec tant de gentillesse, et l’assura avec tant d’amabilité qu’elle souffrait beaucoup moins, qu’il aurait donné le monde entier pour pouvoir l’embrasser. L’enfant avait achevé la conquête de Maltravers, en se montrant supérieure à cette faiblesse, ordinaire chez les enfants, d’exagérer leurs maux, afin de se faire plaindre, et d’augmenter par là leur importance et leur dignité. Elle était évidemment dépourvue d’égoïsme, et savait penser aux autres. Il l’embrassa : mais ce fut sa main qu’il baisa, et jamais chevalier n’a baisé avec plus de respect la main de sa dame ; alors pour la première fois l’enfant rougit ; alors pour la première fois elle pressentit que le jour viendrait où elle ne serait plus une enfant ! Pourquoi cela ? Peut-être parce que le premier témoignage d’une tendresse qui inspire le respect, et non la familiarité, est une ère dans la vie.

— Si jamais je pouvais redevenir amoureux, se dit Maltravers en continuant sa route, je crois vraiment que ce serait de cette ravissante petite fille. Le sentiment que j’éprouve ressemble plus à de l’amour à première vue, que toutes les émotions que m’ait jamais causées la beauté. Alice… ! Valérie… ! Non ; la première fois que je les ai vues je n’ai rien éprouvé de semblable ! Mais quelle folie ! Une enfant de onze ans ! et moi qui vais en avoir trente ! »

Pourtant, folie ou non, l’image de cette jeune fille poursuivit Maltravers pendant plusieurs jours ; jusqu’à ce que le changement de lieux, les distractions de la société, les graves préoccupations de l’homme fait, et surtout les circonstances entraînantes que nous allons raconter, eurent par degrés effacé cette étrange mais délicieuse impression. Il avait appris pourtant que M. Templeton était le propriétaire de la villa qu’habitait l’enfant. Il écrivit à Ferrers pour lui raconter l’incident et lui demander des nouvelles de la petite blessée. Peu de temps après il reçut une lettre de Lumley qui lui annonçait que l’enfant s’était remise de son accident, et qu’elle était allée à Brighton avec M. et Mme Templeton, pour changer d’air et prendre les bains de mer.


  1. 2500 francs.