Traduction par Mlle Collinet.
Hachette (p. 1-70).


LIVRE PREMIER.


CHAPITRE PREMIER.


Mes intentions à l’égard de la jeune fille étaient très-honnêtes, je le jure… pourtant qui aurait soupçonné le piège où je fus pris,
(Shakspeare. Tout est bien qui finit bien, acte IV, scène iii.)


À quatre milles environ de l’une de nos villes manufacturières du nord s’étendait, en l’année 18.., une lande vaste et désolée. Il est impossible d’imaginer un endroit plus triste : quelques chétives touffes d’herbe y poussaient çà et là, sur un sol noir et pierreux. On n’apercevait pas un arbre sur toute cette aride étendue. La nature elle-même semblait avoir déserté cette solitude, comme si elle en eût été chassée par le bruit mugissant des forges du voisinage ; et même l’art, qui tire parti de toutes choses, avait dédaigné de mettre à contribution ces stériles régions. Il y avait quelque chose de fantastique et de primitif dans l’aspect de ce lieu, surtout lorsque, dans les longues nuits d’hiver, on y voyait flotter les reflets rouges et irréguliers de ces feux lointains qui donnent aux abords de certaines manufactures une si étrange apparence. On avait peine à s’imaginer, tant ce désert semblait abandonné des hommes, que des feux humains seuls en illuminassent la morne et stérile solitude. Sur une étendue de plusieurs milles on n’apercevait nul vestige d’habitation ; mais en se rapprochant du côté de la ville, on découvrait, à peu de dis tance de la route qui traversait la lande, une misérable petite cabane isolée.

Au moment où mon histoire commence, deux personnes étaient assises dans cette demeure solitaire. L’une d’elles était un homme d’environ cinquante ans, dont les vêtements sales et déguenillés se faisaient remarquer pourtant par une certaine prétention de mauvais goût. Autour d’un cou maigre et nerveux, s’enroulait orgueilleusement un mouchoir de soie, orné d’une large broche en fausses pierres ; ses culottes déchirées étaient également décorées de boucles, l’une de strass et l’autre d’acier. Sa charpente osseuse, mais large et robuste, indiquait une force remarquable. Sa figure était sillonnée de rides profondes et prématurées, et ses cheveux grisonnants ombrageaient un front bas, rugueux et repoussant, où régnait un perpétuel froncement de sourcils, que nul sourire des lèvres (et cet homme souriait souvent) n’en pouvait chasser. C’était un visage qui parlait d’un long endurcissement dans le vice : un visage sur lequel le passé était écrit en caractères ineffaçables. La main du bourreau ne l’aurait pas marqué plus lisiblement, ni de manière à éveiller plus infailliblement les soupçons des hommes honnêtes ou timides.

Il était occupé à compter quelques pièces de monnaie de peu de valeur ; et quoiqu’il fût facile d’en additionner le montant, il les comptait et les recomptait, comme si, par ce moyen, il eût espéré augmenter la somme.

« Il doit y avoir quelque erreur. Alice, dit-il en grommelant, il n’est pas possible que nous soyons si bas percés ; pas plus tard que lundi, j’avais deux livres dans le tiroir, et maintenant… Alice, vous m’avez volé une partie de cet argent. Malédiction ! »

La personne à laquelle il s’adressait ainsi, était assise de l’autre côté d’un feu terne et à demi éteint ; elle releva tranquillement les yeux sur lui ; son visage contrastait singulièrement avec celui de l’homme.

Elle paraissait avoir environ quinze ans ; son teint était d’une pureté et d’une délicatesse remarquables, en dépit de la teinte hâlée que ses habitudes de travail y avait répandue. Ses cheveux châtains, d’une abondance extraordinaire, même dans une fille aussi jeune, tombaient négligemment en boucles naturelles sur son front. Ses petits traits enfantins étaient charmants, irréprochables même ; mais l’expression en était pénible : elle était si vide ! Au repos c’était presque l’expression d’une idiote ; mais qu’elle vînt à parler, sourire ou remuer seulement un muscle, et alors ses yeux, son teint, ses lèvres s’animaient, de façon à prouver que l’intelligence était encore là, quoique imparfaitement éveillée.

« Je n’en ai pas volé, mon père, dit-elle d’une voix calme ; mais j’en aurais bien pris si je n’avais craint d’être battue par vous.

— Et pourquoi avez-vous besoin d’argent ?

— Pour acheter de quoi manger quand j’ai faim.

— Pas autre chose ?

— Je ne sache pas. »

La jeune fille se tut ; puis au bout de quelques instants :

« Pourquoi, dit-elle, ne me laissez-vous pas aller travailler à la manufacture avec les autres jeunes filles ? J’y gagnerais de l’argent pour vous, et pour moi aussi. »

L’homme sourit d’un sourire qui sembla mettre en relief tout ce qu’il y avait de révoltant dans sa physionomie.

« Enfant, dit-il, vous avez juste quinze ans, et vous êtes bien niaise ; si vous alliez à la manufacture, peut-être me quitteriez-vous ; et que ferais-je sans vous ? Non, je crois que, jolie comme vous l’êtes, vous pourriez faire plus d’argent autrement. »

La jeune fille ne parut pas comprendre cette insinuation ; mais elle répéta machinalement :

« Je voudrais bien aller à la manufacture.

— Sottises ! dit l’homme avec colère, j’ai presque envie de… »

Il fut interrompu en ce moment par le retentissement d’un coup violent contre la porte de la cabane.

L’homme devint pâle.

« Qu’est-ce donc ? grommela-t-il. Il est tard…, onze heures presque. Encore…, encore ! Demandez donc qui frappe ainsi, Alice ! »

La jeune fille s’arrêta un moment devant la porte ; en cet instant, sa taille harmonieuse, quoique petite, son regard attentif, les couleurs changeantes de son visage, la tendre jeunesse, et la grâce singulière de son attitude et de ses gestes, eussent inspiré à un artiste le type idéal de la beauté champêtre.

Après un moment d’hésitation elle appliqua ses lèvres à une crevasse de la porte, et répéta la question de son père.

« Pardonnez-moi, je vous prie, dit une voix claire et forte, mais courtoise pourtant ; j’ai aperçu de la lumière à votre fenêtre, et je me suis hasardé à demander s’il y a quelqu’un chez vous qui veuille bien me conduire à *** ; je rétribuerai convenablement celui qui me rendra ce service.

— Ouvrez la porte, Alice, » dit le propriétaire de la masure.

La jeune fille tira un grand verrou de bois, et un homme de haute stature franchit le seuil.

Le nouveau venu était dans la première fleur de sa jeunesse ; il avait peut-être dix-huit ans ; son air et son apparence étonnèrent également le père et la fille. Seul, à pied, à une heure semblable, il était pourtant impossible de ne pas le reconnaître pour un gentilhomme ; néanmoins ses vêtements étaient simples et quelque peu souillés de poussière, et il portait un petit havre-sac sur l’épaule. En entrant il souleva son chapeau avec une certaine urbanité étrangère, et une profusion de cheveux brun-clair retombèrent sur son front noble et élevé. Ses traits étaient beaux, sans l’être pourtant à un degré remarquable, et son aspect était à la fois hardi et avenant.

« Je vous suis bien reconnaissant de votre politesse, dit-il en s’avançant négligemment, et en s’adressant à l’homme, qui l’examinait d’un œil scrutateur ; et j’espère, mon brave, que vous ajouterez encore à ma gratitude en m’accompagnant à ***.

— Vous ne pouvez guère vous tromper de route, dit l’homme d’un ton bourru : les lumières vous serviront de guide.

— Elles n’ont guère servi qu’à m’égarer jusqu’à présent, car elles semblent entourer toute cette lande, et je ne puis découvrir de route qui la traverse ; cependant si vous voulez me mettre en bon chemin, je ne vous dérangerai pas davantage.

— Il est bien tard, répondit le rustre d’un ton équivoque.

— Raison de plus pour que je me dépêche d’arriver à ***. Voyons, mon bon ami, prenez votre chapeau, et je vous donnerai une demi-guinée pour votre peine. »

L’homme s’avança, puis il s’arrêta, se mit de nouveau à examiner son hôte et dit :

— Êtes-vous seul, monsieur ?

— Tout seul.

— Vous êtes probablement connu à *** ?

— Non pas. Mais que vous importe ? Je suis étranger dans ce voisinage.

— Il y a bien quatre milles.

— Tant que cela, et je suis déjà affreusement fatigué ! s’écria le jeune homme avec impatience. En parlant, il tira sa montre. — Et il est onze heures passées encore ! »

La montre attira l’œil du propriétaire de la cabane, et ce mauvais œil étincela. Il passa la main sur son front.

« Je pensais, monsieur, dit-il avec plus de politesse qu’il n’en avait montré jusque-là, que puisque vous êtes si fatigué, et qu’il est si tard, vous pourriez peut-être aussi bien….

— Quoi donc ? s’écria l’étranger en frappant du pied avec un peu d’impatience.

— Je ne sais comment vous faire cette offre ; mais mon pauvre toit est à votre service, et demain au petit jour je vous accompagnerais à ***. »

L’étranger regarda alternativement l’homme et les murailles noircies de la cabane. Il était sur le point de refuser brusquement cette proposition hospitalière lorsque, tout à coup, son regard tomba sur Alice, qui, debout, la bouche et les yeux ouverts, contemplait avidement le bel intrus. En rencontrant ses yeux, elle rougit beaucoup, et tourna la tête. La vue d’Alice sembla changer les intentions de l’étranger. Il hésita un instant, grommela quelque chose entre ses dents, puis, laissant tomber à terre son havre-sac, se jeta sur une chaise, détendit ses membres, et s’écria gaiement :

« Ainsi soit-il, mon hôte ; refermez votre porte. Apportez-moi un verre de bière et une croûte de pain, et voilà pour mon souper ! Quant à un lit, cette chaise fera parfaitement mon affaire.

— Nous pourrons peut-être vous donner quelque chose de mieux que cette chaise, répondit l’hôte. Mais ce que nous pouvons offrir de meilleur doit sembler encore assez mauvais à un gentilhomme ; nous ne sommes que de pauvres gens, de rudes travailleurs, mais très-pauvres.

— Ne vous préoccupez pas de moi, répondit l’étranger, qui se mit activement à attiser le feu ; je suis accoutumé à des choses plus dures que de dormir sur une chaise dans la maison d’un honnête homme ; car, bien que vous soyez pauvre, il va sans dire que je vous tiens pour honnête. »

L’homme sourit ; et se retournant vers Alice, il lui commanda d’apporter tout ce que contenait le garde-manger. Quelques croûtes de pain, quelques pommes de terre froides, et de la bière assez forte, composaient tout le repas qu’elle servit au voyageur.

En dépit de ses précédentes bravades, le jeune homme fit la grimace lorsqu’il s’assit devant ces apprêts socratiques. Mais en rencontrant les yeux d’Alice il reprit son air de bonne humeur. Cette dernière s’arrêta un moment près de la table et bégaya avec hésitation quelques mots d’excuse ; il lui saisit la main, et la pressant avec tendresse :

« Charmante fille, dit-il (et, en lui parlant, il la regardait avec une admiration qu’il ne cherchait pas à déguiser), un homme qui a voyagé tout le jour, à pied, dans la contrée la plus laide qui soit entre les trois mers, est suffisamment délassé le soir quand il voit un aussi joli visage que le vôtre. »

Alice retira vivement sa main, et alla s’asseoir dans un coin de la chambre d’où elle continua à regarder l’étranger avec l’expression vague qui lui était habituelle, mais aussi avec un demi-sourire sur ses lèvres roses.

Le père d’Alice les regardait alternativement l’un et l’autre.

« Mangez, monsieur, dit-il avec une espèce de rire, et pas de ces belles paroles ; la pauvre Alice est honnête, comme vous l’avez dit tout à l’heure.

— Certainement, dit l’étranger en mettant énergiquement aux prises les croûtes dures et deux rangées de dents blanches fortes et égales, certainement elle est honnête. Je n’avais pas l’intention de vous offenser ; mais la vérité c’est que je suis presque étranger, et vous savez que sur le continent on peut dire une parole gracieuse à une jolie fille sans blesser, ni elle, ni son père.

— Presque étranger ! Mais vous parlez anglais aussi bien que moi, dit l’hôte, » dont le ton et le langage étaient en effet au-dessus de sa position.

L’étranger sourit.

« Merci du compliment, dit-il, ce que je voulais dire c’est que j’ai été longtemps à l’étranger ; je reviens même d’Allemagne en ce moment. Mais je suis né en Angleterre.

— Et vous vous en revenez chez vous ?

— Oui.

— Est-ce loin d’ici ?

— À trente milles environ, je crois.

— Vous êtes bien jeune, monsieur, pour voyager seul. »

Le voyageur ne répondit pas ; il acheva son repas frugal, et rapprocha sa chaise du feu. Il pensa alors qu’il avait assez alimenté la curiosité de son hôte pour être en droit de satisfaire la sienne.

« Vous travaillez dans les manufactures, sans doute ? dit-il.

— Oui, monsieur. Les temps sont durs !

— Et votre jolie fille ?

— Elle soigne le ménage.

— N’avez-vous pas d’autres enfants ?

— Non ; une bouche de plus que la mienne, c’est tout ce que je puis suffire à nourrir et encore… Mais vous voudriez peut-être vous reposer maintenant ; je vous donnerai mon lit, monsieur, je puis dormir ici.

— Mais, du tout, dit l’étranger vivement ; mettez quelques morceaux de charbon sur le feu, et laissez-moi m’arranger à ma convenance. »

L’homme, sans résister davantage, se leva et quitta la chambre pour aller chercher du combustible. Alice resta dans son coin.

« Ma charmante, dit le voyageur en regardant autour de lui pour s’assurer qu’ils étaient seuls ; je dormirais mieux si vous me donniez seulement un baiser de vos lèvres de corail ! »

Alice se cacha la figure dans ses mains.

« Vous ai-je fâchée ?

— Oh ! non, monsieur.

En recevant cette assurance, le voyageur se leva et s’approcha doucement d’Alice. Il écarta ses mains de sa figure, et elle lui dit d’une voix douce :

« Avez-vous beaucoup d’argent sur vous ?

— Oh ! la mercenaire ! se dit tout bas le voyageur, puis il reprit à haute voix : Pourquoi, ma jolie fille ! Vendez-vous donc si cher vos baisers ! »

Alice fronça les sourcils, et rejeta ses cheveux en arrière.

« Si vous avez de l’argent, dit-elle à voix basse, n’en dites rien à mon père. Ne dormez pas, si vous pouvez vous en empêcher. J’ai peur ! chut… il vient ! »

Le jeune homme, dont l’aspect était tout changé, alla se rasseoir. Quand son hôte rentra, pour la première fois il l’examina attentivement ; la lueur imparfaite de la chandelle mourante, qui seule éclairait la chambre, dessinait fortement en ombres et en lumières ses traits accentués, durs et féroces, et l’œil du voyageur passant du visage aux membres, vit que, si l’esprit était capable de méditer quelque violence, le corps était en état de la mettre à exécution.

Le voyageur tomba dans une sombre rêverie. Le vent soufflait, la pluie tombait, nulle étoile ne brillait à la petite fenêtre, tout était profondément obscur ; continuerait-il sa route tout seul ? Ne serait-il pas exposé à un plus grand danger sur cette lande vaste et déserte ? Son hôte ne pourrait-il pas le suivre, et l’assaillir dans les ténèbres ? À l’exception de son bâton de voyage, il n’avait pas d’armes. Mais à l’intérieur de la cabane il lui resterait au moins une grossière ressource dans le gros fourgon de cuisine, qui se trouvait à côté de lui. Dans tous les cas, il valait mieux attendre pour le moment. Plus tard, lorsqu’il serait seul, il pourrait tirer le verrou de la porte, et fuir sans donner l’éveil.

Tels furent les résultats de ses méditations, pendant que son hôte alimentait le feu.

« Vous dormirez bien cette nuit, lui dit ce dernier en souriant.

— Dame… je suis peut-être par trop fatigué ; il se passera bien probablement une heure ou deux avant que je sois endormi ; mais quand une fois je dors, je dors comme une souche.

— Venez, Alice, dit son père, laissons monsieur. Bonsoir, monsieur.

— Bonsoir, bonsoir, » répliqua le voyageur en bâillant.

Le père et la fille disparurent par une porte placée dans l’angle de la chambre. Leur convive entendit le craquement de l’escalier sous leurs pas, et puis un profond silence régna.

« Insensé que je suis, se dit le voyageur, est-ce que rien ne m’apprendra que je ne suis plus un étudiant de Gottingen ? Est-ce que rien ne me corrigera de mon goût pour ces aventures pédestres ? Si ce n’eût été pour les grands yeux bleus de cette fille, à l’heure qu’il est je serais en sûreté à ***, à moins pourtant que ce père rébarbatif ne m’eût assassiné en route ! Cependant nous saurons bien déjouer ses plans ; encore une demi-heure, et je suis sur la lande ; il faut lui donner du temps. Et en attendant, voici le fourgon. Après tout, au pis aller nous ne serions qu’un contre un ; mais le rustre est fortement bâti. »

Quoique le voyageur s’efforçât ainsi de ranimer son courage, son cœur battait plus fort que d’habitude. Il tenait les yeux fixés sur la porte par laquelle ses hôtes avaient disparu, et sa main sur le fourgon massif.

Tandis que l’étranger était ainsi occupé, Alice, au lieu d’entrer dans son étroite cellule, se dirigea vers la chambre de son père.

Celui-ci, assis au pied de son lit, et les yeux fixés à terre, grommelait quelque chose entre ses dents.

La jeune fille s’arrêta devant lui, les bras légèrement croisés sur la poitrine, et le regarda.

« Elle doit valoir au moins vingt guinées, dit soudainement l’hôte, en se parlant à lui-même.

— Que vous importe, mon père, ce que vaut la montre de ce monsieur ? »

L’homme tressaillit.

« Vous avez l’intention, poursuivit tranquillement Alice, de faire du mal à ce jeune homme ; mais vous ne lui en ferez pas. »

La figure du père devint sombre comme la nuit.

« Eh ! quoi ! commença-t-il, d’une voix tonnante qu’il baissa subitement au diapason d’un grognement étouffé, osez-vous me parler ainsi ? Allez vous coucher… allez vous coucher !

— Non, mon père.

— Non ?

— Je ne quitterai cette chambre qu’au point du jour.

— Nous verrons bien, dit l’homme en jurant.

— Si vous me touchez, j’appellerai ce monsieur à mon secours, et je lui dirai….

— Quoi ? »

La jeune fille s’approcha de son père, plaça ses lèvres à son oreille, et dit à voix basse :

« Que vous voulez l’assassiner. »

L’homme se prit à trembler de la tête aux pieds ; il ferma les yeux, et chercha péniblement sa respiration.

« Alice, dit-il avec douceur, après un moment de silence ; Alice, nous avons souvent failli mourir de faim.

— Moi, oui… vous jamais !

— Mais si, malheureuse ! Si je bois trop un jour, le lendemain il faut que je jeûne. Allez toujours vous coucher, vous dis-je ; je n’ai pas l’intention de faire du mal à ce jeune homme. Pensez-vous que je me passerais moi-même la corde autour du cou ? Non, non ! Allez-vous-en, allez-vous-en. »

Le visage d’Alice, qui jusque-là avait été sérieux, et presque intelligent, reprit maintenant son expression habituelle.

« C’est vrai, père, on vous pendrait si vous lui coupiez la gorge. Ne l’oubliez pas ; bonsoir !… »

Et, en disant ces mots, elle s’achemina vers sa chambre.

Quand il se trouva seul, l’hôte pressa fortement sa main sur son front, et resta immobile pendant près d’une demi-heure.

« Si cette maudite fille voulait seulement s’endormir, grommela-t-il enfin, en se retournant, ce serait bientôt fait. L’étang qui est derrière la maison est aussi profond qu’un puits ; et je pourrais dire demain matin que le jeune homme a décampé. Il paraît tout à fait étranger en ce pays ; personne ne s’apercevrait de sa disparition. Il doit avoir beaucoup d’argent pour donner une demi-guinée à un guide, qui lui ferait traverser cette lande ! J’ai besoin d’argent, moi, et je ne veux pas travailler… du moins tant que je peux faire autrement. »

Pendant qu’il délibérait ainsi, il lui sembla que l’atmosphère de la chambre était étouffante ; il ouvrit la fenêtre, et se pencha au dehors ; une pluie battante lui fouetta le visage. Il ferma la fenêtre avec une imprécation ; il ôta ses souliers, s’achemina doucement vers le seuil de sa chambre, et à la lueur de la chandelle qu’il abritait avec sa main il examina la porte qui se trouvait vis-à-vis. Elle était close. Il se pencha et tendit l’oreille avec inquiétude.

« Tout est tranquille, pensa-t-il ; peut-être dort-il déjà. Je vais descendre tout doucement. Si seulement Jack Walters venait ce soir, la chose irait à ravir. »

Il descendit, à pas de loup, les degrés. Dans un coin au pied de l’escalier se trouvaient rassemblés divers objets, des fagots, et un couperet. Il saisit le couperet.

« Bon ! se dit-il ; et puis nous avons un marteau d’enclume quelque part pour Walters. »

Il s’appuya contre la porte et appliqua son œil à une fente qui lui permettait de voir indistinctement l’intérieur de la chambre, éclairée par la lueur vacillante du feu.


CHAPITRE II.

Qu’est-ce que cela ?
Une charogne.

(Shakspeare. Le Marchand de Venise, acte II, scène vii.)

C’est vers ce moment que l’étranger jugea à propos de commencer sa retraite. Le bruit de voix indistinct et étouffé, qu’il avait d’abord entendu au-dessus de lui, pendant la conversation du père et de la fille, avait cessé. Ce silence l’encourageait, et le mettait en même temps sur ses gardes. Il s’approcha de la porte d’entrée, tira doucement le verrou, et trouva la porte fermée à double tour, et la clef absente. Il n’avait pas observé que, pendant son repas, avant que ses soupçons eussent été éveillés, son hôte, en refermant la porte, avait emporté la clef. Ses craintes se trouvaient maintenant confirmées. Ses pensées se tournèrent alors vers la fenêtre. Le volet ne la fermait qu’à demi, et pouvait aisément se déplacer. Mais la fenêtre ne s’ouvrait qu’en partie, comme dans presque toutes les chaumières, et l’ouverture en était beaucoup trop petite pour lui permettre de passer. Le seul moyen de fuite qui lui restât, c’était de briser tout le châssis, ce qui ne pouvait se faire sans bruit, et par conséquent sans danger.

Il s’arrêta avec désespoir. Il avait naturellement du sang-froid et un tempérament énergique ; il était accoutumé à ces périls physiques, que les étudiants allemands se plaisent tant à braver ; mais, en cet instant, le cœur lui manqua presque. Le silence qui régnait lui devint à charge, et son front se couvrit d’une sueur froide. Pendant que, irrésolu et en suspens, il s’efforçait de rassembler ses idées, son organe auditif aiguisé d’une manière surnaturelle par la crainte, distingua le bruit faible et étouffé de pas furtifs… il entendit le craquement des marches de l’escalier. Ce bruit rompit l’enchantement. La vague appréhension qu’il avait éprouvée s’évanouit à l’approche du danger réel. Sa présence d’esprit lui revint. Il se rapprocha vivement de la cheminée, saisit le fourgon, et se mit à attiser le feu, à tousser fort, pour faire comprendre aussi énergiquement que possible qu’il était bien éveillé.

Il sentait qu’on le guettait ; il sentait que le péril était imminent ; il sentait que l’apparence du sommeil serait le signal d’un conflit mortel. Le temps se passait : tout restait silencieux ; près d’une demi-heure s’était écoulée depuis le moment où il avait entendu des pas sur l’escalier. Cette situation commençait à lui donner sur les nerfs, à les irriter, à devenir intolérable. Ce n’était plus de la crainte qu’il éprouvait ; c’était le sentiment surexcité de la présence d’une inimitié mortelle : la sensation que peut éprouver un homme qui sait que l’œil d’un tigre est fixé sur lui ; qui, dans l’intervalle de l’attente, a retrouvé son courage, mais qui prévoit que tôt ou tard son ennemi devra s’élancer sur lui. Cet état de suspens même devient une angoisse telle, qu’il désire précipiter la lutte mortelle qu’il ne peut fuir.

Incapable d’endurer plus longtemps cette situation, le voyageur se leva, fixa les yeux sur la porte fatale, et s’adressant à celui qui le guettait, il était sur le point de lui crier d’entrer, quand il entendit frapper légèrement à la fenêtre ; ce signal fut répété deux fois, et à la troisième, le nom de Darvil fut prononcé à voix basse. Il était donc évident que des complices étaient survenus ; ce ne serait plus contre un seul homme qu’il aurait à lutter. Il respira avec effort, et il écouta, malgré le tintement de ses oreilles. Il entendit des pas au dehors, sur le sol détrempé ; ils s’éloignèrent… tout redevint tranquille.

Il s’arrêta quelques moments, puis il s’approcha d’un pied ferme de la porte intérieure, derrière laquelle il s’imaginait que son hôte veillait ; d’une main assurée il essaya d’ouvrir cette porte ; elle était fermée de l’autre côté.

« Ainsi, dit-il avec amertume, et en grinçant des dents, il faudra que je succombe comme un rat dans une trappe. Eh bien ! le rat mordra avant de mourir. »

Il revint à son ancien poste, se releva de toute sa hauteur, et tenant son arme grossière, il se prépara au combat. Il éprouvait une certaine satisfaction orgueilleuse en songeant à ses avantages naturels d’activité, de stature, de force et d’intrépidité. Les minutes s’écoulèrent. Le silence fut enfin interrompu par un bruit à la porte intérieure ; il entendit tirer doucement le verrou. Des deux mains il souleva son arme…, et recula en apercevant Alice devant lui. Elle entra, les pieds nus, pâle comme un marbre, et le doigt sur les lèvres.

Elle s’approcha… elle le toucha.

« Ils sont dans le hangar derrière la maison, dit-elle à voix basse, ils cherchent le marteau d’enclume ; ils veulent vous assassiner ; partez, partez… vite !

— Mais comment ? la porte est fermée.

— Attendez. J’ai pris la clef dans la chambre. »

Elle gagna la porte, mit la clef dans la serrure…, la porte céda. Le voyageur rejeta son havre-sac sur son épaule, et d’un bond franchit le seuil. La jeune fille l’arrêta :

« Vous n’en direz rien ; c’est mon père ; on le pendrait.

— Non, non. Mais vous, êtes-vous en sûreté ici ?… Comptez sur ma reconnaissance… Je serai à *** demain…, dans la meilleure auberge… Venez m’y trouver si vous pouvez ! De quel côté faut-il aller ?

— Toujours à gauche. »

L’étranger était déjà loin ; il fuyait dans les ténèbres, malgré la pluie, avec l’activité de la jeunesse. La jeune fille attendit un instant, soupira, puis rit tout haut ; elle referma la porte, et s’en retournait à tâtons, lorsque, à l’entrée intérieure, parut son terrible père, accompagné d’un autre homme court, large, nerveux, qui, les bras nus, brandissait un grand marteau.

« Comment ? s’écria l’hôte ; Alice ici ! par l’enfer et le diable, l’auriez-vous fait partir ?

— Je vous avais dit que vous ne lui feriez pas de mal. »

Avec une imprécation affreuse, le scélérat frappa sa fille, la renversa, sauta par-dessus son corps, ouvrit la porte, et, suivi de son camarade, se mit à la poursuite incertaine de sa victime qui venait de lui échapper.


CHAPITRE III.

Vous saviez mieux que personne que ma fille s’était enfuie.
(Shakspeare. Le Marchand de Venise, acte III, scène i.)

Le jour commençait à poindre ; c’était une matinée douce, humide et brumeuse ; les pieds s’enfonçaient profondément dans le sol détrempé ; une boue épaisse couvrait les routes, et la pluie de la nuit précédente avait laissé çà et là de larges flaques d’eau. Aux abords de la ville, des charrettes, des voitures de roulage, des groupes de piétons, étaient déjà en mouvement ; et, de temps à autre, on entendait le son aigu d’une trompe, annonçant le passage de quelque voiture matinale, qui roulait sur cette grande route du Nord ses voyageurs d’impériale et d’intérieur, emmitouflés dans leurs manteaux et leurs bonnets de nuit.

Un jeune homme franchit d’un bond la barrière d’un champ, et s’élança sur la route, précisément en face d’une borne qui lui indiquait que la distance d’un mille le séparait encore de la ville de ***.

« Dieu merci ! dit-il presque à haute voix. Après avoir passé la nuit à errer comme un feu follet dans des marécages, je me trouve enfin près de la ville. J’en rends grâces au ciel, qui m’a si visiblement protégé pendant cette nuit. Je respire enfin, je suis sauvé ! »

Il se mit à marcher avec une certaine rapidité ; il dépassa une lourde charrette ; il dépassa un groupe d’ouvriers ; il dépassa un troupeau de moutons, et il se trouva derrière une femme seule, qui s’acheminait lentement. C’était une jeune fille, aux vêtements pauvres et usés, qui semblait poursuivre avec effort sa route pénible. Il allait la dépasser aussi, lorsqu’il entendit un cri étouffé. Il se retourna et reconnut dans la voyageuse sa libératrice de la nuit précédente.

« Grands dieux, est-ce vous ? Puis-je en croire mes yeux ?

— J’allais vous retrouver, monsieur, dit languissamment la jeune fille. Moi aussi je me suis enfuie, je ne retournerai jamais auprès de mon père. Je n’ai plus d’abri où reposer ma tête, maintenant.

— Pauvre enfant ! Mais que s’est-il passé ? Vous ont-ils mal traitée parce que vous m’aviez sauvé ?

— Mon père m’a jetée par terre, et il m’a battue de nouveau quand il est revenu ; mais ce n’est pas tout, ajouta-t-elle, à voix très-basse.

— Que vous a-t-il fait encore ? »

La jeune fille rougit et pâlit tour à tour. Elle serra fortement les dents, s’arrêta, puis se remit à marcher plus vite qu’auparavant, en disant :

« N’importe ! Je n’y retournerai jamais !… Je suis seule à présent. Que vais-je devenir ? »

Et elle se tordait les mains avec angoisse.

Le voyageur fut ému de compassion.

« Ma chère enfant, dit-il avec intérêt, vous m’avez sauvé la vie, et je ne suis pas ingrat. Tenez (il lui mit quelques pièces d’or dans la main), procurez-vous un logement, de la nourriture, et reposez-vous ; vous paraissez en avoir besoin. Vous viendrez me retrouver ce soir quand il fera nuit, et que nous pourrons causer ensemble sans être observés. »

La jeune fille prit machinalement l’argent, et leva les yeux vers lui, pendant qu’il parlait ; son air était si ingénu, toute l’expression de sa physionomie était si parfaitement modeste et virginale, que, si les dernières paroles du voyageur avaient été suggérées par quelque mauvaise pensée, elle avait dû s’enfuir honteuse et troublée devant ce regard candide.

« Ma pauvre enfant, dit-il avec embarras, après un intervalle de silence ; vous êtes bien jeune, et surtout bien jolie. Dans cette ville vous serez exposée à beaucoup de tentations. Faites attention où vous logerez ; vous avez sans doute des amis ici ?

— Des amis ? Qu’est-ce que c’est que cela ? répondit Alice.

— N’avez-vous pas de parents ?

— Non.

— Ne connaissez-vous personne à qui vous puissiez demander asile ?

— Non, monsieur ; car je ne puis aller où va mon père, de crainte qu’il ne me retrouve.

— Eh bien, alors, cherchez quelque modeste auberge, et rencontrez-moi ce soir, ici, à un demi-mille de la ville, à sept heures. Dans l’intervalle je m’occuperai de vous. Mais vous paraissez fatiguée, vous marchez avec difficulté ; peut-être serez-vous trop lasse pour venir jusqu’ici ? Je veux dire que vous aimeriez peut-être mieux vous reposer un jour de plus ?

— Oh ! non, non ! Vous voir encore, cela me fera du bien, monsieur. »

Leurs yeux se rencontrèrent, mais la jeune fille ne baissa pas les siens ; des larmes en voilaient l’azur… ces larmes pénétrèrent dans l’âme du jeune homme.

Il se retourna vivement, et s’aperçut qu’ils étaient déjà de venus des objets de curiosité pour les passants qui les rencontraient.

« N’oubliez pas ! lui dit-il tout bas, » et il la devança d’un pas rapide qui l’eut bientôt amené à la ville.

Il demanda le principal hôtel, et y entra, avec cet air indéfinissable de supériorité, qui appartient aux personnes accoutumées à acheter la bienvenue, partout où la bienvenue peut s’acheter ou se vendre. Assis auprès d’un feu pétillant devant un ample déjeuner, il ne fut pas longtemps à oublier les terreurs de la nuit précédente, ou plutôt il se réjouit de pouvoir ajouter cet étrange et nouvel épisode aux autres aventures d’Ernest Maltravers.


CHAPITRE IV.

Con una dama tenia
Un galan conversation
[1].

(Moratin. El Teatro espanol, num. 15.)

Maltravers arriva le premier au rendez-vous. Son caractère était singulièrement énergique, décidé et d’un développement prématuré, sous tous les rapports, sauf à l’égard des femmes. Avec ces dernières, il était la créature du moment ; il s’abandonnait au gré de chaque impulsion, de chaque passion, selon le caprice d’une imagination bizarre, vagabonde, et surtout poétique. Maltravers était poëte presque à son insu ; poëte en action, et la femme était sa muse.

Il n’avait formé aucun plan de conduite vis-à-vis de la pauvre fille qu’il allait rencontrer. Il n’avait aucune mauvaise intention à son égard. Si elle eût été moins jolie, la reconnaissance qu’elle lui inspirait eût été la même, et la pauvreté de sa mise, sa jeunesse, la position où elle se trouvait, exigeaient également qu’il choisît l’heure du crépuscule pour leur entrevue.

Quand il arriva au rendez-vous, il faisait déjà nuit ; mais une forte gelée avait éclairci l’air, les étoiles scintillaient, et de longues ombres dormaient, calmes et immobiles, en travers de la grande route, et sur les champs blanchis au delà.

Il se mit à marcher rapidement en long et en large, sans se préoccuper beaucoup de son entrevue ni de ce qui en résulterait, chantant à demi-voix quelques vieux refrains allemands ou anglais, et s’arrêtant à tout moment pour contempler les étoiles silencieuses.

Enfin il vit Alice s’avancer timidement et doucement. Son cœur battit plus vite ; il sentit qu’il était jeune et seul en face des séductions de la beauté.

« Charmante fille, dit-il, avec une galanterie involontaire et machinale, ce demi-jour vous sied à merveille. Comment vous remercier de ne m’avoir pas oublié ?

Alice lui abandonna sa main sans résistance.

« Comment vous nommez-vous ? » dit-il en se penchant vers elle.

— Alice Darvil.

— Et votre terrible père… Est-ce bien véritablement votre père ?

— Oui ; c’est mon père et ma mère aussi ! je n’ai que lui.

— Comment avez-vous pu deviner que son intention était de m’assassiner ? A-t-il jamais commis un crime semblable ?

— Non : mais depuis quelque temps il parle souvent de vols. Il est très-pauvre, monsieur. Et quand j’ai rencontré son œil, quand ensuite, pendant que vous aviez le dos tourné, je l’ai vu retirer la clef de la porte, j’ai senti que… que votre vie était en danger.

— Bonne petite !… Continuez.

— Je le lui ai dit quand nous sommes montés. Je ne savais trop si je devais le croire lorsqu’il m’a promis qu’il ne vous ferait pas de mal ; mais j’ai volé la clef de la porte d’entrée qu’il avait jetée sur la table, et je suis rentrée dans ma chambre. J’écoutais à ma porte ; bientôt je l’ai entendu descendre l’escalier ; il attendit quelque temps, et moi je le guettais d’en haut. L’endroit où il se trouvait s’ouvre sur les champs par une porte de derrière. Après quelque temps j’entendis une voix qui chuchotait ; je reconnus cette voix ; et alors ils sortirent tous deux par la porte de derrière. Moi je suis descendue, je suis sortie, et j’ai écouté ; je savais que l’autre homme était John Walters. J’ai peur de lui, monsieur. Alors Walters a dit : « J’irai chercher le marteau, et qu’il dorme ou qu’il veille, nous ferons le coup. * Mon père lui a dit : « Il est dans le hangar. » Alors j’ai vu qu’il n’y avait pas de temps à perdre, et…, et…, mais vous savez le reste.

— Mais comment vous êtes-vous échappée ?

— Oh ! mon père, après avoir parlé à Walters, est venu dans ma chambre, et il m’a battue, et… et… il m’a fait peur ; quand il était couché, je me suis habillée et je me suis glissée hors de la maison. Il commençait à faire jour, et j’ai marché jusqu’au moment où je vous ai rencontré.

— Pauvre enfant ! Dans quelle atmosphère de vice avez-vous été élevée !

— Plaît-il, monsieur !

— Elle ne me comprend pas. Vous a-t-on appris à lire et à écrire ?

— Oh non !

— Mais je pense que, du moins, on vous a enseigné le catéchisme… Vous priez quelquefois ?

— J’ai souvent prié mon père de ne point me battre.

— Mais Dieu ?

— Dieu ! monsieur !… Qui est-ce[2] ? »

Maltravers se recula épouvanté. Malgré sa précoce philosophie, cette profonde ignorance confondait sa sagesse. Il avait vu toutes les disputes des théologiens au sujet de la connaissance innée d’un être suprême ; mais il ne lui était jamais arrivé de se trouver face à face avec une créature humaine qui ignorait complétement l’existence d’un Dieu.

Après un moment de silence, il dit :

« Ma pauvre fille, nous ne nous comprenons pas bien. Vous savez qu’il y a un Dieu ?

— Non, monsieur.

— Ne vous a-t on jamais dit par qui les étoiles que vous voyez là-haut, et la terre sur laquelle vous marchez, ont été créées ?

— Non.

— Et vous-même, n’y avez-vous jamais pensé ?

— Pourquoi faire ? Qu’est-ce que cela a de commun avec le froid et la faim ? »

Maltravers parut douter.

« Vous voyez ce grand bâtiment, là-bas, avec un clocher qui se découpe sur le ciel étoilé ?

— Oui, monsieur, bien sûr.

— Comment cela s’appelle-t-il ?

— Mais, c’est une église.

— N’y êtes-vous jamais entrée ?

— Non.

— Savez-vous ce qu’on y fait ?

— Mon père dit qu’il y a un homme qui y dit des bêtises, tandis que les autres l’écoutent.

— Votre père est un… n’importe. Mon Dieu ! que ferai-je de cette malheureuse enfant ?

— Oui, monsieur, je suis bien malheureuse, » dit Alice en saisissant ces dernières paroles, et des larmes coulèrent silencieuses le long de ses joues. »

Maltravers n’avait jamais été plus touché. Quelles qu’eussent été les pensées de galanterie qui lui seraient venues en tête, s’il avait trouvé Alice telle qu’il pouvait raisonnablement s’y attendre, il sentait maintenant qu’il y avait quelque chose de sacré dans son ignorance. La reconnaissance et l’intérêt qu’elle lui inspirait lui firent éprouver pour elle un sentiment presque paternel.

— Vous savez, du moins, ce que c’est qu’une école ? lui demanda-t-il.

— Oui, j’ai causé quelquefois avec des filles qui allaient à l’école.

— Aimeriez-vous à y aller aussi ?

— Oh ! non, monsieur ! je vous en prie.

— Qu’aimeriez-vous à faire, alors ? Parlez, mon enfant. Je vous dois tant, que je serais charmé de vous rendre heureuse comme vous l’entendez.

— Je voudrais vivre auprès de vous, monsieur. »

Maltravers tressaillit, sourit à demi, et rougit. Mais il regarda les yeux de la jeune fille, qui étaient avidement fixés sur les siens ; il y avait tant de simplicité dans leur doux et caressant regard, qu’il vit aussitôt à quel point elle était ignorante du sens qu’on pouvait prêter à son naïf aveu.

J’ai déjà dit que Maltravers était un être fantasque, enthousiaste et étrange ; en effet, son esprit était tout rempli de romantisme allemand et de spéculations métaphysiques. À une époque, il s’était enfermé pendant plusieurs mois pour étudier l’astrologie, et on l’avait même soupçonné de se livrer sérieusement à la recherche de la pierre philosophale. À une autre époque, il avait risqué sa vie et sa liberté dans une folle conspiration des francs républicains de l’Université ; plus intrépide et plus insensé que les autres, il en avait été un des principaux meneurs. C’était, du reste, quelque folie de ce genre qui l’avait forcé de quitter l’Allemagne plus tôt que ni lui, ni ses parents, ne l’auraient voulu. Il n’avait rien du flegme anglais. Tout ce qui était excentrique ou bizarre avait un charme irrésistible pour lui. Par suite de cette disposition morale, il se présenta à son esprit une idée qui enchanta sa mobile et fantastique philosophie. Il voulait faire lui-même l’éducation de cette charmante fille ; il voulait tracer des caractères célestes sur cette page blanche ; il se ferait le Saint-Preux de cette Julie de la nature. Hélas ! il ne pensait pas aux conséquences que ce rapprochement aurait dû lui suggérer ! À cet âge de sa vie, Ernest Maltravers ne refroidit jamais l’ardeur qu’il mettait à ses expériences en réfléchissant d’avance aux résultats qu’elles pourraient avoir.

« Ainsi, dit-il, après une courte rêverie ; ainsi vous voudriez vivre auprès de moi ? Mais, Alice, il ne faudrait pas que nous devinssions amoureux l’un de l’autre.

— Je ne comprends pas, monsieur.

— N’importe, dit Maltravers, quelque peu déconcerté.

— J’ai toujours désiré entrer en service.

— Ah !

— Et vous seriez un bon maître. »

Maltravers était presque désenchanté.

« Cette préférence n’est guère flatteuse, pensa-t-il ; le danger sera d’autant moins grand. Eh bien, Alice, il sera fait comme vous le désirez. Êtes-vous bien dans votre nouveau logement ?

— Non.

— Pourquoi ? on ne vous insulte pas, j’espère ?

— Non ; mais on fait du bruit, et j’aime à être tranquille pour penser à vous. »

Le jeune philosophe commença à se réconcilier avec son projet.

« Eh bien, Alice, retournez-vous-en ; je louerai une petite maison dès demain ; je vous prendrai à mon service, et je vous apprendrai à lire, à écrire, à dire vos prières et à connaître votre père qui est dans le ciel et qui vous aime bien mieux que celui que vous avez ici-bas. Venez me trouver ici, demain, à la même heure. Pourquoi pleurez-vous, Alice ? pourquoi pleurez-vous ?

— Parce que… parce que, répondit la jeune fille en sanglotant, parce que je suis bien heureuse de ce que je vais vivre auprès de vous et que je vous verrai.

— Allez, mon enfant, allez ! dit vivement Maltravers ; » il s’éloigna, sentant battre son cœur plus vite qu’il ne convenait à son nouveau rôle de maître et de pédagogue.

Il tourna la tête et vit la jeune fille qui le suivait des yeux ; il lui fit signe de la main ; elle se mit à marcher et le suivit de loin jusqu’à la ville.

Maltravers, quoiqu’il ne fût pas un fils aîné, était l’héritier d’une belle fortune ; il jouissait d’une pension libérale qui suffisait aux fantaisies d’un jeune homme élevé en Allemagne, et qui n’y avait pris aucune des habitudes dépensières communes à tous les jeunes Anglais de son rang et de sa fortune. C’était un enfant gâté, qui ne connaissait d’autre loi que son caprice. Son retour dans sa famille n’était pas attendu ; il n’y avait rien qui pût l’empêcher de satisfaire sa nouvelle fantaisie. Le jour suivant, il loua un cottage dans le voisinage. C’était un de ces jolis petits édifices au toit de chaume, entourés de vérandahs, couverts de roses grimpantes, avec une serre et une pelouse qui justifient le proverbe anglais : « Une chaumière et un cœur. » Certain commerçant célibataire avait fait construire, pour quelque belle Rosemonde, cette habitation qui faisait honneur à son bon goût. Une vieille femme, qui louait ses services avec la maison, devait faire la cuisine et le reste. Alice n’était servante que de nom. Ni la vieille femme, ni le propriétaire ne savaient les intentions platoniques du jeune étranger. Mais comme il avait payé son terme d’avance, ils ne furent pas par trop scrupuleux. Néanmoins Maltravers jugea prudent de taire son nom. Il devait être connu, dans une ville qui n’était pas très-éloignée des terres de son père, gentilhomme campagnard de riche et ancienne famille. Il adopta donc un nom plus vulgaire, celui de Butler, qui appartenait du reste à une partie de la famille de sa mère, et il ne fut connu du voisinage et d’Alice que sous ce nom. Il ne songeait pas à cacher la vérité à Alice ; mais, d’une façon ou d’une autre, l’occasion de lui parler de sa famille ou de sa naissance ne se présenta jamais.


CHAPITRE V.

La réflexion ferait évanouir leur paradis.
(Gray.)

Maltravers trouva dans Alice l’élève la plus docile que pût souhaiter un précepteur raisonnable. Mais la lecture et l’écriture !… ce sont des éléments bien peu intéressants ! Si la base de l’édifice eût existé déjà, il eut été charmant d’y élever le palais enchanté du savoir ; tandis que c’est un rude labeur que de creuser les fondations, et de construire les caves. Peut-être s’en aperçut-il ; car, au bout de quelques jours, l’éducation d’Alice fut confiée à un maître d’écriture, le plus vieux et le plus laid que pût fournir la ville voisine. Ce changement de professeur fit d’abord pleurer beaucoup la pauvre fille, mais les graves remontrances et les solennelles exhortations de Maltravers la calmèrent enfin ; elle promit de bien travailler, et de prêter toute son attention à ses études. Je ne veux pas affirmer pourtant que l’ennui seul détourna notre idéaliste de la tâche qu’il avait entreprise. Peut-être en sentit-il tout le danger ; car au fond de ses rêves brillants, de ses fantaisies extravagantes se cachait un cœur droit, noble et généreux. Il aimait le plaisir, et il avait été déjà le favori des sentimentales Allemandes. Mais il était trop jeune, trop ardent, trop enthousiaste pour être ce qu’on est convenu d’appeler un sensualiste. Il ne pouvait considérer un joli visage, un sourire ingénu, et toute cette ineffable symétrie de formes qui appartient aux femmes, de l’œil d’un homme qui achète du bétail pour de vils usages. Il est vrai qu’il aimait, ou qu’il croyait aimer facilement ; mais alors, il ne pouvait séparer le désir du caprice, ni calculer les chances de ce jeu passionné, sans mettre le cœur et l’imagination de la partie. Et, quoique Alice fût très-jolie et très-séduisante, il n’en était pas encore amoureux et n’avait pas l’intention de le devenir.

La première fois qu’Alice discontinua ses leçons, Maltravers trouva la soirée un peu longue, mais il avait d’amples ressources en lui-même. Il plaça Shakspeare et Schiller sur sa table, alluma son meerschaum allemand[3], lut de manière à provoquer l’inspiration, et alors il écrivit ; puis quand il eut composé quelques stances, il n’eut pas de repos qu’il ne les eût mises en musique, et qu’il n’en eût essayé la mélodie. Car il avait toute la passion d’un Allemand pour le chant et la musique, ce fou de Maltravers ! Sa voix était agréable, son goût parfait et sa science profonde. Semblable au soleil qui efface une étoile, l’entier rayonnement de son imagination éclipsa pour le moment son féerique caprice pour sa belle élève.

Il était tard quand Maltravers alla se coucher ; en traversant l’étroit corridor qui conduisait à sa chambre, il entendit des pas légers qui fuyaient devant lui, et aperçut un vêtement de femme qui disparaissait par une porte éloignée.

« La petite sotte ! pensa-t-il en devinant ce que c’était : elle m’écoutait chanter. Je la gronderai. »

Mais il oublia cette résolution.

Le lendemain, le surlendemain et les jours suivants s’écoulèrent sans que Maltravers vît beaucoup l’élève pour laquelle il s’était enfermé dans un cottage rustique, au cœur de l’hiver. Cependant il ne regrettait pas ce qu’il avait fait, et son isolement ne lui était pas à charge. Il ne voulait pas surveiller les progrès d’Alice, car il avait la certitude qu’il serait mécontent de les trouver trop lents ; quelques charmes qu’on possède, on ne peut apprendre à lire et à écrire en un jour. Cependant il trouvait moyen de s’amuser. Il était content de l’occasion d’être seul avec ses pensées ; car il était à l’une de ces époques périodiques de la vie où l’on aime à s’arrêter un moment pour respirer, avant de reprendre son élan dans cette course systématique qui nous entraîne jusqu’au tombeau. Il désirait rassembler les éléments de son expérience passée, et se reposer un instant en lui-même, avant de s’élancer de nouveau au milieu de l’activité du monde. Le temps était froid et rigoureux ; mais Ernest Maltravers était un intrépide admirateur de la nature, et ni la neige, ni la gelée, ne pouvaient le détourner de ses promenades quotidiennes. Ainsi, tous les jours vers midi, il jetait de côté livres et papiers, prenait son chapeau et sa canne, et s’en allait sifflant ou chantonnant ses airs favoris. Il parcourait les rues mornes, côtoyait les eaux glacées, il errait dans les bois défeuillés, au gré de ses fantaisies passagères ; car il n’était ni un Edwin, ni un Harold, et il ne réservait pas ses contemplations uniquement pour les ruisseaux solitaires, ou les collines pastorales. Maltravers aimait à étudier la nature dans les hommes, aussi bien que dans les troupeaux ou les arbres. La plus misérable impasse d’une ville populeuse avait quelque chose de poétique à ses yeux. Qu’une foule se rassemblât même autour d’un orgue de Barbarie ou d’un combat de chiens, il était toujours prêt à s’y mêler, à écouter tout ce qui se disait, à observer tout ce qui se faisait. C’est là, selon moi, le véritable tempérament poétique, essentiel à tout artiste qui a l’ambition de devenir quelque chose de plus qu’un peintre en décors. Par-dessus, tout, Maltravers s’intéressait au spectacle des passions et des affections humaines ; il aimait à voir les véritables couleurs du cœur, là où elles se révèlent avec le plus de transparence ; chez les pauvres et les ignorants, il était disposé à l’optimisme, et il avait une foi sincère dans la beauté de notre nature. Il croyait qu’il n’y a pas de méchanceté si noire, que la lumière n’y puisse pénétrer d’un côté ou d’un autre ; et peut-être est-ce à cette croyance qu’il dut, plus tard, sa perspicacité et l’empire qu’on lui attribua sur l’esprit des autres. Pourtant Maltravers avait ses accès de misanthropie, et dans ces moments-là, les lieux les plus sauvages savaient seuls lui plaire. L’hiver et l’été, les landes arides ou les verts pâturages avaient également du charme à ses yeux, car ce charme était dans son âme, à travers laquelle il les contemplait. Il rentrait de ces promenades à la tombée du jour, il prenait un repas frugal, il passait les longues soirées à lire ou à faire des vers : et tantôt la musique, tantôt les rêveries d’un jeune homme à qui la vie s’ouvrait riante, alternaient ses occupations. Heureux Maltravers ! La jeunesse et le génie ont des puissances que tout l’or des Rothschild ne saurait acheter ! Et pourtant, Maltravers, tu es ambitieux ! La vie s’avance trop lentement à ton gré ! Tu voudrais pousser les aiguilles sur le cadran des heures !… Tu as dix-huit ans, et tu es poëte !… Que peux-tu vouloir de plus ? Dis plutôt au temps de s’arrêter à jamais !

Un jour Ernest s’était levé plus tôt que de coutume, et il se promenait lentement dans la serre contiguë au salon ; il examinait les plantes avec une curiosité tranquille (car, non-seulement, il était botaniste, mais il avait aussi certaines idées visionnaires et bizarres concernant la vie des plantes, et il voyait en elles une foule de mystères, dont ne nous parlent pas les botanistes), lorsqu’il entendit une voix douce et mélodieuse qui chantait à peu de distance ; il prêta l’oreille, et reconnut, avec étonnement, des paroles de sa composition, qu’il avait récemment mises en musique, et dont il était assez satisfait pour les chanter tous les soirs.

Quand la voix s’arrêta, Maltravers traversa tout doucement la serre, ouvrit la porte qui conduisait au jardin, et à la fenêtre ouverte d’une petite chambre appropriée pour Alice, qui faisait saillie, selon la fantastique irrégularité commune aux cottages ornés, il aperçut son ancienne élève. Elle ne le voyait pas, et il dut l’appeler deux fois avant de réussir à la tirer de sa mélancolique rêverie.

« Alice, lui dit-il avec douceur, mettez votre chapeau et venez avec moi faire un tour de jardin ; vous êtes pâle, mon enfant, l’air vous fera du bien. »

Alice rougit et sourit ; quelques instants après, elle était à ses côtés. Dans l’intervalle, Maltravers était rentré, et il avait allumé son meerschaum ; c’était à sa pipe qu’il demandait l’inspiration toutes les fois qu’il se sentait embarrassé, ou que son éloquence habituelle venait à lui faire défaut, et tel était le cas où il se trouvait en ce moment. Avec cette fidèle alliée, il attendit Alice dans la petite allée bordée de buissons et d’arbres verts qui faisait le tour de la pelouse.

« Alice, dit-il, après un moment de silence ; » puis il s’arrêta tout court.

Alice le regarda avec un air de gravité respectueuse.

« Bah ! dit Maltravers ; peut-être l’odeur de la fumée vous est-elle désagréable ? C’est une mauvaise habitude que j’ai.

— Non, monsieur, » répondit Alice, qui parut désappointée.

Maltravers s’arrêta et cueillit une perce-neige.

« C’est joli, dit-il ; aimez-vous les fleurs ?

— Oh ! oui, passionnément, répondit Alice, avec une certaine chaleur ; je n’en avais pas vu beaucoup avant de venir ici.

— Allons ! maintenant je puis continuer, pensa Maltravers ; (pourquoi, je n’en sais rien, car je ne vois pas le sequitur ; mais enfin il continue in medias res.) Alice, vous chantez d’une manière charmante.

— Ah ! monsieur, vous… vous… elle s’arrêta subitement et se mit à trembler.

— Oui, je vous ai entendue, Alice.

— Et vous êtes fâché ?

— Moi ! à Dieu ne plaise ! c’est un talent ; mais vous ne savez pas ce que cela signifie. Je veux dire que c’est une excellente chose que d’avoir de l’oreille, de la voix, et le sentiment de la musique ; et vous avez tout cela. »

Il s’arrêta en se sentant saisir la main ; c’était Alice, qui s’en empara soudain et la baisa. Maltravers éprouva un frémissement dans tout son être ; mais il y avait quelque chose dans le regard de la jeune fille qui montrait combien elle se doutait peu qu’elle eût commis une action hardie ou inconvenante.

« J’avais si peur que vous ne fussiez fâché, dit-elle en essuyant ses yeux, et en laissant retomber la main de Maltravers ; et maintenant vous savez tout, je pense.

— Tout ?

— Oui ; comment je vous écoutais tous les soirs, comment je restais éveillée toute la nuit avec la musique qui me tintait dans les oreilles, jusqu’à ce que je pusse la retenir d’un bout à l’autre ; et enfin je me suis hasardée à la chanter tout haut. J’aime bien mieux cela que d’apprendre à lire. »

Maltravers était enchanté de tout ceci ; la jeune fille avait touché une de ses cordes sensibles. Néanmoins il garda le silence. Alice continua :

« Et maintenant, monsieur, j’espère que vous voudrez bien me permettre de venir m’asseoir à la porte tous les soirs, pour vous entendre ; je ne ferai pas de bruit ; je me tiendrai si tranquille !

— Quoi ! dans ce corridor glacé, par le froid qu’il fait ?

— Je suis accoutumée au froid, monsieur. Mon père ne me permettait pas d’allumer du feu quand il n’y était pas.

— Non, Alice, vous viendrez dans la chambre où je fais de la musique, et je vous donnerai quelques leçons. Je suis bien aise que vous ayez l’oreille musicale ; ce sera un moyen de gagner honnêtement votre vie, quand vous me quitterez.

— Quand je… mais je ne compte pas vous quitter jamais, monsieur ! » dit Alice, qui commença avec effroi et finit avec calme.

Maltravers eut recours à son meerschaum.

En ce moment, par bonheur peut-être, M. Simcox, le vieux maître d’écriture, les accosta. Alice rentra pour préparer ses cahiers ; Maltravers posa la main sur l’épaule du précepteur.

« Votre élève est intelligente, monsieur, j’espère ?

— Très-intelligente, monsieur Butler, très-intelligente. Elle fait de grands progrès. Elle étudie beaucoup en mon absence, et je fais de mon mieux.

— Et avez-vous réussi, demanda Maltravers d’un ton grave, à faire pénétrer dans l’esprit de la pauvre enfant quelques-unes de ces idées religieuses dont je vous ai parlé la première fois que nous nous sommes rencontrés ?

— En effet, monsieur, c’était tout à fait une païenne, tout à fait une mahométane, on peut le dire ; mais il y a maintenant quelques progrès.

— Que lui avez-vous enseigné ?

— Que c’est Dieu qui l’a créée.

— C’est déjà un grand pas de fait.

— Qu’il aime les jeunes filles sages, et qu’il veille sur elles.

— Bravo ! mais vous auriez battu Platon !

— Non, monsieur, je ne bats jamais personne, excepté le petit Jack Turner ; mais aussi, c’est qu’il est si bête !

— Bah ! que lui enseignez-vous encore ?

— Que le Diable enlève toujours les mauvaises filles, et…

— Arrêtez monsieur Simcox. Ne vous occupez pas du Diable pour le moment. Qu’elle apprenne d’abord à être bonne afin de se faire aimer de Dieu. Le reste viendra plus tard. J’aimerais mieux que les gens devinssent religieux par le bon côté de leurs sentiments, que par le mauvais ; que ce fût plutôt un effet de la reconnaissance et de l’affection que le fruit de la crainte du châtiment et du calcul des risques à courir. »

M. Simcox le regarda tout ébahi.

« Connaît-elle ses prières ?

— Je lui en ai enseigné une courte.

— L’a-t-elle apprise volontiers ?

— Oh ! mon Dieu ! je crois bien. Quand je lui eus dit qu’elle devrait prier Dieu de bénir son bienfaiteur, elle n’eut pas de repos que je ne lui eusse répété une prière tirée d’un livre de notre école du dimanche ; elle l’apprit par cœur sur-le-champ.

— Cela suffit, monsieur Simcox. Je ne vous retiendrai pas davantage. »

Oubliant qu’il n’avait pas déjeuné, Maltravers continua de fumer et de réfléchir. Il ne s’arrêta que lorsqu’il se fut bien convaincu lui-même qu’il était de son devoir, vis-à-vis d’Alice, de lui enseigner à cultiver le charmant talent qu’elle possédait évidemment, et qui pouvait lui assurer, plus tard, des moyens d’existence. Il s’imaginait se dégager ainsi d’une responsabilité qui l’embarrassait souvent. Alice pourrait le quitter ; elle serait en état de se frayer une route dans le monde, par l’exercice d’une profession honnête. C’était une excellente idée. « Mais il y a du danger, » disait tout bas sa conscience. « C’est vrai, » répondaient la philosophie et l’orgueil, ces sages dupes, qui parlent toujours avec un accent si solennel, et qui pourtant se laissent prendre si facilement ; « mais qu’est-ce que la vertu sans l’épreuve ? »

Et désormais, tous les soirs, quand les fenêtres étaient closes et que le feu pétillait, tandis que le vent soufflait et que la pluie tombait au dehors, une créature légère et charmante folâtrait dans la chambre de l’étudiant ; et ses fantastiques mélodies étaient chantées par une voix que la nature avait faite plus harmonieuse encore que la sienne.

Les dispositions d’Alice pour la musique étaient vraiment extraordinaires. Enthousiaste et prompt comme il l’était dans tout ce qu’il entreprenait, Maltravers était pourtant lui-même confondu des progrès qu’elle faisait. Il lui apprit bientôt à jouer par cœur ; et il ne put s’empêcher de remarquer que la main de son élève, toujours fine de contours, avait perdu la grossière couleur et la rudesse causées par le travail. Il pensait à cette jolie main plus souvent qu’il n’aurait dû, et maintes fois il la guidait sur les touches, lorsqu’elle aurait pu parfaitement se passer de son concours.

En arrivant au cottage, Maltravers avait commandé à la vieille servante de procurer à Alice des vêtements convenables ; mais à présent que cette dernière était admise à l’honneur « de tenir compagnie à monsieur, » sans attendre de nouveaux ordres, la vieille eut le bon sens d’acheter « pour la jolie jeune femme » des habillements, toujours simples à la vérité, mais d’étoffes plus fines, et d’une coupe moins primitive. De plus, les cheveux abondants d’Alice étaient maintenant soigneusement arrangés en boucles luisantes et symétriques ; la nature même en paraissait tout autre qu’auparavant. Le bonheur et la santé s’épanouissaient sur ses joues veloutées, et souriaient sur ses lèvres rosées, qui, demi-closes, laissaient toujours apercevoir ses dents blanches, à moins qu’elle ne fût triste…, et elle ne l’était jamais maintenant qu’elle n’était plus bannie de la présence de Maltravers.

En dehors de la grâce singulière et de la délicatesse de formes et de traits propres à Alice, il y a toujours chez les très-jeunes femmes quelque chose de la distinction de la nature (excepté pourtant lorsqu’elles sont plusieurs, et qu’elles se mettent à ricaner ensemble). Il est honteux, pour nous autres hommes, de voir combien leur souplesse s’adapte plus facilement aux formes policées et conventionnelles que ne le font nos angles rudes et masculins. Un garçon vulgaire demande, Dieu sait ! quelle assiduité pour faire trois pas, je ne dirai pas comme un gentilhomme, mais comme un corps qui se sent une âme. Mais qu’on donne le moindre avantage de société ou d’enseignement à une paysanne, et il y a cent à parier contre un qu’elle se civilisera avant que le garçon en question sache saluer sans renverser la table. Il y a du sentiment chez toutes les femmes, et le sentiment donne de la délicatesse aux pensées, et du tact aux manières. Le sentiment chez les hommes, au contraire, est plutôt d’acquit que d’instinct ; il procède des qualités intellectuelles, tandis que dans l’autre sexe il procède des qualités morales.

Dans le cours de ses leçons de musique et de chant, Maltravers saisit l’occasion de corriger avec douceur les fautes fréquentes de grammaire et d’accent que commettait la pauvre Alice, dont la mémoire retenait tout avec une prodigieuse facilité. Il semblait même à Maltravers que les intonations de sa voix fussent changées. Et peu à peu il finit par oublier la différence de rang qui existait entre eux.

La vieille servante, qui, dès le commencement, avait deviné ce qu’il en serait, et qui s’enorgueillissait de ses prévisions lorsqu’elle commanda les robes d’Alice, en savait plus long en philosophie que Maltravers, quoiqu’il fût abîmé jusqu’aux oreilles dans les doctrines vaporeuses de Platon, et que déjà il eût écrit une douzaine d’essais de criticisme, fort beaux vraiment, sur Kant.


CHAPITRE VI.

Jeune homme, je crains que ton sang ne soit plus rose que rouge ; ton cœur est bien tendre.
(D’Aguilar. Siesco, acte III, scène i.)

Comme la lecture et l’écriture ne constituent pas seules une éducation, Alice, quoiqu’elle fût encore peu avancée dans ces arts élémentaires, en avait devancé les résultats les plus importants, sans y penser, dans ses entretiens avec Maltravers. Avant que l’inoculation pût s’opérer, elle prit du savoir tout naturellement. Car l’élégance d’un esprit gracieux et le charme des manières sont choses fort contagieuses. La facilité avec laquelle son élève apprenait la musique, encouragea Maltravers à tenter, dans les autres études, l’enseignement par la conversation. C’est une meilleure école que ne le pensent les parents et les professeurs. Il fut un temps où tout l’enseignement se faisait oralement, et probablement les Athéniens en apprenaient plus long à écouter Aristote, que nous à le lire. Notre jeune couple faisait délicieusement revivre Acadème, ce philosophe romanesque, et sa belle disciple, dans les allées ou sous les portiques champêtres de leur petit cottage ! La parole de Maltravers ressemblait à celle d’un sage des premiers âges du monde, ayant pour auditeur quelque sauvage attentif. Il lui parlait des étoiles et de leur cours, des animaux, des oiseaux, des poissons, des plantes, des fleurs ; de toute la grande famille de la nature ; des bienfaits et de la puissance de Dieu ; de l’histoire mystique et spirituelle de l’homme.

Charmé de son attention et de sa docilité, Maltravers passa enfin de la science à la poésie. Il lui répétait des passages de ses poëtes favoris, les plus simples et les plus naturels dont il pût se souvenir. Il composait lui-même des vers soigneusement adaptés à l’intelligence de son élève. C’étaient ces derniers qu’elle aimait le mieux et qu’elle apprenait le plus facilement. Jamais jeune poëte ne fut plus gracieusement inspiré. Jamais ce monde sans harmonie ne se fondit plus complaisamment en rêves enchanteurs, comme pour flatter le noviciat de ceux qui devront un jour faire partie de son triste sacerdoce. Alice s’était tranquillement et insensiblement créé des occupations : elle s’était tracé son programme. Les plantes de la serre avaient été confiées à ses soins ; seule aussi, elle avait le privilége de toucher aux livres de Maltravers, et de ranger le désordre sacré qui règne dans une chambre d’étudiant. Quand il descendait le matin, ou qu’il rentrait de la promenade, il trouvait tout en ordre, et, par une espèce d’enchantement, dans l’ordre même qu’il désirait ; les fleurs qu’il préférait s’épanouissaient, fraîches cueillies, sur sa table ; la position même du grand fauteuil qui, placé au coin du feu, semblait lui tendre les bras comme pour lui souhaiter la plus cordiale bienvenue lorsqu’il entrait dans sa chambre, tout annonçait que le génie d’une femme avait passé par là. Puis, à huit heures sonnantes, Alice entrait, si jolie, si souriante, avec un air si heureux, qu’on ne doit pas s’étonner de ce que l’heure, qui lui était d’abord consacrée, s’étendit plus tard jusqu’à trois.

Était-ce de l’amour qu’Alice éprouvait pour Maltravers ? En tous cas, les symptômes de l’amour ne se révélaient pas chez elle de la façon ordinaire ; elle ne devenait ni plus réservée, ni plus agitée, ni plus timide ; aucun ver ne rongeait secrètement l’éclat de ses joues ; et même, bien qu’elle eût eu suffisamment d’assurance dès le premier moment, elle devenait plus libre, plus communicative, plus à son aise tous les jours. La vérité, c’est qu’elle ne s’était jamais doutée un seul instant qu’elle dût être autrement ; elle n’avait pas cette délicatesse conventionnelle et sensitive des jeunes filles, qui ont appris, quel que soit leur rang social, qu’il y a un mystère et un danger dans l’amour. Elle avait bien quelque vague idée que certaines jeunes filles tournaient mal ; mais elle ne savait pas que l’amour y fût pour quelque chose ; au contraire, selon son père, c’était l’argent, et non l’amour, qui en était cause. Tout ce qu’elle éprouvait était naturel et parfaitement innocent. Était-ce sa faute si elle avait tant de plaisir à écouter Maltravers, tant de peine à le quitter ? Ce qu’elle éprouvait si naïvement, elle l’exprimait avec non moins de simplicité et d’ingénuité ; et quelquefois cette candeur aveuglait et déroutait complétement Maltravers. Non, elle ne pouvait avoir d’amour pour lui ; autrement elle ne lui aurait pas dit si franchement qu’elle l’aimait ; ce n’était que le sentiment de la reconnaissance, l’affection d’une sœur.

« La chère enfant ! je m’en réjouis, se disait Maltravers ; je savais bien qu’il n’y aurait aucun danger. »

N’était-il pas amoureux lui-même ? Le lecteur en jugera.

« Alice, dit un soir Maltravers, après un long intervalle de rêveuse distraction, pendant qu’elle étudiait, sans se douter de rien, le dernier morceau de musique qu’il lui avait donné à apprendre ; Alice… non, ne vous retournez pas ; restez où vous êtes, mais écoutez-moi. Nous ne pouvons toujours vivre ainsi. »

Alice lui désobéit sur-le-champ ; elle se retourna, et ses grands yeux bleus fixèrent sur lui un regard où se lisait tant d’inquiétude et d’effroi, qu’il n’eut d’autre réponse que de se lever pour chercher son meerschaum. Mais Alice, qui devinait instinctivement son moindre désir, le lui apporta pendant qu’il le cherchait encore par tous les coins de la chambre, dans les endroits où il était sûr de ne pas le trouver. Sa pipe était là, déjà remplie du tabac odoriférant de Salonique, et de la pastille dorée, qui mêle à la plante séductrice des parfums, assez puissants pour vaincre les répugnances des plus difficiles (car Maltravers était épicurien, même dans ses plus mauvaises habitudes) ; sa pipe était là, dis-je, dans cette jolie main qu’il lui fallait toucher pour la prendre ; et pendant qu’il l’allumait, il lui fallut encore rougir et tressaillir sous le regard de ces grands yeux bleus.

« Merci, Alice, dit-il ; merci. Asseyez-vous, de grâce… là… à l’abri du courant d’air. Je vais ouvrir la fenêtre, il fait si beau ce soir. »

Il ouvrit la fenêtre tout entourée de plantes grimpantes ; la lune dominait de sa lumière blanche et immobile la pelouse unie. Le calme, la sainteté de la nuit apaisa le trouble de son âme, en élevant ses pensées ; de plus, il s’était mis à l’abri des yeux d’Alice, et il put continuer d’une voix ferme quoique douce :

« Ma chère Alice, nous ne pouvons pas toujours vivre ensemble comme cela ; vous êtes maintenant assez raisonnable pour me comprendre, ainsi écoutez-moi patiemment. Une jeune femme n’a jamais besoin de fortune, tant qu’elle a une bonne réputation ; si elle la perd, elle est toujours pauvre et méprisée. Or, dans ce monde, on perd aussi souvent sa bonne réputation par une imprudence que par une faute ; si vous viviez encore bien longtemps avec moi, ce serait imprudent ; et votre réputation en souffrirait tant qu’il ne vous serait plus possible de faire votre chemin dans le monde ; ainsi donc, loin de vous avoir rendu service, je vous aurais fait un tort mortel, que je ne saurais réparer. D’ailleurs, Dieu sait qu’il pourrait arriver quelque chose de pis qu’une imprudence ; car je regrette beaucoup de vous dire, ajouta Maltravers avec gravité, que vous êtes infiniment trop jolie, et infiniment trop séduisante pour… pour… en somme, cela ne peut pas aller comme ça. Il faut que je m’en retourne dans ma famille ; mes amis auraient le droit de se plaindre, si je restais encore bien longtemps éloigné d’eux. Et vous, ma chère Alice, vous êtes maintenant assez avancée pour recevoir une instruction supérieure à celle que M. Simcox et moi nous pourrions vous donner. J’ai donc l’intention de vous placer dans quelque famille respectable, où vous aurez plus de bien-être et une meilleure position qu’ici. Vous pourrez achever votre éducation, et ainsi, au lieu d’apprendre, vous serez bientôt à même d’enseigner à d’autres. Avec votre beauté, Alice (Maltravers soupira), avec vos talents naturels et votre charmant caractère, vous n’avez qu’à vous bien conduire, qu’à agir avec prudence ; pour trouver plus tard un bon mari et une existence heureuse. M’avez-vous entendu, Alice ? Tels sont les projets que j’ai formés pour vous. »

Le jeune homme pensait comme il parlait, avec une loyale générosité et une noble droiture ; c’était un sacrifice plus grand peut-être que le lecteur ne l’imagine. Mais si le cœur de Maltravers était passionné, il n’était pas égoïste ; et il sentait, selon ses propres termes plus expressifs qu’éloquents, que cela ne pouvait pas aller comme ça, qu’il ne pouvait vivre plus longtemps seul avec cette charmante fille, comme les deux enfants qu’une bonne fée avait mis à l’abri du monde et du péché, dans le pavillon des Roses.

Mais Alice ne comprenait ni le danger qu’elle courait elle-même, ni les sensations que Maltravers voulait fuir, pour son compte, ne se sentant pas la force d’y résister. Elle se leva, pâle et tremblante, s’approcha de Maltravers, et posa doucement sa main sur son bras.

« Je m’en irai quand et où vous voudrez… le plus tôt sera le mieux… demain… oui, demain ; vous êtes honteux de la pauvre Alice ; et j’étais bien folle d’être aussi heureuse. (Elle lutta pendant un instant contre son émotion, puis elle continua) : Vous savez que Dieu pourra m’entendre, même quand je serai loin de vous, et quand j’en saurai davantage, je pourrai le prier mieux encore ; alors Dieu vous bénira, monsieur, et vous rendra heureux, car je ne lui ferai jamais d’autre prière. »

En disant ces mots, elle s’éloigna et se dirigea avec fierté vers la porte. Mais arrivée sur le seuil, elle s’arrêta, et se retourna, comme pour jeter un dernier regard d’adieu à la chambre. Toutes les associations d’idées, tous les souvenirs attachés à ces lieux bien-aimés l’assaillirent à la fois ; la respiration lui manqua, elle chancela et tomba inanimée.

Maltravers était déjà à ses côtés, il la soulevait, il proférait des exclamations ardentes et passionnées : « Alice, Alice, ma bien-aimée ! Pardonne-moi ; nous ne nous séparerons jamais ! »

Il réchauffait ses mains dans les siennes, tandis qu’elle reposait sur son sein cette tête charmante, et il couvrait de baisers ses jolies paupières ; elle ouvrit lentement les yeux, et ses bras affectueux enlacèrent involontairement Maltravers.

« Alice, murmura-t-il, Alice, chère Alice, je t’aime ! »

Hélas ! c’était vrai : il l’aimait… et il oubliait tout pour cet amour. Il avait dix-huit ans !


CHAPITRE VII.

Comme un enfant prodigue, la barque pavoisée quitte le port natal.
(Shakspeare. Le Marchand de Venise.)

On associe assez généralement la voix de la conscience avec l’heure silencieuse de minuit : je crois qu’on est injuste envers cette heure innocente. C’est à ce terrible « lendemain matin, » où la raison est éveillée, que le remords attache ses griffes. Un homme a-t-il joué et perdu tout son avoir, ou bien tué son ami en duel ; a-t-il commis un crime, ou s’est-il attiré le ridicule, c’est le lendemain matin que le passé irrévocable se dresse, comme un spectre, devant lui. C’est l’heure où la lumière de la mémoire évoque de hideux fantômes ; c’est l’heure où le démon qui est en nous a sans doute le pouvoir fatal de nous tenter le moins, mais de nous tourmenter le plus. Le soir, il nous reste une espérance, un refuge : l’oubli et le sommeil ! Mais, le matin, le sommeil a fui, et il nous faut, de sang-froid, passer en revue, et faire revivre le passé, avec toute l’amertume des reproches que nous nous adressons à nous-même. Maltravers s’éveilla malheureux et repentant ; le remords était un sentiment nouveau pour lui ; il lui semblait qu’il avait commis une trahison, une action perfide aussi bien que criminelle. Cette pauvre fille, si innocente, si confiante, n’était pas même protégée par sa connaissance du bien et du mal. Il descendit honteux et découragé. Il brûlait de voir Alice, et pourtant il n’osait la rencontrer. Il entendit le bruit de ses pas dans la serre ; il s’arrêta indécis, puis enfin il s’approcha d’elle. Pour la première fois, en l’apercevant, elle rougit et trembla, et ses yeux évitèrent les siens. Mais, lors qu’il baisa silencieusement sa main, elle murmura :

« Dois-je vous quitter maintenant ?

— Jamais ! » répondit Maltravers avec ferveur ; et, à ces mots, la figure d’Alice devint si rayonnante de joie, que Maltravers, en dépit de lui-même, fut enchanté. Quoique Alice fût troublée et honteuse, elle n’éprouvait pas de remords ; elle n’avait pas compris le danger ; elle ignorait de même sa faute. À vrai dire, elle ne pensait jamais à elle-même. Toute son âme était en lui ; elle lui rendait en amour ce qu’elle en avait reçu en intelligence et en savoir.

Ils errèrent ensemble dans le jardin toute la journée, et Maltravers se réconcilia avec lui-même. Il avait mal agi, c’était vrai ; mais peut-être Alice était-elle déjà perdue, autant qu’elle pouvait l’être, dans l’opinion du monde, pour avoir vécu, bien qu’innocente, si longtemps seule avec lui. Désormais elle avait des droits éternels à sa protection ; elle ne connaîtrait jamais ni la honte ni le besoin. L’amour qui avait conduit à la faute, en effacerait, à force de fidélité et de dévouement, le caractère du péché.

Sophismes naturels et vulgaires ! « L’homme se pipe, » a dit le vieux Montaigne. La conscience est la chose du monde la plus élastique. Aujourd’hui, vous essayeriez en vain d’en couvrir une taupinière, et demain elle s’étendra de manière à cacher une montagne.

Qu’ils étaient heureux alors, ces deux jeunes amants ! Les jours s’envolaient comme des rêves ! Le temps s’écoulait, l’hiver était passé, et les premiers jours du printemps, avec leurs fleurs et leur soleil, servaient de miroir à leur jeunesse.

Alice n’accompagnait jamais Maltravers dans ses promenades au dehors ; elle craignait de rencontrer son père ; et puis aussi parce que Maltravers avait une grande répugnance pour toute publicité. Mais, pour eux, le monde entier n’était-il pas dans ces trois arpents ? N’avaient-ils pas la pelouse, la fontaine, le bosquet et la terrasse ? Alice ne demandait jamais si le monde s’étendait au delà. Elle était devenue une vraie savante : M. Simcox le déclarait lui-même. Elle lisait couramment à haute voix à Maltravers, et elle copiait ses vers en une petite écriture ondulée ; il n’était plus obligé de chercher dans son vocabulaire, de courts monosyllabes pour servir de point de communication entre leurs idées. Éros et Psyché sont à jamais unis, ce qui veut dire que l’amour ouvre tous les pétales de l’âme. Sur une question seule, Maltravers était moins éloquent que jadis. Il n’avait point eu de succès comme moraliste, et il pensait qu’il y aurait de l’hypocrisie à prêcher des doctrines qu’il ne mettait pas en pratique. Mais Alice était plus douce, plus pure, et, autant qu’elle pouvait en juger par elle-même (aimable naïveté !) meilleure qu’auparavant. Elle s’était composé une nouvelle prière, et elle priait avec autant de régularité et de ferveur que si elle n’eût rien fait de répréhensible. Mais le Code du ciel est plus indulgent que celui de la terre, et ne déclare pas que l’ignorance n’excuse pas le crime.


CHAPITRE VIII.

Les nuages balayent l’espace, comme des vautours poursuivant leur proie…

. . . . . . . . . . . . . . .

Le firmament ne revêtira plus sa robe d’azur, et les étoiles d’or ne resplendiront plus.

(Byron. Le Ciel et la Terre.)

C’était par une délicieuse soirée du mois d’avril ; le temps était d’une tiédeur et d’une sérénité extraordinaires pour cette saison de l’année, surtout dans le nord de notre île ; une averse récente faisait étinceler des gouttes d’eau sur les boutons des lilas et des faux ébéniers qui environnaient le cottage de Maltravers. Le petit jet d’eau s’élançait au centre d’un bassin circulaire, dont la surface transparente était ombragée par les larges feuilles du lis d’eau, et rafraîchissait encore la verdure de la pelouse ; sur l’herbe tendre et veloutée, quelques fleurs précoces commençaient à fermer leurs pétales. Cette pluie du soir avait donné quelque chose de pénétrant, une douceur vivifiante à la brise qui arrivait tout imprégnée du parfum des violettes, et soulevait doucement les boucles dorées d’Alice, assise à côté de son amant silencieux et perdu en extase. Ils étaient côte à côte sur un banc rustique à l’entrée de la maisonnette, et les fenêtres ouvertes derrière eux laissaient apercevoir cette bienheureuse chambre, encombrée de livres et d’instruments de musique, où tout parlait hautement de la « poésie du foyer domestique. »

Maltravers gardait le silence ; son imagination souple et impressionnable, évoquait mille images fantastiques, dans l’air transparent, ou sur les parterres de violettes enveloppés d’ombre. Il ne pensait pas, il imaginait. Son génie se reposait rêveur dans le sentiment calme, mais exquis, du bonheur. Alice n’était pas absolument l’objet de ses pensées, mais, à son insu, elle les colorait toutes ; si elle avait quitté sa place à ses côtés, tout le charme se fût évanoui. Mais Alice, qui n’était ni un poëte ni un génie, pensait à Maltravers, et ne pensait qu’à lui !… Son image, multipliée comme « le miroir brisé » en mille fragments fidèles, se reproduisait partout dans le délicieux microcosme présent à ses yeux. Mais sur un point ils se rencontraient tous deux : ils ne vivaient pas dans l’avenir ; ils étaient tout au présent. Le sentiment de la vie présente, la jouissance du moment présent, dominaient en eux. Tel est le privilége des deux extrêmes de notre existence : de la jeunesse et de la vieillesse. L’âge mûr n’est jamais préoccupé du jour même ; c’est le lendemain qui l’absorbe ; il attend, il projette, il désire, il souhaite l’accomplissement de telle entreprise, la réalisation de telle espérance, tandis que chaque vague oubliée de l’Océan du temps l’amène plus près, et plus près encore de la consommation de toutes choses. La moitié de la vie se passe à désirer d’être plus près de la mort.

« Alice, dit Maltravers en se réveillant enfin de sa rêverie, et en attirant plus près de lui cette forme légère et enfantine, vous jouissez de cette heure autant que moi ?

— Oh ! bien davantage.

— Davantage ? et comment cela ?

— Parce que je pense à vous, moi, et que peut-être vous n’y pensez pas. »

Maltravers sourit, passa la main sur ces beaux cheveux et baisa ce front pur et innocent ; Alice s’abrita dans son sein.

« Comme vous paraissez jeune ce soir, Alice ! dit-il en la regardant avec tendresse.

— M’aimeriez-vous moins si j’étais vieille ? demanda Alice.

— Je pense que je ne vous aurais jamais aimée de la même façon, si vous eussiez été vieille la première fois que je vous vis.

— Pourtant je suis sûre que, moi, j’aurais éprouvé le même sentiment pour vous, quand même vous eussiez été vieux… vieux comme tout !

— Vraiment ? avec des joues ridées, une tête branlante, une perruque brune, et pas de dents, comme M. Simcox ?

— Oh ! mais vous n’auriez jamais pu être comme cela ! vous auriez toujours eu l’air jeune ! votre cœur se verrait toujours sur votre figure. Votre cher sourire… Ah ! vous seriez beau jusqu’au dernier jour !

— Mais quoique Simcox ne soit pas bien séduisant maintenant, il a été plus beau que moi, Alice, j’en suis sûr ; et je serais très-satisfait d’être aussi bien que lui quand j’aurai son âge !

— Si vous étiez vieux, je ne m’en apercevrais jamais, car je vous vois comme je veux. Quelquefois, lorsque vous êtes pensif, vos sourcils se rencontrent, et vous avez l’air si sévère, que cela me fait trembler. Mais alors je pense à vous tel que vous étiez la dernière fois que vous m’avez souri, je vous regarde encore, et quoique vous fronciez encore le sourcil, il me semble que vous souriez. Je suis sûre que vous n’êtes pas le même aux yeux des autres qu’aux miens… et le temps me tuera, j’en suis sûre, avant de pouvoir vous changer à mes yeux.

— Charmante Alice, vous parlez avec éloquence, car vous parlez avec amour.

— C’est mon cœur qui vous parle. Ah ! que je voudrais qu’il pût vous exprimer tout ce qu’il sent. Je voudrais pouvoir faire des vers comme vous ; ou bien je voudrais que les paroles fussent de la musique !… je ne vous parlerais jamais autrement. Si j’ai eu tant de joie d’apprendre la musique, c’est qu’il me semble, quand je joue du piano, que je vous parle. Je suis sûre que celui qui a inventé la musique devait aimer bien tendrement, et qu’il l’a inventée pour faire connaître son amour. Je dis celui, mais je crois que ce devait être une femme ; n’est-ce pas ?

— Les Grecs dont je vous ai parlé, qui aimaient passionnément la musique, en attribuaient l’invention à un dieu.

— Ah ! mais vous m’avez dit que les Grecs avaient fait un dieu de l’Amour : n’est-ce pas que ce n’est pas bien de leur part ?

— Notre Dieu qui est là-haut est tout amour. Nos poëtes l’ont dit et chanté, dit sérieusement Ernest. Mais cet amour-là est d’une autre nature. C’est l’amour divin, non pas l’amour humain. Allons ! il faut rentrer ; l’air devient trop froid pour vous. »

Ils rentrèrent, le bras d’Ernest étreignant la taille d’Alice. La chambre semblait sourire et leur souhaiter une douce bien venue ; et Alice dont le cœur n’avait pas encore à demi exhalé les sentiments dont il était plein, se mit au piano, pour continuer à parler d’amour à sa façon.

C’était le samedi soir. Or tous les samedis Maltravers recevait de la ville voisine le journal de l’endroit ; c’était le seul médiateur par lequel il communiquât avec le monde. Mais ce n’était pas pour cela qu’il le saisissait toujours avec empressement, et le lisait avec tant d’intérêt. Le comté où demeurait son père était limitrophe de celui où séjournait Ernest, et dans ses colonnes étendues, le journal insérait toujours les nouvelles de ce district. La conscience d’Ernest était donc satisfaite, et ses inquiétudes filiales calmées, lorsqu’il lisait, de temps en temps, que « M. Maltravers avait reçu des visiteurs de distinction à son noble manoir de Lisle-Court ; » ou bien que « la meute de M. Maltravers s’était réunie tel jour, dans tel taillis ; » ou bien encore que « M. Maltravers avait souscrit pour vingt guinées en faveur de la nouvelle prison du comté. »

Et maintenant en apercevant le journal attendu, posé à côté de la bouilloire fumante, il le saisit avec empressement, déchira l’enveloppe, et se hâta de chercher la colonne, bien connue, qui contenait les nouvelles du district paternel. Les premiers mots qui frappèrent ses yeux furent ceux-ci :

DANGEREUSE INDISPOSITION DE M. MALTRAVERS.

« Nous avons le regret d’annoncer que ce gentilhomme estimable et distingué a été saisi, mercredi soir, d’une violente affection spasmodique. On a immédiatement envoyé chercher le docteur, qui a déclaré que le malade avait une attaque de goutte à l’estomac. On a fait appeler les premiers médecins de Londres.

« Post-scriptum. Nous avons envoyé savoir des nouvelles de l’honorable propriétaire de Lisle-Court, et nous apprenons que son état s’est considérablement aggravé : on conserve peu d’espoir de le sauver. Le capitaine Maltravers, son fils aîné et son héritier, est à Lisle-Court. On a envoyé un express à la recherche de M. Ernest Maltravers, qui, entraîné par la noble ardeur de son caractère britannique dans quelque dispute avec les autorités d’un gouvernement despotique, a disparu subitement de Göttingen, où ses talents extraordinaires l’avaient fait vivement remarquer. »

Ernest laissa tomber le journal. Il se renversa dans son fauteuil, et couvrit son visage de ses mains.

En un instant Alice vola auprès de lui. Il leva les yeux et aperçut son regard inquiet et effrayé.

« Ah ! Alice ! s’écria-t-il avec amertume, en la repoussant presque, si vous pouviez seulement deviner mes remords ! »

Puis se levant vivement, il s’élança hors de la chambre.

Bientôt toute la maison fut en émoi. Le jardinier, qui se trouvait toujours là à l’heure du souper, courut à la ville commander des chevaux de poste. La vieille domestique était au désespoir au sujet de la blanchisseuse, car sa première et son unique préoccupation était pour « les chemises de Monsieur. » Ernest s’était enfermé dans sa chambre. Alice ! pauvre Alice !

Vingt minutes après, la chaise de poste était à la porte : et Ernest, pâle comme un mort, entra dans la chambre où il avait laissé Alice.

Elle était assise par terre, et tenait la fatale gazette sur ses genoux. Elle avait, en vain, cherché à découvrir ce qui avait si douloureusement affecté Maltravers, car, ainsi que je l’ai dit auparavant, elle ne connaissait pas son véritable nom, et par conséquent le funeste paragraphe n’avait pas même arrêté son regard.

Il lui prit le journal, il voulait le lire et le relire : peut-être quelque petit mot d’espoir ou d’encouragement lui avait-il échappé. Alors Alice se jeta dans ses bras.

« Ne pleurez pas, dit-il ; Dieu sait que j’ai déjà bien assez de chagrin ! Mon père se meurt ! Mon père si bon, si généreux, si indulgent ! Oh ! mon Dieu, pardonnez-moi ! Calmez-vous, Alice. Vous aurez de mes nouvelles d’ici à deux ou trois jours. »

Il l’embrassa ; mais son baiser était froid et contraint. Il se précipita hors de la maison. Elle entendit le bruit des roues sur le sable. Elle s’élança vers la fenêtre ; mais le visage bien-aimé n’était pas visible. Maltravers avait abaissé les stores, et s’était rejeté dans le fond de la voiture pour se livrer à sa douleur. Un moment encore, et la chaise de poste même qui l’entraînait avait disparu. Et devant elle il n’y avait plus que les fleurs, et la pelouse éclairée par la lueur des étoiles, et la riante fontaine, et le banc où ils s’étaient assis, pleins d’un bonheur si calme et si vrai. Il était parti ; et souvent, oh ! bien souvent, Alice se rappela que ses dernières paroles avaient été prononcées avec un accent étrange, que son dernier baiser avait été sans amour !


CHAPITRE IX.

Ce que je te dois, ce sont des larmes ; et de tristes afflictions du cœur, que la nature, l’amour et la tendresse filiale te payeront largement, ô cher père !
(Shakspeare. Seconde partie de Henri IV, acte IV, scène iv.)

Il était tard quand la chaise de poste, qui amenait Maltravers, s’arrêta à la grille du parc. Un siècle parut s’écouler avant qu’on pût réussir à éveiller le paysan, gardien de la loge, qui dormait du profond et salutaire sommeil qui suit le travail.

« Mon père, s’écria-t-il quand la grille tourna en gémissant sur ses gonds, mon père !… va-t-il mieux ?… vit-il encore ?

— Oh ! que Dieu vous bénisse, monsieur Ernest, monsieur va un peu mieux ce soir.

— Dieu soit loué ! Allons… en avant ! »

Les chevaux fumants s’élancèrent dans une avenue qui serpentait au travers de bois antiques et vénérables. La lune éclairait paisiblement les pelouses, et le bétail, troublé dans son sommeil, se levait paresseusement pour regarder passer celui qui le dérangeait à cette heure intempestive.

Il n’y a rien de plus étrange et de plus féerique, que de voir à minuit un de ces vieux parcs anglais, avec leurs âpres terrains boisés, coupés par des ravins et des vallées, avec leur vieux gazon moussu, envahi par la fougère, et leurs arbres séculaires, qui ont ombragé sa naissance, et qui ombragent encore les tombeaux de cent générations. C’est là qu’on trouve les derniers vestiges, fiers, sombres et mélancoliques de la chevalerie normande et des vieilles traditions romantiques, léguées aux riants paysages de l’Angleterre civilisée. Ils jettent toujours sur les esprits sensibles à ces tableaux une impression de tristesse solennelle, semblable à celle qu’on éprouve à la vue de quelque édifice antique et sacré. Ce sont les cathédrales de la nature, avec leurs perspectives obscures, leurs troncs qui s’élancent comme des colonnes vers le ciel, et leurs voûtes d’épais feuillages. Dans les temps ordinaires c’est une tristesse qui plaît et charme plus que les riantes pelouses et les coteaux lumineux du goût moderne. Mais, dans l’état d’esprit où était Maltravers, il trouvait là quelque chose de sinistre et d’accablant ; la nuit de la mort semblait se cacher dans toute ombre, et sa voix prophétique gémir avec la brise.

La voiture s’arrêta de nouveau. Des lumières brillaient aux fenêtres du rez-de-chaussée, et au-dessus, plus terne que les autres, une pâle lueur éclairait la fenêtre de la chambre où dormait le malade. La cloche sonna bruyamment au milieu du lierre qui couvrait le portique. La lourde porte s’ouvrit… Maltravers était sur le seuil. Son père vivait ; il éprouvait du mieux ; il était éveillé. Le fils était dans les bras de son père.


CHAPITRE X.

Le chêne protecteur gémissait sur le toit qu’il avait abrité ; l’air lourd retentissait de gémissements douloureux.
(Elliott de Sheffield.)

Plusieurs jours s’étaient écoulés ; Alice était toujours seule ; mais elle avait eu deux fois des nouvelles de Maltravers. Les lettres étaient courtes et écrites à la hâte. La première fois son père allait mieux, il y avait de l’espoir ; la seconde fois, on ne pensait pas qu’il pût vivre une semaine de plus. C’étaient les premières lettres de lui qu’Alice eût jamais reçues. Ces premières lettres-là font événement dans la vie d’une jeune fille ; dans celle d’Alice ce fut un triste événement. Ernest ne lui demandait pas de lui écrire ; le fait est qu’il éprouvait de la répugnance, dans un pareil moment, à révéler son véritable nom, et à entretenir une correspondance d’amour clandestine dans la maison où se mourait son père. Il aurait pu se faire adresser des lettres sous le nom supposé qu’il avait adopté, dans quelque petite ville éloignée, où sa personne n’était pas connue. Mais, pour aller les prendre, il lui eût fallu quitter le chevet de son père pendant plusieurs heures ; c’était chose impossible. Maltravers n’expliquait pas ces difficultés à Alice.

Elle trouvait singulier qu’il n’eût pas le désir de recevoir de ses nouvelles ; mais Alice était humble : que pouvait-elle lui dire qui valût la peine de l’occuper dans un pareil moment ? Mais lui, combien il était bon de lui écrire ! Quel prix elle attachait à ses lettres, qui pourtant ne répondaient pas à son attente et lui faisaient verser des torrents de larmes ! Elles étaient si courtes, si remplies de tristesse ; et puis elles contenaient si peu d’amour ! Comme ces mots chère, ou même chérie, qui étaient si tendres, lorsque sa voix les prononçait, paraissaient froids sur le papier inanimé ! Si au moins elle avait connu l’endroit précis où il se trouvait, c’eût été une petite consolation ; mais elle savait seulement qu’il était absent et malheureux, et, quoiqu’il ne fût pas à plus de trente milles de distance, il lui semblait qu’un espace incommensurable les séparait. Néanmoins elle se consolait de son mieux ; elle s’efforçait d’abréger les longues et tristes journées en jouant de nouveau tous les airs qu’il aimait, en relisant tous les passages qu’il admirait. Elle voulait qu’à son retour il remarquât ses progrès. Et puis comme il trouverait le jardin joli ! car tous les jours les arbres et les bosquets s’épanouissaient aux rayons du printemps qui s’avançait. Ah ! qu’ils seraient heureux encore ! Alice apprit dès lors à vivre dans l’avenir ; mais son jeune cœur ignorait que l’espérance n’est pas toujours un sûr prophète de l’avenir.

Maltravers, en quittant le cottage, avait oublié qu’Alice était sans argent, et, maintenant, voyant que son absence se prolongerait indéfiniment, il lui en envoya. Il y avait quelques factures à solder ; on devait aussi une partie du terme ; Alice, d’après les ordres qu’elle reçut de Maltravers, confia à la vieille servante un billet de banque avec lequel elle devait acquitter toutes ces petites dettes. Un soir que la bonne femme apportait à Alice le surplus de cet argent, elle lui parut fort émue. Elle était pâle, agitée et toute tremblante.

« Qu’avez-vous donc, mistress Jones ? Vous n’avez pas de nouvelles de lui… de… de mon… de votre maître ?

— Oh ! mon Dieu, non, mademoiselle, répondit mistress Jones ; comment pourrais-je en avoir ? Je ne voudrais pourtant pas vous effrayer, mais il y a eu deux vols affreux dans le voisinage.

— Dieu merci ! ce n’est que cela ! s’écria Alice.

— Oh ! n’allez pas remercier Dieu pour ça, mademoiselle ; c’est que c’est effrayant pour deux femmes seules comme nous ! avec des fenêtres comme celles-là, qui s’ouvrent jusqu’à terre ; Imaginez-vous que j’avais porté mon billet de banque à changer dans la boutique de M. Harris, le grand fruitier, pendant que tous les pauvres gens y venaient acheter leurs provisions pour demain (c’était un samedi soir ; le second samedi depuis le départ d’Ernest ; l’hégire dont Alice datait toute sa chronologie), et tout le monde parlait des vols de la nuit dernière. Figurez-vous, mademoiselle, qu’ils ont lié la vieille Betty… Vous connaissez Betty, une femme très-recommandable, qui a eu des malheurs, et qui vient prendre le thé avec moi, une fois par semaine. Eh bien, mademoiselle, ils ont (croiriez-vous ça ?) attaché Betty aux colonnes de son lit, et elle n’avait rien que sa chemise, pauvre vieille ! Et pendant que M. Harris me rendait sa monnaie (voyez mademoiselle, c’est bien votre compte), et que je lui demandais de me donner la moitié en or, parce que c’est plus commode, il y avait à côté de moi un homme de très-mauvaise mine, qui achetait du tabac ; il regardait l’argent avec des yeux si avides, que j’ai eu peur qu’il ne l’enlevât sur le comptoir, et qu’il ne se sauvât avec, je vous jure ; de sorte que j’ai tout ramassé bien vite, et je m’en suis allée. Mais, croiriez-vous, mademoiselle, qu’au moment où je venais d’entrer dans le sentier, juste avant d’ouvrir la grille du jardin, j’ai tourné la tête par hasard, et à point nommé, ce vilain homme était derrière moi, qui courait comme un fou. Oh ! je vous réponds que je me suis joliment mise à crier ; et le petit Dolbins, qui allait chercher sa vache au pré, a passé la tête par-dessus la haie, quand il m’a entendue, et sa vache aussi avec ses cornes, que Dieu la bénisse ! De sorte que mon gaillard s’est arrêté, et moi je me suis dépêchée d’ouvrir la grille et de rentrer à la maison. Mais pensez donc, mademoiselle, si nous allions être volées et assassinées ! »

Alice n’avait pas entendu grand’chose de cette harangue ; et ce qu’elle en avait entendu affecta fort peu ses robustes nerfs de paysanne ; beaucoup moins, à vrai dire, que le bruit que fit mistress Jones, en fermant toutes les portes à double tour, et en assujettissant toutes les fenêtres aussi bien qu’elle le pouvait, avec un boulon de fer et une chaîne rouillée qui n’avait pas plus d’un pouce de long. Cette opération dura bien une heure et demie.

Tout enfin redevint silencieux. Mistress Jones était allée se coucher, et, dans les bras du sommeil, elle avait oublié ses terreurs. Alice était montée, s’était déshabillée, avait fait ses prières, avait pleuré un peu, et, les cils humides encore de ses larmes, elle s’était endormie et rêvait d’Ernest. Minuit était passé. L’horloge placée au pied de l’escalier avait sonné une heure, sans avoir été entendue. La lune s’était cachée ; une petite pluie fine tombait sur les fleurs ; les nuages et l’obscurité s’amoncelaient sur toute l’étendue du ciel.

Vers ce moment, un son léger, comme celui que produirait la chute de fragments de verre sur le sable se fit entendre ; à ce bruit, en succéda un autre, faible, régulier, grinçant comme une scie contre le mince volet du salon. Ce bruit cessa enfin, et la lueur voilée et incertaine d’une lanterne tomba sur le parquet ; un instant après deux hommes étaient debout, au milieu de la chambre.

« Chut, Jack ! dit l’un d’eux tout bas ; éclairez un peu, et regardons autour de nous. »

La lanterne sourde fut découverte, et, en éclairant la chambre, n’offrit rien aux regards des voleurs, qui pût tenter leur cupidité. Des livres, de la musique, des chaises, des tables, un tapis, une garniture de cheminée, quoiqu’ils aient une assez grande valeur dans l’inventaire d’un propriétaire, sont de peu de prix aux yeux d’un voleur. Ils jurèrent entre leurs dents.

« Jack, dit le premier qui avait parlé, il faut nous emparer des cuillers et des fourchettes, et puis ensuite de l’argent. La vieille avait trente beaux luisants[4] sans compter la ferraille[5]. »

Son complice fit un signe d’assentiment ; la lanterne fut voilée de nouveau, et les hommes quittèrent la chambre sans bruit, et à pas furtifs. Plusieurs minutes s’étaient écoulées, lorsque Alice fut réveillée soudain par un cri perçant ; elle se leva en sursaut ; tout était redevenu silencieux ; son petit cœur battait avec violence d’abord, mais peu à peu ses palpitations se calmèrent. Elle se leva pourtant, et la bonté de son cœur l’emportant sur la crainte, elle se figura que mistress Jones était peut-être malade, et résolut d’aller voir. Dans cette pensée, elle commençait à se vêtir, lorsqu’elle entendit distinctement des pas lourds et une voix étrangère dans la chambre voisine. Pour le coup elle eut bien peur : son premier mouvement fut de se sauver… Son second de verrouiller sa porte et d’appeler au secours. Mais qui pourrait entendre ses cris ? Entre ces deux alternatives elle s’arrêta irrésolue… et, pâle, tremblante, elle était encore assise au pied de son lit, lorsqu’une vive clarté pénétra par les fentes de la porte… Un instant après une main grossière la saisit.

« Allons ! madame, n’ayez pas peur, nous ne vous ferons pas de mal ; mais où est l’or ? où est l’argent ? La vieille nous a dit que c’est vous qui l’aviez. Allons, donnez-nous-le.

— Oh ! grâce, grâce ! John Walters, est-ce vous ?

— Malédiction ! grommela l’homme en se reculant, alors vous me connaissez donc ? Mais vous ne me trahirez pas ; par l’enfer ! vous ne me ferez pas empoigner. »

En disant ces mots, il saisit de nouveau Alice, la tint violemment renversée d’une main, tandis que de l’autre il tirait froidement de sa poche un long couteau. En ce moment de mortel danger, le second scélérat, qui jusqu’alors avait été occupé à garrotter la servante, se précipita dans la chambre. Il avait entendu l’exclamation d’Alice et la menace de son camarade ; il s’élança près du lit jeta un regard rapide sur Alice, et lança l’assassin de l’autre côté de la chambre.

« Eh ! quoi ? tu es donc fou ? grommela-t-il entre ses dents. Ne la reconnais-tu pas ? C’est Alice… c’est ma fille. »

Alice s’était relevée vivement aussitôt qu’elle avait été délivrée de l’étreinte du meurtrier ; les yeux fixes et dilatés d’épouvante, elle regardait la sombre et ignoble figure de son libérateur.

« Oh ! mon Dieu, c’est lui… c’est mon père ! murmura-t-elle, et elle tomba inanimée.

— Que ce soit ta fille ou non, dit John Walters, je ne mettrai pas mon cou entre ses mains ; rappelle-toi le tour qu’elle nous a joué, quand elle s’est enfuie. »

Darvil resta un instant soucieux et irrésolu ; et son complice se rapprocha avec une expression de férocité endurcie, que Darvil même ne put contempler sans un frémissement d’horreur.

« Tu as raison, grommela le père, après un moment d’hésitation, mais en saisissant l’épaule de son camarade avec une main de fer ; nous ne pouvons laisser cette fille ici ; notre charrette est couverte. Nous quittons le pays ; j’ai des droits sur ma fille ; nous l’emmènerons avec nous. Allons, vite, prends l’argent. Il est sur la table… tu as les cuillers. Allons, partons ! »

À ces mots, Darvil souleva sa fille dans ses bras, jeta sur elle un châle et un manteau qui se trouvaient à portée, et il était déjà sur le seuil, quand Walters lui dit en grommelant :

« Je n’aime pas ça du tout ; c’est imprudent.

— Dans tous les cas c’est aussi prudent qu’un meurtre ! répondit en se retournant Darvil, avec un sourire hideux. Allons, dépêche-toi ! »

Quand Alice revint à elle, le jour commençait à poindre sur les collines arides et mornes. Elle était couchée sur de la paille grossière, au fond de la charrette rudement cahotée dans les ornières d’une route escarpée et solitaire, et à côté d’elle apparaissait le visage sinistre et menaçant de son terrible père.


CHAPITRE XI.

Il la voit encore avec les yeux de l’imagination… Il voit celle qu’il ne doit plus rencontrer… Comme une pensée rapide et passionnée, elle est venue et elle a disparu, tandis qu’à ses pieds l’onde limpide bouillonne toujours.
(Elliot de Sheffield.)

Trois semaines au plus s’étaient écoulées depuis cette nuit funeste, lorsque la chaise de poste de Maltravers s’arrêta à la porte du cottage. Les volets étaient fermés ; personne ne vint ouvrir aux sommations répétées du postillon. Maltravers, effrayé et surpris, mit lui-même pied à terre ; il était en grand deuil. Il se dirigea avec impatience vers la porte de derrière ; elle était fermée aussi, il revint aux fenêtres du salon, toujours à demi ouvertes, même dans les froides journées d’hiver ; comme le reste, elles étaient fermées. Il s’écria avec effroi : « Alice ! Alice ! » Nulle douce voix ne répondit, entrecoupée par la joie, nul pas léger ne bondit au-devant de lui, pour lui souhaiter la bienvenue.

Cependant, en ce moment, parut le jardinier, qui traversait la pelouse. Tout fut bientôt expliqué ; la maison avait été pillée ; on avait trouvé le lendemain matin la vieille femme bâillonnée, et garrottée au pied de son lit : Alice avait disparu. On s’était adressé à un magistrat ; les soupçons étaient tombés sur la fugitive. Personne ne connaissait son nom ni son origine ; pas même la vieille femme. Maltravers avait naturellement bien recommandé à Alice de garder soigneusement ce secret, et elle craignait trop d’être retrouvée et réclamée par son père, pour ne pas obéir scrupuleusement à cette injonction. Mais on savait dans tous les cas que, lorsqu’elle était entrée dans la maison, ce n’était qu’une pauvre paysanne ; et n’arrive-t-il pas souvent que les dames d’un certain genre s’enfuient de chez leur amant, en emportant, par erreur, des objets qui lui appartiennent ? Et que pouvait-on attendre de plus d’une pauvre fille comme Alice ? Le magistrat sourit, et les constables[6] rirent de tout leur cœur. Après tout, c’était une bonne plaisanterie aux dépens du jeune gentilhomme ! Comme ils n’avaient pas reçu d’ordres de Maltravers, qu’ils ne savaient où le trouver, et qu’ils ne pensaient pas qu’il fût très-disposé à poursuivre l’affaire, peut-être leur enquête fut-elle peu sévère. Mais deux maisons avaient été pillées la nuit précédente. Leurs propriétaires se remuèrent davantage. Les soupçons étaient tombés sur un homme infâme, le nommé John Walters, qui avait disparu. La dernière fois qu’on l’avait vu, c’était en compagnie d’un camarade paresseux et ivrogne, qui, disait-on, avait connu des jours meilleurs, et qui, à certaine époque, avait été un ouvrier habile et bien payé, jusqu’à ce que ses habitudes d’improbité et d’ivrognerie lui eussent fait perdre toute espérance d’avoir de l’ouvrage. Depuis il avait été accusé de relations avec une troupe de faux monnayeurs ; il avait été jugé et relâché, faute de preuves suffisantes. Cet homme était Lukre Darvil. On fit une perquisition dans sa cabane ; mais lui aussi, s’était enfui. Des traces de roues de charrette près de la porte de Maltravers avaient servi d’indice pour se mettre à sa poursuite ; et, après quelques jours d’actives recherches, on avait suivi la piste de gens, répondant au signalement de ceux qu’on soupçonnait, et accompagnés d’une jeune fille, jusqu’à une petite auberge, auprès de la mer ; auberge bien connue, pour être un repaire de contrebandiers.

Tel fut le récit qu’écouta Maltravers abasourdi ; la volubilité du jardinier prévenait toutes ses questions. Le nom de Darvil lui expliquait tout ce qui paraissait obscur aux autres. Et Alice était accusée du forfait le plus lâche et le plus noir ! Son obscurité, l’amour et la protection dont il l’avait entourée n’avaient pu la soustraire à la calomnie, contre laquelle il avait espéré la défendre à tout jamais. Mais lui, partageait-il cette pensée infâme ? Maltravers était trop généreux et trop éclairé.

« Chien ! dit-il, au jardinier tout effrayé, en grinçant des dents et en crispant les poings, ose seulement proférer un soupçon contre elle, et je t’écraserai sous mes pieds ! »

La vieille femme, qui avait juré que, pour rien au monde, elle ne resterait dans la maison après une nuit si terrible, venait d’apprendre le retour de son maître, et arrivait clopin-clopant. Elle s’approcha à temps pour entendre sa menace.

« Ah ! vous avez raison ; grondez-le bien, monsieur, que le bon Dieu vous bénisse ! C’est justement ce que je dis. Mademoiselle commettre un vol, que je dis, mademoiselle s’enfuir ! Oh ! non, soyez convaincu qu’ils l’ont assassinée, et qu’ils ont enterré son cadavre. »

Maltravers respira avec effort, mais, sans articuler un seul mot, il remonta en voiture, et se fit conduire chez le magistrat. Il trouva, dans ce fonctionnaire, un homme du monde honnête et intelligent. Il lui confia le secret de la naissance d’Alice et de la sienne. Le magistrat fut d’accord avec lui dans sa conviction, qu’Alice avait été retrouvée et enlevée par son père. Une nouvelle enquête eut lieu ; l’or fut prodigué. Maltravers lui-même se mit à la tête des recherches. Mais tous ses efforts aboutirent au même résultat, si ce n’est pourtant que, d’après les descriptions qu’on lui fit de la personne, des vêtements, des larmes de la jeune fille qui accompagnait les deux hommes, qu’on supposait être Darvil et Walters, il resta convaincu qu’Alice vivait encore ; il espérait qu’elle pourrait réussir à s’échapper et qu’elle reviendrait. Dans cette espérance il attendit plusieurs semaines, puis plusieurs mois dans le voisinage. Mais le temps s’écoulait, et il n’avait toujours pas de nouvelles. Il dut enfin quitter ces lieux si néfastes et si chers. Mais il s’était acquis l’amitié du magistrat, qui lui promit de lui faire savoir si Alice revenait, ou si on retrouvait la trace de son père. Il enrichit pour la vie mistress Jones, par reconnaissance de ce qu’elle avait protesté en faveur de l’objet malheureux de son premier amour. Il promit les plus généreuses récompenses à ceux qui lui fourniraient le moindre indice. Puis, désespéré, le cœur brisé, il obéit enfin aux sommations répétées et inquiètes du tuteur, aux soins duquel orphelin maintenant, il avait été confié jusqu’à sa majorité.


CHAPITRE XII.

Assurément, il y a des poëtes qui n’ont jamais rêvé sur le Parnasse.
(Denham.)
Retirez-vous avec dignité, avant que de plus jeunes que vous viennent en riant vous chasser de la scène.
(Pope.)
Vous voyez bien que vous fûtes sage de vous confier en moi.
(Dryden. Absalon et Achitophel.)

Le tuteur d’Ernest Maltravers, M. Frédéric Cleveland, était un fils cadet du comte de Byrneham, et avait droit, par conséquent, au titre d’Honorable. Il avait environ quarante-trois ans ; c’était un lettré et un homme à la mode, si l’on veut bien nous permettre cette expression vieillie, qui, dans tous les cas, a le mérite d’être plus classique et plus définie que toutes celles que l’euphémisme moderne a inventées pour la remplacer. M. Cleveland qui avait reçu une fort belle éducation et qui avait des talents naturels très-remarquables, aspira de bonne heure à la gloire littéraire. Il écrivait bien, et avec grâce, mais son succès, succès d’estime, ne contenta pas son ambition. Le fait est qu’une nouvelle école littéraire passionnait le public, en dépit des critiques ; une école bien différente de celle sur laquelle M. Cleveland modelait ses périodes froides et irréprochables. Ce vieux comte, qui avait été sous Charles Ier le bel esprit de la cour, fut trouvé trop ennuyeux sous Charles II, pour servir même de victime aux attaques des plaisants, car chaque siècle a sa monnaie littéraire, marquée à son coin, et relègue celle qui n’a plus cours, dans les bahuts et les vitrines, comme des curiosités délaissées. Les coteries eurent beau l’encenser, les critiques eurent beau l’adorer, les grandes dames et les dilettanti eurent beau acheter et faire relier ses volumes de poésie soignée et de prose cadencée, Cleveland ne put trouver faveur devant le public. Mais Cleveland avait une haute naissance et une belle fortune ; ses manières étaient charmantes, sa conversation facile ; il avait un caractère aimable et un esprit cultivé. Il resta donc un homme très-recherché dans la société, où il était à la fois aimé et respecté.

S’il n’avait pas de génie, il avait beaucoup de bon sens ; il n’aigrit pas son caractère bienveillant et son cœur généreux à la poursuite d’une ombre vaine, et il ne se tourmenta pas davantage de cet échec. Satisfait d’une réputation honorable, et qui ne lui faisait pas d’envieux, il abandonna ce rêve de gloire, refusé, il le sentait bien, à son ambition ; et il continua de vivre en bonne intelligence avec le monde, quoiqu’il pensât, au fond de son âme, que le monde avait tort dans ses caprices littéraires. Cleveland ne se maria jamais ; il passait une partie de l’année dans la capitale, mais il demeurait principalement à Temple-Grove, une villa située non loin de Richemond. C’était là que, possesseur d’une excellente bibliothèque, d’une propriété magnifique, environné d’amis qui l’aimaient et l’admiraient, et qui appartenaient tous à l’élite intellectuelle de ce qu’on appelle, emphatiquement, la bonne société : c’était là, dis-je, que cet homme élégant et distingué menait une existence beaucoup plus heureuse, sans doute, qu’elle ne l’eût été si ses jeunes espérances se fussent réalisées, et si sa destinée orageuse l’eût élu chef de l’impérieuse et turbulente démocratie des lettres.

Si Cleveland n’était pas un homme d’un génie élevé ou original, du moins était-il supérieur à la plupart des auteurs patriciens. En se retirant des luttes fréquentes dans l’arène, il ouvrit son esprit avec une nouvelle ardeur aux pensées et aux chefs-d’œuvre des autres. Après avoir été un homme instruit, il devint un homme profondément érudit. La métaphysique, et quelques-unes des sciences positives, ajoutèrent de nouveaux trésors à des connaissances plus légères et plus variées, et contribuèrent à donner du poids et de la dignité à un esprit qui autrement aurait peut-être eu quelque chose de frivole et d’efféminé. Ses relations sociales, son bon sens sûr et net, son jugement bienveillant, en faisaient aussi un excellent juge de ces mille petites choses indéfinissables, ou plutôt de ces riens qui, additionnés ensemble, constituent la connaissance du grand monde. Je dis le grand monde, parce que, en dehors du cercle des grands, Cleveland naturellement connaissait peu le monde. Mais il était profondément versé dans tout ce qui a rapport à cet orbite subtil, où se meuvent les gentilshommes et les grandes dames, dans un ordre élevé et quasi éthéré. Il était de mode, parmi ses admirateurs, de l’appeler l’Horace Walpole de son époque. Mais, bien qu’ils eussent en commun quelques traits de caractère, extérieurs et superficiels, Cleveland avait considérablement moins d’esprit et infiniment plus de cœur.

Feu M. Maltravers, qui n’avait rien de littéraire dans ses goûts mais qui néanmoins avait été grand admirateur des gens de lettres, était un seigneur de province élégant, distingué, hospitalier. C’était un des plus anciens amis de Cleveland ; ils avaient été camarades au collége d’Éton. Lorsque Cleveland fit son début dans la société, il y retrouva Henri Maltravers (le bel Henri !) qui était devenu le favori des clubs. Pendant une ou deux saisons ils furent inséparables ; et quand M. Maltravers se maria, lorsque passionné pour la vie de campagne, fier de son vieux manoir, et comprenant avec assez de justesse qu’il serait plus grand homme sur ses vastes domaines, que dans l’aristocratie républicaine de Londres, il se fixa paisiblement à Lisle-Court, Cleveland correspondit régulièrement avec lui, et vint le voir deux fois l’an. Mistress Maltravers mourut en donnant le jour à Ernest, son second fils. Son mari, qui l’aimait tendrement, fut inconsolable de sa mort. Il ne pouvait souffrir la vue de l’enfant qui lui avait coûté un si grand sacrifice. Cleveland et sa sœur, lady Julie Dauvers, étaient chez lui au moment de ce triste événement ; et lady Julia, avec une bonté judicieuse et délicate, offrit de recevoir, pendant quelques mois, l’innocent coupable au nombre de ses enfants. Cette proposition fut acceptée, et deux années s’écoulèrent avant que le petit Ernest rentrât dans la maison paternelle. La plus grande partie de ce temps, il la passa sous le toit célibataire de Frédéric Cleveland, où s’accomplirent tous les événements et les révolutions de sa vie de bébé. Il en résulta que ce dernier aima l’enfant comme un père. La première parole intelligible d’Ernest salua Cleveland du nom de papa : et lorsque, enfin, l’enfant fut déposé à Lisle-Court, Cleveland fit à toutes les bonnes des recommandations, des observations, des injonctions, des promesses et des menaces à perte d’haleine, qui auraient fait honte à plus d’une mère pleine de sollicitude. Cette circonstance créa un nouveau lieu entre Cleveland et son ami. Cleveland lui faisait maintenant trois visites par an au lieu de deux. On ne décidait rien pour Ernest sans l’avis de Cleveland. On ne lui fit même pas quitter ses robes sans avoir obtenu le grave assentiment de son second père. Cleveland fit choix d’une pension, et y conduisit Ernest, qui passait toujours une semaine de ses vacances avec lui. Le petit garçon était-il dans un mauvais pas, avait-il gagné un prix, avait-il besoin d’argent, ambitionnait-il un livre, Cleveland était le premier à en recevoir confidence. Par bonheur, aussi, Ernest manifestait parfois des goûts que le gracieux auteur trouvait semblables aux siens. Des talents très-remarquables, et le désir d’apprendre se développèrent chez lui de bonne heure ; mais tout cela était accompagné d’une puissance de vie et d’âme, d’une énergie, d’une audace qui donnaient à Cleveland quelques inquiétudes, et qui ne lui paraissaient pas d’accord avec la timidité mélancolique d’un génie naissant ou la calme sérénité d’un savant précoce. Cependant les relations entre le père et le fils étaient assez singulières. M. Maltravers avait vaincu sa première répugnance assez naturelle, pour l’innocente cause de la perte irréparable qu’il avait éprouvée. Il aimait son fils et il en était fier, comme de tout ce qui lui appartenait. Il le gâtait et le choyait encore plus que Cleveland. Mais il se mêlait fort peu de son éducation ou de ses goûts. Son fils aîné Cuthbert n’absorbait pas toute son affection, mais il absorbait toute sa sollicitude. C’était à Cuthbert qu’il devait léguer son ancien nom et ses domaines héréditaires. Cuthbert n’était pas un génie, et l’on n’avait pas l’intention qu’il le devînt ; il devait être un gentilhomme accompli et un grand propriétaire. Le père comprenait Cuthbert, et pouvait clairement prévoir son caractère et son avenir. Il n’éprouvait aucun scrupule à diriger son éducation, et à former son jeune esprit. Mais Ernest l’embarrassait. Il éprouvait même un peu de gêne dans la société de l’enfant ; il n’avait jamais pu vaincre complétement le premier sentiment de surprise qu’il avait éprouvé vis-à-vis de lui, la première fois que Cleveland le lui avait rendu, en lui prodiguant ses recommandations pour la santé de l’enfant, etc. Il lui semblait toujours que son ami partageait ses droits sur lui ; et il se croyait à peine le droit de gronder Ernest, tandis qu’il jurait bien souvent après Cuthbert. À mesure que le fils cadet grandissait, il devenait certainement évident que Cleveland le comprenait mieux que son propre père ; de sorte que, comme je l’ai déjà dit, le père n’était pas fâché de confier passivement à Cleveland la responsabilité de l’éducation de son second fils.

Peut-être M. Maltravers n’eût-il pas été si indifférent si l’avenir d’Ernest eût été semblable à celui des fils cadets en général. S’il eût été nécessaire qu’il embrassât une profession, M. Maltravers aurait été naturellement plus soucieux de le voir s’y préparer convenablement. Mais Ernest avait hérité du côté maternel, d’une fortune de quatre mille livres sterling de revenu, ce qui le rendait indépendant de son père. Cette circonstance relâcha encore davantage les liens qui les unissaient ; et ainsi, par degrés, M. Maltravers apprit à considérer Ernest moins comme un fils qu’il dût conseiller, réprimander, louer ou diriger, que comme un jeune garçon intéressant, affectueux, plein d’avenir, qui de manière ou d’autre, sans qu’il en coûtât de peine à son père, devait très-probablement faire grand honneur à sa famille, et se passer toutes ses fantaisies, grâce à ses quatre mille livres sterling de revenu. La première perplexité sérieuse qu’éprouva M. Maltravers au sujet de son fils, fut lorsque celui-ci, à l’âge de seize ans, ayant appris l’allemand tout seul, et ayant enivré sa vive imagination par la lecture de Werther et des Brigands, exprima son désir, qui ressemblait beaucoup à une prière, d’aller à Göttingen au lieu d’étudier à Oxford. Jamais les idées de M. Maltravers sur les études propres à compléter convenablement l’éducation d’un gentilhomme ne reçurent un coup plus violent et plus rude. Il bégaya un refus, et courut s’enfermer dans son cabinet de travail, où il écrivit une longue lettre à Cleveland, qui, étant lui-même un lauréat d’Oxford, serait, à n’en pas douter, de son avis. Cleveland, en réponse à cette lettre, vint lui-même ; il écouta silencieusement tout ce que le père avait à dire ; puis il fit une longue promenade dans le parc avec le jeune homme. Le résultat de cette dernière conférence, fut l’adhésion de Cleveland aux vues d’Ernest.

« Mais, mon cher Frédéric, dit le père étonné, je croyais que ce garçon-là devait remporter tous les prix à Oxford ?

— J’en ai remporté quelques-uns, moi, Maltravers ; mais je ne vois pas le bien que cela m’ait fait.

— Oh ! Cleveland.

— Je parle sérieusement.

— Mais c’est une si singulière fantaisie.

— Votre fils est un très-singulier jeune homme.

— Je le crains !… je le crains, pauvre garçon ! Mais qu’apprendra-t-il à Göttingen ?

— Les langues et l’indépendance, dit Cleveland.

— Et les classiques, les classiques ! Vous qui êtes un helléniste de premier ordre !

— Il y a des hellénistes très-distingués en Allemagne, répondit Cleveland, et Ernest ne peut guère désapprendre ce qu’il sait déjà. Mon cher Maltravers, ce garçon-là ne ressemble pas à la plupart des jeunes gens de talent. Il lui faut de l’activité, des aventures, du mouvement selon son goût, sans quoi ce sera toute sa vie un indolent rêveur, ou un inutile enthousiaste. Laissez-le faire… Voilà donc Cuthbert entré dans la garde ?

— Oui, mais il avait commencé par aller à Oxford.

— Ah !… C’est un bien beau jeune homme.

— Pas si grand qu’Ernest, mais…

— Il a une plus belle figure, dit Cleveland. C’est un fils dont vous devez être fier, comme vous le serez j’espère d’Ernest… Voulez-vous me faire voir votre nouveau cheval de chasse ? »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ce fut vers la maison de ce gentilhomme, si judicieusement choisi pour être son tuteur, que se dirigea tristement l’étudiant de Göttingen.


CHAPITRE XIII.

Mais s’il vous plaît de prendre un peu d’exercice, afin de donner un nouveau prix à votre bien-être, ce n’est point défendu en ces lieux ; dans les bosquets vous pouvez courtiser la muse, cultiver des fleurs, et parer l’année nouvelle.
(Le Château de l’indolence.)

La maison de M. Cleveland était une villa italienne accommodée au climat de l’Angleterre. À travers une arche d’architecture ionique on arrivait à un domaine d’environ quatre-vingts à cent arpents, si bien planté, et disposé avec tant d’art, qu’il semblait que les murailles invisibles dussent environner un espace beaucoup plus étendu. La route serpentait au travers des pelouses les plus vertes, et au milieu des arbres d’une stature vénérable, et des massifs de buissons. Des fleurs, réunies dans des corbeilles entrelacées de plantes grimpantes, ou dans des vases classiques, étaient disposées avec goût dans tous les endroits qui demandaient ces remplissages, et avec lesquels ils s’harmonisaient le mieux. Il n’y avait pas un vieux tronc étouffé par le lierre, pas un humble et flexible saule pleureur, que l’art du propriétaire ne sût faire valoir en lui donnant un cachet tout particulier.

Sans être surchargée, ou minutieusement recherchée dans les détails (faute commune chez les riches), la propriété tout entière semblait un jardin cultivé et varié ; l’air même, à chaque détour de la route, semblait emprunter à une végétation différente, un parfum différent ; et les couleurs des fleurs et du feuillage variaient aussi à chaque nouvel aspect. Lorsque enfin on apercevait la maison, adossée à une colline boisée, et située au milieu d’une pelouse qui descendait par une pente douce vers un lac transparent, ombragé de tilleuls et de châtaigniers, toute la perspective recevait soudain sa dernière touche, et apparaissait dans son entière perfection. La maison était longue et basse. Sur toute sa longueur s’étendait un large péristyle qui soutenait le toit, et qui, élevé sur un soubassement, avait l’apparence d’une terrasse couverte ; de larges perrons, avec des balustrades massives chargées de vases contenant des aloès et des orangers, conduisaient à la pelouse ; sous le péristyle étaient rangées des statues, des antiquités romaines et des plantes exotiques. En deçà du lac, une autre terrasse, très-large, et ornée de distance en distance d’urnes et de sculptures, contrastait avec le talus ombragé de l’autre rive ; et, par des éclaircies inattendues au milieu des arbres, on avait ménagé de là des vues délicieuses du paysage lointain, au milieu duquel serpentait la majestueuse Tamise. L’intérieur de la maison était dans le même goût que l’extérieur. Tous les principaux appartements, même les chambres à coucher, étaient de plain-pied. Un vestibule octogone, élevé quoique petit, servait d’entrée à un appartement composé de quatre chambres. D’un côté se trouvait une salle à manger, de moyenne dimension, dont le plafond était une copie des Heures, du Guide, au riche et brillant coloris ; des paysages, peints par Claveland lui-même et qu’un maître n’aurait pas désavoués, étaient encadrés dans les panneaux. Un seul morceau de sculpture, une copie du Faune jouant de la flûte, se détachait, sans assombrir l’appartement, au milieu de la large fenêtre en ogive qui lui servait de niche, et dont les draperies violettes et oranges reflétaient sur la statue une teinte de chair. Cette salle était contiguë à une petite galerie de tableaux, où n’abondaient pas, à vrai dire, ces immortels chefs-d’œuvre que les princes eux-mêmes se disputent ; car la fortune de Cleveland n’était que celle d’un simple gentilhomme, quoique, administrée avec une sage et libérale économie, cette fortune suffît à toutes ses élégantes fantaisies. Mais ces tableaux avaient un intérêt en dehors de l’intérêt artistique, et leurs sujets étaient à la portée d’un collectionneur d’opulence ordinaire. Ils formaient une série de portraits (dont quelques-uns étaient des originaux et d’autres des copies, et ces derniers étaient souvent les meilleurs) des auteurs favoris de Cleveland, et ce qui caractérisait l’homme, c’est que le visage ridé et méditatif de Pope avait la place d’honneur, au centre de la galerie. Par une disposition heureuse, cette pièce communiquait avec la bibliothèque, la plus grande chambre de la maison, la seule même qui fût remarquable par sa grandeur aussi bien que par sa décoration. Elle avait environ soixante pieds de longueur. Les rayons étaient surmontés de bustes en bronze, tandis que, de distance en distance, s’ouvraient des arcades légères ornées de statues et garnies de miroirs, qui faisaient l’effet de galeries ménagées au milieu des murailles tapissées de volumes, et qui donnaient à l’appartement une quiétude et une aisance classique d’un effet inconcevable. Les fenêtres qui ouvraient sur le péristyle, et qui permettaient de délicieux aperçus des statues, des fleurs, des terrasses et du lac au delà, s’harmonisaient si bien avec ces arcades, qu’on était tenté de croire que les points de vue naturels étaient des toiles de quelque grand maître, représentant les jardins poétiques qui couronnent encore les collines de Rome. Le coloris même du paysage, les jours où le soleil resplendissait, favorisait cette illusion, grâces aux teintes riches et foncées des draperies sévères qui encadraient les fenêtres, et des vitraux coloriés qui en garnissaient la partie supérieure. Cleveland aimait tout particulièrement la sculpture ; il appréciait aussi l’impulsion puissante que cet art a reçue en Europe depuis un demi-siècle. Il était même en état de proclamer l’opinion, imparfaitement admise encore dans ce pays, que Flaxman a surpassé Canova. Il aimait la statuaire non-seulement pour sa beauté intrinsèque, mais aussi parce qu’elle contribue à embellir les lieux où elle est admise et qu’elle leur prête un charme intellectuel. Les collectionneurs de statues ont le tort grave, disait-il souvent, de les ranger pêle-mêle, dans de longues et monotones galeries. Un seul bas-relief, une statue, un buste, ou même un simple vase placé avec discernement dans la plus petite chambre que nous habitons, nous charme infiniment plus que ces gigantesques muséums, entassés dans des salles où l’on n’entre que par curiosité, et jamais sans éprouver un froid malaise. D’ailleurs cet usage reçu des galeries, dont la foule reconnaît l’orthodoxie, met la sculpture en dehors du patronage public. Il n’y a pas douze personnes qui puissent se permettre le luxe d’une galerie, tandis que tout particulier de moyenne opulence peut se permettre une statue ou un buste. Puis, l’influence qu’exerce sur l’esprit et le goût la contemplation fréquente et habituelle des monuments du seul art impérissable qui ait recours à des éléments matériels, est indicible. En admirant les marbres grecs, nous faisons, presque insensiblement, connaissance avec le caractère, les mœurs, et la littérature de la Grèce. Cet Aristide, ce génie de la Mort, ce fragment de l’inimitable Psyché, valent mille Scaligers !

« Quand vous lisez Eschyle, regardez-vous jamais la traduction latine ? demandait un jour un écolier à Cleveland.

— Voilà ma traduction latine, » dit Cleveland en montrant le Laocoon.

La bibliothèque s’ouvrait à l’extrémité sur un petit cabinet de curiosités et de médailles, qui, toujours en ligne directe, conduisait à un long belvedère, terminé par un petit pavillon circulaire. Le lac formait soudain un coude en cet endroit et serpentait à la base de ce pavillon, qui, se réfléchissant sur l’onde transparente, paraissait de loin suspendu dans l’air, tant étaient légères ses sveltes colonnes et sa coupole arrondie. Une autre porte de la bibliothèque communiquait avec un corridor qui conduisait aux chambres à coucher principales ; la porte la plus proche était celle du cabinet de travail de Cleveland, attenant à sa chambré à coucher et à son cabinet de toilette. Les autres pièces étaient appropriées à ses amis, et portaient leurs noms.

Un mot écrit à la hâte avait prévenu Cleveland de l’arrivée de son pupille ; il reçut le jeune homme avec un sourire hospitalier, quoique ses yeux fussent humides et que ses lèvres tremblassent, car le fils ressemblait au père ! Une nouvelle génération venait de commencer pour Cleveland.

« Soyez le bienvenu, mon cher Ernest, dit-il ; je suis si content de vous voir que je ne vous gronderai pas pour votre mystérieuse absence. Voici votre chambre ; vous voyez, votre nom est sur la porte. Elle est plus grande que celle que vous habitiez autrefois, car vous êtes maintenant un homme : voilà à côté votre Sanctum allemand, pour Schiller, et le meerschaum ! Mauvaise habitude que le meerschaum ! mais moins mauvaise peut-être que Schiller. Vous arrivez de suite sous le péristyle, vous voyez. Je m’imagine que le meerschaum est favorable aux fleurs, ainsi je n’ai pas de scrupules à cet égard. Mais, mon cher enfant, comme vous êtes pâle ! Voyons, remettez-vous, remettez-vous ! Allons, il faut que je m’en aille, moi-même, sans quoi la contagion me gagnerait. »

Cleveland s’en alla précipitamment ; il pensait à l’ami qu’il avait perdu. Ernest se laissa tomber sur la première chaise qu’il trouva, et se couvrit le visage de ses mains. Le valet de chambre de Cleveland entra et se mit activement à déballer le portemanteau d’Ernest, et à préparer ses vêtements pour la soirée. Mais Ernest ne changea pas d’attitude, ne proféra pas un mot ; on sonna la première cloche ; la seconde retentit sans arriver jusqu’à son oreille. Il était complétement accablé par ses émotions. Les premiers accents de la voix affectueuse de Cleveland avaient touché une corde sensible, que plusieurs mois d’anxiété et d’angoisse avaient tendue jusqu’à l’angoisse, sans la faire vibrer jusqu’aux larmes. Ses nerfs, ses jeunes et robustes nerfs étaient ébranlés ! En voyant Cleveland, il pensa d’abord au père que la mort lui avait enlevé ; mais lorsque, en jetant un coup d’œil autour de la chambre qui lui avait été préparée, il remarqua la sollicitude pour son bien-être, et l’affectueux ressouvenir de ses moindres goûts, qui se lisait partout, l’image d’Alice, si prévenante, si humble, si aimante, d’Alice qu’il avait perdue, se dressa devant lui.

Étonné que son pupille se fît si longtemps attendre, Cleveland revint auprès de lui ; Ernest était toujours assis à la même place, la figure cachée dans ses mains. Cleveland les écarta doucement, et Ernest se prit à sangloter comme un enfant. Il était facile de faire surgir les larmes dans les yeux de ce jeune homme ; une pensée généreuse ou touchante, une vieille chanson, une simple mélodie suffisaient à produire cette émotion féminine. Mais l’effusion violente et terrible qui appartient à l’homme quand il est tout à fait démoralisé : c’était la première fois qu’il éprouvait le soulagement de cette orageuse amertume.


CHAPITRE XIV.

Dans son esprit sombre, il méditait douloureusement.
(Spenser.)
Il sortit de dessous la fumée de l’autel un démon épouvantable.
(Le même. De la superstition.)

Neuf fois sur dix c’est sur le pont des soupirs qu’on traverse le détroit qui sépare l’adolescence de l’âge viril. Cet intervalle est généralement rempli par une affection mal placée ou déçue. On s’en console, et on se trouve tout changé. L’intelligence s’est endurcie en passant par l’épreuve du feu. L’esprit met à profit les débris de toutes les passions, et l’on peut mesurer la route que l’on a parcourue pour arriver à la sagesse, par les douleurs qu’on a subies. Quant à Maltravers, il se trouvait encore sur le pont, et, pour le moment, son esprit et son corps à la fois étaient abattus et énervés. Cleveland eut assez de pénétration pour découvrir que les affections avaient leur part dans le changement qu’il remarquait avec douleur, mais il eut aussi la délicatesse de ne pas s’imposer comme confident au jeune homme. Seulement, petit à petit, sa bonté pénétra si complétement le cœur de son pupille, qu’un soir Ernest lui raconta tout. Comme homme du monde, Cleveland se réjouit peut-être de voir qu’il n’y avait rien de plus, car il avait craint quelque liaison avec une femme mariée peut-être. Mais, comme il était meilleur que le monde ne l’est en général, il plaignit la malheureuse jeune fille dont Ernest lui fit un portrait fidèle et sincère ; et, pendant longtemps, il différa des consolations qu’il prévoyait devoir être inutiles. Il sentait, en effet, qu’Ernest n’était pas homme « à livrer le midi de ses jours au mol ombrage d’un myrte ; » qu’avec un tempérament si ardent, si élastique, si vigoureux, il finirait par secouer sa mélancolie, et que même, si elle devait lui servir d’enseignement pour l’avenir, elle serait d’autant plus salutaire qu’elle serait accompagnée de quelques remords. Il savait aussi qu’on ne devient ni un grand auteur, ni un grand homme (et il témoignait qu’Ernest était né pour devenir l’un ou l’autre), sans les brûlantes émotions, et les luttes passionnées que le Wilhelm Meister de la vie réelle doit subir dans son apprentissage, avant d’atteindre au rang de maître. Pourtant il finit par éprouver de sérieuses inquiétudes pour la santé de son pupille. Une mélancolie sombre, continuelle, funèbre, semblait faire incliner le jeune homme vers la tombe. Cleveland, qui désirait secrètement lui voir briguer une carrière publique, faisait de vains efforts pour réveiller son ambition ; l’ardeur de sa jeunesse semblait complétement éteinte. Annonçait-on la visite d’un homme politique, parlait-on d’un ouvrage politique, il courait aussitôt s’enfermer dans la solitude de sa chambre. À la fin, cette maladie mentale se révéla sous un nouvel aspect. Il devint, tout à coup, avec une ardeur maladive et fanatique… j’allais dire religieux. Mais ce n’est pas là le mot propre, je dirai donc pseudo-religieux. Sa forte rai son et ses goûts cultivés ne lui permettaient pas de se laisser séduire par les brochures insensées de fanatiques illettrés ; et pourtant, des simples et doux éléments de l’Écriture, il évoqua, à son usage, un fanatisme tout aussi sombre et aussi violent. Il cessa de voir Dieu le Père, et ne songea plus, jour et nuit, qu’à Dieu le Vengeur. Son imagination ardente s’égarait au point de faire surgir de ses propres abîmes, des fantômes de colossale terreur. Il frémissait d’horreur devant les créations de son esprit ; la terre et le ciel lui semblaient également voilés par les ténèbres du courroux éternel. Ces symptômes embarrassaient et déconcertaient Cleveland : il ne savait quel remède opposer au mal ; et, à sa grande surprise, à son inexplicable douleur, il s’aperçut qu’Ernest, dans le véritable esprit de son étrange fanatisme, commençait à le regarder, lui, Cleveland, l’aimable et bienveillant Cleveland, comme un homme qui n’était pas moins en dehors du giron de la grâce que lui-même. Ses goûts élégants, ses riantes études, étaient considérés par le jeune mais rigide enthousiaste, comme les misérables récréations de Mammon et du monde. Selon toute probabilité, Ernest Maltravers était destiné à mourir dans une maison de fous, ou, du moins, à succéder aux hallucinations de Cooper, sans en avoir les charmants intervalles de belle humeur.


CHAPITRE XV.

Intelligent, hardi, turbulent d’esprit, remuant, sans fixité de principes ni de demeure.
(Dryden).
Quiconque possède un très-grand nombre d’idées intéressant la société dans laquelle il vit, sera regardé dans cette société comme un homme de mérite.
(Helvétius.)

À l’époque où l’esprit d’Ernest Maltravers était si malade qu’il ne pouvait l’être davantage, un jeune homme vint passer quelques jours à Temple-Grove. Ce jeune homme s’appelait Lumley Ferrers, il avait à peu près vingt-six ans ; il possédait une fortune d’environ huit cents livres sterling de revenu ; il n’avait point de profession. Lumley Ferrers n’avait pas ce qu’on appelle habituellement du génie, c’est-à-dire qu’il n’avait pas d’enthousiasme ; et si, par le mot talent, on entend celui de faire quelque chose mieux que les autres, Ferrers ne pouvait avoir de prétentions de ce côté-là. Il n’avait pas de talent pour écrire, il n’en avait ni pour la musique, ni pour la peinture, ni pour aucun art, et jusque-là il n’avait pas révélé le solide, l’utile, le positif talent des affaires. Mais Ferrers avait ce qui vaut mieux souvent que le génie ou le talent, il avait un esprit énergique et pénétrant. Il avait, de plus, une grande vivacité de manières, beaucoup d’ardeur physique, une conversation spirituelle, originale, piquante, une parfaite assurance et une confiance profonde dans ses propres ressources. Il aimait les manœuvres, les stratagèmes, les intrigues ; cela l’amusait et l’excitait. Il maniait bien le sarcasme et le raisonnement, et il obtenait généralement une influence extraordinaire sur les personnes avec lesquelles il se trouvait en contact. Sa vivacité et une heureuse franchise de manières faisaient accepter et déguisaient même les vices les plus saillants de son caractère, qui étaient l’endurcissement à tout sentiment affectueux et l’indifférence à tout sentiment moral. Quoique moins savant que Maltravers, c’était, en somme, un homme fort instruit. Il possédait la superficie de plusieurs sciences ; il se rendait compte de leurs principes généraux, et renonçait à pousser plus loin leur étude sans craindre d’oublier ce qu’il en avait appris, car sa mémoire était comme un étau. De plus, il avait une connaissance générale de tout ce qui est universellement reconnu pour être de premier ordre en fait de littérature ancienne et moderne. Lumley ne se donnait pas la peine de lire ce qui n’était admiré que du petit nombre. Vivant au milieu de bagatelles et de futilités, il les rendait intéressantes et neuves par sa manière de les envisager et de les traiter. Et en cela il possédait un véritable talent : le talent de la vie sociale ; le talent de jouir de tout, le plus qu’il pouvait et avec le moins de peine possible. Ainsi, Lumley Ferrers était précisément un de ces hommes auxquels tout le monde accorde beaucoup de mérite, et pourtant chacun eût été bien embarrassé de dire en quoi ce mérite consistait. C’était, en réalité, ce pouvoir sans nom qui appartient à l’habileté et qui rend un homme supérieur, dans l’ensemble, à un autre, quoique dans les détails il n’ait rien de remarquable. Gœthe, je crois, dit quelque part qu’en lisant la vie du plus grand génie, nous découvrons toujours qu’il était lié avec des hommes qui lui étaient supérieurs, et qui pourtant n’ont pas réussi à se faire une réputation distinguée. Lumley Ferrers aurait pu appartenir à cette classe mystique d’hommes supérieurs ; quoique un journaliste médiocre lui en eût remontré dans l’art de la composition, peu d’hommes de génie, quelque éminents qu’ils fussent, se seraient sentis au-dessus de Ferrers pour la prompte compréhension et la vigueur plastique de l’intelligence naturelle. Il nous reste à dire de ce singulier jeune homme, dont le caractère n’était qu’à demi développé, qu’il avait beaucoup vu le monde, et qu’il savait vivre à l’aise et en paix avec tous les caractères et tous les rangs de la société : des chasseurs ou des savants, des hommes de loi ou des poetes, des patriciens ou des parvenus, c’était tout un pour lui.

Ernest était, comme d’habitude, dans sa chambre, lorsqu’il entendit dans le corridor, au dehors, tout cet émoi indéfinissable qui annonce une arrivée. Puis il entendit un rire joyeux, et ensuite, une voix vibrante, claire et vigoureuse, qui transperça ses oreilles comme un poignard. Toute la majesté d’une misanthropie indignée se réveilla immédiatement en lui. Il se retira sur la terrasse du portique pour éviter d’être dérangé de nouveau, et il retomba bientôt dans ses rêveries décousues et hypocondriaques. Ernest arpentait en long et en large cette partie du péristyle qui s’étendait le long du corps de logis le moins fréquenté. Ses bras croisés, ses yeux fixés à terre, ses sourcils contractés, et sa physionomie (qui autrefois aurait pu, comme la vérité, mettre en fuite le diable et porter un défi au monde), aussi sombre que celle de l’ange des ténèbres, Ernest poursuivait, au travers de la Vallée des Ombres, la pensée malfaisante qui le dominait. Soudain il s’aperçut de la présence de quelque chose, de quelque obstacle qu’il n’avait pas rencontré auparavant. Il tressaillit et vit devant lui un jeune homme simplement vêtu, d’une tournure distinguée et d’une figure remarquable.

« Monsieur Maltravers, je crois ? dit l’étranger, et Ernest reconnut la voix qui l’avait si fort dérangé : c’est avoir de la chance ; nous pouvons maintenant nous présenter l’un à l’autre, car il paraît que Cleveland a le désir de nous voir lier intimement… M. Lumley Ferrers, M. Ernest Maltravers… Allons, je suis le plus âgé, ainsi je vous offre ma main le premier, avec un sourire convenable. On sourit toujours quand on fait une nouvelle connaissance ! Allons, voilà une affaire terminée. De quel côté allez-vous ? »

Maltravers savait faire preuve, quand il le voulait, d’autant de glaciale dignité que s’il n’eût jamais quitté l’Angleterre. En cette circonstance, il se redressa d’un air d’étonnement offensé ; il dégagea sa main de l’étreinte de Ferrers et lui dit très-froidement :

« Excusez-moi, monsieur, j’ai affaire. »

Et il s’achemina majestueusement vers sa chambre. Il se jeta dans un fauteuil, et il avait presque oublié sa contrariété récente, lorsque, à sa surprise inexprimable et à son grand courroux, il entendit de nouveau, à côté de lui, la même voix vibrante et claire.

Ferrers l’avait suivi par la porte-fenêtre jusque dans sa chambre.

« Vous avez affaire, dites-vous, mon cher. Moi, j’ai quelques lettres à écrire ; nous ne nous gênerons pas mutuellement ; ne vous dérangez pas. »

Et Ferrers s’assit devant le bureau, trempa une plume dans l’encrier, disposa le buvard et le papier devant lui en règle, et fut bientôt occupé à couvrir page après page du griffonnage le plus rapide et le plus hiéroglyphique qui ait jamais fait le bonheur d’une maîtresse ou le désespoir d’un créancier.

« L’insolent manant ! » grommela presque à haute voix Maltravers hors de lui ; il se mit à examiner avec curiosité cet intrus sans gêne, et il fut forcé de reconnaître que la physionomie de Ferrers n’était pas celle d’un manant.

Un front compact et solide comme un bloc de granit surplombait deux petits yeux d’un brun clair brillants et intelligents ; les traits étaient beaux, bien qu’ils fussent un peu trop accentués, et qu’ils rappelassent la physionomie du renard ; le teint, sans être très-coloré, avait cette teinte vigoureuse et saine qui est généralement l’indice d’une constitution robuste et d’une grande énergie physique : la mâchoire était massive, et aux yeux d’un physionomiste, elle annonçait de la fermeté et de la force de caractère ; mais les lèvres, fortes et épanouies, étaient celles d’un sensualiste ; leur mobilité continuelle et leur demi-sourire habituel exprimait la gaieté et la malice, quoique au repos elles eussent quelque chose de furtif et de sinistre.

Maltravers le considéra gravement et silencieusement ; mais lorsque Ferrers, achevant sa quatrième lettre avant qu’un autre eût pu terminer sa première page, jeta sa plume, et se mit à regarder Maltravers en face, avec une expression joviale, mais pénétrante, il y avait quelque chose de si comique dans la figure de l’intrus, et en somme dans toute cette scène, que Maltravers se mordit la lèvre pour réprimer un sourire, le premier qui eût déridé son visage depuis plusieurs semaines.

« Je vois que vous lisez, Maltravers, dit Ferrers en feuilletant négligemment les volumes qui se trouvaient sur la table. Vous avez raison ; il faut commencer la vie par les livres ; ils servent à multiplier les sources d’occupations ; c’est comme le capital. Mais le capital ne sert à rien, qu’à nous faire vivre des intérêts ; les livres ne sont de même que d’inutiles paperasses, à moins que nous ne dépensions dans l’action la sagesse que nous puisons dans la pensée. L’action, Maltravers, l’action ! Voilà la vie qui nous convient. À notre âge nous avons la passion, l’imagination, le sentiment ; nous ne pouvons les dissiper à lire ou à écrire ; il faut vivre dessus comme sur un capital, avec libéralité, mais aussi avec économie. »

Maltravers fut frappé ; l’intrus n’était pas un insignifiant fâcheux tel qu’il s’était plu à se l’imaginer. Il se ranima languissamment pour répondre.

« La vie, Monsieur Ferrers…

— Arrêtez, mon cher, arrêtez ; ne m’appelez plus monsieur, nous devons devenir amis ; je déteste de différer ce qui doit arriver, fût-ce même par un dissyllabe superflu ; vous êtes Maltravers, je suis Ferrers. Mais vous alliez parler de la vie. Si nous vivions un peu au lieu d’en parler ? Allons faire un tour dans la propriété ; j’ai besoin de gagner de l’appétit. D’ailleurs j’aime la nature, quand il n’y a pas de montagnes suisses à escalader avant d’arriver à une vue. Allons !

— Excusez-moi, commençait Maltravers, à demi intéressé, à demi contrarié.

— J’aimerais mieux me faire fusiller. Allons, venez ! »

Ferrers tendit à Maltravers son chapeau, passa un bras sous celui de son nouvel ami, et avant qu’Ernest s’en doutât, ils étaient déjà sur la grande terrasse à côté du lac.

Que les discours de Ferrers étaient animés, excentriques, faciles ! car c’étaient plutôt des discours qu’une conversation, puisqu’il avait toujours la parole. Il jouait avec les livres, les hommes et les choses comme une raquette avec des volants, et puis son récit égoïste d’une cinquantaine d’aventures dont il avait été le héros, était si amusant qu’on ne pouvait s’empêcher de rire de lui, avec lui.


CHAPITRE XVI.

La brillante étoile du matin, messagère du jour, arrive joyeuse de l’Orient.
(Milton.)

Jusqu’alors Ernest n’avait pas rencontré un esprit qui exerçât une grande influence sur le sien. Chez lui, en pension, à Göttingen, partout, il avait été le chef brillant et absolu des autres ; il avait exercé l’empire de la persuasion ou du commandement sur de plus vieilles têtes et sur de plus habiles que lui ; Cleveland lui-même lui cédait toujours, sans s’en douter. Le fait est qu’il est rare qu’on se laisse fortement influencer par des personnes beaucoup plus âgées que soi. C’est celui qui est notre aîné de quelques années seulement qui nous séduit et nous domine le plus. Il a les mêmes occupations, les mêmes ambitions, les mêmes plaisirs, le même but que nous, avec plus d’art et plus d’expérience en toutes choses. Il parcourt avec nous le sentier que nous sommes appelés à fouler, mais dont la génération qui nous a précédés voudrait nous détourner par ses avertissements. Il y a très-peu d’influence là où il n’y a pas beaucoup de sympathie. Maltravers était arrivé à une nouvelle époque dans sa vie intellectuelle. Pour la première fois il rencontrait un esprit qui dominait le sien. Peut-être l’état physique de ses nerfs le mettait moins à même de lutter contre les exigences un peu brutales, quoique au fond pleines de bonhomie, de Ferrers. Chaque jour cet étranger acquérait un plus grand empire sur Maltravers. Ferrers, qui était un parfait égoïste, ne sollicitait jamais la confiance de son nouvel ami ; il ne se souciait pas le moins du monde des secrets d’autrui, à moins qu’il ne pût les faire tourner à son avantage. Mais il parlait avec tant d’entrain de lui-même, des femmes, du plaisir, de la vie joyeuse et animée des capitales, que le jeune esprit de Maltravers se réveilla de sa sombre léthargie, sans y faire le moindre effort. Les noirs fantômes s’évanouirent par degrés ; sa raison se dégagea du nuage qui l’obscurcissait ; il recommença à sentir que Dieu nous a donné le soleil pour illuminer le jour, et que du sein même des ténèbres il a fait surgir des légions d’étoiles.

Nul autre peut-être n’aurait réussi à le guérir si promptement de son maladif enthousiasme ; il n’aurait pas prêté l’oreille aux âpres sarcasmes d’un incrédule, et il aurait regardé un ministre de la religion, tolérant et éclairé, comme un conciliateur mondain et adroit des lois du ciel et des habitudes de la terre. Mais Lumley Ferrers qui, lancé une fois dans la discussion, ne permettait jamais qu’on lui opposât un sentiment ou un exemple, qui brandissait sa simple logique de fer comme un marteau, dont le métal, sans être brillant, faisait jaillir à chaque coup les étincelles de la pensée ; Lumley Ferrers, dis-je, était précisément l’homme fait pour résister à l’imagination, et convaincre la raison de Maltravers. Du moment qu’ils en vinrent aux arguments, la cure fut bientôt complète. À quelque point qu’on puisse obscurcir et égarer son intelligence, par des chimères et des visions, et par les subtilités d’un mysticisme superstitieux, nul ne peut mathématiquement et le syllogisme à la main, soutenir que le monde créé par un Dieu, et visité par un sauveur, est prédestiné à l’éternelle condamnation !

Un soir Ernest Maltravers se retira silencieusement dans sa chambre, ouvrit le Nouveau Testament, et en lut les divers préceptes avec des yeux dessillés ; quand il eut achevé cette lecture, il tomba à genoux, et il pria le Tout-Puissant de pardonner à un cœur ingrat, qui, plus sacrilége que celui de l’athée, avait confessé son existence, mais nié sa bonté ! Son sommeil fut doux, ses rêves consolants. Trouva-t-il, en s’éveillant, que le repentir qui avait ébranlé sa raison, suffirait désormais à préserver sa vie de toute faute ? Hélas ! le remords poussé à l’excès a trop souvent des réactions dangereuses ; et Luther, dans son simple langage, dit avec raison que « l’esprit est comme un paysan ivre sur un cheval ; si on le soutient d’un côté, il chancelle et tombe de l’autre. » Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’il y a des crises dans la vie qui nous laissent longtemps faibles, dont notre organisation ne se remet qu’avec de fréquentes et décourageantes rechutes ; mais dont nous datons, en les considérant à la distance de plusieurs années, l’origine de notre force et la guérison de notre mal. Ce n’est pas une âme sordide que celle à qui la création apparaît obscurcie par la crainte du courroux céleste.


CHAPITRE XVII.

Il y a des moments où la distraction peut nous détourner de fautes, contre lesquelles le raisonnement ne pourrait rien. Il y a des médecins qui peuvent nous guérir d’une maladie, quoique dans les cas ordinaires ils ne soient que d’inhabiles praticiens, et même quelquefois de dangereux charlatans.
(Stephen Montague.)

Lumley Ferrers suivait une règle dans la vie, et c’était celle-ci : il immolait tout le monde et toutes choses à l’accomplissement de sa volonté. Or Ferrers se proposait alors de voyager. Il avait besoin d’un compagnon de route, car il détestait la solitude ; d’ailleurs un compagnon partagerait les frais, et un homme, n’ayant que huit cents livres de revenu, qui désire se procurer toutes les douceurs de l’existence, ne dédaigne pas de s’associer quelqu’un pour partager avec lui le tribut qu’il faut payer au luxe. Ernest plaisait assez à Ferrers à cette époque ; il était commode de se choisir un ami plus riche que lui ; et dès le premier jour de son arrivée à Temple-Grove, il avait décidé qu’Ernest serait son compagnon de voyage. Une fois cette résolution prise, il lui fut facile de la mettre à exécution.

Maltravers s’était vivement attaché à son nouvel ami, et il désirait ardemment changer de lieux. Cleveland regrettait de se séparer de lui ; mais il craignait une rechute, lorsque le jeune homme serait de nouveau abandonné à lui-même. On obtint donc facilement le consentement du tuteur ; on acheta une voiture de voyage ; on la garnit de tous les coffres et de toutes les malles imaginables. On loua les services d’un Suisse (moitié valet, moitié courrier) ; mille livres sterling par an furent allouées à Maltravers ; et par une tiède et délicieuse matinée de la fin d’octobre, les deux amis se trouvèrent à mi-chemin sur la route de Douvres.

« Que je suis content de quitter l’Angleterre ! dit Ferrers ; c’est un fameux pays pour les riches ; mais ici, un revenu de huit cents livres sterling, sans autre profession que l’amour du plaisir, ne couvre que les dépenses du poivre et du sel, tandis qu’à l’étranger c’est une opulente aisance.

— Il me semble avoir entendu dire à Cleveland que vous serez riche un jour.

— Oh ! oui ; j’ai ce qu’on est convenu d’appeler des espérances. Il faut que vous sachiez que j’ai une espèce de position mal assise entre deux chaises, la naissance et la fortune ; mais entre deux chaises… vous savez le proverbe ? Le comte de Saxingham actuel, autrefois Frank Lascelles tout bonnement, était le cousin germain de mon père, monsieur Ferrers. Deux ou trois parents eurent l’obligeance de mourir, et Frank Lascelles devint comte. Les biens n’accompagnèrent pas le titre ; il était pauvre, et il épousa une héritière. Cette dame mourut ; sa fortune passa par contrat entre les mains de son unique enfant, la plus belle petite fille que vous ayez jamais vue. La jolie Florence ! Je voudrais bien pouvoir élever mes vues jusqu’à elle ! Et puis elle pourra disposer de presque toute sa fortune lorsqu’elle sera majeure. Pour le moment, elle est encore dans la nursery[7], où elle mange des tartines de miel. Mon père, moins fortuné et moins sage que son cousin, jugea à propos d’épouser une miss Templeton, une personne sans naissance. Les Saxingham désavouèrent poliment cette parenté. Or, ma mère avait un frère, un gaillard habile et actif dans ce qu’on appelle les affaires : il devint de plus en plus riche ; mais mon père et ma mère moururent sans qu’il leur en eût profité le moins du monde. J’atteignis ma majorité, et je me vis à la tête (j’aime cette expression) des huit cents livres sterling de revenu, ni plus ni moins, dont je vous ai souvent parlé. Mon oncle, l’homme riche, est marié, sans enfants. Je suis donc son héritier présomptif ; mais c’est un puritain, et fièrement ladre, malgré toute son ostentation. La querelle entre mon oncle Templeton et les Saxingham continue toujours. Templeton se fâche si je vois les Saxingham ; et les Saxingham… milord du moins, n’est pas tellement assuré de me voir l’héritier de Templeton, qu’il n’éprouve la crainte d’avoir à me pourvoir d’une place un jour ou l’autre ; car vous savez que lord Saxingham est dans l’administration. En somme, j’ai dans la société de Londres une espèce de position amphibie, assez équivoque, qui ne me plaît guère ; d’un côté je représente une parenté aristocratique vers laquelle les branches parvenues penchent toujours amoureusement ; et de l’autre côté je suis un cadet de famille, assez pauvre, que ses nobles parents traitent avec une défiance polie. Un jour, quand je serai fatigué des voyages et de l’oisiveté, je reviendrai lutter contre ces petites difficultés ; concilier mon oncle le méthodiste, et me mesurer avec mon noble cousin. Pour le moment, je suis propre à quelque chose de mieux que de faire mon chemin dans le monde. C’est avec des copeaux secs, et non avec du bois vert qu’il faut faire le feu !… Mais comme nous allons lentement ! Holà ! dites donc postillon ! avancez donc ! Menez-nous douze milles à l’heure ! Vous aurez un six pence par mille ! Donnez-moi votre bourse, Maltravers ; il vaut mieux que je sois le banquier, puisque je suis le plus âgé et le plus sage ; nous réglerons nos comptes à la fin du voyage… Tudieu ! la jolie fille ! »


  1. Il entretenait avec une dame une galante conversation.
  2. Cette ignorance, et, en somme, toute l’esquisse du caractère d’Alice, est dessinée d’après nature ; et il n’est pas rare, ainsi qu’en peuvent témoigner les rapports de notre police, que cette ignorance soit accompagnée d’un sentiment instinctif et intuitif du bien et du mal. Dans The Examiner année 1835, je crois, se trouve le cas d’une jeune fille maltraitée par son père, dont les réponses, à l’interrogatoire du magistrat, sont assez semblables à celles que fait Alice aux questions de Maltravers.
  3. Pipe d’écume de mer.
  4. Guinées.
  5. Les shillings.
  6. Officiers de police.
  7. Appartements réservés pour élever les enfants dans la famille.