Traduction par Mlle  Collinet.
Hachette (p. 71-101).


LIVRE II.


CHAPITRE PREMIER.


Il y eut certainement quelque chose de singulier dans mes sentiments pour cette charmante femme.
(Rousseau.)


Le bal qui se donnait au palazzo de l’ambassade autrichienne, à Naples, était brillant, et une foule de ces oisifs, jeunes ou vieux, qui s’attachent à la beauté régnante, se pressaient autour de Mme de Ventadour. En général il y a plus de caprice que de goût dans l’élection d’une beauté au trône idalien. Rien ne désenchante plus un étranger que de voir, pour la première fois, la femme à laquelle le monde a décerné la pomme d’or. Cependant il finit ordinairement par succomber lui-même à l’idolâtrie générale, et il passe avec une rapidité inconcevable du scepticisme le plus indigné à la plus superstitieuse vénération. Le fait est que mille choses, en dehors de la seule symétrie des traits, contribuent à créer la Cythérée du moment : du tact en société, du charme dans les manières, un éclat indéfinissable et piquant. Là où le monde rencontre les Grâces, il proclame Vénus. Peu de gens arrivent à une grande célébrité, en quoi que ce soit, sans le secours de quelques circonstances accidentelles et accessoires, qui n’ont rien de commun avec l’idole du jour. Certaines qualités ou certaines circonstances répandent un charme mystérieux ou personnel autour d’eux «  « M. un tel est-il vraiment un aussi grand génie qu’on le dit ? — Est-ce que Mme une telle est réellement aussi belle qu’on le prétend ? demandez-vous avec incrédulité. — Mais oui, répond-on. — Savez-vous tout ce qui le (ou la) concerne ? — On dit telle ou telle chose ; ou bien il est arrivé telle ou telle chose. » L’idole est intéressante par elle-même, et par conséquent son attribut saillant et populaire est adoré.

Or, Mme de Ventadour était, à Naples, la beauté du moment ; et quoiqu’il se trouvât dans la salle cinquante femmes plus belles, personne n’eût osé le dire. Les femmes elles-mêmes reconnaissaient sa supériorité, car c’était la femme la mieux mise que la France pût offrir aux regards. Il n’est pas de prétentions auxquelles les dames cèdent plus volontiers que celles qui dépendent de cet art féminin que toutes étudient, et dans lequel le petit nombre excelle. Les femmes ne veulent jamais admettre la beauté d’un visage surmonté d’un chapeau de mauvais goût ; de même qu’elles n’avoueront pas facilement la laideur d’une personne qui porte des bonnets irréprochables. Mme de Ventadour possédait aussi le pouvoir magique qui résulte d’une haute distinction intuitive, perfectionnée au plus haut degré par l’habitude. Dans son air et dans tous ses mouvements, on reconnaissait la grande dame comme si la nature eût été chargée par le rang de lui assurer ce privilége. Elle descendait d’une des plus illustres maisons de France. Elle avait épousé, à seize ans, un homme d’une naissance égale à la sienne, mais vieux, triste et prétentieux : une caricature, plutôt qu’un portrait de cette grande noblesse française, aujourd’hui presque, sinon tout à fait éteinte. Mais la vertu de Mme de Ventadour était sans tache. Les uns disaient que c’était fierté, d’autres disaient que c’était froideur. Son esprit était pénétrant, courtois et vif, bien qu’elle sût le maîtriser ; sa haute distinction française différait beaucoup de l’imperturbable et léthargique taciturnité des Anglais. Toutes les personnes silencieuses peuvent paraître d’une élégance conventionnelle. Un groom épousa une dame fort riche ; il craignait les plaisanteries des convives que son nouveau rang assemblait à sa table. Un ecclésiastique d’Oxford lui donna ce conseil : « Portez un habit noir et taisez-vous ! » Le groom suivit cet avis, et on le considère partout comme un des hommes les plus comme il faut du comté. La conversation est la pierre de touche de la vraie délicatesse et de cette grâce fine qui constitue l’idéal des manières d’une cour, sous leur rapport moral. Mme de Ventadour était assise à quelque distance des danseurs ; le silencieux dandy anglais, lord Taunton, admirablement mis, et d’une riche taille, se tenait tout droit derrière sa chaise ; le sentimental baron allemand, von Schomberg, couvert de décorations, les cheveux et les favoris coiffés et pommadés dans le sublime de la perfection, soupirait à sa gauche ; l’ambassadeur français, insinuant, éloquent et fier, était assis à sa droite ; autour d’elle, de tous côtés, se pressaient et se confondaient en saluts et en compliments, une foule de secrétaires diplomatiques, et de ces princes italiens, dont la banque est à la table de jeu et les propriétés dans leurs galeries, dont ils vendent un tableau comme les gentilshommes anglais abattent un bois, quand les cartes ont tourné contre eux. Charmante de Ventadour ! Elle avait le talent de les enchaîner tous ! Elle souriait aux silencieux, badinait avec les gens d’humeur légère, parlait politique avec le Français, poésie avec l’Allemand ; en un mot, elle déployait pour tous l’éloquence de la grâce ! Elle paraissait plus jolie que jamais. Une petite teinte de rouge rehaussait son teint transparent, et faisait étinceler ses grands yeux, noirs et brillants, où la douceur se cachait sous l’éclat : on ne trouve guère que chez les Françaises ces yeux-là, qui n’ont rien de l’expression d’inintelligente langueur des Espagnoles, ou du regard majestueux et farouche des Italiennes. Sa robe de velours noir et son gracieux chapeau, orné d’une plume princière, contrastaient avec la blancheur d’albâtre de ses bras et de son cou. Grâces à ses yeux, à sa peau, à son teint d’une nuance si riche, à ses lèvres rosées et à ses petites dents blanches comme de l’ivoire, il ne pouvait y avoir de critique assez froid ni assez amer pour observer que le menton était trop pointu, la bouche trop grande, et que le nez, si joli de face, était loin d’être parfait de profil.

« Madame est-elle allée à la Strada Nuova, aujourd’hui ? demanda l’Allemand, avec autant de douceur dans la voix qu’il en eût mis à prononcer un serment d’éternel amour.

— Quel autre emploi pouvons-nous faire de nos matinées, nous autres femmes ? répliqua madame de Ventadour. Notre vie est une flânerie continuelle, depuis le berceau jusqu’à la tombe ; et nos après-dînées ne sont que le type de notre carrière : une promenade dans la foule ; voilà tout ! Nous ne voyons le monde qu’en calèche découverte.

— C’est la façon la plus agréable de le voir, dit sèchement le Français.

— J’en doute ; la pire de toutes les fatigues, c’est celle qui vient sans exercice.

— Voulez-vous me faire l’honneur de m’accorder une valse ? dit le grand lord anglais, soupçonnant vaguement que madame de Ventadour voulait dire qu’elle préférait danser à rester assise. Le Français sourit.

— Lord Taunton veut mettre à l’épreuve votre philosophie, » dit l’ambassadeur.

Lord Taunton sourit, parce que tout le monde souriait ; et de plus, parce qu’il avait de fort belles dents ; mais il paraissait attendre la réponse avec inquiétude.

« Merci ; pas ce soir ; je danse rarement. Quelle est cette jolie femme ? Que les Anglaises ont de beaux teints ! Et quel est, continua madame de Ventadour, sans attendre la réponse à sa première question, quel est ce monsieur (je veux dire le plus jeune), qui s’appuie contre la porte ?

— Comment, celui qui porte des moustaches noires ? dit lord Taunton. C’est un de mes cousins.

— Oh ! non, je ne veux pas dire le colonel Bellfield ; je le connais, lui ; il est bien amusant ! Non ; le monsieur dont je parle ne porte pas de moustaches.

— Ah ! ce grand Anglais, avec des yeux brillants et un front élevé, dit l’ambassadeur français. Il vient d’arriver… de l’Orient, je crois.

— C’est une figure caractérisée, dit madame de Ventadour ; il y a quelque chose de chevaleresque dans la manière dont il porte la tête. Il est noble, sans doute, lord Taunton ?

— Il est ce que vous appelleriez noble, répliqua lord Taunton, c’est-à-dire ce que nous, appelons, nous, un Gentleman. Il s’appelle Maltravers : M. Maltravers. Il vient d’atteindre sa majorité, et possède, à ce qu’il paraît, une assez belle fortune.

— Monsieur Maltravers ; rien que monsieur ! répéta ma dame de Ventadour.

— Mais vous comprenez, dit l’ambassadeur français, que le gentilhomme anglais n’a pas besoin d’une particule ou d’un titre pour le distinguer du roturier.

— Je sais cela ; pourtant il a l’air de quelque chose de plus qu’un simple gentilhomme. Il y a de la grandeur dans son regard ; mais ce n’est pas, je dois l’avouer, la grandeur conventionnelle du rang ; peut-être aurait-il eu le même air, s’il eût été paysan.

— Vous ne trouvez pas qu’il soit beau ? dit lord Taunton d’un ton presque fâché (car c’était ce qu’on appelle un bel homme, et un bel homme est quelquefois jaloux).

— Beau ! Je n’ai pas dit cela, reprit madame de Ventadour en souriant ; c’est plutôt une belle tête, qu’un beau visage. Je voudrais bien savoir s’il est instruit. Mais, vous autres Anglais, milord, vous avez tous reçu une belle éducation.

— Oui, profonde, profonde ; nous sommes profonds, non pas superficiels, réplique lord Taunton, en tirant les poignets de sa chemise.

— Madame de Ventadour veut-elle me permettre de lui présenter un de mes compatriotes ? dit l’ambassadeur anglais, en s’approchant : M. Maltravers. »

Madame de Ventadour sourit et rougit un peu, quand elle leva les yeux, et qu’elle vit le fier et sérieux visage qu’elle avait remarqué, penché vers elle, avec admiration.

La présentation était faite. On échangea quelques monosyllabes. Le diplomate français se leva et s’éloigna avec le diplomate anglais. Maltravers devint possesseur de la chaise vacante.

« Y a-t-il longtemps que vous êtes à l’étranger ? demanda madame de Ventadour.

— Quatre ans seulement ; assez longtemps, cependant, pour que je puisse me demander si je ne me sentirais pas plus à l’étranger maintenant en Angleterre.

— Vous avez été en Orient ? Vous me faites envie. La Grèce et l’Égypte ! quelles associations ! Vous avez voyagé dans le passé ; vous avez fui la civilisation, comme l’aurait souhaité Madame d’Épinay, pour le roman.

— Pourtant madame d’Épinay passa sa vie à faire de jolis romans, tirés d’une civilisation fort agréable, dit Maltravers en souriant.

— Vous connaissez donc ses mémoires ? dit madame de Ventadour en rougissant un peu. Dans le courant d’une littérature plus émouvante, il y a peu de personnes qui aient trouvé le temps de lire les écrits secondaires du siècle passé.

— Ces œuvres de second ordre ne sont-elles pas quelque fois les plus charmantes, dit Maltravers, quand la médiocrité de leur conception semble presque tenir à une délicatesse de sentiments touchants, quoique un peu faible ? Les mémoires de madame d’Épinay ont ce caractère. Ce n’était pas une femme vertueuse ; mais elle avait le sentiment de la vertu, et elle l’aimait ; ce n’était pas une femme de génie ; mais elle était au plus haut degré susceptible de ressentir toutes les influences du génie. Il y a des gens qui semblent nés avec le tempérament et les goûts du génie, sans en posséder le pouvoir créateur ; ils en ont le système nerveux, mais il y a quelque chose d’incomplet dans le système intellectuel. Ils sentent profondément, et cependant ils expriment timidement. Ces personnes ont toujours dans le caractère une espèce de pathétique inexprimable ; la civilisation d’une cour en produit beaucoup ; et les mémoires français du siècle dernier sont particulièrement féconds en exemples de ce genre. C’est une chose intéressante que la lutte d’esprits ardents contre la léthargie d’une société triste, quoique brillante, qui les endort en quelque sorte par l’éblouissement qu’elle leur cause ! Cela peut s’appliquer à nous. Car, ajouta Maltravers, en changeant un peu de ton, combien d’entre nous s’imaginent voir leur propre image dans le miroir ! »

Et qu’était devenu le baron allemand ? Il faisait le joli cœur à l’autre bout du salon. Et le lord anglais ? Il adressait des monosyllabes aux dandys qui se tenaient dans l’embrasure de la porte. Et les satellites inférieurs ? Ils dansaient, chuchotaient, courtisaient les dames, ou buvaient de la limonade. Et madame de Ventadour était seule avec l’étranger, au milieu d’une foule de huit cents personnes ; leurs lèvres parlaient seulement, et involontairement leurs yeux en faisaient l’application.

Pendant qu’ils causaient ainsi, Maltravers tressaillit soudain en entendant derrière lui une voix aigre et significative, qui disait en français :

« Hein, hein ! J’ai mes soupçons, j’ai mes soupçons. »

Madame de Ventadour se retourna en souriant.

« Ce n’est que mon mari, dit-elle tranquillement ; permettez-moi de vous le présenter. »

Maltravers se leva et salua un petit homme mince, mis avec beaucoup de recherche, et portant une immense paire de lunettes sur un très-long nez.

« Charmé de faire votre connaissance, monsieur, dit M. de Ventadour. Y a-t-il longtemps que vous êtes à Naples ?… Un temps superbe ; ça ne durera pas longtemps. Hein, hein, j’ai mes soupçons ! Pas de nouvelles de votre parlement ; il s’est dissous bien vite ! Mauvais opéra à Londres cette année ; hein, hein, j’ai mes soupçons ! »

Ce rapide monologue était accompagné de gestes à l’avenant. M. de Ventadour commençait chaque phrase nouvelle par une espèce de salut ; et lorsqu’il la terminait, presque invariablement, par cette assertion de sa perspicacité et de son incrédulité, il faisait un signe mystique de l’index qu’il promenait le long de son nez, parallèlement à cet organe. lequel prenait part à cette pantomime par trois contractions convulsives qui semblaient l’ébranler jusqu’à sa base.

Maltravers contempla avec une surprise muette l’associé conjugal de la gracieuse créature assise à ses côtés, et M. de Ventadour, qui en avait dit autant qu’il le jugeait nécessaire, mit un terme à son éloquence en exprimant le ravissement qu’il éprouverait à recevoir M. Maltravers chez lui. Puis, se tournant vers sa femme, il commença à lui assurer que l’heure était très-avancée, et qu’il était urgent de partir. Maltravers s’éloigna tranquillement ; au moment où il se rapprochait de la porte, il fut saisi par notre vieille connaissance, Lumby Ferrers.

« Allons, mon cher ami, dit ce dernier, il y a une demi-heure que je vous attends. Allons ! Mais peut-être, voyant que je tombe de sommeil, vous êtes-vous décidé à rester au souper. Il y a des gens qui n’ont aucun égard pour les sentiments d’autrui.

— Non, Ferrers, je suis à votre service ; » et les jeunes gens descendirent l’escalier, et longèrent la Chiaja pour regagner leur hôtel. En arrivant sur la vaste esplanade où il était situé, la mer admirable, dormant dans les bras de la plage recourbée, se déroula devant eux. Maltravers qui, jusque là, avait écouté en silence le babil de son compagnon, s’arrêta brusquement.

« Regardez cette mer, Ferrers !… quel spectacle ! quelle atmosphère délicieuse ! Combien ce clair de lune est doux ! Ne vous figurez-vous pas les aventuriers grecs de l’antiquité, lorsqu’ils fondèrent leur première colonie dans cette divine Parthénope, cette favorite de l’océan ? ne les voyez-vous pas d’ici, contemplant ces vagues, et cessant de pleurer la Grèce ?

— Je ne puis rien me figurer de semblable, dit Ferrers ; et, soyez sûr qu’à une heure pareille, ces messieurs les Grecs, à moins qu’ils ne fussent en campagne pour quelque piraterie (car c’étaient de maudits voleurs que vos colons grecs de l’antiquité), ces messieurs, dis-je, dormaient profondément dans leurs lits.

— Avez vous jamais fait des vers, Ferrers ?

— Cela va sans dire, tout homme intelligent a fait des vers une fois dans sa vie. La petite vérole et la poésie, ce sont deux maladies de la jeunesse !

— Et avez-vous jamais senti la poésie ?

— Comment, senti ?

— Oui ; si par exemple vous avez parlé de la lune dans vos vers, l’avez-vous sentie luire dans votre cœur ?

— Mon cher Maltravers, si j’ai parlé de la lune dans mes vers c’était, selon toute probabilité, pour la faire rimer avec lagune. Le soir sur la lagune !… c’est une terminaison admirable pour le premier hexamètre ; et la lune est inscrite tout naturellement pour la seconde étape. Entrez donc !

— Non, je resterai dehors.

— Voyons ! pas d’enfantillage.

— Au clair de lune il n’y a pas de plus grand enfantillage que le bon sens.

— Comment ! nous qui avons escaladé les Pyramides, navigué sur le Nil, vu la magie du Caire, nous qui avons failli être assassinés, joués et bosphorisés à Constantinople ; c’est nous qui, après avoir cumulé tant d’aventures, assisté à tant de spectacles, et entassé en quatre années des événements qui auraient rassasié, en fait de romans, l’appétit d’un cormoran, eût-il atteint l’âge d’un phénix : c’est nous qui irions faire les langoureux et adresser des soupirs à la lune, comme un apprenti aux cheveux noirs, avec une cravate à la Jeannot, à bord d’un caboteur du port de Margate ? C’est absurde, vous dis-je. Nous avons trop vécu pour n’avoir pas épuisé le sentiment, laissons cette maladie à la jeunesse novice.

— Vous avez peut-être raison, Ferrers, dit Maltravers, en souriant. Mais pourtant je sais encore jouir d’une belle nuit.

— Ah ! si vous aimez les mouches dans votre soupe, comme dit l’homme à son convive en remettant soigneusement dans la soupière ces petits nègres entomologiques, après qu’il se fut servi lui-même ; si vous aimez les mouches dans votre soupe, c’est différent. Buona notte ! »

La théorie de Ferrers était certainement vraie en ce que, lorsqu’on a essuyé de véritables aventures, on n’éprouve plus guère cette sensibilité maladive. La vie est un sommeil, pendant lequel on rêve davantage au commencement et à la fin ; le milieu nous absorbe trop pour nous laisser le temps de rêver. Mais néanmoins, ainsi que le disait Maltravers, on peut encore jouir d’une belle nuit, surtout sur le rivage de Naples.

Maltravers se promena d’un pas rêveur en long et en large pendant quelque temps. Son cœur était ému ; de vieux refrains tintaient à ses oreilles ; de vieux souvenirs se présentaient à sa mémoire ; mais les yeux noirs et doux de madame de Ventadour brillaient à travers toutes les ombres du passé ! Délicieux enivrement ! Breuvage de la fiole couleur de rose !… Ce n’est que de l’imagination, mais cela paraît de l’amour !


CHAPITRE II.

Ainsi parle le pèlerin : « Misérable est l’homme qui lâche la bride aux passions : quand elles naissent elles sont faibles et pâles, mais bientôt, si on les laisse faire, elles grandissent effroyablement ; c’est pendant qu’elles sont faibles qu’il faut se hâter de les combattre. »
(Spenser.)

Maltravers alla souvent chez madame de Ventadour ; elle recevait deux fois par semaine, et restait trois fois pour ses amis. Maltravers fut bientôt de ces derniers. Dans son enfance madame de Ventadour avait habité l’Angleterre, car ses parents y avaient émigré. Elle parlait l’anglais correctement et avec facilité, et Maltravers en était charmé ; bien que la langue française lui fût assez familière, il éprouvait, comme tous ceux qui tirent plus vanité de leur esprit que de leur personne, une orgueilleuse répugnance à hasarder ses plus nobles pensées sous le domino d’une langue étrangère. Peu nous importe que notre accent soit défectueux, que notre langage soit incorrect, lorsque nous débitons des riens ; mais si nous exprimons un peu de la poésie qui est en nous, nous frémissons à l’idée de risquer le moindre solécisme.

Ceci s’appliquait particulièrement à Maltravers ; car, non-seulement l’insouciant adolescent était devenu un homme d’un caractère fier et d’un goût délicat, mais il avait d’ailleurs une disposition naturelle pour tout ce qui est bienséant. Cette tendance se trahissait à son insu dans les plus petites choses ; c’est elle qui engendre le bon goût. Et c’était, en effet, un bon goût inné qui rachetait l’indifférence témoignée par Ernest pour ces détails personnels dans lesquels les jeunes gens mettent généralement tant d’amour-propre. Une netteté habituelle et militaire, un amour de l’ordre et de la symétrie, remplaçaient chez lui l’attention minutieuse donnée à la toilette ou à la représentation.

Maltravers ne s’était pas demandé deux fois dans sa vie s’il était laid ou beau ; comme la plupart des hommes qui connaissent un peu les femmes, il savait que la beauté est de peu de secours pour se faire aimer d’elles. La tournure, les manières, le ton, la conversation, ce quelque chose qui intéresse, ce quelque chose enfin dont on peut être fier, tels sont les attributs de l’homme fait pour être aimé. Et neuf fois sur dix, le joli garçon n’est que l’oracle de ses tantes, ou « l’amour d’homme » des femmes de chambre !

Pour laisser là cette digression, Maltravers était content de pouvoir parler sa langue maternelle à madame de Ventadour ; la conversation commençait généralement en français, et imperceptiblement se continuait en anglais. Madame de Ventadour était éloquente, et Maltravers aussi ; pourtant on aurait peine à s’imaginer un contraste plus frappant que celui qu’offraient leurs aperçus moraux et leur conversation. Madame de Ventadour envisageait tout en femme du monde : elle avait un esprit brillant et réfléchi, qui n’était pas dépourvu de tendresse et de délicatesse de sentiment ; mais tout cela portait une empreinte mondaine. Elle avait été élevée au milieu des influences de la société, et son esprit trahissait cette éducation. À la fois spirituelle et mélancolique (union assez fréquente), elle était disciple de cette triste mais caustique philosophie produite par la satiété. Dans la vie qu’elle menait, ni sa tête, ni son cœur n’étaient engagés ; les facultés de l’un et de l’autre étaient irritées sans être satisfaites ou occupées. Elle sentait aussi, un peu trop vivement, le vide du grand monde, et elle avait mauvaise opinion de la nature humaine. En somme, c’était une de ces femmes des Mémoires français ; une de ces charmantes et spirituelles Aspasies de boudoir, qui nous intéressent par leur finesse, leur tact, leur grâce, et leur ton d’exquise élégance, et qui évitent de tomber dans la frivolité et le superficiel, en partie grâce à une connaissance approfondie du système social où elles se meuvent, et en partie grâce à un mécontentement touchant et à demi caché, des bagatelles sur lesquelles elles dissipent leurs talents et leurs affections. Telles sont les femmes qui, après une jeunesse de faux plaisirs, finissent souvent par une vieillesse de fausse dévotion. C’est une classe de femmes particulière à ces rangs de la société, et à ces pays, où resplendit et se fane cet être brillant et malheureux : une femme sans affections domestiques !

Or, il y avait, dans Valérie de Ventadour, un spécimen de l’existence, que Maltravers n’avait pas encore rencontré ; et de son côté, il offrait peut-être, à la belle Française, une étude aussi nouvelle. Ils étaient enchantés de la société l’un de l’autre, quoique, par je ne sais quel hasard, ils ne fussent jamais d’accord.

Madame de Ventadour montait à cheval, et Maltravers était un de ses compagnons habituels. Les beaux paysages qu’ils traversaient ensemble, dans leurs excursions de chaque jour !

Maltravers était admirablement lettré. Les trésors des morts immortels lui étaient aussi familiers que sa propre langue. La poésie, la philosophie, la manière de penser, les habitudes de la vie du gracieux Hellène, ou du voluptueux Romain, étaient un genre de savoir qui constituait une partie habituelle et intime des associations et des particularités de son esprit. Son intelligence était saturée de l’antique Pactole, et charriait, à chaque marée, les paillettes d’or du classique Tmolus. Cette connaissance des morts, souvent bien inutile, possède un charme inexprimable quand on l’applique aux lieux où vécurent les morts. On se soucie peu des anciens sur Highgate Hill ; mais à Baïa, à Pompéïa, à côté de l’Hadès de Virgile, les anciens sont une société qu’on brûle de connaître intimement. Quel cicerone qu’Ernest Maltravers pour cette vive et curieuse Française ! Avec quelle avidité elle prêtait l’oreille aux récits d’une vie plus élégante que celle de Paris, d’une civilisation que le monde ne retrouvera plus jamais ! Et tant mieux ! car c’était une civilisation pourrie jusqu’à la moelle, quoique la surface en fût si brillante. Ces noms glacés, ces ombres sans corps, qui avaient maintes fois fait bâiller madame de Ventadour, dans de sèches histoires, puisaient dans l’éloquence de Maltravers le souffle de la vie ; elles se réchauffaient et s’animaient ; elles couraient aux festins et aux amours ; elles étaient sages ou folles, tristes ou gaies, comme des êtres vivants. D’un autre côté, les livres dont Valérie tirait son instruction élégante et ses observations intéressantes révélaient à Maltravers mille secrets nouveaux qui lui faisaient mieux connaître le monde actuel et réel. C’est un grand pas dans la philosophie de la vie, que fait un jeune homme de génie, lorsqu’il commence à comparer ses théories et son expérience à l’esprit d’une femme du monde aimable et spirituelle ! Peut-être n’y gagne-t-il pas grande élévation, mais combien il s’éclaire et se perfectionne à ce contact ! Que de mystères imperceptibles, et importants cependant, du caractère humain et de la sagesse pratique, ne puise-t-il pas à son insu dans l’étincelant persiflage d’une telle compagne ! Notre éducation est rarement complète sans un pareil enseignement.

« Et ainsi, vous ne pensez pas que ces majestueux Romains fussent, après tout, si différents de nous ? dit Valérie, un jour qu’ils admiraient la même terre et le même océan qu’avaient contemplé les regards du voluptueux, mais auguste Lucullus.

— Dans les derniers jours de leur république, un coup d’œil jeté sur leur état social pourrait nous donner une idée générale du nôtre. Leur système était le même : une grande aristocratie, agitée et soulevée par le vaste océan démocratique, qui mugissait au-dessous et autour d’elle, mais conservant toujours l’ambition et l’intelligence qui faisaient sa force. Une immense distance entre le riche et le pauvre ; une noblesse somptueuse, opulente, civilisée, sans pourtant beaucoup de raffinement ni d’élégance ; un peuple avec de puissantes aspirations vers une liberté plus parfaite, mais toujours prêt, dans un moment de crise, à se laisser influencer et dominer par sa vénération profondément enracinée pour cette aristocratie même, contre laquelle il luttait ; une route toujours ouverte, à travers les murailles de l’habitude et du privilége, à toutes les ambitions et à tous les talents ; mais un respect si grand et si universel pour l’opulence, que l’âme la plus noble devenait avare, rapace et corrompue, presque sans s’en douter ; l’homme sorti des rangs du peuple ne se faisait pas scrupule de s’enrichir en profitant des abus qu’il affectait de déplorer ; et tel qui aurait volontiers donné sa vie pour sa patrie ne pouvait s’empêcher de plonger les mains dans les coffres publics. Cassius, le patriote ferme et prévoyant, avec un cœur d’airain, avait, vous vous en souvenez, une main avide. Pourtant, quel coup porté aux espérances et aux rêves du monde, que le renversement du parti de la liberté après la mort de César ! Combien de générations d’hommes libres tombèrent dans les plaines de Philippes ! En Angleterre, peut-être aurons-nous un jour la même lutte ; en France aussi, mais sur un plus grand théâtre, avec des acteurs plus ardents, nous voyons déjà aux prises les mêmes éléments dont la lutte ébranla Rome jusque dans ses fondements, qui rétablit enfin à la tête de l’État le généreux Jules et l’hypocrite Auguste, qui renversa les colosses patriciens pour les remplacer par les nains dorés d’une cour, habile à tromper le peuple en lui donnant l’ombre au lieu du corps de la Liberté. Qui peut dire comment tout cela se terminera dans le monde moderne ? Mais lorsqu’un peuple a déjà une certaine proportion de liberté constitutionnelle, je crois qu’il n’y a pas de lutte plus dangereuse ni plus terrible que celle du principe aristocratique contre le principe démocratique. Un peuple contre un despote, voilà une lutte dont il n’est pas difficile de prédire l’issue. Mais le passage d’une république aristocratique à une république démocratique, c’est là véritablement la perspective vaste et illimitée qui est environnée d’ombres, de nuages et de ténèbres. Si l’entreprise échoue, l’aiguille du temps est reculée de plusieurs siècles sur le cadran des âges. Si elle réussit… »

Maltravers s’arrêta.

« Et si elle réussit ? dit Valérie.

— Eh bien, alors l’homme aura fondé la colonie d’Utopie ! répliqua Maltravers.

— Mais du moins, dans l’Europe moderne, continua-t-il, il y aura un vaste champ pour faire cette expérience. Car nous n’avons pas la plaie de l’esclavage qui, plus que toute autre chose, viciait tous les systèmes des anciens, et tenait le riche et le pauvre perpétuellement en guerre. De plus, nous avons la presse, qui est non-seulement la soupape de sûreté des passions de tous les partis, mais en même temps le grand registre où s’inscrivent les expériences de chaque heure ; l’intime, l’inappréciable grand-livre des profits et pertes. Non ; le peuple qui tient bien ce registre-là ne peut jamais faire banqueroute. Et la société des vieux Romains, leurs passions, leurs occupations, et leurs fantaisies quotidiennes ! En vérité, la satire d’Horace semble le miroir où se réfléchissent nos folies ! Ses pages faciles auraient pu être écrites dans la Chaussée-d’Antin ou à May-Fair ; cependant il est un point sur lequel le monde ancien différera toujours du monde moderne.

— Et quel est-il ?

— Les anciens ne connaissaient pas cette délicatesse dans les affections, qui caractérise les descendants des Goths, dit Maltravers, dont la voix trembla légèrement ; ils abandonnaient au monopole des sens ce qui réclamait une part égale de la raison et de l’imagination. Leur amour était un beau papillon capricieux ; mais ce n’était pas le papillon qui est l’emblème de l’âme. »

Valérie soupira. Elle regarda timidement le jeune philosophe ; mais il avait détourné les yeux.

« Peut-être, dit-elle après un court silence, peut-être notre vie se passe-t-elle plus heureuse sans amour. Et dans notre système social moderne (continua-t-elle, d’un air rêveur, et elle disait là une profonde vérité, quoique ce soit une conclusion à laquelle arrive rarement une femme), dans notre système social moderne, nous avons accordé à l’amour une trop grande prépondérance sur les autres entraînements de la vie. Dans notre enfance, on nous apprend à rêver d’amour ; dans la jeunesse, nos livres, nos conversations, notre théâtre, ne nous entretiennent que d’amour. On nous accoutume à considérer l’amour comme la chose essentielle de la vie ; et pourtant, aussitôt que nous touchons à l’expérience réelle, aussitôt que nous voulons satisfaire ce besoin dont on a stimulé chez nous l’appétit, neuf fois sur dix, nous nous trouvons malheureux et déchus. Ah ! croyez-moi, monsieur Maltravers, dans le monde où nous vivons, il ne faut pas proclamer trop haut la philosophie de l’amour !

— Madame de Ventadour n’en parle sans doute pas par expérience ! demanda Maltravers en regardant avidement la physionomie mobile de sa compagne.

— Non ; et j’espère ne la faire jamais ! dit Valérie avec beaucoup d’énergie. »

La lèvre d’Ernest se contracta légèrement : son orgueil était piqué.

« J’abandonnerais bien des rêves d’avenir, dit-il, pour entendre madame de Ventadour révoquer cet arrêt-là.

— Nous avons trop devancé nos compagnons, monsieur Maltravers, dit froidement Valérie, en tirant les rênes de son cheval. Ah ! monsieur Ferrers, continua-t-elle, au moment où Lumley et le beau baron allemand la rejoignaient, vous êtes trop galant ; je vois que vous voulez m’insinuer un compliment délicat sur mon talent d’écuyère, en me faisant croire que vous ne pouvez vous maintenir à mes côtés ; M. Maltravers n’est pas aussi poli.

— Mais non, dit Ferrers qui laissait rarement passer une politesse sans une réplique satisfaisante ; vous et Maltravers, vous paraissiez perdus au milieu des vieux Romains ; et notre ami le baron, a saisi cette occasion de me parler de toutes les dames qui l’adorent.

— Ah ! monsieur Ferrers, que vous êtes malin ! dit Schomberg tout confus.

Malin ! Mais non ; je ne disais pas cela par envie : on ne m’a jamais adoré, moi, Dieu merci ! Ce doit être bien ennuyeux !

— Je vous félicite de la sympathie qui existe entre vous et Ferrers, » dit tout bas Maltravers à Valérie.

Valérie se mit à rire ; mais elle demeura pensive et distraite tout le restant de la promenade, et pendant plusieurs jours les excursions à cheval furent interrompues. Madame de Ventadour était souffrante.


CHAPITRE III.

Amour, ne me délaisse pas ; privée de toi, que ma vie serait triste et sombre !
(Hermans. Chant du génie à l’amour.)

Je crains que, jusque-là, l’expérience n’eût rapporté peu de chose à Ernest Maltravers, si ce n’est quelques vulgaires monnaies de sagesse humaine (elles n’avaient pas grande valeur), tandis qu’il avait perdu beaucoup de cette noble opulence que possède l’enthousiasme de la jeunesse, au début de la vie. L’expérience ouvre la main publiquement pour nous donner, mais elle la glisse furtivement pour nous dérober davantage. On peut néanmoins dire en sa faveur que nous gardons ses dons ; tandis que, si jamais nous demandons sérieusement une restitution, il y a dix à parier contre un qu’elle ne nous rendra pas ce qu’elle nous a volé. Maltravers avait vécu chez des peuples où l’opinion publique n’a guère de force dans son influence, ni de rigidité dans ses principes ; et cela n’est pas fait pour améliorer un homme. De plus, il avait été lancé, tête baissée, au milieu des tentations qui forment la première épreuve de la jeunesse, avec une grande supériorité intellectuelle, et des passions ardentes ; celles-ci l’avaient entraîné à des fautes nombreuses, tandis que celle-là lui en avait épargné les conséquences. La nécessité de se mesurer contre le monde, de résister aujourd’hui à la fraude, demain à la violence, avait endurci la surface de son cœur, quoique, au fond, les sources en fussent toujours restées fraîches et vives. Il avait perdu beaucoup de sa vénération chevaleresque pour les femmes, car il les avait vues moins souvent trompées que trompeuses. Puis encore, les dernières années s’étaient écoulées pour lui sans but élevé, sans occupations fixes. Maltravers avait vécu du capital de ses facultés et de ses affections, dans un esprit de spéculation ou de prodigalité. Il est funeste pour un homme ardent et supérieur de n’avoir pas, dès le début, quelque grande ambition dans la vie.

En y réfléchissant, on ne doit donc guère s’étonner que Maltravers fût tombé dans un système involontaire d’entraînement, à la poursuite du plaisir, sans s’inquiéter beaucoup du mal ou du bien qui pouvait en résulter, pour les autres ou pour lui-même. Dès l’instant qu’on jette sa vie au hasard, on perd de vue le devoir ; et, bien que ceci paraisse paradoxal, on est rarement indifférent sans être en même temps égoïste.

En recherchant la société de madame de Ventadour, Maltravers ne faisait qu’obéir à l’impulsion machinale qui porte l’oisif vers la société qui charme le mieux ses loisirs. Son esprit y avait enrôlé son orgueil et sa vanité au service de sa fantaisie. Mais, quoique M. de Ventadour, homme frivole et débauché, semblât complétement indifférent à la conduite de sa femme, et quoique dans la société où vivait Valérie chaque dame eût son cavalier, pourtant Maltravers aurait frémi d’épouvante et d’incrédulité si on l’avait accusé de vouloir systématiquement s’emparer de ses affections. Seulement il vivait dans le monde, et en ressentait les influences comme les autres. Pourtant quelquefois, au fond de son cœur, il sentait qu’il ne remplissait pas sa véritable destinée, ses véritables devoirs ; et lorsqu’il sortait des brillantes réunions où il ne pouvait trouver qu’un plaisir indigne de remplir son cœur, il était de temps à autre poursuivi par ses anciennes et familières aspirations vers le beau, le grand, l’honnête. Mais l’Enfer est pavé de bonnes intentions ; et, en attendant, Maltravers s’abandonnait à la délicieuse présence de Valérie de Ventadour.

Un soir, Maltravers, Ferrers, l’ambassadeur français, une jolie Italienne, et la princesse de *** composaient toute la société réunie chez madame de Ventadour. La conversation tomba sur une de ces histoires scandaleuses, où figuraient des Anglais, comme cela est si commun sur le continent.

« Est-il vrai, monsieur, demanda gravement l’ambassadeur français à Lumley, que vos compatriotes soient bien plus immoraux que les autres peuples ? C’est fort étrange, mais dans chaque ville où j’arrive, il y a toujours quelque histoire dont les Anglais sont les héros. Je n’entends jamais parler de scandale parmi les Français, ni les Italiens ; toujours les Anglais !

— Parce que ces choses-là nous choquent, et que nous en faisons beaucoup de bruit lorsqu’elles arrivent, tandis que vous les prenez tout tranquillement. Chez nous le vice n’est qu’un épisode ; chez vous c’est le poëme épique.

— Je présume que vous avez raison, dit le Français avec son sérieux affecté. Si nous trichons au jeu, ou si nous courtisons une belle dame, nous le faisons avec décorum, et nos voisins n’ont rien à y voir. Mais vous, si vous rencontrez une faiblesse chez un de vos compatriotes, vous la traitez comme une affaire publique, qui doit être discutée, examinée, flétrie, et racontée au monde entier.

— Dites ce que vous voudrez, s’écria vivement Mme de Ventadour, j’aime ce système d’esclandre publique. Le régime de la crainte nous est souvent utile pour garder notre vertu. Peut-être le péché ne nous serait-il pas si odieux, si nous tremblions moins en songeant aux conséquences même des apparences.

— Hein, hein ! grogna M. de Ventadour en entrant dans le salon. Comment vous portez-vous ? Comment vous portez-vous ? Charmé de vous voir. Il fait triste ce soir ; j’ai mes soupçons qu’il pleuvra. Hein, hein. Ah ! ah ! monsieur Ferrers, comment ça va-t-il ? Voulez-vous me donner ma revanche à l’écarté ? J’ai mes soupçons que je suis en veine ce soir. Hein, hein !

— L’écarté ! bon, avec plaisir, dit Ferrers. » Ferrers jouait bien.

En un instant les conversations s’arrêtèrent. Toute la petite société se pressa autour de la table de jeu, à l’exception de Valérie et de Maltravers. Les chaises vacantes laissaient une espèce de brèche entre eux ; pourtant ils étaient près l’un de l’autre, et ils éprouvaient de l’embarras, car ils se sentaient seuls.

« Ne jouez-vous jamais ? demanda Mme de Ventadour, après un moment de silence.

— J’ai joué, dit Maltravers, et j’en connais la tentation. Je n’ose plus jouer maintenant. J’aime l’entraînement du jeu, mais ce qu’il a d’avilissant m’a humilié. C’est une ivresse morale, pire que l’ivresse physique.

— Vous parlez avec chaleur.

— Parce que je sens vivement. J’ai, une fois, gagné l’argent d’un homme que je respectais et qui était pauvre. Son angoisse fut une terrible leçon pour moi. Je rentrai chez moi épouvanté de penser que j’eusse pu éprouver tant de plaisir de la douleur d’un autre. Je n’ai jamais joué depuis lors.

— Si jeune avoir tant de résolution ! dit Valérie avec de l’admiration dans la voix et dans les yeux ; vous êtes un homme étrange. D’autres se seraient guéris en perdant ; vous vous êtes guéri en gagnant. Il est beau d’avoir des principes à votre âge, monsieur Maltravers.

— Je crains d’avoir agi plus par orgueil que par principe, dit Maltravers. Il y a quelquefois de la douceur dans une faute. Mais il n’y a pas d’angoisse comparable à celle que nous fait éprouver une faute dont nous sommes honteux. Je ne peux me résigner à rougir de moi-même.

— Ah ! murmura Valérie, c’est l’écho de mon cœur ! »

Elle se leva et s’approcha de la fenêtre. Maltravers hésita un moment, puis il la suivit. Peut-être pensait-il vaguement qu’il y avait une invitation dans ce mouvement.

La vue silencieuse s’alignait devant eux, mal éclairée par quelques rares lumières ; au delà on apercevait imparfaitement l’Océan, à la lueur de quelques étoiles qui s’efforçaient de percer les nuages épais dont l’atmosphère était obscurcie. Valérie s’appuyait contre la muraille, et les draperies de la fenêtre la cachaient à tous, excepté à Maltravers. Entre elle et lui se trouvait un grand vase de marbre rempli de fleurs ; éclairé par la lumière vacillante, le teint éblouissant de Valérie paraissait pâle, doux et rêveur. Maltravers ne s’était jamais senti aussi amoureux de la belle Française.

« Ah ! madame ! dit-il à demi-voix ; il y a une faute, si c’en est une, qui ne pourra jamais me coûter de honte.

— Vraiment ! » dit Valérie avec un tressaillement qui n’était pas affecté, car elle ne savait pas qu’il fût si près d’elle. En parlant, elle se mit, comme font toutes les femmes, à arracher quelques fleurs du vase qui se trouvait entre elle et Ernest. Cette petite main délicate et presque transparente, Maltravers la contemplait, puis il regardait la physionomie, puis encore la main. Il eut comme un éblouissement, et un instant après, involontairement, et comme par une impulsion irrésistible, cette main était dans la sienne.

« Pardonnez-moi, pardonnez-moi, dit-il en balbutiant ; mais c’est la faute du sentiment que j’éprouve pour vous. »

Valérie leva sur lui ses grands yeux rayonnants et ne répondit pas.

Maltravers continua :

« Accablez-moi de reproches, méprisez-moi, haïssez-moi si vous voulez. Valérie, je vous aime ! »

Valérie dégagea sa main, et continua à garder le silence.

« Parlez-moi, dit Ernest en se penchant vers elle ; un mot, je vous en conjure !… parlez-moi ! » Il s’arrêta ; pas de réponse ; il écouta en retenant son haleine ; il entendit un sanglot. Oui, cette femme du monde, si fière, si spirituelle, si imposante, était aussi faible en ce moment que la plus naïve enfant qui eût jamais écouté les aveux d’un amant. Mais combien étaient différents les sentiments qui faisaient sa faiblesse ! Quelles émotions douces et austères se confondaient en son cœur !

« Monsieur Maltravers, dit-elle en recouvrant sa voix, un peu pénible encore quoique plus ferme et plus claire que jamais ; le sort en est jeté, et j’ai perdu sans retour l’ami pour qui je ne puis vivre, mais pour qui j’eusse été heureuse de mourir ; j’aurais dû prévoir tout ceci, mais j’étais aveugle. Pas un mot de plus…, pas un mot de plus ; venez me voir demain, et laissez-moi maintenant !

— Mais, Valérie…

— Ernest Maltravers, dit-elle en posant légèrement sa main sur celle d’Ernest, il n’y a pas d’angoisse comparable à celle que nous fait éprouver une faute dont nous sommes honteux. »

Avant qu’il pût répondre à cette citation de son aphorisme, Valérie s’était éloignée ; et elle était déjà assise à la table de jeu, à côté de la princesse italienne.

Maltravers se rapprocha du groupe. Il fixa les yeux sur madame de Ventadour ; mais sa figure était calme ; on n’y lisait pas la trace d’une émotion. Sa voix, son sourire, ses manières nobles et charmantes, tout était comme au premier jour où il l’avait rencontrée.

« Ces femmes sont-elles assez hypocrites ! » murmura tout bas Maltravers. Ses lèvres se contractèrent dans un sourire dédaigneux qui avait souvent, dans les derniers temps, chassé l’expression sereine et bienveillante de ses jeunes années, de ces années où il ne savait encore ce que c’était que le mépris. Mais Maltravers ne comprenait pas la femme qu’il osait mépriser.

Il quitta bientôt le palazzo, et se rendit à son hôtel. Pendant qu’il méditait encore dans sa chambre, Ferrers vint le retrouver. Le temps où Ferrers avait exercé de l’influence sur Maltravers, était passé ; l’adolescent était devenu l’égal de l’homme, dans le maniement de cette lame à deux tranchants : la raison. Maltravers avait maintenant la calme conscience d’un génie supérieur. Il ne pouvait confier à Ferrers ce qui s’était passé entre lui et Valérie. Lumley était trop austère pour en faire le confident d’une affaire de cœur. En somme, dans les moments de joyeuse ardeur, au milieu d’aventures frivoles, Ferrers était charmant. Mais c’était un de ces hommes qui, dans la tristesse ou dans les émotions profondes, ne sont que des fâcheux.

« Vous êtes maussade ce soir, mon cher, dit Lumley en bâillant ; je présume que vous avez besoin de vous coucher ; il y a des gens qui sont si mal élevés, si égoïstes, qu’ils ne pensent jamais à leurs amis. Personne ne me demande ce que j’ai gagné à l’écarté. Ne soyez pas en retard demain matin ; je déteste de déjeuner seul, et moi je descends toujours à neuf heures moins un quart au plus tard. Je déteste les gens égoïstes et mal élevés. Bonsoir. »

Ce disant, Ferrers se retira dans sa chambre ; et tandis qu’il s’y déshabillait lentement, il s’adressa le monologue suivant :

« Je crois que j’ai tiré tout le parti possible de cet homme, et qu’il ne peut plus me servir à rien. Nous ne nous accordons plus très-bien ; peut-être suis-je moi-même un peu fatigué de ce genre de vie. Cela ne vaut rien. Je deviendrai ambitieux un jour ou l’autre ; mais je crois que c’est un mauvais calcul de ne pas jouir, en attendant, de sa jeunesse. Il est bien temps, à trente-quatre ou trente-cinq ans, de commencer à s’inquiéter de ce qu’on veut être à cinquante. »


CHAPITRE IV.

Cette tentation qui nous pousse au mal par l’amour de la vertu, est la plus dangereuse de toutes.
(Shakspeare. Mesure pour mesure.)

La voir demain ! et nous y sommes à demain ! pensait Maltravers, en se levant le lendemain matin, après une nuit d’insomnie. Avant qu’il eût obéi aux sommations impatientes de Ferrers, qui lui avait déjà envoyé dire trois fois « qu’il ne faisait jamais attendre personne, lui, » son domestique entra avec un paquet de lettres venant d’Angleterre, arrivées à l’instant par un des courriers qui honorent quelquefois de leur passage la ville de Naples, par parenthèse (laquelle pourrait être un marché lucratif pour le commerce anglais, si les rois napolitains se souciaient de relations commerciales, ou si les sénateurs anglais se préoccupaient de politique étrangère). Les lettres d’intérêt adressées par les banquiers ou les régisseurs furent bientôt parcourues ; Maltravers réservait pour la fin la missive de Cleveland. Elle contenait beaucoup de choses qui le touchaient intimement. Après quelques détails d’affaires. relatifs aux biens dont Maltravers avait maintenant l’administration, et après quelques commentaires sans importance, en réponse à des observations qui n’en avaient pas davantage, contenues dans les lettres d’Ernest, Cleveland continuait ainsi :

« Je vous assure, mon cher Ernest, qu’il me tarde de vous voir revenir en Angleterre. Vous êtes resté à l’étranger assez longtemps pour voir d’autres pays ; n’y restez pas assez longtemps pour les préférer au vôtre. Et puis, vous êtes à Naples ! Je tremble pour vous. Je connais bien cette existence charmante, rêveuse, pleine de loisirs, qu’on mène en Italie ; vie si délicieuse pour les hommes de savoir et d’imagination, si délicieuse aussi pour la jeunesse, si délicieuse pour le plaisir ! Mais, Ernest, ne sentez-vous pas déjà à quel point elle énerve ? Ne sentez-vous pas combien le voluptueux far niente nous rend impropres à l’activité sérieuse ? On peut finir par devenir trop raffiné, trop difficile pour remplir une tâche utile, et nulle part on ne le devient aussi rapidement qu’en Italie. Mon cher Ernest, je vous connais bien ; vous n’êtes pas fait pour tomber au rang d’un virtuose, avec un cabinet rempli de camées, et une tête remplie de tableaux ; encore moins êtes-vous fait pour devenir l’indolent Sigisbée de quelque belle Italienne, n’ayant plus qu’une passion et deux idées ; et pourtant j’ai connu des hommes d’autant de mérite que vous, dont cette enivrante Italie avait fait l’un ou l’autre de ces deux êtres insignifiants. N’allez pas vous laisser égarer par l’idée que vous avez beaucoup de temps devant vous. Il n’en est rien à votre âge et avec votre fortune. (Je voudrais bien que vous ne fussiez pas si riche !) Le loisir d’une année devient l’habitude de l’année suivante. En Angleterre, pour être un homme utile ou distingué, il faut travailler. Or, le travail, par lui-même, est doux, si nous nous y accoutumons de bonne heure. Nous sommes une race rude, mais aussi nous sommes une race virile ; et nul théâtre en Europe n’est plus propre à stimuler une habile et honnête ambition. Peut-être me direz-vous que vous n’êtes pas ambitieux en ce moment ; c’est possible : mais vous le deviendrez. Croyez-moi, il n’est pas d’être plus malheureux qu’un homme ambitieux sur le retour, qui a le désappointement de sentir qu’il a soif de la gloire, mais qu’il a perdu le pouvoir de l’obtenir ; qui brûle d’atteindre le but, mais qui ne veut ni ne peut quitter ses pantoufles pour s’y acheminer. Ce que je crains le plus pour vous, c’est l’un ou l’autre des deux maux que voici : un mariage contracté trop jeune, ou une liaison fatale avec quelque femme mariée. Le premier est certainement le moindre, mais ce n’en serait pas moins un très-grand mal pour vous. Avec votre sensibilité poétique, avec vos inquiètes aspirations vers l’idéal, le bonheur domestique vous paraîtrait bientôt fade et monotone. Il vous faudrait de nouveaux stimulants, et vous deviendriez un homme mécontent et désenchanté. Il est nécessaire que vous jetiez ce premier feu qui est comme la fièvre de la jeunesse, avant de vous engager dans des liens éternels. Vous ne savez pas encore vous-même ce que vous voulez. Ce serait un caprice chimérique, ou une impulsion momentanée, qui vous guiderait dans le choix d’une compagne ; et non pas cette profonde et intime connaissance des qualités les plus propres à s’harmoniser avec votre caractère. Pour vivre heureux ensemble, il faut que les gens puissent, en quelque sorte, s’adapter les uns aux autres ; que l’orgueil soit accouplé à l’humilité, l’impatience à la douceur, et ainsi de suite. Non, mon cher Maltravers, ne pensez pas encore au mariage ; et si vous en courez aucunement le risque, venez vers moi sur-le-champ. Mais si je vous mets en garde contre une union légitime, combien ne le ferai-je pas davantage contre un lien illicite ? Vous êtes précisément à l’âge, et vous avez un caractère qui doivent donner prise à cette tentation violente et mortelle. Chez vous ce ne serait pas une faute d’un moment, ce serait l’esclavage de toute la vie. Je connais et votre honneur chevaleresque, et la tendresse de votre cœur ; je sais combien vous seriez fidèle à celle qui se serait sacrifiée pour vous. Mais cette fidélité, Maltravers, à quelle vie d’activité et de talents perdus ne vous condamnerait-elle pas ? Mettant à part, pour le moment, la question de haute immoralité (car cette question-là n’a pas besoin de commentaires), qu’y a-t-il de plus funeste, pour une nature hardie et fière, que de se trouver, dès le début de sa carrière, en guerre avec la société ? Y a-t-il rien de plus capable d’anéantir une ambition virile, que d’abandonner la direction de son avenir à une femme jalouse de conserver le cœur de son amant, et intéressée à le détourner de toute carrière qui pourrait l’arracher à jamais de ses bras ? Je pourrais vous en dire davantage, mais j’espère que le peu que j’ai dit est déjà superflu ; s’il en est ainsi, donnez-m’en, je vous prie, l’assurance. Soyez convaincu, Ernest Maltravers, que si vous ne remplissez pas la tâche que la nature vous a destinée, vous deviendrez un misanthrope morose, ou un indolent sybarite : malheureux et désœuvré dans l’âge mûr, chagrin et triste dans la vieillesse. Mais si vous remplissez votre destinée, il faut en commencer bientôt l’apprentissage. Que je vous voie travailler et aspirer n’importe à quoi, Travaillez, travaillez ! c’est tout ce que je vous demande.

« Je voudrais bien que vous pussiez voir votre vieille maison de campagne ; elle a un aspect vénérable et pittoresque ; pendant votre minorité, on a laissé le lierre en envahir trois côtés. Montaigne y aurait volontiers demeuré.

« Adieu, mon très-cher Ernest,

« Votre tuteur inquiet et affectionné,
« Frédéric Cleveland. »

Post-scriptum. J’écris un ouvrage qui va me prendre dix ans de ma vie ; cela m’occupe sans me fatiguer. Écrivez donc quelque chose aussi. »

Maltravers venait d’achever la lecture de cette lettre, lorsque arriva Ferrers impatienté.

« Voulez-vous faire une promenade à cheval ? dit-il, j’ai renvoyé le déjeuner ; j’ai vu que ce n’était plus qu’une vaine espérance aujourd’hui. Quant à moi, je n’ai plus d’appétit.

— Bah ! dit Maltravers.

— Bah !… hum ! pour ma part, j’aime les gens bien élevés.

— J’ai reçu une lettre de Cleveland.

— Et que diable a-t-elle de commun avec notre chocolat ?

— Ah ! Lumley, vous êtes insupportable ! Vous ne pensez jamais qu’à vous ; et encore vous ne voyez jamais de vous que le côté animal.

— Ma foi, oui ! je crois avoir quelque bon sens, répondit Ferrers d’un petit air content de lui. Je connais la philosophie de la vie. Tous les bipèdes sans plumes sont des animaux ; je pense que si la Providence m’avait créé herbivore, j’aurais mangé de l’herbe ; si j’eusse été un ruminant, j’aurais ruminé ; mais comme elle a fait de moi un animal carnivore, culinaire, et cachinnatoire, je mange une côtelette, je peste contre la sauce, et je ris à vos dépens ; et c’est là ce que vous appelez être égoïste ? »

La matinée était avancée lorsque Maltravers se trouva dans le palazzo de madame de Ventadour. Il fut étonné, mais agréablement, d’être reçu, pour la première fois, dans ce sanctuaire privé, qui porte le titre usé de boudoir. Mais dans la simplicité du salon particulier de madame de Ventadour, il y avait peu de chose qui rappelât le boudoir d’une grande dame. C’était un appartement élevé, garni de livres, et meublé avec élégance, mais sans le moindre luxe.

Valérie n’y était pas ; Maltravers, dès qu’il fut seul, jeta un rapide coup d’œil autour de la chambre, s’appuya avec distraction contre la muraille ; hélas ! il avait déjà oublié tous les avertissements de Cleveland. Au bout de quelques instants la porte s’ouvrit, et Valérie entra. Elle était plus pâle que de coutume, et Maltravers crut voir des traces de larmes sur ses paupières. Il en fut touché, et son cœur saigna.

« Je crains de vous avoir fait attendre, dit Valérie en lui montrant un siége à une petite distance de celui où elle s’assit ; mais vous me pardonnerez, ajouta-t-elle avec un demi-sourire. Elle vit qu’il allait parler, et elle continua rapidement :

— Écoutez-moi, monsieur Maltravers ! avant de parler, écoutez-moi ! Vous avez proféré des paroles hier au soir que vous n’auriez jamais dû m’adresser. Vous avez prétendu… m’aimer.

— J’ai prétendu !

— Répondez-moi, dit Valérie avec une soudaine énergie, non pas comme un homme répond à une femme, mais comme une créature humaine répond à une autre. Du fond de votre âme, du plus profond de votre conscience, je vous adjure de me dire la simple, la loyale vérité. M’aimez-vous autant que votre cœur, que votre génie sont capables d’aimer ?

— Je vous aime sincèrement… passionnément ! dit Maltravers surpris et troublé, mais pourtant avec de l’enthousiasme dans sa voix mélodieuse et dans son regard éloquent.

Valérie le regarda comme si elle cherchait à pénétrer jusqu’au fond de son âme. Maltravers continua : Oui, Valérie, la première fois que je vous ai rencontrée, vous avez réveillé en moi un sentiment délicieux et longtemps assoupi. Mais, depuis lors, que d’émotions profondes ce sentiment n’a-t-il pas évoquées ! Votre gracieux esprit, vos charmantes pensées, si sages et pourtant si féminines, ont achevé la conquête que votre visage et votre voix avaient commencée. Valérie, je vous aime ! Et vous, vous… Valérie !… Ah ! je ne m’abuse pas…. vous aussi…

— J’aime ! dit Valérie en rougissant beaucoup, mais avec une voix calme. Ernest Maltravers, je ne le nie pas ; loyale ment et franchement j’avoue ma faute. J’ai examiné mon cœur pendant toute cette nuit d’insomnie, et j’avoue que je vous aime. Maintenant, comprenez-moi bien ; nous ne devons plus nous revoir.

— Quoi ! s’écria Maltravers en tombant à ses pieds, et en cherchant à retenir la main dont il s’était emparé. Quoi ! maintenant que vous avez donné à ma vie un charme nouveau, voulez-vous la flétrir aussitôt ? Non, Valérie ; non, je ne vous obéirai point. »

Madame de Ventadour se leva, et avec une froide dignité :

« Écoutez-moi tranquillement, dit-elle, ou bien quittez cette chambre ; et que tout ce que je voulais vous dire maintenant, reste à jamais secret. »

Maltravers se leva aussi, croisa ses bras avec hauteur, se mordit la lèvre, et s’arrêta debout devant Valérie, plutôt dans l’attitude d’un accusateur que d’un suppliant.

« Madame, dit-il gravement, je ne vous offenserai plus ; j’en croirai les airs que vous prenez, ne pouvant pas croire à vos paroles.

— Vous êtes cruel, dit Valérie, avec un sourire mélancolique ; mais tous les hommes le sont. À présent, laissez-moi me faire comprendre. Je fus fiancée à M. de Ventadour dans mon enfance. Je ne le vis qu’un mois avant notre mariage. Je n’eus pas le droit de choisir. Les filles en France ne l’ont jamais ! On nous maria. Je n’avais pas d’autre attachement. J’étais fière et vaine : la fortune, l’ambition et le rang contentèrent pendant quelque temps mes facultés et mon cœur. Je finis pourtant par devenir malheureuse et agitée. Je sentais qu’il manquait quelque chose dans ma vie. La sœur de M. de Ventadour fut la première à me conseiller la ressource commune de notre sexe (du moins en France), un amant. Je fus épouvantée et révoltée, car j’appartiens à une famille où les femmes sont chastes comme les hommes sont braves. Je commençai cependant à regarder autour de moi, et à chercher ce que pouvait avoir de vrai la philosophie du vice. Je découvris que nulle femme qui aime fidèlement et sincèrement un amant illicite, n’est heureuse. Je découvris aussi la hideuse profondeur de cette maxime de La Rochefoucault, qu’une femme (je parle des Françaises) peut, à la rigueur, vivre sans amant ; mais que, si elle en prend un, sa vie ne se passera pas sans qu’elle en ait d’autres. Elle est abandonnée ; elle ne peut supporter sa douleur et sa solitude ; il lui faut une nouvelle idole pour combler le vide de la première. Pour elle, il n’y a plus même cette chute douloureuse de la vertu au vice ; elle descend par une pente glissante et involontaire de faute en faute, jusqu’à ce que la vieillesse survienne et la laisse seule, sans amour et sans respect. Je raisonnais avec calme, car mes passions n’aveuglaient pas ma raison. Je ne pouvais aimer les égoïstes qui m’entouraient. Je décidai de mon avenir ; et maintenant, dans la tentation, je resterai fidèle à ma résolution. La vertu est mon amant, mon orgueil, ma consolation, l’âme de ma vie. Vous m’aimez, dites-vous, et vous voudriez m’enlever ce trésor ! Je vous vis, et, pour la première fois, j’éprouvai un sentiment vague et enivrant d’intérêt pour un autre ; mais jamais je ne songeai qu’il pût y avoir du danger. Quand je vous connus mieux, je me fis une illusion délicieuse et romanesque. Je voulais être votre amie la plus ferme, la plus fidèle, votre confidente, votre conseillère ; peut-être, dans certaines phases de votre vie, votre inspiration et votre guide. Je vous répète que je ne prévoyais aucun danger dans votre société. Je me sentais plus noble, meilleure. Je me sentais plus bienveillante, plus indulgente, plus exaltée dans la vertu. Je voyais la vie à travers le prisme d’une admiration pure pour une nature richement douée, et pour une âme profonde et généreuse. Je m’imaginais que nous pourrions toujours être ainsi l’un pour l’autre : l’un soutenant, rassurant, encourageant son ami ou son amie. J’envisageais même avec plaisir la perspective de votre mariage ; je me promettais d’aimer votre femme, de contribuer avec elle à votre bonheur. Mon imagination me faisait oublier la fragilité de notre nature. Soudain toutes ces illusions s’évanouirent ; le palais enchanté fut renversé, et je me réveillai sur le bord de l’abîme. Vous m’aimiez ! Au moment de ce fatal aveu, le masque tomba de mon âme, et je sentis que vous m’étiez devenu trop cher !… Encore un moment de silence, je vous en conjure ! je ne vous parlerai pas des émotions, des combats, par lesquels j’ai passé depuis quelques heures : c’est la crise de ma vie. Je ne vous parle que de la résolution que j’ai prise. J’ai pensé que je vous devais la vérité, et qu’il n’était pas indigne de moi de vous la dire. Peut-être, comme femme aurais-je dû vous la taire ; mais mon cœur a quelque chose de mâle dans sa nature. J’ai grande foi dans votre noblesse. Je vous crois capable de sympathiser avec ce qu’il y a de meilleur dans la faiblesse humaine. Je vous dis que je vous aime ; je m’abandonne à votre générosité. Je vous conjure de m’aider à faire ce que je dois ; je vous conjure d’avoir de l’estime pour moi, de me respecter et de me quitter ! »

Pendant la dernière partie de cet aveu étrange et loyal, la voix de Valérie était devenue on ne peut plus touchante : sa tendresse se trahissait dans ses traits, lorsqu’elle se tut ; ses lèvres frémissaient ; des larmes, qu’elle avait réprimées par un effort violent, tremblaient à ses cils ; ses mains étaient jointes ; son attitude était celle de l’humilité, non de l’orgueil.

Maltravers restait comme pétrifié. À la fin, il s’avança, mit un genou en terre, baisa la main de Valérie avec un air de profond respect, et se dirigea vers la porte en silence ; il n’osait se risquer à parler.

Valérie le regarda avec effroi.

« Oh ! non, non ! s’écria-t-elle ; ne me quittez pas encore ! C’est notre dernière entrevue, notre dernière ! Au moins, dites-moi que vous me comprenez ; que si vous ne me croyez pas une pauvre insensée, vous ne me croyez pas non plus une coquette sans cœur. Dites-moi que vous savez que je ne suis pas cruelle comme j’ai pu le paraître ; que je ne me suis pas sciemment fait un jeu de votre bonheur ; que, même à présent, je ne suis pas égoïste ! Votre amour !… je ne vous le demande plus ! mais votre estime, votre bonne opinion !… Ah ! parlez, parlez, je vous en conjure !

— Valérie, dit Maltravers, si j’ai gardé le silence, c’est parce que mon cœur était trop plein pour trouver des paroles. Vous avez relevé toutes les femmes dans mon estime. Je vous aimais… maintenant je vous adore. Votre noble franchise, si différente de la faible irrésolution et des misérables artifices de votre sexe, a touché une corde de mon cœur muette depuis bien des années. En vous quittant, j’emporte une meilleure opinion de la nature humaine. Ah ! continua-t-il, Valérie, hâtez-vous d’oublier de moi tout ce qui a pu vous coûter une douleur. Mais, dans l’absence et la tristesse, laissez-moi la pensée que je conserve dans votre amitié (votre amitié seulement) l’inspiration, le guide dont vous avez parlé. Et si plus tard mon nom vous parvient, environné de gloire et d’honneur, vous saurez, Valérie, que je me suis dédommagé de la perte de votre amour en devenant digne de votre confiance et de votre estime. Ah ! pourquoi ne nous sommes-nous pas rencontrés plus tôt, lorsqu’il n’y avait pas d’obstacle entre nous !

— Partez, partez à présent ! balbutia Valérie, presque suffoquée par l’émotion. Que le ciel vous protége ! Partez ! »

Maltravers murmura quelques paroles incohérentes et inintelligibles et quitta la chambre.


CHAPITRE V.

Les hommes de sens, ces idoles des esprits bornés, sont très-inférieurs aux hommes de passion. Ce sont les fortes passions qui, en nous tirant de notre inertie, peuvent seules nous communiquer cette attention sérieuse et continue, nécessaire aux grands efforts intellectuels.
(Helvétius.)

Ce jour-là, quand Ferrers rentra de sa promenade accoutumée, il fut surpris de trouver le vestibule et l’antichambre de l’appartement, qu’il occupait en commun avec Maltravers, encombrés de sacs de nuit, de malles, de caisses et de livres ; tandis que le valet suisse d’Ernest donnait des ordres à un portefaix et à des garçons d’hôtel, dans un langage en mosaïque, combiné de français, d’anglais et d’italien.

« Tiens ! dit Lumley, qu’est-ce que tout ceci ?

— Il signor va partir, sir ; ah ! mon Dieu ! tout subito.

— Oh ! oh ! Et où est-il en ce moment ?

— Dans sa chambre, sir. »

Ferrers se fraya un passage à travers ce chaos, ouvrit, sans cérémonie, la porte de la chambre de son ami, et vit Maltravers plongé dans un fauteuil ; ses mains tombaient inertes sur ses genoux, sa tête était affaissée sur sa poitrine, et toute son attitude exprimait le découragement et l’accablement.

« Qu’avez-vous donc, mon cher Ernest ? Vous n’avez pas tué quelqu’un en duel, par hasard ?

— Non.

— Qu’y a-t-il donc, alors ? Pourquoi partez-vous, et où allez-vous ?

— Qu’importe ? Laissez-moi tranquille.

— C’est amical ! dit Ferrers ; très-amical ! Et moi, que vais-je devenir ? Quelle société aurai-je dans ce maudit repaire d’antiquaires et de lazzaroni ? Vous n’avez pas de sensibilité, monsieur Maltravers !

— Voulez-vous venir avec moi, alors ? dit Maltravers en faisant de vains efforts pour sortir de son accablement.

— Mais où allez-vous ?

— N’importe où ; à Paris… à Londres.

— Non ; j’ai fait mes projets pour cet été. Je ne suis pas si riche que certaines gens. Je déteste le changement : cela coûte trop cher.

— Mais, mon cher ami…

— Et croyez-vous que ce soit bien agir à mon égard ? continua Lumley, qui, pour la première fois de sa vie, était réellement en colère. Si j’étais un vieil habit que vous eussiez porté pendant cinq ans, vous ne me jetteriez pas de côté avec plus de sans-façon.

— Ferrers, pardonnez-moi. Il y va de mon honneur. Il faut que je quitte ces lieux. J’espère que vous voudrez bien y rester mon hôte, quoique je sois absent. Vous savez que j’ai retenu cet appartement pendant trois mois encore.

— Hum ! dit Ferrers ; puisqu’il en est ainsi, autant que je reste ici. Mais pourquoi tout ce mystère ? Auriez-vous séduit madame de Ventadour, et son sage mari a-t-il des soupçons ? Hein, hein ! »

Maltravers étouffa l’indignation que lui causa cette grossière insinuation. Peut-être la patience n’est-elle jamais mise à une plus rude épreuve que lorsqu’il faut écouter les cyniques plaisanteries d’un ami mâle sur des liaisons de cœur.

« Ferrers, dit Maltravers, si vous tenez à mon affection, n’articulez jamais un mot irrespectueux pour madame de Ventadour, c’est un ange !

— Mais pourquoi quitter Naples ?

— Ne me tourmentez plus.

— Bonjour, monsieur » dit Ferrers, fort courroucé, et il sortit majestueusement de la chambre ; Ernest ne le revit plus avant son départ.

La soirée était avancée, lorsque Maltravers se trouva seul dans sa voiture, suivant à la lueur des étoiles l’ancienne et triste route de Mola di Gaëta.

Il se réjouissait de sa solitude ; il éprouvait un sentiment de soulagement inexprimable à être débarrassé de Ferrers. Le jugement sec, l’exigence impérieuse et absolue, malgré son ton badin, la sensualité amicale de son camarade, eussent été pour lui, dans l’état présent de son esprit, une torture continuelle.

Le lendemain matin, lorsqu’il se leva, les orangers en fleur de Mola di Gaëta envoyaient leurs parfums à la fenêtre de l’auberge où Maltravers était descendu. On était aux premiers jours du printemps, et il est impossible de décrire la fraîcheur de cette senteur, l’haleine embaumée et salubre qui s’exhalait de la terre et de l’air. L’Italie elle-même possède peu de sites plus charmants que Mola di Gaëta ; ni à Naples, ni à Sorrente, le calme Océan ne se pare d’un sourire plus en chanteur et plus doux.

Après un rapide déjeuner auquel il goûta à peine, Maltravers erra dans les bosquets d’orangers et gagna le rivage ; et là, étendu nonchalamment à côté des vagues plaintives, il s’abandonna à la rêverie, et il essaya pour la première fois, depuis sa dernière entrevue avec Valérie, de rassembler ses pensées et d’examiner l’état de son esprit et de ses sentiments. À son grand étonnement, il ne se trouva pas aussi malheureux qu’il s’y était attendu. Au contraire, une sensation douce et presque délicieuse, qu’il ne pouvait bien définir, flottait sur tous ses souvenirs de la belle Française. Peut-être tout le secret de cette paix de l’âme était-il qu’en même temps que sa fierté n’était point humiliée, sa conscience ne lui adressait point de reproches ; peut-être aussi n’avait-il pas aimé Valérie aussi ardemment qu’il se l’était imaginé. L’aveu et la séparation étaient arrivés heureusement avant que la présence de Valérie fût devenue le besoin de sa vie. Il se sentait réconcilié avec l’humanité et avec lui-même, comme par la vertu de quelque saint et mystique sacrifice. Il se réveillait à une appréciation plus juste et plus haute de la nature humaine, et de la nature des femmes en particulier. Il avait trouvé l’honnêteté et la sincérité là où il l’aurait le moins soupçonnée chez une femme de cour, chez une femme environnée d’une société frivole et corrompue ; chez une femme qui, pour l’empêcher de céder à l’entraînement, n’avait rien à redouter de l’opinion ni de ses amis, ni de son pays, ni de son mari même, ni du système social au milieu duquel elle vivait ; chez une femme du monde, une femme de Paris ! Oui, son désappointement même dissipait les vapeurs et les brumes qui, émanant des marais du grand monde, enveloppaient son âme. Valérie de Ventadour lui avait appris à ne pas mépriser son sexe, à ne pas juger d’après les apparences, à ne pas se dégoûter d’un monde vil et hypocrite. Il cherchait dans son cœur l’amour que lui inspirait Valérie, et il n’y trouvait plus que l’amour de la vertu. Ainsi, en tournant ses regards en lui-même, il s’éveillait par degrés à la connaissance des véritables impressions qui y étaient gravées, et il sentait que la goutte la plus amère dans cette source de larmes profondes n’était pas du regret pour lui, mais pour elle. Que d’angoisses avait dû subir cette âme fière avant de se soumettre à l’aveu qu’elle avait proféré ! Et pourtant ce fut dans cette affliction même qu’il finit par trouver une consolation. Une âme si forte était capable de supporter et de guérir la faiblesse du cœur. Valérie de Ventadour n’était pas femme, il le sentait, à s’abandonner sans réserve à des émotions enivrantes et coupables. Il ne pouvait se flatter qu’elle ne chercherait pas à arracher de son cœur un amour dont elle se repentait ; et, avec son égoïsme naturel, il soupirait en s’avouant aussi que, tôt ou tard, elle y réussirait.

« Qu’il en soit ainsi, dit-il presque à haute voix ; je vais préparer mon cœur à se réjouir lorsqu’il apprendra qu’elle ne se souvient de moi que comme d’un ami. Après le bonheur de posséder son amour, vienne l’orgueil de mériter son estime ! »

Tel fut l’esprit dans lequel il mit un terme à ses rêveries ; et chaque lieue qui l’éloignait du Midi, le confirmait et le raffermissait dans son sentiment.

Ernest Maltravers savait que les passions aussi contribuent beaucoup à nous purifier et à nous ennoblir ; que même un amour répréhensible, conçu sans dessein prémédité, et contre lequel (lorsqu’on en a bien compris la nature) on lutte avec un noble courage, laisse le cœur plus aimant et plus tendre, et l’âme plus sereine et plus grande. La philosophie qui se borne à la raison peut mettre en mouvement des automates ; mais ceux qui ont le monde pour théâtre et qui découvrent que leurs cœurs en sont les principaux acteurs, doivent puiser l’expérience et la sagesse dans la philosophie des passions.